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N°1 - FÉVRIER 2007 SCIENCES P O INDE L'IRRÉSISTIBLE ÉMERGENCE ECONOMIE Corruption, les évolutions POLITIQUE ÉTRANGÈRE Ses rapports avec la Chine Une puissance militaire montante SOCIÉTÉ Le nationalisme en Inde POLITIQUE INTÉRIEURE Le retour du Parti du Congrès DÉMOGRAPHIE Gérard-François Dumont GRAND ENTRETIEN Christophe Jaffrelot Mumbai, le portrait d'une ville indienne AVEC LE SOUTIEN DE www.globalistfoundation.org

Inde : l'irrésistible émergence

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Numéro 1 du Paris Globalist sur l'irrésistible émergence de l'Inde

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N°1 - FÉVRIER 2007

SCIENCES PO INDE L'IRRÉSISTIBLE ÉMERGENCE

ECONOMIE

Corruption, les évolutions

POLITIQUE ÉTRANGÈRE

Ses rapports avec la ChineUne puissance militaire

montante

SOCIÉTÉ

Le nationalisme en Inde

POLITIQUE INTÉRIEURE

Le retour du Parti du Congrès

DÉMOGRAPHIE

Gérard-François Dumont

GRAND ENTRETIEN Christophe Jaffrelot

Mumbai, le portrait d'une ville indienne

AVEC LE SOUTIEN DE

www.globalistfoundation.org

Chers Lecteurs,

Toute l'équipe de la rédaction du Paris Globalist se joint à moi pour vous souhaiter une agréable lecture du premier numéro d'une publication destinée avant tout aux étudiants de l'IEP de Paris mais aussi aux laboratoires d'idées et experts des Relations Internationales.

Ce numéro est en effet le fruit d'un travail long et rigoureux de recherche, d'analyse et de synthèse de tout ce qui peut se dire et s'écrire à propos des sujets évoqués ici. La ligne éditoriale de ce magazine est évidemment apolitique et sa crédibilité est assurée par l'examen attentif de nos articles par un conseil d'orientation reposant sur la disponibilité extraordinaire de professionnels des Affaires Internationales. Ce magazine est par ailleurs le fils de la Global21 Foundation créée il y a deux ans à l'Université de Yale et le frère des magazines Globalist de nombreuses universités prestigieuses aux quatre coins du Monde (cf: ci-contre).

Les bases de notre travail étant posées, venons-en au contenu de ce que vous tenez entre vos mains: L'Inde. Sujet des plus médiatiques par les temps qui courent, sujet donc, à propos duquel on dit beaucoup de choses, tant sa croissance économique semble parfois même éclipser dans les médias le pourtant très impressionant géant Chinois. Nous avons tenu à éclairer, dans une démarche constante de rigueur, de justesse et de vérité, les aspects qui nous paraissaient fondamentaux de cette ou plutôt de ces évolutions, tant elles sont multiples et variées.

L’Inde et sa croissance semblent en effet pour l’instant ne pas se tourner résolument vers le libéralisme économique débridé qui était l’apanage des Dragons et des Tigres Asiatiques et dont l’actuelle Chine communiste constitue paradoxalement le plus flagrant exemple. Le conflit au Liban est au moins aussi étonnant: il concerne un Etat (Israël) en guerre non pas contre un autre Etat mais contre une organisation terroriste (ou en tous cas considérée comme telle par les Etats-Unis et l’Union Européenne). Après avoir pénetré sur le territoire libanais, origine de la milice chiite, l’armée la plus puissante du Proche et du Moyen Orient a cédé pour la première fois de son histoire. Enfin, le Sénégal, en dehors de tout schéma de croissance imposé de l’extérieur, se développe sous l’impulsion de son charismatique Président, Abdoulaye Wade, et tente avec un succès nuancé, d’investir dans un capital humain performant. Dakar est à cette occasion une des seules capitales du continent africain qui puissent se prévaloir d’appliquer une forme de démocratie paisible, accompagnée d'une croissance et d'un développement impressionants.

Mais dans un souci d'information né de notre étonnement, nous aurions pu en oublier ce qui fait l'âme de ce magazine: l'esprit critique, et l'analyse des crises qui ont secoué notre planète ces derniers mois. Concernant l'esprit critique, il apparaît en filigrane dans chacun des articles, et plus encore dans les trois tribunes sur la situation en Inde, que je vous invite particulièrement à parcourir. Quant à l'analyse de la crise libanaise, la Fondation y a consacré une édition spéciale consultable sur internet (globalistfoundation.org) et nous avons publié ici une compilation des témoignages de nos homologues des universités de Jérusalem et Beyrouth.

Agréable lecture, et à bientôt, Damien Aubineau

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

Damien AubineauRÉDACTEURS-EN-CHEF

Alexandre DallemagneNicolas LefortRÉDACTEURS DES "ACTUALITES"Alexandre Brodu

Bruno CruchantVincent AbeilleRÉDACTEURS DES "TRIBUNES"Laurine MoreauJean Savary de BeauregardEQUIPE DE PUBLICATION

Marco PolettiCécilia de Foucaucourt

THE PARIS GLOBALISTCOMITÉ DE RÉDACTIONCONSEIL D'ORIENTATION

Pascal FrançoisDIRECTEUR DE LA PUBLICATION, Maître de Conférence en Espace Mondial à l'IEP, Inspecteur Général de l'Education Nat.

Recteur Gérard-François DumontDIRECTEUR, Prof. des Universités à la Sorbonne, Directeur de la Revue Population et Avenir

MESSAGES AU DIRECTEUR DE LA RÉDACTIONVeuillez faire part de vos réactions

opinions, questions à:Damien Aubineau

47, rue des baconnets92160 ANTONY

[email protected]

LA GLOBAL21 FOUNDATION EN LIGNENous vous invitons à consulter le site de la Global21 Foundation sur globalistfoundation.org. Dans le cas où vous seriez intéressé, n'hésitez-pas à nous contacter à [email protected]

L'Inde Contemporaine, de 1950 à nos jours, sous la direction de Christophe JAFFRELOT, Fayard, Paris, 2006

THE PARIS GLOBALIST FÉVRIER 2007

SOMMAIRE NUMÉRO 1

THE GLOBAL21 FOUNDATION: PRÉSENTATION

L'EDITORIAL

Damien Aubineau, Directeur de la rédaction

INDE D'AUJOURD'HUI, INDE DE DEMAIN...

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EXCLUSIFENTRETIEN AVEC M. CHRISTOPHE JAFFRELOT

Propos recueillis par Alexandre Dallemagne, Damien Aubineau et Nicolas Lefort

NATIONALISME HINDOU ET IDENTITÉ INDIENNE

Alexandre BroduINDE ET CHINE: ALLIANCE ET CONCURRENCE ENTRE DEUX GÉANTS Nicolas LefortLE RETOUR DU PARTI DU CONGRÈS

Bruno Cruchant

LES INCIDENCES DE LA CORRUPTION EN INDE

Démocratie et «miracle économique» indiens: l’envers du décorLaurine Moreau

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L'INDE, PUISSANCE MILITAIRE ÉMERGENTE?Jean Savary de Beauregard

MUMBAI, LES DÉFIS DE LA CROISSANCE INDIENNE

Pauline LebrecLA POLITIQUE ÉTRANGÈRE INDIENNE ET LE GRAND MOYEN-ORIENT

Alexandre DallemagneLA LOOK EAST POLICY ET SON AVENIR

Joséphine BournonvilleLE NÉPAL, APRÈS DES ANNÉES DE GUERRE CIVILE, ENFIN LA PAIX?Vincent Abeille

L'INDE, ESQUISSE POUR UNE GÉOPOLITIQUE DES POPULATIONS DU GÉANT DU XXIÈME SIÈCLE Gérard-François Dumont LE SÉNÉGAL, UNE TROISIÈME VOIE AFRICAINE?Tancrède Besse

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SPECIAL COVERAGE ON THE MIDDLE EAST: IMPLACABLY OPPOSED ? VIEWS FROM THE HEART OF THE CONFLICT Compilation d'articles de Global21-The Cambridge GlobalistL'APRÈS-GUERRE AU PAYS DU CÈDRE

Inès Abdelrazek

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THE PARIS GLOBALIST

GRAND ENTRETIEN AVEC CHRISTOPHE JAFFRELOT

THE PARIS GLOBALIST: QUELS SONT LES

ATOUTS DE LA PUISSANCE INDIENNE?

CHRISTOPHE JAFFRELOT: Un des attributs essentiels de la puissance indienne est aujourd’hui d’ordre stratégico-militaire. Son armée de plus d’un million d’hommes est l’une des plus grande du monde. Surtout, l’Inde est reconnue comme une puissance militaire à part entière, depuis 1998, date à laquelle elle a procédé à des essais nucléaires décisifs. Elle possède en outre des vecteurs équipables de têtes nucléaires. Elle possède enfin une force de projection, tout particulièrement dans l’Océan Indien. Son deuxième atout, paradoxalement, c’est sa démographie. Avec un milliard et cent millions d’habitants, l’Inde dispose d’un potentiel énorme en terme de force de travail comme de marché. D’autant plus que la population indienne ne cessera de croître qu’à l’horizon 2040, date à laquelle elle dépassera la Chine, qui elle aura alors une population vieillissante.

Le troisième facteur de puissance, c’est sa matière grise. De tous temps, cette grande civilisation a valorisé la recherche, les sciences. Cette tradition cérébrale, inséparable de l’ethos brahmanique explique certaines grandes avancées scientifiques. Ainsi, l’Inde dispose d’une force de frappe considérable dans des domaines aussi variés que la recherche spatiale,

les technologies de l’information et les biotechnologies.

Enfin, il y a la diaspora. Les NRIs (Non Resident Indians), au nombre de 20 millions, sont très utiles au pays. L’Inde dispose ainsi de puissants relais aux Etats-Unis, où deux millions d’Indiens riches et reconnus exercent une forte influence. La nouvelle directrice de Pepsico, Indra Nooyi, Indienne d’origine, en est l’exemple le plus marquant. D’après le recensement de 2000, le revenu moyen des NRIs vivant aux Etats-Unis est deux fois plus important que la moyenne nationale (68 000 $ contre 30 000$). Preuve de cette influence, cette diaspora dispose des moyens de faire valoir ses intérêts au Congrès. De plus, la diaspora indienne, également très présente dans les pays du Golfe, contribue à la bonne santé économique de l’Inde, en rapatriant d’importants capitaux.

T.P.G: QUELLE EST LA PART DE L’HÉRITAGE

COLONIAL DANS L’ÉMERGENCE DE CETTE

PUISSANCE ?

C.J: La création d’un Etat moderne, centralisé et bureaucratique est indéniablement un de ces legs britanniques. Au même titre d’ailleurs que la tradition démocratique et juridique. L’Etat de droit est garanti par une Cour

Suprême indépendante. La démocratie électorale et parlementaire s’est avant tout construite pendant le Raj britannique. L’anglais, langue officielle (au même titre que le hindi) héritée de l’époque coloniale, représente un atout majeur sur la scène internationale. Soixante-dix millions d’Indiens parlent couramment la langue de Shakespeare, et ce dès le cercle familial. La littérature anglophone indienne est l’une des plus vivantes, des plus dynamiques, et des plus reconnues de la planète. Les éditeurs anglo-saxons raffolent des auteurs indiens. Depuis Salman Rushdie, récompensé en 1981 pour Midnight’s Children, les grands prix littéraires sont trustés par les gens d’origine indienne, en témoigne Arundhati Roy, ou encore récemment Jhumpa Lahiri, qui a obtenu le prix Pullizer. Sans oublier Desai qui

vient d’obtenir le Booker Prize.

T.P.G: ON PARLE

SOUVENT DE

L’INDE COMME «LA PLUS GRANDE

DÉMOCRATIE DU MONDE». POURQUOI LE

SYSTÈME DES CASTES, PAR ESSENCE

INÉGALITAIRE, N’ENTRE-T-IL PAS EN CONFLIT

AVEC LA NATURE DÉMOCRATIQUE DU RÉGIME?

C.J: Le système des castes est compatible avec la démocratie, dès lors que la caste devient un groupe d’intérêt. Traditionnellement, la caste est l’élément de base d’une hiérarchie verticale. En ce sens, ce système social va à l’encontre de l’idéal démocratique. L’allégeance, la révérence envers les castes supérieures, biaisent le vote. La

FÉVRIER 2007

"La démocratie électorale et parlementaire s'est avant tout

construite pendant le Raj britannique."

GRAND ENTRETIEN

THE PARIS GLOBALIST FÉVRIER 2007

caste est, dans ce cas, un facteur de clientélisme.Mais, ce système vertical tend à se déliter. Les castes sont devenues au fil du temps des groupes d’intérêt en compétition dans l’arène politique. Ce processus est indéniablement lié aux politiques de discrimination positive, mises en place par les Britanniques et systématisées par le gouvernement indien. Très tôt, des quotas réservés aux Dalits (les Intouchables) furent adoptés dans l’éducation et l’administration. Ce système s’est progressivement étendu aux OBC (Other Backward Classes). De nos jours, chaque caste veut avoir sa part du gâteau et arracher quelques privilèges. La caste est devenue un groupe d’intérêts à part entière. En ce sens, elle est fonctionnelle à la démocratie, puisqu’elle articule des intérêts et agrège des volontés individuelles dans l'espace public.

T.P.G: L’INDE EST AUSSI UN ESPACE DE

TENSIONS, DE CO-EXISTENCE DOULOUREUSE

DE COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES. EST-CE

UNE RICHESSE, UN DANGER? LE RETOUR DU

PARTI DU CONGRÈS EN 2004 ANNONCE-T-IL

UNE ACCALMIE?

C.J: C’est une richesse, certainement. La diversité religieuse est la marque principale de cette civilisation rayonnante, de cette terre de rencontre. Les communautés ont beaucoup appris les unes des autres. S’il n’y avait pas eu la présence musulmane en Inde, l’art des miniatures persanes ou encore l’architecture indo-moghole, n’auraient pu s’épanouir comme ils l’ont fait, par exemple. Cette diversité religieuse est un puissant facteur de syncrétisme et apporte richesse culturelle et diversité linguistique. L’Hindoustani s’est enrichi de l’Arabe et du Persan, l’influence musulmane soufie a influencé les gourous hindous et réciproquement. Néanmoins, la cohabitation entre hindous et musulmans reste difficile. Les frictions entre une communauté musulmane affaiblie au plan socio-économique et les tenants du nationalisme hindou, sont nombreuses. En cas de conflits d’intérêts, la violence éclate souvent. Les hindous les plus militants en tirent argument pour mobiliser l’électorat contre les musulmans, de manière à ce que les hindous se

sentent plus hindous encore et expriment ce sentiment d’appartenance lors des élections. L’instrumentalisation politique du conflit entretient le cycle des violences. Les émeutes de 2002 au Gujarat se sont traduites par une victoire écrasante du BJP, le parti nationaliste hindou, lors des élections régionales qui ont suivi par exemple.Depuis 2004, le Parti du Congrès, de retour à la tête d’une coalition parlementaire dont les communistes forment la deuxième composante la plus importante, a remis le multiculturalisme à l’honneur. Ce glissement est visible au sommet de l’Etat. On y trouve un Président musulman, un Premier ministre et un chef d’Etat major sikhs, un leader d’origine chrétienne au Parlement, un Président de l’Assemblée nationale communiste et agnostique. Il faut attendre le chef de l’opposition pour trouver un Hindou. Un credo séculariste, qui proclame l’égale bienveillance de l’Etat vis-à-vis de toutes les communautés religieuses, refait surface. Cependant, la phase d’accalmie, observée ces deux dernières années, reste précaire, tant il est difficile d’être musulman en Inde. Des milliers de réfugiés ne peuvent rentrer chez eux au Gujarat, où le BJP reste au pouvoir. Bref, la page n’a pas encore été tournée.

T.P.G: COMMENT ENVISAGEZ-VOUS

L’AVENIR?

C.J: Le centre de gravité de la politique indienne semble s’être déplacé à droite d’une manière durable. Le retour du curseur là où il était au début des années 1980 n’est pas pour demain. Ce déplacement de l’opinion vers les partis hindous de droite, est conforté aujourd’hui par la multiplication des attentats d’origine musulmane. Il n’y a pas de semestre sans un gros attentat en Inde. 66 morts à Delhi en octobre 2005, 26 morts à Bénarès dans un temple hindou au printemps 2006, 182 morts en juillet dernier à Bombay. A chaque fois, les enquêtes mènent aux islamistes musulmans, soutenus par le

Pakistan, ou pire, à des réseaux implantéslocalement. Dans ces conditions, il est difficilepour le multiculturalisme de retrouver toutes ses couleurs.

T.P.G: L’INDE DISPOSE-T-ELLE D’ASSEZ DE

VECTEURS POUR FORMER UN MODÈLE

CULTUREL MONDIAL, EN A-T-ELLE TOUT

SIMPLEMENT LA VOLONTÉ?

C.J: Le cinquième facteur de puissance n’est autre que le soft power, à savoir le pouvoir d’influencer les autres par ses convictions, ses valeurs. C’est le pouvoir de susciter l’adhésion. Le problème actuel, c’est que le système de valeurs de l’Inde gandhienne et nehruvienne, empreint de non-violence, de tiers-mondisme, de non-alignement et de désarmement généralisé, tend à être éclipsé par le pragmatisme et la Realpolitik. Ces valeurs avaient un attrait considérable sur quantité de citoyens du monde. Or, au moment où l’Inde devient une puissance émergente, grâce à des facteurs purement économiques et stratégiques, elle fait l’impasse sur son passé et ses principes. L’Inde pourrait certainement avoir un message pour l’humanité, le problème, c’est qu’elle n’est

devenue puissante qu’en le reniant. Comment maintenir le désarment et la non-violence

comme des valeurs cardinales quand on possède l’arme nucléaire ? Sa classe moyenne, la plus éprise d’avenir, voudrait parler au monde entier, mais elle n’a rien de nouveau à dire. L’Inde n’a rien appliqué d’autre qu’un mode de développement «mainstream» né en Occident. Elle tombe dans la culture de la consommation sans grande retenue.

T.P.G: L’INDE A-T-ELLE VOCATION À

S’IMPOSER DANS UN MONDE MULTIPOLAIRE, À

JOUER UN RÔLE DE PREMIER PLAN ? L’ESSOR

DE LA CHINE NE RISQUE-T-IL PAS DE LA

FREINER DANS CETTE AMBITION ?

C.J: La réponse à cette question est complexe. Oui, l’Inde tend à devenir un pôle de pouvoir qui pèse très lourd économiquement, politiquement et militairement. Avec tant

"Cette diversité religieuse est un puissant facteur de

syncrétisme et apporte une diversité culturelle"

GRAND ENTRETIEN

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d’atouts en main, elle a naturellement vocation à avoir un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, à faire entendre sa voix dans le monde. Certes, la Chine cherchera probablement à freiner cette montée en puissance, mais cette stratégie à des limites (et Pékin ne s’oppose pas au deal américano-indien sur le nucléaire par exemple). C’est paradoxalement grâce à l’Empire du Milieu que l’Inde est aidée par les Américains dans sa quête de hard power. On ne comprend l’incroyable bienveillance américaine vis-à-vis de l’Inde qu’en considérant la Chine comme une menace pour les Etats-Unis, et l’Inde comme un contre-poids nécessaire. Israël a ainsi été autorisé par les Etats-Unis à vendre des avions-radar Phalcon pour la surveillance de ses frontières, ce qu’il a par ailleurs refusé à la Chine. L’Inde est l’allié stratégique du XXIème siècle pour Washington. La démarche du Japon est similaire. Ainsi, un "arc du Bien," reliant Washington à Tel-Aviv, Delhi et Tokyo, tend à se former à la fois contre la Chine et la menace islamite.

T.P.G: QUELS CHOIX PERTINENTS PEUT

FAIRE L’INDE POUR DÉPLOYER LA

PUISSANCE QU’ELLE EST EN TRAIN

D’ACQUÉRIR?

C.J: Le problème, c’est que l’Inde n’a pas l’air de vouloir se confronter à ces choix. Elle acquiert une puissance sans réfléchir aux buts dans lesquels elle poursuit ce

statut. L’Inde avance, mais quand relèvera-t-elle la tête pour se dire enfin: «je vais peser dans le monde?» Là, l’Inde se trouvera face à des choix. Le plus logique serait de mettre sa puissance au service du retour de la paix en Asie du Sud. L’Union européenne s’est en partie construite

avec cet objectif là et l’a rplutôt atteint. L’Inde se retient, elle, d’intervenir au Sri Lanka, au Népal, et en

Afghanistan. De même, avec son passé, ses valeurs, son héritage gandhien, l’Inde semble avoir un message environnementaliste à transmettre. Or, on observe qu’il n’y aucune sensibilité écologique chez les partis politiques indiens. L’Inde pollue l’atmosphère en brûlant un charbon très sale et le traitement des eaux n’est guère une priorité. Même l’introduction des OGM n’a pas donné lieu à un quelconque débat. La dimension gandhienne, alternative et altermondialiste est bien loin de l’Inde d’aujourd’hui. Revient alors ce refrain: quel message l’Inde a-t-elle pour le monde? Peut-être, l’Inde prendra-t-elle conscience du rôle qu’elle doit assumer le jour où elle possèdera un siège au Conseil de sécurité. Là, des choix stratégiques vis-à-vis de la Chine et des grandes puissances pourront être faits. L’Inde disposerait d’un argument à mettre en avant. C’est la plus grande démocratie du monde. A ce titre, elle pourrait promouvoir l’idéal démocratique dans les pays du Sud et faciliter son implantation. Il ne s’agit pas d’imposer un modèle de démocratie occidentale, mais bien de faire partager son cheminement, son expérience démocratique, dans une sorte de transfert Sud-

Sud. En ce sens, elle pourrait prendre l’ascendance sur la Chine, bien incapable de défendre un tel idéal. Mais pour le moment, l’Inde se compromet en Birmanie en soutenant la junte pour avoir accès au gaz. Elle se tait sur le sort du Tibet pour ne pas fâcher le grand voisin chinois. Bref, elle met entre parenthèses ses propres valeurs ainsi que les Droits de l’Homme.

PROPOS RECUEILLIS PAR DAMIEN AUBINEAU,

ALEXANDRE DALLEMAGNE ET NICOLAS LEFORT

"Le plus logique serait de mettre sa puissance au

service de la paix en Asie du Sud"

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e 8 septembre dernier, de violents attentats à caractère religieux ensanglantèrent pour la seconde fois en l’espace de deux mois le territoire indien. Après la série d’explosions entraînant la mort de près de 200 personnes dans des trains et des gares de Bombay, capitale économique du pays, le 11 juillet 2006 – revendiquée par un groupe islamiste peu connu jusque-là, le Lashkar-e-Qahhar (Armée de la Terreur) – c’est cette fois la communauté musulmane qui s’est trouvée visée à Malegaon, dans l’Etat du Maharashtra. Les trois déflagrations causées par des bombes artisanales ont eu lieu à proximité d’une mosquée, créant un vaste mouvement de panique fatal à de nombreux fidèles qui s’étaient réunis afin d’effectuer la prière du vendredi et de célébrer la fête de Shab-e-Barat, précédant de deux semaines le début du Ramadan. En outre, ces attaques (qui n’ont pas été revendiquées) surviennent quelques jours à peine avant l’annonce du verdict dans le procès des responsables des émeutes de Bombay en 1993, qui causèrent près de 900 morts et furent parmi les plus violentes de l’histoire du pays.

Cette double tragédie met en lumière la persistance des tensions interreligieuses dans un Etat qui, bien que composé dans sa large majorité d’hindous (83% de la population totale), compte également en son sein une masse de 140 millions de musulmans (13,5%), soit plus que dans n’importe quel autre pays au monde, à l’exception de l’Indonésie et du Pakistan. Cette réalité statistique apporte un démenti cinglant à la vision « huntingtonienne» et monolithique du sous-continent, d’après laquelle ce dernier appartient exclusivement à la «civilisation hindoue»* . Le mouvement nationaliste hindou – en particulier le Barata Janata Party (BJP), sa tribune politique créée

sous l’égide du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’24242«Association des Volontaires Nationaux» qui est l’organisation mère du mouvement – ne tarda pas à se réapproprier et à exploiter à l’envie cette conception grossièrement réductionniste, mettant à mal l’esprit laïque qui avait présidé à la rédaction de la constitution et à la mise en place des institutions fédérales de la République indienne en 1950.

Peu connu en dehors du sous-continent, et moins encore en Occident où continue de prévaloir une image largement mythifiée et archaïque de la société indienne («berceau de la spiritualité», «terre de la non-violence», etc.), l’essor du mouvement nationaliste hindou est pourtant un phénomène récent. Son apparition a été favorisée par certaines transformations géopolitiques des dernières décennies, telle la montée en puissance d’un islam politique dans les pays du Golfe et du Pakistan, visible depuis la révolution iranienne de 1979, aussi bien que par des facteurs proprement nationaux. Au même titre que le spectre du terrorisme islamiste, l’extrémisme hindou constitue une menace sérieuse à la sécurité intérieure et à la stabilité du pays, offrant un terreau idéologique à des groupes armés violents. Cette menace est d’autant plus perverse qu’elle peut paraître désormais

atténuée par l’enracinement et la relative banalisation des idées défendues par ses partisans, du fait notamment de l’accession du BJP aux responsabilités gouvernementales six années durant (de 1998 à 2004, date de la victoire du parti du Congrès), mais aussi du dynamisme des nombreuses organisations œuvrant dans la société civile. Présentes dans tous les domaines de la vie des Indiens (éducation, aide sociale, etc.), elles offrent une

vitrine acceptable à une idéologie qui cherche à attiser les haines intercommunautaires et promeut une forme de discrimination et de ségrégation à l’égard des différentes minorités du pays.

UNE VIOLENCE ATTISÉE À DESSEIN

C’est à partir du début des années 1990 que le mouvement nationaliste hindou commença à réellement occuper une place de premier ordre dans l’espace politique national et que, en parallèle, les violences entre les communautés religieuses ayant relativement épargné l’Inde depuis le drame originel de la Partition avec le Pakistan en 1947 prirent une tournure plus préoccupante. La simultanéité des deux phénomènes est tout sauf fortuite. Le BJP fut créé en 1980 sur les ruines d’un autre parti, le Jana Sangh, lequel avait échoué à tirer durablement avantage de la défaite inédite du Congrès aux élections générales de 1977 : cette défaite fut le fruit du ressentiment des électeurs à l’égard d’Indira Gandhi qui avait maintenu l’état d’urgence dans le pays de 1975 à 1977 et avait cherché à museler les formations d’opposition. Mais les trop fortes divergences entre les différents partenaires gouvernementaux permit au Congrès de reprendre les rênes du pouvoir dès 1980. Il

s’avéra pourtant que le délitement de ce qu’on avait eu coutume d’appeler après trois décennies le «système congressiste», décrit par Christophe

Jaffrelot comme «une pyramide de caciques [jouissant] d’une certaine autonomie et [pouvant] s’en prévaloir auprès de leurs électeurs souvent attachés au particularisme régional», était irrémédiable. S’ensuivit une période d’instabilité parlementaire, ponctuée par des scrutins réguliers au cours desquels les scores du BJP ne cessèrent de progresser : 88 sièges sur 552 remportés au Lok Sabha (le Parlement fédéral) en 1989, 120 en 1991, 161 en 1996 et 184 en 1998, date à laquelle le BJP accéda au gouvernement. Après des débuts

NATIONALISME HINDOU ET IDENTITÉ INDIENNE

"Au même titre que le spectre du terrorisme, l'extrémisme hindou constitue une menace sérieuse à

la sécurité intérieure et à la stabilité du pays."

L

ACTUALITÉS

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mosquée pour n’en laisser finalement que des décombres. Les nombreuses manifestations de musulmans les jours suivants pour témoigner de leur indignation et dénoncer la passivité supposée des forces de l’ordre suscitèrent à leur tour une réaction brutale de la part des hindous: des émeutes éclatèrent dans la plupart des Etats indiens, mais plus particulièrement

dans ceux du Nord (Maharashtra, Gujerat, Uttar Pradesh, Madhya Pradesh), foyer historique des tensions entre les deux communautés. C’est la population de Bombay

qui paya le plus lourd tribut à cet embrasement qui se prolongea jusqu’en février 1993. En dépit d’un relatif retour au calme lors des années suivantes, Ayodhya fut à nouveau l’élément déclencheur d’une autre vague de violence de grande ampleur en 2002, après l’incendie, dans une gare du Gujerat (Nord-Ouest du pays) d’un train où se trouvaient des militants nationalistes rentrant précisément d’un pèlerinage à Ayodhya. L’incendie, perpétré par des musulmans, causa la mort de 57 personnes et fut le prétexte à des représailles sanglantes, minutieusement planifiées et orchestrées, faisant des milliers de victimes parmi les musulmans du Gujerat, sans compter les viols des femmes, les pillages des commerces, etc.

Le BJP tira un capital politique important de la controverse d’Ayodhya et de l’hostilité qu’elle suscita chez de nombreux hindous à l’égard de la communauté musulmane. Le parti nationaliste s’efforça cependant de contenir ou de se désolidariser des dérives de ses alliés les plus radicaux du Sangh Parivar, à l’instar de l’ «Association hindoue universelle», la Vishva Hindu Parishad (VHP) ou de son organisation de jeunesse, le Bajrang Dal, dont les membres sont rompus aux manifestations de masse et à l’agitation contre les forces de l’ordre. Il fit donc coup double, en capitalisant les voix de la communauté hindoue, sans pour autant hypothéquer ses chances de constituer une alliance gouvernementale. D’autres aspects de sa ligne idéologique expliquent cependant l’attraction grandissante qu’il exerça dans

l’opinion nationale, au-delà même de son bastion naturel que sont les Etats hindiphones du Nord, où l’influence hindoue y est historiquement la plus marquée et où son audience est la plus forte. En effet, une majorité des membres des castes les plus élevées et des classes moyennes urbaines furent séduits par le discours de rigueur économique et par la réputation d’intégrité de ses dirigeants – à l’heure même où les malversations de ceux du Congrès perçaient au grand jour – et par le refus de toute forme de discrimination positive à l’égard des classes arriérées (Other Backward Classes – OBC) ou des minorités religieuses, arguant que ces dernières sont tenues de se plier à la culture « dominante ». L’une des questions les plus sensibles à cet égard est celle de la mise en place d’un Code Civil unique, les nationalistes hindous vilipendant le « traitement de faveur » dont bénéficieraient les musulmans en se voyant autorisés par le gouvernement fédéral à recourir à des lois confessionnelles et à des tribunaux religieux pour régler des contentieux.

«LA MINIATURISATION DE L’INDE» (AMARTYA

SEN)

Il faut mettre au crédit de la coalition emmenée par le BJP à partir de 1999 la fin de l’instabilité parlementaire chronique qui mettait à mal les institutions indiennes depuis près d’une décennie. Celle-ci avait atteint un seuil critique au cours des trois années précédentes, puisque la durée de vie moyenne d’un gouvernement n’excédait pas huit mois. Ce changement laisse entrevoir une transformation durable dans le débat politique indien en consacrant le bipolarisme, preuve de la maturité atteinte par la « plus grande démocratie du monde », âgée d’un demi-siècle à peine. De même, les craintes liées à un éventuel repli protectionniste de l’Inde, alors que celle-ci venait d’entamer timidement le virage de la libéralisation économique, ont été rapidement dissipées : l’éloge de l’autosuffisance (le swadeshi, thème autrefois exalté par Gandhi pour faire face à l’impérialisme britannique), a laissé la place à une attitude plus pragmatique de la part des dirigeants du BJP. L’obligation de composer

chaotiques, celui-ci consolida sa place grâce à la formation d’une coalition (la NDA – National Democratic Alliance) comprenant plusieurs partis régionaux avec lesquels il conçut un programme commun. Le BJP avait donc désormais les coudées franches pour faire triompher ses conceptions de la société indienne et appliquer des réformes inspirées par l’idéologie nationaliste hindoue.

Avant même cette consécration par la voie des urnes, le BJP était cependant déjà habilement parvenu à orienter le débat politique national à son avantage en prenant part, de près ou de loin, à diverses polémiques qui secouèrent la société indienne au tournant des années 90. Une question majeure était liée au sort de la mosquée Babri Masjid, bâtie au XVIe siècle, à l’époque de la domination des envahisseurs Moghols sur le pays, sur le site d’Ayodhya (Uttar Pradesh). Ce site a la particularité d’occuper également une place centrale dans la culture hindoue puisqu’il est considéré comme le lieu de naissance de Ram, l’une des divinités les plus adorées et respectées du panthéon hindou. On retrouve mention de querelles relatives au statut d’Ayodhya dans un rapport britannique datant déjà de 1855, soit dès les premières heures de l’ère coloniale ; mais ces tensions atteignirent leur acmé à partir du milieu des années 80, lorsque plusieurs pèlerinages et autres processions solennelles furent organisées sur les lieux par des fidèles hindous qui en revendiquaient la propriété exclusive. Ces démonstrations de fanatisme n’étaient rien moins que spontanées: elles étaient en réalité minutieusement planifiées et encadrées par des militants nationalistes hindous appartenant au BJP, ou encore aux diverses organisations qui y sont affiliées et forment à elles-toutes la vaste «famille» du Sangh Parivar, chapeautée par le RSS. Après plusieurs années au cours desquelles les frictions entre les deux communautés n’eurent de cesse de se multiplier, tandis que le gouvernement échouait continûment à régler ce différend par la voie de la négociation, ce furent des dizaines de milliers d’activistes hindous (les kar sevaks, littéralement : les « volontaires ») qui affluèrent en direction d’Ayodhya le 6 décembre 1992. Là, ils commirent un acte inouï : les fidèles prirent d’assaut la Babri Masjid, détruisant avec des armes de fortune les trois somptueux dômes de la

"Le BJP tira un capital politique important de la controverse d'Ahyodhya

et de l'hostilité qu'elle provoqua chez de

nombreux hindous"

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avec des partenaires gouvernementaux, rarement disposés à accepter les revendications les plus extrêmes ou les saillies verbales des militants nationalistes, ainsi que la confrontation des réalités de l’exercice du pouvoir expliquent cette modération.Ces signes encourageants ne doivent cependant pas faire penser que les nationalistes hindous ont sacrifié leurs principes idéologiques au profit d’une simple attitude de gestionnaires. Bien au contraire : sur plusieurs thèmes leur tenant particulièrement à cœur, ils ont cherché à mettre en application les principes contenus dans la doctrine de l’Hindutva, fondatrice du mouvement nationaliste hindou. Cette notion, forgée dans les années 1920 par l’intellectuel V.D Savarkar, fervent adversaire de la présence du Raj britannique, est relativement difficile à transcrire en français, sinon par le terme maladroit d’ «indianité». Cette dernière est alors définie de manière restreinte et exclusive, puisque les théoriciens de l’Hindutva lient étroitement l’émergence de la nation indienne à l’hindouisme, envisagé dans ses dimensions religieuse, culturelle et historique. Plutôt que de reconnaître les apports successifs des influences bouddhique, musulmane puis britannique, qui toutes furent présentes durant de longues périodes sur le sous-continent, l’Hindutva dépeint la venue de ces «envahisseurs» comme un martyre continuel infligé au peuple indien, sous le joug desquels il aurait héroïquement trouvé la volonté et la cohésion nécessaires pour se constituer en nation.

Les tentatives plus ou moins fructueuses des nationalistes hindous de donner corps à cette représentation largement fantasmée de la culture et de la société indiennes donnèrent lieu à de violentes controverses. Le tollé qu’elles suscitèrent prouve, s’il en était besoin, qu’elles sont loin de faire l’unanimité au sein de l’opinion, y compris parmi la population hindoue, à priori plus encline à embrasser ces idées. L’un des premiers fronts ayant été ouverts au lendemain de la victoire du BJP fut celui de l’enseignement et de l’interprétation de l’histoire nationale, question à laquelle les militants du RSS demeurent particulièrement

sensibles. Des personnalités du RSS nommées à la tête du ministère de l’Education et du National Council of Educational Research and Training (NCERT) mirent en oeuvre la conception de nouveaux manuels scolaires pour l’éducation des jeunes Indiens et la réécriture de manuels plus

anciens, pourtant rédigés par des historiens de renom. Les multiples erreurs factuelles, dont certaines assez grossières, mais aussi et surtout les partis pris évidents que contenaient ces nouveaux manuels pour être plus conformes au dogme de l’Hindutva causèrent la consternation au sein de la presse et des milieux universitaires indiens. Amartya Sen, dans son recueil d’essai The Argumentative Indian** , rapporte ainsi que l’un de ces livres scolaires, dans le chapitre consacré à l’indépendance indienne, «omettait» de mentionner

l’assassinat de Gandhi par un nationaliste hindou en 1948 ! Un tel détail serait presque cocasse s’il n’était révélateur du dessein du BJP et du Sangh Parivar : faire accepter par la population indienne l’idée flatteuse selon laquelle le pays aurait été bâti sous la seule influence de la culture ancestrale hindoue et qu’il aurait toujours été hermétique et hostile à tout apport extérieur. C’est ce projet qu’Amartya Sen, dans le même ouvrage, a décrit comme une tentative de « miniaturiser » l’Inde, en lui déniant plusieurs pans entiers de son exceptionnel passé.

Les enjeux soulevés par ce débat excèdent ainsi largement le cadre de la simple querelle académique: la tentation isolationniste caressée par les leaders du Sangh Parivar et par le gouvernement de Vajpayee (même si on a vu que la situation était plus nuancée sur le plan économique) met en péril la stabilité du sous-continent. Dès 1998, les crédits alloués à l’armée augmentèrent significativement et le pays passa tout près de l’affrontement nucléaire avec son voisin pakistanais en 1999 après un soudain regain

de tension dans la province du Cachemire, que se disputent les deux Etats. Plus fondamentalement, ce sont l’identité et la cohésion même de l’Etat indien, fondé sur le

principe de neutralité à l’égard des religions (définition plus souple du laïcisme que celle qui prévaut

en France), qui risquent de voler en éclats sous les coups de la violence sectaire et du communautarisme. Si le revers subi par le BJP aux élections de 2004 marque sans nul doute un nouveau tournant, il ne peut faire oublier à lui seul la fragilité des relations hindous-musulmans et le risque qu’une funeste logique du talion se substitue au dialogue entre les deux communautés. Ainsi, plus que les attentats eux-mêmes, commis par une extrême minorité de

fanatiques, le poison le plus insidieux pour la démocratie indienne réside certainement dans le fait qu’une fraction toujours plus grande

de la population hindoue se convainc de la nécessité de « résister » ou de « se défendre » contre le péril islamiste en recourant, le cas échéant, aux mêmes méthodes. On pourrait craindre alors que Bombay et Malegaon ne soient plus des cas isolés…

"le pays aurait été bâti sous la seule influence ancestrale hindoue"

* Cf. Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996

** Amartya Sen, The Argumentative Indian, 2005

ALEXANDRE BRODU

"la fragilité des relations hindoues-musulmanes [ne peut faire oublier] le risque qu'une funeste logique du talion se

substitue au dialogue culturel"

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INDE ET CHINE : ALLIANCE ET CONCURRENCE ENTRE DEUX GÉANTS

e Premier ministre chinois Wen Jiabao a affirmé en mars dernier, dans une conférence de presse faisant le bilan de sa visite en Inde, que le XXIe siècle serait un siècle résolument « asiatique ». En effet, la confirmation de la puissance chinoise et l’émergence de l’Inde en tant qu’acteur reconnu sur le marché mondial aussi bien que sur le plan des relations internationales, contribuent à la prise de conscience par les puissances occidentales de la transformation des équilibres mondiaux. Le National Intelligence Council américain a par ailleurs prédit que, d’ici 2020, la Chine et l’Inde rivaliseront avec les Etats-Unis pour la suprématie économique dans le monde. Les deux géants démographiques, pesant plus d’un tiers de la population mondiale, sont de véritables « mégamarchés » selon l’expression de Jack Welch, ex-Président de General Electric, ce qui fait naturellement naître un désir de rapprochement stratégique entre eux afin d’exploiter au mieux cet attrait et de soutenir un développement fulgurant, le tout sans porter atteinte à une paix déjà mise à mal dans la région. Néanmoins, des dossiers cruciaux pour la croissance des deux pays tels que l’énergie ou l’élargissement des zones d’influence sur le reste de l’Asie et du monde, semblent s’ériger en obstacles à une pleine coopération pacifique et font parfois resurgir des tensions souterraines.

A leur démographie sans égale dans le reste du monde – les troisième et quatrième puissances démographiques sont 5 à 6 fois moins peuplées – s’ajoute une histoire particulière. L’Inde et la Chine semblent jusqu’à aujourd’hui avoir parcouru deux chemins parallèles. Devenues indépendantes presque au même moment, 1947 pour la

première et 1949 pour la seconde, elles ont affranchi, chacune à sa manière, leur économie du joug occidental. Les idées d’autosuffisance de Gandhi ou encore socialisantes de Nehru ont conduit à ériger des barrières douanières importantes et une économie indienne étatisée, dont la bureaucratisation et le contrôle sont voisins du modèle communiste développé par la Chine. Le succès des deux pays dans cette voie a été de réduire le poids de la misère sur une population démesurée, grâce à un effort de développement des structures sanitaires et par la création d’une véritable structure agricole et industrielle assurant l’autosuffisance en ressources alimentaires de base.

La volonté affichée des deux Etats pour le renforcement d’une alliance stratégique est aujourd’hui d’autant plus surprenante que les relations entretenues entre ces deux pays pendant la période de la Guerre froide étaient conflictuelles. Malgré une guerre ouverte remportée par la Chine au détriment de la présence indienne sur le territoire himalayen du Sikkim, et le soutien chinois au Pakistan notamment dans le développement de sa force nucléaire, les relations sino-indiennes bénéficient depuis 1988 (visite du Premier

ministre indien Rajiv Gandhi à Pékin) de l’enthousiasme de leurs dirigeants pour une coopération plus poussée. Cette affection se traduit même par le soutien déclaré de la Chine à la demande indienne afin d’obtenir un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies.

La réelle motivation du réchauffement entre les deux Etats est

L

davantage portée par l’engouement du développement des échanges commerciaux, clé de leur croissance. Les échanges bilatéraux ne représentaient que 13 milliards de dollars en 2004, soit 1% du commerce chinois et 9% des échanges indiens avec l’extérieur. Les investissements entre les deux pays restent aussi faibles. La Chine n’est que le 24ème investisseur étranger en Inde, malgré le regain d’intérêt des entreprises nationales pour les technologies de leurs voisines (manufacture chinoise, secteur des services indien). Même si les deux pays ont montré leur accord pour le développement d’un libre marché bilatéral, la contrainte des barrières non tarifaires reste importante.

Malgré l’avance considérable de la Chine sur son voisin indien dans leur intégration à la dynamique économique mondiale, que ce soit en matière industrielle ou énergétique – conséquence d’une politique économique expansionniste, notamment dans les PED – l’Inde s’est concentrée sur un développement durable rendu possible par une population jeune qui va continuer d’augmenter, et par la pression inhérente au modèle

démocratique. La plus grande démocratie du monde présente l’avantage d’être encore en plein essor, et pourrait même dépasser sa

voisine autoritaire dans les 30 prochaines années, alors que les tendances chinoises sont au vieillissement de la population. Depuis 3 ou 4 ans le nombre de chinois de 15 à 29 ans baisse alors que ce sont eux qui constituent le principal facteur de compétitivité dans le secteur industriel. La bataille démographie semble donc être déjà jouée d’ici 2050, l’Inde devenant alors le pays plus peuplé au monde avec plus 1,7 milliards d’habitants.

"La plus grande démocratie du monde présente l'avantage d'être encore en plein essor, et

pourrait même dépasser sa voisine autoritaire"

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l’américaine) dans une lutte d’influence sur l’Océan Indien poseront un problème majeur au vu des dispositions actuelles de leurs fournisseurs énergétiques.

Les entreprises pétrolières seront de plus en plus amenées à une confrontation ouverte dans une course pour l’appropriation

des ressources mondiales. Alors que la Chine investit massivement depuis les années 1990, l’Inde est un acteur relativement nouveau dans cette

entreprise. En janvier 2005 l’Inde a supporté plus de 20% des coûts de développement du plus grand champ pétrolier terrestre iranien, et s’investit par ailleurs dans plusieurs projets en Russie (avec l’entreprise Yukos) et au Soudan. Malgré ses efforts récents, l’Inde est largement devancée par sa voisine sur ce plan, notamment au Soudan où la Chine est de loin la plus grande consommatrice de pétrole. Cette course aux hydrocarbures soumet de la même façon les deux parties à la concurrence américaine qui ne faiblit pas par crainte du oil peak (point de décrue des ressources pétrolifères) imminent selon certains analystes. Cette double concurrence présente deux faces opposées. L’état actuel des partenariats révèle une préférence de la Chine tout comme de l’Inde au développement des échanges bilatéraux avec les Etats-Unis au détriment d’un bilatéralisme entre voisins. New Delhi et Pékin sont donc portés sur la voie du pragmatisme, objectif prioritaire sur les aspirations au multilatéralisme asiatique (de type ASEAN). Le revers de la médaille est celui du désaccord des deux géants avec une pax americana soutenue, presque obligée, par un partenariat économique. En effet, les dirigeants chinois et indiens sont opposés à une hégémonie américaine, surtout en Asie, où ils aspirent à une prédominance qui leur paraît naturelle. De là, de nouveaux problèmes surgissent: par exemple les efforts américains contre le nucléaire iranien pourraient s’avérer vains sans l’appui de la Chine et de l’Inde dont la dépendance énergétique vis-à-vis de l’Iran est très contraignante.

L’interrogation naturelle sur le devenir des relations entre les puissances, chinoise tout d’abord, indienne ensuite, qui marqueront un tournant dans la disposition des pôles de pouvoir dans le monde, semble aujourd’hui avoir le début d’une réponse. La voie du pragmatisme apparaît tracée d’avance, orientée à la fois par les contraintes que pose une démographie exubérante et les impératifs de la croissance, base de leur développement. Toutefois un jeu main dans la main ne peut avoir lieu que par le sacrifice de la singularité. Les objectifs indiens et chinois divergent car la structure de leur économie est différente et leur système politique profondément opposé (seule la corruption pourrait faire le lien entre les deux). Le bilatéralisme sino-indien ne correspond en rien à une fusion d’objectifs, à la construction d’une entité commune forte de deux puissances combinées. Il s’agit plutôt du maintien de rapports cordiaux entre deux Etats qui partagent les mêmes peurs : l’instabilité politique, les troubles frontaliers, l’influence américaine en Asie, la dépendance énergétique, sujets qui sont à la source d’accords mais qui conservent en eux-mêmes la possibilité du désaccord, de la confrontation. Ce n’est peut-être que face à la puissance américaine que l’Inde et la Chine pourront trouver un terrain d’entente propice à une pleine coopération. Ceci leur permet déjà de peser considérablement sur les décisions du «gendarmes du monde» concernant les grands dossiers, comme par exemple le nucléaire iranien, pierre angulaire de l’approvisionnement énergétique des deux géants.

Cependant le système éducatif indien, trop élitiste, ne permet pas comme en Chine la formation de l’ensemble de la population. L’Inde compte encore 35% d’illettrés aujourd’hui alors qu’ils ne sont que 7% en Chine, seuls 53% des enfants indiens dépassent cinq ans d’études alors que 98% des jeunes Chinois ont une scolarisation standard. L’Inde a encore beaucoup d’efforts à fournir dans la formation des masses et le développement d’un véritable capital humain capable de constituer un atout de compétition sur le

marché mondial.

Outre le challenge démographique qui oblige les deux concurrents à maintenir une croissance forte à long terme (plus de 8% selon diverses études économiques), c’est l’énergie qui représentera le problème majeur. Bien que les autorités se prononcent pour une coopération ouverte et amicale, des dossiers tels que le gaz birman forment déjà les prémices d’une rivalité grandissante. Alors qu’elle constituait auparavant un des principaux exportateurs d’hydrocarbures d’Asie, la Chine en est devenu le deuxième consommateur mondial après les Etats-Unis. Elle importe aujourd’hui plus de 40% du pétrole dont elle a besoin et ce chiffre devrait doubler d’ici 2030 selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). L’Inde est sur la même voie : sixième consommateur d’énergie au monde, ses besoins en hydrocarbures sont chaque année plus importants et doubleront d’ici 2015. Cette demande est majoritairement comblée par la production du Moyen-Orient acheminée par tankers via l’Océan Indien. Voila qui explique le regain d’intérêt de New Delhi et de Pékin pour le développement d’un programme militaire naval de premier rang. La question de la sécurité de l’acheminement d’hydrocarbures est un point crucial de la stratégie énergétique des deux pays. A long terme, une fois que la Chine se sera détournée de l’épine rebelle taiwanaise, les risques de tensions entre marines indienne et chinoise (sans compter

NICOLAS LEFORT

"La question de la sécurité de l'acheminement

d'hydrocarbures est un point crucial de la stratégie énergétique des deux pays"

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LE RETOUR DU PARTI DU CONGRÈS

Fondé en 1885 afin de hâter l'indépendance du pays alors sous domination anglaise, le Parti du Congrès aurait du, une fois son objectif atteint en 1947, être dissous. Tel était du moins le souhait du Mahatma Gandhi, qui l'avait mené dans les derniers temps. Jawaharlal Nehru, premier ministre de 1947 à sa mort dix-sept ans plus tard, transforma le parti en en changeant la raison d'être: il s'agissait désormais de construire une Inde moderne, d'en développer les infrastructures et le niveau de vie. Le Congrès parvint à assurer en grande partie ces objectifs, notamment grâce à la personnalité charismatique de Nehru, qui permettait à une organisation regroupant la plupart des classes sociales, religions et castes de garder une cohérence. En 1966, deux ans après sa mort, sa femme Indira Gandhi (qui, notons-le, n'a pas de lien de parenté avec le Mahatma) repris les rênes du parti et du pays. Ainsi débuta la "dynastie" Nehru-Gandhi, parfois comparée à la famille Kennedy ou à des souverains de l'ex "joyau de la couronne". Mais Indira fut assassinée par deux de ses gardes du corps sikhs en 1984, ainsi que son fils Rajiv, en 1991; faute de personnalités charismatiques, ayant perdu avec ses leaders le prestige d'un nom faisant partie intégrante du patrimoine national, le parti du Congrès commença alors à décliner.

Les comportements électoraux aussi changent la donne dans les années 1990. Chaque

catégorie sociale (et l'Inde en compte d'innombrables, qui se recoupent bien souvent), de plus en plus, montre une propension à donner ses voix au(x) parti(s) la représentant. C'est ainsi que presque la moitié des votes vont à de petites formations. Le Parti du Congrès, qui s'est construit autour de l'idéal national d'une Inde diversifiée - colosse aux pieds d'argile -, voit sa base se déliter sans parvenir à enrayer la tendance. D'ailleurs, y pense-t-il? Un

ancien député dénonce à cette époque la mentalité qui y a cours: "On a pu dire que le Congrès se battait pour l'Inde, mais maintenant tout ce qui compte, c'est la famille Nehru-Gandhi." En effet, le parti est de plus en plus, à cette époque, assimilé à l'instrument d'une oligarchie politico-familiale, qui a remplacé la première génération qui mena le combat pour l'indépendance. Deux raisons au moins à cela: dans le contexte déjà évoqué de fragmentation de l'échiquier politique suivant l'intérêt de groupes sociaux plus ou moins étendus, l'électorat suppose inconsciemment que le mécanisme est le même entre le Congrès et la dynastie Nehru-Gandhi; sentiment sur lequel ont tôt fait de surfer des candidats populistes. Deuxième cause: le fonctionnement méritocratique d'un organisme aussi large et disparate socialement aboutirait quasi-inélectublament à son implosion sous le poids des querelles intestines. Comme l'explique Pratap Bhanu Mehta, politiste à Harvard, "il y a peu de choses à part la famille [Nehru-Gandhi] qui fasse tenir le parti ". Electorat traditionnel en cours d'effritement, leaders et organisation contestée car trop lourds: le parti du Congrès fait alors figure de dinosaure.

C'est dans ce contexte que la femme de Rajiv Gandhi, Sonia, arrive à sa tête en 1998. Italienne d'origine, elle a rencontré le futur premier ministre à Cambridge et l'a épousé en 1968. Mais un délai conséquent avant sa naturalisation (1983) et son hindi fortement accentué lui valent les sarcasmes ou tout du moins la méfiance de la majeure partie du monde politique voire de l'électorat. De tempérament timide, elle se consacre pourtant complètement à la restauration du parti, tombé dans l'opposition en 1998.

Au pouvoir se trouve le BJP, parti aux fond électoral nationaliste. Cherchant à se poser en alternative au Congrès, celui-ci s'en défend et se décrit surtout comme le parti des réformes économiques. Mais ses campagnes aux élections partielles se font principalement sur la "Hindutva", la politique visant à

Il semble que le Congrès ait perdu l'appétit du pouvoir", déclarait Yogendra Yadav, un des principaux analystes politiques indiens, en avril 2004. Le même diagnostic était fait par la plupart des observateurs depuis la défaite, en 1998, du parti qui édifia l'Inde moderne. Après avoir été en charge des affaires presque sans interruption depuis l'indépendance, l'organisation dirigée par la famille Nehru-Gandhi semblait ne plus avoir de réel projet à présenter aux 671 millions d'électeurs indiens. Face à la montée des partis régionaux ou de castes, le Parti du Congrès, trop grand pour posséder une réelle cohérence idéologique et sociale, entamait un irrémédiable déclin. Pour beaucoup, la victoire des nationalistes du BJP (Bharatiya Janata Party, ou Parti du peuple) aux élections générales précipitait sa dislocation.

Et pourtant, mi-mai 2004, porté par une vague électorale, le Parti du Congrès devint le nouvel espoir de la démocratie indienne. Conscients d'avoir profité d'un vote-sanction à l'égard du BJP, ses deux leaders, Sonia Gandhi et Manhoman Singh, sont depuis cette époque au centre de toutes les attentes. Mais la tâche est immense dans ce pays-continent, fondamentalement inégalitaire, dont l'économie balance sans cesse entre surchauffe et effondrement selon, entre autres, les cycles de la mousson. Il s'agit donc, pour un parti peu habitué à la transparence ou à l'accountability chère aux théoriciens des nouveaux partis occidentaux, de gérer au mieux sa popularité dans sa tâche de réformes; ceci afin compenser la propension marquée d'un électorat aujourd'hui excédé ou, au contraire, indifférent, à voter pour l'alternance.

"le Parti du Congrès trop grand pour posséder une

réelle cohérence idéologique et sociale, entamait un irrémédiable déclin"

"

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remodeler l'Inde selon les lignes de la religion (les Hindous représentent 85% du milliard d'Indiens peuplant le sous-continent). Le fait est que le BJP, mené par un premier ministre respecté de 79 ans, Atal Behari Vajpayee, a accompli des avancées conséquentes en terme d'infrastructures et de réformes (celles-ci consistant d'ailleurs principalement en la continuation des lois de libéralisation du ministre des Finances du gouvernement Congrès de 1991, Manmohan Singh). L'économie indienne en profite indiscutablement. C'est d'ailleurs ce sur quoi les stratèges du BJP choisissent de faire peser leur message en vue des élections de 1998, avec un slogan digne des spin doctors occidentaux: "Shining India", l'Inde qui brille.

La croissance économique n'est pas le seul argument du Parti du Peuple, puisque depuis 2003, la politique d'ouverture avec le Pakistan est considérée comme un accomplissement historique. Signe hyper-médiatisé de ce succès: la nouvelle ligne de bus transfrontalière. Vajpayee apparaît ainsi comme une sorte d'homme providentiel, débloquant les situations les plus ardues. Cependant, l'électorat est marqué durant son mandat par l'inaction du premier ministre lors des violences intercommunautaires dans l'état du Gujarat entre février et mai 2002, dont les 2000 victimes sont pour la plupart musulmanes.

Encouragé par un succès en décembre 2003, avec la victoire dans trois états importants du centre de l'Inde, le BJP aborde avec une relative confiance la campagne de 2004, promettant aux milieux d'affaires de continuer la libéralisation, et aux paysans de développer les infrastructures de distribution d'eau et d'électricité. Mais ceux-ci n'ont pas vu les fruits du boom économique, cantonnés aux espaces industriels et urbains, et l'Inde est loin de "briller" pour tout le monde. 250 millions d'Indiens vivent sous le seuil de pauvreté, et une vaste frange de l'électorat a ainsi été aliénée au BJP du fait du creusement insupportable des inégalités. C'est ce que n'aperçoivent pas tout d'abord les analystes, qui donnent largement perdant le Parti du

Congrès.

Aussi, le 13 mai 2004, est-ce un spectaculaire coup de théâtre. Le Parti du Congrès remporte 145 sièges sur les 543 que compte la chambre basse, la Lok Sabha, contre 138 pour le BJP. Celui-ci , assommé par une défaite totalement inattendue, se retire du pouvoir avec sa coalition de 23 partis par la démission de Vajpayee. Les manifestations de joie exubérantes des supporters (car c'est de cela qu'il s'agit dans cette démocratie hors normes) du Congrès atteignent un niveau proche de l'hystérie collective alors que Sonia Gandhi entretient le suspense quant à son éventuelle accession au poste de premier ministre, certains de ses partisans mençant même de se suicider si elle refuse. En partie pour rassurer les milieux d'affaire inquiétés par l'évolution de la situation, c'est finalement Manmohan Singh, à l'image de sage gestionnaire technocrate, qui est nommé par le président Abdul Kamal. Il s'agit d'ailleurs du premier sikh à diriger l'Inde.

La famille Gandhi n'en garde pas moins la main sur la politique du pays. Sonia Gandhi, à 57 ans, est à la fois présidente du parti du Congrès (réélue pour un troisième mandat le 28 mai 2005) et de la coalition gouvernementale, l'UPA - Alliance Unifiée Progressiste. Extrêmement populaire auprès des classes pauvres, qui ne lui tient pas rigueur de ses origines étrangères (à tel point l'Inde est vaste), elle

détermine les axes de la politique de Singh. Celui-ci déclarait d'ailleurs en mai 2005 qu'il comptait "sur la sagesse et la maturité de Sonia [...] pour tirer le pays vers l'avant." Certains le qualifient même de "régent"; il garderait la place pour le fils de Sonia Gandhi, Rahul, élu député en 2004.

Si l'UPA n'ignore pas un certain tiraillement idéologique, notamment avec le Parti Communiste qui pèse plus fort depuis

un succès électoral en 2006, les milieux d'affaires, méfiants dans les commencements, se sont rassurés. La croissance à 7 ou 8%, le boom des investissements étrangers dans de nombreux secteurs de pointe aussi bien que dans la construction, et même l'introduction réussie de la TVA ont pleinement démontré le savoir-faire de Mr. Singh et de Sonia Gandhi; aussi, c'est sans grand succès que le BJP accuse le Congrès de poursuivre ses propres réformes économiques. Le parti de Nehru a repris la main. Et poursuivant sa politique de libéralisation "à visage humain", à vitesse lente pour maintenir cohérente la coalition, Mme Gandhi, récemment réélue députée avec une très confortable avance, est véritablement parvenue à faire du parti du Congrès l'image même de son slogan de campagne : "Incredible India".

BRUNO CRUCHANT

"L'Inde est loin de briller pour tout le monde [...], une vaste

frange de l'électorat a ainsi été aliénée au BJP du fait du

creusement des inégalités."

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LES INCIDENCES DE LA CORRUPTION EN INDE

L'organisation non gouvernementale Transparency International réalise chaque année une étude sur la corruption dans le monde; les Etats sont classés sur une échelle allant de 10, lorsque le degré de corruption est perçu comme faible par les milieux d’affaires, les universitaires et les analystes, à 0 lorsqu’il est perçu comme très élevé. L’observation du rapport 2005 de cette ONG mène à un constat qui pourrait surprendre: la corruption n’est pas l’apanage des pays pauvres. Certes, les pays qui obtiennent de «bonnes notes» sont pour la plupart des pays du Nord (à titre indicatif, les trois premiers sont l’Islande, la Finlande et la Nouvelle-Zélande). Mais à l’inverse, les Etats qui se voient attribuer de «mauvaises notes» ne sont pas forcément les moins développés sur le plan économique. Tel est le cas de l’Inde, qui figure au quatre-vingt huitième rang avec une note comprise entre 2,7 et 3,1 ; elle est ainsi très médiocrement classée, à égalité avec le Bénin, l’Arménie, la Bosnie-Herzégovine, le Gabon, l’Iran, le Mali, la Moldavie et la Tanzanie.

L’importance de la corruption constitue une menace pour l’Etat de droit et donc pour la démocratie indienne. Et bien du chemin reste encore à parcourir pour y remédier, même si l’ «activisme judiciaire» de la Cour suprême et de la Commission électorale dans la seconde moitié des années 1990 semble avoir ouvert la voie du progrès vers la transparence de la vie politique.

Le terme de « corruption » recouvre des pratiques diverses : trafics d’influence, népotisme,,

abus de pouvoir, favoritisme ou pots-de-vin. Il s’agit d’un problème répandu, car il a pu toucher aussi bien les hommes politiques que la justice, la police ou les fonctionnaires.

C’est également un phénomène ancien, dans la mesure où avant l’accès de l’Inde à l’indépendance avaient déjà été relevées, dans les rangs du Congrès notamment, plusieurs affaires de trafic d’influence et de népotisme. Pour mettre un terme à de telles malversations, l’Assemblée constituante avait envisagé d’instituer un contrôle du patrimoine des membres du gouvernement. Mais elle a dû y renoncer en raison des difficultés pratiques qui se posaient: comment en effet être sûr que la personne contrôlée n’avait pas dissimulé une partie de ses biens pour que la valeur de son patrimoine soit sous-évaluée par les inspecteurs ?De même, la bureaucratie devait théoriquement être indépendante de la politique pour éviter toute corruption: c’est pourquoi on avait établi le système de la promotion selon le mérite, et créé une Commission de la fonction publique, dotée d’un statut indépendant, et qui avait pour mission de définir et appliquer le règlement.

Cela n’a pas empêché la corruption d’envahir la sphère publique, surtout, à partir

des années 1980, sous la forme de pots-de-vin. Les hommes politiques se servaient des bénéfices acquis par

ce moyen pour financer les campagnes électorales (et ce, malgré le plafonnement des dépenses de campagne établi par la Commission électorale) ou pour marchander avec les électeurs, que l’on achetait pour quelques roupies, ou parfois même avec de l’alcool. Cette forme de corruption, à savoir les pots-de-vin et autres dessous de table, était facilitée par le système de la licence raj; avec ce système de licence administrative qui est resté

en vigueur jusqu’au début des années 1990, les entreprises devaient obtenir l’accord des pouvoirs publics si elles souhaitaient augmenter ou diversifier leur production.

A ces pratiques s’est ajoutée la criminalisation du politique: des liens se sont établis entre les hommes politiques et les mafias, qui s’occupent notamment de trafic de narcotiques, d’armes ou d’alcool, et de proxénétisme. Les mafieux souhaitaient obtenir la protection des politiciens vis-à-vis de la police; ils l’échangeaient contre leur «assistance» aux hommes politiques, en leur rendant des «services» en matière de fraude électorale, ou en «allégeant» la concurrence entre candidats par des règlements de compte. C’est ainsi qu’en 1985, un candidat aux élections régionales du Madhya Pradesh put adopter un slogan plutôt convaincant: «Mohar lagegi haathi par, nahi to goli chhati par, laash nulegi ghati» (littéralement: «Apposez le tampon sur l’éléphant sinon votre poitrine sera transpercée par les balles et votre corps retrouvé dans le ravin»; il faut savoir que l’éléphant était le symbole de ce candidat sur les bulletins de vote …). Et c’est également ainsi qu’en 1989, un candidat à l’Assemblée législative d’Uttar Pradesh, opposant au Congrès, reçut purement et simplement une balle dans le ventre.

Dans les années 1980, avec la libéralisation de l’économie, le phénomène s’est amplifié: les hommes politiques ont commencé à recevoir des commissions sur les contrats de l’étranger. Le scandale qui a le plus marqué cette période est l’ «affaire hawala», qui s’est étendue entre 1988 et 1991 et a impliqué un grand nombre d’hommes politiques appartenant à tous les partis (seules les formations communistes n’ont pas été incriminées). Ils recevaient des fonds, par l’intermédiaire de capitalistes indiens spécialisés dans l’import-export, pour favoriser la réalisation de projets d’investissements.

Cette affaire a pu être connue du

"Avec la libéralisation de l'économie, le phénomène s'est amplifié: les hommes politiques ont commencé à recevoir des commisions"

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public en 1994, notamment grâce à la Cour suprême. Celle-ci a alors entamé une série d’actions pour lutter contre la criminalisation du politique et contre la corruption; c’est ce que la presse a appelé dans les années 1990 l’«activisme judiciaire». A la suite de cet «activisme», sept ministres et deux gouverneurs d’Etat durent démissionner, ainsi que certains leaders de l’opposition. Par ailleurs en 1997, Nashima Rao, ancien Premier ministre accusé d’avoir soudoyé des députés de l’opposition pour repousser une motion de censure, a été inquiété, ainsi que plusieurs de ses ministres, par la Cour suprême; c’était la première fois qu’un dignitaire de l’Etat de ce rang était mis en cause aussi directement dans un procès.

La Cour suprême n’a pas été seule à mener cette lutte contre la corruption. Elle a notamment pu s’appuyer sur les enquêtes d’un corps d’élite de la police, le Central Bureau of Investigation. De plus, elle était soutenue par la Commission électorale, qu’elle mandata en avril 1996 pour veiller à la limitation des dépenses électorales des hommes politiques. La Commission électorale avait été mise en place par les constituants, qui la concevaient comme une instance indépendante du pouvoir et chargée de veiller au bon déroulement des élections nationales et régionales. Elle a surtout joué un rôle important avec la nomination à sa tête en décembre 1990 de Thirunellayi Narayana Iyer Seshan. Celui-ci n’a pas hésité à repousser parfois des élections pour s’assurer qu’elles auraient lieu dans de bonnes conditions et que tout le monde pourrait prendre part au vote. S’en est suivi une hausse de la participation électorale, notamment de celle des intouchables, que les candidats des hautes castes tentaient souvent par le passé d’écarter des urnes, car ils craignaient que leurs votes ne leur soient pas favorables. Le successeur de Thirunellayi Narayana Iyer Seshan, M.S. Gill, poursuivit son œuvre; il permit notamment aux représentants de la Commission dans les Etats de rejeter les candidatures des personnes en délicatesse avec la justice, qui devenaient alors inéligibles pendant six ans.

Mais malgré le chemin accompli depuis les réformes économiques etl’ «activisme judiciaire» de ces institutions, le

problème de la corruption existe toujours. Ainsi, le 20 décembre 2005, une chaîne de télévision indienne s’est vantée d’avoir filmé des députés de la coalition au pouvoir et de l’opposition qui demandaient des pots-de-vin pour promouvoir des projets de développement. Et la semaine précédente, dix députés avaient été suspendus après avoir reçu de l’argent pour poser des questions au Parlement. Cette persistance de la corruption est due aux difficultés que rencontre dans son action la Cour suprême.

La première est l’absence de preuves, en raison de laquelle plusieurs accusés de l’affaire hawala ont dû être relaxés.

La seconde est que quelquefois, l’exécutif se

permet à nouveau d’intervenir dans le domaine de la justice. La séparation des pouvoirs était garantie par la Constitution, mais très vite des problèmes d’interférences entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire se sont posés. En effet les juges souhaitaient protéger la propriété privée (qui est l’un des Droits fondamentaux), tandis que les réformes socialisantes de Nehru puis celles d’Indira Gandhi tendaient à la remettre en cause (au nom d’un Principe directeur qui prône une distribution équitable des richesses). Cela a conduit Kumaramangalam, ministre d’Indira Gandhi, à formuler la doctrine des «juges engagés» (committed judiciary), notamment dans le but de justifier le choix que le Premier ministre avait fait en 1973 de nommer à la tête de la Cour suprême AN Ray, un juge connu pour être favorable au gouvernement. Or, les entorses à la règle d’indépendance de la justice favorisent tout autant la corruption que la criminalisation du politique, c’est pourquoi la Cour suprême s’est efforcée de restaurer cette indépendance pendant la période de l’ «activisme judiciaire». Elle a par exemple revendiqué un rôle plus important dans la nomination des juges.

La dernière difficulté à laquelle la lutte contre la corruption se heurte est celle des commissions d’enquête. On a en effet eu recours à plusieurs reprises à de telles commissions, et elles pourraient être un

élément efficace dans le combat contre la corruption. Mais le fait est que le pouvoir politique les met souvent en place au moment le plus opportun pour lui: il les nomme pour enquêter sur ses adversaires politiques. Par ailleurs, les rapports de ces commissions sont souvent restés sans suite.

Ainsi la corruption reste un problème majeur en Inde. Le rôle de plus en plus actif de la Cour suprême et de la Commission électorale ne répond pas à la volonté d’établir un «gouvernement des juges», mais bien à celle de rendre la vie politique du pays plus transparente. Diminuer le rôle de l’argent dans la politique indienne est en effet un

enjeu pour l’Etat de droit et pour la démocratie.La corruption est également responsable

d’un ébranlement de la confiance qui porte préjudice à la société indienne sur tous les plans. Ebranlement de la confiance dans la police, d’où une multiplication des agences de sécurité privées. Ebranlement de la confiance sur le plan économique; ces derniers mois, on a noté à ce sujet plusieurs plaintes de grandes entreprises occidentales. Elles avaient délocalisé des activités en Inde pour bénéficier du «miracle économique», mais envisagent aujourd’hui (certaines l’ont d’ailleurs fait) de les rapatrier. La corruption est l’un des facteurs de cette perte d’attractivité. Ebranlement, enfin, de la confiance dans la démocratie représentative, ce qui alimente l’antiparlementarisme. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’on apprend qu’en 1993 par exemple, plusieurs députés ont reçu des sommes d’argent considérables versées par le Premier ministre pour les «encourager» à ne pas voter une motion de censure qui aurait pu être fatale au gouvernement ? Comment avoir confiance en des représentants qui semblent agir pour des motifs financiers et non politiques, dans leur intérêt propre et non en leur âme et conscience, en fonction de l’intérêt général ?

La lutte contre la corruption est toujours nécessaire, dans la mesure où la corruption est un frein à la démocratie et au progrès économique. Elle est aujourd’hui sur le bon chemin. Son progrès sera facilité par le rôle actif du pouvoir judiciaire, rôle qu’il pourra exercer si son indépendance, garantie par la Constitution, est respectée dans les faits.

LAURINE MOREAU

"Diminuer le rôle de l'argent dans la politique indienne est en effet un enjeu pour l'Etat de droit "

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L’INDE, PUISSANCE MILITAIRE ÉMERGENTE ?UN ÉQUILIBRE DIPLOMATIQUE PRÉCAIRE PRÉSERVÉ PAR UNE WAR DOCTRINE À FORTE

TENEUR NUCLÉAIRE

té 2006: L’Iran d’Ahmadinejad multiplie les provocations à l’égard de la communauté internationale en affirmant son droit à la possession de l’arme nucléaire et donc à la poursuite des recherches en ce sens. De tous côtés, les grandes puissances expriment leur inquiétude et menacent de saisir le Conseil de Sécurité de l’ONU. Une telle agitation semble légitime, pourtant en 1998, les essais nucléaires effectués par l’Inde n’avaient pas entraîné de réactions aussi virulentes. Une concertation internationale et surtout l’ouverture de négociations bilatérales entre l’Inde et les Etats-Unis avaient bien vite ramené le calme sur la scène internationale. Pourquoi une telle différence de traitement entre ces deux cas apparemment analogues? L’explication en a été donnée quelques années après les évènements de 1998 par le président Bush lors d’une visite à New-Delhi en 2003: l’Inde est une puissance militaire et nucléaire responsable; une gageure quand on connaît la situation géopolitique de l’Etat le plus peuplé de la planète. Comment l’Inde poursuit-elle des efforts très importants en matière de Défense -en particulier dans le domaine nucléaire- en fonction d’intérêts stratégiques aussi multiples que complexes?

Si l’émergence de la Chine comme puissance globale ne fait plus l’ombre d’un doute depuis déjà deux décennies, celle de l’Inde en revanche n’est reconnue que depuis peu. En réalité, ce changement de statut n’est pas tant dû à une évolution de l’analyse des

experts occidentaux en relations internationales à son égard qu’à une prise de conscience de ses atouts et des responsabilités qui en découlent par ses propres dirigeants politiques. La double tradition de pacifisme et de non-alignement héritée respectivement de Gandhi et de Nehru a longtemps écarté du débat toute velléité sérieuse de peser sur la scène internationale, à tel point que la revendication d’un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU, pourtant légitime au regard du poids démographique et économique de l’Inde, ne s’est manifestée qu’assez récemment. Cette revendication se heurte d’ailleurs pour l’instant à un refus difficilement compréhensible autrement que par l’hostilité de la Chine à son encontre.

Il n’en demeure pas moins que les élites indiennes ont acquis la conviction du

caractère déterminant de leur situation géographique, économique et politique, au point d’opérer une refondation partielle de leurs paradigmes en matière de diplomatie et de Défense.

C’est ainsi qu’apparaissent les concepts de global power et son corollaire, le voisinage étendu, point nodal de la nouvelle diplomatie indienne. Il s’agit ici d’affirmer sa responsabilité bien au-delà du simple cercle régional de l’Asie du Sud sur lequel l’Inde exerçait traditionnellement son influence, en l’étendant progressivement à l’Asie entière puis à l’ensemble de la communauté internationale.

Cette nouvelle conception s’appuie sur deux constats imparables: d’une part, l’Inde se trouve du fait de sa situation géographique au centre du jeu diplomatique asiatique puisqu’elle se trouve en relation -souvent conflictuelle - avec des pays comme la Chine, la Russie, l’Iran et le Pakistan, soit tous les pays susceptibles de jouer un rôle majeur

E

dans l’avenir de la région. D’autre part, la constance de sa croissance économique -qui tourne autour de 8% par an- engendre de nouveaux besoins: de capitaux, qu’il convient d’attirer en provenance d’Asie du Sud-Est; de ressources énergétiques, abondantes au Moyen-Orient et en Asie centrale.

Il convient donc pour la diplomatie indienne de nouer des relations durables avec de nouveaux partenaires, tout en préservant l’équilibre précaire de ses relations avec son voisinage immédiat.

Or l’Inde entretient justement des relations extrêmement difficiles avec ses voisins les plus immédiats, à l’instar du Pakistan et de l’Iran, et

nourrit de nombreuses ambiguïtés dans ses relations avec l’autre géant asiatique, la Chine. Seule la Russie semble un partenaire

entièrement fiable, avec qui les contacts sont à la fois constants et cordiaux.

Pour ce qui est du Pakistan, le conflit concernant la région frontalière du Cachemire perdure depuis des décennies entières car le statu quo territorial n’est acceptable pour aucune des deux parties. Si la dissuasion nucléaire semble suffisamment efficace pour éviter toute escalade fatale de la violence, la situation reste extrêmement tendue et les escarmouches se multiplient au point de mobiliser la moitié du contingent militaire indien sur la frontière pakistanaise. De plus, le partenariat entamé par les Etats-Unis avec le régime de Pervez Musharraf pour mener à bien le combat contre le terrorisme islamiste place l’Inde en porte-à-faux avec la Maison-Blanche, bien que celle-ci refuse de faire de ses relations avec le Pakistan et l’Inde un jeu à somme nulle.

Dans le cas de l’Iran, le problème diffère en ce qu’il n’existe aucun conflit direct entre les deux pays. En revanche, les besoins de l’Inde en matière de pétrole supposent un réchauffement des relations avec Téhéran rendu compliqué par l’attitude belliqueuse d’Ahmadinejad et ses

"La double tradition de pacifisme et de non-alignement [...] a

longtemps écarté du débat toute velléité sérieuse de peser sur la

scène internationale"

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son amitié avec les Etats-Unis, elle doit veiller à ne pas paraître trop proche du régime iranien. A l’instar la relation indo-pakistanaise, la relation indo-iranienne ne peut être considérée dans son acception exclusivement bilatérale, l’existence d’un troisième acteur venant compliquer la donne.

Enfin, le plus grand enjeu diplomatique selon les experts indiens se situe dans la rivalité avec Pékin, qui constitue l’unique puissance économique et militaire de la région supérieure à l’Inde. Dans ce cas précis, il se joue ces derniers temps une lutte d’influence, l’Inde tentant de s’implanter en Asie du Sud-Est -zone d’influence traditionnelle de la Chine-quand cette dernière prend position en Asie du Sud notamment par son soutien au Pakistan, en particulier sur le plan nucléaire.

Dans ces conditions, l’Inde craint à bon droit un encerclement progressif par les grandes puissances de la région, que ses excellentes relations avec la Russie et les Etats-Unis ne peuvent suffire à occulter. C’est donc à la fois en raison de la prise de conscience de son statut de global power et en raison de la menace que font peser sur lui ses voisins les plus immédiats que l’Inde a été conduite à repenser sa conception diplomatique. Cependant une diplomatie efficace ne saurait se passer d’une puissance militaire en rapport, c’est pourquoi New-Delhi procède actuellement à un effort extrêmement important en matière de Défense, en particulier dans le domaine nucléaire.

Cette volonté affichée de mériter le qualificatif de puissance militaire nucléaire responsable et moderne doit s’adapter à un contexte bien particulier, plus favorable que dans les autres pays de la région. Ainsi, l’armée indienne se démarque en étant l’un des seules d’Asie à être fidèle au régime en place. Aucun soulèvement ou putsch n’est à déplorer depuis l’indépendance, ce qui en fait un outil opérationnel digne des grandes démocraties occidentales. Riche d’un million d’hommes, avec un état-major de qualité puisque les officiers

sont formés pour part en Russie, elle dispose d’un armement diversifié et moderne. Ses équipements proviennent en priorité de Russie, qui la fournit entre autres en avions Sukhoi et Mig, mais aussi d’Israël qui se positionne comme son deuxième fournisseur en équipements militaires, et enfin du Royaume-Uni et de la France d’où proviennent les Jaguars et les Mirages de l’Armée de l’Air indienne.

Les enjeux en matière de Défense sont assez classiques: assurer la sécurité intérieure, disposer d’une force de projection moderne en cas de représailles, en particulier nucléaires. C’est pour tenir compte de ces enjeux que le budget de la Défense indien a doublé entre 1998 et 2005, sans pour autant excéder les 3% du PIB. C’est aussi en fonction de ces enjeux qu’ont été définis de nouveaux objectifs résumés sous le terme générique de war doctrine. Il s’agit, dans le cadre de cette doctrine, de créer un véritable commandement interarmées pour pouvoir mener à bien des opérations militaires combinées en projection. Il s’agit aussi et surtout de développer une Triade nucléaire, c’est-à-dire de disposer d’équipements nucléaires pour les trois armées: bases de missiles balistiques pour l’armée de Terre, bombardiers stratégiques pour l’armée de l’Air, sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et sous-marins à propulsion nucléaire pour les forces navales.

De la sorte, l’Inde disposerait d’une puissance militaire lui permettant de réagir aux

éventuelles attaques du Pakistan ou de la Chine. C’est d’ailleurs, rappelons-le dans une perspective historique, à partir

des premiers essais nucléaires chinois en 1964 et de la guerre contre le Pakistan que l’Inde a commencé à intensifier sa nucléarisation tout en prônant sur le plan diplomatique le désarmement général. Cette subtilité de la politique nucléaire indienne se retrouve dans le refus plusieurs fois réitéré de signer le Traité de Non-Prolifération (TNP) au motif que la signature d’un tel traité reviendrait à légitimer le club des cinq superpuissances nucléaires. Aujourd’hui, les experts estiment que l'armée

indienne dispose de quelques 50 têtes nucléaires, avec une capacité de production qui pourrait les porter à 150 en cas d’alerte sérieuse. Le renouvellement des bâtiments des forces navales indiennes d’ici à 2010 porterait la flotte de guerre indienne à la 4ème position mondiale (soit devant la France) mais elle se trouve d’ores et déjà à la 6ème place et répond à la volonté affichée de contrôler l’Océan Indien et de faire des forces navales le fleuron de la Triade nucléaire indienne. Sous réserve de la création effective d’un commandement interarmées, l’Inde serait alors une puissance militaire de tout premier ordre, complémentaire des nouvelles conceptions de sa diplomatie évoquées précédemment.

Dans une région qui cristallise actuellement les dangers, entre les provocations nucléaires iraniennes et nord-coréennes, les foyers de recrutement pour le terrorisme islamiste que constituent le Pakistan et certains autres pays de la zone et enfin l’attitude impérieuse de la Chine qui veut s’imposer comme un rival naturel des Etats-Unis, il semble que l’émergence de l’Inde comme puissance diplomatique et militaire responsable soit un facteur de stabilisation dans la région à ne pas négliger. Mais l’exercice d’équilibriste auxquels les dirigeants indiens doivent se livrer pour ne froisser ni les Etats-Unis, ni la Russie ni la Chine est extrêmement ardu, et il semblerait à tout le moins légitime de récompenser l’Inde de ses efforts par le siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU qu’elle réclame.

JEAN SAVARY DE BEAUREGARD

"l’armée indienne se démarque en étant l’un des seules d’Asie à être fidèle au régime en place

[...],ce qui en fait un outil opérationnel digne des grandes

démocraties occidentales"

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L'APRÈS-GUERRE AU PAYS DU CÈDRE

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année 2006 aura été pour le Liban le réveil des crises et de la douleur. L’assassinat de Rafic Hariri et la guerre du Hezbollah contre Israël ont réveillé un mouvement d’opposition et placé l’organisation islamiste au premier plan dans les questions de relations internationales et de politique intérieure du pays. La presse occidentale a beaucoup médiatisé la guerre de cet été et a présenté de façon simpliste et manichéenne les relations d’oppositions que la guerre et l’assassinat du président ont révélées et accentuées.

De même que la révolution orange en Ukraine ou la révolution des roses en Géorgie, le Liban apparaît comme divisé entre un camp pro occidental, en faveur d’une politique en accord avec les intérêts américains et français contre la Syrie, et un camp anti occidental en faveur de la politique syrienne et des intérêts arabes. Le Liban est une mosaïque de communautés religieuses dont les principales sont les Musulmans sunnites (24,4%), les Chrétiens maronites ( 22%) et les Musulmans chiites (22,6%) et bien souvent les tensions sont ramenées à des oppositions simples entre confessions religieuses.

Mais la réalité est plus complexe que cela. Les tensions religieuses qui remettent en cause le système démocratique actuel s’imbriquent avec les facteurs socio-économiques que la presse oublie bien souvent de mentionner mais qui sont le facteur principal des contestations actuelles. La combinaison des deux fait de cette crise libanaise, ancrée dans un petit espace géographique, une image réduite des différents problèmes géopolitiques et socioéconomiques de la région.

Il faut essayer de comprendre alorscomment s’articulent les aspirations des

L'

différents camps dans une société de mosaïque de partis politiques et de communautés, animées par un contexte international sensible et divisé.

A l’heure actuelle le Liban est animé par un fort mouvement composé d’entités politiques très diverses d’opposition au gouvernement actuel du premier ministre Fouad Siniora: le Hezbollah, parti chiite et milice armée, une partie des Chrétiens derrière le Général Michel Aoun, et le parti communiste, qui siègent depuis plusieurs semaines sur la place des Martyrs, symbole de la liberté du peuple libanais. On assiste sur les bancs de la politique libanaise à un effacement des oppositions religieuses face aux problèmes socioéconomiques et internationaux.

La typologie sociologique des manifestants permet de comprendre les causes de la crise mais aussi sa similitude avec les crises antérieures qu’a connues le pays dans les années 1980. Une classe prolétaire transcommunautaire vivant dans la misère et fortement touchée après les bombardements de l’armée israélienne, est désabusée face à des gouvernements élitistes successifs qui n’ont rien fait pour arranger la situation socioéconomique du pays et des classes les plus pauvres, cela quelle que soit la couleur politique du gouvernement.

La montée du parti islamiste est donc à mettre en relation avec ce sentiment

d’abandon de la population chiite qui, par l’évolution démographique, est devenue la deuxième plus grande

communauté du pays, mais dont la représentation dans le système politique n’a pas changée. C’est aussi la communauté qui a subi de plein fouet les attaques israéliennes voyant une grande partie de ses villages détruits.

La presse se focalise surtout sur le Hezbollah, dont la branche armée a été l’acteur de la guerre. Il est vrai que le mouvement a une double identité : il apparaît à la fois comme le cheval de Troie de la Syrie et de l’Iran dont il

reçoit une partie de son financement en plus de son soutien, mais il est aussi ancré dans la réalité libanaise : ses programmes sociaux et son aide financière sont accueillis favorablement par la population.

Il ne faut pas oublier que la présence des aounistes et du parti communiste participe de la complexité d’un mouvement qui n’est pas seulement pro ou anti-occidental.

Le général Aoun est un ancien chef de l’armée libanaise, chrétien maronite, âgé aujourd’hui de 70 ans, qui a combattu contre les forces alliées palestiniennes et syriennes pendant la guerre civile des année 80 et qui a combattu l’occupation par la Syrie en 1989, soutenue alors par le gouvernement et les Etats Unis. Il s’est exilé en France en 1990 où il a créé par procuration le Courant patriotique libre qui n’a cessé d’œuvrer contre l’occupation syrienne ; c’est pour cela qu’il fit un retour remarqué après l’assassinat de Rafic Hariri et la mise en cause de la Syrie. Quant au parti communiste il donne véritablement une mouvance progressiste et sociale à la force d’opposition.

Le mouvement d’opposition a en commun une forte hostilité envers le gouvernement actuel, qu’il juge illégitime et pro-occidental, et c’est cela qui réunit des partis aussi disparates que le Courant patriotique libre et le Hezbollah.La gestion de l’assassinat de l’ancien président Rafic Hariri tout d’abord est au cœur de la division entre les deux camps. Le « 14 mars », journée où un million de personnes se sont spontanément réunies dans les rues pour montrer leur solidarité envers le gouvernement libanais et leur hostilité envers l’occupation syrienne jugée responsable de l’assassinat, autrement qualifiée de « révolution du Cèdre », marque le tournant du clivage actuel.

Les acteurs de cette journée dont beaucoup, sous l’occupation, étaient pro syrien, apparaissent comme des opportunistes ayant tourné casaque après l’impact qu’a suscité l’attentat contre Hariri, figure de la liberté libanaise et de la lutte contre l’occupation syrienne. Le contexte favorable à un retrait de la Syrie et à une remontée des mouvements anti-

"On assiste sur les bancs de la politique libanaise à un

effacement des oppositions religieuses face aux problèmes

socioéconomiques et internationaux."

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syriens dans la majorité a donc favorisé ce revirement de courants. C’est l’image que donne le chef du parti Druze Walid Joumblatt, autrefois allié à la Syrie contre les chrétiens mais qui s’était réconcilié avec eux récemment depuis 2001 et qui s’est érigé comme un des acteurs principaux de la révolution.

Le mouvement du 14 mars, appuyé par le gouvernement, a donc perdu de sa crédibilité aux yeux des manifestants aujourd’hui. De plus, pour qu’un tribunal international dédié à l’enquête sur l’assassinat soit mis en place, il faut que le gouvernement ait une légitimité et c’est ce que conteste le camp de l’opposition, même si on est en droit de se demander si le Hezbollah ne refuse pas le tribunal par crainte de mise en cause de la Syrie.

La guerre avec Israël, du 12 juillet au 15 août, n’a fait que renforcer le sentiment d’illégitimité du gouvernement ainsi que la légitimité populaire du mouvement chiite Hezbollah. La guerre a révélée les lacunes et la faiblesse de l’Etat libanais qui n’a su déployer aucune défense viable et n’a assuré aucune protection socio économique de la population, fortement touchée par les destructions et les blocus économiques, surtout au sud du pays.

Le Hezbollah qui a combattu l’armée israélienne et a permis le relogement des victimes apparaît donc aux yeux de l’opinion comme la seule force armée légitime et son désarmement, souhaité par le gouvernement et la communauté internationale, n’apparaît que d’autant plus illégitime. Le Hezbollah qui est qualifié d’Etat dans l’Etat réclame par cette légitimité populaire une intégration politique et une représentation équitable au parlement, mais surtout un pouvoir de blocage, qui est refusé tant qu’il restera une milice armée.

La position internationale du gouvernement est un facteur géopolitique qui ne fait qu’augmenter les contestations de l’opposition. En effet, l’adoption de la résolution 1701 à l’unanimité du Conseil de Sécurité, à l’initiative de la France et des Etats-Unis, apparaît plus comme un concours d’intérêts occidentaux que comme l’aboutissement du droit international onusien. Cette résolution prévoit les conditions d’une paix durable avec notamment le désarmement

du Hezbollah, la libération de prisonniers libanais retenus en Israël et la souveraineté d’un Etat libanais démocratique.

Cette conception de la paix est perçue par l’opposition comme le risque du remplacement d’une tutelle syrienne par une tutelle de la France et des Etats-Unis et non comme le triomphe du droit international et de la souveraineté du pays. Les affiches des manifestants qui détournent des évènement diplomatiques sont révélatrices de ce sentiment: on y voit des images instrumentalisant la rencontre de Fouad Siniora avec Condoleeza Rice, , tout en omettant le fait que le premier ministre avait refusé une deuxième entrevue avec la secrétaire d’Etat au lendemain du bombardement de Cana par l’armée israélienne cet été qui a fait 64 morts dont 42 enfants. Malgré les divergences au sein du mouvement quant à la position sur la Syrie, qui sont assez flagrantes entre les aounistes et les partisans du Hezbollah, le statu quo actuel et la position international adoptée les réunit en faveur d’un changement politique.

Mais aujourd’hui, le mouvement qui reste majoritaire est fidèle au gouvernement qui possède une légitimité juridique et a été élu démocratiquement. On retrouve dans ces confrontations tout le problème de l’affrontement entre légitimité populaire et légitimité juridique. En tant qu’Etat de droit, le Liban respecte une constitution dont le gouvernement est le garant à travers un suffrage universel (excluant les palestiniens qui ne peuvent pas acquérir la nationalité).

De plus, le gouvernement ne peut être qualifié de pro occidental de façon si simpliste tel que le font transparaître les médias. Le gouvernement a eu une position clairement anti-syrienne et a ainsi été soutenu par la France et les Etats-Unis dans ce choix et a accusé le Hezbollah d’entraîner la destruction du Liban pour son affrontement personnel avec Israël. Sa position est très délicate à soutenir dans un environnement où l’alliance avec les Etats-Unis a une mauvaise image et où le refus d’affrontement sur son sol entre intérêts syriens et intérêts israéliens peut apparaître comme une position pro sioniste.

Les clivages que la guerre a réveillés semblent cycliques au Liban et sont toujours reliés à des tensions extérieures incarnées par des mouvements intérieurs. Le bombardement de l’aéroport le 12 juillet, facteur déclencheur de la guerre, rappelle le bombardement de l’aéroport en 1969 par l’armée israélienne.

L’Etat est alors prisonnier d’un clivage entre les partisans d’un combat contre Israël et pour la défense des pays arabes et ceux qui refusent que le Liban soit le terrain d’affrontement de mouvances religieuses et radicales contre Israël, tout en ne souhaitant pas que cela apparaisse comme une position pro sioniste. Le problème du Liban a travers son communautarisme est qu’il n’a pas de vision unique de l’identité nationale. Les crises, tant celle des années 1980 que la crise actuelle, ont des grilles analytiques communes. Si pendant les crises une unité d’apparence érigée en modèle par les médias semble prévaloir, la réalité est moins idyllique.

Pendant la première guerre du Liban de 1975 à 1990 la position actuelle du Hezbollah était incarnée par les palestiniens qui luttaient contre Israël. Il y avait alors le mouvement pour l’affrontement en faveur des palestiniens, et les autres qui ont été soutenus par les pays occidentaux. Le problème était tout aussi complexe. Les musulmans à l’époque ont épousé la cause palestinienne car ils pouvaient y inscrire leur revendications sociaux économiques et de représentation politique; c’était une solidarité sociale avec les palestiniens spoliés de leur droit par le gouvernement (interdiction d’exercer 75 professions par exemple toujours en vigueur aujourd’hui).

La surreprésentation de l’élite était déjà patente pour beaucoup de citoyens et aujourd’hui encore ceux qui protestent sont mal représentés. Il ne faut pas oublier cependant que le mouvement d’opposition, s’il réussit à bloquer une grande part de l’économie du pays et réussit à focaliser l’attention, reste un mouvement qui ne rassemble pas la majorité du peuple libanais. Ainsi, les accords avec le mouvement de protestation et la prise en compte de leur voix de façon démocratique apparaissent comme les seules solutions à l’arrêt d’un statut quo immobile.

INÈS ABDELRAZEK

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MUMBAI: LES DÉFIS DE LA CROISSANCE INDIENNEmenaces sur l’environnement. Dans le cadre d’une organisation administrative extrêmement décentralisée, vestige de la colonisation britannique, il est donc intéressant d’étudier les défis posés par l’expansion de Mumbai pour comprendre ceux qui se présentent au gouvernement central, et plus largement ceux inhérents à toute grande puissance émergente.

LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ

C’est sûrement le défi le plus important auquel sont confrontées les autorités. Comme l’a mis en exergue l’étude récente de la Commission Nationale pour l’Urbanisation, cette pauvreté ne peut pas être appréhendée qu’en termes de revenus, ce qui constituerait une approche réductrice. La pauvreté urbaine doit être définie en termes bien plus complexes : prolifération des bidonvilles, développement du secteur informel, degré élevé d’analphabétisme et de déficiences de santé corrélé à l’absence d’accès aux services publics, sans oublier la montée d’un sentiment latent de désespoir.Le problème majeur de la ville réside dans le fait que près de 54%* de la population du Grand Mumbai vit dans des bidonvilles, sans accès aux services les plus élémentaires, et parmi cette population, plus de 80%* des habitants vit sous le seuil de pauvreté. La métropole détient ainsi le triste record du plus grand bidonville du monde, situé dans la banlieue ouest et qui regroupe plus de 58%*

des habitants des bidonvilles. La formation des bidonvilles réside dans le squatt de maisons

abandonnées ou de terrains publics ou privés par des migrants pauvres, terrains presque toujours non destinés à l’habitat humain : en bordure de décharges, sous des lignes haute tension, dans des zones inondables ou encore à flanc de colline. Le développement de ces slums est ensuite la conséquence de l’arrivée permanente de nouveaux travailleurs des agglomérations voisines, de l’exode rural mais surtout de l’accroissement naturel. De plus, outre le problème de ces bidonvilles

bien visibles dans les faubourgs de Mumbai, il y a aussi le problème de la suroccupation par des squatteurs d’immeubles insalubres en centre ville qui provoque chaque année des dizaines de décès à cause de leur effondrement. La prolifération tentaculaire des slums provient du fait que les autorités n’ont jamais su gérer l’explosion démographique de la ville, alors que le pays enregistrait pendant les années 70 la croissance du taux d’urbanisation le plus élevé du vingtième siècle, la conséquence étant une pénurie chronique d’habitation que le gouvernement n’a jamais réussi à résoudre. Les indiens distinguent trois types de slums : les pavement dwellers, les chawls et les Zopadpattis, mots que l’on traduit indifféremment par bidonvilles en français, alors qu’ils recouvrent des réalités bien différentes. Les pavement dwellers désignent les occupants, souvent des hommes seuls, de tentes bâties le long des routes proches des grands centres d’emploi (environ 23 000 recensés en 1981), tandis que les chawls sont des anciennes maisons construites dans les années 50 par les propriétaires d’usines pour leurs ouvriers, et depuis laissées à l’abandon et squattées. Enfin, les Zopadpattis regroupent ce qu’on entend le plus communément par bidonvilles : le squatt de terrains privés ou publics sur lesquels pullulent des maisons faites de bouts de tissus et toutes autres sortes de matériaux, le plus souvent non permanents.

Les conditions de vie dans ces bidonvilles sont telles qu’on peut se les imaginer : 49%* de ses habitants n’ont pas accès à l’eau courante et sont dépendants d’une pompe commune; de la même manière 73%* partagent des toilettes collectives construites par le gouvernement et 28%* ne disposent d’aucun système sanitaire. Les conséquences : saleté permanente, maladies fréquentes (dysenterie, choléra et typhoïde). Il n’y a aujourd’hui presque plus de différences entre pauvreté urbaine et rurale. Néanmoins, presque 60%* des occupants trouvent leur situation tolérable et la plupart préfèrent la vie en ville à celle en milieu rural. Paradoxalement, alors que Mumbai est une ville ou les sentiments d’appartenance

umbai, dans l’Etat du Maharastra de

l’ouest de l’Inde, est la base économique et

commerciale du pays, à défaut d’être la

capitale politique. C’est la plus grande

agglomération indienne, avec plus de 16,5

millions d’habitants, et la ville la plus peuplée

du monde d’ici 2020. Symbolisant

l’émergence de l’Inde moderne et

occidentalisée, elle continue néanmoins

d’évoquer des images de pauvreté et de

privation sous ses formes les plus aiguës, dont

l’éradication représente un des plus grands

défis des autorités indiennes sur la scène

intérieure.

Mumbai est sans doute la ville la plus représentative de l’explosion économique et démographique de l’Inde, et des problématiques soulevées par cette dernière. La ville doit faire face à tous les défis qui sont posés par la fulgurante croissance indienne au niveau tant régional que national. Cependant, Mumbai est bien plus que le reflet du développement indien : elle est la croissance indienne. La ville contribue à 14% du PIB indien alors qu’elle représente 1,6% de la population. Si les métropoles ont toujours eu le premier rôle dans la croissance, il est néanmoins difficile d’établir un lien de causalité entre croissance urbaine et croissance économique, parlons plutôt de corrélation : le développement économique encourage tout autant l’expansion urbaine que cette dernière impulse la croissance.

Il résulte de cette dynamique le fait que tout enjeu posé par la croissance urbaine est aussi celui de l’envol économique de l’Inde. Les principaux enjeux concernent la lutte contre la pauvreté, la redéfinition du rôle de l’Etat et les

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"La métropole détient ainsi le triste record du plus grand bidonville

du monde"

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politiques et de fréquents changements dûs à la nécessité d'une politique de compétitivité » qui met au centre des priorités les performances économiques, mais aussi et surtout à cause des très grandes densités des bidonvilles, qui rendent les améliorations presque imperceptibles.Néanmoins, l’Etat essaie désormais de se concentrer sur un rôle d’aide à l’accès au logement en partenariat avec le secteur privé, et a abandonné celui de fournisseur et de contrôleur des logements.

RÉNOVER LES INFRASTRUCTURES ET LES ADAPTER

AUX DÉFIS DE LA CROISSANCE SOUTENABLE

En l’espace d’à peine cinquante ans, la ville a changé de visage. Les transformations les plus spectaculaires sont dues à l’arrivée de l’automobile : le trafic routier a augmenté de 20% par an ces dernières années. L’espace a été réaménagé en fonction de l’automobile : élargissement des rues existantes, construction de nouvelles routes et de parkings. Cela a entraîné la destruction des espaces verts à la fois dans et en dehors de la ville, et accéléré l’expansion

tentaculaire de la celle-ci. On peut véritablement parler d’auto mobilisation sauvage et désordonnée. En effet, la ville n’obéit à aucun plan d’urbanisme précis, il n’y a pas pensée de la ville en terme d’urbanisme, qui s’étale par conséquent de

façon anarchique. Entre Puna et Mumbai soit sur une distance de 170 km, le paysage était discontinu il y a encore quinze ans, aujourd’hui c’est une conurbation linéaire traversée par des voies de circulation rapide qui relient les deux villes. Ainsi, avec l’automobile, le phénomène d’explosion du centre-ville de Mumbai a laissé place à la prolifération non réglementées des zones périurbaines. Pourquoi? La nouvelle stratégie nationale pour le secteur urbain s’articule depuis les années 1990 autour des concepts de décentralisation, déréglementation et privatisation, après de longues

communautaire sont très présents, les habitants des bidonvilles s’identifient plus volontiers à la ville qu’à leur lieu de naissance. Tous ont une perception très optimiste de leur chance de mobilité sociale, par l’obtention de meilleurs emplois et par l’éducation de leurs enfants. Et il existe une certaine mobilité sociale en terme de revenu qui, restant cependant limitée, n’implique pas des améliorations significatives des conditions de vie.

FAIRE ÉVOLUER LE RÔLE DE L’ETAT

La redéfinition du rôle de l’Etat s’illustre par l’évolution de ses politiques de lutte contre la pauvreté, celles-ci n’ayant jamais pour autant donné des résultats significatifs bien qu’étant une priorité des gouvernements successifs. Les autorités ont en effet toujours eu bien du mal à lutter contre cette pauvreté. Alors que la Banque Mondiale a estimé en 1984 à un million le déficit d’unités d’habitation légales selon des normes environnementales acceptables, soit environ un besoin annuel de 60 000 logements, 12 000 seulement ont été construits par les secteurs privé, public et non-gouvernemental. Et ces 12 000 logements ont été construit principalement pour les classes moyennes et supérieures… Pour comprendre comment a évolué le rôle des autorités à Mumbai, effectuons un petit retour en arrière : au cours des trois décennies suivant l’indépendance de l’Inde, la politique urbaine à Mumbai était constituée d’interventions directes des agences de l’Etat, en adéquation avec la volonté d’un Etat fort et interventionniste. Le rôle des autorités était alors de fournir des logements, d’éradiquer les bidonvilles et de mettre en œuvre la planification urbaine. Les résultats de ce type de politique ont été plus que décevants car au final peu d’efforts ont été accomplis dans l’élaboration et l’application des programmes de logements et de services urbains, avec en arrière plan des problèmes de corruption de l’Etat. Les années 1980 marquent un tournant avec au niveau national l’adoption du sixième plan quinquennal et au niveau régional la mise en place du plan d’assistance de la Banque Mondiale pour Mumbai. Une place fut enfin accordée aux initiatives du secteur privé et non gouvernemental. Ainsi la Politique Nationale

de Logement de 1982, révisée en 1998, constitue la base de la politique du « logement pour tous », aujourd’hui en application, qui comprend un programme de réduction de la pauvreté, et la participation accrue des communautés et des acteurs du secteur privé et non gouvernemental. On note aussi une évolution dans le contenu des politiques, en plus de l’évolution des moyens mis en œuvre pour leur réalisation : les dernières politiques de lutte contre la misère urbaine avaient pour objectif ambitieux de supprimer la pauvreté, et relevaient souvent de mesures populistes prises par les gouvernants, ou de préconisations toutes faites imposées par les agences d’aide internationales. Désormais les missions retenues sont plus abordables, comme l’amélioration des conditions de vie dans les bidonvilles, en prenant davantage en compte les besoins spécifiques des populations des slums. L’illustration de ces changements est sans doute le SRS (Public Private Partnership in the Slum Rehabilitation Scheme) adopté en 1995. Shiv Sena représe

nte un tourna

nt: c’est à la fois la plus import

ante et la plus ambitie

use réforme en faveur de la réduction de la

pauvreté urbaine depuis les années 80, mais aussi la première qui donne un rôle central aux acteurs privés et aux agences non gouvernementales. Elle inaugure une nouvelle approche, éloignée de celle jusqu’alors préconisée par l’aide internationale : fondée sur le développement de l’accès aux services (construction de voies, de toilettes et de prises d’eau). Cependant, de véritables et durables améliorations n’ont pas réussi à être réalisées à cause d’un manque de continuité des

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décennies postindépendance consacrées à des tentatives de planifications. Certains spécialistes, comme A.Kundu et H.Schenk, pensent que l’on assiste à un phénomène de «périurbanisation décadente» dont les critères sont une population pauvre, un manque d’infrastructure, de service et d’équipement urbain, la présence d’industries polluantes ou lourdes écartées du centre urbain et un environnement dégradé.

Cela représente un enjeu écologique sans précédent. Faut-il freiner la croissance de la ville au nom de considérations environnementales ou privilégier un enrichissement économique à tout prix ? Les pressions économiques sont encore trop fortes en Inde pour que le développement soutenable soit vraiment mis à l’ordre du jour.

Mais faute d’un plan d’urbanisation précis qui établirait des priorités claires, le conflit est en train de se radicaliser entre d’un côté, préoccupations écologiques et de l’autre, le besoin d’habitat des populations pauvres. La

protection des espaces par exemple se ferait au détriment des bidonvilles en situation

de squat qu’il faudrait alors déloger. Pourtant, les habitants des bidonvilles sont les victimes les plus touchées par la dégradation de l’environnement : pollution des eaux, pollution de l’air qui provoque chaque année plusieurs milliers de cas de maladies respiratoires. Mais leurs occupants ne peuvent faire valoir aucun droits : ils vivent en effet dans une situation de flou juridique, le gouvernement indien se refusant toujours à réguler ces villes dans la ville. Le cas de Mumbai illustre à quel point il est

encore difficile pour les autorités de réguler la croissance, et surtout les externalités de la croissance. Elles semblent avoir été prise de vitesse devant le développement sans précèdent de l’Inde. Si l’Etat est progressivement en train de se moderniser, il ne semble toujours pas être en mesure de faire face à l’explosion de Bombay. Espérons que le ralentissement du taux de croissance de l’urbanisation dans les prochaines années lui facilitera la tache.

PAULINE LEBREC

* source : urban slums report : the case of Mumbai, India par Neelima Risbud

"Cela représente un enjeu écologique sans précédent."

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artout dans le monde, l’Inde entend accéder aux investissements, aux hautes technologies, aux marchés étrangers afin de retrouver sa place de grande civilisation, qu’elle obtint historiquement grâce au commerce. Le Grand Moyen-Orient attire l’attention de l’Inde, et par pragmatisme énergétique, et par impératif sécuritaire. Ainsi, si l’intégration économique a été relativement facile avec l’Est (la Look East Policy), les nœuds que représentent les contentieux avec le voisin pakistanais, la fragilité des régimes afghan et irakien ainsi que la montée de l’islamisme radical, sont autant de freins aux accords politiques et économiques de long terme. Et que dire de la menace terroriste, de la prolifération nucléaire? De plus, face à l’impératif de contrer la Chine, ce rival dont l’influence se fait désormais sentir dans cette partie du globe, l’Inde ne pouvait que renforcer sa présence dans la région. Quoi de plus stimulant que de peser de tout son poids dans ce qui semble être une collision des puissances? Russie, Etats-Unis, Chine, Europe convoitent ce Grand Moyen-Orient. Pour l’Inde, exercer son influence sur son voisinage proche est un premier pas vers le statut de grande puissance.

Dans le Grand-Moyen Orient, la fin de la guerre froide décristallisa les frontières et mit fin à l’influence soviétique, notamment après le retrait d’Afghanistan et l’indépendance des cinq Républiques d’Asie centrale. Un espace libre pour développer sa politique au prix de la perte d’un partenaire stratégique, l’URSS, qui peinait à rentrer de plein pied dans un système globalisé. Pire, la

fin du non-alignement signifiait pour l’Inde l’absence de fil direct en matière de politique étrangère. Ainsi, libérée malgré elle, l'Inde dut repenser son action dans cette région, surtout vis-à-vis des anciens non-alignés qu’elle côtoyait, soutenant par exemple le nationalisme arabe. Les temps où Nasser et Nehru prêchaient du haut des mêmes tribunes, où l’antipathie à l’égard d’Israël allait de paire avec un soutien inconditionnel à l’OLP d’Arafat, où toute forme d’hégémonie était dénoncée, sont dès 1989 révolus. Dès cet instant, la politique étrangère indienne se trouve en quête d’identité.

Dans ce contexte, trois écoles se distinguent. Tout d’abord, les nehruviens se présentent comme les défenseurs de l’héritage historique du non-alignement et du

multilatéralisme. Leur confiance dans les institutions libérales et leur rejet de la notion de conflit endémique les amènent à avoir foi en des négociations pacifiques, sous l’égide d’organisations internationales. Les néo-libéraux utilisent eux la notion de balance of power comme clef de lecture du monde. Cette notion réaliste de la politique étrangère pose le primat de la puissance économique, comme base de la puissance nationale. Il s’agit, selon eux, de pousser les Etats à établir des interdépendances économiques pour transcender les rivalités de pouvoir. Les derniers ne sont autres que les hyperréalistes, qui privilégient une politique de puissance militaire, de reconnaissance de leur puissance, comme manière de se mouvoir dans un monde foncièrement divisé, où tout équilibre régional, s’il existe, n’est que précaire.

Actuellement, la dernière tendance tend à s’imposer au sein de l’administration.

Cet hyperréalisme se traduit par un profond scepticisme quant à l’unité arabe et un grand pragmatisme au Proche-Orient. Il exclut de facto l’hypothèse d’un concert régional. Conserver la rhétorique nehruvienne de soutien aux peuples opprimés, notamment aux Palestiniens, n’a de se sens que si elle permet un rapprochement avec les pays du Golfe. Or, rien ne sert d’être proche du monde arabe tant qu’il est foncièrement polyphonique. Mieux vaut, pour l’Inde, privilégier des rapports sécuritaires et pragmatiques ainsi qu’une certaine cordialité avec les grandes puissances de la région, pour faciliter les échanges économiques. Et ce, dans le but mi-avoué de priver le Pakistan de sa profondeur stratégique, de son arrière cour.

Ainsi s’opère depuis quelques années un revirement radical de la politique étrangère indienne,

négligeant les affinités historiques: celui d’un rapprochement avec Israël et, in extenso, avec les Etats-Unis, champion si l’en est un, de l’unilatéralisme. L’Inde serait utilisée a priori comme un cheval de Troie pour briser cet «arc d’instabilité» s’étendant d’Israël à la Birmanie, d’Aden à Almaty. En même temps, et non sans un certain paradoxe, l’Inde entretient des liens amicaux avec l’Iran. Elle donne en fait le sentiment d’être équilibriste, se jouant des contradictions. Sa pratique d’une politique du juste milieu, d’équidistance, est non sans ambiguïté, non sans danger d’ailleurs. Est-ce la vulnérabilité d’une puissance montante? Un manque de vision de long terme? De l’opportunisme ? Bref, quelle lisibilité donner à son action? Les liens qu’entretient l’Inde avec deux puissances régionales, respectivement Israël et l’Iran, permettent de mettre en lumière ces questions. Le Pakistan, bien qu’excentrer du Grand Moyen-Orient, est au cœur de cette réponse. Enfin, le récent rapprochement avec les Etats-Unis risque de rompre cette approche

LA POLITIQUE ETRANGÈRE INDIENNE ET

LE GRAND MOYEN-ORIENT

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"L’Inde serait utilisée a priori comme un cheval de Troie

pour briser cet arc d’instabilité s’étendant d’Israël à la

Birmanie"

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équilibriste tout en privant l’Inde d’une politique étrangère indépendante.

De prime abord, beaucoup de ressemblances rapprochent Israël et l’Inde: leur combat contre la prolifération, contre de nouvelles «bombes islamiques», leur lutte contre un terrorisme transnational, leur confrontation quotidienne à l’extrémisme musulman. Autant dire qu’une coopération militaire va a priori de soi entre ces deux Etats. Si le partenariat stratégique reste assez discret avant 1998, de peur de froisser les sentiments perses et arabes, cette coopération est assumée dès l’avènement des nationalistes hindous du BJP au pouvoir, en 1998. L’Inde dispose alors ouvertement de l’aide et de l’expérience israélienne en matière de défense. Israël contribue à la modernisation technologique du matériel militaire russe, très utilisé par l’armée indienne. Tel-Aviv devient rapidement son deuxième fournisseur d’armes. La formation du personnel de renseignement indien serait assurée par le Mossad, par ailleurs très présent au Cachemire. En échange, l’Inde partage son savoir-faire dans l’aérospatial, la télécommunication, les services… De même, elle ouvre son espace aérien à Israël. Des commissions ministérielles communes se réunissent même afin de coordonner les politiques de sécurité. Les liens existants entre le gouvernement indien et les associations juives américaines, telles que l’American Jewish Commitee, ont facilité ce rapprochement. Les NRIs (Non Resident Indians) des Etats-Unis, autrement dit la diaspora indienne américaine riche et influente, ont bel et bien joué un rôle clef

d’intermédiaire.

Cependant, deux éléments viennent atténuer cette proximité. Primo, l’Inde est très dépendante des pays du Golfe sur le plan énergétique, au même titre que la Chine. Sa demande intérieure ne cesse d’augmenter dans un contexte de fort développement économique. Une position trop proche d’Israël n’est pas toujours vu d’un bon œil dans les capitales arabes, qui fournissent l’essentiel de

l’or noir consommé dans le sous-continent. Secondo, il y a environ deux millions d’expatriés qui vivent dans le golfe persique. Les capitaux que cette diaspora rapatrie en Inde sont indispensables à la bonne santé de l’économie. Tout rapport volontairement conflictuel avec les pays du monde arabe pourrait s’avérer explosif. D’où une certaine ambiguïté, très pragmatique, sur des sujets aussi sensibles que le conflit israélo-palestinien et le dossier nucléaire iranien. En fait, l’Inde semble privilégier une politique d’équidistance entre Israël et les pays arabes, tout comme la Chine. Son but implicite n’est autre que d’isoler le Pakistan du monde arabo-perse et de mieux s’en défendre, grâce à l’appui des régimes pro-occidentaux tels qu’Israël. En effet, ses liens sont forts avec les Etats sous influence américaine, comme le Katar, Oman ou l’Arabie Saoudite. Sous-estimer l’ampleur du traumatisme de la Partition de 1947 dans la psyché indienne et pakistanaise serait une grande erreur. Au Pakistan, certains parlent d’une alliance « brahmano-talmudiste », basée sur une idéologie anti-musulmane pour caractériser ce rapprochement avec Israël.

Avec la perte de vitesse de l’Egypte sur la scène internationale, l’Iran s’est rapidement imposé comme grande puissance régionale. Les civilisations indienne et iranienne, très proches historiquement, ont vite compris la nécessité de coexister. L’Inde, dans sa volonté d’encercler le Pakistan tout en commerçant avec l’Asie centrale, l’Iran dans la perspective de

rompre avec son isolement international. Un objectif les rassemble, à savoir la stabilité régionale en Asie centrale,

notamment en Afghanistan. Pour faciliter ce dialogue, les Iraniens ont abandonné le soutien des indépendantistes cachemirites dès 1993 et soutiennent l’Inde dans sa volonté de retrouver son intégrité territoriale. Ensuite, une coopération énergétique et économique s’amorce. Rapidement, des projets ambitieux ont pour but de forger des liens bilatéraux durables au-delà des divergences au sujet du terrorisme international. Ainsi, les accords de St Pétersbourg de septembre 2002 donnent

naissance à un Corridor Nord-Sud allant de l’Inde à St Pétersbourg via l’Iran et la mer Caspienne. L’enjeu étant de faciliter la circulation des biens en Asie centrale ainsi que la pénétration des marchés européens via la mer Baltique. Contourner la longue route de Suez est au cœur de ce processus. Le gazoduc, quant à lui, reste à l’état de projet, notamment en raison des peurs indiennes de dépendre des volontés pakistanaises en matière de livraisons. Un projet de gazoduc par voies maritimes a tenté d’être signé, en vain. De même, afin de privilégier un passage par les terres et de sécuriser le transport du gaz, la Banque mondiale et de grandes multinationales ont tenté de s’impliquer financièrement dans le projet. Le Pakistan se serait retrouver de facto isoler sur la scène internationale à la moindre coupure ou au moindre sabotage. L’Inde a fait échouer ce projet afin de renforcer, semble-t-il, l’isolement du Pakistan, passant ainsi pour un paria régional.

Cette stratégique a néanmoins été mise à mal depuis le 11 septembre, date à partir de laquelle le Pakistan joue un rôle primordial dans la lutte contre les Talibans, suite aux pressions de Washington. La politique pakistanaise agace rapidement Delhi qui reproche aux Etats-Unis de déloger les terroristes afghans tout en s’appuyant sur un régime autoritaire, refuge du terrorisme international. Entendez par là le Pakistan du général Musharraf. Cette guerre est l’occasion d’un resserrement les liens entre l’Iran et l’Inde, tous deux inquiets à propos du régime de Karzaï jugé trop pro-occidental pour les Iraniens, trop proche d’Islamabad pour Delhi. La coopération s’en trouve dès lors affermie. Est aussi facilité pour l’Iran l’accès aux technologies civiles et militaires indiennes, aux médicaments et à l’agriculture. Un programme de coopérations dans la marine est aussi lancé. En l’échange, l’Inde gagne accès aux ports iraniens et la possibilité de déployer ses troupes en Iran, en cas de conflit avec le Pakistan. Avec la hausse du trafic d’opium et la survie d’Al-Quaïda dans la région, ces deux pays développent des groupes de travail contre le terrorisme.

Par ses liens avec l’Iran, Delhi se heurte aux intérêts américains. Or, renouer le

"Son but implicite n’est autre que d’isoler le Pakistan du monde arabo-perse et de

mieux s’en défendre, grâce à l’appui des régimes pro-

occidentaux"

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dialogue avec les Etats-Unis permettrait de désolidariser Washington d’Islamabad. Ainsi, depuis le rapprochement indo-américain, dont le point culminant, le Civil Nuclear Deal de 2006, est en passe de faire des Etats-Unis un partenaire stratégique, la politique étrangère indienne risque de rompre l’équilibre précaire qu’elle avait délicatement établi dans le Grand Moyen-Orient. Comment maintenir des liens forts avec l’Iran sans s’attirer les foudres de Washington? Comment encore coopérer avec le leader de l’unilatéralisme et son allié régional, Israël, sans rompre une partie de ses liens avec les pays arabes et perses? Bref, en formant un axe Washington Londres Tel-Aviv Delhi et in extenso Tokyo, l’Inde ne risque-t-elle pas de mettre en parenthèse une part de son identité, voire de s’aliéner? Les débouchés commerciaux, les transferts technologiques et les capitaux des pays occidentaux semblent être considérés comme primordiaux. Et ce, au détriment de l’indépendance diplomatique et de l’exercice d’une politique étrangère multilatérale. Le conflit irakien illustre ce glissement d’une politique de middle path à celle d’un soutien de plus en plus explicite des Etats-Unis. Pendant la seconde guerre du Golfe, l’Inde adopte une politique inerte, confuse, espérant s’attirer faveurs de l’Oncle Sam tout en maintenant un soutien de façade à l’Irak de Saddam, partenaire d’hier. L’Inde profitait

auparavant d’un commerce juteux avec l’Irak, sous couvert du programme pétrole contre nourriture.

Ainsi, tout en restant suffisamment discrète, Delhi crie victoire auprès des Américains dès la fin du conflit, espérant profiter de la distribution des marchés. Cependant, poussé par une opinion publique hostile à tout envoi de troupes en Irak, le gouvernement refuse malgré lui d’endosser cette responsabilité. L’Inde ne peut alors retrouver son rôle traditionnel de «mercenaire mercantiliste», forgé lorsqu’elle contribua à agrandir l’Empire britannique en Chine, et en Malaisie, mettant ses soldats au service de la Couronne. Symboliquement, l’Inde, dirigée par des nationalistes hindous, aurait été, par sa présence militaire en Irak, aux portes des lieux saints chiites de Kerbala et de Nadjaf. Une folie au vu des tensions intercommunautaires dans le sous-continent.

La société indienne ne semble pas prête à ce changement de stratégie, alors que ses élites poussent à un rapprochement avec les Etats-Unis. Bref, si l’Inde s’engage dans cette voie, elle risque de raviver les tensions religieuses, de se couper d’une population plutôt hostile

à la politique étrangère américaine et de compromettre sa stratégie de partenariat avec l’Iran.

L’Inde semble ranger pour l’instant ses aspirations de puissance émergente au profit d’un combat pragmatique contre le terrorisme et le Pakistan. D’où la nécessité, sur le court terme, de l’aide américaine. Mais Delhi renonce, par la même occasion, à assumer une forte responsabilité et à asseoir son autorité dans le Grand Moyen-Orient. Ainsi, sans fil directeur, sans valeur singulière à mettre en avant, l’Inde risque de perdre très vite toute légitimité. Cet acteur, anciennement non-aligné et fervent supporteur d'un monde multipolaire, s’approche désormais du champion de l’unilatéralisme et base sa politique étrangère sur des besoins mercantilistes. Et ce, dans une région de plus en

plus hostile à toute influence américaine. Cette aliénation permettra-t-elle à

l’Inde de revenir en position de force sur la scène internationale, en mettant en valeur sa singularité? Rien n’en est moins sûr.

ALEXANDRE DALLEMAGNE

Questions internationales n°15 - Octobre 2005 - Robert GIMENO, Patrice MITRANO

"Ainsi, sans fil directeur, sans valeur singulière à mettre en

avant, l’Inde risque de perdre très vite toute légitimité"

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LA DIASPORA INDIENNE

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LA LOOK EAST POLICY ET SON AVENIR

oins passionnées que celles qu’elle entretient avec son voisinage immédiat (ndlr, l’Asie du sud ou « l’arc d’instabilité », voir les articles de Nicolas Lefort et Alexandre Dallemagne), les relations que l’Inde nourrit à l’égard des pays d’Asie de l’Est et du sud-Est suivent aujourd’hui encore les préceptes de la Look-East Policy. Lancée en 1991 – en même temps que le vaste mouvement de réforme économique qui devait dessiner le visage de l’Inde contemporaine – la « stratégie du regard vers l’Est » visait, comme son nom l’indique, à porter l’attention sur un voisinage plus large et à y développer des relations à la fois économiques, politiques et stratégiques, appuyées par un bras diplomatique actif et pragmatique. Au regard de la faiblesse de l’intégration régionale de l’Inde du lendemain de guerre froide, cette politique fut un véritable succès, les relations unissant l’Inde aux pays de l’Est et du Sud-Est de l’Asie ayant, sur les trois plans mentionnés précédemment, considérablement progressé. Pourtant, économistes et analystes politiques s’accordent à trouver ces résultats bien trop peu satisfaisants au vu du potentiel de la région. L’Inde n’est pas pleinement intégrée au système institutionnel régional, et elle ne représente pas encore un partenaire économique majeur pour les pays d’Asie du Sud-Est, qui au sein de l’ASEAN (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) disposent d’autres alliés d’un poids bien plus considérable ; enfin malgré l’enthousiasme des débuts, sa relation avec le Japon est restée bien en deçà des espérances soulevées par la Look-East policy lors de son lancement.

Mais alors que se dessine de plus en plus nettement l’image et s’affirme l’idée d’une Inde puissance régionale, voire globale, il est certain que l’intérêt des dirigeants indiens pour le « voisinage élargi » ira croissant. L’Inde s’efforce en effet, pas à pas, d’approfondir ses liens avec la région, tant sur le plan multilatéral en s’impliquant davantage dans les institutions régionales, que sur un plan bilatéral en cherchant à s’engager individuellement auprès de chacun de ces pays.

Le discours séducteur qui accompagne dès ses débuts la Look-East policy dans les rencontres officielles et les sommets, mettant en avant les valeurs asiatiques et leurs vertus, reçoit un écho particulier dans les pays de l’Asie du Sud-Est, où de fait, l’Inde ne fait que renouer des liens historiques. Au confluent des deux civilisations, indiennes et chinoises, nourris des préceptes politiques de l’hindouisme, partageant un même passé de lutte contre le colonisateur (lutte pour laquelle l’Inde aura fait figure de précurseur) mais divisés par les ressorts de la guerre froide, les pays d’asie du Sud-Est (cette entité désigne communément : la Malaisie, le Myanmar, la Thaïlande, Singapour, les Philippines, le Brunei, le Cambodge, le Laos, le Vietnam et le Timor Oriental) ont construit progressivement leur identité. Alors que le grand frère indien s’est effacé –

en 1962, sa défaite face à la Chine signe le début d’un long retrait de la sphère diplomatique régionale et internationale – l’ASEAN, créé en 1969 dans la partie méridionale anti-communiste de la région, voit son champ d’horizon s’élargir quand la levée du « rideau de bambou » lui permet de s’étendre à toute la région*, devenue la nouvelle aire d’expansion de l’économie japonaise. C’est à partir de ce destin

une vision politique de l’avenir, autour de la notion d’asianité et par opposition aux valeurs occidentales (et par-là même à l’idéologie des droits de l’Homme comme justification du droit d’ingérence) et à la vision américaine d’une « région pacifique ». Les valeurs asiatiques justifient ainsi la construction d’une région Asie autonome, et cette notion identitaire, cette volonté d’indépendance manifestée par les petits pays d’Asie du Sud-Est, constitue aujourd’hui encore un ressort majeur de leur politique diplomatique, ce que l’Inde a bien compris. Sans chercher à s’imposer où à apparaître sous l’image d’une puissance en expansion (nourrissant ainsi l’ambiguïté quant à ses ambitions régionales – l’Inde n’a jamais clairement exprimé ses intérêts, ses enjeux dans la région), ponctuant chacun de ses discours de références aux «valeurs asiatiques partagées», elle cherche simplement à construire des liens nouveaux, les impératifs économiques dictant son discours et orientant son action.

L’Inde s’efforce ainsi de nourrir une relation personnelle avec chacun des membres de l’ASEAN, et si tous ne lui ont pas toujours été favorables, elle entretient avec d’autres un

dialogue plus privilégié. Tel est le cas pour Singapour, son véritable «sponsor» politique au sein de l’ASEAN. La Cité-Etat, où

réside une importante diaspora indienne – cette dernière, très bien représentée en Asie du sud-est, constitue pour l’Inde un relais de puissance majeur dans la région où les groupes «NRIs» (Non Resident Indians) font l’objet d’un soin particulier du gouvernement indien, qui y voit un vecteur d’intégration tant économique que culturel et politique – se prononce régulièrement pour une coopération plus poussée entre l’Inde et l’Association. Les rencontres régulières entre dirigeants politiques

M

"L’Inde n’est pas pleinement intégrée au système

institutionnel régional, et elle ne représente pas encore un

partenaire économique majeur pour les pays d’Asie du Sud-Est"

FÉVRIER 2007 ACTUALITÉS

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et représentants du secteur privé des deux pays ouvrent chaque fois de nouveaux champs de coopération (la création en 2004 d’un partenariat Inde-Singapour s’inscrit dans cette logique), qui s’étendent désormais au secteur militaire. Singapour a récemment obtenu l’autorisation d’entraîner ses armées et ses forces aériennes sur le sol indien.

Le Vietnam représente également un élément clé de la diplomatie indienne en Asie du Sud-Est. Leur partenariat a ainsi constitué la base d’un nouveau regroupement régional, le Mekong Ganga Cooperation, visant à promouvoir une coopération renforcée dans les domaines du tourisme, des transports et de la culture tout en favorisant l’investissement, et au travers duquel l’Inde poursuit sa politique de rapprochement avec les autres pays de la région (le MGC regroupe en outre le Vietnam le Bruneï, la Thaïlande, le Laos et le Cambodge). L’Inde s’est aussi engagée auprès de l’Indonésie, concluant pour la première fois en 2001 des accords de coopération dans le domaine de la Défense. La constitution d’une Commission jointe des Affaires étrangères au niveau ministériel souligne la volonté de régulariser leurs relations bilatérales au plus haut niveau. Depuis quelques années l’Inde manifeste également une attention nouvelle pour la Malaisie, avec laquelle elle entretenait jusque-là des liens assez faibles, voire inexistants. Une fois encore ce rapprochement prend l’allure d’accords commerciaux et de rencontres politiques où se mêlent délégations ministérielles et patronales. Mais la manifestation la plus visible du pragmatisme de la diplomatie indienne reste celle de l’évolution de sa relation avec le Myanmar. Dans les années 1990 les dirigeants indiens ont entrepris de se rapprocher du régime militaire, alors même qu’ils avaient jusqu'ici constamment soutenu le mouvement pro-démocratique de Aung San Suu Kyi après le coup d’Etat de septembre 1988. Plusieurs facteurs expliquent ce retournement radical de politique. Pays aux réserves de gaz importantes, le Myanmar représente en outre la seule voie terrestre vers l’Asie du sud-est. De plus, alors que les activistes indépendantistes du nord de l’Inde continuent de trouver refuge sur le territoire birman, la

frontière partagée par les deux pays, lieu où s’opèrent les pires trafics, a constitué un argument de poids pour renouer un dialogue interrompu et engager des opérations de police communes.

L’Inde entend par ailleurs régulariser sa position au sein de l’ASEAN, et jouer la carte du multilatéralisme. Sur ce point encore elle ne fait que rattraper son retard par rapport aux autres partenaires de l’association, tels les Etats-Unis, l’Union Européenne ou plus encore la Chine, la Corée du Nord et le Japon, qui travaillent de concert au sein de la formule ASEAN+3. Le commerce total de l’Inde avec l’ASEAN s’élève à 10 milliards de dollars, un rien devant les 120 milliards américains, les 116 milliards du Japon ou encore les 70 milliards de la Chine. Les données sur l’investissement sont encore plus faibles. La tardive libéralisation économique du pays explique la faiblesse de ses relations commerciales avec l’ASEAN, et si celles-ci augmentent constamment depuis quelques années à un taux d’environ 10%, cela reste insuffisant au vu de la croissance globale de l’économie indienne. Cependant des deux côtés la volonté de faire progresser ses résultats est manifeste; en 2004 le troisième sommet Inde-ASEAN a vu la signature d’un «Partenariat pour la paix, le progrès et la prospérité» accompagné d’un «Plan d’Action», pour une coopération économique renforcée, mais aussi afin d’aborder ensemble le problème

terroriste et le crime transnational. Le projet de créer une zone de libre-échange Inde-ASEAN, abordé au cours de ce sommet, n’a toutefois pas encore vu le jour. Sur le plan politique les efforts du gouvernement indien pour prendre part à la construction régionale sont également probants. La levée de son objection à l’entrée du Pakistan au sein du Forum Régional de l’ASEAN (ARF) est sans aucun doute l’exemple le plus parlant. Sous réserve de bannir du Forum les « questions bilatérales »,

cet accord (qui a conduit à l’entrée définitive du Pakistan en juillet 2004) montre à quel point Delhi souhaite s’investir plus en amont dans les institutions régionales, sans se laisser impressioner par les difficultés qui la lient à ses voisins les plus proches. Elle a pris part à cette occasion au dialogue sécuritaire régional, affichant sa volonté de mettre en place des patrouilles maritimes communes entre les Etats membres du Forum, cela afin de lutter contre la piraterie et le terrorisme.

De fait l’Inde acquiert progressivement une influence stratégique incontournable dans les institutions régionales, et particulièrement au sein de l’ASEAN. A cet égard, le premier sommet de l’Asie de l’Est, tenu à Kuala Lumpur le 14 décembre 2005, est significatif : initialement désigné comme un nouveau rendez-vous de l’ASEAN+3, l’Inde y a été conviée rapidement, aux côtés de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie, cela sur l'insistance de Singapour, de l’Indonésie et du Japon. L’émergence d’une Inde puissance régionale, susceptible de faire contrepoids à la Chine, est plutôt bien perçue par les petites nations du Sud-Est. En effet, alors que la Chine a pris une part prépondérante dans leur économie, diversifier leurs partenaires commerciaux leur apparaît aujourd’hui comme une nécessité, tout comme la mise en place une

vraie «balance des pouvoirs» dans la région Asie semble vitale. L’activisme chinois au sein de la région constitue une source d’inquiétude

partagée par le Japon, qui souhaiterait faire profiter sa propre sécurité de la présence maritime indienne dans l’Océan Pacifique. Le Japon qui semble ainsi prêt à passer l’éponge sur l’affront qu’avait constitué en 1998 l’affaire Pokhran II, du nom des essais nucléaires officiellement perpétrés par Dehli, alors même que les dirigeants japonais s’étaient prononcés pour le désarmement et la non-prolifération.

L’évolution du statut de l’Inde au sein de la région Asie, son éventuelle émergence en tant que grande puissance extra-régionale

"L’activisme chinois [...] constitue une source d’inquiétude partagée par le Japon, qui souhaiterait faire profiter sa propre sécurité de la

présence maritime indienne dans l’Océan Pacifique."

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complexe, avec à la fois un système de castes hindoues, et diverses tribus tibéto-birmanes.

C’est sous le prétexte de combattre plus efficacement cette rébellion que le monarque Gyanendra décrète l’Etat d’urgence en 2003 et prend les pleins pouvoirs deux ans plus tard. «Les jours de la monarchie que l’on voyait mais que l’on n’entendait pas sont finis» déclare-t-il en 2004, désignant ainsi un retour vers une monarchie absolue. Mais la succession de cabinets pro-monarchistes, l’arrestation de journalistes et d’opposants politiques, et le renvoi du Parlement en 2005 entraînent au printemps 2006 une série d’émeutes dans tout le pays.

Surprenant par son ampleur, ainsi que par sa relative unité puisque les sept partis du Parlement et la rébellion maoïste concluent un accord, ce soulèvement populaire oblige le roi à rappeler le Parlement. Puis dans un deuxième temps à adopter le principe d’une monarchie constitutionnelle dans laquelle il perd son droit divin et une grande part de ses prérogatives.

Par la suite est conclu un cessez-le-feu entre le Parlement et les maoïstes, sous

l’égide de l’ONU. Il prévoit la fin des combats et la constitution de zones dans lesquelles les rebelles peuvent procéder à un désarmement en remettant leurs armes aux forces de l’Onu. La pression internationale ainsi que celle des deux grands voisins sont à l’origine de cet accord dans lequel l’Onu est partie prenante.

Mais le cessez-le-feu, tout comme la transition politique, représentent-ils un véritable bouleversement pour le Népal? On se souvient des espoirs démocratiques qu’avait fait naître la fin de la monarchie absolue en 1991 mais qui n’avaient malheureusement donné que peu de résultats concrets.

La population semble méfiante vis à vis des engagements des maobadi (nom donné aux rebelles). En effet, la solution adoptée sous l’égide de l’ONU pourrait leur permettre d’accéder à nouveau à leurs armes. En outre, il semble que les méthodes de la guérilla, inspirées de celles du Sentier Lumineux péruvien (assassinats, violences contre les paysans, attentats, enlèvements…) nuancent la perspective d’une transition saine vers la paix. La violence se retrouve du côté des forces gouvernementales: le très controversé chef d’Etat major, responsable de la répression des émeutes d’avril 2006 par les forces de sécurité n’a pas été limogé, et les autorités peinent à cacher aux observateurs internationaux les vestiges des combats (habitations détruites, exécutions) qui démentent un réel respect de la trêve.

La Chambre des représentants, qui doit assurer la transition vers une hypothétique nouvelle Constitution, est divisée entre les partisans de la création d’une république et ceux du retour à la monarchie constitutionnelle. Elle a de plus été longtemps sclérosée par l’absence de réelle représentation des maoïstes, qui par ailleurs ont formé un gouvernement

et Etat de l’Himalaya connaît

depuis le mois d’avril des bouleversements

qui laissent espérer une évolution vers un

nouveau régime politique et peut-être les

prémices d’une paix durable. Cependant,

ces transformations se heurtent à des

difficultés qui font planer l’incertitude sur

une réelle «transition démocratique».

! proclamaient néanmoins les

journaux du pays après la signature

historique d’accords de paix entre le

gouvernement et la guérilla maoïste,

mercredi 22 novembre.

Il n’est jamais facile de vivre entre deux grands voisins. Coincé entre la Chine au Nord et l’Inde au Sud, le royaume du Népal présente le cas intéressant d’un pays pauvre et enclavé, entouré de deux puissances en plein développement. Depuis 1996, une guérilla maoïste s’oppose au pouvoir en place, dans de sanglants affrontements qui ont fait plus 13 000 morts depuis 1996. Cette guérilla, qui se réclame de Mao et de Lénine, s’appuie sur une idéologie nationaliste -voire chauvine, dans ce pays dont l’unité demeure précaire. En outre, le Népal est caractérisé par une organisation sociale extrêmement

C

LE NÉPALAPRÈS DES ANNÉES DE GUERRE CIVILE, ENFIN LA PAIX?

"Il n'est jamais facile de vivre entre deux grands

voisins."

dépend de nombreux facteurs, notamment de ses performances économiques à venir, de sa stabilité politique interne, de la qualité de sa gouvernance et de sa cohésion sociale, ou encore de l’évolution de sa relation avec l’Asie du sud. Mais au-delà de ce que laisse présager le long terme, du moins peut-on dire aujourd’hui que l’Inde a atteint la plupart des objectifs de la Look-East policy, même si le sentiment que plus peut-être fait demeure. Dehli a construit une relation durable avec l’ASEAN lui évitant ainsi la marginalisation qui fut la sienne au

lendemain de la Guerre froide. Elle a noué des liens économiques tangibles avec la région, et surtout elle a réussi à réduire la méfiance des petits pays quant à ses ambitions régionales par un dialogue constant, à la fois sur des questions politiques et sécuritaires, internationales et régionales. De son côté l’Asie de l’Est a renforcé sa crédibilité dans ses efforts pour donner une cohérence politique et institutionnelle à la région en incluant dans ses projets une autre grande nation. Individuellement, chacun des pays a

renforcé ses liens bilatéraux avec l’Inde, dans des domaines allant de la technologie informatique au commerce ou à la culture, en passant par la coopération en matière de défense. Alors que les développements en Asie Pacifique influencent désormais ses intérêts, l’Inde a pris conscience qu’elle est elle-même bien placée pour avoir un rôle d’importance à jouer dans la région.

*à l’exception du Timor oriental, actuellement candidat

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VINCENT ABEILLE

parallèle dans la partie Est du pays. A cela s’ajoute la dépendance envers

le puissant voisin indien: 90% du commerce népalais transite par l’Inde et 21 points de passage relient les deux pays, contre un seul avec la Chine via Lhassa. L’Inde comme la Chine voient d’un très mauvais oeil la guérilla maoïste: côté chinois, le PC lui reproche son indépendance vis à vis du communisme chinois et veut éviter que cette rébellion ne déstabilise le Sud du Tibet. De même, le gouvernement indien s’oppose à ces rebelles qui sont actifs dans de nombreux Etats, tels l’Andhra Pradesh ou le Bihar.

La dépendance économique, aggravée par la faiblesse de l’industrie népalaise, constitue par ailleurs un instrument de domination de la part des deux voisins, et même un terrain de

confrontation comme l’illustre la fermeture des frontières indiennes vers le Népal à chaque fois que ce dernier se tourne vers la Chine. La question des frontières devient encore plus problématique quand on aborde la question des milliers de réfugiés vivant dans des camps au Népal. Ces déplacés d’origine bhoutanaise ou népalaise ont fui la violence de leurs pays d’origine dans les années 1990 et représentent un point de discorde entre le Bhoutan et le Népal, en plus d’une question d’ordre humanitaire.

Il y a donc un besoin de changement au Népal. La population rejette à la fois les dérives autoritaires de la monarchie, et la violence de la guérilla maoïste. A cela s’ajoute la faiblesse du Népal au plan international: traditionnellement renfermé sur lui même, il est

désormais confronté à la puissance de l’Inde et le la Chine.

Ce royaume à la culture pluri-centenaire, aux paysages magnifiques et à l’extraordinaire proximité avec l’Himalaya ne pourra dépasser la violence pour se consacrer pleinement à la question de son développement qu’avec l’aide de la communauté internationale. La signature des accords avec les rebelles marque une avancée. Cependant, croire que le Népal peut sans aide extérieure affronter ses faiblesses serait une erreur. Notamment pour ses deux voisins proches, pour qui une stabilité politique et économique au Népal est une condition majeure à leur propre développement.

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ans les « Jeux olympiques » des pays les plus peuplés, le XXIe siècle pourrait inverser le classement entre le premier, actuellement la Chine, et le deuxième, actuellement l’Union indienne. En toutes hypothèses, les deux conserveront très largement l’avantage sur le troisième, que ce soit les Etats-Unis ou, si l’on considère une organisation régionale, l’Union européenne, même si cette dernière s’élargissait à la Turquie, à l’Ukraine et à la Russie. En fait, s’il n’y avait pas eu partition de l’Inde en 1947, la question ne se poserait pas: l’Inde, additionnant l’Union indienne, le Pakistan et le Bangladesh, compterait davantage d’habitants que la Chine, même en ajoutant Taiwan à cette dernière. Mais la partition de l’Inde est un fait géopolitique durable.

Le véritable derby démographique du XXIe siècle concerne donc la Chine et l’Union indienne. Et ce dernier pays mérite une attention particulière car, après avoir dépassé le milliard d’habitants au tournant du XXIe siècle, il pourrait prendre la première place, notamment parce qu’il ne subit pas les effets pervers des politiques coercitives de population de la Chine.

L’Union indienne atteint donc en 2005 un poids démographique inédit, estimé à 1,103 millions. En réalité, son poids démographique relatif dans la population mondiale a toujours été important, ce qui explique sans doute une partie de son histoire, illustrant ce que j’appelle la «loi du nombre», qui se définit par le fait que «le poids politique d’une population dépend notamment de son importance démographique». L’Union indienne désormais séparée des autres territoires du sous-continent, témoigne aussi de la «loi du groupe» que je définis ainsi : « au sein d’une population vivant sur un territoire

donné, des groupes spécifiques peuvent utiliser, directement ou indirectement, leur poids quantitatif pour modifier leur situation, obtenir des avantages politiques ou influencer la politique internationale du territoire». L’Union indienne conduit aussi à s’interroger sur une autre des lois de la démographie politique que j’ai proposées: «la loi du différentiel: des différences d’évolutions démographiques, naturelles ou migratoires, sur un territoire, ou entre plusieurs territoires, exercent des effets géopolitiques et politiques».

LES RAISONS DU NOMBRE

Géographiquement, l’Inde n’est pas aussi vaste que la Chine, ou les États-Unis. Mais l’Inde a toujours été un grand foyer de peuplement. Ceci peut s’expliquer par des ressources naturelles essentielles permettant la prospérité d’une civilisation -terre cultivable, eau et lumière du soleil. Même aujourd’hui, alors que l’Inde compte un niveau élevé de population, le nombre de personnes par unité de terre cultivée en Inde reste au-dessous de celui de l’Europe ou de la Chine. L’Inde est ainsi bien dotée, voire mieux que ceux-ci, malgré le caractère relativement limité de son étendue géographique par rapport à la Chine ou à l’Amérique du Nord.

Une deuxième raison de l’existence d’un important foyer de peuplement dans le sous-continent tient aux conditions naturelles qui imposent une main d’oeuvre abondante. En effet, la vie et le rythme démographique de la population indienne sont notamment dépendants de la régularité de la mousson. Dans les deltas et sur les plaines littorales, les typhons provoquent régulièrement des dégâts nécessitant un travail de réaménagement. Après chaque mousson dévastatrice, les travaux des hommes pour réparer les systèmes hydrauliques, ou les améliorer sont permanents, nécessitant beaucoup de main-d’oeuvre, ce qui incite à une fécondité élevée.

UNE MASSE HUMAINE EXPLIQUANT LA

PÉRENNITÉ DE LA CIVILISATION

Une autre caractéristique de l’Inde tient à l’ancienneté de sa civilisation et à son maintien en dépit des vicissitudes de l’histoire et de nombreuses tentatives de domination provenant d’autres pays.

À partir du VIIe siècle après Jésus-Christ, l’Inde fait face à une nouvelle incursion externe, celle des musulmans. Des expéditions islamiques par la terre ou la mer commencent dès 636 après Jésus-Christ. Mais l’Inde résiste aux tentatives d’expansion de l’Islam pendant trois siècles.

Donc, par contraste avec la conquête facile de territoires par les forces islamiques dans beaucoup d’autres parties du monde, Moyen-orient, Afrique septentrionale, Espagne, pays de la route de la soie, il a fallu près de cinq siècles à l’islam pour s’imposer face aux défenses de l’Inde. L’Inde du Nord commence à être soumise en 1192 après la victoire de Mohammad Ghôri qui permet aux musulmans de devenir maître du nord-est de l’Inde. De 1192 à environ la fin du XVIIe siècle, donc pendant environ cinq siècles, plusieurs dynasties islamiques, comme les «Turko-Afghans» et plus tard les Moghols de l’Asie centrale, gouvernent de grandes parties de l’Inde. Mais, bien que les princes soient islamiques, l’Inde ne se convertit à l’islam que de façon minoritaire, plutôt dans ses parties septentrionales, et n’abandonne nullement les principes fondamentaux de sa civilisation traditionnelle. Tout se passe comme si l’islamisation de l’ensemble des terres indiennes était limitée face à l’importance du peuplement du sous-continent indien, tandis que les masses indiennes parviennent à adapter leur mode de civilisation tout en étant dominé politiquement par des pouvoirs adhérant à une autre religion.

Il est vrai que, dans les autres territoires où il s’est effectivement diffusé, l’islam s’est rarement trouvé confronté à de très importants foyers de peuplement. L’histoire enseigne que les grands foyers de peuplement du monde sont, au

L'INDE, ESQUISSE POUR UNE GÉOPOLITIQUE DES POPULATIONS DU GÉANT DU XXIÈME SIÈCLE

D

RÉFLEXIONS DU DIRECTEUR

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moins depuis l’ère chrétienne, la Chine, le sous-continent indien et l’Europe. Or ces trois ensembles ont tous offert une résistance à la propagation de l’islam pendant les siècles d’extension de cette religion, du VIIe au XIIIe siècles.

Dans le contexte démographique d’un sous-continent indien dense et peuplé, des souverains musulmans ont compris qu’ils ne pouvaient faire de tous leurs nombreux sujets des musulmans. Certains ont même promu une certaine tolérance des croyances, contribuant à faire évoluer l’identité indienne dans un contexte pluraliste expliquant les spécificités de certaines réalisations artistiques. Des souverains islamiques, consciemment ou non, ont même souhaité appliquer ou respecter certains aspects de la civilisation de l’Inde. Les invasions musulmanes ont néanmoins fait évoluer la nature culturelle de l’Inde d’une civilisation assez homogène vers une culture portée par une identité composite comprenant une dimension islamique mêlée à la civilisation indienne traditionnelle.

En conséquence, même après cinq siècles de domination politique islamique sur d’importants territoires indiens et l’apogée de la domination Moghol à la fin du XVIIe siècle, la proportion de Musulmans dans la population de l’Inde demeure minoritaire et ne concerne qu’environ un sixième de la population. Et la loi du nombre qui a contenu l’islam finit par vouloir s’imposer politiquement. Au milieu du XVIIe siècle, les Indiens commencent à se soulever contre les dirigeants Musulmans dans la plupart des territoires et l’empire se morcelle en territoires indépendants. Au début du XVIIIe siècle, l’Empire ne domine plus, et les territoires indiens passent sous la souveraineté d’Indiens non musulmans. Cependant, avant qu’une reconstruction politique indienne puisse être complètement consolidée, l’Inde devient un champ de rivalités pour les pays occidentaux. Les Anglais finissent par dominer le sous-continent sans guère changer la nature de sa civilisation. Ils laissent parfois une autonomie relative à des chefs locaux et l’Inde compte en 1877, à la proclamation de l’empire des Indes, 629 Etats vassaux.

Pendant la période de pénétration européenne, puis de domination anglaise, naît une minorité chrétienne, mais de poids

démographique très limité, non susceptible de remettre en cause l’identité indienne forgée par des religions antérieurement installées.

Le nombre s’est donc imposé d’abord en empêchant l’islamisation de l’ensemble du sous-continent, puis en réagissant à la domination de pouvoirs venus de l’extérieur ou dont les descendants étaient toujours considérés comme étrangers à la longue histoire de la civilisation indienne. Puis le nombre, comme dans les autres mouvements de décolonisation, impose cette dernière à partir du moment où la transition démographique, qui commence dans les années 1920 en Inde, démultiplie la population, modifiant les rapports de force démographiques entre la métropole et ses colonies.

Néanmoins, les conquêtes islamiques expliquent la présence dans le sous-continent d’une forte minorité musulmane qui témoigne de la loi des groupes en démographie politique.

LA LOI DES GROUPES OU L’OBTENTION

D’AVANTAGES POLITIQUES PAR UN GROUPE

L’importance de cette minorité religieuse est attestée précisément par les résultats du premier recensement effectué en 1881 qui précisent la répartition religieuse de l’Inde. Ceux qui se déclarent d’une religion d’origine indienne constituent 79% de la population, parmi laquelle 95% environ sont des Hindous. Parmi les 21% restant de la population, environ 96% sont des Musulmans. Mais ce pourcentage de 21% n’est qu’une moyenne, car la minorité musulmane est inégalement répartie sur le sous-continent. Sa géographie se caractérise par un poids démographique relatif plus important dans les régions nord-ouest et nord-est du sous-continent indien. La double pression d’une minorité nombreuse et proportionnellement plus nombreuse sur certains territoires crée les conditions conduisant à la partition de 1947.

Conscients de la dualité religieuse indienne, les Anglais instaurent en 1909 un électorat séparé. La minorité musulmane reconnaît que cela lui offre une représentation, mais, parmi ses membres, certains veulent plus, c’est-à-dire un espace de pouvoir. Dès les années 1910, alors que se dessinent des démarches vers l’autonomie, susceptibles d’ouvrir la voie à une future indépendance de

l’Inde, des Musulmans craignent la domination des Hindous. Ils revendiquent un État séparé constitué des régions où la proportion des musulmans est importante, parfois majoritaire. Il est vrai que les Hindous ont parfois mieux su profiter que les Musulmans des opportunités de la présence des territoires indiens dans l’empire colonial anglais. Des violences éclatent entre les deux communautés. Contre Gandhi, le parti du Congrès accepte en 1946 l'idée d'une partition de l'empire. Le 15 avril 1947, Gandhi et Jinnah signent une déclaration commune en faveur de la partition. Il s'ensuit la naissance du Pakistan le 14 août 1947. Approximativement 23% du territoire de la région et 18% de la population de l’Inde en 1941 sont mis sous la souveraineté du Pakistan. La « purification religieuse» imposée est massive : cinq à dix millions d’Hindous et de Sikhs quittent leur terre pour rejoindre celles de l’Union indienne et 5 à 7 millions de Musulmans fuient au Pakistan. En Inde du Nord et au Penjab, un contexte de massacres et de violence accompagne cet énorme mouvement humain, entraînant environ 500 000 morts, directs en raison des tueries ou indirects en raison de maladies et de famines.

Mais cette « purification ethnique » n’instaure nullement la paix pour laquelle elle était appliquée. Certes, des Musulmans du sous-continent indien forment un Etat musulman qui devient en quasi-totalité de religion musulmane en raison des migrations, mais ce n’est pas une Nation. Et les lois de la géopolitique des populations s’exercent. La minorité musulmane de l’Inde était si importante et depuis si longtemps cohabitante avec les autres Indiens qu’il était illusoire qu’elle gagne en totalité le Pakistan. Du côté de l’Union indienne, nombre de Musulmans rejettent l’idée de deux Etats séparés et la rejettent toujours, constatant notamment le caractère artificiel d’un État pakistanais sans identité nationale et qui n’est qu’apparemment homogène. En effet, cet État demeure tiraillé entre différentes composantes ethniques, idéologiques ou selon les origines géographiques, sans oublier les tensions dues au refus de certains d’accepter différentes conceptions de l’Islam, notamment celles entre l’Islam sunnite et le chiisme. Alors que l’Union indienne construit une démocratie, l’État

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pakistanais ne se révèle pas attirant pour la minorité musulmane restée en Union indienne. Ce pays devient donc l’un des tous premiers en nombre de mMsulmans dans le monde, avec l’Indonésie, le Pakistan et la Bangladesh) en dépit des tensions qui se constatent parfois entre les communautés religieuses.

Moins d’un quart de siècle plus tard, l’État pakistanais éclate, avec la formation en 1971 du nouvel État de Bangladesh composé de l’ancienne partie orientale du Pakistan.

Envisagé dans ce contexte historique, l’histoire de l’Inde et le Pakistan, peut être décrit comme l’histoire de frères séparés. Deux peuples ayant de très forts liens ethniques et historiques se sont séparés par une limite se voulant fondée par les considérations religieuses. Dès les années suivant les indépendances, la situation empire. La méfiance continuelle entre les dirigeants des deux pays, la pomme de discorde du Cachemire, et l’opposition de l’Union indienne à un État pakistanais soutenant des actions terroristes entraînent des relations entre les deux pays qui fluctuent entre le pire et le «moins pire».

Alors qu’une réconciliation entre les deux pays paraît fort éloignée, une telle idée est même rejetée par certains analystes. Ces derniers s’inquiètent d’un scénario éventuel de réconciliation, considérant que les forts liens culturels qui lient les Etats de Penjab des deux côtés de la frontière ou la population du Gujarat (Union indienne) avec celle de Sind (Pakistan) pourraient donner naissance à des tendances au séparatisme dans un esprit d’unification entre ces États. Ils considèrent que la paix créerait d’autres formes d’instabilité à l’intérieur des États !

La création du Pakistan n’a finalement guère modifié la nature d’une Union indienne composée d’une forte minorité musulmane. La loi du groupe impose donc à la démocratie indienne, pour conserver la concorde sociale indispensable à son développement et à son poids géopolitique, de savoir déployer des politiques permettant aux différences cultures nées de son histoire de vivre ensemble dans la diversité.

Une autre problématique de la démographie politique de l’Union indienne tient aux évolutions disparates selon ses États

fédérés qui donnent à réfléchir à la loi du différentiel.

LE RISQUE DE DIFFÉRENTIEL

Comme tous les pays, les territoires indiens se caractérisent par un poids démographique différent de ses Etats fédérés par des disparités de peuplement. Mais l'écart le plus notable est celui qui différencie les taux d'accroissement démographique, écart susceptible d'exercer des effets politiques.

DES ÉTATS DIVERSEMENT PEUPLÉS

Considérer l’Union Indienne nécessite en effet de prendre en compte ses disparités, car le peuplement et le cheminement de la transition démographique dans cet ensemble fédéral sont différents selon les vingt-huit États fédérés et les sept Territoires de l’Union. Les Territoires les moins vastes comptent des effectifs de population généralement faibles: deux archipels (îles Andaman et Nicobar dans le golfe du Bengale et Îles Laquedives dans la mer d’Oman), Dâdra et Nagar Haveli, Damân-et-Diu et Pondichéry ont un poids démographique nettement inférieur et parfois très inférieur au million d’habitants ; la ville de Chandigarh, autonome, compte 900 000 habitants. Parmi les Territoires de l’Union, seul celui de la capitale fédérale, Delhi, compte un important peuplement relatif, avec près de 14 millions d’habitants.

Quant aux vingt-huit Etats, leur population s’étage de l’Uttar Pradesh, où vivent plus de 160 millions d’habitants, qui le rend comparable à beaucoup de pays du monde en termes de volume de population, sur une superficie de 240 928 km2, au Sikkim, l’État le moins peuplé avec un demi million d’habitants sur 7 096 km2.

Les six États de l’Union indienne les plus peuplés, comptant chacun plus de 60 millions d’habitants, représentent ensemble 52% de la population de l’Union sur le quart du territoire. Dans l’ordre décroissant, il s’agit de l’Uttar Pradesh, au Nord, traversé par le Gange (160 millions), du Bihar (83 millions), à l’Est de l’Uttar Pradesh, également traversé par le Gange, du Maharashtra au centre est (96 millions), du Bengale occidental (80 millions), de l’Andhra Pradesh, au Sud-Est (75 millions) et enfin du Madhya Pradesh, au centre du pays,

avec 60 millions. Les cinq Etats gangétiques (Uttaranchal, Uttar Pradesh, Bihar, Jharkhand et Bengale occidental) comptent donc 366 millions d’habitants sur 556 140 km2, soit une densité moyenne de 658 habitants/km2. Les deux Etats de l’extrême sud, le Kerala sur la mer d’Oman et le Tamil Nâdu côté golfe du Bengale, sont également denses, avec respectivement 819 habitants/km2 et 478 habitants/km2.

DISPARITÉS DE PEUPLEMENT

De façon générale, les zones de fort peuplement de l’Union indienne correspondent à des espaces ruraux ou urbains assez délimités. Bien que la proportion de population urbaine soit encore faible, sa croissance est générale, tant dans les villes millionnaires, dont les principales sont Mumbai (Bombay), Calcutta et Delhi, que dans les villes petites ou moyennes, ces dernières connaissant un rythme de croissance plus élevé que les grandes. Néanmoins, à l’instar du peuplement, le réseau urbain est très différencié; les effectifs les plus élevés de population urbaine correspondent à trois régions: celles des plaines du bassin du Gange, de Delhi à Calcutta, en passant par les villes de Kânpur, Vanarasi (Bénarès), et Patna ; un sillon nord-sud allant d’Ahmadabad, capitale du Gujarat, à Mumbai, et enfin l’extrême Sud, avec l’armature urbaine du Kerala, du Tamil Nadu et la région urbaine de Bangalore dans l’Etat du Karnataka.

L’Union indienne est nettement moins dense dans ses parties les plus «sèches», dans un vaste couloir la traversent du Nord-Ouest au Sud-Est, du Rajasthan aux espaces non littoraux de l’Etat d’Orissa. Une seconde zone peu dense correspond aux États de l’extrême Nord-Est, l’Assam, l’Arunachal Pradesh, le Meghalaya, le Sikkim, le Tripura, le Manipur, le Nagaland et le Mizoram.

Une question de population à effet politique susceptible d’interroger la loi du différentiel est le déséquilibre démographique croissant de l’Union indienne. Les quatre Etats du sud -Kerala, Tamil Nadu, Andhra Pradesh et Karnataka- sont très avancés dans la transition démographique, alors que les quatre grands Etats du Nord -Uttar Pradesh, Bihar, Madhya Pradesh et Rajasthan- sont à la traîne.

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Il en résulte une disparité croissante en termes démographiques entre le Nord et le Sud.

Dans les Etats du Sud indien disposant d’équipements médicaux corrects, les taux de scolarisation et d’activité des femmes sont élevés, la transition touche à sa fin, et peut même être considérée comme terminée dans le Kerala, dont le taux de mortalité infantile est de seulement 13 pour mille naissances. En revanche, au Nord, dans les Etats les moins développés, où le réseau sanitaire laisse relativement à l’écart la caste des «intouchables», le taux de mortalité infantile est encore élevé, l’espérance de vie brève, et la surmortalité féminine incontestable; par exemple, en Uttar Pradesh, la fécondité reste élevée et la transition peu avancée.

Pourquoi l’avancée de la transition démographique du Kérala a-t-elle été assez rapide ? L’une des raisons tient à une densité permettant un aménagement du territoire de cet Etat facilitant l’accès aux soins de santé et à l’instruction. La totalité des villages du Kerala sont reliés par voie terrestre ou fluviale. La population est en moyenne de 15 000 habitants par village, contre seulement 700 au Madhya Pradesh. Le modèle du Kérala peut-il fonctionner dans les autres Etats, même avec des investissements importants dans la santé et l’instruction? Sans doute, mais ces Etats doivent d’abord développer massivement leur réseau de transport pour améliorer l’accès aux hôpitaux et aux écoles.

Les différentiels de taux d’accroissement démographique selon les Etats de l’Union indienne engendrent un potentiel de rivalités politiques entre le Nord et le Sud. En

effet, si le nombre de sièges du Parlement s’ajustait proportionnellement aux effectifs de la population, le pouvoir politique du Nord grandirait au détriment du Sud. En résumé, le Sud paierait d’un prix politique son avancée plus rapide dans la transition démographique. Pour éviter ou retarder ce risque, la déclaration de politique de population adoptée par le Parlement en 1976 a gelé la répartition. Néanmoins, après les résultats du recensement de 1991, plusieurs cercles politiques ont déjà appelé à un ajustement de la répartition des sièges par Etat. Dans ce cas, les Etats du Sud seraient perdants et les Etats du Nord gagnants. Puis cette date de 2001 s’est trouvée prolongée sur les recommandations faite par le Comité Swaminathan dans son rapport sur la politique de population : « Jusqu’à présent, les sièges au parlement et dans les législatures sont gelés jusqu’en l’an 2001. Dans la ligne des objectifs de cette politique, il est proposé de prolonger cette période de gel des sièges jusqu’en 2011 (Swaminathan Comité, 1994, 40)». D’autres considèrent qu’il faudrait une réforme constitutionnelle qui introduirait de façon uniforme un nombre fixe de sièges pour tous les Etats de l’Inde aux Chambre Haute et Basse du Parlement à la façon du Sénat des Etats-Unis et non à celle de la Chambre des représentants. Le débat n’est pas clos…

L’étude du géant démographique qu’a toujours été, au moins depuis quelques millénaires, et qu’est toujours le sous-continent indien met en évidence combien peuvent s’exercer des lois de la démographie politique, comme la loi du nombre, la loi des groupes ou la loi du différentiel. Elle souligne combien

l’analyse géopolitique ne doit pas, pour être complète, omettre l’importance de l’état et la vie des populations sur les territoires.

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e Sénégal n’a pas inauguré son indépendance dans l’anonymat: Léopold Sédar Senghor fut en effet son premier président entre 1960 et 1980. Cette personnalité hors norme, tant en littérature qu’en politique, fut-elle une préfiguration du destin de ce pays de l’ex-AOF ? En clair, peut-on à l’heure actuelle considérer que le Sénégal est un pays à part?

La question est bien entendue faussée dès la base : à quel ensemble doit-on se référer? Sahel? Afrique francophone? Afrique atlantique? Pour éviter ces écueils analytiques, tentons d’approcher les spécificités propres du Sénégal, quitte à les replacer a posteriori dans tel ou tel contexte.Le Sénégal est d’abord actif: l’agriculture touche 60% de la population, elle tient donc un rôle primordial au quotidien; l’arachide reste le produit de spécialisation du pays, même si le secteur est en crise depuis les années 1980; mil, sorgho, coton, parfois riz dans la vallée du fleuve Sénégal, cependant la part du PIB recule (en 2000, 17%), les grands ensembles de cultures dépendant trop d’une pluviométrie qui ne va pas en s’améliorant. La pêche est la première source de devises, elle permet l’export et son efficacité est accrue car son système est profondément implanté dans la structure du pays. Cependant, la concurrence est rude face à la pêche industrielle des pays asiatiques. Très peu d’énergie classique en ressource, un peu plus de richesses minières (phosphates), mais une industrie de biens de consommation qui tient solidement l’économie: conserveries de poisson, huileries assurent 40% de l’emploi industriel permanent et du chiffre d’affaire industriel.

L’exode rural est cependant massif: 45% de la population est urbaine, taux très élevé en Afrique sub-saharienne. Il y a un déséquilibre majeur, démographique et par conséquent

économique, entre un immense territoire rural où la survie est très dure, et des zones urbaines où les densités frôlent parfois des seuils critiques. Dakar en tête, mais aussi Saint Louis, Thiès (nouveau centre industriel en partenariat avec le géant indien Tata), Touba (ville sainte du Sénégal), Tambacounda. Par extension, le tourisme (Dakar, Petite Côte) est devenu en vingt ans la troisième source de devises.

Le pouvoir politique appartient au PDS, Parti démocratique sénégalais, depuis le 19 mars 2000, en la personne d’Abdoulaye Wade, anciennement leader de l’opposition. On reproche beaucoup les tendances népotistes du gouvernement, ou la mauvaise alternance dans le fonctionnement de l’Etat; on félicite de l’autre côté une stabilité admirable, sans putsch ni coup d’Etat. Il subsiste le problème

de la Casamance et de ses groupuscules séparatistes: depuis l’accord de paix du 30 décembre 2004 entre le président et le MDFC (Mouvement des forces de Casamance), les tensions sont rares dans cette région à fort potentiel touristique, mais elles n’ont pas disparues pour autant. Au niveau africain, le Sénégal constitue un véritable modèle de développement démocratique: les élites politiques entretiennent des liens étroits avec leurs homonymes africains et occidentaux (français en particulier), la peine de mort a été abolie fin 2004, l’implication du président Wade dans l’OUA (Organisation de l’Unité africaine) lui confère un rôle souvent médiateur.

L’impulsion politique a ses répercussions en économie : l’UEMOA (union économique et monétaire de l’Ouest africain) met en chantier le développement régional, et le Sénégal y tient une place majeure. La Banque Mondiale a récemment dressé un rapport sur le dynamisme économique du Sénégal: il en

LE SÉNÉGAL

le dynamisme économique du Sénégal : il en ressort que le système bancaire reste très performant mais que les crédits sont trop regroupés dans les mains des grandes firmes ; à la complexité procédurière s’ajoute le problème majeur de la corruption, dont le coût réel est élevé: les paiements informels, les bakchichs, les excès du lobbying ont mené à la création d’une Commission de lutte contre la corruption (CNCL) en mai 2004. De même, des problèmes d’infrastructure (routes, collecte des déchets) peuvent devenir des facteurs de non-productivité. L’actuel premier ministre Macky Sall vient d’allouer plus de 5 milliards de Francs CFA pour les reconstructions en banlieue de Dakar (conférence du 31 octobre). Les grands projets sont au cœur de la politique gouvernementale: nouvel aéroport international,

autoroute Dakar-Thiès, modernisation du port de Dakar, exploitations minières…

Que conclure de cet état des lieux succinct ? Le Sénégal incarne-t-il le sopi (changement, renouveau en wolof) africain ? Ce pays est certes confronté à des difficultés majeures, mais dispose d’un fort potentiel démocratique, économique, international. Sera-t-il capable d’assurer une ambitieuse politique d’avenir au sein des organisations africaines ? Tel est l’enjeu sénégalais à l’horizon 2010.

Pour mémoire: superficie: 196 722 km²; population: 11 658 000; densité: 60 hab/km²; religions: Islam à 88%, Christianisme à 12%, et 75% rajoutent l’animisme à leurs pratiques; langues: français, wolof; Président: Abdoulaye Wade; premier ministre: Macky Sall; devise: franc CFA

L

TANCRÈDE BESSE

PERSPECTIVES

"les paiements informels, les bakchichs, les excès du lobbying

ont mené à la création d’une Commission de lutte contre la

corruption (CNCL)"

320,184 STUDENTS REACHED BY OUR PUBLICATIONSRepresenting nine world-class international universities—Yale, Cambridge, Peking,

Sydney, Toronto, Cape Town, Hebrew University, New Dehli, and Sciences-Po— the Global21 Foundation networks tens of thousands of future leaders. In an increasingly interconnected world, the Global21 Foundation

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that are provocative, dynamic, and insightful. Students are responsible forevery aspect of production, from writing and editing to business development,marketing, information technology, graphic design, operations management,

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