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HISTOIRE DES ROMAINS Par Victor DURUY Membre de l’Institut, ancien ministre de l’Instruction publique TOME CINQUIÈME

HISTOIRE DES ROMAINS

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  • HISTOIRE DES ROMAINS

    Par Victor DURUY

    Membre de lInstitut, ancien ministre de lInstruction publique

    TOME CINQUIME

  • DIXIME PRIODE. LES ANTONINS (96-180)1. LA PAIX ROMAINE.

    CHAPITRE LXXIX NERVA ET TRAJAN (96-117).

    I. NERVA (19 SEPTEMBRE 96-28 JANVIER 98)2.

    Dix empereurs se sont partags les quatre-vingt-deux annes coules entre lavnement de Tibre et celui de Nerva. Cinq provenaient de lhrdit, cinq de llection des soldats : lune donnait, par exemple, Caligula et Nron ; lautre, Claude et Vitellius. Daprs leurs rsultats, les deux systmes se valaient.

    Cest quils diffraient seulement par les apparences. QuOthon achett lempire aux prtoriens ou que Domitien hritt de son frre, il importait peu. Le prince, de quelque faon quil le fut devenu, tait matre sans partage, dans un pays qui navait cependant pas supprim toute trace de ses institutions libres, et dans un temps o lon se souvenait encore du peuple, du snat, des comices avec leurs magistrats annuels et responsables. Ainsi la forme du pouvoir tait en contradiction avec les murs et les traditions, deux grandes forces qui veulent tre mnages ; mais elle paraissait daccord avec une autre puissance dont il faut tenir compte : les intrts, car partout rgnait un immense besoin de paix et dordre publie.

    Il y avait donc, pour cette socit, deux questions trs diffrentes lune, politique, qui se dbattait Rome et malheureusement aussi dans les camps, le plus souvent au milieu de pripties sanglantes : celle de lavnement, du maintien ou de la chute du matre ; lautre, conomique, qui tait le seul souci des provinciaux : la paix sans concussions ni violences, la sret des routes et lactivit du commerce, sans impts trop lourds.

    Auguste et Vespasien avaient satisfait ce double besoin ; sous eux Rome avait t tranquille, la loi de majest oublie, le licteur sans emploi, et il y avait eu : larme, de la discipline ; dans les provinces, du bien-tre ; dans ltat, les formes extrieures de la libert ; mais ces biens provenaient de la sagesse de deux hommes, non des institutions, et ils passrent comme eux.

    Nerva commence une priode toute diffrente. Cinq princes rgneront avec honneur durant quatre-vingt-cinq annes, et aucun ne tombera sous le poignard. Est-ce donc que vont stablir enfin ces institutions que nous montrions au chapitre LXXI de cet ouvrage, comme le moyen de concilier lunit de commandement, indispensable lempire, avec la participation rgulire des provinces au gouvernement de ltat, pour prvenir les soubresauts violents des rvolutions ? Ou va-t-il seulement se produire, par la vertu dun premier choix

    1 Nous ajoutons la famille Antonine lItalien Nerva, qui adopta Trajan, et nous en excluons Commode, qui fut indigne de sa race. 2 Pour Nerva et Trajan nous navons mme plus Sutone, qui sarrte Domitien, et la source principale est Dion Cassius, ou plutt son abrviateur, Xiphilin. Nous avons malheureusement perdu luvre dun crivain qui a joui de beaucoup dautorit, puisque les Script. Hist. Aug. le citent vingt-huit fois, Marius Maximus, qui avait compos une vie de Trajan. Il semble avoir voulu continuer les biographies de Sutone, comme Ammien Marcellin se proposa de continuer les Histoires de Tacite.

  • heureux, une succession inattendue dhommes suprieurs ? Commode et Caracalla recommenceront Nron et Domitien, comme si les Antonins navaient pas tenu, durant prs dun sicle, le monde dans leurs mains. Et pourtant ces princes taient les derniers qui auraient pu sauver lempire, en faisant concorder harmonieusement ses murs et ses souvenirs, ses besoins et ses institutions. Mais sils eurent une volont honnte et le sentiment de leurs devoirs en tant que chefs dtat, on ne leur trouve pas plus qu leurs prdcesseurs le vritable esprit politique, car ils acclrrent le mouvement de concentration qui finira par dtruire toutes les liberts municipales, et, avec des formes meilleures, ils continurent ce pouvoir, sans limites comme sans contrle, qui devait perdre lempire en ensevelissant sous ses ruines la civilisation du monde.

    Cependant il faut reconnatre aux Antonins un plan gnral de conduite dont Trajan sera lexpression la plus complte. clairs par tant de catastrophes, ils vont entourer dgards la nouvelle aristocratie que Vespasien a forme et dont les membres remplissent, ce moment, toutes les hautes charges de ltat. Sans rendre aux grands le pouvoir, ils paratront gouverner avec eux et pour eux1. Ils feront des patriciens afin de tenir cette noblesse au complet, et, pour en finir avec le Brutus rpublicain, Marc-Aurle, au lieu de proscrire sa mmoire, vantera le neveu de Caton comme le plus parfait modle de la vertu romaine. Cela suffira pour des ambitions devenues modestes ; laristocratie, qui tait, contre les Csars, mme encore contre les Flaviens, en conspiration permanente, ne formera plus que de rares complots dont pas un ne russira ; et le snat, qui croit avoir recouvr jamais le droit de nommer le magistrat suprme de la rpublique, fera frapper des mdailles avec cette lgende : Libertas restituta ; tandis que Pline clbrera la Libert rendue2.

    Le complot dont Domitien venait dtre la victime avait de nombreuses ramifications. Il y parut bien aussitt le coup fait ; cette fois, tout tait prpar : les Pres proclamrent un vieillard dune famille trois ou quatre fois consulaire, Marcus Cocceius Nerva, qui lui-mme avait reu les honneurs du triomphe3.

    Le choix tait singulier. Homme de bien, lettr, de murs douces, mme faciles, Nerva, malgr ses deus consulats, ne stait signal ni par de grands talents ni par dminents services, et rien navait pu appeler sur lui cette prfrence, moins que ce ne fussent ses soixante-cinq ans4, son mauvais estomac et sa sant chancelante, qui donnaient aux ambitieux le temps de se prparer, sans leur faire craindre une trop longue attente.

    Les prtoriens murmuraient, ne sachant trop comment allait tourner une rvolution quils navaient point faite et qui renversait le prince auquel ils devaient une grande augmentation de solde. Nerva se rendit dans leur camp, et la promesse dun donativum parut les apaiser. Quant aux lgions des frontires, indiffrentes au choix du matre, mais trs sensibles la libralit du prince, elles

    1 Pline le Jeune reproche amrement Domitien davoir nglig le snat : De ampliando numero gladiatorum aut de instituendo collegio fabrorum consulebamur (Pang., 54) ; et cum senatus aut ad otium summum aut ad summum nefas vocaretur (Epist., VIII, 44). 2 Pline, Epist., IX, 75. 3 Il tait triumphalis. Voyez Borghesi, V, p. 29. Un Nerva avait t consul ds le temps des triumvirs, un autre en lan 22 de J.-C. ; et le nouvel empereur lavait t deux fois : honneur quun seul de ses collgues alors vivants, L. Verginius Rufus, partageait avec lui ; mais Verginius avait dj refus lempire. 4 Dion dit soixante-cinq ans ; Aurelius Victor, soixante et un ; Eusbe, Eutrope et Cassiodore, soixante et onze.

  • ne paraissent pas avoir chancel dans une fidlit que rien ni personne ne tentait1.

    Au snat, on demanda le rappel des bannis avec restitution des biens dont le fisc navait pas encore dispos, ce qui ne fit point difficult ; on voulait aussi le chtiment des dlateurs, et une raction violente les menaa2. Plusieurs furent excuts, entre autres le philosophe Sevas : ceux-l taient de petites gens ; mais de plus redoutables sigeaient au snat. Nous avons une lettre o Pline raconte comment il attaqua un consul dsign, celui qui avait mis la main sur Helvidius pour larracher de la curie et le jeter aux licteurs. Nerva, timide et doux, modra cette raction ; il se contenta dter le consulat au coupable, et jura que tant quil vivrait aucun snateur ne serait puni de mort : serment que tous les Antonins rpteront. Il interdit les procs de majest, laccusation de judasme3, et menaa de peines svres les dlateurs dont laccusation ne serait pas prouve4. Le despotisme relche les liens sociaux en violant dans son intrt la discipline des ordres et des familles ; Nerva, pour la raffermir, punit de mort les esclaves qui sous Domitien avaient trahi leur matre, les affranchis qui avaient trahi leur patron ; et il renouvela la dfense de recevoir leurs tmoignages contre ceux envers qui la loi leur imposait une respectueuse fidlit ou lobissance.

    Ces dits ne rassurrent pourtant pas le pre dHrode Atticus : il trouve dans une vieille maison dAthnes un riche trsor, sen effraye, et, pour prvenir les dlateurs quil continue craindre, se hte de rvler au prince sa dcouverte, en lui demandant ce quil doit faire de cet or : Uses-en, rpond Nerva. Atticus, peu rassur par des paroles si contraires lusage imprial, crit de nouveau : Mais il y en a trop pour moi. Eh bien, abuses-en. Le dbonnaire empereur qui, dans son lvation, ne voyait tin coup de la Fortune, respectait, pour les autres, les arrts de la desse qui lui avait t favorable5.

    Domitien avait si bien puis le trsor, que Nerva suspendit dabord les jeux et les distributions, mesure dont il seffraya bientt : lanne ntait pas rvolue quil rtablissait les frumentationes6. Il laissa aussi revenir les mimes, toutefois en diminuant la dpense des jeux, et il essaya de rendre les combats de lamphithtre moins meurtriers7. La fondation de trois colonies en faveur de citoyens pauvres fut un soulagement pour quelques misres8, et une pense la fois politique et charitable se trahit dans une institution de lanne fil, que Trajan et ses successeurs dvelopprent : lassistance de ltat accorde aux enfants

    1 Lhistoire de Dion Chrysostome arrtant une sdition des lgions du Danube na rien de certain. 2 Pline, Epist., IX, 13. 3 Dion, LXVIII, 1. 4 Il ne faut pas perdre de vue quen labsence dun ministre public, le delator tait une ncessit sociale, puisquil garantissait lexcution des lois, en accusant ceux qui les violaient. Cest le dlateur politique qui mrite tout lodieux attach ce nom. La loi rcompensait les autres, quadruplatores, et ceux-l devaient tre des citoyens honorables. (Digeste, XLVIII, 2, 4.) 5 Hadrien fit plus tard, au sujet des trsors trouvs, un rglement qui en assurait la moiti au propritaire du fonds ; la totalit, sil lavait trouv lui-mme sur son propre fonds. (Spartien, Hadrien, 17.) 6 Eckhel, Doctr. num., VI, 407 : Plebei urban frumento constituto. 7 Auguste avait dj dfendu de donner des combats de gladiateurs avec cette condition que la mort seule finirait le combat. (Sutone, Octave, 45.) 8 Cest sans doute cette fondation que se rapporte le passage suivant de Dion (LXVIII, 2) : Nerva donna aux citoyens pauvres de Rome des terres pour une valeur de 1.5000.000 de drachmes, dont il confia lacquisition et la distribution des snateurs.

  • des familles indigentes1. Une de ses mdailles le montre assis sur la chaise curule et tendant la main, comme pour les secourir, un jeune garon et une jeune fille prs desquels se tient leur mre avec cette lgende Tutela Itali2. Une autre rappelle quil supprima pour lItalie lobligation impose aux villes de subvenir aux frais de la poste impriale.

    Dion (LXVIII, 2) a bien vu cette politique, et ses paroles sont noter : Nerva, dit-il, ne fit rien sans la participation des grands. Sera-ce, comme on la cru, une forme nouvelle de gouvernement ? Cest la tradition dAuguste que ces princes vont reprendre, et la condition gnrale de lempire nen sera pas modifie.

    Un Crassus, se disant de la famille du triumvir, conspira cependant contre ce prince qui ne voulait tre que le premier des snateurs et le pre bien plus que le matre de lempire ; Nerva se contenta de lexiler Tarente. Un prfet du prtoire poussa les gardes exiger la mort des meurtriers de Domitien. Nerva, fort effray, trembla au lieu dagir ; il implora la grce de ceux que les prtoriens condamnaient, soffrit leur place en victime, sans pouvoir les sauver, et, le meurtre accompli, justifia la soldatesque en imputant cette violence un excs de respect pour le serment militaire prt au fils de Vespasien. Il shumilia jusqu la remercier devant le peuple davoir puni les plus mchants des hommes.

    Cette mutinerie tait de mauvais augure : Nerva navait videmment pas la main assez forte pour gouverner. Lhistoire est trop dispose demander un prince et glorifier en lui cette bont banale qui cde toutes les supplications. Ne se pourrait-il pas quil en ait t du gouvernement de Titus et de Nerva, comme il en fut chez nous de la rgence dAnne dAutriche ? Alors chacun tirait soi et agissait sa guise ; le pouvoir et le trsor taient au pillage ; mais il ny avait quun mot dans toutes les bouches : La reine est si bonne ! Prenons garde aussi que quelques-uns des bons empereurs naient t ceux qui se montraient faciles tous et sur tout ; quelques-uns des mauvais, ceux qui, comme le damn cardinal, voulaient de lordre et de lobissance sans intrigues ni complots. Un soir que Mauricus, un banni de Domitien, soupait avec Nerva, la conversation tomba sur un des plus odieux dlateurs du dernier rgne. Sil vivait encore, demanda le prince, que ferait-il prsent ? Il souperait avec nous, rpondit Mauricus3. Le consul Fronto disait aussi en prsence mme de Nerva : Cest un grand malheur de vivre sous un rgime o tout est dfendu ; mais cen est un non moins grand de vivre sous un prince avec qui tout est permis4 ; et Pline ajoutait : Lempire scroule sur lempereur5. Ils avaient raison : lautorit qui vacille et hsite user de ses droits lgitimes laisse tout se relcher et tombe. Le gouvernement, quels quen soient le nom et la forme, doit avoir pour devise : Sub lege imperium. La loi commande, imperat, et le pouvoir charg de la faire excuter doit commander comme elle, sans dfaillance ; sinon le respect mme de la loi se perd, et alors tout est perdu.

    A vrai dire, Nerva ne fit quune chose, mais elle suffit sa renomme : il adopta Trajan. La violence des prtoriens, quelques troubles sur le Danube et sur le

    1 Puellas puerosque natos parentibus egentibus sumptu publico per Itali oppida ali fussit (Aurelius Victor, Epit., 12). Henzen (Tabula alimentaria, p. 11) rapporte que Nerva constitua aussi un fonds pour subvenir aux funrailles des pauvres. 2 Eckhel, Doctr. num., VI, 407. 3 Pline, Epist., IV, 22. 4 Dion, LXVIII, I. 5 .... Concussa respublica, mensque imperium super imperatorem.... (Pang., 6.)

  • Rhin, le dcidrent, en octobre 97, prendre un collgue, et, sur les indications de Licinius Sura1, il choisit le plus habile de ses gnraux, afin de rtablir la discipline branle et de donner la rpublique un prince quaucune contrainte ne ferait cder2. Des lauriers arrivaient de la Pannonie3. Nerva vint les dposer au Capitole, sur les genoux de Jupiter ; et prenant tmoin les dieux et les hommes, il dclara quil adoptait Trajan pour fils4.

    II. TRAJAN (98-117) ; GUERRE DACIQUE.

    LEspagne avait dj envoy Rome toute une colonie de lettrs, de savants, de potes et de philosophes5 ; elle allait lui donner encore son premier empereur provincial6. Trajan (M. Ulpius Trajanus) tait n, le 48 septembre 52, Italica, sur le Btis, un des plus anciens tablissements doutre-mer, puisque Scipion lAfricain lavait fond durant la seconde guerre Punique. Il avait fait ses premires armes sous son pre, officier de mrite, chai avait obtenu tous les honneurs militaires et civils : le consulta, le gouvernement de Syrie, les ornements du triomphe, enfin, en 79, le proconsulat de la province dAsie. Il servit dix ans comme tribun militaire en Syrie et sur le Rhin, fut prteur vers 85, commandant dune lgion en Espagne, consul en 91, puis gouverneur de la haute Germanie7 ; il tait brave, habile, populaire dans larme, malgr sa fermet, parce que, sil maintenait une discipline svre, elle tait toujours juste. Au camp, il vivait sans luxe ni mollesse, au besoin de privations, et se mlait tous les exercices ; en campagne, il laissait ses chevaux aux bagages pour marcher en tte des troupes, partageant leurs fatigues et rentrant le dernier sous la tente. Enfin, il avait cette facult des grands gnraux, pleine de sduction pour le soldat, de pouvoir appeler par leur nom jusquau dernier de ses officiers et de ceux qui avaient reu une blessure ou des rcompenses. Aussi, la nouvelle de son lvation, toutes les armes lui envoyrent des flicitations, dont on ne peut cette fois suspecter la sincrit, parce que ce choix inattendu tait pour elles un honneur et pour les chefs militaires une esprance.

    Trois mois aprs, Trajan reut Cologne les envoys du snat qui lui apportrent la nouvelle de la mort de lempereur ; il rpondit par une lettre la fois modeste et digne, o il renouvelait lengagement pris par son pre adoptif de ne frapper

    1 .... Sur cujus studio imperium arripuerat (Aurelius Victor, Epit., 15). Aussi Trajan le combla dhonneurs et fit de lui comme son collgue. 2 Principem qui cogi non posset (Pline, Pang., 6). 3 A la suite dune victoire sur les Suves, qui valut Nerva le surnom de Germanicus, quil transmit Trajan en ladoptant. 4 Nerva mourut trois mois aprs, le 28 janvier 98. Il avait rgn seize mois et neuf jours. Il y eut une irrgularit dans cette adoption, labsence de ladrog, dont le consentement tait ncessaire. Notons que la premire anne de sa tribunicia potestas date du 27 octobre 97, jour de son adoption, et que la seconde commena le 1er janvier 98. Lusage de compter la seconde puissance tribunitienne partir du 1er janvier qui suivait lavnement du prince fut observ par ses successeurs : dtail important retenir pour la chronologie des empereurs. 5 Herennius Senecio, lami de Pline et une des victimes de Domitien, tait n en Btique ; Licinius Sura tait aussi Espagnol. 6 Dion dit (LXVIII, 4) quil adopta Trajan, quoique celui-ci ft Espagnol. Italica tait Santiponce, sur la rive droite du Guadalquivir, 6 milles de Sville. (C. I. L., t. II, p. 145.) 7 On lui donne habituellement le commandement de la basse Germanie, parce que Eutrope (VIII, 2) et Aurelius Victor (Epit., XII) lui font prendre la pourpre a Cologne, chef-lieu de cette province. Mais il a pu clbrer son avnement dans la principale ville de cette frontire sans y avoir command auparavant. Une inscription dHadrien, commente par Henzen (Annali dell Instit., etc., 2862, p. 116), et un passage de Spartien (Hadrien, 2) ne laissent pas de doute ce sujet.

  • jamais un snateur de la peine capitale1 : promesse trange que les rgnes prcdents expliquent, et qui dailleurs annonait que le nouveau prince, comme Nerva, porterait le gouvernement du palais la curie. Il tait alors dans sa quarante-sixime anne.

    En preuve de sa confiance dans le snat, il laissa mme cette assemble et les consuls gouverner Rome et lempire, tandis quil demeurait sur le Rhin pour y achever les grands travaux ordonns par Domitien. Il semble que, pris dj du dsir de rendre leur clat aux armes romaines, et ne voyant rien dimportant faire sur cette frontire, il ait voulu y constituer une dfensive inexpugnable, pour navoir pas craindre une diversion de ce ct, lorsquil serait occup ailleurs2. Les dtails nous manquent sur ces travaux, mais nous sommes assurs quil avait bien employ les trois annes de son commandement comme gouverneur ; quil employa mieux encore la quatrime, celle de son adoption, et que ses successeurs eurent sans doute plutt entretenir qu continuer limmense retranchement des terres Dcumates. En arrire de cette ligne de dfense, il avait tabli de nombreux postes militaires qui devaient en augmenter la force3 ; au nord, pour remplacer, sur la rive gauche du fleuve, le camp ruin de Vetera Castra, il avait bti Colonia Trajana (Kelln ou Clves), dont la garnison commandait le cours infrieur du Rhin ; au sud, il fonda Aqu (Baden-Baden), porte des dfils du Schwarzwald ; au centre, Mayence, en face de la grande entre de Gaule en Germanie, il jeta sur le Rhin un pont permanent, quune bonne route de 10.000 pas reliait une forteresse construite vers Hochst, lembouchure de la Nidda dans le Mein, et que trois sicles plus tard Julien fut heureux de retrouver pour sy retrancher contre les Alamans4. Peut-tre faut-il aussi placer ce moment lexpdition de Vestricius Spurinna, lgat de la basse Germanie, qui, sans combat, alla rtablir un roi des Bructres dans ses tats5. Tacite, avec lexagration qui lui est habituelle, nous avait montr ce peuple comme ananti6. Aprs sa dfaite, des Chamaves, des Angrivariens stant tablis en grand nombre sur sols territoire, les Romains trouvrent ce voisinage dangereux et aidrent les restes des Bructres se reconstituer sous un roi national que sa faiblesse maintiendrait dans leur dpendance. Ainsi, sur le Rhin infrieur, la scurit tait assure et linfluence de Rome rayonnait jusquau Weser7.

    Des bords du Rhin, Trajan avait annonc tout lempire, par un acte de fermet, le commencement dune administration virile. Nerva lui avait envoy son anneau et ce vers dHomre :

    1 Dion, LXVIII, 5. 2 La Germania de Tacite, compose en lan 98 (Germ., 37), montre que lon soccupait, Rome, de ces peuples et que lon en connaissait bien les forces et le caractre. Pline lAncien avait dj publi, sur le mme sujet, un long ouvrage en vingt livres, sous le titre de Guerres de Germanie. 3 Urbes trans Rhenum in Germania reparavit (Eutrope, VIII, 2). 4 Munimentum Trajani, 10 milles de Mayence. (Ammien Marcellin, XVII, 1.) Quant au pont il se pourrait bien que les restes de piles qui subsistent fussent luvre de Charlemagne et non de Trajan. Cf. le Trajan de Dierauer, p. 32, n 1, dans les Untersuchungen de Budinger, 1868. 5 Pline, Epist., II, 17. 6 Penitus excisis. Il se peut que les deux vnements raconts, lun par Tacite, la dfaite des Bructres, lautre par Pline, la restauration de leur roi, aient t contemporains. 7 Les prcautions prises par Domitien et Trajan sur cette frontire permirent de diminuer les forces qui la gardaient. Auguste y avait huit lgions (Tacite, Ann., IV, 5) ; au deuxime sicle, en nen trouve plus que quatre. (Borghesi, IV, 217 et 265.)

  • x 1.

    Que tes flches, Apollon ! Fassent expier mes larmes aux fils de Danaos. Ces fils de Danaos taient, pour le faible vieillard, les auteurs de la dernire sdition. Trajan les manda prs de lui, et les uns furent dgrads, les autres bannis ou punis de mort. Tout le monde comprit quil faudrait dsormais obir ; mais on sut bientt que ce serait lobissance la loi, et non pas un matre capricieux ou cruel.

    Ce long sjour sur la frontire marquait bien peu dempressement courir aux pompes de Rome. Mais dans une monarchie militaire cette conduite tait trs politique, et elle acheva certainement de gagner Trajan le cour des soldats de toutes les lgions. Lorsquil partit enfin pour sa capitale, dans la seconde moiti de lanne 99, les lgionnaires de son escorte ne donnrent lieu, le long du chemin, aucune plainte : on et dit la suite modeste dun gnral. Cette modration tait de bon got et de bon augure ; mais lorsquil fait afficher, en regard lun de lautre, le compte de ses dpenses durant cette route, et celui dun voyage de Domitien, je le trouve peu gnreux envers un mort qui avait prpar sa fortune par les honneurs et les commandements dont il lavait revtu2. A Rome, pour son arrive, point de pompe ni dappareil, seulement limmense concours du peuple, contemplant avec un tonnement joyeux cet empereur qui faisait pied sa premire entre dans sa capitale, ce soldat vieilli dans les camps et affable envers les citoyens, ce vaillant capitaine, la taille haute, lair martial, qui tmoignait de son respect pour le mrite civil et pour lge. Limpratrice plaine, femme de murs svres3, dont les Grecs firent, bien tort, une nouvelle Vnus, 4, ne voulait pas plus de crmonial autour delle ; en montant les marches du palais, elle se retourna sers la foule pour dire : Telle jentre ici, telle jen veux sortir ; et elle tint parole. Nerva avait crit sur la demeure impriale : Palais public, et comme au temps dAuguste, tous les citoyens y taient admis. Trajan fit de mme une vieille coutume voulait dailleurs que la porte du souverain pontife ne ft jamais ferme. Il ordonna de porter dans les temples, qui servaient alors de muses, les joyaux et les rarets qui dcoraient le palais. Ce qui brillait dans la demeure du prince, dit Martial5, est donn aux dieux, tout le monde le verra. On lui reprochait de diminuer le respect d aux princes, en permettant trop de familiarit ; il rpondit : Je serai avec les autres comme jaurais voulu, quand jtais simple particulier, que les empereurs fussent avec moi. Dans la prire adresse annuellement aux dieux pour la prolongation de son rgne, il fit ajouter la clause : Tant quil le mritera ; et dans les actes publics, il se nomma aprs le snat et le peuple6. A lexemple dAuguste, il visitait familirement ses anciens amis, assistait leurs ftes de famille et prenait sa part de leurs plaisirs, soupant, se promenant ou chassant avec eux. Un jour, on voulut lui inspirer des

    1 Iliade, I, 42. 2 Je ne relverais pas cet acte dune vanit aprs tout lgitime, si Trajan navait point donn par l le ton aux courtisans, en montrant quil leur livrait la mmoire de Domitien. Dans la monarchie hrditaire, le fils, par sa prsence seule au pouvoir, dfend la mmoire du pre. Dans lempire romain, il arriva bien rarement que lhritier et intrt protger son prdcesseur contre les calomnies des factieux ou mme des courtisans. 3 Plotina, incredibile dictu est, quanto auxerit gloriam Trajani (Aurelius Victor, Epit., XIV). Cf. Pline, Pang., 83, et Epist., IX, 28. 4 Bull. de corr. helln., t. VI, p. 308. 5 pigrammes, III, 13. 6 Pline, Pangyrique, 67 et 72.

  • soupons contre un snateur ; il alla, sans gardes, dner chez lui, et le lendemain dit aux accusateurs : Sil et voulu me tuer, il let fait hier.

    Les Csars et les Flaviens, lexception du chef de la seconde race, taient tous lettrs, orateurs ou potes, avec plus ou moins de succs ; tous du moins avaient essay dcrire. Trajan, qui fit sa premire campagne quatorze ans, put chapper la funeste ducation de lpoque, ces rhteurs qui corrompaient le got de leurs lves et parfois leur bon seras. Il eut lexprience des affaires et de la vie si ncessaire pour former des hommes de commandement ; et, comme il avait lesprit droit, le cur honnte, il ne montra pas de basse jalousie contre ceux qui possdaient les dons que la nature ou les circonstances lui avaient refuss1. Dans la dfrence de ce vaillant homme de guerre pour le snat se trouvait certainement une pense politique2 ; il me semble y voir aussi le respect involontaire du rude soldat tomb sous le charme des lgances patriciennes.

    Cette conduite dun prince qui semblait concilier deux choses jusqualors contraires : le pouvoir et la libert3, lui gagnait les Pres, tout autant que soir serment, renouvel Rome, de nen point mettre un seul mort. En garantie de cette promesse, il fit saisir ce qui vivait encore de dlateurs tars, les livra, dans lamphithtre, aux moqueries et aux insultes, puis les relgua dans les les. Plusieurs mesures utiles dont il sera question plus loin, un zle ardent pour le bien public et des gards envers les vieilles familles4, des faveurs quil accorda la jeune noblesse5, surtout lhabitude quil prit et quil garda de laisser le snat beaucoup parler6 et quelque peu agir, lui assurrent laffection de la haute assemble, qui, vers la fin du rgne, tmoigna sa gratitude en lui dcernant le titre dOptimus, quon ne donnait qu Jupiter.

    Quant au peuple, qui, dans la monarchie impriale, na jou, quoi quon en ait dit, quun rle de comparse, sans intervenir jamais dans la politique, content du congiaire obtenu, de lair martial de son nouveau matre, il tait sduit par cette nouveaut dun prince citoyen, qui allait pied dans les rues au milieu de la foule, quelquefois eu litire avec ses amis, et pas toujours la premire place. Dailleurs il voyait derrire Trajan des lgions dvoues ; celles-ci, en effet, qui il ne dplait pas de sentir quune main ferme les conduit, avaient, sans un murmure, accepte : du nouvel empereur la moiti du donativum ordinaire, et de ce gnral dans la force de lge elles attendaient des campagnes, des victoires, du butin.

    1 Dion, LXVIII, 7. Quamvis ipse parc esset scienti, moderateque eloquens (Aurelius Victor, Epit., XIII). 2 Dans les vux quil faisait au commencement de chaque anne pour lempire et pour lui-mme, il ajoutait ces mots : Si je continue mriter lestime, laffection du snat. 3 Res olim dissociabiles miscuerat, principatum et libertatem (Tacite, Agricola, 3). Les mots de Tacite sappliquaient Nerva, mais sont plus justes pour Trajan. 4 Il fit une refonte des monnaies (Dion, LXVIII, 15), mais en conservant beaucoup danciens types pour flatter lorgueil des vieilles maisons. Parmi les mdailles refondues alors nous avons celles de quarante-trois familles de lpoque rpublicaine : ctait comme le nobiliaire de lancienne Rome qui tait remis au jour. Cf. Borghesi, uvres compl., I, 215. Eckhel pense aussi quil fit refondre tous les deniers consulaires, per renovare la memoria dell antiche famiglie romane, dit L. Pizzamiglia (Storia della mon. rom., p. 205, 1867). Il y eut sans doute aussi dans cette refonte une pense dconomie, les nouvelles pices ayant plus dalliage que les anciennes. Lalliage, qui, de Nron Nerva, avait t, pour les deniers dargent, de 5 10 p. 100, fut port 20 p. 100. Cf. Mommsen, Gesch. des rm., Mnzwesens, p. 754-758. 5 Festinatis honoribus.... (Pline, Pang., 69). 6 Pline parle de discours de cinq, mme de sept heures quil y fit et de trois journes entires employes un seul procs.

  • Enfin, scrie Pline, au lieu dtre clipse par le prince, la noblesse reoit de lui un nouvel clat ; Csar ne redoute ni npouvante les descendants des hros, les derniers fils de la libert ! Sil et quelque part un reste dune ancienne ligne, un dbris dune vieille illustration, il le recueille, il le ranime ; cest une force de plus quil donne la rpublique. Les grands noms sont en honneur1. Voil donc cet accord du prince et de la noblesse tabli par Auguste, perdu sous ses successeurs, retrouv par Vespasien, que les Antonins, pour le bonheur de lempire, allaient raliser pendant prs dun sicle.

    Trajan ne fit quun sjour de moins de deux annes Rome, do il partit pour la guerre Dacique. Sans avoir t aussi honteuses que Dion le prtend, les expditions de Domitien taient restes sans gloire ni profit. Des gnraux avaient t vaincus et tus, une aigle prise. Les Daces avaient, il est vrai, perdu la dernire bataille, rendu leurs prisonniers et envoy Rome une ambassade pour conclure la pair. Lempire aurait donc pu, sur le Danube, comme maintes fois sur le Rhin, profiter dun succs filial pour renoncer une guerre embarrassante qui menait aux aventures et non pas la scurit ; mais Trajan ntait pas homme se contenter de cette attitude rserve. Nourri dans les camps, il en avait les murs ; il aimait les exercices militaires, la chasse, le vin, les bons compagnons2, surtout il aimait la guerre, mme avec ses plus rudes labeurs, la faisait bien, et par consquent se plaisait la faire. Il nexamina point si la politique dAuguste pour les frontires tait la meilleure ; si une forte dfensive, derrire deux grands fleuves, appuye sur des camps, une nombreuse arme, des cits populeuses, avec des intrigues et de largent jets sur la rive oppose, au milieu des peuplades ennemies, ne valait pas mieux que le plan gigantesque de pntrer aux Indes et de rentrer en Italie travers les Barbares dompts. Ce soldat sennuyait Rome3. Pendant que le snat le fatiguait de ses adulations, Pline de sa verbeuse lgance4, il rvait dAlexandre et de Csar, cherchait un prtexte de guerre ; et, comme ctait chose facile trouver, il se faisait dire par ses orateurs que la honte inflige lempire sous Domitien, sur les bords du Danube, devait tre efface5.

    On peut conclure de quelques mots de Pline que, durant lhiver de la premire anne de son principat, quil passa loin de Rome6, Trajan avait visit les lgions de Pannonie et de Msie, pour rpondre leurs flicitations, inspecter cette frontire, les camps riverains du Danube, se rendre compte de la force des

    1 Pangyrique, 69. 2 Dion, LXVIII, 7. Aurelius Victor assure quil fut oblig dordonner quon nexcutt pas les ordres quil donnerait aprs ses longs repas. Cependant on a vu plus haut quau besoin il avait la sobrit dun vrai soldat. Oit voit encore sur larc de Constantin, Rome, une chasse de Trajan au sanglier (Rossini, gli Archi trionfali, tav. 69). 3 Sur vingt annes de rgne, il en passa huit ou neuf hors de Rome. 4 Chaque phrase du Pangyrique est travaille avec soin et peut tre prise, le mauvais got de quelques-unes mis part, pour ce qui constitue une lgance latine ; mais il est peu duvres littraires aussi ennuyeuses que cette longue et froide amplification. Trajan fuit peut-tre condamn la lire ; heureusement il ne lentendit pas. Pline dveloppa en un volume la harangue snatoriale quil avait adresse lempereur, en prenant le consulat dans lautomne de lanne 100, cest--dire une poque o Trajan navait encore rien fait. Lorsquon voit ce quun trs honnte homme comme Pline peut prodiguer dloges un prince au lendemain de son avnement, on comprend ce que faisaient les autres et on se dit quil aurait fallu de bien fortes ttes pour rsister livresse que versaient tous ces flatteurs. 5 Dion dit bien : , x (LXVIII, 6), mais on a vu quoi il faut rduire ce tribut. 6 Pangyrique, 12 et 16, ou du moins avant lautomne de lanne 100, poque de la rdaction du pangyrique.

  • peuples qui en bordaient lautre rive, et commencer peut-tre les grands travaux qui furent excuts de ce ct-l sous son rgne. Sous Domitien, sous Nerva, il sy tait produit beaucoup dagitation. On y avait vu des combats malheureux et de douteuses victoires. Puisque le Rhin et le haut Danube taient pacifis, Trajan se dit quil fallait aussi pacifier le Danube infrieur. Il avait raison de tourner de ce ct ses armes, car cest l que seront les plus grands dangers de lavenir et, par l, que les invasions commenceront.

    La valle basse du Danube est enferme entre deux chanes de montagnes, parallles lune lautre : les Balkans et les Carpates. Mais tandis que les premires vont mourir la mer Noire, les secondes se replient brusquement entre Cronstadt et Fokchany, dans la direction de louest, en formant le grand coude o la Transylvanie est aujourdhui comprise, puis redescendent au sud jusquau Danube, quelles dominent de leurs masses abruptes sur une tendue de plus de 30 lieues. En face de ces massifs sparant la plaine du Banat (valle du Tms) de limmense plaine valaque, les Balkans envoient sur la rive droite de puissantes ondulations de terrains qui se relvent au bord du fleuve jusqu 2 et 3.000 pieds de hauteur, et, par leurs assises infrieures, traversent le lit du Danube, quelles sment de rcifs dangereux. Cest la passe clbre appele les Portes de Fer, qui commence Drenkova et se termine prs dOrsova. Le fleuve majestueux, press dans cette gorge troite o lon ne mesure pas, Cazan, 200 mtres de large, sy prcipite avec colre et y passe en cumant ; un vent violent y soulve des vagues telles que les fleuves nen connaissent pas, et, dans les basses eaux, il faut le pilote le plus habile, au gouvernail la main la plus ferme, pour ne pas sortir des canaux forms par les roches du fond1. La nature est, l, magnifique, imposante et fire. Lhomme aussi y fut grand, car ce fleuve, Trajan lenchana par un pont que les modernes nont point encore os reconstruire2, et cette montagne qui, sur la rive gauche, descend pic dans les flots irrits, il la tailla pour lui creuser au flanc un chemin que ses soldats pouvaient suivre en tout temps. On lit encore gravs sur le roc ces mots dune inscription : Il ouvrit une route travers le fleuve et la montagne dompts3.

    Linscription est de lan 100. On doit donc en conclure quune partie des travaux tait commence avant la premire guerre Dacique. Aurelius Victor attribue mme Trajan louverture dune voie militaire allant du Pont-Euxin la Gaule. Les Romains, ces grands constructeurs, navaient certainement pas attendu plus dun sicle avant de reconnatre la ncessit de border dune route sre le grand fleuve qui couvrait leur empire sur une tendue de 600 lieues, et, comme il est

    1 Drenkova, un pilote spcial monte bord avec trois ou quatre hommes pour tenir le gouvernail. Je dois dire cependant quil ny a aucun pril dans cette navigation ; je lai faite, et si jai eu beaucoup admirer, je nai, en vrit, rien eu craindre. Nous ne connaissons en France que la valle du Rhin ; celle du Danube lui est bien suprieure en beauts pittoresques ou grandioses, la chute de Schaffhouse excepte. 2 Le dernier pont quon trouve en descendant le Danube est celui qui a t construit entre Bude et Pesth, il y a trente ou quarante ans. 3 .... Montis et fluvii anfractibus superatis, viam patefecit, plusieurs mots tant demi effacs, Mommsen lit ainsi la fin de linscription : montibus excisis, amnibus superatis, viam rcit (C. I. L., t. III, n 1609). La route taille dans le roc existe encore. En descendant le Danube, ou la suit pendant plusieurs milles. Du milieu du fleuve elle semble une lune trace au flanc de la montagne, ce nest en effet quune entaille faite quelques pieds au-dessus des grandes eaux, large seulement la base dun mtre et demi, mais dont on doublait la largeur par un plancher en bois qui surplombait les eaux. On voit aussi sur la rive droite de lAlouta, du Danube aux montagnes, les restes dune voie romaine que les Valaques appellent calea Trajanului.

  • arriv si souvent, luvre de plusieurs gnrations a t mise au compte du prince qui avait laiss sur cette frontire les plus glorieux souvenirs1.

    Limportance des prparatifs militaires rpondit la grandeur des travaux entrepris pour donner larme une base solide doprations. De Vienne, au pied du Kahlenberg, jusqu Trosmis, dans la Dobroutcha, huit lgions gardaient le pays des Pannoniens et la Msie. Cinq quittrent leurs cantonnements et furent runies, en lanne 101, sur les bords de la Save, qui porta le gros bagage jusquau Danube, prs des lieux que nous venons de dcrire, vers Viminacium (Costolatz). Trajan vint les rejoindre avec les dix cohortes prtoriennes et la cavalerie batave et maure. Ce ntait pas trop pour combattre un peuple brave et un chef habile dont lhistoire aurait fait un hros, si elle le connaissait mieux.

    Les Daces occupaient les deux cts de lnorme promontoire que les Carpates projettent sur le Danube : louest, la valle du Tms ou le Banat ; lest, la plaine valaque ; mais le centre de leur puissance, leur capitale et leurs forteresses taient plus au nord, dans la haute valle du Marosch (Transylvanie)2. Cest l quil fallait aller frapper les coups dcisifs. On pouvait y arriver par trois routes : lune louest, travers le Banat, en franchissant, au col appel aussi la Porte de Fer, la chane secondaire qui spare les bassins du Tms et du Marosch ; les autres, lest, par la Petite Valachie, en remontant deux valles qui conduisent cieux gorges ouvertes clans la chane principale, celle du Jiul (Schyl) aboutissant la passe de Volcan, et celle de lAlouta qui, ne dans la Transylvanie, traverse la grande chane au dfil fameux de la Tour Rouge (Rothe Trurmpass), dans le sud dHermanstadt. Ces passages menaient tous deux aux environs de Sarmizegethusa (Varhly).

    Pour la premire guerre, Trajan suivit, du moins avec sa principale arme, la route du Banat qui lloignait le moins de la Pannonie o taient ses rserves ; pour la seconde, il parait avoir prfr les autres ; dans les deux cas, il marchait avec un de ses flancs couvert par les montagnes, et par consquent toujours dans le voisinage de fortes positions prendre contre une attaque soudaine.

    Un pont de bateaux, jet prs du bourg actuel de Grodichte, lui permit de dboucher dans les plaines du Tms. Larme savana droit devant elle par la route qui se trouve encore trace sur la carte de Peutinger, franchit lEiserne Thor (porte de Fer), et, tournant lest, arriva devant la principale forteresse des Daces, Sarmizegethusa (Varhly). Cette place fut enleve avec les dpouilles que plusieurs gnrations y avaient entasses.

    Un peuple tabli dans la valle suprieure de la Theiss, les Burres, essaya de sinterposer en faveur des Daces ; leur message tait crit en caractres latins sur un norme champignon ou plutt sur un bouclier. Trajan ne tint pas compte dune menace qui venait de peuplades si pauvres ; il poussa lennemi avec ardeur jusquau del du Marosch, et lcrasa dans une grande bataille. Les Daces savourent vaincus ; ils livrrent leurs armes, les transfuges, laigle prise Fuscus, rasrent leurs forteresses et sengagrent tenir pour allis les amis du peuple romain et ses ennemis pour adversaires. Le Dcbale vint lui-mme accepter ces dures conditions. Sa capitale reut une garnison romaine, qui se

    1 Prs du village serbe de Horum, en face de Kozlamare, dans le Banat, on lit sur un rocher de la rive droite du Danube une inscription de lan 33 ou 34, par consquent du rgne de Tibre, qui prouve qu cette poque deux lgions taient occupes construire une voie militaire le long du fleuve. (Griselini, Gesch. des Temesw. Banat, I, p. 287, et C. I. L., t. III, n 9598.) 2 Montibus suis inhrent (Florus, IV, 12).

  • relia par une srie de postes fortifis aux camps du Danube. Lexpdition avait exig deux campagnes (101-102) et trois combats srieux, car Trajan fut trois fois salu imperator par les soldats.

    Il rentra dans Rome en triomphe, avec le surnom de Dacique, et paya sa bienvenue par deux faveurs presque galement agrables au peuple : un congiaire et le rappel des mimes, contre lesquels il avait dabord fait revivre la loi de Domitien. Mais les ftes qui suivirent la solennit taient peine finies1 que de mauvaises nouvelles arrivrent du Danube. Les Daces reprenaient courage ; ils rebtissaient leurs forts, ils amassaient des armes, nouaient des relations avec tous les ennemis de Rome et attaquaient, au del du Tms, les Iazyges ses allis. Trajan revint au milieu de ses soldats (105)2, rsolu en finir avec ce peuple.

    Lattaque principale eut lieu lest, par les valles du Jiul et de lAlouta. Pour dboucher Le pont du Danube aisment de ce ct, il fit achever par son architecte Apollodore, prs de Turn-Severin, un pont commenc ds la premire guerre3 et dont les restes existent encore au fond du fleuve, o lon a vit dans les basses eaux seize des vingt piles de pierre qui avaient soutenu les traves de bois4. Luvre serait encore aujourdhui trs difficile ; elle ltait bien davantage au temps de Trajan ; aussi ne saurait-on trop admirer les ressources de lempire qui lentreprit et le gnie de larchitecte qui lexcuta. En cet endroit, les rives

    1 A celles du second triomphe dacique en 106 ou 107, il donna au peuple, durant cent vingt-trois jours, des jeux o combattirent dix mille gladiateurs et o onze mille btes furent gorges. (Dion, LXVIII, 15.) 2 M. des Vergers met la seconde dclaration de guerre la fin de 104, Mommsen et Dierauer font recommencer les hostilits en 105. 3 De nos jours, la construction dun pont sur la Seine exige deux campagnes ; il en a fallu bien davantage pour le pont de Trajan. Ce que lon montre comme des restes du pont de Trajan, Gieli, sont les dbris de forteresses construites au moyen ge. 4 En 1858, une commission autrichienne a soigneusement tudi ces restes. Larme romaine, avait t employe ce travail : on a dragu, prs des piles, de grandes tuiles portant des noms de cohortes. Les ruines du pont de Trajan existent encore, et, pendant les basses eaux, les assises infrieures des piles actuellement drases sont trs apparentes 10 kilomtres environ au-dessous de la dernire cataracte des Portes de Fer 21 kilomtres laval dOrsova, presque en face de Tourno-Severino. Dans cette partie de on cours o le fleuve est rduit un seul bras slevait un pont en charpente dont les traves en plein cintre, composes de trois cours darcs superposs et entretoiss, avaient prs de 36 mtres douverture et reposaient sur deux cules et sur vingt piles en maonnerie, distantes de 54 mtres daxe en axe, ce qui donnait pour louverture du pont, vides et pleins compris, 1.134 mtres. Des forteresses gardaient chacune des deux ttes. Le lieu du passage avait t choisi avec une rare sagacit, en dehors des cataractes, l o le courant est tranquille, et o ltendue de la plaine permet au fleuve de stendre en largeur sans trop creuser son lit. La plus grande profondeur ny est, ltiage, que denviron 6 mtres. Le fond est dun sable graveleux assez solide pour porter le poids des maonneries. La description que Dion Cassius a faite de louvrage est empreinte dune exagration manifeste. La hauteur des piles aurait t de 150 pieds romains, soit de 45 mtres, ce qui navait aucune raison dtre ; et des arches, maonnes en plein cintre, runissaient, suivant lui, les piles distantes de 54 mtres daxe en axe, ce qui serait, mme de nos jours, un prodige de construction. Les bas-reliefs de la colonne Trajane et plusieurs mdailles de bronze frappes sous le rgne de Trajan donnent cette description un dmenti complet. Les arches qui y sont figures soit en charpente, composes dun triple cours de pices cintres concentriquement et dont lquidistance est maintenue par des moises convergeant vers le cintre, systme ingnieux, souvent employ par les modernes, et dont luvre dart qui nous en donne limage met en vidence les dispositions heureuses, sauf en quelques dtails o lartiste a probablement altr les formes que le clbre Apollodore de Damas, larchitecte de la colonie, avait donnes au pont dont il avait aussi t lingnieur. (Rapport officiel de M. L. Lalanne, prsident de la Commission technique europenne pour la construction dun pont sur le Danube ; dcembre 1879.)

  • sont loignes lune de lautre de 1.100 mtres1 ; ltiage, on trouve encore 6 mtres deau dans le thalweg, le double au moment des crues, et le dbit moyen dpasse 9.000 mtres par seconde. Btir les Pyramides ou l Colise avait t une entreprise moins difficile.

    Avant que larme romaine franchit le pont, le Dcbale inquiet essaya de conjurer la tempte qui se dirigeait sur lui, en faisant assassiner lempereur. Ce coup manqu, il demanda la paix et le remboursement de ses frais de guerre, promettant en change de rendre un des meilleurs gnraux de Trajan, Cassius, qui, attir une confrence, avait t pris par trahison. Pour laisser toute libert son prince, Cassius sempoisonna. La nouvelle de ce noble dvouement accrut lardeur des Romains ; les plus difficiles obstacles furent surmonts, et lennemi, vaincu dans toutes les rencontrer fut forc dans toutes ses retraites. Le Dcbale finit bravement : la prise de son dernier chteau, il se jeta sur son pe et ses chefs se turent aprs lui. Il avait enterr ses trsors dans le lit dune rivire dont on avait dtourn le cours, et mis mort les captifs qui avaient travaill cet ouvrage2 ; un de ses familiers rvla le secret (fin de lanne 106). Encore un brave peuple qui, aprs une rsistance dsespre, disparaissait de lhistoire ; mais il nest pas mort tout entier il reste du sang dacique dans la population roumaine.

    La conqute tait acheve. Pour la rendre durable, Trajan appela dans la rgion comprise entre le Tms et lAlouta (Banat, Transylvanie et Petite Valachie) des habitants tirs de toutes les provinces de lempire3 et des vtrans de toutes les lgions ; il y organisa deux puissantes colonies : Ulpia Trajana Sarmizegetusa, au centre du pays, pour le mieux contenir, et Tsierna, au voisinage du grand pont, afin que ses lgions eussent toujours libre entre dans la province. Il en fonda deux autres sur la rive droite du Danube : scus (Gicen) et Ratiaria, prs de Brsa-Palanca ; enfin il battit en face de lembouchure de lAlouta la ville de la Victoire, Nicopolis, qui sappelle encore ainsi4. A ces noms on pourrait joindre, si les ruines nous les avaient livrs, ceux des municipes, des forteresses et des camps retranchs5 qui furent tablis pour mettre en culture cette terre fconde, exploiter les mines des Carpates et assurer tout la fois lobissance des sujets et leur scurit. Dans la riante valle de la Czerna, o Trajan sest coup sr arrt quand il vint surveiller les travaux du pont, coulaient deux sources, lune sulfureuse, lautre ferrugineuse ; les Romains se htrent dy construire les bains de Mehadia, qui furent bien vite fameux et qui le sont encore. Ils les

    1 3570 pieds grecs. (Dion, LXVIII, 13.) Il semble quApollodore ait construit au milieu du fleuve une le artificielle sur un bas-fond. (Tzetzs, Chiliades, II, vers 67 et suiv.) 2 Les Goths feront de mme pour la spulture dAlaric. 3 Ex toto orbe Romano infinitas eo copias hominum transtulerat art agros et orbes colendas (Eutrope, VIII, 5). Les colons de provenance latine durent tre de beaucoup les plus nombreux, puisque leur langue est reste dans le pays, et que lon y trouve des Augustales, qui ne se rencontrent que dans les provinces occidentales. Mais les inscriptions montrent des Asiatiques, des Galates, des Cariens, etc., Napoca, Sarmizegetusa, etc. (Cf. C. I. L., t. III, p. 160, n 850, 860, 870, 882), et des Dalmates Alburnus major (Verespatak), etc. Ce devaient tre des vtrans ayant t forcs dapprendre le latin au service, sans dsapprendre leurs croyances religieuses. 4 C. I. L., t. III, n 755, 1641 et p. 141, et Ammien Marcellin, XXVII, 4, 12. 5 Voyez Francke, p. 158-178, la province de Dacie dans le C. I. L., t. III, p. 161-261, et la carte de Peutinger, dit. Desjardins. Des municipes de la Dacie furent plus tard levs au rang de colonies : Napoca (Kolosvar ou Klausenbourg), sous Antonin ou Marc-Aurle ; Apulum (Karlshourg, dans la haute valle du Marosch), peut-tre sous Marc-Aurle, Patavissensium vicus (Thorda), sous Septime Svre. Dans la seule Transylvanie on a trouv les restes de vingt-trois camps ; Sarmizegetusa, Tsierna, Napoca et Apulum eurent alors ou plus tard le jus Italicum, cest--dire lexemption de limpt foncier. (Digeste, L, 15, I, 8 et 9.)

  • consacrrent Hercule, parce que ces eaux rendaient la force, et lon y a trouv une inscription Higi et Veneri, les deux desses qui, dans tous les temps, on a demand, aux stations thermales, la sant et le plaisir.

    Entre ces villes, les deux lgions laisses par Trajan dans la Dacie1 ouvrirent des routes mesures au cordeau comme celles du reste de lempire, et dans lintrieur des cits slevrent des autels, des temples, des amphithtres, dont quelques-uns datrent des premiers jours de la conqute, puisque, au bout dun demi-sicle peine, Antonin tait oblig den reconstruire un qui tombait de vtust2. Dans les montagnes de la Transylvanie se trouvaient des mines dor. Trajan en organisa lexploitation par dhabiles mineurs appels de la Dalmatie3, o lon avait lhabitude de ces travaux4, et qui nous ont laiss de nombreuses inscriptions mentionnant quelques-uns de leurs usages ou de leurs contrats5. Un commerce actif relia bien vite aux anciennes provinces cette terre barbare o lon voit, comme dans les plus vieilles cits de lempire, des collges formes par des gens de mtier, des socits de ngociants trangers tablis dans les villes daciques, et jusqu des tombeaux dhommes de Palmyre6 ou de lIture qui, entrans par le service militaire ou le trafic, taient venus tristement mourir si loin de leur soleil. Aucune des inscriptions daciques qui fournissent ces dtails ne mentionne danciennes divinits du pays ; mais il y est beaucoup question de dieux orientaux, de Mithra, dIsis, de Srapis, du Jupiter de Tavium (Galatie), de celui dHliopolis (Syrie), du Bonus Puer (Posphorus ou lHorus gyptien), de la Nehaletinia gauloise, de la Vierge de Carthage, etc.7 Le courant de colonisation dtermin par Trajan et ses successeurs avait t si puissant, que la population indigne, submerge, neut point la force de percer ait travers de la socit nouvelle qui lenveloppait, et de lui faire accepter quelques-uns de ses dieux, comme il tait arriv en Gaule aprs la conqute de Csar.

    II faut donc reconnatre que les Romains, si lon oublie la plbe de Ronce, cume de lunivers, avaient gard dans leur dcadence quelques-unes de leurs anciennes qualits. Au second sicle de notre re, on aurait pu croire que ce peuple de laboureurs et de soldats qui, partout o il stait tabli, avait si fortement saisi la terre, que sa trace y est encore, stait puis coloniser lItalie, la Gaule, lEspagne, lAfrique. Et voil que le vieux sang montre encore sa vertu et sa fcondit : les colons de Trajan se sont assimil lancienne population quon retrouve dans toits les villages valaques, o elle se reconnat la haute stature, au teint clair, la chevelure blonde, aux mouvements calmes et lents des hommes du Nord, tandis que les descendants des colons ont conserv la taille courte, lil ardent, les cheveux noirs et la vivacit des hommes du Midi. Sous linfluence latine, ces lments si contraires se sont combins en un tout homogne. La Dacie devint une Italie nouvelle, Tzarea Roumanesca ; malgr les invasions quelle a subies, elle sappelle encore la Roumanie ; son peuple est le peuple roumain, et, des rives du Marosch celles du Pruth, du Danube au

    1 La XIIIa Gemina et la Ia Adjutrix. (C. I. L., t. III, n 1628.) 2 Vetustate dilapsum, Porolissum. (C. I. L., t. III, n 856, en lanne 157.) 3 C. I. L., t. III, p. 9134 ; des inscriptions mentionnent des collges dauroriorum et de salariorum. 4 Pline (Hist. nat., XXXIII, 21) parle dune veine aurifre dcouverte en Dalmatie du temps de Nron, et qui rendait par jour 50 livres dor. 5 C. I. L., t. III, p. 921-966 : Instrumenta Dacica in tabulis ceratis conscripta. 6 On a aussi des inscriptions funraires de Palmyrens dans les oasis de lAlgrie. Cf. L. Renier, Inscr. dAlgrie, n 1637, 1659, etc. 7 C. I. L., ibid., passim. Aquincum, en Pannonie, on a trouv une inscription en lhonneur de Baal. (Muse pigr. de Pest, par M. E. Desjardins.)

  • sommet des Carpates, on parle une langue latine1. En songeant au peu de temps quil fallut pour oprer cette transformation, on est conduit considrer cette latinisation de la Dacie comme la plus grande uvre de colonisation que lhistoire connaisse. Quelle puissante vitalit dans cette race et que de grandes choses on aurait pu faire avec des peuples si mallables, en les unissant par des institutions gnrales qui leur auraient donn une vie commune ! Nous avons dit peu prs tout ce que les crivains anciens rapportent de cette guerre. On en peut apprendre bien davantage de la colonne Trajane, qui est pour la vie militaire des Romains ce que Pompi est pour leur vie civile : la reprsentation fidle de choses disparues depuis dix-huit cents ans. Les bas-reliefs qui se droulent en spirales gracieuses autour de son ft de marbre blanc nous montrent les armes et les costumes des lgionnaires et des Barbares, les engins de guerre, les camps, les attaques de forteresses, les passages de fleuve ; Trajan lui-mme haranguant ses troupes ou pansant les blesss, et le roi des Daces se jetant sur son pe pour ne pas survivre son peuple2.

    Ce monument de la gloire militaire de Rome, plus durable que son empire, slve encore au milieu des dbris du forum que Trajan cra en faisant disparatre une colline qui descendait du Quirinal vers le Capitole. Daprs linscription grave au pidestal, il fallut enlever une masse de terres dont la hauteur tait gale celle de la colonne, 43 mtres3. Nous ne pouvons donner la description complte de ce monument, mais la nature de ce livre exige que nous en reproduisions au moins les scnes principales.

    Le premier combat est un engagement dinfanterie au passage dune rivire que les Daces dfendent ; ils cdent, effrays par un orage quindique la reprsentation de Jupiter lanant la foudre.

    Les bas-reliefs suivants montrent lempereur qui sembarque pour secourir ses troupes assiges dans leur camp et qui les dlivre : cette fois la cavalerie a lhonneur de la victoire, malgr lassistance prte aux Daces par les Sarmates que lon reconnat labsence de boucliers dans leurs armes.

    Mais le succs est chrement achet, csar beaucoup de soldats sont rapports lambulance, o les mdecins pansent leurs blessures.

    Trajan avance arec prudence, marquant sa route par des camps que ses lgionnaires construisent et qui sont de vritables forteresses.

    Par ses paroles et ses largesses il soutient le courage de ses soldats.

    Un chef maure, Lusius Quietus, la tte de ses rapides cavaliers, dont les petits chevaux crinire paisse rappellent les chevaux numides, pousse des reconnaissances dans les forts qui entourent la capitale des Daces, Sarmizegetusa.

    1 Une langue du moins dont le fond est latin. Ainsi le latin na donn au Roumain quenviron douze cents mots simples, contre deux mille huit cents slaves ; mais les mots latins sont gnralement les mots essentiels et ont plus de drivs que les mots slaves. (Dict. dtymol. dato-romane, par de Cihac, 1879.) 2 M. Frhner (la Colonne Trajane) a essay de refaire lhistoire des guerres daciques avec les bas-reliefs de ce monument. Mais, sils sont une mine prcieuse pour larchologue, sils fournissent de curieux renseignements pour les armes, les costumes, etc., si certains dtails de ces expditions y sont fidlement reproduits, deux lments indispensables lhistorien y manquent : les indications de temps et de lieux quune inscription seule pouvait donner. 0n y compte jusqu deux mille cinq cents figures. 3 .... Ad declarandum quant altitudinis mono et locus tantis operibus sit egesitus. (Orelli, 29.)

  • Il en ouvre la route lempereur, qui lassige et russit la prendre. Le Dcbale vaincu vient faire soumission aux pieds de lempereur.

    Trajan en quittant la Dacie avait laiss des garnisons dans ses camps fortifis ; quand la seconde guerre commena, ces camps furent assigs : il accourut polir les dlivrer.

    Il rencontra une rsistance nergique. Une bataille acharne sous les murs de la nouvelle capitale des Daces lui livra cette ville.

    Mais le Dcbale y mit le feu avant de labandonner ; ses principaux chefs runis dans un banquet se passrent la ronde une coupe empoisonne, pour se soustraire la honte de la captivit.

    Dautres, moins fiers, vinrent faire leur soumission aux Romains.

    Le Dcbale, cependant ne dsesprait pas ; il tenta encore le sort des armes ; une dernire dfaite le dcida se frapper lui-mme, pour ne pas tomber vivant aux mains de ses ennemis. Sa tte apporte Trajan et envoye Rome y annona la fin de la guerre.

    Il laissait derrire lui quelques braves, ses derniers compagnons, qui aimrent mieux vendre chrement leur vie plutt que rendre leurs armes.

    On neut raison deux quen brlant le village o ils rsistaient encore, au milieu des murs crouls.

    La guerre avait t faite des deux cts sans merci. Dans les lgions, on avait rpandu le bruit que les Daces livraient les captifs romains leurs femmes, pour quelles les fissent prir dans les supplices ; et larchitecte de Trajan les avait montres, sur la colonne, gorgeant les prisonniers. En levant ce monument, qui a servi de modle toutes les colonnes triomphales, le Grec Apollodore a renonc au gnie de sa race, qui et voulu de lart idalis ; mais il a obi ce gnie de Rome qui se plat la ralit et lutile. Il a reproduit tous les incidents de ces deux campagnes ; les travaux des soldats, leur armement, leur costume et ceux de leurs adversaires ; on y voit en action jusquau service mdical des lgions. Mais ne nous en plaignons pas : dans cette svre pope de marbre on eut tire, non seulement la guerre Dacique, mais toutes celles que les Romains tirent au del du Danube et du Rhin.

    Pendant ces conqutes du prince au nord, un de ses lieutenants, Cornelius Palma, sortait par la frontire orientale des anciennes limites de lempire. Le grand dsert qui stend de lEuphrate la mer Rouge enveloppe de ses vagues de sable et de ses nomades pillards la Syrie et la Palestine. Sur la lisire des terres cultives et presque sous le mme mridien se trouvent la grande cit de Damas, que les Romains tenaient depuis longtemps dans une demi dpendance, et les quatre villes de Bostra, Grasa, Rabbath Ammon (Philadelphie) et Ptra ; celle-ci en plein dsert, distance gale de la mer Rouge et du lac Asphaltite, et sur la route des caravanes qui se rendaient de la valle de lEuphrate dans celle du Nil. Ctait la rsidence du roi des Nabatens, Zabel, qui commandait jusqu Damas, mais aussi le repaire des bandits qui dsolaient les riches pays du Jourdain et inquitaient les caravanes. Cornelius Palma sempara de ces places (1051), rduisit le pays en province (Arabia) et fit de Bostra une colonie qui servit de quartier la lgion IIIa Cyrenaca. Aussitt des routes furent traces, des

    1 Lre de la nouvelle province commence au 22 mars 106. (Waddington, Ml. de num., 2e srie, p. 169.)

  • conduites deau tablies pour utiliser les torrents des montagnes et vivifier la plaine aride. Une inscription rcemment trouve est un hommage des habitants de Kanata au lgat imprial qui, le lendemain de la conqute, avait amen une source dans leurs murs1. Avec des matres si prvoyants, les villes gagnrent de la vie, de la richesse et une nombreuse population ; Ptra devint le centre dun commerce considrable, et lon vit les nomades, pris du got des arts, dcorer leurs cits de monuments dont les ruines, au milieu de ces solitudes, tonnent et charment le voyageur ; tandis que dautres, gagns par lappt de la solde militaire, entraient au service de lempire ; les anciens coupeurs de routes se chargeaient de les garder2.

    Ces conqutes, surtout la premire, produisirent Rome un grand effet3. Depuis Auguste, lempire ne stait augment que de la Bretagne, sous Claude, et le triste prince navait gagn, au succs de ses lieutenants, ni gloire ni popularit. Mais la double expdition conduite par Trajan lui-mme dans un pays sauvage, la soumission dun peuple redout, les multitudes de coloris quon voyait sacheminer du fond des provinces vers ces terres fcondes et Ies aigles romaines planant au-dessus des Carpates, en plein monde barbare, tout cela faisait ce quon appelle de la gloire, et branlait les imaginations dshabitues des spectacles virils. Le snat dcrtait, pour les gnraux, des statues triomphales, pour le prince sa colonne, et les potes rvaient de chants piques en lhonneur de la Rome nouvelle. Comment trouver, crivait Pline son ami Caninius, un sujet aussi riche, oui la vrit ait plus lair de la fable ? Vous nous montrerez les eaux rejetes dans les plaines arides4 ; des ponts btis sur des fleuves qui nen avaient jamais port ; des armes qui tablissent leurs camps sur dinaccessibles montagnes, et un roi plein de rsolution contraint de quitter sa capitale et la vie5. Mais, comme dj lesprit latin flchissait, au moins dans les lettres, cest avec la mtrique et lidiome dHomre que Caninius se proposait dcrire son pome national ; et Pline, pris de la mme inquitude que Boileau, ne trouvait cela quune difficult, celle de faire entrer dans des vers grecs des noms barbares.

    Cependant, lorsque le conqurant de la Dacie fut de retour clans la ville, on aurait pu croire, regarder les choses du dehors, quil ny avait Rome quun snateur de plus. Cest le mot de Martial. Le pote impur qui appelait Domitien un dieu ne donne mme pas Trajan le noie de seigneur. Nous ne voyons plus un matre ici, scrie-t-il, mais le plus juste des snateurs6. Il discutait, en effet, avec ses collgues, lgifrait ou jugeait avec eux7 ; il les laissait remplir, en

    1 x x de Corn. Balbus. (Waddington, Inscr. de Syrie, n 2296.) 2 Une inscription mentionne une cohors quinta Ulpia Petrorum. (Bull. de lInst. arch., 1670, p. 22.) En dautres est cite la IIIa coh. Iturorum. (Wilmanns, 1030, 1864.) 3 On a beaucoup de monnaies avec la lgende : la Dacie captive et limage dune femme les mains lies derrire le dos, assise ou jete sur des boucliers. (Cohen, II, Traj., n. 74.) Une autre (II, 532), postrieure la conqute, porte en lgende : Dacia Aug. prov. s. c., et montre la Dacie assise sur un rocher, tenant une enseigne surmonte dune aigle ; gauche, un enfant qui tient des pis. Devant elle, un autre enfant qui tient une grappe de raisin. Cest la mdaille de la colonisation. 4 Allusion quelque rivire que Trajan avait dtourne de son lit pour une opration de guerre. 5 Lettres, VIII, 4. 6 Lettres, X, 12. 7 Par exemple dans le procs de Marius Priscus, proconsul dAfrique, poursuivi pour concussion. Pline et Tacite furent chargs par le snat de soutenir laccusation. Les dbats durrent trois jours, et Trajan assista toutes les sances, qui furent longues, car, une fois, Pline parla cinq heures. Priscus fut condamn la relgation (dc. 99 et janv. 100). Pline fut encore charg par le snat de soutenir laccusation porte par toute la province contre Ccilius Classicus, proconsul de Btique

  • toute libert, leurs innocentes fonctions, mme disposer, comme ils lentendaient, de ces magistratures, idoles dores toujours tenues en grande vnration, mais do la vie politique stait retire1. Pour faire arriver un plus grand nombre de snateurs au consulat, Trajan nomma douze consuls chaque anne, et lui-mme, durant son rgne, ne prit que cinq fois les faisceaux, en se soumettant toutes les formalits habituelles, mme au serment prt debout devant le consul en charge, qui demeurait assis et dictait les paroles.

    Pour les lections, il avait tabli le scrutin secret, qui sauvegardait la dignit des snateurs, puisque lil du prince ne pouvait plus marquer les opposants. Pline applaudit cette rforme et en mme temps la redoute2. Il a raison. Ce scrutin, bon pour les petits, dont il faut protger la libert, est mauvais pour les grands, qui, par lui, chappent la responsabilit de leur vote. Il est vrai que les grands dalors taient bien petits. La premire fois que les snateurs firent usage du mode nouveau de votation, on trouva sur plusieurs bulletins des plaisanteries, mme des impertinences : un deux portait le nom des protecteurs la place du nom des candidats3. A ces rvlations inattendues de lurne au scrutin, le snat retentit de clameurs indignes, et lon appela toute la colre de lempereur sur les coupables. Ils restrent inconnus ; ces mauvais plaisants taient sans doute des gents desprit qui, en public, jouaient trs gravement leur rle, mais riaient, sous le masque, de la comdie quils venaient reprsenter. Pline nest pas de ceux-l : un homme aussi proccup de lopinion gardait ltiquette et le crmonial jusque dans sa chambre coucher, o, le soir mme, il racontait la scne un ami, en se demandant si de pareilles gens ntaient pas capables de tout. Aussi pourquoi trouble-t-on sa srnit par de discordantes paroles ? Il admire consciencieusement son prince ; et avec raison ; peu sen faut mme quil ne se croie revenu aux temps rpublicains. Vous nous avez command dtre libres, scrie-t-il, nous le serons4. On se laissait prendre ces paroles, et quelques-uns se croyaient dj revenus Iancienne rpublique. Un secrtaire de lempereur, Titinius Capito, mettait dans sa maison, la place dhonneur, les images de Brutus, de Cassius et de Caton qui avaient cess dtre sditieuses ; il crivait lhistoire des grands citoyens immols par la tyrannie, et il en faisait des lectures publiques, o accourait toute la haute socit de Rome5. Mais des gens qui il faut commander dtre libres ne le seront jamais. La libert se prend, ou, ce qui vaut mieux, lopinion limpose : le peuple qui la recevrait par ordre ne serait ni digne ni capable de la garder. En ralit, lautorit de Trajan tait aussi absolue que celle daucun de ses prdcesseurs. Pline, dans ses Lettres, o il nest plus gn par lloquence officielle, montre bien que Rome ne cessait pas davoir un matre. Il est vrai, dit-il, que tout se fait la volont dun homme qui, dans lintrt commun, prend pour lui seul tous les soucis, tous les travaux6. Il soublie, mme, dans le Pangyrique, jusqu faire du prince le propritaire universel qui peut disposer son gr de tout ce que les autres possdent (27).

    (101 ?). Sous Domitien, il avait fait condamner un autre proconsul de cette province, Bebius Massa. (Lettres, III, 4 et 9.) En 105 on 104, il dfendit Julius Basses, proconsul de Bithynie. 1 Il faut, bien entendu, faire exception pour les magistratures civiles (prtor urbanus, peregr., de fidei commissis) et pour les fonctions administratives ou militaires des gouverneurs de province et des commandants de lgion qui taient ncessairement trs actives. 2 Lettres, III, 20. 3 Pline, Lettres, IV, 25. 4 Pangyrique, 56. 5 Pline, Lettres, I, 17 ; VIII, 12. 6 Lettres, IV, 20.

  • Mais ce pouvoir, Trajan, sans hypocrisie ni feinte, et ceci le distingue dAuguste, lenveloppait des formes de la libert, parce que la courtoisie tait dans sa nature ; parce quune seule chose le proccupait, lintrt de ltat ; parce quenfin, tmoin de la lutte homicide de Domitien et de laristocratie, il se rappelait ce que cette guerre avait jet dodieux sur le prince, et t de force au gouvernement, en lobligeant dpenser, pour djouer des complots vritables ou imaginaires, le temps, lattention et les ressources que rclamait le service public. Laissons donc ces snateurs inutiles sur leurs chaises curules, et voyons agir le prince.

    Trajan est une des figures les plus sympathiques de lhistoire ; sil manque de la haute intelligence et de laudace politique du rformateur qui reconstruit, il a la sagesse et la force qui consolident et conservent. Avec le miracle impossible dune succession dempereurs tels que lui, Rome tait sauve, parce que, dans les pays de pouvoir absolu, la puissance du prince pour le bien est gale celle quil possde pour le mal. Dans ses jugements, on voit toujours lesprit de justice ; dans sa correspondance administrative, un parfait bon sens ; dans sa vie prive, la modration et la retenue, sauf pour certains vices du temps1 ; au palais, lconomie ; dans les travaux publics, la magnificence ; en tout, pour tous, la discipline, lordre et le respect absolu de la loi.

    Ainsi, il sopposait ce que lon pronont une condamnation contre un absent involontaire ou sur une dnonciation anonyme : Mieux vaut, crivait-il Severus, laisser chapper un coupable que punir un innocent2. Ctait de la plus simple quit, et il ny aurait pas len louer si dautres navaient souvent tenu une conduite contraire. Pour les procs avec le fisc, il constitua un tribunal dont le juge tait dsign par le sort, et o les parties avaient droit de rcusation. Le pouvoir et la libert, dit Pline, plaident au mme forum, et, le plus souvent, ce nest pas le fisc qui lemporte, le fisc dont la cause nest jamais mauvaise que sous un bon prince3.

    Souvent il venait siger au milieu des juges, entendre les tmoins et dcider, fallt-il, comme dans le procs de Marius Priscus, rester trois jours entiers au snat, quil prsidait en qualit de consul. Il recevait les appels de tous les tribunaux de lempire et retenait les causes pour lesquelles on sollicitait son examen personnel. Pline nous a laiss le tableau dune de ces assises impriales, dans une lettre charmante qui fait aimer celui qui lcrivit, mais bien plus encore le prince au sujet duquel elle fut crite. Jai t, dit-il, appel par lempereur au conseil tenu en sa maison de Centum Cell. On a jug diffrents procs. Claudius Ariston, le premier des phsiens, avait t accus par des envieux ; il a t absous et veng4. Le jour suivant, on a jug la femme dun tribun des soldats, Gallita, coupable dadultre avec un centurion. Le mari en avait crit au lgat consulaire, qui renvoya laffaire au prince. Les preuves ne laissant pas de doute, Csar cassa le centurion et le condamna la relgation. Restait sa complice. Lamour retenait le mari, qui, content davoir loign un rival, gardait sa femme chez lui. On lavertit quil devait poursuivre le procs ; il le lit contrecur ; et, malgr lui encore, elle fuit condamne aux peines portes par la

    1 Fronto (ad M. Anton. de Fer. Als., 3) dit de lui : Summus bellator tam histrionibus interdum sexe delectavit et prterea potavit satis strenue, et Aurelius Victor est oblig (de Csaribus, 15) de dire : Curari vetans jussa post longiores epulas. Il avait un autre vice du temps. Quand Julien le fait entrer dans lassemble des dieux, Silne, en le voyant, sinquite pour Ganymde : Le seigneur Jupiter, dit-il, na maintenant qu veiller sur celui qui nous verse boire. 2 Digeste, XLVIII, 19, 5. 3 Pangyrique, 56. 4 Cest--dire le dlateur puni. Je ne donne de cette lettre que ce qui a trait aux jugements.

  • loi Julia. Lempereur voulut que, dans le jugement, on rappelt le nom du centurion et la discipline militaire, de peur quil ne parut voquer lui toutes les affaires de ce genre1.

    Le troisime jour, on examina les codicilles de Julius Tiron, quon disait faux pour une partie, et authentiques pour le reste. Sempronius Senecio, chevalier romain, Eurythmus, affranchi et procurateur du prince, taient accuss de la falsification. Les hritiers, par une lettre commune, avaient demand lempereur, durant son expdition dacique, de connatre lui-mme de laffaire. De retour Rome, il leur donna jour pour les entendre. Quelques-uns, par respect pour un affranchi du palais, voulaient renoncer laccusation contre Eurythmus. Je ne suis pas Nron, leur dit-il, ni lui Polyclte. Deux hritiers seulement parurent et demandrent que tous ceux qui avaient intent laccusation fussent obligs de la soutenir ou quil leur ft permis eux aussi de labandonner. Lempereur parla avec beaucoup de douceur et de majest, et lavocat des accuss ayant dit que, sils ntaient point entendus, ils seraient livrs tous les soupons. Ce dont jai souci, rpondit Trajan, ce nest point que ces gens-l restent sous le coup des soupons ou y chappent, cest que moi je ny tombe pas. Alors se tournant vers nous : Vous voyez ce dont il sagit ; que devons-nous faire ? Le conseil en ayant dlibr, le prince dcida que tous les hritiers poursuivraient laccusation ou donneraient les motifs de leur dsistement ; sinon quil les condamnerait comme calomniateurs. Vous voyez combien ces jours ont t honntement et utilement employs2.

    Il naimait pas les dlateurs, quoique cette race ft Rome une ncessit et que la loi les encouraget, en leur accordant, mme dans les causes civiles, un quart de la fortune des condamns (quadruplatores). Avec les mauvais princes, ils gagnaient bien davantage. Trajan, qui avait dj chass de Rome ceux qui staient le plus compromis dans les accusations politiques, diminua beaucoup, pour les autres, les bnfices de leur industrie en dcidant que les citoyens en possession de biens caducaires, qui, de leur propre mouvement, le dclareraient au fisc avant lintroduction de toute instance, partageraient lhritage avec lui. Il semble mme avoir tabli pour les dlateurs une sorte de peine du talion3. Pline vient de montrer Trajan condamnant comme calomniateurs ceux qui accusaient sans prouver laccusation ; et la peine tait grave : habituellement celle que laccus et subie. Quils souffrent, dit Pline, ce quils ont fait souffrir ; quils craignent autant quils taient craints4.

    La loi de majest avait reu une extension dplorable par lautorisation accorde aux esclaves daccuser leur matre : Trajan leur retira ce droit ; du mme coup il brisait une des armes de la tyrannie et ramenait la scurit au sein des familles, car les riches nallaient plus tre entours despions haineux, au fond de leurs demeures, jusque dans lintimit et le secret de la vie prive. Il raffermit encore la discipline de lesclavage et de la clientle, en dcidant, par un dit, que laffranchi ou lesclave qui aurait achet ou obtenu dun empereur, linsu du patron ou du matre, le droit complet de cit, par consquent la libre disposition de ses biens, conserverait ce droit sa vie durant, mais, sa mort, redeviendrait affranchi latin, de sorte que sa fortune fit retour son ancien patron5. La

    1 Cest comme imperator on chef de larme quil entendait juger cette cause. 2 Lettres, V, 31. 3 Cest lavis de Bach, de Leg. Traj. imp. comment. 4 Pangyrique, 35. 5 Martial, Epigrammes, X, 34. Cf. Pline, Lettres, X, 4 et 6.

  • lgislation ancienne condamnait mort tous les esclaves du matre assassin ; elle fut aggrave par une constitution de Trajan, qui, dans ce cas, soumit la torture non seulement les affranchis testamentaires, mais ceux qui, ayant reu, du vivant du matre, la libert, possdaient en totalit ou en partie la cit romaine1. Ce prince ne ressentait donc pas le contrecoup des doctrines qui branlaient alors lesclavage : il conservait lancienne institution, et cependant il nentendait pas quon laltrt frauduleusement. Quantit denfants ns libres taient exposs ou vols et servaient comme esclaves ; il leur reconnut le droit perptuel de revendiquer leur libert, sans avoir la racheter par le remboursement des aliments quils avaient reus2.

    Avec ce mme esprit de justice, il porta une atteinte lgitime lautorit paternelle, en forant le pre qui avait maltrait son fils lmanciper et renoncer son hritage3. Il semble quon doive aussi faire remonter lui la cration du curator rei public, fonction excellente dans les limites quil lui donna, mauvaise pour lindpendance municipale, quand on en eut fait la premire charge dans les cits. Du moins, cest dans trois inscriptions du rgne de Trajan quon trouve la plus ancienne mention de ces magistrats extraordinaires nomms par lempereur pour surveiller ladministration financire des municipes4. Bergame, qui en eut un, se trouva, partir de ce jour, en tutelle, puisquelle ne put, sans lautorisation de son curateur, aliner une partie de son domaine, ou mme entreprendre une construction de quelque importance. c, en Apulie, et lantique Cre en obtinrent. Ces villes avaient sans doute sollicit cette intervention du prince, comme on verra plus loin Apame demander a Pline de vrifier ses comptes. Il tait bon de leur envoyer un commissaire temporaire, avec une mission spciale pour rparer des dsordres et remettre les choses en tat ; il sera mauvais de crer une fonction permanente qui finira par supprimer lautonomie administrative des cits.

    Il envoya aussi un lgat dans la Transpadane ; la prsence dun magistrat suprieur, investi de limperium militaire, y avait sans doute t rendue ncessaire par quelque tumulte ; mais lItalie perdait un de ses privilges, et toute la rgion au del du P tait ramene la condition dun territoire provincial.

    Durant son rgne de dix-neuf ans, Trajan naugmenta aucun tribut, en diminua plusieurs5, ne confisqua aucune fortune et nexigea aucun legs. Les citoyens eurent enfin la scurit pour leurs testaments, et le prince ne fut plus, cause de son nom inscrit ou oubli sur lacte testamentaire, lhritier unique de tout le monde6. Il refusa les prsents autrefois volontaires, mais devenus obligatoires, quon tait cens offrir au prince comme don de joyeux avnement, et il remit

    1 Pline, Lettres, VIII, 13, et Digeste, XXIX, 5, 10, 1. 2 Pline, Lettres, X, 72. Constantin reconnatra les droits de la puissance paternelle celui qui aura recueilli et lev un enfant abandonn. 3 Digeste, XXXVII, 12, 5. Il accorda au pupille une action en indemnit contre le magistrat qui navait pas apport le soin convenable au choix de ses tuteurs (tutelle dative). 4 L. Renier, Mlanges dpigraphie, p. 41 ; Orelli, 3787, 5898 et 41007, et Henzen, Ann. de lhist. arch., 1851, p. 5-35. Le curator des Antonins nest pas le fonctionnaire qui absorbera toute la vie des cits ; cest un contrleur qui dfend les villes contre lentranement des dpenses eu les infidlits de certains agents. 5 Pline, Pangyrique, 41. 6 Pangyrique, 45. Cf. Sutone, Caligula, 38 ; Nron, 51, 32.

  • les impts arrirs1. Cela avait t fait par plusieurs de ses prdcesseurs ; mais il abolit la distinction quAuguste avait mise par la loi du vingtime, entre les anciens et les nouveaux citoyens. Ceux qui taient arrivs au droit de cit par les privilges du Latium ou qui lavaient obtenu des princes sans recevoir en mme temps le jus cognationis taient considrs comme des trangers au sein de leur famille et soumis, lorsquils recueillaient une succession, au payement des droits, fussent-ils pre, fils ou frre du mort. Beaucoup de petits hritages furent, en consquence, exempts des droits de transmission2, comme nous dispensons dans les grandes villes les petits loyers de limpt. Ctait une diminution de recette, mais en mme temps lempereur chargeait une commission snatoriale de rechercher les moyens de restreindre les dpenses publiques3, et nous sommes assurs quavec une ferme volont, comme tait celle de Trajan, la commission a rempli son office.

    Il est curieux, en effet, de voir avec quelle facilit se relevaient les finances de lempire, ds quun prince intelligent arrtait les folles prodigalits. On sait les embarras financiers de Domitien et de Nron ; voici que, grce lordre mis en tout, lconomie dans les dpenses de luxe et dapparat, leur successeur est en tat de faire dimmenses travaux, une grande guerre, de magnifiques constructions, tout en diminuant les impts, et quil lui reste encore des ressources pour crer la plus belle institution de lempire.

    Nerva, quelques mois avant sa mort, avait rsolu daider les parents pauvres de condition libre lever leurs enfants, pour assurer, comme le dit une inscription, lternit de lItalie4. Trajan reprit ce dessein et lui donna de brandes proportions. Ds lanne 100, cinq mille enfants reurent Rome lassistance de ltat5. Linscription de Velleia, une des plus longues qui nous restent, et la Table alimentaire des Bbiani permettent de retrouver le mcanisme ingnieux quil imagina6. Le moyen employ consistait en une double opration habilement combine pour assurer lavenir de linstitution contre les caprices prcipits dun gouvernement moins gnreux. Le fisc prtait sur hypothque, par lintermdiaire du corps municipal, de largent certains propritaires pour lamlioration de leurs fonds, et les intrts, pays par ceux-ci au taux modique de 5 p. 100, quelquefois mme de 2 7, fournissaient les ressources laide desquelles on constituait une sorte de caisse de bienfaisance. Ainsi, daprs la

    1 Un marbre, trouv Rome en 4872, semble reprsenter Trajan faisant brler un monceau de tablettes portant les crances du fisc. (Bull. di Corresp. archeol., 1872, p. 280, et Ausone, Grat. act., 21.) 2 Pangyrique, 37-40. 3 Minuendis publicis sumplibus (Pline, Lettres, II, 1, et Pangyrique, 62). 4 Celle qui est relative Pomponius Bassus, ap. Orelli, n 784. Qua ternitati Itali su prospexit.... ita ut omnis tas cur ejus merito gratias agere debeat. 5 Pline, Pangyrique, 28. Pour les distributions on conservait encore Rome lusage des listes tablies par Csar, sur lesquelles on inscrivait des noms nouveaux au fur et mesure des vacances, in locum erasorum ; Trajan tablit que la part des malades et des absents serait mise en rserve jusqu ce quils pussent venir la prendre. (Pang., 25.) 6 Elle a t trouve en 1747 aux environs de Plaisance, et contient 630 lignes en 7 colonnes ; en 1832 en en dcouvrit une autre Campolattari, prs de Bnvent : Tabula alimentaria Bbianorum. La premire est de lan 104, la seconde de lan 101. Velleia fut dtruite par lboulement dune montagne, au temps de Probus. (Revue arch., 1881, p. 212.) 7 Lintrt habituel tait de 12 p. 100 dans les provinces : Duodenis assibus. (Pline, Lettres, X, 62.) Il resta ce taux de Svre Justinien. Il ntait en Italie que de 6. (Columelle, III, 3, et Pline, Lettres, VI, 18.) On a vu Auguste prter sans intrt qui pouvait lui rpondre du double ; Tibre fit de mme, et Alexandre Svre prtera de largent aux pauvres 3 p. 100, pour quils puissent acheter de la terre.

  • Table de Velleia, 51 propritaires avaient reu, pour des biens ayant dix douze fois la valeur du prt hypothcaire1, une somme de 1.116.000 sesterces (278.000 francs), dont lintrt annuel, 55.800 sesterces (13.950 francs), servait lentretien de 300 enfants : 264 garons et 36 filles. Les garons recevaient par an 192 sesterces (48 francs), les filles, 14 (36 francs)2. Les enfants naturels avaient moins : les garons, 141 sesterces, les filles, 120 ; mais, sur les 300 assists de Velleia on ne comptait que deux enfants naturels, un garon et une fille. La fondation tait faite pour un nombre dtermin denfants, nombre qui ne changeait pas tant que la fondation ntait pas accrue, mais lassistance variait, sans doute comme le prix des vivres dans les localits : ainsi, Velleia, 16 sesterces par mois ; Terracine, 20.

    premire vue on serait tent de croire que cette institution est ne du sentiment de charit que la philosophie infiltrait au cur de la socit paenne. Mais, en considrant que parmi les enfants secourus se trouvait seulement un dixime de filles, il faut reconnatre que la loi alimentaire de Trajan avait le mme but que les lois dAuguste de prole augenda3 ; elle tait un encouragement donn la population libre, et on se rappelle que dj le premier empereur avait admis, Rome, les enfants ses distributions. Pline montre clairement le caractre de la nouvelle institution : Ces enfants sont levs aux frais de ltat pour en tre lappui dans la guerre, lornement dans la paix. Un jour ils rempliront nos camps, nos tribus, et deux natront des fils qui nauront plus besoin de cette assistance4. Mais ailleurs il ajoute : Lhomme vraiment libral donne sa patrie, ses proches, ses amis pauvres.... Il recherche ceux qui sont dans le besoin, les secourt, les soutient et se fait deux une sorte de famille5. Trajan lui-mme rprimandait les villes qui dpensaient follement leurs

    1 Cest du moins le rapport quon trouve le plus souvent dans les tables de Velleia et des Bbiani. Cf. Desjardins, de Tabulis alim., et Henzen, Tab. alim. 2 Je mets le sesterce 25 centimes ; cest environ la valeur que lui donnent, pour ce temps, Dureau de la Malle, Hultsch, Friedlnder et Mommsen, mais cette valeur est probablement trop forte. Pline (Hist. nat., XVIII, 20, 2) donne pour prix moyen de la farine en son temps 40 as ou 10 sesterces le modius. Il ajoute que le modius (en litres 8,67) fournissait 26 27 livres de pain. La livre romaine tant de 327 grammes pour 10 sesterces, on avait alors environ 8.650 grammes de pain, et pour 192 sesterces, subvention annuelle dun garon, 166 kilogrammes par an, soit 455 grammes par jour. Mais le prix du bl, 4 sesterces le modius au temps de Cicron (Ver., III, 77), ntait certainement pas mont dans les campagnes aussi haut que le chiffre donn par Pline pour la farine de choix, et nous savons quen ce temps-l un philosophe sexerant labstinence pouvait se tirer daffaire avec un demi sesterce par jour. Snque, engageant Lucilius vivre de temps autre de pain dur et bis, papis durus ac sordidus, pour sexercer la pauvret volontaire, lui dit : Il ne ten cotera que 2 as pour tre rassasi, dipondio satur. (Lettres, VI, 18.) Origine, qui vcut longtemps avec 4 oboles par jour (60 centimes), tait un prodigue. picure arrivait se suffire, certains jours, avec moins dun as, mais il fallait son disciple Mtrodore, qui navait pas encore atteint ltat de perfection du magister voluptalis, un as entier. (Ibid.) Ailleurs Snque (Lettres, 63) nous apprend que le salaire dun acteur jouant les grands rles, mais de condition servile, tait de 5 modii et de 5 deniers par mois, cest--dire, par jour, dun peu plus dun kilogramme de pain et de 2 as . Friedlnder (II, p. 27) fait le compte dun dner dans une auberge de la Cisalpine qui ne cota que 3 as ; du temps de Polybe (II, 15), il en cotait six fois moins, x, la moiti dun as ou 3 centimes. De tout cela il rsulte quavec 64 ou 80 as par mois, soit 16 ou 20 sesterces, un enfant de famille pauvre pouvait vivre. Malgr le caractre du Satiricon, il nest pas interdit de tenir un certain compte de ces mots de Ptrone : Alors un pain dun as suffisait pour deux ; aujourdhui les pains dun as ne sont pas plus gros que lil dun buf. 3 Tacite se plaint de la diminution de la classe des hommes libres en Italie, minore in dies plebe ingenua (Annales, IV, 27). 4 Pangyrique, 28. 5 Lettres, IX, 30 ; X, 94.

  • revenus au lieu de secourir leurs pauvres1 ; et lextension donne linstitution alimentaire par ses successeurs, les fondations que firent les particuliers, avaient certainement aussi pour motif une ide de bienfaisance, quon pourrait retrouver encore dans le trs ancien usage des sportules accordes aux clients et des distributions de terres ou de bl faites aux pauvres de Rome, ds lpoque rpublicaine2.

    Il est noter que si, par la combinaison que Trajan avait imagine, ltat perdait lintrt de son argent, quil nest pas tenu de faire valoir comme un usurier, il conservait le capital, qui, passant dun propritaire lautre, portait la fcondit dans les campagnes. Lagriculture dfaillante de lItalie tait secourue3 en mme temps que les familles pauvres, et le gouvernement esprait que celles-ci, soutenues propos, slveraient dans leur condition, de sorte que beaucoup dentre elles, la seconde gnration, nauraient plus besoin dassistance.

    Nos socits modernes, travailles du mme mal que lempire romain, le proltariat, nont encore rien imagin daussi large et ajoutons daussi habilement conu que la loi alimentaire de Trajan ; car elles nont pour les enfants pauvres quun petit nombre de salles dasile et la gratuit de lcole.

    On ne peut affirmer que linstitution ait t tablie par mesure gnrale dans lItalie entire ; mais des monnaies, des inscriptions, mme des sculptures, permettent de la retrouver en beaucoup de lieux. Ainsi, les bas-reliefs de larc de Bnvent reprsentent des hommes portant de jeunes garons sur leurs paules, et quatre femmes, la tte orne de couronnes murales, qui conduisent vers Trajan des jeunes filles. Ces femmes sont-elles limage de quatre villes du voisinage ou le symbole de toutes les cits dItalie qui avaient profit du mme bienfait ? La seconde hypothse est la plus vraisemblable, et Ilion la confirme4.

    Des cits provinciales, de riches particuliers, suiv