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Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses 117 (2010) 2008-2009 ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Bernard Heyberger Histoire des chrétiens d’Orient (XVI e -XX e s.) ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Bernard Heyberger, « Histoire des chrétiens d’Orient (XVI e -XX e s.) », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 117 | 2010, mis en ligne le 21 janvier 2011, consulté le 11 septembre 2013. URL : http://asr.revues.org/900 Éditeur : EPHE - École pratique des hautes études http://asr.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://asr.revues.org/900 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés : EPHE

Histoire Des Chretiens d Orient Xvie Xxe Siecle

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Descriptif d'un séminaire

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  • Annuaire de l'cole pratiquedes hautes tudes (EPHE),Section des sciencesreligieuses117 (2010)2008-2009

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    Bernard Heyberger

    Histoire des chrtiens dOrient(XVIe-XXes.)................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

    Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales dvelopp par le Clo, Centre pour l'ditionlectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

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    Rfrence lectroniqueBernard Heyberger, Histoire des chrtiens dOrient (XVIe-XXes.), Annuaire de l'cole pratique des hautes tudes(EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 117|2010, mis en ligne le 21 janvier 2011, consult le 11septembre 2013. URL: http://asr.revues.org/900

    diteur : EPHE - cole pratique des hautes tudeshttp://asr.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://asr.revues.org/900Ce document est le fac-simil de l'dition papier.Tous droits rservs : EPHE

  • Annuaire EPHE, Sciences religieuses, t. 117 (2008-2009)

    Confrences de M. Bernard HeybergerDirecteur dtudes

    Histoire des chrtiens dOrient (xvie-xxesicle)

    2007-2008Le sminaire a t conu comme une plate-forme, o des chercheurs ont t

    invits prsenter leurs travaux publis ou en cours. Lactivit de cette anne se rsume en quatre thmes principaux

    Le catholicisme, les chrtiens dOrient et lislam

    Le directeur dtudes a prsent lidologie missionnaire catholique, relie une certaine vision du recul et de la dcadence de lglise, et la ncessit de sa Rforme. Il a voqu la place que la Terre Sainte occupait dans limaginaire et la spiritualit du missionnaire catholique, qui pouvait entrer en contradiction avec lactivit missionnaire et lobjectif damener les chrtiens orientaux dans lunion avec Rome. Ltude dun document indit concernant Alep en 1660 a offert un exemple concret de linteraction de divers acteurs dans une grande ville musulmane, les missionnaires pouvant et devant compter non seulement avec le consul de France et les Francs prsents dans la ville, mais encore avec le clerg des diffrentes communauts orientales, et avec les autorits ottomanes, en particulier le gouverneur (wal) et le juge (cadi).

    Christian Windler (Universit de Berne), voquant les missions chrtiennes en Perse au xviiesicle, a de mme livr une rflexion sur laccommoda-tionncessaire des missionnaires, pour se faire accepter par les chrtiens locaux (Armniens). Mais la communication avec les hrtiques a t de moins en moins tolre par les autorits catholiques, et, comme ailleurs, les positions se sont progressivement rigidifies. La rivalit entre ordres religieux catholiques concurrents nest pas pour rien dans le durcissement dogmatique et liturgique catholique au xviiiesicle.

    La question de laccommodation tait aussi au cur de lexpos de Jrme Bocquet (Universit dOrlans), mais dans un contexte tout fait diffrent, puisquil voquait la prsence des lazaristes Damas au xxesicle. Par-del limage strotype de religieux agents de la France et latinisateurs, les laza-ristes de Damas avaient su capter assez tt une importante clientle musulmane locale dans leur collge. Ils ont su maintenir le lien avec les rgimes syriens successifs, malgr de graves crises. Ils se sont dautre part plusieurs fois diviss entre eux sur les objectifs de leur prsence. Leur mission scolaire, notamment, nallait plus de soi alors que le rgime baathiste contrlait les coles, et que

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    leur collge devenait un tablissement spcialis dans laccueil des enfants de la Nomenklatura.

    Lexpos de Dominique Avon (Universit du Maine, Le Mans), portait galement sur le xxesicle, et sur lvolution de la pense catholique face lislam. Comment les thologiens catholiques ont-ils pens lislam? La position dun Y.Moubarac, reprsentant lcole massignonienne, affirmant, dans les annes 1960 que le Coran ne dit rien contre le vrai christianisme, et quon peut donc parler de linspiration divine du Coran, a t conteste en particulier par G.C.Anawati, reprochant au premier de vouloir transformer lislam pour le faire convenir au christianisme. Les questions alors dbattues ne se limitaient pas strictement lislam, mais rejoignaient des dbats plus vastes, sur la nature de la Prophtie ou de la mystique. Dans lensemble, une dizaine de personnes ( peine plus quau xviiesicle), se connaissant toutes entre elles, composent le discours catholique sur lislam entre les annes 1930 et 1960, au moment o celui-ci sinflchit de manire significative.

    La construction de la connaissance et la question de lidentit

    Claudine Delacroix (Universit de Picardie) a offert des lments de rflexion sur la construction des identits opposes catholique / orthodoxe en suivant lusage polmique du schisme du patriarche de Constantinople Photios (867) dans lhistoriographie et lecclsiologie catholiques depuis le Moyen ge. Le dominicain Philippe de Pra (1357 1359) rdigeant un trait sur la primaut du pape qui remontait Pierre, y traitait aussi de la question controverse de la procession du Saint Esprit, et numrait (seulement) 12 reproches de schisme chez les Grecs. Il y consacrait de longs dveloppements Photios. Le schisme de Photius a eu une certaine importance au xviiesicle, dans la controverse entre catholiques et protestants, mais aussi lintrieur du catholicisme, avec le jansnisme et le gallicanisme. Cest dans ce contexte qua t publie au xviiesicle, par des protestants, La Bibliothque de Photius. La papaut, de son ct, condamnait alors les mauvais livres du patriarche grec, et ditait les textes grecs rdigs contre lui, repris par la suite dans toutes les collections, commencer par celle de Baronius. Parmi les auteurs qui se sont occups du schisme de Photios du ct catholique, on trouve Louis Maimbourg, exclu de la Compagnie de Jsus en 1681 pour cause de gallicanisme, qui fera autorit sur le sujet jusqu Joseph de Maistre. Maimbourg, et les Latins en gnral, prtendent mieux lire en fait les sources grecques que les Grecs, et les interprter dans leur sens le plus exact. Joseph de Maistre, dans son Du pape, poursuit la polmique avec les protestants, en minimisant aussi la dissidence doctrinale, pour insister sur la question ecclsiologique et politique. Il est le premier percevoir le contenu politique et culturel du schisme, y voir une question nationale. Les publications autour de la proclamation de linfaillibilit du pape seraient une autre tape dans lusage polmique de Photios. Il faut ensuite attendre les annes 1930, caractrises par un traitement scientifique des sources et une volont oecumnique, pour voir simposer une nouvelle vision de la question.

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    Bernard Heyberger

    La rflexion dAurlien Girard (EPHE) sur lhistoriographie des melkites, nest pas sans rapport avec celle de Mme Delacroix sur lhistoriographie du schisme de Photios. Alors quil existe une tradition historiographique qui affirme que les melkites ont de tout temps t catholiques, en union avec Rome, une tradition oppose les considre comme des orthodoxes de tou-jours, identifis Byzance. En fait, ces deux thses, qui apparaissent aprs le schisme de 1724 dans le patriarcat dAntioche, mritent toutes deux dtre dconstruites. S.Griffith a renouvel lhistoire des melkites au Moyen ge, en montrant quils avaient t prcocement arabiss, et occups rpondre au dfi religieux de lislam et des hrtiques locaux, adoptant par contre une position modre dans les polmiques entre Rome et Constantinople, qui ne les occupaient gure. Le clerg byzantin, pour sa part, ne sintressait alors que peu aux chrtiens du ressort dAntioche ou de Jrusalem. Le patriarche Makarios Al-Zam, encore dans la seconde partie du xviiesicle, ne se vivait pas, selon Carsten Walbiner, comme infrieur celui de Rome ou de Constantinople. La nouveaut est venue avec loffensive catholique du xviiesicle, qui plaait les questions dhistoire et decclsiologie au cur de ses controverses, et avec lintgration des patriarcats orientaux lhellnisme, aprs lunification du Proche-Orient par la conqute ottomane. Lorthodoxie, dont les porte-parole avaient souvent eux-mmes une formation comparable celle des controversistes romains ou protestants, devait se dfinir en rpondant aux questions polmiques que lui adressaient ces derniers.

    La production intellectuelle melkite se rveilla au xviiesicle, en cherchant avant tout renouer avec les sources. La communication de Carsten Walbiner (DAAD, Bonn) a port principalement sur la figure du patriarche Makarios Al-Zam qui a domin le paysage intellectuel melkite dalors. Cest le traducteur et compilateur de textes grecs et arabes le plus prolifique de son temps, mais son uvre se concentre sur ce qui concerne son glise, excluant tout ce qui se rapporte lhistoire universelle. Chez lui, lglise est identifie aux grands hommes: patriarches, mtropolites, saints, et senracine dans un pays rel (o les villes sappellent Homs, non pas Emesa, Jbayl, et non pas Byblos). Son successeur, Athanase Dabbs, reste fidle une ligne qui insiste sur lidentit locale, et fonde la lgitimit sur lhistoire. Makarios connaissait des sources latines, comme Baronius, et navait aucun problme pour prendre des infor-mations chez les Latins ou les Grecs. Il ne campait pas, face aux uns et aux autres, sur une position apologtique. Paule Fahm (EPHE), analysant le rcit de voyage de Bulos Al-Zam, le fils de Makarios, travers les pays orthodoxes, montre son souci de prparer litinraire avec des sources. Il sappuie surtout sur une documentation ecclsiastique (chroniques et synaxaires). Sil crit dans un arabe alpin vernaculaire, son style nest nanmoins pas sans relation avec celui du cheikh sunnite Nabls, de Damas, qui crit dans un arabe classique. Lenracinement local est donc ici aussi une caractristique de lauteur.

    Le sminaire a port surtout sur le xviie et le xviiiesicle, ou sur la priode contemporaine. On peut dplorer la faiblesse des enqutes, pour le moment, sur

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    le xixesicle, qui est fondamental pourtant dans la construction des identits confessionnelles chez les chrtiens orientaux. Les sources pour en traiter ne feraient dailleurs pas dfaut.

    Les enjeux actuels des recherches sur le xviiesicle sont clairement apparus dans lexpos du P.Paul Rouhana, Doyen de la Facult de thologie de luni-versit du Saint-Esprit (Kaslik), qui a eu loccasion de renouer avec le sujet de lhistoriographie du xviiesicle dans son expos consacr la nouvelle vision de lecclsiologie et de lhistoire ecclsiastique maronites, mise en chantier avec la publication du Synode patriarcal maronite (2002). Il sagit du dbut dune recherche qui entend partir sur des bases nouvelles:

    viter de confondre lhistoire des maronites et lhistoire de lglise maronite; viter de soumettre lhistoire la thologie, en appelant au respect des

    donnes historiques, pour viter aussi duser de questions thologiques des fins politiques (ex: le suppos chalcdonisme des maronites, qui rangerait ces derniers dans le bon camp ds les origines);

    sur la base de laccord de Balamand (1995), tenter doffrir tous les chrtiens de la tradition antiochienne une histoire honnte acceptable par tous, pour viter lusage polmique de lhistoire entre chrtiens.

    Ce travail ncessite en particulier, de la part des maronites, une rvision de leur historiographie nationale, telle quelle a t labore par les anciens du Collge maronite de Rome, dans lesprit de lrudition catholique, vise la fois scientifique et apologtique, au xviiesicle, dont le patriarche Istifn Duwayh est le principal reprsentant. La personnalit de celui-ci est aujourdhui encore entoure dans sa communaut dune aura de dvotion qui rend la dconstruction de ses travaux historiques difficile.

    Lidentit maronite contemporaine

    Mgr Youssef Soueif, vice-prsident de la commission liturgique patriarcale maronite, nous a invits dans une communication rflchir sur le sens de la liturgie dans la dfinition dune identit, dun point de vue chrtien.

    Dans le cas maronite, la liturgie ancre la petite glise dans un hritage patristique, thologique et spirituel syriaque dAntioche, et plus prcisment dans lcole de la ville ddesse. Lglise maronite partage cet hritage avec les Syriaques occidentaux et les Chaldens / Assyriens, qui puisent aux mmes sources. Cette liturgie est caractrise aussi par limportance de linspiration biblique. La forte influence monastique explique sans doute son caractre pnitentiel. ct de ce patrimoine, revendiqu et en partie redcouvert aujourdhui, lglise maronite reste profondment marque par linfluence romaine post-tridentine, qui sest exerce sur les dvotions, le culte et son organisation depuis le xviesicle. Ainsi, la variation dans lercit de la Cne (conscration eucharistique) telle quelle apparaissait dans la tradition maronite avait ds cette poque scandalis, et amen une unification avec lusage exclusif du canon romain.

    En fait, avec la dispersion plantaire des Maronites, et les initiatives prises depuis Vatican II, un certain chaos liturgique rgnait chez les maronites jusqu rcemment. Des initiatives personnelles locales traduisaient et adaptaient le

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    rituel. Cest dans le diocse amricain quon prouva en premier la ncessit de revenir aux sources liturgiques syriaques. Tout ceci a fini par faire prendre conscience du fait que la liturgie tait un facteur essentiel de cohsion, rattachant en particulier les fidles disperss lglise-mre. Il fallait aussi dfinir les lments sur lesquels se fonde une originalit et une authenticit maronites, en prenant notamment les distances, mais sans radicalisme, avec lalignement sur le rituel romain. Do la ncessit dune commission liturgique travaillant une rforme, qui a abouti un nouveau Missel (2005) rompant avec tous ceux qui ont t conus sous linfluence latine depuis ldition de 1594. La commission, suivant les directives de Vatican II, a voulu retourner aux sources. Mais ce travail sest heurt une question vidente: la dfinition dun patrimoine ncessite forcment des choix par rapport ce qui est connu du pass. En particulier, la place de la langue syriaque, et la manire de la traduire en arabe, ou dans une langue occidentale, ne rencontre pas le mme genre dexigence chez les maronites arabiss du Proche-Orient et ceux de la diaspora. La cration de nouveaux textes liturgiques se heurte lopposition du peuple, mais aussi des questions comme celle du maintien de la proximit avec les autres Eglises syriaques. De mme, le fait dopter pour une liturgie en dialecte comme lont souhait certains risque de couper la communaut maronite de son environ-nement. Enfin, il faut noter quune terminologie dorigine musulmane avait t introduite par les maronites rformateurs dAlep (xviies.), et quil y a eu depuis des tentatives dexpurgation. Contradictoirement se manifeste aussi le souhait de dmontrer aux musulmans quils nont pas le monopole de la bonne ou de la belle langue arabe.

    Les premiers rsultats de lenqute sur Bechouat, prsents par Emma Aubin-Boltanski, nous ont galement invits rflchir sur les forces centri-fuges au sein de lglise et de la socit maronites, et en mme temps, sur la volont du clerg dencadrer et dorienter la communaut dans de nouvelles directions, dans un esprit de rconciliation et dapaisement qui nest pas sans rapport avec les nouvelles orientations de lglise maronite, synthtises par le synode patriarcal.

    A partir dun miracle survenu le 21 aot 2004, sest dvelopp dans ce village recul de la Beqaa un important plerinage marial, qui aurait attir environ 1 million de plerins chrtiens et musulmans jusquen janvier 2006. La vn-ration commune de la Vierge serait un lment positif dans les procdures de rconciliation interconfessionnelle. En effet, cest un enfant jordanien (sunnite), venu en touriste avec un ami maronite de la famille, qui aurait le premier vu bouger la statue de la Vierge, et qui se serait mis en dvotion devant elle. La statue aurait alors fait couler de lhuile, et ds lendemain, un enfant chiite et un enfant maronite auraient t miraculeusement guris.

    Le contexte politique et psychologique du moment explique sans doute le succs du miracle et du plerinage de Bchouat. A ct de cet aspect irnique, Bechouat appartient une enclave maronite en plein territoire chiite, domin par le Hezbollah. Le parti des Forces Libanaises et son leader Geagea y bnficient

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    dune aura inconteste. Les constructions dglises sy sont multiplies depuis les annes 1980. Mais en mme temps, la rgion chappait la hirarchie de lEglise maronite. Le P.Butrus al-Wais, membre de lOrdre Libanais, mais controvers, sillonnait les environs et y mobilisait les chrtiens avec ses pr-dications. En 1981, il prenait linitiative de fonder lordre de la Croix, et faisait btir un monastre. A partir de 1995, lvque de Baalbeck sen prenait la figure charismatique, et, devant la rsistance que ses adeptes, moines moniales et familles lui opposaient, a fini par interdire et dissoudre lordre.

    Bechouat est aussi un centre de production de la drogue. Des reprsentants de lEglise se trouvaient impliqus dans ce trafic, dans la mesure o ils dpendaient pour leur prosprit de la grande famille du lieu, qui grait en particulier la chapelle, institue en waqf familial. Lglise a cherch imposer son magistre et gagner son indpendance. Et lvque a en grande partie russi dans cette tche, en se servant en particulier des miracles survenus depuis 2005. Sil na pas officiellement reconnu les apparitions, et na pas form de commission denqute pour les tudier, il a nanmoins rendu hommage la Vierge de Bchouat, et valoris le fait que lenfant tmoin tait jordanien et musulman. Alors que la Vierge de Pontmain (1871), arrive Bechouat vers 1910, avait perdu son identit franaise et son lien avec la France, elle les a retrouvsdepuis 2005 : le recteur de Pontmain est venu en plerinage Bechouat, et le message de Pontmain est expos Bechouat. Inversement, Bchouat est reprsent Pontmain. Ainsi la situation locale a t dpasse, le plerinage a t rattach un espace spirituel plus global et la pit de Bchouat a t intgre dans le catholicisme.

    Mais la Vierge Marie est galement une cl pour la rencontre et le dialogue avec les musulmans. Si, pendant la guerre civile, elle a t mobilise par les milices au service du camp chrtien, elle a depuis retrouv sa fonction de mdiatrice entre chrtiens et musulmans, et est au centre dun certain nombre de pratiques associatives et dvotionnelles de rapprochement et de dialogue.

    Les interviews prsentes dans le film dAda Kanafani (CNRS / GSRL) sur Les difficults des rconciliations daprs-guerre au Liban (tourn entre 1998 et 2004), dans lequel on voit le retour des dplacs dans leur village dorigine aprs la guerre des milices, montrent que lide dune rconciliation entre les communauts telle quelle existe chez les chrtiens saccompagne forcment de la restauration des difices religieux, et que la bonne entente entre communauts implique forcment pour eux une pratique libre, et mme assez exubrante du culte, loin de toute neutralit ou de toute discrtion religieuse.

    Le discours sur lunion semble souvent un discours convenu, vide de sens concret. Il tend innocenter les gens du village, pour faire porter les raisons du conflit aux trangers. Le film suit une famille chrtienne et une famille druze victime de la guerre de la montagne en 1983 dans le Shouf. Il montre dun ct un discours officiel de la rconciliation et de lautre, la difficult du travail de mmoire et doubli. Ceux qui ont vcu au village avant la guerre expriment des sentiments de nostalgie et idalisent sans doute la bonne entente druzes / chrtiens davant les violences. Pour les plus jeunes, la vie au village ne

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    Bernard Heyberger

    signifie pas grand-chose. Lconomie rurale est dtruite, et on voit les champs rests ltat dabandon depuis les dplacements. Les fruits ne se vendent pas, les questions concrtes deau et dlectricit ne sont pas rsolues. Abey, lassociation engage dans le retour des chrtiens fait, de manire intressante, le lien entre ce retour et lessor touristique escompt.

    Les procdures de rconciliations ont abouti dans une vingtaine de villages. Dans chaque lieu, deux comits, druze et chrtien, composs dun reprsentant par famille, prparent leurs revendications, puis des ngociations sengagent sous la prsidence du ministre. Dans le cas prsent, les ngociations durent depuis dix ans, et achoppent sur la construction dune maison druze sur danciennes proprits chrtiennes. Mais plus que les considrations sur un bien immobilier, cest la revendication de la dignit et des droits qui est au cur des exigences des chrtiens dplacs.

    Le fait que le ministre charg du retour des dplacs ait t confi un ancien chef de guerre (Joumblat), qui plus est leader de la communaut druze, puis un de ses vassaux, nest en soi pas encourageant, malgr les discours irniques tenus par ces dignitaires. Les zams utilisent en fait le retour des dplacs pour maintenir ou renforcer leur emprise locale. La plus grande partie des crdits a t consomme indemniser les squatters, pas les dplacs. Et une loi damnistie interdit les poursuites des coupables. Lorsquune plainte a t dpose par une famille contre une personne nominative, dment reconnue pour des actes de violence, le ministre a demand labandon de cette plainte. Dans ces conditions, par-del les discours, lapaisement des diffrends, la tranquillit et la scurit des consciences sont des objectifs presque impossibles raliser.

    Coptes et musulmans en gypte

    Louvrage de Laure Guirguis (dir.), Conversions religieuses et mutations politiques en gypte, Paris, Non Lieu, a offert loccasion de revenir sur le sujet des conversions du christianisme lislam.

    A lpoque ottomane, la question des conversions tait directement relie la question de la discrimination dans le statut personnelet celle de lingalit juridique entre musulmans et chrtiens (statut de la dhimma). Se convertir lislam, ctait en escompter des avantages en matire de statut social, de droit lhritage, etc., ou vouloir chapper aux consquences ngatives de son statut de dhimm. On devait se dfendre pour obtenir ou sauvegarder un poste (mdecin, administrateur, financier), pour chapper la justice, qui instaurait une discrimination entre musulmans et non-musulmans et encourageait ces derniers se convertir en cas de poursuite pnale, ou pour rsister aux pressions insidieuses de musulmans cherchant obtenir en mariage une fille chrtienne.

    Il faut noter que dans lgypte daujourdhui, rgne en principe lgalit devant la loi, et que la libert religieuse y est reconnue dans la constitution. Mais celle-ci instaure aussi la chara comme source de la loi. De plus, ltat de droit tant peu respect, il y a de forts carts entre la loi et son application, et aujourdhui lingalit confessionnelle est surtout une consquence de labsence de neutralit des juges et des administrateurs. Ce qui fait que la situation est

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    finalement peu diffrente de celle quelle tait avec le statut de la dhimma, officiellement aboli en gypte en 1855. De plusse pose la question de lapostasie, qui est essentielle dans les dbats entre musulmans et non-musulmans. On nexcute pas aujourdhui officiellement pour cause dapostasie de lislam en gypte, mais il y en a qui le souhaitent. Lapostasieest de toute faon une forme de mort sociale. Elle est mal tolre surtout lorsquelle est publique.

    Un autre point par lequel le dossier sur les conversions en gypte aujourdhui prsente des ressemblances avec la situation ottomane est celui de lautonomie interne des communauts non-musulmanes. On dit quil sagit dun principe ancien dans lislam, et gnralement, on met en exergue cette autonomie interne, qui favoriserait le pouvoir du clerg sur ses ouailles, et jouerait un rle important dans le communautarisme. Mais les faits apportent deux nuances importantes ces affirmations. Dabord, en cas de conflit dans la communaut chrtienne, il est toujours possible de recourir la justice extrieure la communaut. Cette justice rend des jugements en fonction de la loi musulmane. Lautonomie interne des Eglises et des communauts est en fait constamment menace par ce recours possible la justice musulmane. Un article du recueil de L.Guirguis indique quun tribunal gyptien, dans un cas, a contraint le patriarche accepter le remariage dun copte divorc, et que, dans un autre jugement, la polygamie a t autorise pour un chrtien!

    Cependant, la comparaison de la situation avant les tanzimt avec celle de lgypte contemporaine rvle deux diffrences essentielles:

    Le nationalisme. Les articles et les ouvrages contre le proslytisme chrtien montrent que la nation gyptienne est avant tout conue comme musulmane, et que tout ce qui enfreint la chara, du moins telle quelle est comprise par la majorit, est vcu comme une atteinte la nation. Cest le cas du proslytisme, mais aussi du changement de religion, considr comme manipulation des religions, cest--dire comme une atteinte au bon ordre et lunit du pays. La conversionserait le rsultat dun complot subversif du colonialisme contre lgypte et contre lislam. Cette faon de voir sest construite progressivement en gypte depuis les annes 1920. En Algrie, les campagnes de presse actuelles contre les conversions et le proslytisme fonctionnent sur les mmes ressorts, et sur les mmes bases.

    Le rle des mdias, li en partie la question de lidentit nationale. Le nationalisme gyptien sest dvelopp en mme temps que sest dveloppe la presse. Les premires grandes campagnes contre les conversions dans la presse gyptienne datent de la fin des annes 1920 et du dbut des annes 30. Ces conversions peu nombreuses ont t montes en pingle. Aujourdhui, le phnomne est encore amplifipar la libralisation de la presse en gypte depuis 2005 et par les effets de la mondialisation de linformation(internet et tlvisions satellitaires).

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    Bernard Heyberger

    2008-2009

    I. Culture, idologie et politique ecclsiastique(xviie-xviiiesicles)

    1. Les relations des melkites avec le monde orthodoxe (xviie-xviiies.)Alors que jusqu rcemment, lattention des chercheurs (dont celle de

    B. Heyberger) se portait presque exclusivement sur le face--face entre les chrtiens arabophones dAntioche et lglise romaine, louverture des archives et bibliothques russes et roumaines et larrive dune nouvelle gnration de chercheurs fait merger tout un univers de contacts et dinteractions entre les chrtiens melkites et les orthodoxes de Valachie et de Russie lge de la confessionnalisation orthodoxe. Cette relation avec la Russie et les principauts de Valachie / Moldavie est un lment essentiel pour comprendre les vnements vcus alors par lglise melkite, et saisir une part du contexte culturel de celle-ci.

    Vera Tchentsova, charge de recherche lInstitut dhistoire universelle de lAcadmie des sciences de Russie, a attir lattention sur limportant corpus de documents en grec, sur le monde grec, de 1509 1720, conservs dans les fonds des bureaux des ambassadeurs Moscou 1. Cette catgorie des Grecs englobe un vaste espace allant de la Serbie lgypte. Des changes de lettres entre les autorits russes et le patriarche dAntioche Athanase Dabbs ont par exemple eu lieu, qui attestent de services mutuels: le prlat intervint en faveur des reprsentants du tsar Istanbul, demandant en contrepartie des aides financires, destines en particulier limprimerie arabe dAlep. On trouve dans les archives russes des chartes autorisant quter telle anne, et telle somme, ou autorisant des marchands grecs circuler et transporter des marchandises en jouissant dune exemption de taxes. Dans un autre fonds, des papiers concernent les affaires du patriarche Nikon, auxquelles les patriarches orientaux, notamment Makarios dAntioche, ont t mls. Les melkites apparaissent aussi dans le fonds ddi aux relations de la Russie avec la Moldavie et la Valachie. Enfin, lentre dans le territoire russe produit des dossiers importants, avec des interrogatoires et des listes des cadeaux apports.

    Certains de ces documents posent la question de leur authenticit. En effet, le mme scribe semble avoir rdig les lettres pour diffrentes personnalits, censes provenir de provinces diffrentes. Ainsi, cest la mme main qui semble avoir crit pour lecclsiastique aventurier Pasios Ligarides et pour le patriarche Makarios Al-Zam, qui taient au demeurant lis. Une lettre du patriarche melkite Joachim IV au Tsar, de 1594, remercie pour laumne reue de deux

    1. V.TchenTsova, Le fonds des documents grecs (F.52. relations de la Russie avec la Grce) de la collection des archives nationales des actes anciens de la Russie et leur valeur pour lhistoire de lEmpire ottoman, Turcica 30 (1998), p.383-396; id., Le scribe grec Nicolas de Rhodes et larchimandrite Jacob de Mlos: rsultats prliminaires des recherches sur les documents relatifs au sjour du patriarche Macaire dAntioche en Russie en 1654-1656, dans Captain and Scholar. Papers in Memory of Demetrios I.Polemis (2009), p.297-341.

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    ambassadeurs russes en visite en Orient. Le texte donne des informations sur des siges piscopaux du ressort dAntioche par ailleurs inconnus. Il a t rutilis avec cette fois une attribution Joachim V vers 1650, sans doute par un moine arriv de Damas Moscou cette poque. En fait cette correspondance devait surtout servir confirmer la position de Moscou en tant que sige patriarcal, en apportant des arguments en faveur de la Pentarchie (les cinq siges patriarcaux) et de lexclusion de Rome: ce titre, elle ne devait pas forcment tre authentique.

    Comptiteur malheureux de Cyrille V Al-Zam pour le sige patriarcal partir de 1685, Athanase Dabbs devint mtropolite dAlep en 1694, puis patriarche dAntioche de 1720 1724. Il a adhr au catholicisme au moment de briguer le patriarcat, avant de sen dtourner plus tard. Lors de son mandat patriarcal, il parut se dvouer lOrthodoxie, tout en maintenant des compro-mis avec les catholiques. Ioana Feodorov (Acadmie des Sciences, Bucarest) a voqu les activits du patriarche Athanase Dabbs durant et aprs son sjour dans les pays roumains. Il a sjourn en Valachie en tant quinvit du prince Constantin Brncoveanu de 1700 1705. Celui-ci jouissait pour ses tats dune situation de vassal semi-autonome de la Porte, et faisait de Bucarest une capi-tale politique et religieuse, rsistant la fois aux Ottomans et aux Habsbourg. Dans ce cadre, il fit du livre une arme des luttes interconfessionnelles, en abandonnant le slavon pour le roumain dans la liturgie, et en favorisant chez lui des ditions de qualit. Le lien des princes de Valachie avec le patriarcat dAntioche tait pour les premiers, comme pour les tsars et lglise russe, une source de lgitimit et de rayonnement. Ainsi, en mai 1700, Athanase Dabbs participa la liturgie de mariage de la fille du prince, et en juillet 1703, aux crmonies de confirmation de la famille rgnante. On le voit aussi apparatre lors de lordination de prtres. En 1702, il ddia son Histoire des patriarches dAntioche en grec, imprime Bucarest, son protecteur valaque. Il bnficia de la politique ditoriale du prince et des services du typographe de celui-ci, capable de matriser limprimerie en caractres arabes. Il fit imprimer en 1701 un Liturgikon et en 1702 un Horologion, en grec et en arabe, pour lusage de son glise. En 1705, il repartait Alep avec le matriel dimprimerie, et il y fit ensuite paratre onze ouvrages, parmi lesquels un Psautier portant le frontispice de Brncoveanu.

    son retour Alep, il prpara une traduction du Divan 2 de Dimitrie Cantemir. Cet ouvrage est le premier de ce prince moldave, qui le publia en roumain et en traduction grecque, en 1698. Fcond auteur par la suite, qui pourrait tre le plus reprsentatif de la modernisation de la culture roumaine, il donnait l un chef duvre de lhumanisme mdival tardif (Virgil Cndea), qui adopta une forme courante dans la littrature mdivale: celle de la controverse entre lme et le Corps. Si les deux premiers livres de louvrage sont de Cantemir lui-mme, le troisime est une traduction du latin dAndrea Wissowatius, Stimuli virtutum,

    2. D.canTemir, The Salvation of the Wise Man and the Ruin of the Sinful World. Salh al-Hakm wa-fasd al-lam al-Damm, Ioana Feodorov (d.arabe, trad.anglaise et annotations), Virgil Cndea (intro et comm.), Bucarest2006.

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    fraena peccatorum, paru Amsterdam en 1682. Lensemble de luvre se prsente comme un trait de philosophie morale fortement ancr dans les rfrences chrtiennes. Il connut une diffusion importante dans la culture roumaine, en tant quouvrage ddification. La valeur de louvrage rside avant tout dans la varit de ses sources. Dimitri Cantemir sest situ au confluent de cultures diffrentes. Il sjourna longuement Constantinople, proximit de la cour ottomane. Il y frquentait les ambassadeurs de France et des Provinces-Unies. Il donna son livre le titre arabe ou persan de divan, et il y citait des passages entiers du Glistan (Jardin des Roses) du pote persan Saadi. Le dialogue entre le Sage et le Monde, ou entre lme et le corps, tant un genre prsent dans la littrature byzantine et latine, Cantemir a pu sinspirer de lectures aussi bien latines que grecques, de sources directes et indirectes, quil est plutt difficile de dterminer avec prcision. Le plus tonnant sans doute est linclusion, dans sa propre uvre, du trait dAndreas Wissowatius (1608-1678), petit-fils de Faustus Socinus, et unitarien socinien lui-mme, qui chass de Pologne, parcourut lEurope avant de se fixer Amsterdam. Celui-ci insistait dans ses crits sur la connaissance rationnelle. Lacquisition des vertus passait par divers degrs de connaissance: de soi, de Dieu, du monde et de ses vanits. La similitude de la pense de Wissowatius avec sa propre rflexion a amen Cantemir traduire son trait du latin et lannexer son propre trait.

    Cantemir sinscrivait dans un courant de pense au sein de lorthodoxie, qui prnait le recours la raison, sloignant ainsi de la tradition byzantine du retrait du monde pour se rapprocher de lhumanisme et du no-aristotlisme latins. Ce courant, port par des lacs, rejoignait ceux qui, dans lglise, voulaient renforcer la place de celle-ci dans le monde sculier, loppos du modle monastique conservateur. En ce sens, il tait rvlateur dune modernisation de la pense et de la morale au sein de lorthodoxie, sous linfluence de lhumanisme occidental.

    La traduction arabe du Divan a t tablie sur la version grecque, avec assez peu de variantes. Il sagit visiblement dun travail collectif, entre Athanase Dabbs et Gibrl Farht, un moine maronite originaire dAlep qui devint plus tard lvque maronite de la ville, avec le prnom de Germanos. Aujourdhui encore, ce dernier est rput comme un grand connaisseur de la langue arabe et un restaurateur de celle-ci, ayant en particulier compos un dictionnaire et une grammaire, longtemps en usage. La traduction du Divan montre leffort pour trouver la terminologie adquate en arabe et rendre les notions abstraites grecques, thologiques et philosophiques, du texte de Cantemir, soit en puisant dans le lexique religieux musulman, soit en utilisant les ressources dune bonne connaissance des mcanismes de la langue arabe.

    La version arabe du texte a connu une diffusion significative, dans les milieux catholiques aussi bien quorthodoxes. Le fait quelle ait t luvre conjugue dAthanase Dabbs et de Gibril Farht est rvlateur aussi des positions de ces personnages, face au catholicisme et lorthodoxie. Tout en tant un grand promoteur de la langue arabe, Farht a t aussi un fervent catholique, intro-duisant au Proche-Orient des dvotions typiquement latines, comme celle du

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    Rosaire et du Sacr-Cur. Un manuscrit de louvrage de Cantemir, sans doute de la main de Farht lui-mme, est dailleurs reli avec un trait de loraison mentale typique de la dvotion catholique du temps. Dautre part, parmi les rares omissions du texte arabe par rapport loriginal grec, figurent les passages qui condamnent explicitement les Latins, pour leur croyance au Purgatoire. La rupture de Dabbs avec Rome nest sans doute alors pas consomme. Longtemps, il chercha maintenir lunit des melkites, dont la production crite tmoigne dailleurs globalement de cette volont douverture et de synthse entre la tradition locale et lapport latin, grec et musulman la fois. Ce sont les manuvres de larchevque de Sada, Euthymios Sayf, et la politique de confessionnalisation des patriarches de Jrusalem Dositheos (1669-1707) et Chrysanthos Notaras ( en 1731) qui poussrent plus tard Athanase Dabbs se ranger de faon ferme dans le camp de lorthodoxie, au moment o celle-ci saffirme clairement contre les Latins, dans les annes 1720.

    La morale de Cantemir, qui sadresse des chrtiens dans le monde, non pas retirs du monde, pouvait paratre en accord avec tous les manuels ddification qui, cette poque, taient traduits Alep du latin ou de litalien en arabe, destination des lacs. Mais lintrt dun Farht pour ce genre douvrage pouvait venir aussi de la conception que ce fondateur de lOrdre des Moines Libanais avait de la vie religieuse: non pas lasctisme des ermites orientaux, mais une vie religieuse engage dans le monde, sur le modle de la Compagnie de Jsus. Vers la mme poque, des jeunes melkites dAlep allaient fonder aussi un ordre religieux, celui des Basiliens Choueirites, sur les mmes principes.

    2. Les strotypes de la littrature arabe et les idologies ecclsialesDimitrie Cantemir, dans son Divan, utilisait le Roman dAlexandre comme

    source: il sagit l dune rfrence de lAntiquit grco-romaine, qui appartient une culture commune, chrtienne et musulmane, grecque, syriaque, arabe et latine. Une autre rfrence qui appartient lhritage classique, et qui a t rlabore dans la culture arabe et musulmane, cest limage et la renomme de Rome, sujet de recherche de Giuseppe Mandal (docteur, Florence) 3. La Ville est prsente dans toute la littrature arabe et dans diffrents genres (mme le hadth), et ceci jusquau xixesicle. Il sagit dune image strotype, ambigu de Rome, souvent confondue dailleurs avec Constantinople. Ce sont en par-ticulier les grands gographes arabes de lpoque abbasside qui ont introduit cette confusion, qui sest perptue ensuite du fait de la grande autorit de ces auteurs. La source de tout cela pourrait tre Jacques de Nisibe, qui, dans sa chronique du Concile de Nice, dcrit Constantinople (pas Rome). lorigine de cette confusion se trouve lidologie de la renovatio imperii, qui fait de Constantinople une nouvelle Rome. Mais les gographes arabes, qui travaillaient sur documents sans avoir vritablement visit ni Rome ni Constantinople, ne saisirent pas ce contexte.

    3. G.mandal, Le descrizioni delle citt di Roma nella letteratura arabo-cristiana (secoli xvii-xix), thse de doctorat, Universit degli Studi, Florence, 5 mars 2009.

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    Giuseppe Mandal sest interrog sur cette image de Rome dans la littrature chrtienne arabe des xviie et xviiiesicles. Il est intressant de noter que Makarios Al-Zam, patriarche dAntioche, ne se fiait ni aux textes grecs, ni lautopsie, pour dcrire Rome et Antioche: il prfrait se connecter la tradition des textes arabes classiques, en dehors de tout rapport avec la ralit. Cette observation rejoint une remarque de Carsten Walbiner dans ce sminaire lan dernier, sur le fait que Makarios tait profondment enracin dans son univers local. Mais on retrouve chez Makarios, comme chez les autres crivains qui ont donn une description de Rome, le thme antique de la Pentarchie. DAntioche, il donne une description compltement anachronique, dun ge dor. En fait son intrt pour cette ville, qui se manifeste dans beaucoup de ses traits, est purement idologique. Il en est de mme pour Rome. Makarios se fait le porteur dune idologie de la Pentarchie, et Rome est associe chez lui avec la description des autres capitales chrtiennes.

    Les auteurs arabes musulmans ont transmis ces vocations des siges patriar-caux, sans saisir leur contenu idologique et ecclsiologique. Au concile de Nice (325), les siges ntaient que quatre (Rome, Alexandrie, Antioche et Jrusalem). Cest Chalcdoine (451) que Constantinople, seconde Rome, a t leve au rang patriarcal, ce qui na pas t sans polmique. Llaboration idologique de cette conscration a t la Pentarchie, qui a t opratoire jusquau viiesicle: avec la conqute arabe des trois siges orientaux, la donne a chang. Dautre part, le sacre dun Empereur dOccident sest accompagn de la revendication dun primat de Rome partir du ixe sicle. Par la suite, il y eut un conflit dinterprtation de la Pentarchie entre Rome et Constantinople. En Orient, ce ntait plus que dans la sphre de Constantinople quon parlait de Pentarchie, qui devint lhritage exclusif des Byzantins.

    On retrouve la question du lien des melkites avec la chrtient slave partir de l. En effet, tout cela reprit quelque intrt lorsquen 1593, le concile de Constantinople dut examiner la requte de Moscou dtre lev au rang de sige patriarcal. Ce qui inquitait alors, ce ntait pas de rajouter Moscou la liste, mais daccepter la revendication des Russes den faire le deuxime hirarchiquement, en tant que Troisime Rome. La vraie Rome, la premire, tait alors exclue de la Pentarchie. Dautre part, la mme poque, la Rome catholique dveloppait sa propagande en faveur de lunion auprs des chrtiens orientaux avec lunion des Ruthnes Brest-Litovsk (1596), et avec lenvoi de dlgations auprs des chrtiens orientaux, en particulier pour faire accepter le nouveau calendrier grgorien. Cest dans ce contexte quil faut comprendre le recours aux strotypes des gographes arabes par les auteurs chrtiens arabophones du xviiesicle pour parler dAntioche et de Rome.

    Il peut tre significatif, dans ce contexte, de relever quAbraham Ecchellensis, rudit maronite au service de lglise catholique, crivant en 1660 une dfense du pape contre les attaques protestantes, se rfre lui aussi aux descriptions de Rome par les gographes arabes musulmans, comme Masd, lappui de

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    sa thse du primat romain 4, sans se poser ouvertement la question des sources chrtiennes antrieures de ces auteurs.

    Le rapport des chrtiens arabes avec lhritage arabe et musulman et lhritage syriaque, dans un contexte de redfinition des identits au contact de lextrieur, en particulier de lOccident, a encore t pos de manire analogue par Aurlien Girard (doctorant, EPHE), dans son expos sur La langue arabe et les chrtiens orientaux en Europe et au Proche-Orient 5. Le sujet est assez dlicat, puisque, par exemple, des cheikhs contemporains ont pu nier que larabe pouvait se christianiser, et que les chrtiens orientaux eux-mmes ont eu tendance reculer la date du passage de leur communaut lusage de la langue arabe. Il est certain cependant que la perception et la connaissance de la langue arabe ont chang sous linfluence de la philologie europenne partir du xviiesicle. La question du niveau, ou de la qualit de la langue, semble, par exemple, dtermine par cette influence. Lide dun bel arabe na pu stablir qu partir du xixe sicle, quand les classiques de la littrature arabe avaient t redcouverts. On sait que lglise melkite sest arabise ds le viiiesicle dans les villes, que larabe a remplac le grec dans lcriture au ixesicle, et que la liturgie sest alors arabise. Chez les maronites, la liturgie est reste en syriaque, mais on sinterroge au xviiesicle parmi eux sur lopportunit de passer plutt larabe. Les chrtiens arabisants ont t employs par diverses institutions universitaires europennes pour leur comptence dans la langue arabe, mais dans lensemble ils apparurent comme ayant des connaissances linguistiques limites, et les manuels quils produisirent furent jugs plus faibles que ceux des philologues europens, comme Erpenius, qui firent autorit.

    La place de la langue arabe est alors discute aussi dans le cadre gnral de la politique catholique de la langue, reposant sur la diglossie entre langue vulgaire et langue rudite ou de culte, quon trouve par exemple exprime chez Bellarmin. Dans ce sens, le syriaque apparat comme une alternative larabe. Il est parfois tenu pour la langue dans laquelle Dieu sadressa Adam au Paradis, et dans laquelle le Christ sest exprim. Dans ce contexte, le garshn, larabe crit en syriaque (qui en fait suppose une bonne connaissance de larabe), connat un essor chez les maronites jusquau xixesicle. Les constitutions de lOrdre Maronite Libanais ou le Synode Libanais de 1736 sont en latin et en garshn. Dans le cas du second, il est mme formellement interdit de le copier en alphabet arabe. Mais en mme temps, le maronite Germanos Farht, conscient du faible niveau darabe des chrtiens, fait une grammaire simplifie de cette langue,

    4. A.ecchellensis, Eutychius Patriarcha Alexandrinus vindicatus; sive responsio ad Ioannis Seldeni Origines in duas tributa Partes; quarum prima est De Alexandrina Ecclesiae Originibus, altera De Origine nominis Papae quibus accedit Censura in Historiam Orientalem Iohannis Henrici Hottingeri tigurini a pag. 283 ad 495. Omnia ex Orientalium excerpta monumentis auctore Abrahamo Ecchellensi Maronita Libano, Rome1660/1661.5.A.Girard, Lenseignement de larabe Rome au xviiies., Actes de la table ronde LItalie et le Maghreb lheure de lorientalisme romantique et positiviste (1700-1900). Un savoir en cours de redfinition, 30 mars 2007, paratre (cole franaise de Rome).

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    et prpare un dictionnaire partir du Qms dAl-Frzbd pour combattre lusage des mots locaux. Il lenrichit dune terminologie chrtienne partir du latin et du grec. Et cest lenseignement dlivr la fin du xviiiesicle au collge maronite de Ayn Warqa qui va former les premiers grands arabisants de la Nahda.

    Ainsi, dans lapprentissage des langues comme dans les autres domaines, les chrtiens orientaux se situent alors au carrefour de diverses influences et se construisent une identit partir des nouveaux questionnements de lOccident, en puisant dans divers rpertoires et diverses traditions, dont celle de la culture classique arabe et musulmane de lpoque mdivale.

    La littrature en syriaque dans lglise dOrient lpoque ottomane a jusqu rcemment peu attir les chercheurs, qui, depuis les missionnaires du xixesicle, la considraient comme peu intressante, dcadente par rapport la grande poque abbasside. Heleen Murre (Universit de Leyde) a dcid de lui consacrer ses recherches, quelle a prsentes dans un expos intitul Scribes et crits dans lglise dOrient (provinces orientales de lEmpire ottoman, 1500-1850). Une faon intressante daborder les textes manuscrits est de le faire partir des colophons, qui peuvent parfois prendre la dimension de plusieurs pages, et qui donnent des renseignements sur le manuscrit lui-mme ainsi que sur son contexte. Le scribe, lvque, le donateur sont gnralement prciss. Les vnements historiques proprement dits napparaissent toutefois quincidemment, comme telle attaque kurde sur un village.

    La plupart des ouvrages sont des ouvrages liturgiques. Le texte des colophons relve gnralement dune littrature religieuse strotype, mais on y trouve aussi des tmoignages sur la culture populaire. Lindication des scribes et des donateurs permet dtablir une gographie en trois groupes: les Chaldens (unis Rome), Rabban Hormizd, et le Hakkar. Alors quau xviesicle, la majorit des manuscrits est produite dans le milieu monastique, ce nest plus le cas aux xviie et xviiiesicles, o lactivit de transcription devient une affaire familiale, de vritables dynasties produisant jusqu dix manuscrits par an, ce qui indique lexistence dun vritable march. Les donateurs appartiennent aux couches suprieures lies au clerg. Ils payent au nombre de mots, spcialement pour les manuscrits des critures. Une littrature vernaculaire (posie, vies de saints, formules magiques ou protectrices) est bien reprsente. Linfluence catholique se manifeste dans des hymnes nouveaux, spcialement chez les scribes catho-liques bien sr, mais aussi chez les orthodoxes: des messes pour les saints sont introduites, linvocation de Nestorius disparat Les traductions occidentales sont en gnral retraduites de larabe. Linfluence de la littrature musulmane est plutt limite, de mme que la controverse avec lislam.

    Les colophons donnent le sentiment de communauts isoles, peu au contact avec lenvironnement. La prsence juive contemporaine dans la rgion, pourtant significative, nest pas mentionne. Si la prsence catholique est ignore, il est nanmoins vident que le dfi ou le mimtisme ont eu une influence sur la production manuscrite de cette communaut.

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    II. La projection de lOccident sur lOrient

    1. La traduction de la bible en TurcJohann Strauss (Universit de Strasbourg) nous a expos comment linitiative

    de la traduction de la bible en Turc, au xviiesicle, a vu le jour dans le cadre trs particulier du calvino-turcisme hongrois (en Hongrie des Habsbourg et en Transsylvanie), au contact du millnarisme anglais et des aspirations lunion des peuples chez les frres bohmes (Comenius, 1591-1631, rfugi aux Pays-Bas). Lide tait de prsenter la Bible au Sultan, afin de le convaincre de rassembler les trois religions monothistes, de ne pas opposer les trois peuples qui servent le mme Dieu. Un premier traducteur fut un juif spharade converti lislam, dont la langue dorigine devait tre le judo-espagnol. Son texte, trs proche de lhbreu et du Talmud, ne satisfit pas les commanditaires. Lautre traducteur recrut fut un Polonais, Albertus Wowoski / Bobonius, converti lislam sous le nom de Al Ufk Bey, qui traduisit aussi le Book of Common Prayer et les Psaumes de Calvin. Dans un premier temps, sa traduction fut critique et resta manuscrite, mais elle fut redcouverte au dbut du xixesicle par la British Foreign Society et fut alors partiellement imprime, puis servit de modle plusieurs traductions turques du xixesicle. Le Turc de Al Ufk Bey, qui cherche la terminologie thologique systmatiquement dans larabe et qui dans lensemble est plutt ampoul, devint progressivement obsolte, mais cette traduction constamment remanie inspira les ditions turques de la bible jusquaux annes 1970.

    2. Les institutions catholiques, la Terre Sainte, linfluence franaisePaolo Pierraccini (Florence), a consacr un expos la restauration du patriarcat

    latin de Jrusalem en 1847, prcde par une priode dintense attention de la congrgation De Propaganda Fide pour la Terre Sainte 6. Celle-ci renouait avec la politique dencadrement et de contrle envers la Custodie, qui avait t la sienne avant les bouleversements de la Rvolution et de lEmpire. Elle sinquitait de la qualit morale et intellectuelle des religieux envoys sur place et se proccupait de leur formation linguistique, indispensable ladministration des sacrements et lactivit pastorale auprs des plerins europens et des chrtiens arabes rattachs aux paroisses latines. Elle ne montrait en revanche aucun intrt pour la majorit musulmane de la population de la Palestine. Elle prtendait avoir un regard sur lorigine et lusage des importantes aumnes que la Terra Santa qutait en pays chrtien. Elle soutenait dans une certaine mesure les religieux latins dans leur combat pour les lieux sacrs contre les schismatiques grecs. On est frapp par lattention quelle portait lhistoire et la continuit de la tradition, rappelant les dispositions rglementaires prcdentes, et prenant par exemple louvrage de Francesco Quaresmio (qui avait t Custode en 1618)

    6. P.Pieraccini (d.), Acta S.Congregationis de Propaganda Fide pro Terra Sancta, Parte III (1847-1851), Milan2009 (Biblioteca bio-bibliografica della Terra Santa e dellOriente francescano XVII), Prface de B.Heyberger.

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    intitul Historica Theologica et Moralis Terrae Sanctae elucidatio (Anvers, 1634) comme une rfrence.

    Cependant, un contexte nouveau par rapport auxsicles prcdents amenait la Propagande vouloir modifier la situation en Terre Sainte dans les annes 1840. Dabord, lessor conomique attirait davantage de chrtiens latins, auxquels il fallait prodiguer les soins spirituels, vers les villes cosmopolites en plein dveloppement dans la rgion (Alexandrie, Beyrouth). Lengouement romantique pour lOrient combin aux facilits de la navigation vapeur se traduisait aussi par une augmentation du nombre de plerins latins visitant les Lieux Saints. Dautre part, lveil missionnaire protestant du dbut du xixesicle avait amen crer sur place une situation indite de comptition entre catholiques et rforms. Il fallait, du point de vue romain, occuper le terrain pour combattre linfluence nfaste des hrtiques. Une attention nouvelle lopinion, qui sexprimait travers les journaux, apparat aussi dans les dossiers. Tout cela sinscrivait enfin dans un contexte gopolitique nouveau: la Palestine a t annexe lgypte par Mohamed Ali entre 1831 et 1840, avec le soutien de la France. Par la suite, lre des rformes dans lempire ottoman, inaugure en 1837, qui introduisait les principes de lgalit devant la loi et de la libert religieuse, fut perue comme un signe de faiblesse du pouvoir turc et de la religion musulmane, qui favoriserait lextension de la prsence europenne et chrtienne en Orient. De nouveaux ordres religieux, notamment fminins, demandrent simplanter en Terre Sainte. Au xixesicle plus quauxsicles prcdents, cette prsence devait se matrialiser par lacquisition et la construction de biens immobiliers, qui allaient donner aux Lieux Saints leur visage urbain daujourdhui. Il y avait l de quoi faciliter une ingrence de plus en plus lourde des Grandes Puissances dans les affaires de ltat ottoman et des glises locales, sous prtexte de protection des Lieux Saints et des chrtiens sur place. Toutes ces tendances, dj perceptibles lpoque dont soccupe ce volume, saccentueront partir de 1860.

    La volont de Rome dtablir une hirarchie catholique locale, qui stait dj traduite par la cration dun vicariat apostolique Alep et en gypte, tait considre comme contraire aux intrts de la province franciscaine de la Terra Santa et donna lieu des ngociations dans lesquelles les Frres Mineurs tentrent de se dfendre des reproches dinefficacit ou de relchement quon leur adressait, et de sauver une position institutionnelle dominante. Lappartenance nationale des religieux, qui avait toujours t lorigine de dissensions, devenait plus problmatique alors que lEspagne seffaait comme acteur majeur du thtre international. Le choix comme premier patriarche latin de Jrusalem de Leonardo Valerga, qui nappartenait pas la famille franciscaine et qui savra dun caractre extrmement intransigeant, mena invitablement des conflits dont les documents prsents dans le volume dit par Pieraccini donnent la substance. Au-del des mesquineries personnelles et des difficults de toute institution accepter un repli de sa position, ces conflits rvlent lembarras de redfinir la mission de la prsence franciscaine en Terre Sainte dans le contexte

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    nouveau du xixesicle. Ils sont aussi un tmoignage sur la conception de lglise, de son organisation et de son fonctionnement, sous le pontificat de Pie IX.

    Dans le prolongement de cette communication, celle de Dominique Trimbur (Centre franais de Jrusalem) concentrait son attention sur les politiques fran-aise et allemande vis--vis de la Terre Sainte, dans les dcennies qui suivirent le rtablissement du patriarcat latin. Du ct franais, le catholicisme tait au cur de la politique mene en Palestine, dans la logique sculaire suivie depuis FranoisIer, et dans lesprit de propager linfluence franaise par lhuma-nitarisme et la langue. Mais les initiatives franaises en direction de la Terre Sainte manaient de diffrentes officines et de divers groupes de pression. Le Ministre des Affaires trangres arbitrait les demandes, non sans hsitations et incohrences, mais en favorisant limplantation des congrgations religieuses actives dans le monde, travaillant donc au rayonnement de la France. Du ct allemand, le catholicisme tait plus marginal et les initiatives en direction de la Terre Sainte partirent dinitiatives prives. Elles furent cependant plus concertes et plus efficaces, coordonnes par un Palstinaverein qui existe encore de nos jours.

    Le rsultat fut lmergence dun vritable milieu francophile et francophone, dune clientle de melkites et de chrtiens latins trs lis la France. La discor-dance apparut de plus en plus criante entre la vocation religieuse des institutions et leur instrumentalisation au service dune conqute spirituelle prparant une prise de possession. Du ct allemand, lobjectif fut principalement de crer des institutions chappant au protectorat franais et de gagner une vraie place dans une Allemagne majorit protestante.

    La communication de Chantal Verdeil (INALCO) sur luniversit Saint-Joseph de Beyrouth nous fit comprendre quelle fut la stratgie des jsuites franais en matire denseignement, face la concurrence des tablissements protestants anglophones, puis des tablissements locaux, chrtiens ou musulmans, enfin des autres tablissements franais (lazaristes et Mission laque). On connat assez bien le cursus des cours, les effectifs par classe. On connat moins le contenu de cet enseignement. Le thtre scolaire permet de percevoir les valeurs que les jsuites entendaient transmettre : en premier lieu, faire de leurs lves des catholiques instruits de leur foi et aptes en dfendre les points les plus controverss (infaillibilit pontificale et Immacule Conception), attachs aux plerinages franais (Lourdes) fidles au pape, et faisant preuve des vertus de courage et de charit. La France occupe en dfinitive peu de place dans limaginaire transmis, et la place du franais est contrebalance par la volont de maintenir un enseignement des autres langues, comme larabe et les langues anciennes. Le moule jsuite a sans doute t moins performant quon ne la dit, sachant que beaucoup dlves ne rejoignaient les jsuites que dans les grandes classes, aprs avoir pass par les Frres des coles chrtiennes, ou transitaient par eux avant de poursuivre leurs tudes ailleurs.

    La communication dEsther Mller (doctorante, Jacobs University, Brme) portant sur les coles de la Mission Laque au Liban, revint sur latmosphre de

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    concurrence et dmulation entre tablissements, qui se disputaient les lves. Durant le Mandat, la Mission Laque fut en particulier encourage agir en direction des musulmans, qui devinrent majoritaires dans ses coles, ce qui explique sans doute quelle fut plus prcocement confronte au nationalisme arabe. Les responsables de la Mission ne voulaient alors pas tre confondus avec lautorit du Mandat, et payer les consquences de la politique de celle-ci.

    Cyrille Charon (alias Korolevski) (1878-1959) prsent par Mgr Giuseppe Croce (Bibliothque Vaticane) 7 est un cas exceptionnel de projection de lOcci-dent sur lOrient. tudiant Paris, il y prouve une vocation pour lOrient chrtien au moment o Lon XIII inaugure une nouvelle politique douverture dans cette direction. En 1900, il est autoris rejoindre le clerg melkite et sembarque pour Beyrouth. Mais sa nouvelle obdience ne le satisfait pas: il voit les melkites comme troits desprit, obsds par leur question de lidentit, bref, entrs en dcadence. Il se dcouvre alors une nouvelle vocation, pour le christianisme ukrainien et russe, et rve dun projet ambitieux de pntration catholique en Russie. En attendant, il est plong Rome dans le milieu de ceux qui sintressent lOrient. En 1919, il effectue une tourne avec Eugne Tisserant pour acheter des livres et des manuscrits pour la Bibliothque Vaticane et le Pontificio Istituto Orientale (cr en 1917), Trieste, dans les Balkans et Constantinople. Cest en particulier lors de cette mission que Tisserant achte, en gypte, la moiti de la collection des manuscrits Sbath (provenant dAlep), aujourdhui conserve au Vatican. Dans la suite de sa carrire, Korolevski travaille la codification canonique des glises orientales, ldition de livres liturgiques, des articles historiques, et, jusqu sa mort, il est, aux cts dEugne Tisserant, un des principaux protagonistes de la politique vaticane en direction des glises dOrient. Il est hostile la latinisation des Orientaux, souhaitant le maintien de leurs rites, mais purifis et si possible concordant avec les rites orthodoxes. Imprgn de thologie latine, il reste cependant impermable lecclsiologie orientale, considrant, par exemple, lide de Pentarchie comme hrtique ou schismatique, ou se montrant hostile lautorit des patriarches orientaux sur leur diaspora.

    III. Le Proche-Orient contemporain

    Anna Poujeau (docteur, Paris X Nanterre) nous a prsent une communica-tion sur Le monastre fminin grec-orthodoxe de Sainte Thcle (Maall, Syrie) 8, qui comptait au moment de lenqute 15 religieuses (2 postulantes, 6 novices et 7 moniales). Le nombre des religieuses, comme dans les autres monastres de Syrie, est en croissance. Le monastre, qui aurait t fond par

    7. C.KorolevsKy, Kniga Bytija Moego (Le livre de ma vie); mmoires autobiographiques, Giuseppe Croce (d.), Cit du Vatican2007, 5 vol.8. A. Poujeau, glises, monachisme et saintet. Construction de la communaut chrtienne en Syrie, Thse de doctorat en ethnologie, Universit Paris Ouest-Nanterre la Dfense, 2008.

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    Justinien, contient le tombeau de cette sainte des origines du christianisme, qui attire les plerins.

    Anna Poujeau a analys le fonctionnement de la communaut de religieuses, centr autour du charisme de la sainte patronne, et a relev la contradiction ou la dialectique entre lautorit de la suprieure dune part, lautorit prophtique dune religieuse ge, qui a un contact privilgi avec la sainte, dautre part.

    Lentre au monastre est raconte comme une rupture avec la famille, comme un choix personnel contre la volont des parents, et sous la protection du patriarche. Les postulantes sont, pendant deux ans, entirement dpendantes de lautorit de la suprieure. Une fois novices, elles habitent plus prs de la grotte de Sainte Thcle, et elles changent de position dans la communaut: elles sloignent de la suprieure pour se rapprocher de la sainte. Aprs dix ans de noviciat, elles se fondent encore davantage avec celle-ci aprs leurs vux perptuels. Elles pratiquent alors une veille devant licne de la sainte, et sidentifient ou se confondent de plus en plus avec celle-ci: elles ne cherchent pas devenir saintes (comme dans le modle catholique), mais devenir la sainte. Leurs visions, pendant lesquelles la sainte leur apparat, qui deviennent au fur et mesure de leur vie religieuse plus frquentes, jouent dans cette volution un rle essentiel: elles autorisent en particulier celle qui en est gratifie tenir tte lautorit de la suprieure. Porteuses de la baraka de la sainte, elles dve-loppent en mme temps leur rapport avec lextrieur, en se mettant au contact des plerins visitant le sanctuaire. Une vritable comptition de charismes peut alors tre releve entre la religieuse gardienne du sanctuaire et la suprieure, cette dernire ne bnficiant pas des mmes grces spirituelles dont jouissent celles qui sidentifient Sainte Thcle dans la grotte-tombeau de celle-ci.

    Georges Bohas (ENS, Lyon) et Florence Hellot-Bellier (Paris III) 9, ont prsent la communaut assyrienne du Khabour, lest de la Syrie. Cette communaut sest installe l dans les annes 1930 aprs une errance en Irak la suite de leur dfaite, de leur massacre et de leur dispersion partir de 1915. Ils y avaient fond une agriculture prospre fonde sur lirrigation partir du Khabour, majestueux affluent de lEuphrate, tout en conservant la mmoire de leur pass et une structure tribale hrite de leur mode de vie dans le Hakkari avant leur dispersion.

    Depuis 1994, ce systme conomique et social dprit : depuis 1997, le Khabour est sec. Le paysage se transforme: les arbres fruitiers meurent. Les puits dirrigation deviennent de plus en plus profonds, mais la hausse des cours du ptrole rend le pompage de plus en plus coteux. Une agriculture cralire irrigue remplace lagriculture fruitire et marachre prcdente. Les Assyriens du Khabour reprennent la route de lexil, vers Beyrouth, ou, plus loin, vers lAllemagne. Ce changement environnemental et social est le rsultat dune surexploitation des eaux. Mais les Assyriens en sont les principales victimes: ils avaient t installs l de force par les Franais, sur des territoires appartenant

    9. G.Bohas et F.helloT-Bellier, Les Assyriens du Hakkari au Khabour: mmoire et histoire, Paris2008.

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    Bernard Heyberger

    aux tribus arabes. Celles-ci prennent leur revanche aujourdhui, avec le soutien du rgime qui prfre les Arabes aux Kurdes et aux chrtiens assyriens.

    Institutions et communauts au LibanAndr Sleiman (doctorant, EHESS) a prsent une communication sur

    Penser la citoyennet au Liban : galit et identit dans une dmocratie communautaire. La constitution libanaise dfinit dabord un tat laque : contrairement aux autres tats arabes, il ny a pas de religion dtat au Liban, et ltat nintervient pas dans les affaires religieuses et de culte. La constitution affirme lgalit de tous devant la loi, la libert religieuse absolue, laccs de tous aux emplois publics, etc. Mais il faut bien appartenir une communaut pour bnficier de larticle qui affirme le respect du statut personnel, ou celui qui prvoit la reprsentation galitaire des communauts dans les fonctions de ltat. Le sens de cette constitution est contenu dans le Pacte National qui la complte, et qui prvoit comme une coutume la rpartition des fonctions par communauts. Lensemble des textes fondateurs repose sur lide dquilibre et de coexistence, mais le confessionnalisme a t conu comme provisoire, devant tre dpass. Le prambule des accords de Tif (1990) pose encore la disparition du confessionnalisme comme un objectif national. Mais larticle qui prvoit une assemble nationale lue parts gales entre chrtiens et musulmans, charge dabolir le confessionnalisme, na pas t appliqu.

    En fait, le systme constitutionnel libanais contient la fois le principe dgalit et dingalit, de lacit et de communautarisme. Deux sujets sont reprsents dans ltat: les individus et les communauts. Le mot mme de citoyen est employ pour la premire fois seulement dans le prambule de 1990. Peut-on parler dindividu libanais? Sans doute pas dans le sens quil prend dans la France rpublicaine, plutt dans une conception anglo-saxonne prte reconnatre aux communauts et associations une reprsentativit et une part de pouvoir. Les apologistes du systme libanais considrent que la norme nest pas lindividu, mais la communaut, et que lobjectif est la stabilit communautaire. Le principe nest pas lgalit, mais lgale dignit de chaque groupe. La question de lidentit passe en fait avant la question de lgalit; lappartenance la famille, au clan, la confession passe avant lattachement ltat. Le traitement des communauts sous le Mandat, puis le systme de la constitution assortie du Pacte national, a abouti renforcer le sentiment dappartenance et la structure communautariste. Alors que le confessionnalisme est un fait construit, politique, on a assist son essentialisation, la construction de lidentit maronite servant de paradigme au travail des autres communauts sur leur conscience de soi. Dans ce travail, chaque groupe a cherch lextrieur des modles didentification (la France pour les maronites, le nassrisme pour les sunnites, laxe irano-syrien pour les chiites).

    Andr Sleiman plaide pour une dmocratie consociative, en gros qui tiendrait compte de la ralit incontournable des identits et des groupes pour aboutir un systme consensuel qui ne serait pas en contradiction avec les droits de lhomme.

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    Ada Kanafani-Zahar (CNRS / GSRL), dans une communication sur Le mariage civil au Liban 10, est revenue sur les origines constitutionnelles du statut personnel. Celui-ci a t garanti au moment du Mandat, qui a assur une reconnaissance aux communauts confessionnelles juridiquement institues dans lespace public. On peut mme dire que la communaut est avant tout dfinie par le statut personnel. Mais ltat a reconnu un mariage contract ltranger sil est conforme la lgislation du pays o il a t contract. Les musulmans stant opposs cet article, au nom de la souverainet de lislam, il ne sapplique quaux Libanais non-musulmans. Les tribunaux civils ne sont comptents que pour les mariages entre chrtiens ou entre chrtiens et musulmans. Par la suite, plusieurs tentatives dintroduire le mariage civil ont t voues lchec.

    Ada Kanafani a men une enqute auprs de treize couples ayant contract un mariage civil ltranger. Tous sont dun niveau ducatif lev et ont vcu un moment ltranger. La plupart sont des couples mixtes, et tous ont fait du mariage civil un engagement conscient, mettant leurs enfants au lyce laque ou protestant, et leur donnant des prnoms sans connotation religieuse, sauf dans un cas, o les parents ont opt pour le mlange volontaire et conscient des prnoms attribus leurs enfants successifs. Tous voquent la volont de sparer la croyance et le politique, et se rclament du choix individuel ou de lcumnisme religieux.

    Un des problmes qui se pose pour ceux qui veulent chapper au statut personnel confessionnalis est celui des consquences du mariage civil contract ltranger en matire de succession. En effet, si la loi de 1959 a soustrait les juifs et les chrtiens au droit successoral hanfite, celui-ci sapplique pour considrer que la diffrence religieuse te tout droit lhritage, un chrtien ne pouvant hriter dun musulman, et vice-versa. Les couples maris civilement ltranger doivent donc trouver des solutions pour contourner les dispositions lgales: donation entre vifs, cration dune socit au nom des enfants en en gardant lusufruit, comptes joints

    10.Les tentatives dinstaurer le mariage civil au Liban: limpact des tanzimt et des rformes mandataires, dans P.J.luizard (dir.), Le choc colonial et l'islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terre d'Islam, Paris2006, p.427-448.