Freud Considerations

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  • 7/31/2019 Freud Considerations

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    Sigmund FREUD (1915)

    Considrations actuellessur la guerre et sur la mort

    Traduction de lAllemand par le Dr. S. Janklvitch en 1915

    revue par lauteur.

    Un document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole,professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

    dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"fonde dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Sigmund Freud, Considrations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet, bnvole,professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi partir de :

    Sigmund Freud (1920)

    Considrations actuelles sur la guerre et sur lamort

    Une dition numriques ralise partir de lessai Considrations actuelles sur laguerre et sur la mort publi dans louvrage Essais de psychanalyse. Traduction de

    lAllemand par le Dr. S. Janklvitch en 1920, revue par lauteur. Rimpression :Paris : ditions Payot, 1968, (pp. 235 267), 280 pages. Collection : Petitebibliothque Payot, n 44. Traduction prcdemment publie dans la Bibliothquescientifique des ditions Payot.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textesMicrosoft Word 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 6 octobre 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    Sigmund Freud, Considrations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915) 3

    Table des matires

    Considrations actuelles sur la guerre et sur la mort.

    1. La guerre et ses dceptions2. Notre attitude l'gard de la mort

    Retour la table des matires

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    Sigmund Freud, Considrations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915) 4

    Cet ouvrage, traduit par le Dr S. Janklvitch, a t prcdemment publidans la Bibliothque Scientifique des ditions Payot, Paris.

    Cette nouvelle dition a t revue et mise au point par le Dr A. Hesnardpour la Petite Bibliothque Payot .

    Celle nouvelle dition des Essais de Psychanalyse de FREUD repro-duit le texte dj traduit une premire fois en langue franaise, avec unefidlit que n'altre pas et au contraire affirme une mise jour terminolo-gique, conforme l'usage des termes que les psychanalystes franais ontadopt.

    Ses conclusions clbres sur la Vie et la Mort ont t respectes par laphilosophie contemporaine, qui les a prolonges, dans un recours moinsaffirm au concept obscur d'Instinct, en clairant le dualisme freudien parl'opposition dialectique de l'Existence et de l'tre-pour-la-mort.

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    Considrations

    actuelles sur la guerre

    et sur la mort

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    Considrations actuelles sur la guerre et sur la mort.

    1

    La guerre et ses dceptions

    Retour la table des matires

    Entrans dans le tourbillon de ce temps de guerre 1, insuffisamment ren-seigns, sans un recul suffisant pour porter un jugement sur les grandschangements qui se sont dj accomplis ou sont en voie de s'accomplir, sanschappe sur l'avenir que se prpare, nous sommes incapables de comprendrela signification exacte des impressions qui nous assaillent, de nous rendrecompte de la valeur des jugements que nous formulons. Il nous semble que

    jamais un vnement n'a dtruit autant de patrimoine prcieux, commun l'humanit, n'a port un tel trouble dans les intelligences les plus claires, n'aaussi profondment abaiss ce qui tait lev. La science elle-mme a perdusa sereine impartialit ; ses serviteurs, exasprs au plus haut degr, lui em-pruntent des armes, afin de pouvoir contribuer, leur tour, terrasser l'enne-mi. L'anthropologiste cherche prouver que l'adversaire appartient une race

    1 crit lors de la premire guerre mondiale (N.d.T.).

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    infrieure et dgnre ; le psychiatre diagnostique chez lui des troubles intel-lectuels et psychiques. Mais il est probable que nous subissons d'une faontrop intense les effets de ce qu'il y a de mauvais dans notre poque, ce quinous enlve tout droit d'tablir une comparaison avec d'autres poques que

    nous n'avons pas vcues et dont le mal ne nous a pas touchs.L'individu, qui n'est pas combattant et ne forme pas un rouage de la gigan-

    tesque machine de guerre, se sent dsempar, dsorient, diminu au point devue du rendement fonctionnel. Aussi acceptera-t-il sans doute avec empres-sement toute indication susceptible de l'aider, tant soit peu, s'orienter dansses ides et sentiments. Parmi les facteurs qu'on peut considrer comme lescauses de la misre psychique des hommes de l'arrire et contre lesquels illeur est difficile de lutter, il en est deux que je me propose de faire ressortir etd'examiner ici : la dception cause par la guerre et la nouvelle attitude, qu'l'exemple de toutes les autres guerres, elle nous impose l'gard de la mort.

    Lorsque je parle de dception, chacun devine sans peine ce que j'entendspar ce mot. Sans tre un aptre de la piti et tout en reconnaissant la ncessitbiologique et psychologique de la souffrance pour l'conomie de la viehumaine, on ne peut cependant s'empcher de condamner la guerre dans sesfins et ses moyens et d'aspirer la cessation des guerres. On se disait bien queles guerres ne pourront pas cesser, tant que les peuples vivront dans des con-ditions d'existence aussi diffrentes, tant que diffreront aussi radicalementleurs critres d'apprciation des valeurs, en rapport avec la vie individuelle, ettant que les haines qui les sparent seront alimentes par des forces psychi-ques aussi profondes et intenses. On s'tait donc habitu l'ide que, pendantde nombreuses annes encore, il y aurait des guerres entre peuples primitifs etpeuples civiliss, entre des races spares par des diffrences de couleur, voire

    entre certains petits peuples de l'Europe peu avancs ou en voie de rgression.Mais on osait esprer que les grandes nations dominatrices de race blanche,auxquelles est chue la mission de guider le genre humain, qu'on savaitabsorbes par des intrts s'tendant au monde entier, auxquelles on doit lesprogrs techniques leur ayant assur la matrise de la nature, ainsi que tant devaleurs artistiques et scientifiques, il tait permis d'esprer, disons-nous, queces nations du moins sauraient vider leurs malentendus et leurs conflitsd'intrts autrement que par la guerre. Chacune de ces nations avait tablipour les individus qui la composent des normes morales leves, auxquellesdevaient se conformer dans leur vie tous ceux qui voulaient avoir leur part desbiens de la civilisation. Ces prescriptions, d'une svrit souvent excessive,exigeaient beaucoup de l'individu : un grand effort de limitation et de restric-tion, un renoncement la satisfaction d'un grand nombre de ses instincts. Il luitait interdit avant tout de profiter des avantages extraordinaires que, dans laconcurrence avec les semblables, on peut retirer de l'usage du mensonge et dela ruse. Ltat cultiv voyait dans l'observance de ces normes morales lacondition de son existence, il intervenait sans piti toutes les fois qu'on osait ytoucher, voyait mme d'un mauvais oeil ceux qui voulaient les soumettre l'preuve de la raison critique. On pouvait donc supposer qu'il tait lui-mmedcid les respecter et ne rien entreprendre contre elles, car ce faisant, il ne

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    pouvait qu'branler les bases de son existence. On pouvait enfin admettrequ'au sein de ces grandes nations existaient, en formant une sorte d'enclave,certains restes ethniques qui, n'tant pas tout fait dsirables, n'taient pasadmis prendre une part aussi active que le reste de la population au travail

    commun ou n'y taient admis qu' contre-cur, bien qu'ils se fussent montrssuffisamment aptes s'acquitter de ce travail. Mais, pensait-on, les grandspeuples eux-mmes doivent avoir acquis un sentiment suffisant de ce qui lesunit et assez de tolrance pour ce qui les spare, pour ne pas confondre, ainsique le faisait encore l'antiquit classique, l'tranger avec l'ennemi .

    Confiants de cette union des peuples civiliss, des individus sans nombreavaient quitt leurs patries, pour aller sjourner l'tranger, en rattachant leurexistence aux rapports qu'entretenaient entre eux les peuples amis. Quant celui que les ncessits de la vie n'immobilisaient pas dans un endroit dter-min, il pouvait jouir des charmes et avantages de plusieurs pays civiliss, secomposant ainsi une patrie plus vaste o il pouvait se mouvoir sans rencontrer

    des entraves et sans veiller des soupons. Il pouvait ainsi jouir de la merbleue et de la mer grise, de la beaut des cimes neigeuses et de celle des plai-nes vertes, du charme de la fort nordique et de la magnificence de la vg-tation mridionale, des sentiments veills par les paysages auxquels serattachent de grands souvenirs historiques et du calme de la nature inviole.Cette nouvelle patrie tait pour lui en mme temps un muse rempli de tousles trsors que les artistes de l'humanit civilise ont crs pendant des sicleset nous ont lgus. En passant de l'une des salles de ce muse dans une autre,il pouvait se rendre compte en toute impartialit, et en toute reconnaissance,combien taient varis les types de perfection que ses compatriotes, au senslarge du mot, ont russi raliser sous l'influence du mlange de sang, del'histoire, des caractres particuliers de la terre qui les a nourris. Ici c'tait

    l'nergie froide et inflexible pousse sa plus haute puissance, ailleurs l'artgracieux d'embellir la vie, ailleurs encore le sens de l'ordre et de la loi oud'autres aptitudes qui font de l'homme le matre de la terre.

    N'oublions pas, en outre, que tout citoyen du monde civilis s'tait com-pos son Parnasse , son cole d'Athnes . Parmi les grands penseurs,potes, artistes de toutes les nations, il avait choisi ceux auxquels il croyaitdevoir le meilleur de lui-mme, ceux qui lui ont montr comment il fallaitcomprendre la vie et en jouir, et il les avait rangs au mme niveau que lesimmortels classiques et les matres familiers de son propre pays. Aucun de cesgrands hommes ne lui avait paru tranger, uniquement parce qu'il avait parlune autre langue que la sienne : en admirant un grand homme tranger, que ceft un explorateur incomparable des passions humaines ou un rveur ivre debeaut ou un prophte aux prdictions pleines de menaces violentes ou unrailleur plein d'esprit, il n'avait jamais eu le sentiment de commettre uneinfidlit l'gard de sa propre nation et de sa langue maternelle qui luirestaient toujours aussi chres.

    De temps autre, le plaisir qu'on prouvait jouir du patrimoine communde l'humanit civilise tait troubl par des voix annonant qu'tant donn les

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    divergences traditionnelles, des guerres entre les membres de cette humanittaient encore possibles. On ne voulait pas y croire, mais supposer qu'unepareille ventualit ft possible, comment se la reprsentait-on ? Comme uneoccasion de rvler les progrs que le sentiment de solidarit avait accomplis

    chez les hommes, depuis l'poque o les Amphictyonies grecques avaientdfendu de dtruire une ville faisant partie de la ligue, de couper ses oliviers,de la priver d'eau. Une guerre de ce genre devait tre une sorte d'expditionchevaleresque, destine montrer seulement la supriorit de l'une des partiesen cause, en s'abstenant autant que possible de causer des souffrances graves,sans rapport avec ce but, en mnageant le bless destin se retirer ducombat, le mdecin et l'infirmier ayant la mission de le gurir. Il va sans direqu'on devait tous les gards la partie non combattante de la population, auxfemmes trangres au maniement des armes, aux enfants qui, quand ils aurontatteint l'ge d'homme, devaient devenir les amis et collaborateurs de leurscontemporains du camp adverse. Ajoutons encore que toutes les entreprises etinstitutions internationales dans lesquelles s'est exprime la communaut de

    civilisation du ' temps de paix, devaient tre maintenues et conserves.

    Une pareille guerre aurait bien t encore assez terrible et intolrable, maiselle n'aurait pas interrompu le dveloppement de rapports moraux entre cesgrands individus de l'humanit que sont les peuples et les tats.

    La guerre laquelle nous ne voulions pas croire clata et fut pour nousune source de... dceptions. Elle n'est pas seulement plus sanglante et plusmeurtrire qu'aucune des guerres du pass, cause des terribles perfec-tionnements apports aux armes d'attaque et de dfense, mais elle est aussi,sinon plus, cruelle, acharne, impitoyable que n'importe laquelle d'entre elles.Elle ne tient compte d'aucune des limitations auxquelles on s'astreint en temps

    de paix et qui forment ce qu'on appelle le droit des gens, elle ne reconnat pasles gards dus au bless et au mdecin, elle ne fait aucune distinction entre lapartie combattante et la partie non combattante de la population, elle viole ledroit de proprit. Elle renverse tout ce qu'elle trouve sur son chemin, et celadans une rage aveugle, comme si aprs elle il ne devait plus y avoir d'avenir nide paix entre les hommes. Elle fait clater tous les liens de communaut quirattachent encore les uns aux autres les peuples en lutte et menace de laisseraprs elle des rancunes qui rendront impossible pendant de longues annes lareconstitution de ces liens.

    Elle a rvl encore ce fait peine concevable que les peuples civiliss seconnaissent et comprennent si peu que les uns se dtournent des autres avechaine et horreur. Une des grandes nations civilises est mme devenue telle-ment hassable que l'ayant proclame barbare , on avait essay de l'limi-ner de la grande communaut civilise, bien qu'elle ait prouv ses aptitudes la civilisation par des contributions de tout premier ordre. Nous voulons bienesprer qu'un historien impartial russira montrer que c'est la nation dont lalangue est la ntre et dans les rangs de laquelle luttent ceux qui nous sontchers qui a le moins viol les lois de la morale humaine. Mais, en des jourscomme ceux qui nous vivons, qui saurait s'riger en juge de sa propre cause ?

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    Les peuples sont reprsents peu prs par les tats qu'ils forment ; lestats, par les gouvernements qui les dirigent. Chaque ressortissant d'une na-tion peut, avec horreur, constater au cours de cette guerre ce dont il avait dj

    une vague intuition en temps de paix, savoir que si l'tat interdit l'individule recours l'injustice, ce n'est pas parce qu'il veut supprimer l'injustice, maisparce qu'il veut monopoliser ce recours, comme il monopolise le sel et letabac. L'tat en guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences,dont la moindre dshonorerait l'individu. Il a recours, l'gard de l'ennemi,non seulement la ruse permise, mais aussi au mensonge conscient et voulu,et cela dans une mesure qui dpasse tout ce qui s'tait vu dans des guerresantrieures. L'tat impose aux citoyens le maximum d'obissance et de sacri-fices, mais les traite en mineurs, en leur cachant la vrit et en soumettanttoutes les communications et toutes les expressions d'opinions une censurequi rend les gens, dj dprims intellectuellement, incapables de rsister une situation dfavorable ou une sinistre nouvelle. Il se dgage de tous les

    traits et de toutes les conventions qui le liaient d'autres tats, avoue sanscrainte sa rapacit et sa soif de puissance que l'individu doit approuver etsanctionner par patriotisme.

    Qu'on ne vienne pas nous dire que l'tat ne peut pas renoncer avoirrecours l'injustice, car s'il y renonait, il se mettrait en tat d'infriorit. Seconformer aux normes morales, renoncer l'activit brutale et violente estpour l'individu aussi peu avantageux que pour l'tat, et celui-ci se montrerarement dispos ddommager le citoyen des sacrifices qu'il exige de lui. Ilne faut pas, en outre, s'tonner de constater que le relchement des rapportsmoraux entre les grands individus de l'humanit ait eu ses rpercussions sur lamorale prive, car notre conscience, loin d'tre le juge implacable dont parlent

    les moralistes, est, par ses origines, de l' angoisse sociale , et rien de plus.L o le blme de la part de la collectivit vient manquer, la compressiondes mauvais instincts cesse, et les hommes se livrent des actes de cruaut, deperfidie, de trahison et de brutalit, qu'on aurait crus impossibles, en jugeruniquement par leur niveau de culture.

    C'est ainsi que le citoyen de l'univers civilis dont nous avons parl plushaut se sent tout coup tranger dans le monde qui l'entoure, en prsence dela ruine de sa patrie, de la dvastation de biens communs, de l'humiliation descitoyens dresss les uns contre les autres.

    Sa dception appelle toutefois quelques remarques critiques. parlerstrictement, elle n'est pas justifie, car elle se rduit la destruction d'uneillusion. Les illusions nous rendent le service de nous pargner des sentimentspnibles et de nous permettre d'prouver leur place des sentiments desatisfaction. Aussi devons-nous nous attendre ce qu'elles en viennent un jour se heurter contre la ralit, et le mieux que nous ayons faire, c'est d'accep-ter leur destruction sans plaintes ni rcriminations.

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    Deux faits ont t la cause de notre dception, au cours de cette guerre : lecaractre peu moral de la conduite des tats envers leurs voisins, alors qu'l'intrieur chacun d'eux se pose en gardien des normes morales, et la brutalitqui caractrise la conduite des individus et laquelle on ne se serait pas

    attendu de la part de ces reprsentants de la plus haute civilisation humaine.Commenons par ce dernier fait et essayons d'exprimer en une seule

    proposition, brve et concise, la conception que nous voulons soumettre unexamen critique. Comment se reprsente-t-on gnralement le processus lafaveur duquel un individu atteint un degr de moralit suprieur? La premirerponse sera celle-ci : l'homme nat noble et bon. Mais c'est une rponse sansvaleur, dont nous n'avons pas nous occuper ici. Une deuxime rponseadmettra qu'on se trouve en prsence d'une volution, laquelle consisterait ence que, sous l'influence de l'ducation et de l'ambiance civilise, les mauvaispenchants disparaissent peu peu, pour faire place de bons. Mais, s'il en estainsi, comment ne pas s'tonner que, malgr l'influence de l'ducation et de

    l'ambiance civilise, les mauvais penchants n'en russissent pas moins re-prendre le dessus et se manifester avec violence ?

    Cette dernire rponse comporte une proposition laquelle il nous estimpossible de souscrire. En ralit, les mauvais penchants ne disparaissent pas, ne sont jamais dracins. Les recherches psychologiques, plus particu-lirement l'observation psychanalytique, montrent, au contraire, que la partiela plus intime, la plus profonde de l'homme se compose de penchants denature lmentaire, ces penchants tant identiques chez tous les hommes ettendant la satisfaction de certains besoins primitifs. En soi, ces penchants nesont ni bons ni mauvais. Nous les classons, eux et leurs manifestations, sousces deux rubriques, d'aprs les rapports qu'ils affectent avec les besoins et les

    exigences de la collectivit humaine. Il est admis que tous les penchantsrprouvs par la socit comme tant mauvais (par exemple, les penchans l'gosme et la cruaut) font partie de ces penchants primitifs.

    Ceux-ci accomplissent une longue volution, avant d'en venir se mani-fester chez l'adulte. Ils subissent des inhibitions, sont orients vers d'autresbuts et d'autres domaines, se fondent les uns avec les autres, changent d'ob-jets, se dirigent en partie contre la personne qui en est le porteur. Certainesformations par lesquelles nous ragissons tels ou tels autres de ces pen-chants peuvent facilement faire croire un changement de nature de ceux-ci, une transformation de l'gosme en altruisme, de la cruaut en piti. Ce quifavorise cette erreur, c'est le fait que certains de ces penchants se prsententds le dbut par couples, en donnant lieu ce phnomne remarquable, gn-ralement peu connu des profanes, qu'on appelle ambivalence affective .Une des manifestations de cette ambivalence, la plus facile observer et comprendre, est reprsente par la coexistence trs frquente chez la mmepersonne d'un amour intense et d'une haine violente. A cette observation lapsychanalyse ajoute que ces deux sentiments opposs se portent en outrefrquemment sur le mme objet.

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    A la lumire de cette brve description, il est facile de dfinir ce qu'onappelle le caractre d'un homme et de se rendre compte de l'insuffisance de laclassification fonde sur les qualificatifs : bon et mchant . L'homme estrarement tout fait bon ou tout fait mauvais : le plus souvent, il est bon sous

    certains rapports, mchant sous certains autres ; bon dans certaines conditionsextrieures, dcidment mchant dans certaines autres. L'exprience nous arvl ce fait intressant que la prexistence, l'ge infantile, de penchantsfortement mchants constitue dans beaucoup de cas une condition del'orientation vers le bien, lorsque l'individu a atteint l'ge adulte. Les enfantsles plus gostes peuvent devenir des citoyens charitables au plus haut degret capables des plus grands sacrifices ; la plupart des aptres de la piti, desphilanthropes, des protecteurs d'animaux ont fait preuve, dans l'enfance, depenchants sadiques et se sont distingus par leur cruaut envers les animaux.

    La transformation des mauvais penchants est l'uvre de deux facteursagissant dans la mme direction et dont l'un est intrieur, l'autre extrieur. En

    ce qui concerne le facteur interne, il se manifeste par l'influence qu'exercentsur les mauvais penchants (disons, si l'on prfre, sur les penchants gostes)l'rotisme, le besoin d'amour, au sens large du mot, qu'prouve l'homme. Parl'adjonction d'lments rotiques, les penchants gostes se transforment enpenchants sociaux. On ne tarde pas constater qu'tre aim est un avantageauquel on peut et doit en sacrifier beaucoup d'autres. Quant au facteur externe,il consiste dans la pression exerce par l'ducation qui se fait le porte-paroledes exigences de l'ambiance civilise et dont l'influence est ensuite remplacepar l'action directe de cette ambiance mme. La civilisation n'a pu natre et sedvelopper que grce la renonciation la satisfaction de certains besoins, etelle exige que tous ceux qui, dans la suite des gnrations, veulent profiter desavantages que comporte la vie civilise, renoncent leur tour la satisfaction

    de certains instincts. Une transformation incessante de la pression extrieureen pression intrieure a lieu au cours de la vie individuelle. Grce l'influencecontinue du milieu civilis, des penchants gostes de plus en plus nombreuxse transforment en penchants sociaux, par suite de l'adjonction d'lmentsrotiques. Nous pouvons enfin admettre que toute pression interne dontl'action se manifeste au cours de l'volution humaine n'a t primitivement,c'est--dire au dbut de l'histoire humaine, qu'une pression externe. Les hom-mes qui naissent de nos jours apportent avec eux au monde une certainedisposition transformer les penchants gostes en penchants sociaux, dispo-sition faisant partie de l'organisation qu'ils ont hrite et qui opre cettetransformation en rponse des impulsions souvent trs lgres. Mais d'autrespenchants subissent la transformation, non plus en vertu d'une dispositionhrditaire, mais sous la pression de facteurs extrieurs. C'est ainsi que toutindividu subit non seulement l'influence de son ambiance civilise actuelle,mais aussi celle des milieux dans lesquels avaient vcu ses anctres.

    En dsignant sous le nom d'aptitude la vie civilise la facult que pos-sde l'homme de transformer ses penchants gostes sous l'influence de fac-teurs rotiques, nous pouvons dire que cette aptitude se compose de deuxparties, dont l'une est inne, tandis que l'autre a t acquise au cours de la vie ;

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    et que les rapports existant entre ces deux parties, ainsi qu'entre chacuned'elles et les penchants qui n'ont pas subi la transformation rotico-sociale,sont trs variables.

    Nous avons une tendance attribuer une valeur exagre ce qu'il y ad'inn dans le penchant la vie civilise et, d'une faon gnrale, surestimerce penchant, qu'il s'agisse de ses lments inns ou acquis, par rapport cequi, de notre vie instinctive, est demeur primitif. Autrement dit, nous avonsune tendance juger l'homme meilleur qu'il n'est en ralit. Il existe ce-pendant encore une autre cause qui trouble notre jugement et nous pousse conclure dans un sens trop favorable.

    Les impulsions instinctives des autres hommes chappent naturellement notre perception. Nous les infrons d'aprs leurs actes et leur manire de secomporter que nous rattachons des mobiles ayant leur source dans la vieinstinctive. Mais dans un grand nombre de cas la conclusion ainsi obtenue est

    errone. Les mmes actions, bonnes lorsqu'on les envisage sous l'angle dela vie civilise, peuvent, dans certains cas, tre dictes par des motifs no-bles , dans d'autres non. Les thoriciens de la morale n'appellent bonnes que les actions qui sont l'expression de bons penchants, et refusent ce quali-ficatif aux actions qui ne remplissent pas cette condition. Mais la socit, quine se laisse guider que par des considrations pratiques, ne se soucie nulle-ment de cette distinction ; elle se contente de constater que l'homme conformesa conduite et ses actes aux exigences de la vie civilise, sans se proccuperde leurs mobiles.

    Nous avons dit que la pression extrieure que l'ducation et l'ambianceexercent sur l'homme a pour effet de contribuer l'orientation de la vie ins-

    tinctive vers le bien, de favoriser le passage de l'gosme l'altruisme. Mais ils'agit l d'un effet qui ne se produit ni ncessairement ni dans tous les cas.L'ducation et l'ambiance ne se contentent pas, et n'ont pas toujours l'occa-sion, de distribuer des primes l'amour; elles sont obliges de recourir d'au-tres moyens d'encouragement : la rcompense et au chtiment. Aussi arrive-t-il souvent que ceux sur lesquels s'exerce leur influence se comportent d'unefaon socialement bonne et louable, sans que leur vie instinctive se soitaffine, sans que leurs penchants gostes aient subi une vritable transforma-tion en penchants sociaux. En gros, le rsultat sera le mme; et c'est seulementdans certaines circonstances particulires qu'il apparat que tel individu agittoujours bien, parce qu'il y est vraiment pouss par ses instincts, tandis que telautre ne se comporte d'une manire socialement bonne qu'aussi longtemps etpour autant que cela s'accorde avec ses fins gostes. Mais une connaissancesuperficielle de l'individu ne nous fournit aucun moyen de distinguer entre cesdeux cas, et notre optimisme nous poussera toujours exagrer le nombre deceux dont les penchants ont subi une transformation sociale.

    Nos socits civilises, qui exigent une bonne conduite, sans se soucierdes penchants qui sont leur base, a ainsi habitu un grand nombre d'hommes obir, se conformer aux conditions de la vie civilise, sans que leur nature

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    participe cette obissance. Encourages par ce succs, elles ont pouss lesexigences morales aussi loin que possible, ce qui a eu pour effet de creuser unfoss encore plus profond entre la conduite impose aux individus et leursdispositions instinctives. Celles-ci subissaient une rpression de plus en plus

    grande, et la tension qui en rsultait se manifestait par des phnomnes deraction et de compensation des plus bizarres. Dans le domaine de la sexua-lit, o la rpression est le moins facile obtenir, nous assistons aux phno-mnes de raction prsents par les malades nvrotiques. Dans les autresdomaines, la pression exerce par la vie civilise, sans se manifester par desphnomnes pathologiques proprement dits, aboutit des dformations ducaractre, les instincts inhibs tant toujours prts profiter de la moindreoccasion pour s'assurer une satisfaction. Celui qui est ainsi oblig de ragirconstamment en se conformant des rgles et prescriptions, sans attacheaucune avec ses penchants intimes, celui-l vt, psychologiquement parlant,au-dessus de ses moyens et peut, si on se place au point de vue objectif, treconsidr comme un hypocrite, alors mme qu'il n'a aucune conscience de

    cette hypocrisie. Il est incontestable que notre civilisation actuelle favorisedans une mesure extraordinaire ce genre d'hypocrisie. On peut dire, sansexagration, qu'elle repose sur cette hypocrisie et qu'elle subirait de profondschangements, si les hommes s'avisaient de commencer vivre selon la vritpsychologique. Il existe donc infiniment plus d'hommes qui acceptent lacivilisation en hypocrites que d'hommes vraiment et rellement civiliss, et ilest mme permis de se demander si un certain degr d'hypocrisie n'est pasncessaire au maintien et la conservation de la civilisation tant donn lepetit nombre d'hommes chez 1esquels le penchant la vie civilise est devenuune proprit organique. D'autre part, le maintien de la civilisation, mme surune base aussi fragile, offre la possibilit d'obtenir dans chaque nouvellegnration une nouvelle transformation des penchants, condition d'une civili-

    sation meilleure.

    Les considrations qui prcdent nous apportent dj une premire conso-lation, en nous montrant que la tristesse et la douloureuse dception que nousavons prouves la vue des actes, si peu conformes notre ide de la viecivilise, dont se sont rendus coupables nos concitoyens du monde, n'taientpas justifies. En ralit, nos concitoyens du monde ne sont pas tombs aussibas que nous l'avions cru, pour la simple raison qu'ils n'taient pas un niveauaussi lev que nous nous l'tions imagin. Ayant laiss tomber, les uns l'gard des autres, les restrictions morales, les grands individus humains, peu-ples et tats, ont cru pouvoir se soustraire momentanment aux obligationsdcoulant de la vie civilise et donner libre cours leurs penchants refouls,avides de satisfaction. Il est supposer que la moralit relative, en vigueurdans les limites de chaque tat et au sein de chaque peuple, n'en a pas souffertoutre mesure.

    Mais nous pouvons nous faire une ide encore plus profonde du change-ment que la guerre a produit dans la manire d'tre et d'agir de nos ancienscompatriotes du monde, et ce nous sera un avertissement de plus de nous gar-der d'tre injustes envers eux. Les volutions psychiques prsentent une

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    particularit qu'on ne retrouve dans aucun autre processus d'volution ou dedveloppement. Lorsqu'un village se transforme en ville ou que l'enfant de-vient homme, le village et l'enfant sont totalement absorbs, jusqu' dispa-ratre, dans la ville et dans l'homme. C'est seulement par un effort de mmoire

    qu'on peut retrouver des traits anciens dans la formation nouvelle; en ralit,les matriaux anciens et les formes anciennes ont disparu, pour faire place des matriaux nouveaux et des formes nouvelles. Il en est tout autrement del'volution psychique. Il y a l une situation nulle autre pareille et qu'on nepeut dcrire autrement qu'en disant que toute phase de dveloppement antc-dente subsiste et se conserve ct de celle laquelle elle a donn naissance.La succession comporte en mme temps une coexistence, bien que lesmatriaux ayant servi toute la suite des modifications soient les mmes.L'tat psychique antcdent peut rester pendant des annes sans se manifesterextrieurement ; mais, nous le rptons, il n'en subsiste pas moins, tant et sibien qu'il est susceptible, un moment donn, de devenir la forme d'expres-sion des forces psychiques, voire la forme unique, comme si toutes les phases

    ultrieures n'existaient pas, avaient disparu. Cette plasticit extraordinaire despossibilits d'volution psychique ne peut cependant pas se manifester danstoutes les directions ; on peut la dsigner comme reprsentant une aptitudeextraordinaire la rpression, car il arrive souvent qu'une phase d'volutionultrieure et suprieure, une fois dlaisse, ne peut plus tre rejointe. Les tatsprimitifs, au contraire, restent toujours susceptibles de reproduction et d'vo-cation ; ce qu'il y a de primitif dans notre vie psychique est, au sens littral dumot, imprissable.

    Les maladies dites psychiques sont de nature faire croire au profanequ'elles rsultent d'une destruction de la vie mentale et psychique. En ralit,la destruction ne porte que sur des acquisitions et des phases d'volution

    tardives. L'essence de la maladie psychique consiste dans un retour des tatsantrieurs de la vie affective et fonctionnelle. Nous avons un excellent exem-ple de la plasticit de la vie psychique dans l'tat de sommeil que nous cher-chons raliser chaque nuit. Depuis que nous sommes mme d'interprterles rves, mme les plus extravagants et les plus embrouills, nous savons quetoutes les fois qu'un homme s'endort, il se dbarrasse comme d'un vtement detoute sa moralit si pniblement acquise, pour la retrouver le lendemain, aurveil. Ce dshabillage moral est naturellement sans danger, l'tat de sommeil,qui nous paralyse, nous condamne l'inactivit. Seul le rve est susceptible denous renseigner sur la rgression de notre vie affective vers l'une des phasesd'volution antrieures. C'est ainsi, par exemple, qu'il convient de noter le faitque nos rves sont domins par des mobiles purement gostes. Un Anglais demes amis s'tant fait le dfenseur de ce principe devant une assemble savanteen Amrique, une dame faisant partie de l'assistance formula cette remarqueque ce qu'il disait pouvait tre vrai en Autriche, mais qu'en ce qui la concer-nait, elle tenait assurer que ses amis et elle prouvaient bien des sentimentsaltruistes, mme dans leurs rves. Mon ami, bien que lui-mme de raceanglaise, se vit oblig, en invoquant les rsultats qu'il avait obtenus par l'ana-lyse de rves, de rpondre la dame que dans les rves les nobles dames

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    amricaines ne le cdaient en rien, au point de vue de l'gosme, aux damesautrichiennes.

    C'est ainsi que la transformation des penchants, sur laquelle repose notre

    aptitude la vie civilise, peut, sous l'influence des vnements de la vie, trefrappe de rgression, passagre ou durable. Il est incontestable que lesinfluences ayant leur source dans la guerre font partie des forces capables deprovoquer une pareille rgression, ce qui fait que nous n'avons pas le droit derefuser l'aptitude la vie civilise tous ceux qui se comportent contrairementaux principes sur lesquels repose cette vie et que nous devons attendre,jusqu' ce que des temps meilleurs et plus calmes ramnent de nouveau lasurface leurs sentiments nobles et levs.

    Mais nous avons constat chez nos concitoyens du monde un autresymptme qui ne nous a peut-tre pas moins surpris et effrays que la baisse,si douloureuse pour nous, de leur niveau moral. Je fais allusion leur manque

    d'intelligence, leur stupide obstination, leur inaccessibilit aux argumentsles plus convaincants, la crdulit enfantine avec laquelle ils acceptent lesaffirmations les plus discutables. Il en rsulte un tableau profondment triste,et je tiens proclamer hautement que je ne suis pas aveugl par le parti-pris,au point de n'apercevoir ces dfauts intellectuels que dans un seul des campsadverses. Or, ce phnomne s'explique encore plus facilement que celui dontnous nous sommes occups plus haut et est moins fait pour nous troubler etinquiter. Les philosophes et les connaisseurs d'hommes nous ont dit depuislongtemps que nous avions tort de considrer notre intelligence comme uneforce indpendante et de ne pas tenir compte de sa subordination la vieaffective. Notre intellect ne peut travailler efficacement que pour autant qu'ilest soustrait des influences affectives trop intenses ; dans le cas contraire, il

    se comporte tout simplement comme un instrument au service d'une volont,et il produit le rsultat que celle-ci lui inculque. Les arguments logiques nepeuvent donc rien contre les intrts affectifs, et c'est pourquoi la lutte coupde raisons est si strile dans le monde des intrts. L'exprience psychanaly-tique ne fait que confirmer cette vrit. Elle a journellement l'occasion deconstater que les hommes les plus intelligents perdent subitement toute facultde comprendre et se comportent comme des imbciles, ds que les ides qu'onleur prsente se heurtent chez eux une rsistance affective, mais que leurintelligence et leur facult de comprendre se rveillent, lorsque cette rsis-tance est vaincue. L'aveuglement logique dans lequel cette guerre a plongprcisment les meilleurs de nos concitoyens n'est donc qu'un phnomnesecondaire, la consquence d'une excitation affective et, il faut l'esprer,disparatra avec les causes qui l'ont provoqu.

    Aprs avoir ainsi rappris comprendre nos concitoyens qui nous taientdevenus si trangers, nous supporterons beaucoup plus facilement la dcep-tion que nous ont cause les peuples, ces grands individus de l'humanit, l'gard desquels nous devons d'ailleurs modrer nos exigences. Il est possibleque les peuples, reproduisant l'volution des individus, se trouvent encoreaujourd'hui des phases d'organisation trs primitives, une tape trs peu

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    avance du chemin qui conduit la formation d'units suprieures. C'estpourquoi on ne constaterait pas encore chez eux les effets moralisateurs de lapression extrieure qui se manifestent avec tant de force chez l'individu. Nousavons pu esprer que la grande communaut d'intrts cre par les facilits

    de communication, par les relations de plus en plus suivies et frquentes et parl'change continu de produits marquerait le commencement d'une pareillepression moralisatrice; mais il semble que, pour le moment, les peuplesobissent plus la voix de leurs passions qu' celle de leurs intrts. Ils nemettent en avant les intrts que pour rationaliser leurs passions, pour pouvoirjustifier la satisfaction qu'ils cherchent leur accorder. Pourquoi les individusethniques se mprisent-ils en gnral les uns les autres, se hassent-ils,s'excrent-ils? C'est l un mystre dont le sens m'chappe. On dirait qu'il suffitqu'un grand nombre, que des millions d'hommes se trouvent runis, pour quetoutes les acquisitions morales des individus qui les composent s'vanouissentaussitt et qu'il ne reste leur place que les attitudes psychiques les plus pri-mitives, les plus anciennes, les plus brutales. Rsultat profondment regret-

    table et qui s'attnuera peut-tre mesure que l'volution poursuivra sa mar-che en avant. Nous croyons cependant qu'un peu plus de franchise et desincrit dans les relations des hommes entre eux et dans les rapports entre leshommes et ceux qui les gouvernent serait de nature frayer la voie cettevolution.

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    Considrations actuelles sur la guerre et sur la mort.

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    Notre attitude lgard de la mort

    Retour la table des matires

    Le fait que nous nous sentons aujourd'hui si trangers dans un monde quijadis nous paraissait si beau et si familier tient une autre cause encore, que jevois dans le trouble que cette guerre a apport dans notre attitude, jadis siferme et si solidement tablie, l'gard de la mort.

    Cette attitude n'tait rien moins que franche et sincre. A nous entendre,on pouvait croire que nous tions naturellement convaincus que la mort taitle couronnement ncessaire de toute vie, que chacun de nous avait l'gard dela nature une dette dont il ne pouvait s'acquitter que par la mort, que nousdevions tre prts payer cette dette, que la mort tait un phnomne naturel,irrsistible et invitable. Mais en ralit, nous avions l'habitude de nous com-porter comme s'il en tait autrement. Nous tendions de toutes nos forces carter la mort, l'liminer de notre vie. Nous avons essay de jeter sur elle levoile du silence et nous avons mme imagin un proverbe : il pense celacomme la mort (c'est--dire qu'il n'y pense pas du tout), bien entenducomme sa propre mort ( laquelle on pense encore moins qu' celle d'autrui).

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    Le fait est qu'il nous est absolument impossible de nous reprsenter notrepropre mort, et toutes les fois que nous l'essayons, nous nous apercevons quenous y assistons en spectateurs. C'est pourquoi l'cole psychanalytique a pudclarer qu'au fond personne ne croit sa propre mort ou, ce qui revient au

    mme, dans son inconscient chacun est persuad de sa propre immortalit.Pour ce qui est de la mort d'autrui, l'homme civilis vite soigneusement

    de parler de cette ventualit en prsence de la personne dont la mort paratimminente ou proche. Seuls les enfants ne connaissent pas cette discrtion . ilss'adressent sans mnagements des menaces impliquant des chances de mort ettrouvent encore le moyen d'escompter la mort d'une personne aime, en luidisant, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde : Chremaman, quand tu seras morte, je ferai ceci ou cela. L'homme civilis adulte, son tour, ne pensera pas volontiers la perspective de la mort d'un de sesproches : ce serait faire preuve d'insensibilit ou de mchancet, sauf lorsque,comme mdecin, avocat, etc., on est amen y penser en vertu de proc-

    cupations professionnelles. Il se permettra encore moins de penser la mortd'autrui dans les cas o cette mort doit lui apporter un surcrot de fortune oude libert ou une amlioration de sa situation. Certes, ces scrupules ne peu-vent rien contre la mort, sont impuissants l'empcher, et toutes les fois quel'vnement se produit, nous sommes profondment branls et comme dusdans notre attente. Nous insistons toujours sur le caractre occasionnel de lamort : accident, maladie, infection, profonde vieillesse, rvlant ainsi nette-ment notre tendance dpouiller la mort de tout caractre de ncessit, enfaire un vnement purement accidentel. L'accumulation de cas de mort nouseffraye. A l'gard du mort lui-mme nous nous comportons d'une faon trssingulire : nous nous abstenons de toute critique son endroit, nous luipardonnons ses injustices, nous ordonnons : de mortuis nil nisi bene, et nous

    trouvons naturel que, dans l'oraison funbre qu'on prononce sur sa tombe etdans l'inscription qu'on fait graver sur son monument funraire, on ne fasseressortir que ses qualits. Le respect du mort, respect dont celui-ci n'a cepen-dant plus nul besoin, nous apparat comme suprieur la vrit, et beaucoupd'entre nous comme suprieur mme la considration que nous devons auxvivants.

    A cette attitude conventionnelle que la civilisation nous impose l'gardde la mort, fait pendant l'tat de consternation, d'effondrement complet danslequel nous plonge la mort d'une personne proche : pre ou mre, poux oupouse, frre ou sur, enfant ou ami cher. Il nous semble qu'avec elle nousenterrons nos esprances, nos ambitions, nos joies, nous refusons touteconsolation et dclarons qu'il s'agit d'une mort irremplaable. Nous nous com-portons alors comme un de ces Asras qui suivent dans la mort ceux qu'ils ontaims dans la vie.

    Cette attitude l'gard de la mort ragit cependant fortement sur notre vie.La vie s'appauvrit, elle perd en intrt, ds l'instant o nous ne pouvons pasrisquer ce qui en forme le suprme enjeu, c'est--dire la vie elle-mme. Elledevient aussi vide, aussi creuse qu'un flirt dont on sait d'avance qu'il n'abou-

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    tira rien, la diffrence d'un amour rel, alors que les deux partenaires sonttenus de toujours penser aux srieuses consquences du jeu dans lequel ils setrouvent engags. Nos attaches affectives, l'insupportable intensit de notrechagrin nous dtournent de la recherche de dangers pour nous-mmes et pour

    nos proches. Nous reculons devant de nombreuses entreprises, dangereuses,mais indispensables, telles qu'essais d'aviation, expditions dans des payslointains, expriences sur des substances explosives, etc. Et ce qui nous re-tient, c'est la question que nous nous posons dans chacune de ces occasions :qui remplacera, en cas de malheur, le fils la mre, l'poux l'pouse, le preaux enfants ? La tendance liminer la mort du registre de la vie nous aencore impos beaucoup d'autres renoncements et liminations. Et, cependant,la devise hansatique proclamait : Navigare necesse est, vivere non necesse!Naviguer est une ncessit; vivre n'est pas une ncessit.

    Et nous sommes amens tout naturellement chercher dans le monde de lafiction, dans la littrature, au thtre ce que nous sommes obligs de nous

    refuser dans la vie relle.

    Nous y trouvons encore des hommes qui savent mourir et s'entendent faire mourir les autres. L seulement se trouve remplie la condition la faveurde laquelle nous pourrions nous rconcilier avec la mort. Cette rconciliation,en effet, ne serait possible que si nous russissions nous pntrer de laconviction que, quelles que soient les vicissitudes de la vie, nous continueronstoujours vivre, mais d'une vie qui sera l'abri de toute atteinte. Il est, eneffet, trop triste de savoir que la vie ressemble un jeu d'checs o une seulefausse dmarche peut nous obliger renoncer la partie, avec cette aggra-vation que, dans la vie, nous ne pouvons mme pas compter sur une partie derevanche. Mais dans le domaine de la fiction nous trouvons cette multiplicit

    de vie dont nous avons besoin. Nous nous identifions avec un hros dans samort, et cependant nous lui survivons, tout prts mourir aussi inoffensi-vement une autre fois, avec un autre hros.

    Il est vident que cette attitude conventionnelle l'gard de la mort estincompatible avec la guerre. Il n'est plus possible de nier la mort ; on estoblig d'y croire. Les hommes meurent rellement, non plus un un, mais parmasse, par dizaines de mille le mme jour. Et il ne s'agit plus de morts acci-dentelles cette fois. Sans doute, c'est un effet du hasard lorsque tel obus vientfrapper celui-ci plutt qu'un autre ; mais cet autre pourra tre frapp par l'obussuivant. L'accumulation de cas de mort devient incompatible avec la notion duhasard. Et la vie est redevenue intressante, elle a retrouv tout son contenu.

    Il convient de distinguer ici deux groupes : le groupe de ceux qui risquentleur vie dans les batailles, et le groupe de ceux qui, rests l'arrire, s'atten-dent apprendre qu'un tre qui leur est cher est mort d'une blessure, d'unemaladie ou d'une infection. Il serait sans toute trs intressant d'tudier leschangements qui se produisent dans la psychologie des combattants, mais l-dessus je suis trop peu renseign. Aussi devons-nous limiter nos recherches ausecond groupe, dont nous faisons partie nous-mmes. J'ai dj dit que si nous

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    souffrons d'une perturbation et d'une diminution de notre puissance fonction-nelle, cela tient essentiellement, mon avis, au fait que nous ne pouvons plusconserver notre ancienne attitude l'gard de la mort et que nous n'en avonspas encore trouv de nouvelle. Nous. obtiendrons peut-tre des rsultats int-

    ressants en tendant nos recherches deux autres manires de se comporter l'gard de la mort: celle que nous pouvons attribuer l'homme primitif, l'homme des ges prhistoriques, et celle qui s'est conserve encore en cha-cun de nous, mais qui, invisible notre conscience, se cache dans les couchesprofondes de notre vie psychique.

    En ce qui concerne la manire dont l'homme des ges prhistoriques secomportait l'gard de la mort, nous ne la connaissons naturellement que parinfrences et dductions, mais je pense que ces procds nous ont donn desrsultats auxquels on peut se fier suffisamment.

    L'attitude de l'homme primitif l'gard de la mort est assez remarquable,

    parce que nettement contradictoire. D'une part, il prenait la mort au srieux, laconsidrait comme mettant fin la vie et s'en servait en consquence ; d'autrepart il niait la mort, lui refusait toute signification et toute efficacit. Ce quiexplique en partie cette contradiction, c'est le fait que sa manire d'envisagerla mort d'autrui, de l'tranger, de l'ennemi diffrait radicalement de celle dontil envisageait la perspective de sa propre mort. La mort d'autrui lui paraissaitsrieuse, il voyait en elle le moyen d'anantir celui qu'il hassait, et l'hommeprimitif n'prouvait pas le moindre scrupule ni la moindre hsitation causerla mort. Il tait certainement un tre trs passionn, plus cruel et plus mchantque les autres animaux. Il tuait volontiers et le plus naturellement du monde.Nous n'avons aucune raison de lui attribuer l'instinct qui empche tant d'autresanimaux de tuer et de dvorer des individus de leur espce.

    Aussi l'histoire primitive de l'humanit est-elle remplie de meurtres. Ceque nos enfants apprennent encore de nos jours dans les coles, sous le nomd'histoire universelle, n'est pas autre chose qu'une succession de meurtrescollectifs, de meurtres de peuple peuple, Le vague et obscur sentiment deculpabilit que l'humanit prouve depuis les temps les plus primitifs et quis'est cristallis dans certaines religions sous la forme d'un dogme bien connu,celui de la faute primitive, du pch originel, n'est probablement que l'expres-sion d'une faute sanglante dont se serait rendue coupable l'humanit prhis-torique. Dans mon livre Totem et Tabou, j'avais essay, en utilisant les don-nes de W. Robertson Smith, Atkinson et Ch. Darwin, de me faire une ide dela nature de cette faute ancienne et je pense que la doctrine chrtienne actuellecontient encore des allusions qui permettent de conclure son existence.Puisque le fils de Dieu a t oblig de sacrifier sa vie pour sauver l'humanitdu pch originel, on doit conclure, d'aprs la rgle du talion, de l'expiation del'gal par l'gal, que ce pch ne pouvait consister que dans un meurtre. Seulun pch comme celui-l pouvait exiger, titre d'expiation, le sacrifice d'unevie. Et puisque le pch originel tait une faute commise contre Dieu le Pre,le crime le plus ancien de l'humanit ne pouvait tre qu'un parricide, le meur-

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    tre du pre primitif de la horde humaine primitive, dont l'image conserve parle souvenir a t rige plus tard en une divinit 1.

    Certes, l'homme primitif pouvait se reprsenter aussi difficilement que

    nous-mmes sa propre mort, et elle lui paraissait aussi irrelle que nous trou-vons irrelle la ntre. Mais il y avait un cas o ses deux certitudes opposes l'gard de la mort devaient se rencontrer et entrer en conflit, cas trssignificatif et trs riche en consquences. C'tait lorsqu'il voyait mourir un deses proches, sa femme, son enfant, son ami qu'il aimait certainement commenous aimons nous-mmes nos proches, car l'amour ne doit gure tre moinsancien que le penchant au meurtre. Dans sa douleur, il devait se dire alors quela mort n'pargne personne, qu'il mourra lui-mme comme meurent les autres,et tout son tre se rvoltait contre cette constatation : chacun de ces tres chersn'tait-il pas une partie de son propre moi qu'il aimait tant ? Mais, d'autre part,la mort d'un tre cher lui paraissait naturelle, car si cet tre faisait partie deson moi, il lui tait, par certains cts, tranger. La loi de l'ambivalence, qui

    rgit encore aujourd'hui notre attitude l'gard des personnes que nous ai-mons le plus, devait exercer une action moins limite aux poques primitives.C'est ainsi que ces chers morts avaient t en mme temps des trangers et desennemis l'gard desquels il nourrissait galement des sentiments hostiles 2.

    Les philosophes prtendent que l'nigme intellectuelle que reprsentaitpour l'homme primitif l'aspect de la mort s'est impose sa rflexion et doittre considre comme le point de dpart de toute spculation. Il me sembleque, sur ce point, les philosophes pensent trop... en philosophes et ne tiennentpas suffisamment compte de l'action de mobiles primitifs. Je crois donc devoirdiminuer la porte de cette proposition et corriger celle-ci en disant que l'hom-me primitif triomphe auprs du cadavre de l'ennemi qu'il vient de tuer, sans

    avoir se creuser la tte propos des nigmes de la vie et de la mort. Ce quipoussa l'homme primitif rflchir, ce ne fut ni l'nigme intellectuelle ni lamort en gnral, mais ce fut le conflit affectif qui, pour la premire fois,s'leva dans son me la vue d'une personne aime et, cependant, trangre ethae. C'est de ce conflit affectif qu'est ne la psychologie. L'homme ne pou-vait plus ne pas songer la mort que la douleur cause par la disparition d'untre cher lui avait fait toucher du doigt; mais, en mme temps, il ne voulait pasen admettre la ralit, car il ne pouvait se reprsenter lui-mme la place dumort. Il se vit ainsi oblig d'adopter un compromis : tout en admettant qu'ilpuisse mourir son tour, il se refusa voir dans cette ventualit l'quivalentde sa disparition totale, alors qu'il trouvait tout naturel qu'il en ft ainsi del'ennemi. C'est devant le cadavre de la personne aime qu'il imagina lesesprits et, comme il se sentait coupable d'un sentiment de satisfaction qui ve-nait se mler son deuil, ces premiers esprits ne tardrent pas se transformeren dmons mchants dont il fallait se mfier. Les changements qui suivent lamort lui suggrent l'ide d'une dcomposition de l'individu en un corps et enune (primitivement en plusieurs) me. Le souvenir persistant du mort devint

    1 Voir le dernier chapitre de Totem et Tabou : Le retour infantile du totmisme .2 Voir Tabou et Ambivalence (chap. IIde Totem et Tabou).

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    la base de la croyance d'autres formes d'existence, lui suggra l'ide d'unepersistance de la vie aprs la mort apparente.

    Ces existences ultrieures n'taient au dbut que des prolongements de

    celle laquelle la mort avait mis un terme : existences l'tat d'ombres, videsde tout contenu, auxquelles on n'attachait, jusqu' une poque assez tardive,qu'une valeur insignifiante. Elles portent encore le caractre de misrablesexpdients. Rappelons-nous la rponse que fait l'me d'Achille Ulysse : Vivant, nous, Akhileus, nous t'honorions comme un Dieu, et, maintenant, tucommandes tous les morts. Tel que te voil, et bien que mort, ne te plainspas, Akhileus. - Je parlai ainsi, et il me rpondit : Ne me parle pas de la mort,illustre Odysseus ! J'aimerais mieux tre un laboureur, et servir, pour unsalaire, un homme pauvre, que de commander tous les morts qui ne sontplus (Odysse, XI, v.484-491, traduction Leconte de Lisle.)

    Et souvenons-nous encore de cette parodie puissante et amre de Heine :

    Der kleinste lebendige PhilisterZu Stuckert am NeckarViel glcklicher ist erAls ich, der Pelide der tote Held,Der Schattenfrst ln der Unterwelt 1

    C'est seulement plus tard que les religions en sont venues proclamercette existence qui suit la mort comme tant plus prcieuse, plus complte, et ne voir dans la vie laquelle la mort met un terme qu'une prparation cetteexistence meilleure. De l prolonger la vie dans le pass, il n'y avait qu'un

    pas, et ce pas fut vite franchi : on attribua l'homme un grand nombre d'exis-tences antrieures sa vie actuelle, on inventa la mtempsycose et les rin-carnations multiples, et tout cela dans le but de dpouiller la mort de toutevaleur, de lui refuser le rle d'un facteur oppos la vie, destructeur de la vie.On le voit : la ngation de la mort, dont nous avons parl plus haut comme del'une des conventions de la vie sociale, remonte une antiquit trs lointaine.

    Devant le cadavre de la personne aime prirent naissance non seulement ladoctrine des mes, la croyance l'immortalit, mais aussi, avec le sentimentde culpabilit humaine, qui ne tarda pas pousser une puissante racine, lespremiers commandements moraux. Le premier et le plus important comman-dement qui ait jailli de la conscience peine veille tait : tu ne tueras point.Il exprimait une raction contre le sentiment de satisfaction haineuse qu' ctde la tristesse on prouvait devant le cadavre de la personne aime et s'esttendu peu peu aux trangers indiffrents et mme aux ennemis dtests.

    1 Le plus petit philistin vivant de Stuckert sur le Neckar est beaucoup plus heureux que

    moi, le Plide, le hros mort, le prince des ombres dans le monde souterrain.

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    A l'heure o nous sommes, les hommes restent sourds ce commande-ment. Lorsque la lutte sauvage qui caractrise cette guerre aura pris fin, l'avantage de l'une ou de l'autre partie, le combattant victorieux retournerajoyeux dans son foyer, auprs de sa femme et de ses enfants, sans tre le

    moins du monde troubl par le souvenir de tout ce qu'il a fait, de tous lesennemis qu'il a tus soit dans des luttes corps corps, soit avec des armesagissant distance. Il est noter que les peuples sauvages qui surviventencore de nos jours et qui sont certainement plus proches de l'homme primitifse comportent sur ce point (ou, plutt, se sont comports tant qu'ils n'ont passubi l'influence de notre civilisation) autrement. Le sauvage, qu'il s'agisse del'Australien, du Boschiman ou d'un indigne de la Terre de Feu, n'estnullement un meurtrier impnitent; lorsqu'il revient de la guerre en vainqueur,il n'a pas le droit d'entrer dans son village et de toucher sa femme, tant qu'iln'a pas expi par des pnitences souvent fastidieuses et pnibles les meurtresqu'il a commis la guerre. Il va sans dire que cette interdiction a sa sourcedans une superstition, le sauvage craignant la vengeance des esprits de ceux

    qu'il a tus. Mais ces esprits des ennemis tus ne sont autre chose que l'ex-pression de sa mauvaise conscience, du remords qu'il prouve la suite descrimes commis. Il y a au fond de cette superstition une certaine finesse moralequi nous manque nous autres civiliss 1.

    Des mes pieuses qui cherchent se persuader que nous sommes trangers tout ce qui est mauvais et vulgaire ne manqueront pas de tirer de cetteinterdiction si ancienne et si formelle du meurtre des conclusions favorablesquant la force de nos penchants moraux inns. Malheureusement, cet argu-ment peut servir prouver, dans une mesure peut-tre encore plus grande, lecontraire. Une interdiction aussi imprieuse et formelle ne peut s'adresser qu'une impulsion particulirement forte. On n'a pas interdire ce quoi aucune

    me humaine n'aspire 2. C'est prcisment la manire dont est formule laprohibition : t u ne tueras point , qui est de nature nous donner la certitudeque nous descendons d'une srie infiniment longue de gnrations de meur-triers qui, comme nous mmes peut-tre, avaient la passion du meurtre dans lesang. Les tendances morales de l'humanit, dont il serait oiseux de contester laforce et l'importance, constituent une acquisition de l'histoire humaine etforment, un degr malheureusement trs variable, le patrimoine hrditairedes hommes d'aujourd'hui.

    Laissons maintenant l'homme primitif et interrogeons l'inconscient denotre propre vie psychique. Cela n'est possible qu' l'aide des mthodes de re-cherche psychanalytiques, les seules qui permettent de descendre cetteprofondeur. Comment l'inconscient se comporte-t-il l'gard du problme dela mort ? Exactement comme l'homme primitif. Sous ce rapport, comme soustant d'autres, l'homme primitif survit tel quel dans notre inconscient. Commel'homme primitif, notre inconscient ne croit pas la possibilit de sa mort etse considre comme immortel. Ce que nous appelons notre inconscient ,

    1 Voir Totem et Tabou.2 Voir la brillante dmonstration de Frazer (Totem et Tabou).

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    c'est--dire les couches les plus profondes de notre me, celles qui se compo-sent d'instincts, ne connat, en gnral, rien de ngatif, ignore la ngation (lescontraires s'y concilient et s'y fondent) et, par consquent, la mort laquellenous ne pouvons attribuer qu'un contenu ngatif. La croyance la mort ne

    trouve donc aucun point d'appui dans nos instincts, et c'est peut-tre l qu'ilfaut chercher l'explication de ce qui constitue le mystre de l'hrosme. L'ex-plication rationnelle de l'hrosme prtend qu'il y a des biens abstraits etuniversels plus prcieux que la vie. Mais, mon avis, l'hrosme, qui est leplus souvent instinctif et impulsif, ignore cette motivation et affronte ledanger sans penser ce qui peut en rsulter. Ou bien cette motivation ne sertqu' carter les doutes et les hsitations susceptibles de s'opposer la ractionhroque de l'inconscient. L'angoisse de la mort, au contraire, dont nous subis-sons l'empire plus souvent que nous ne le croyons, est quelque chose desecondaire et rsulte le plus souvent du sentiment de culpabilit.

    D'autre part, nous trouvons toute naturelle la mort d'trangers et d'ennemis

    que nous infligeons aussi volontiers et avec aussi peu de scrupules que le faitl'homme primitif. Sur ce point cependant il y a, entre l'homme primitif etnous, une diffrence qui, dans la ralit, apparat comme dcisive. Notre in-conscient se contente de penser la mort et de la souhaiter, sans la raliser.Mais on aurait tort de sous-estimer cette ralit psychique par rapport laralit de fait. Cette ralit est dj assez grave et grosse de consquences.Dans nos dsirs inconscients, nous supprimons journellement, et toute heuredu jour, tous ceux qui se trouvent sur notre chemin, qui nous ont offenss oulss. Que le diable l'emporte! disons-nous couramment sur un ton deplaisanterie, destin dissimuler notre mauvaise humeur. Mais ce que nousvoulons dire rellement, sans l'oser, c'est la que la mort l'emporte ! , et cesouhait de mort, notre inconscient le prend plus au srieux que nous ne le

    pensons nous-mmes et lui donne un accent que notre conscience est prte dsavouer. Notre inconscient tue mme pour des dtails ; comme l'anciennelgislation athnienne de Dracon, il ne connat pas d'autre chtiment pour lescrimes que la mort, en quoi il est assez logique, puisque tout tort inflig no-tre moi tout-puissant et autocratique est, au fond, un crimen laeesaemajestatis.

    C'est ainsi qu' en juger par nos dsirs et souhaits inconscients, nous nesommes nous-mmes qu'une bande d'assassins. Heureusement, que tous cesdsirs et souhaits ne possdent pas la force que leur attribuaient les hommesdes temps primitifs 1 ; s'il en tait autrement, l'humanit aurait pri depuislongtemps sous les feux croiss des maldictions rciproques, lesquelles n'au-raient pargn ni ses hommes les meilleurs et les plus sages, ni ses femmes lesplus belles et les plus douces.

    Ces affirmations de la psychanalyse ne trouvent aucun crdit auprs desprofanes. On les repousse comme des calomnies qui ne rsistent pas aux cer-titudes fournies par la conscience, et on nglige adroitement les petits indices

    1 Voir le chapitre sur la Toute-puissance des ides, dans Totem et Tabou.

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    par lesquels l'inconscient se rvle gnralement la conscience. Aussi neserait-il pas inutile de rappeler que beaucoup de penseurs qui n'ont certaine-ment pas pu subir l'influence de la psychanalyse se sont plaints de la facilitavec laquelle nous sommes disposs, ne tenant aucun compte de la prohibition

    du meurtre, carter, supprimer mentalement tout ce qui se trouve sur notrechemin. Je me contenterai de citer un seul exemple, devenu d'ailleurs clbre.

    Dans le Pre Goriot, Balzac cite un passage de Rousseau, dans lequelcelui-ci demande au lecteur ce qu'il ferait si, sans quitter Paris et, naturelle-ment, avec la certitude de ne pas tre dcouvert, il pouvait, par un simple actede volont, tuer un vieux mandarin habitant Pkin et dont le mort lui procure-rait un grand avantage. Il laisse deviner qu'il ne donnerait pas bien cher pourla vie de ce dignitaire. Tuer le mandarin est devenu alors une expression pro-verbiale de cette disposition secrte, inhrente mme aux hommes de nosjours.

    On connat, en outre, un grand nombre de plaisanteries et d'anecdotes cy-niques dans lesquelles s'exprime la mme tendance, comme, par exemple,cette dclaration qu'on attribue un mari : Aprs la mort de l'un de nousdeux, je viendrai habiter Paris . Ces plaisanteries cyniques ne seraient paspossibles, si elles ne servaient pas exprimer une vrit qu'on nie, dont on neveut pas convenir lorsqu'elle est exprime srieusement et d'une faon nondissimule. On sait, en effet, qu'en plaisantant on peut tout dire, mme lavrit.

    Comme pour l'homme primitif, il existe aussi pour notre inconscient uncas o les deux attitudes opposes l'gard de la mort, celle qui la conoitcomme une destruction de la vie et celle qui la nie comme quelque chose

    d'irrel, se rencontrent et entrent en conflit. Et le cas est exactement le mmeque celui qui s'offre l'homme primitif : la mort ou le danger de mort d'untre cher, d'un poux ou d'une pouse, du pre ou de la mre, d'un frre oud'une sur, d'un enfant ou d'un ami. D'une part, ces tres chers forment notrepatrimoine intime, sont une partie de notre Moi ; mais, par d'autres cts, ilssont, en partie tout au moins, pour nous des trangers et des ennemis. Al'exception de quelques situations, nos attitudes amoureuses les plus tendres etles plus intimes sont nuances d'une hostilit qui peut comporter un souhait demort inconscient. Mais, cette fois, ce conflit ayant sa source dans l'ambiva-lence donne naissance, non plus la doctrine de la transmigration et la mo-rale, mas la nvrose qui nous ouvre une large perspective, mme sur la viepsychique normale. Les mdecins psychanalystes savent combien est frquentle symptme par lequel les malades expriment leur proccupation, touted'amour et de tendresse, du bien de leurs proches, et combien sont frquentsles reproches, absolument injustifis, dont ils s'accablent la suite de la mortd'un tre cher. L'tude de ces symptmes n'a laiss aux mdecins en questionaucun doute quant la frquence et la signification des souhaits de mortinconscients.

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    Le profane prouve une horreur indicible devant cette possibilit affective,et il voit dans cette horreur mme une raison suffisante et lgitime pour re-pousser comme invraisemblables les affirmations des psychanalystes. A tort, mon avis. Nous ne songeons nullement rabaisser la vie amoureuse ; ce serait

    d'ailleurs aller l'encontre de la ralit. Notre raison et notre sentiment serefusent, certes, admettre une association aussi troite entre l'amour et lahaine, mais la nature sait utiliser cette association et maintenir en veil et danstoute sa fracheur le sentiment d'amour, afin de le mettre mieux l'abri desatteintes de la haine qui le guette. On peut dire que nous sommes redevablesdes plus beaux panouissements de notre vie amoureuse la raction contrel'impulsion hostile que nous ressentons dans notre for intrieur.

    Rsumons-nous : impntrabilit la reprsentation de notre propre mort,souhait de mort l'adresse de l'tranger et de l'ennemi, ambivalence l'gardde la personne aime: tels sont les traits communs l'homme primitif et notre inconscient. Combien est grande la distance qui spare cette attitude

    primitive l'gard de la mort et celle que nous imposent les conventions denotre vie civilise !

    Il est facile de dfinir la manire dont la guerre retentit sur cette doubleattitude. Elle emporte les couches d'alluvions dposes par la civilisation et nelaisse subsister en nous que l'homme primitif. Elle nous impose de nouveauune attitude de hros ne croyant pas la possibilit de leur propre mort; ellenous montre dans les trangers des ennemis qu'il faut supprimer ou dont ilfaut souhaiter la mort ; elle nous recommande de garder notre calme et notresang-froid en prsence de la mort de personnes aimes. Mais les guerres elles-mmes ne se laissent pas supprimer. Il y aura des guerres, tant qu'il y aura desdiffrences tranches entre les conditions d'existence des peuples et tant qu'ils

    prouveront les uns envers les autres une aversion aussi profonde. La questionqui se pose dans ces conditions est celle-ci : tant donn que les guerres sont peu prs invitables, ne ferions-nous pas bien de nous incliner devant cettesituation et de nous y adapter? Ne ferions-nous pas bien de convenir que notreattitude l'gard de la mort, telle qu'elle dcoule de notre vie civilise, nousdpasse au point de vue psychologique et qu'il serait prfrable pour nous defaire abstraction de cette attitude et de nous incliner devant la vrit? Neferions-nous pas bien d'assigner la mort, dans la ralit et dans nos ides, laplace qui lui convient et de prter une attention un peu plus grande notreattitude inconsciente l'gard de la mort, celle que nous nous sommes tou-jours si soigneusement appliqus rprimer ? Ce ne serait pas un progrs quenous accomplirions ainsi, mais bien plutt, sous certains rapports du moins,une rgression, mais en nous rsignant celle-ci,nous aurions l'avantage d'tresincres avec nous-mmes et de nous rendre de nouveau la vie supportable.En effet, rendre la vie supportable est le premier devoir du vivant. L'illusionperd toute sa valeur, lorsqu'elle est en opposition avec ce devoir.

    Rappelons-nous le vieil adage : si vis pacem, para bellum. Si tu veuxmaintenir la paix, sois toujours prt la guerre.

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    Il serait temps de modifier cet adage et de dire : si vis vitam, para mortem.Si tu veux pouvoir supporter la vie, soit prt accepter la mort.

    Fin de lessai.