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Une certaine idée du bon goût pourrait nous éloigner de ces livres à couvertures colorées, aux titres évocateurs, dont les personnages étranges et fantasques ne semblent être là que pour nous faire rire ou frissonner. Non, il n’est pas de bon ton de lire Gaston Leroux, de dévorer un Rouletabille ou les aventures de Chéri-Bibi, les farces passionnées et noires du Fantôme de l’Opéra ou les mystères de Bénédict Masson. Les fins esprits affirment avec aisance que ces romans populaires n’ont rien à voir avec Stendhal, Victor Hugo ou Balzac. Certes ! Pourtant, si d’aventure, au cours d’une nuit particulièrement noire, la figure de Gaston Leroux venait vous visiter dans un rêve, ou si son œil malicieux photographié sur une affiche vous interpellait à l’improviste, ne vous demandez pas pourquoi ! Il est des lectures qui appellent, qui se rappellent avec ravissement afin d’accélérer votre pouls et de transformer votre espace de lecture en un monde où rien n’est impossible, où l’extravagance est reine, où l’écriture vous saute à la gorge comme un léopard sauvage, où la raison se débat pour ordonner le fantastique, où l’Histoire se perd dans les labyrinthes des innombrables chapitres, où l’humour est sans cesse présent, où les portraits d’hommes et de femmes vous éblouissent par leur acide clarté, où les références secrètes ou déclarées aux grands auteurs fourmillent. Oui, l’univers de Gaston Leroux est comme une atmosphère d’enfance où le jeu est roi et dont vous pourrez goûter l’énergie et savourer l’excitation sans aucun regret ! Oubliez donc les esprits anxieux, lisez en toute liberté cet écrivain un peu oublié mais qui mérite, sans aucun doute, sa place dans notre panthéon littéraire. Et plongez avec malice dans l’exposition organisée par la BNF où une centaine de pièces vous donneront à voir un univers souvent ignoré, celui d’un Leroux journaliste et reporter, un homme qui extrait de l’Histoire et de ses événements la matière de son écriture. Gaston Leroux à sa table de travail, Cliché Studio A. Well, Nice Vers 1919 Don des héritiers de Gaston Leroux, 2004 BNF, Manuscrits, fonds Leroux, NAF 28093 Gaston Leroux ou les doubles jeux de l’écriture Que les lecteurs qui m’approuvent se mettent à l’étude d’un règne où Leroux fut prince, qu’ils remontent jusqu’au roi : Edgar Poe, qu’ils relisent Double assassinat dans la rue Morgue et soudain, enchantés par un monde qu’ils crurent un demi-monde, ils iront à la découverte des maîtres, en tête de qui Gaston Leroux triomphe de l’indifférence dans laquelle tant d’auteurs “sérieux” firent naufrage. Jean Cocteau, Préface du Mystère de la chambre jaune (éditions Livre de poche, 1960) Il n’y a rien de plus redoutable au monde que le merveilleux. La Poupée sanglante, X, éditions BeQ, p.117

GastonLerouxoulesdoublesjeuxdel’écritureclasses.bnf.fr/pdf/Leroux1.pdfde Gaston Leroux ? «Pourquoiledissimulerais-je ?Jesuisfier, au contraire,d’avancerquecequel’onpeut appelermonœuvrelittéraire,et,danscelle-ci,

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Une certaine idée du bon goût pourrait nous éloigner de ces livres à couvertures colorées,aux titres évocateurs, dont les personnages étranges et fantasques ne semblent être là quepour nous faire rire ou frissonner. Non, il n’est pas de bon ton de lire Gaston Leroux, de dévorerun Rouletabille ou les aventures de Chéri-Bibi, les farces passionnées et noires du Fantômede l’Opéra ou les mystères de Bénédict Masson. Les fins esprits affirment avec aisanceque ces romans populaires n’ont rien à voir avec Stendhal, Victor Hugo ou Balzac. Certes !Pourtant, si d’aventure, au cours d’une nuit particulièrement noire, la figure de Gaston Lerouxvenait vous visiter dans un rêve, ou si son œil malicieux photographié sur une affiche vousinterpellait à l’improviste, ne vous demandez pas pourquoi ! Il est des lectures qui appellent,qui se rappellent avec ravissement afin d’accélérer votre pouls et de transformer votre espacede lecture en un monde où rien n’est impossible, où l’extravagance est reine, où l’écriturevous saute à la gorge comme un léopard sauvage, où la raison se débat pour ordonner lefantastique, où l’Histoire se perd dans les labyrinthes des innombrables chapitres, où l’humourest sans cesse présent, où les portraits d’hommes et de femmes vous éblouissent parleur acide clarté, où les références secrètes ou déclarées aux grands auteurs fourmillent.Oui, l’univers de Gaston Leroux est comme une atmosphère d’enfance où le jeu est roiet dont vous pourrez goûter l’énergie et savourer l’excitation sans aucun regret ! Oubliezdonc les esprits anxieux, lisez en toute liberté cet écrivain un peuoublié mais qui mérite, sans aucun doute, sa place dans notrepanthéon littéraire. Et plongez avec malice dans l’expositionorganisée par la BNF où une centaine de pièces vous donnerontà voir un univers souvent ignoré, celui d’un Leroux journalisteet reporter, un homme qui extrait de l’Histoire et de sesévénements la matière de son écriture.

Gaston Leroux à sa tablede travail, Cliché Studio A. Well,NiceVers 1919Don des héritiers de GastonLeroux, 2004BNF, Manuscrits, fonds Leroux,NAF 28093

Gaston Leroux ou les doubles jeux de l’écriture

Que les lecteurs qui m’approuvent se mettent à l’étuded’un règne où Leroux fut prince, qu’ils remontent jusqu’auroi : Edgar Poe, qu’ils relisent Double assassinat dansla rue Morgue et soudain, enchantés par un monde qu’ilscrurent un demi-monde, ils iront à la découverte des maîtres,en tête de qui Gaston Leroux triomphe de l’indifférencedans laquelle tant d’auteurs “sérieux” firent naufrage.

Jean Cocteau, Préface du Mystère de la chambre jaune(éditions Livre de poche, 1960)

Il n’y a rien de plus redoutable au monde que le merveilleux.La Poupée sanglante, X, éditions BeQ, p.117

Page 2: GastonLerouxoulesdoublesjeuxdel’écritureclasses.bnf.fr/pdf/Leroux1.pdfde Gaston Leroux ? «Pourquoiledissimulerais-je ?Jesuisfier, au contraire,d’avancerquecequel’onpeut appelermonœuvrelittéraire,et,danscelle-ci,

L’originalité de Gaston Leroux tient pourune large part à l’originalité de son œuvreà la fois journalistique et romanesque.Pendant quatorze années (1894-1908),Leroux est un journaliste brillant, à laplume alerte et créatrice. Tous lesreportages, les comptes rendus, leschroniques qu’il écrit sont de formidablessources documentaires dans lesquellesil puise afin de donner libre coursà son incroyable imagination.Si l’on en croit la légende, en 1907,alors qu’il revient d’un voyage épuisantau Maroc, Maurice Bunau-Varilla, directeurdu Matin, lui demande de repartir versToulon car le cuirassé Liberté a étéendommagé par une explosion.Comme il refuse énergiquement, il penseen avoir fini avec le journal. Erreur ! Cardès l’année suivante, il en devient l’un desfeuilletonistes attitrés. Il écrira désormaisun roman par an jusqu’à sa mort.

Timides débuts littéraires et tentativesthéâtralesSi l’on omet une courte nouvelle, Le PetitMarchand de pommes de terre frites, queLeroux publie en 1887, dans le quotidienLa République française, force est de constaterque c’est au théâtre qu’il fait ses premières armeslittéraires. En effet, en 1895, Leroux écrit deuxpièces, les Frères Rorique (drame en 5 actes)et le Turc au Mans (pièce chantée en un acte),toutes deux inspirées par des faits diversayant fait l’objet d’articles dans les journaux.Courte parenthèse en décembre 1897où Le Matin annonce un nouveau feuilleton,L’Homme de la nuit. Une histoire de vengeancequi commence en Amérique et se termine enFrance et dont Leroux puise l’idée principaledans un nouveau fait divers qui a eu lieu auBazar de la Charité et qu’il signe sous le

pseudonyme de Gaston-Georges Larive. Il n’auraplus de commande pour les journaux avant1908. Il se consacre alors au théâtre.Depuis 1901, il était devenu critiquedramatique pour Le Matin. C’est donc ununivers qu’il connaît bien.Le 26 janvier 1907, André Antoine créeà l’Odéon La Maison des juges.Malheureusement encore, la pièce nereste que quinze jours à l’affiche.Leroux y fait le procès de la Justiceà travers trois générations demagistrats.Le Lys est sa troisième pièce, écriteen collaboration avec Pierre Wolf.Il y défend l’union libre, la liberté desjeunes filles à choisir celui qu’elles aiment etréfute le mariage comme condition nécessaireau bonheur.Sa dernière pièce, Alsace, écrite avec CamilleDreyfus, raconte une histoire d’amour impossibleentre une jeune Allemande et un jeune Français.Très patriotique, Leroux pose la question,importante à l’époque, de l’appartenancedes Alsaciens à la nation française.Aucune de ses pièces ne connaît le succès.Mais il conservera de ses tentatives théâtralesune forte empreinte littéraire, à commencer parla forme dialoguée. Dans les Cages flottantes,par exemple, Chéri-Bibi parle et ses répartiessont entrecoupées d’indications scéniques.Son décor privilégié est un espace clos commele nœud du drame. Comme au théâtre, il usede ces lieux fermés pour créer un effetd’envoûtement, d’étouffement et de mystère.C’est le cas du Mystère de la chambre jaune oudu Parfum de la dame en noir. Pour finir, Lerouxutilise aussi très souvent l’art du quiproquo,l’un des piliers du vaudeville : prendre unpersonnage pour ce qu’il n’est pas, jouer avecl’identité et le paradoxe font partie, à l’évidence,de ses stratégies préférées.

Gaston Leroux, romancier populaireAprès ses échecs au théâtre, Leroux seconsacre enfin au roman : «Devant l’insuccèsde La Maison des juges, qui tint l’affiche à peinequinze jours, je fus trouver Baschet et Normandà L’Illustration et : “Voilà, leur dis-jebrusquement, je vais faire un roman !”Le lendemain, je leur soumettais trois sujets, unsujet tout à fait littéraire, un autre à la manièrede Marcel Prévost, un troisième à la manièrede Gaston Leroux, où je me proposais de traiterles aventures d’un reporter. C’est le troisièmesujet qui fut choisi. »(2 mai 1925, Nouvelles Littéraires, série deFrédéric Lefèvre, «Une heure avec GastonLeroux ») C’est ainsi que naît le personnagede Rouletabille, avec la série de ses aventures.En cette fin du xixe siècle, les littératurespopulaires connaissent un vrai succès.Le roman policier, le roman d’anticipation,le roman historique, Leroux les connaît tous.C’est en restant fidèle à la dynamique du roman«populaire » qu’il développe les thèmes dela famille, de l’amour et du crime. Rouletabilleretrouve sa mère grâce à son parfum. DansLes Ténébreuses, un prince retrouve son pèreet l’empêche de se venger. Quant à l’amour,il est omniprésent. Il peut être fou comme celuide Balaoo ou d’Antonin Rose, impossible (Erikou Gabriel) ou meurtrier. Il est décliné sous tousses visages et Leroux, tel un virtuose avec soninstrument, fait écouter au lecteur des mélodiesoù les cœurs transpirent, chavirent, aimentou haïssent jusqu’à en mourir, jusqu’à tuer.

Gaston Leroux, Un homme dans la nuitParis, Fayard, collection « Le Livre populaire »,1911Collection particulière, Gino StaraceCliché Bertrand Huet

Gaston Leroux : du journalisme au roman

Gaston Leroux, Les Aventures extraordinairesde Joseph Rouletabille reporterParis, éditions Pierre Lafitte, 1908Collection particulière Jose Guillen SimontCliché Bertrand Huet

L’expression« roman populaire » est

apparue en 1843 au moment dela publication des Mystères de Paris,

d’Eugène Sue. Elle désigne un genre littérairedestiné «au peuple» et se trouve essentielle-ment dans les journaux sous forme de roman-feuilleton. Les recettes sont simples : présenterune histoire avec des personnages bien identifiés,où l’action est primordiale et le style secondaire ;les thèmes en sont l’erreur judiciaire, les dramesde famille, l’innocence persécutée, le mélodrame,une victime larmoyante qui ne peut échapper à sondestin… Nombre d’auteurs de romans-feuilletons(les « rez-de-chaussée» des journaux) ont étépar la suite reconnus comme des romanciersà part entière : c’est le cas de Maupassant,

Dickens, Balzac, Alexandre Dumas,Émile Gaboriau, Ponson

du Terrail…

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Rouletabille, un double idéalde Gaston Leroux ?« Pourquoi le dissimulerais-je ? Je suis fier,au contraire, d’avancer que ce que l’on peutappeler mon œuvre littéraire, et, dans celle-ci,mon “roman d’aventures” a subi une influenceconsidérable : celle des romanciers anglais.Une première d’abord : Dickens, une seconde :Conan Doyle, dans le moment de sa grandevogue, il y a une vingtaine d’années, quandil fut révélé au public français. » (À mes amisd’outre-manche, 1920)Mais il a l’ambition de faire mieux. « J’acceptaide poser le même problème : un assassinata été commis dans une chambre trèshermétiquement close ; on ouvre, toutes lestraces de l’assassin sont là, mais l’assassina disparu. À la vérité Poe et Conan Doyle onttriché : la chambre n’était pas hermétiquementclose. Dans Le Crime de la rue Morgue, il y avaitune cheminée qui a livré passage à un singe ;et dans La Bande mouchetée, il y avait le troupar où passait le cordon de la sonnette le longduquel s’est glissé le serpent assassin…Moi je m’engageai à ne pas tricher ! » (À mesamis d’outre-manche, collection Bouquins, t.1,p.1006, Laffont, 1988)Le Mystère de la chambre jaune paraît en 1907dans le supplément de L’Illustration. JosephJoséphin, futur Rouletabille, est reporterau journal L’Époque. Qui est ce jeune homme,double idéal de Leroux, qui se vante d’êtrele meilleur des détectives du monde? Quelleest donc sa méthode?«À toi Frédéric Larsan, à toi l’agent littéraire ! tuas trop lu Conan Doyle, mon vieux !…. SherlockHolmes te fera faire des bêtises, des bêtisesde raisonnement plus énormes que celles qu’onlit dans les livres… Elles te feront arrêter uninnocent… Avec ta méthode à la Conan Doyle,

tu as su convaincre le juge d’instruction, le chefde la Sûreté… tout le monde. […] Moi aussi, jeme suis penché sur “les traces sensibles” maispour leur demander uniquement d’entrer dansle cercle qu’avait dessiné ma raison […] Oui, oui,je le jure, les traces sensibles n’ont jamais étéque mes servantes… Elles n’ont point été mesmaîtresses… Elles n’ont point fait de moi cettechose monstrueuse, plus terrible qu’un hommesans yeux : un homme qui voit mal ! […] Pressede tes deux mains les bosses de ton front, etrappelle-toi que lorsque tu as tracé le cercle,tu as pris, pour le dessiner dans ton cerveau,comme on trace sur le papier une figuregéométrique, tu as pris ta raison par le bonbout. » (Le Mystère de la chambre jaune, Livre depoche, p. 268-269) Oui, Rouletabille accumuleles preuves, les indices… et désigne souvent,dans une scène finale très théâtralisée, lecoupable.Au cours des neuf aventures que Gaston Lerouxconsacre au jeune héros, jamais le lecteurne soupire de lassitude. Car Rouletabille a demultiples facettes. C’est par excellence lepersonnage qui surprend par ses élans de cœur,par ses doutes, par ses exploits, par son goût dutravestissement, par sa jeunesse intrépide, parson sang-froid, son pédantisme parfois, parson incroyable capacité à comprendre la réalité,à s’émerveiller de tout, par son enfance.Dans Le Parfum de la dame en noir, le lecteursuit Rouletabille dans sa quête familiale, retouren arrière incontournable qui lui révéleral’identité de son père et de sa mère. Et l’écrivainde nous perdre : il se met en scène et devient unpersonnage de roman. Il rencontre Rouletabille,alors adolescent, dans le port de Marseille,alors qu’il est en train de ramasser des oranges.Il imagine ensuite que, des années plus tard,c’est lui qui va lui offrir sa place de reporter

au journal L’Époque. Leroux fait de Rouletabilleun double de lui-même : une enfance dansles mêmes lieux, une mère qui disparaît ou quimeurt trop jeune, une même curiosité, uneméthode de travail identique…

Les triomphes du détectiveLeroux ne respectera pas les règles imposéespar son journal. Il va faire du roman policierun genre à la fois mélancolique et romantique,contraire à la cérébralité du héros de Poe, lechevalier Dupin. Dans le troisième épisode desaventures du reporter, Rouletabille n’est plusle même. Après s’être débarrassé du mystèrede ses origines, il plonge dans l’univers violentde la révolution russe, où la fureur de l’action«pulvérise parfois l’horlogerie duraisonnement » (Gaston Leroux, Parcoursd’une œuvre, Alfu, Encrage, 1996). Il demeurequ’il ne sera pas toujours un détective horspair. Le temps de deux guerres, celle desBalkans et la Première Guerre mondiale,Rouletabille devient un homme d’action plusque de réflexion.

Il faut cependant signaler qu’avantRouletabille, Leroux a imaginé le commissaireMifroid, dans La Double Vie de ThéophrasteLonguet. Mifroid est un homme savant,élégant, sculpteur, intelligent : il va résoudreseul le mystère du train qui a disparu, à l’aided’équations mathématiques devant lesquellesThéophraste ne peut rien dire. Il est vrai queces policiers d’un autre genre, ces détectivesamateurs sont souvent plus clairvoyants queles autorités judiciaires. Mifroid apparaît dansquatre romans de Leroux. Il est le commissairechargé de l’enquête dans Le Fantôme del’Opéra et dans Le Crime de Rouletabille. C’estlui, pour finir, qui annonce à Noémie, dansLe Sept de trèfle, que les vers de son poètefavori sont en fait de Casimir Delavigne.Dans Le Fauteuil hanté, ce n’est pas non plusla police qui découvre le secret des mystérieuxmeurtres à l’Académie, mais bien le secrétaireperpétuel, Hyppolite Patard, et GaspardLalouette, le futur candidat. Les romanspoliciers de Leroux sont donc très souvent desromans où la police est absente. Rouletabilleest le tout premier journaliste detective privéde la littérature française. Il endosseraaussi un autre rôle, celui de l’agent secret.

Gaston Leroux, Rouletabille chez le tsar.2e partie : Le secret de la nuitParis, 1921, éditions Pierre LafitteBNF, Bibliothèque des littératures policièresCliché Bertrand Huet

Gaston Leroux, Le Parfum de la dame en noir,L’Illustration, 26 septembre 1908Collection particulière Jose Guillen SimontCliché Bertrand Huet

Moi je m’engageai à ne pas tricher !À mes amis d’Outre-Manche, p. 1006

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Gaston Leroux. Carnet de notes en vuede romans, nouvelles et pièces de théâtre,1910-1911Don des héritiers de Gaston Leroux, 2004BNF, Manuscrits, fonds Leroux, NAF 28093

Gaston Leroux. « Premières notes qui ont étéécrites pour le Mystère de la chambre jaune »Vers 1907Don des héritiers de Gaston Leroux, 2004BNF, Manuscrits, fonds Leroux, NAF 28093

Leroux au travail, un labeur acharnéPour comprendre les conditions de travailde Gaston Leroux, il nous faut plongerdans sa correspondance professionnellequi précise les termes de la collaborationentre le journal et l’écrivain. Il doit fournirun scénario « probatoire » et montrer lesdifférentes versions du manuscrit afin detrouver un consensus avant la publicationdéfinitive.« Pendant une période de trois années quia commencé le 1er mars 1924 pour finirle 1er mars 1927, Le Journal vous prendrachaque année deux feuilletons, l’un de vingtmille (20000) lignes au maximum et l’autrede dix mille (10 000). Ces feuilletonsdont vous aurez préalablement soumisle scénario devront nous être remis l’undans le premier semestre et l’autre avant lafin de chaque année. Ils vous seront payésà raison de deux francs (2.00) la ligne,moitié à la remise de la copie et l’autremoitié à la remise du manuscrit définitif,c’est-à-dire soit après lecture, soit aprèsles remaniements ou corrections queLe Journal jugerait à propos de vousdemander. » (Lettre de commande du3 mars 1924)Avant de se mettre à écrire, Leroux utiliseses petits carnets documentaires surlesquels il a pris beaucoup de notes, oùil a pu coller des coupures de presse…Ils constituent des sources inépuisablesqu’il sait parfaitement combiner avec uneimagination sereine mais débordante. Puisil s’attaque au plan, écrit généralementdans une graphie rapide et difficilementlisible, où le nombre de chapitres peutapparaître (voir l’exemple du Mystèrede la chambre jaune), preuve qu’il a intégrépleinement les contraintes éditoriales.Néanmoins, ce cadre imposé lui permetde développer toute sa créativité dans une

progression régulière et stable. Il peutensuite passer à l’écriture du texte « encontinu ». Si l’on observe les quelquesmanuscrits autographes dont on dispose,ils donnent l’impression d’une écriture« au kilomètre », même si, bien sûr, Lerouxse réserve le droit de faire de multiplesajustements et corrections.Au terme de ce parcours, des copies dutexte sont réalisées en vue de l’impression.«Nombre d’entre elles ont été conservées.

[…] Néanmoins, elles sont le résultatd’une organisation draconienne du travailjusqu’à la dernière minute » et « témoignentfidèlement de son labeur acharné mis auservice d’une œuvre qui donne le change :comme un royaume de l’enfance, mêmedans les zones d’ombres, tout sembley advenir naturellement et sans effort ».(Catalogue d’exposition : Gaston Leroux,de Rouletabille à Chéri-Bibi, articlede Guillaume Fau, BNF, 2008)

...Tout semble y advenir naturellement et sans effort.Catalogue d’exposition : Gaston Leroux, de Rouletabille à Chéri-Bibi, article de Guillaume Fau, BNF, 2008

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Portraits

Le Fantôme de l’Opéra ou « le masque dela Mort se mettant à vivre tout à coup…»

Ce roman de Gaston Leroux paraît en feuilletondans Le Gaulois du 23 septembre 1909au 8 janvier 1910. Si l’auteur nous présentel’histoire d’Erik comme une histoire vraie, ildemeure que nous sommes vite plongés dansun gigantesque cauchemar où l’architecturede l’Opéra devient le cadre d’une passiondémesurée. La Voix de la musique, le fantômede l’Opéra, Erik, le masque terrible aux yeuxjaunes, la Mort Rouge… Qui est donc cet enfantde la nuit, rempli d’ironie et de dérision, et quiaime à en mourir la belle cantatrice ChristineDaaé? Oui, Erik incarne les forces de l’obscurcar il porte en lui une terrible réalité : sa laideurmortelle, même s’il chante son Dom Juantriomphant comme une brûlure. Oui, « il existebien une musique si terrible qu’elle consumetous ceux qui l’approchent » (Le fantôme del'Opéra, Éditions Le Livre de poche, 1959,chap. XIII). Oui, Erik aime alors qu’il ne peut pasaimer. Il désire si profondément cet amourqu’il franchit pour lui tous les miroirs, fait tomberle lustre légendaire de l’opéra, fait sortir « uncrapaud » de la bouche de la Sorelli alors qu’ellechante devant une salle comble ; il ouvre destrappes, descend des escaliers obscurs… Oui,il est un magicien insensé… Erik, c’est la Voix,il est l’opéra, il est la Beauté quand il chante,

une beauté qui sublime tout et qui lui fait oublierson corps tout en lui permettant alors de s’unirplatoniquement à Christine, sans dévoilerson visage. Mais qu’en sera-t-il quand Christinele verra vraiment ?Cette œuvre magistrale de Gaston Leroux,dédiée à son frère Joseph, eut un succèsimmense lors de sa parution aux éditions PierreLafitte, en 1910. Gaston Leroux a réussi à créerun roman de la mutilation, de l’amour déchiré,de l’échec et du doute. Tout l’opéra devientcomme une chimère, une merveilleuse machinedestinée à nous faire passer d’un monde àl’autre, où la peur est partout. Il réussit à le fairevibrer en nous offrant des portraits vivantsd’hommes et de femmes, comme ceux desdirecteurs de l’Opéra, de Mme Giry, du Persan,de Raoul de Chagny, si féminin, si naïf dansson amour passionné pour Christine.Si certains peuvent encore douter du talentlittéraire de Gaston Leroux, il leur faut alorsouvrir ce livre pour comprendre que la Voixd’Erik est comme une mise en scène del’écriture elle-même, de ce qui par essenceéchappe. Gaston Leroux, Le Fantôme de l’Opéra, chapitre VII,

« Le violon enchanté »Vers 1909, manuscrit en partie autographe et enpartie de la main d’un copisteDon des héritiers de Gaston Leroux, 2004BNF, Manuscrits, fonds Leroux, NAF 28093

Masson. Maquette originale pour la couverturede La Double Vie de Théophraste Longuetaux éditions Jeanne Gaston-LerouxVers 1929Aquarelle sur cartonCollection particulièreCliché Bertrand Huet

Théophraste Longuet ou l’histoirede « l’homme le plus timide de Paris »Dans la préface historique de son premierroman, Gaston Leroux nous raconte qu’un jourun homme qui ne «pleurait plus » lui renditvisite, dans son bureau du Matin, afin de luiremettre un coffret en bois des îles. « Lespapiers du défunt, fort nombreux, et quirelataient dans les plus grands détails lesderniers événements d’une existence devenueexceptionnellement dramatique,m’apprenaient que M. Théophraste Longuet,par la découverte d’un document vieux dedeux siècles, avait acquis la preuve que Louis-Dominique Cartouche et lui, ThéophrasteLonguet, venu au monde deux siècles plus tard,ne faisaient qu’UN. » (Éditions BeQ, p.7)Enfin, explique Leroux, « je ne terminerai pascette préface sans avertir le lecteur qu’il doits’attendre à tout et qu’il est absolumentdangereux, pour sa santé intellectuelle etphysique, d’aborder le secret de Théophraste,s’il n’a, selon l’expression de Théophrastelui-même, la tête solide » (ibid., p.10).Tout l’art de Gaston Leroux figure là, dans cespremières pages. Ce roman, paru initialementsous la forme d’un roman-concours pour lejournal Le Matin, en 1903, où le lecteur estassocié à la recherche d’un trésor dont lesindices sont fournis dans l’intrigue, est sansdoute l’un des chefs-d’œuvre de l’auteur.Cette œuvre inclassable nous emporteprogressivement dans un monde plein decontradictions, contradictions qui engendrentà leur tour des scènes absurdes ou fantasquesdont l’humour n’est jamais absent. Que dire

de ce personnage falot, fabricant de timbresen caoutchouc, portant une ombrelle verte,marié à une petite Marcelline qui le trompeavec son meilleur ami Adolphe, et qui s’avèreêtre la réincarnation du terrible banditCartouche? Que penser encore de cetteconfrontation fort improbable où l’on voitun petit chat violet se mettre à ronronneren pleine nuit, où l’on entend Théophrastes’exprimer dans un argot de voleur, parlantd’un Paris d’il y a deux siècles ? Que direlorsqu’on comprend que la vraie histoire deCartouche n’est pas celle écrite dans les livresd’histoire mais que seul Théophraste lui-mêmeen est le dépositaire ? Jamais Gaston Lerouxn’est dupe de ses personnages, exorcisantl’absurde par la parodie et l’humour le plusnoir. Le lecteur comprend son goût insensépour les histoires rocambolesques etextraordinaires même s’il affirme : « Je hais lefantastique, et si je me suis résolu à publierses papiers, mémoires et documents qui setrouvaient dans le coffret en bois des îles,c’est bien après avoir acquis cette certitudeque tout le fantastique apparent deThéophraste s’expliquait avec un peud’intelligence et de flair. » (ibid., p. 325)Son projet d’écriture se laisse deviner àtravers l’usage qu’il fait de l’italique, formefloue et penchée qui laisse deviner une autreréalité que celle qui nous est présentée, unautre degré du monde, une écriture dansl’écriture, comme son envers ou son miroir.

Page 6: GastonLerouxoulesdoublesjeuxdel’écritureclasses.bnf.fr/pdf/Leroux1.pdfde Gaston Leroux ? «Pourquoiledissimulerais-je ?Jesuisfier, au contraire,d’avancerquecequel’onpeut appelermonœuvrelittéraire,et,danscelle-ci,

Bénédict Masson ou l’épopée criminellede celui dont la « face est un mystèreépouvantable »Gaston Leroux ne travaille jamais au hasard.Il connaît toujours la fin d’un roman lorsqu’ilcommence à l’écrire. Pour La Poupée sanglante,il écrit l’intrigue générale et les étapesimportantes qui vont égrener sa composition.Il connaît et tient pour indispensables les règlesédictées par Edgar Allan Poe et qui peuvent serésumer ainsi : tout dans un roman comme dansune nouvelle doit concourir au dénouement.Gaston Leroux a donc déjà sa dernière ligneen vue lorsqu’il écrit la première.« Bénédict Masson avait sa boutique dans undes coins les plus retirés, les plus paisibleset aussi les plus vieillots de l’île Saint-Louis. »« Et bien, oui, l’aventure de Bénédict Massonest sublime ! Elle est sublime en ce qu’elle ne faitque commencer… »Non, il ne peut y avoir de digressions nid’incidents et tout, dans ce roman fantastique,est extrêmement pensé. Leroux y reprend lethème développé dans Le Fantôme de l’Opéra :un homme laid, Bénédict Masson, plus laidencore que Gwinplaine dans le roman de VictorHugo (car lui « au moins, il riait ! Il riait pour lesautres ! »), est éperdument amoureux de la fillede l’horloger du quartier, Christine. La Poupéesanglante se présente comme la retranscriptiondes Mémoires de cet homme inquiétant : relieurd’art de profession, il se vante d’être poète(il admire Verlaine) et prétend «habiter dans lachambre même où avait vécu quelque temps –et souffert – l’auteur des Fleurs du Mal ». Un jourqu’il est caché dans son grenier, il découvreque sa bien-aimée reçoit la visite nocturne d’unhomme dissimulé dans l’armoire de sa chambre.Et il est beau comme l’ange Gabriel (c’est sonprénom) mais vêtu d’une étrange façon, commeà la mode du temps de la grande Révolutionfrançaise !!! Bénédict a une envie gigantesquede lui manger le cœur. Cependant, le père deChristine finit par découvrir l’impostureamoureuse et tue à coups de chenet ce beau

jeune homme de trente ans. Il prononce cetteterrible phrase : « Il ne m’obéissait plus ! Et c’étaitsa faute ! J’aurais dû m’en douter ! » (ibid., p. 30)Rien ne nous est épargné dans une valse depoints de suspension, d’italiques étranges et deportraits aussi inquiétants les uns que lesautres. Gabriel qui revient à la vie alors qu’on lecroyait mort, la marquise de Coulteray, diaphane,folle peut-être qui croit que son époux n’est passon époux mais un Brucolaque, un vampire vieuxde deux siècles… Certes, La Poupée sanglanteet La Machine à assassiner sont des histoires

à la croisée de Frankenstein et Dracula, maiscomme le dirait Leroux, « Tout cela, c’est dela littérature ». L’important, c’est le réalismedes personnages, des dialogues, des situationsau service d’un merveilleux qu’il affectionne,malgré des démentis réitérés.

Sublime, l’aventure de Bénédict Masson l’a étésûrement, car elle fut une Date (avec un grand D)dans l’histoire de l’humanité, mais en même temps quesublime, elle fut aussi épouvantable… et Paris, qui n’ena surtout connu que l’épouvante, en tressaille encore.

Éditions BeQ, p. 6

Gaston Leroux, « Idée générale de La Poupée sanglante »Vers 1923, manuscrit autographeDon des héritiers de Gaston Leroux, 2004BNF, Manuscrits, fonds Leroux, NAF 28093

ExpositionDu 7 octobre 2008 au 4 janvier 2009Bibliothèque nationale de FranceSite François-Mitterrand – Galerie François Ier

Commissaire : Guillaume Fau, conservateurau département des Manuscrits, BNFCoordination : Cécile Pocheau-LestevenScénagraphie : Florence Evrard et Amélie Kuhn

Du mardi au samedi de 10 h à 20 hDimanche de 13 h à 19 hFermeture lundi et jours fériésEntrée : gratuite

PublicationCatalogue de l’exposition : Gaston Leroux :de Rouletabille à Chéri-BibiSous la direction de Guillaume FauÉditions de la BNF, 2008Prix : 29 fActivités pédagogiques(hors vacances scolaires)Visites guidées : mardi et vendredi à 10h et 11h3046 f par classeVisites guidées pour les enseignants :mercredi à 14h30Réservation obligatoire au 01 53 79 49 49Renseignements au 01 53 79 40 26

Fiche pédagogiqueRéalisation : Caroline Doridot, Nadine BercaSous la direction d’Anne ZaliConception graphique : Ursula HeldImpression : Imprimerie de la Centrale, LensSuivi éditorial : Lucie MartinetRemerciements à Guillaume Fau, Ludovic Battu,Khadiga Aglan, Mathilde Jamain et Anne Zali

Sauf mentions contraires, les documents présentésdans cette fiche proviennent des collections de laBNF et ont été photographiés par le service dereproduction.

Disponible à l’Espace pédagogique ou sur demandeau 01 53 79 82 10© Bibliothèque nationale de France, 2008