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CHERIFISME ET ENJEUX DU POUVOIR AU MAROC Author(s): HALIMA FERHAT Reviewed work(s): Source: Oriente Moderno, Nuova serie, Anno 18 (79), Nr. 2, THE ROLE OF THE SĀDĀT/AŠRĀF IN MUSLIM HISTORY AND CIVILIZATION / IL RUOLO DEI SĀDĀT/AŠRĀF NELLA STORIA E CIVILTÀ ISLAMICHE (1999), pp. 473-482 Published by: Istituto per l'Oriente C. A. Nallino Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25817637 . Accessed: 13/12/2012 09:25 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Istituto per l'Oriente C. A. Nallino is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Oriente Moderno. http://www.jstor.org This content downloaded on Thu, 13 Dec 2012 09:25:22 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Ferhat (Halima)_Cherifisme Et Enjeux Du Pouvoir Au Maroc

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CHERIFISME ET ENJEUX DU POUVOIR AU MAROCAuthor(s): HALIMA FERHATReviewed work(s):Source: Oriente Moderno, Nuova serie, Anno 18 (79), Nr. 2, THE ROLE OF THE SĀDĀT/AŠRĀFIN MUSLIM HISTORY AND CIVILIZATION / IL RUOLO DEI SĀDĀT/AŠRĀF NELLA STORIA ECIVILTÀ ISLAMICHE (1999), pp. 473-482Published by: Istituto per l'Oriente C. A. NallinoStable URL: http://www.jstor.org/stable/25817637 .

Accessed: 13/12/2012 09:25

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HALIMA FERHAT

CHERIFISME ET ENJEUX DU POUVOIR AU MAROC

Au

Maroc cherifisme et pouvoir sont si intimement lies que l'idee s'est ancree que ce phenomene est la marque caracteristique du

pays depuis l'arrivee d'Idris; cette conviction a ete, paradoxalement, mise en exergue par le Protectorat francais qui appelait le Maroc "Empire che

rifien", (formule qui n'a aucun vrai equivalent en arabe), et beaucoup d'offices crees a cette epoque sont qualifies de "cherifiens". C'est le cas de la Societe Cherifienne des Petroles et de POffice cherifien des Phos

phates entre autres. Sur le plan academique le meilleur travail historio

graphique, du a l'erudit Levi-Provencal, porte le titre revelateur Les His toriens des Chorfa. Le cherifisme apparait comme une marque indelebile du pays, mais c'est aussi une realite encore vivace.1 Son importance est telle qu'il est extremement delicat de le traiter avec l'objectivite neces saire. Les genealogies cherifiennes pullulent et l'ideologie impregne les

chronologies et la litterature orale. Le cherifisme est un ingredient essen tiel du pouvoir depuis plusieurs siecles. Mais il n'est pas facile de se re trouver dans cette immense litterature genealogique; les Asrdf sont si nombreux que les families appartenant a une meme branche adoptent un second nom pour etre reconnu: c'est ainsi que parmi les 'Alawi nous trouvons des families qui sonnent 'Alawl-Mdagri, 'Alawi-Balgiti, 'Ala

wI-Qasiml etc., des IdrisI-al-GutI, IdrisI-al-QaytunI etc.

L'historiographie est, bien souvent, marquee par un esprit militant, partisan et souvent passionnel et polemique. Deux series de sources ca racterisent l'histoire du Maroc: des corpus hagiographiques qui se succe dent sans interruption depuis le Xlle jusqu'au XXe siecle et une litteratu re genealogique qui traite souvent des dynasties cherifiennes. Le catalo

gue de A. Ibn Sudah, intitule Dalil mu 'arrih al-Magrib, donne dans les

chapitres consacres aux families, 244 titres dont la grande majorite con cerne les Sarifs. Les titres des ouvrages trahissent une intention polemiste et contiennent souvent les memes termes: Iddh (eclaircissement), Intisdr

(defense), al-Istihzd' (le fait de tourner en derision), al-Kassdf (Peclai reur), al-Badr al-Jadih, al-Budur al-ddwyahy al-Tdg al-bdhir, Tabsirat al

gdhilin bi-nasab al-fuldn (eclairer les ignorants), Tahqiq, Tanblh min al

galat wa 'l-talbis, Raf al-tadlis, Raf al-higdb. II s'agit la d'une veritable litterature de combat qui met en relation les descendants du prophete et la

1 - Cf. Westermarck, E., Ritual and Belief in Morocco, London, 1926, II, p. 79.

OM, n.s. XVIII (LXXIX), 2, 1999

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cite de Fes.2 La plupart de ces families se rattachent, directement ou indi

rectement, a Fes et aux Idrisides. D'autres titres remettent en question cette pretendue genealogie, comme l'ouvrage de A. al-Kattanl, al-Istihza' ibn Za 'mat al-saraf li-sayh Abi Ya 'za qui s'en prend h ceux qui pre tendent que le celebre sufi Abu Ya'za, mort a la fin du Xlle siecle, etait

d'origine cherifienne alors que toutes les sources anciennes attestent que ce maitre du Moyen Atlas etait berbere de la grande tribu des Haskurah et

qu'il ne savait pas s'exprimer en arabe.3 Les corpus hagiographiques medievaux n'accordent guere^ d'impor

tance a la genealogie des saints; les vertus du personnage et ses charismes sont seuls pris en consideration.4 Mais, a partir du XVe siecle, les outra

ges se multiplient dont le plus important est celui de Ibn Sakkak, mort en

1415, intitule Nush muluk al-Islam qui rappelle aux dirigeants leurs de voirs envers les Sarifc. Ce livre marque un tournant essentiel dans l'ela boration de l'ideologie cherifienne. L'auteur annonce qu'en consacrant un ouvrage aux AM al-Bayt il desire fait acte de contrition car il appar tient a la tribu des Meknassa-Zenetes qui avaient persecute et decime les Idrisides. II regrette le clivage qui existe k son epoque entre les Cherifs

pauvres et les riches et qui oublie leur origine sainte et accorde davantage d'importance a la fortune materielle. Ibn Sakkak estime que les AM al

Bayt ont des vertus intrinseques et des qualites specifiques.5 II procede a un veritable inventaire des families cherifiennes contemporaines. Ce do cument elogieux est refute au XIXe siecle par un descendant de Mawlay 'Abd al-Salam Ibn Masis qui s'indigne et replique que l'auteur ne con

naissait que les AM al-Bayt de Fes et pechait par ignorance. II compare les descendants de Ibn Masis a des soleils parmi les autres Asraf et remet

meme en cause le titre des Siqalliyyin.6 al-Fastall consacre son ManaMl

al-saja" a la premiere dynastie de Cherifs au Maroc celle des Saadiens.

2 - Ibn Sudan, A., Dalil mu'arrih al-Magrib, Casablanca, 1934, p. 204. Sur Abu Ya'za cf. al-Sadafi, A., al-Sirr al-masun, Ferhat, H. (ed.), Bayrut,1998. 3 - Ibn Sudan, Dalil, cit., p. 204 et al-Sadafi, al-Sirr, cit..

4 - La precision d'une genealogie cherifienne existe mais concerne generalement des savants cites et tant que savants et non en tant que Asrdf Cf. al-GubrM, 'Unwdn al

dirdyah, s.l., 1969, p. 45.

5 - Ibn al-Sakkak, Nush muluk al-Islam mimmd 'alayhim min huguq Al al-Bayt al

kirdm, Lithog, Fes. L'importance de Touvrage ne doit pas nous faire oublier ses gran des faiblesses: 1) Le texte qui a ete conserve n'est qu'un resume de Touvrage initial. 2) L'auteur avoue son intention de faire sa mea culpa et exagere ainsi l'importance des Asrdf et les "maux" dont ils souffriraient. 3) Enfin il s'agit, pour le moment, d'un temoignage unique qui devrait etre confronte avec d'autres sources dont BuyutdtFds,

Rabat, 1972. Les successeurs de Ibn al-Sakkak qui ecrivent a un moment ou le cheri fisme est devcnu un enjeu politique, reservent leurs ouvrages a une branche ou a une famille.

6 - Sur cette famille de Asrdf voir Tetude fondamentale de Kably, M., "Musaha mah..." dans: Magallat Kulliyat al-Addb, 3-4 (1978).

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Reelle ou Active la genealogie cherifienne impregne le pouvoir et la so

ciete et ce capital symbolique est souvent utilise pour dominer un terri toire.7 Les arbres genealogiques represented un immense reservoir docu

mentaire peu ete exploite jusque la.

Fes berceau et lieu de legitimation

La fondation de Fes par Idris organise l'histoire et le mythe idriside est Tune des composantes du pouvoir depuis le XVe siecle.8 Descendant de

'AH, Idris prend la fuite apres la defaite de Fahh. DeguisS en valet au ser

vice de Rasld, son fidele domestique pour echapper aux Abbassides, il trouve refuge au Maroc. Marie a Kenzah, fille du chef de la tribu des Aw

rabah, il s'installe k Volubilis et devient le prince de la region. Empoi sonne par un emissaire de Baghdad, il laisse Kenzah enceinte du futur Idris II. Ce dernier lui succede et attire un grand nombre de fugitifs des

pays orientaux; mais Volubilis devient trop etroite pour sa population et le prince decide de fonder une vraie capitale. Comme toutes les fonda

tions, celle de Fes est accompagnee de presages et de signes particuliers. Un moine age de 150 ans qui vivait dans un couvent (Dir et Samaw'ah) rapporte a Idris le recit d'un autre moine mort depuis 200 ans; celui-ci avait lu dans les textes anciens, qu'une ville nommee Saf (anagramme de

Fes), detruite depuis mille ans, sera relancee par un homme dont le nom est Idris de la famille des Prophetes: il restaurerait ses habitations, aurait une puissance considerable, la religion de l'Islam ne cesserait d'y demeu rer jusqu'au Jour de la Resurrection.

Les Mahasin de Fes sont celebrees et son fondateur glorifie et sacra lise: bien avant la "decouverte" de la tombe de Idris II, al-Gueznal cele bre Idris I presente comme un saint (wall Allah) et fait reference a al Tabari. Les sources hagiographiques et genealogiques abondent. Depuis le triomphe du cherifisme la revendication d'une ascendance idriside. Si les documents andalous qualifient les Idrisides de Qarmats, Mu'tazilites ou Shiites, les historiens de Fes, a partir des Merinides et plus encore de nos jours, les transforment en Sunnites orthodoxes et malikites bon teint.

Le lien entre Fes et les Sarifs est quasi organique et cette association

apparait tres tot. L'auteur, anonyme de Majahir al-Barbar et Ibn 'Abd al Hallm dans Kitab al-ansab citent deja des hadits qui font de Fes le der nier refuge des Ahl al-Bayt et de l'Islam ainsi que des propos pretes a

Fatimah al-Zahra', fille du Prophete, qui aurait annonce que c'est la que trouveront refuge ses descendants persecutes.

7 - Elboudrari, H., "Quand les saints fondent les villes", dans: Annales E.S.C., 1985; Sebti, A., "Charifisme citadin, charisme et historiographie", dans: Annales E.S.C.,

Mai-Avril 1985, p. 433-457; Garcia-Arenal, M., "Mahdi, murabit, sharif: l'avenement de la dynastie Sa'adienne", dans: Studia Islamica, LXXI (1990), p. 77-114. 8 - Beck, H.L., L 'image de Idris II, ses descendants de Fas et la politique cherifienne des sultans Merinides, Leyde, 1989.

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"Idris, reconnu sultan, se transporta a Saqiyat al-Hamra' a l'extremite

du Maroc; et depuis, l'islamisme commenca a briller dans le Maroc... On

pretend qu'a 1'age de douze ans, Idris II meditait de jeter les fondements

d'une ville. Lors de son accession au ciel, il apercut sur la terre un espace blanchatre resplendissant de lumiere. Quel est, demanda-t-il a Pange Ga

briel, le point lumineux que j'aper9ois la-bas? C'est, repondit I'ange, le

lieu ou s'elevera la ville destinee a etre dans les derniers temps du monde

le refuge de la religion musulmane: elle se nommera Fas, et la lumiere

resplendira du sein de ses habitants avec la meme abondance que l'eau

qui coulera dans les remparts. Fes represente desormais une tradition

ideologique si forte qui porte les signes de legitimate".9 La vulgate est au

thentifiee et legitimee par l'autorite de Ibn Haldun et officialisee par l'auteur du Kitdb al-istiqsa'...10 A Fes la protection de Idris protege ses

habitants qui sont garantis contre les iniquites du pouvoir; aucune armee

partie de la ville ne connaitrait de defaite. La pratique du horm, ancienne, a sauve de nombreux fugitifs et protege des rebelles politiques.11

Au dela de Fes, le mythe idriside a largement contribue a l'etablisse ment d'une geographie sacree qui a assure la cohesion et la continuite du

pays. Expulses manu militari par les Magrawah, les descendants d'Idris se seraient disperses sur un vaste territoire qui englobe une partie des confins sahariens. Cette diaspora a permis a une grande partie des famil ies dites "maraboutiques" de revendiquer une origine cherifienne en re

vendiquant Idris comme ancetre.

Ville des villes, Centre sacre des Temps Futurs, espace privilegie en tre ciel et terre, Fes est celebree et les descendants de Cherifs se glorifient en la glorifiant. Le processus est encore en cours et fonctionne comme

symbole de la ville legitime et legitimante. Cette entreprise qui fait de la dynastie de Idris, l'embleme d'un Etat

sunnite et unitaire a commence des le XHIe siecle et elle est attribuee aux Merinides qui auraient tente ainsi de legitimer leur pouvoir. Fes restera la

capitale du pays depuis la disparition des Almohades, mis a part 1'episode Saadien aussi brillant que bref.

La "decouverte" du tombeau d'Idris au XVe siecle est d'une impor tance capitale car elle a permis d'associer pour des siecles, pouvoir, sain tete et cherifisme et donne aux Ahl al-Bayt des privileges inconnus jus

9 - Garcia-Arenal, M. et Manzano Moreno, E., "Idrissisme et villes idrissides", dans:

Studia Islamica, 82 (1995), p. 5-33. 10 - Kably, M., Societe, Pouvoir et Religion au Maroc a la fin du Moyen-Age, Paris, 1986. Voir cn particulier la partie intitulee "Le cherifisme en action", p. 291-294. Cf.

al-Nasiri, A., Kitab al-istiqsa" li-ahbar duwal al-Magrib al-Aqsa, Casablanca, 1967

(trad, dans: Archives Marocaines, XXXI (1925), XXXXII (1927), XXXIII (1934). 11 -

Sebti, A., Ahbar al-mandqib wa manaqib al-ahbdr dans Histoire et Hagio

graphie, Rabat, 1989, p. 93.

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que la au Magrib.12 Avant cet evenement le prince regnant ne beneficiait d'aucun caractere sacre qui le mettrait a l'abri des contestations et conso liderait sa position.

Cette suprematie du cherifisme au Maroc brouille les cartes et oblitere les profonds changements qui ont secoue le pays. Le phenomene est pos terieur au XlVe siecle; pendant tout le Moyen Age, le cherifisme ne

jouait guere de role sur la scene politique; authentiques Idrisides, les Ba nu Hammud, n'ont pas revendique le pouvoir au nom de leur genealogie mais comme legataires des califes de Cordoue faisant etat du testament

presume du dernier calife omayyade. Ils n'ont jamais essaye de reprendre Fes mais ont axe leur action sur al-Andalus. Ils sont consideres par les

chroniqueurs andalous comme des mercenaires berberes. Leur qualite de Ahl al-Bayt est rarement invoquee par les sources les plus anciennes.

Mahdisme et cherifisme A l'instar de Ibn Tumart, de nombreux mahdis ont tente de prendre le

pouvoir au cours du Moyen Age. La majorite de ces pretendants se pro clament Fatimides et l'un d'entre eux se fait passer pour le fils de al

'Adid, le dernier calife mort en 1171. Les croyances, comme les ecrits

messianiques, se nourrissent des traditions scripturaires: hadits, authenti

ques ou apocryphes, abondent qui annoncent et la fin du monde et celle de l'lslam; ouvrages de gafr et autres livres sibyllins circulent parmi les

Musulmans comme parmi les Juifs. L'origine cherifienne devient sus

pecte, sinon dangereuse, car le Mahdl doit necessairement appartenir aux Ahl al-Bayt.

Le qadi al-Gama'ah de Tunis denonce le celebre sufi Sadill en affir mant qu'il "se pretend d'origine cherifienne, qu'il rassemble une grande foule, qu'il pretend etre le Jatimiet qu'il perturbe ton pays".13

Pendant tout le Moyen Age la genealogie cherifienne semble suspecte car elle est toujours associe au mahdisme. Ibn Tumart, le mahdi qui a re

ussi, a revendique une genealogie cherifienne idriside. Le philosophe mystique Ibn Sab'In qui a tant inquiete ses contemporains orthodoxes, etait considere comme un eventuel cmdidat-mahdi.14 L'un de ses parti sans, Yahya ibn Ahmad ibn Sulayman, compose un ouvrage intitule al Wiratah al-muhammadiyyah wa al-fusiil al-Datiyyah ou il soutient que

12 - La decouverte du corps de Idris II en 1437 avait ete precedee de celle du corps de Idris I en 1318-19 a Volubilis qui a provoque de fortes emotions populaires ecra sees dans le sang.

13 - al-Sabbag, Kitdb durrat al-asrdr, 1309h, s.L, p. 1; al-Maqqari, A., Azhdr al

riyddfiahbdr 'Iydd, Rabat, s.d., IV, p. 111.

14 - Ferhat, H. et Triki, H., "Faux prophetes et mahdis", dans: Hesperis-Tamuda,

1990; Garcia-Arenal, M., "La conjoncture du mahdisme et du sharifisme au Maroc: le mahdi comme sauveur", dans: Revue M.M.M, 1990, p. 55-56; Ead., Mahdisme et dy nastic sa 'adienne, Communication au colloque de Marrakech, Fevrier 1992.

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Ibn Sab'In etait bien le mahdi attendu. L'auteur base sa these sur trois elements: Ibn Sab'In est qurayshite, hashimite-alawite et maghrebin; or,

precise-t-il, un celebre hadlt affirme que "les gens du Magrib ne cesse ront d'etre sur la bonne voie jusqu'? l'arrivee de PHeure". Enfin Ibn Sab'In possede des dons de voyance et de prescience qui l'assimilent aux

prophetes.15 Ce mystique qui a eu tant de suces populaire n'a cesse d'etre

persecute par les autorites et denonce par les fuqahd' comme heretique. C'est la dynastie des Merinides qui transforme le cherifisme en fond de commerce.

Tous les historiens s'accordent pour leur attribuer une politique de

promotion des Asrdf Dynastie en mal de legitimite, contrainte d'assumer le recul en al-Andalus et la lourde succession almohades, elle a affronte la contestation de princes aussi puissants que les Banu al-'Azafl, les Banu

Zayyan, les Hafsides etc. De nombreux Cherifs de Medine et de l'lraq af fluent a Fes pour beneficier de la generosite de Abu '1-Hasan. Des insti tutions sont creees pour recenser les Asrdf qui ont droit aux rentes roya les. Le qddi et le prevot des Cherifs (mizwdr) etablissent les listes, les ve rifient et les corrigent eventuellement mais l'avis du prince l'emporte en cas de contestation.16 Le roi merinide n'hesite pas a payer de fortes ran

90ns pour delivrer le Cherif de Sabtah capture par les Chretiens et rem bourse les dettes des Asrdf mines. Ibn Marzuq insiste longuement sur les bienfaits accordes par Abu '1-Hasan aux Cherifs d'Orient.17

Ibn Sakkak classe les Asrdf du Maroc en Asrdflocmx Idrisides - dont les GutI - en Asrdf hus&ym&zs de Sabtah et en Asrdf recemment arrives d'Orient.18 Beaucoup parmi ces demiers repartent dans leurs pays char ges de presents apres un sejour a Fes. Ibn Marzuq affirme avoir vu le Cherif Mansur ibn Fahd deployant un faste superieur a celui du roi lui meme; les Idrisides al-Gutl de Fes et de Marrakech, les quddt Husaynides de Sabtah, les fuqahd' alawites de Sigilmasah sont choyes en tant que Cherifs mais aussi en tant que savants.

La qualite de cherif ne se reduit plus a un titre honorifique mais im

plique un grand nombre d'avantages dont les dispenses fiscales. Les sul

15 - Le philosophe ne semblc pas avoir revendiqud pour lui-mcme la quality de mahdi et il considerait al-Mustansir, le hafside, comme "le Mahdl annonce par les hadits".

16 - Ferhat et Triki, "Faux prophetes", cit.; Garcia Arenal, "La conjoncture", cit., p. 55-56;Ead.9Mahdisme, cit.; al-Maqqari, Azhar, cit., IV, p. 111.

17 - Ibn Marzuq, dl-Musnad al-sahih al-hasan fi ma 'atir Mawlana Abl 'l-Hasan, Vi

guera, M.J. (ed.), Alger, 1981 (trad. Madrid, 1977), p. \9, 22, 147-153. 18 - Ibn al-Sakkak precise que les Guti sont peu nombreux; leur nom vient d'un gros bourg dans les environs de Fes et ils existent a Fes, Marrakech et Miknas; ils ont leur naqib ou mizwar. Personne a son epoque ne conteste les litres des Idrisides et des Hu

saynides de Sabtah mais Tauteur 6voque une categorie a Tauthenticite douteuse et a la genealogie peu liable. Tout en restant discret Ibn al-Sakkak affirme qu'il s'agit la de gens du pouvoir qui ont profite de leur position pour se forger des genealogie.

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cherifisme et enjeux 479

tans merinides ne cessent d'accorder aux Ahl al-Bayt des rentes, des pen sions regulieres et de leur offrir des presents et des vetements d'apparat (kiswah) & l'occasion du mawlid. Une lettre de Abu 'Inan, datee de 1354 accorde a chaque Cherif une rente annuelle de 100 dinars or.

Du soufisme au cherifisme: fusion et confusion La decouverte de la tombe de Idris II au XVe siecle coincide avec le foi sonnement d'une litterature de fada'il (vertus) de la cite de Fes etroite

ment liee aux Asrdf et s'appuyant sur une multitude de hadits.19 Dans sa

"Defense et illustration des cherifs" Ibn al Sakkak attribue aux Ahl al

Bayt des charismes qui sont le contrepoint des mandqib (miracles) des soufis. Ses recits s'inspirent de la litterature hagiographique mais les saints sont remplaces par les Asrdf

L'auteur leur sait gre de garder et de mettre en valeur le patrimoine de leur ancetre, le Prophete, en organisant des lectures de hadits et des sean ces de madh dans les mosquees. Apparemment le mawlid, initie par les

princes Banu al-'Azaf! de Sabtah, est devenu un monopole des Asrdf20 Les auteurs des corpus hagiographiques vont desormais revendiquer

une genealogie cherifienne pour leurs saints. L'exemple de 'Abd al 'Azlm Zammurl est tout a fait eloquent; son outrage Bahgat al-nddirin, consacree a la famille des Banu Amgar de Tit, s'evertue a etablir leur ori

gine idriside. II insere dans son livre une serie de documents dont une let tre du prince Tamlm ibn Zlri ibn Ya'la des Banu Ifran, datee de Rabl' I, 409/1018, adressee a Ishaq ibn Isma'Il de Tit, un ddhir du prince almo ravide 'AH ibn Yusuf, un autre ddhir de Yusuf ibn Ya'qub le merinide qui confirment les privileges concedes a la famille par les dynasties successi ves. L'auteur insiste sur les prerogatives des descendants du Prophete (Ahl al-Bayt) et brandit les chatiments qui guettent les esprits forts qui contestent leur origine sacree.21 Deja Ibn Sakkak affirmait que les souve

rains qui respectaient les Asrdf ont pu garder le pouvoir tandis que ceux

qui les ont persecute n'ont connu que des defaites. La genealogie cherifienne des Banu Amgar a ete niee par quelques

chroniqueurs qui se basent sur le fait que Tadill, qui ecrivait au moment de leur gloire, ne mentionne jamais cette noble origine. Adoptant un pro cede courant a son epoque, 'Abd al-'Azim affirme que les Banu Amgar

19 - Sebti, A., "Hagiographie et enjeux urbains au Maroc. Une biographie de Idris II", dans: La religion civique a Vepoque medievale et moderne (Chretiente et Islam), Collection Ecole Francaise de Rome, 1995.

20 - Ferhat, H., "Le culte du prophete au Maroc au XHIe siecle: organisation du pele rinage et celebration du Mawlid", dans: La religion civique, cite ci dessus.

21 - Parmi les documents de Bahgat aUnddirin dont Tauthenticite n'est pas etablie, figure une lettre attribuec au roi mcrinide Abu Ya*qub Yusuf, datee de 1303 qui quali fie les Banu Amgar de "Cherifs alawites hasanides".

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s'etaient "berberises" par contact en se mariant avec des Sanhagah de la

region. Le cherifisme se renforce par la diffusion du culte du prophete; de

nouvelles formes de piete, le mawlid et le pelerinage a la Mecque con naissent un grand suces populaire largement encourages par le pouvoir merinide. Ce culte du Prophete rejaillit sur ses descendants (Ahl al-Bayt) dont le respect et Pamour deviennent un imperatif social. Un Husaynide replique au celebre styliste de Sabtah, 'Abd al-Muhayman, qui faisait

l'eloge des B. al-'AzafT, princes de la cite: "ils n'aimaient guere les Ahl

al-Bayt". Et toi, replique-t-il, quel genre d'amour leur portes-tu? Pamour

present par la loi ou Pamour partisan?".22 Tout en representant un puissant courant, le cherifisme n'est pas en

core un phenomene determinant au XlVe siecle. Les milieux soufis sem blent rester etrangers a cette mode et ne revendiquent pas encore une ori

gine cheriflenne. Cette relative indifference s'explique par un double fait: d'une part les mystiques gardent encore leurs distances vis-a-vis du pou voir et d'autre part le phenomene est politique et percu comme tel. De

grands savants contestent, parfois avec virulence, les pretentions de cette nouvelle categorie et doutent de l'authenticite de sa genealogie.23 Les choses s'aggravent avec les crises de succession qui ruinent PEtat et di

minuent ses recettes; les Cherifs sont taxes d'etre impliques dans une po litique fiscale desastreuse qui leur assure d'importants revenus. A la fin du XVe siecle Abu Sa'Id supprime les privileges et suspend les festivites du mawlid. Ce contexte hostile explique l'entreprise de Ibn Sakkak de fendant avec tant d'aprete les interets des Asraf. Ces demiers sont encore loin de constituer une categorie sociale homogene. Malgre leur presence au sein du pouvoir, ils ne semblent pas encore tres "visibles" dans la so ciete et Leon PAfricain qui s'etends longuement sur les categories socia les de Fes, n'en souffle mot.24

La lente elaboration du processus est l'oeuvre des milieux savants qui en profitent et l'exploitent sur le plan politique et materiel.

Cette ideologic cherifienne bien elaboree a fini par s'imposer et la fondation de Fes par Idris marquera, desormais, la date augurale de l'his toire d'un Maroc, arabise, islamise et orthodoxe. En depit des temoi gnages des chroniqueurs qui font d'Idris un fugitif shiite, ou mu'talizite, cette tradition impose un Idris sunnite bon teint.

Je voudrais terminer par deux remarques: 1. C'est 'Allal al-Fassi, Pun des^ leaders du mouvement national, qui

publie le premier les lettres de Idris I. Dans une longue introduction il presente Idris comme un roi juste qui n'avait aucun desir de s'emparer du

22 - al-Maqqari, Nafh aUtib, Bayrut, n.d., V, p. 469.

23 - al-Maqqari, Nafh, cit., V, p. 281. 24 - Leon TAfricain, J., Description del'Afrique, Paris, 1956.

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Cherifisme et enjeux 481

pouvoir. C'est un heros qui lutte pour la liberte et la justice. Idris I est le fondateur du premier Etat "musulman, arabe et independant". II est l'em bleme de la souverainete et de l'equite.25 L'accent est mis sur son origine mais aussi sur sa valeur guerriere qui lui a permis de s'imposer aux au

tochtones berberes. 'Allal al-FasI fait de Idris le preux defenseur des li bertes contre le despotisme et le pouvoir personnel incarnes par les deux

dynasties orientales. Idris est l'antithese du sanguinaire al-Haggag. Ces lettres figurent dans un corpus d'un Imam sVTzaydi, ce qui aurait du pro voquer quelques interrogations.

2. La seconde remarque concerne le probleme du pouvoir supreme. La revendication d'un Califat specifiquement maghrebin semble avoir joue un role fondamental dans l'essor de la genealogie cherifienne. Cette ten tation du Califat a litteralement obsede les dirigeants du Magrib et plus specialement ceux du Maroc; les Almohades se declarent Princes des

Croyants imites par quelques princes merinides; les Saadiens legitiment leur pouvoir en elaborant une genealogie dont l'historiographe al-Fistall se fait l'echo dans son livre au titre revelateur, Mandhil al-sqfa fi ahbdr al-mulilk al-surafd". L'actuelle monarchic est alawite et le roi du Maroc est Amir al-mu 'minin.

Enfin je me permettrais d'avancer une hypothese: le cherifisme est

apparu et s'est developpe dans de grandes cites commer9antes qui ont un role strategique mais dont l'equilibre est toujours reste fragile: Fes la frondeuse capitale, Sabtah port menace par les Chretiens, Tlemcen dispu te entre Merinides et Zayyanites et enfin Sigilmasah a un moment de de clin.26 Le cherifisme a peut-etre servi d'instrument pour tenter de faire front face aux nouveaux perils, barrer la route a un souflsme triomphant et pour trouver de nouveaux equilibres.

Annexes:

1. Arbre genealogique du roi du Maroc. 2. Arbre genealogique des Asrdf al-'Amranl etabli le 28 mai 1986 a l'oc casion de la naissance d'un gar9on.

Universite de Rabat Institut des Etudes Africaines

25 - Cf. al-Wata'iq, Revue des Archives Royales. Rabat, I (1976), p. 30-60.

26 - Cousins des Merinides les Banu Zayyan se declarent Asrdf idrisides. Cf. al Tanasi, Nazm al-durr, ms. BGR.

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Annexe 1 (Source: Hassan II, Le defi, Paris, Albin Michel, 1976)

Genealogie de al-Hasan II

Muhammad (580 ap. J.-C.) I

Fatimah + Imam 'All, cousin du Prophete I

al-Hasan (as-Sibt) I

al-Hasan (al-Mutanna) I

'Abdallah (al-Kamil) I

Muhammad (an-Nafs az-zakiyyah) I

al-Qasim I

Isma'Il I

Ahmad

al-Hasan "l

'All I

Abu Bakr I

al-Hasan 'l

'Arafah I

Abu Muhammad

'Abdallah I

al-Hasan 'l

Muhammad ' I

Abu '1-Qasim I

Muhammad ' I

al-Qasim I

al-Hasan (al-dahil)y 21? descendant du Prophete

Mawlay Muhammad (\a) Ibn Sarlf 5? descendant du precedent (1640-1664)

Mawlay Rasld

(1664-1672) Mawlay Isma'Il

(1672-1727)

Lutte de succession entre differents freres: 1727-1729

I Mawlay 'Abdallah (1729-1757)

I STdi Muhammad (III) (1757-1790)

Mawlay Yazid (1790-1792) Mawlay Sulayman (1792-1822)

I

Mawlay 'Abd al-Rahman, neveu des precedents (1822-1859) I

SidT Muhammad (IV) (1859-1873) I

Mawlay al-Hasan (I*) (1873-1894) I

Mawlay Yusuf (1912-1927) I

STdT Muhammad (V) (1927-1961) I

Mawlay al-Hasan (II), 35e descedent du Prophete

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Annexe II - Arbre genealogique d'un cherif 'Arnram etabli le 28 mai 1986 a 1'occasion de la naissance d'un garcon.

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