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Camenae n°8 – décembre 2010 1 Karine DESCOINGS FANTASMA D’AMORE QUAND LA BIEN-AIMEE VIENT HANTER SON POETE (ANTIQUITE ET RENAISSANCE) Au premier abord, proposer une étude qui traiterait de la phantasia, concept philosophique grec, chez des poètes latins et néo-latins relevait de la gageure. Comment en effet débusquer les traces de cette idée, dont les traductions apparaissent déjà particulièrement fluctuantes en latin classique, notamment sous la plume de Cicéron ou plus tard sous celle d’Augustin, chez des auteurs a priori étrangers à la langue théorique ? Si le terme grec phantasia peut se trouver chez Cicéron, traducteur des philosophes grecs, ou chez Quintilien, à propos du travail des écrivains, le terme grec n’a pas sa place dans les écrits des poètes. Il s’agit donc ici de poursuivre les traces de [Ph]antasia chez les ploucs, pour paraphraser le titre français du roman de Charles Williams paru en 1956. C’est donc uniquement à partir des traductions, essentiellement imago ou simulacrum, que nous essaierons d’élaborer des hypothèses, ou en isolant un motif particulier, celui de l’apparition fantasmatique et obsessionnelle de l’aimée chez le poète amoureux. Nous tenterons ainsi de montrer comment une expérience tout à fait ordinaire chez les amoureux, celle de l’hallucination causée par l’attachement permanent des pensées à l’aimé(e), a pu être expliquée et théorisée par la philosophie, puis reprise, avec des variations, par la poésie. Il nous appartiendra de faire apparaître que ces liens entre les deux domaines ne sont pas qu’une vue de l’esprit ; nous suivrons pour cela l’exemple de Pénélope, qui, du reste, a l’insigne honneur d’être la première amoureuse de la littérature à voir apparaître en songe l’homme qu’elle aime 1 : nous tisserons ces deux trames qui s’entrelacent à nombre d’endroits et se nouent notamment chez un auteur, entre l’Antiquité et la Renaissance, François Pétrarque. Nous commencerons donc notre analyse par une étude de la phantasia dans la pensée philosophique antique gréco-latine, de Platon aux Épicuriens, en passant par Aristote. Notre analyse sera centrée sur les dysfonctionnements de cette faculté, plus précisément sur les moments où celle-ci « tourne à vide », c'est-à-dire quand elle produit des images en l’absence de stimulation des sens, dans les rêves notamment, ou quand elle fait surgir des images différentes des données que les sens lui proposent, en particulier lorsque le psychisme est altéré par les passions. Nous nous intéresserons ensuite plus particulièrement au motif du rêve, et du rêve amoureux, dans la poésie érotique antique. Au terme de cette première partie, consacrée à l’Antiquité, nous étudierons la réception des doctrines philosophiques sur la phantasia dans la philosophie de l’Antiquité tardive et du Moyen-Âge. Enfin, nous étudierons le motif particulier de l’hallucination amoureuse, largement amplifié et illustré par Pétrarque, en essayant de déterminer si des éléments de doctrine philosophique ont infiltré la poésie néo-latine. 1 Homère, Odyssée, XX, 87-90.

FANTASMA D'AMORE

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    Karine DESCOINGS

    FANTASMA DAMORE QUAND LA BIEN-AIMEE VIENT HANTER SON POETE (ANTIQUITE ET RENAISSANCE)

    Au premier abord, proposer une tude qui traiterait de la phantasia, concept philosophique grec, chez des potes latins et no-latins relevait de la gageure. Comment en effet dbusquer les traces de cette ide, dont les traductions apparaissent dj particulirement fluctuantes en latin classique, notamment sous la plume de Cicron ou plus tard sous celle dAugustin, chez des auteurs a priori trangers la langue thorique ? Si le terme grec phantasia peut se trouver chez Cicron, traducteur des philosophes grecs, ou chez Quintilien, propos du travail des crivains, le terme grec na pas sa place dans les crits des potes. Il sagit donc ici de poursuivre les traces de [Ph]antasia chez les ploucs, pour paraphraser le titre franais du roman de Charles Williams paru en 1956. Cest donc uniquement partir des traductions, essentiellement imago ou simulacrum, que nous essaierons dlaborer des hypothses, ou en isolant un motif particulier, celui de lapparition fantasmatique et obsessionnelle de laime chez le pote amoureux. Nous tenterons ainsi de montrer comment une exprience tout fait ordinaire chez les amoureux, celle de lhallucination cause par lattachement permanent des penses laim(e), a pu tre explique et thorise par la philosophie, puis reprise, avec des variations, par la posie. Il nous appartiendra de faire apparatre que ces liens entre les deux domaines ne sont pas quune vue de lesprit ; nous suivrons pour cela lexemple de Pnlope, qui, du reste, a linsigne honneur dtre la premire amoureuse de la littrature voir apparatre en songe lhomme quelle aime1 : nous tisserons ces deux trames qui sentrelacent nombre dendroits et se nouent notamment chez un auteur, entre lAntiquit et la Renaissance, Franois Ptrarque. Nous commencerons donc notre analyse par une tude de la phantasia dans la pense philosophique antique grco-latine, de Platon aux picuriens, en passant par Aristote. Notre analyse sera centre sur les dysfonctionnements de cette facult, plus prcisment sur les moments o celle-ci tourne vide , c'est--dire quand elle produit des images en labsence de stimulation des sens, dans les rves notamment, ou quand elle fait surgir des images diffrentes des donnes que les sens lui proposent, en particulier lorsque le psychisme est altr par les passions. Nous nous intresserons ensuite plus particulirement au motif du rve, et du rve amoureux, dans la posie rotique antique. Au terme de cette premire partie, consacre lAntiquit, nous tudierons la rception des doctrines philosophiques sur la phantasia dans la philosophie de lAntiquit tardive et du Moyen-ge. Enfin, nous tudierons le motif particulier de lhallucination amoureuse, largement amplifi et illustr par Ptrarque, en essayant de dterminer si des lments de doctrine philosophique ont infiltr la posie no-latine.

    1 Homre, Odysse, XX, 87-90.

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    LA PHANTASIA ET SES ILLUSIONS DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE Ambiguts dun terme La traduction du terme grec phantasia a pos problme aux Romains et se rvle pareillement problmatique pour les Modernes. J. Pigeaud, dans un excellent article synthtique sur la question2, propose de traduire ce mot par lquivalent franais apparition3 . De notre ct, afin dviter les confusions avec le motif qui fait lobjet de cette tude, nous conserverons gnralement le terme grec en italique dans notre texte, ou nous le traduirons par le terme franais fantaisie , malgr lacception diffrente quil a prise aujourdhui. En effet, nous considrons que notre tude ne laisse pas de place lambigut concernant le sens spcialis que nous donnons ce terme. Platon voque assez peu la phantasia dans ses crits, mme sil recourt largement au verbe courant phainomai, apparatre, sembler , ou ses drivs adjectivaux. La phantasia est cependant voque dans le Sophiste, o elle est rattache la fois la sensation (aisthsis) dont elle provient4, et lopinion (doxa) quelle peut contribuer former. Ce double lien fait immdiatement peser la suspicion sur cette facult de lesprit : il est donc invitable que, parentes du discours, elles soient, quelques-unes et quelquefois, fausses (pseud5) . Cette suspicion stendra dautant plus rapidement que le philosophe oppose lart de la copie (eikastik) absolument fidle au modle, au point de renoncer employer les artifices qui permettront lillusion optique et la croyance la conformit du modle lart du simulacre (phantastik), lart par excellence du sophiste, qui imite le sage sans possder cependant nul savoir. Aristote est la fois plus disert et plus modr envers la phantasia. Il lui consacre de longs dveloppements, notamment dans le livre III du De anima. Rappelant le lien tymologique entre la phantasia et la lumire (phas6), il explique que cette dernire est, en effet, la condition de lexercice du sens principal, la vue ; cest la raison pour laquelle on a driv de son nom celui de la facult qui permet de former des images mentales. Aristote en propose la dfinition suivante : il sagit dun mouvement produit par la sensation en acte7 . Il tente de cerner plus prcisment la spcificit de cet lment qui nonce, [qui] pense aussi et [qui] sent8 et qui pourtant nest ni sensation quoiquil en dpende souvent ni opinion ou pense quoiquil puisse y conduire. Comme la lumire, qui se rvle la fois elle-mme et tous les objets qui sont autour delle, la phantasia, en mme temps quelle apparat, fait apparatre lobjet qui la cause. Nimporte quel objet visible dans la lumire est en quelque sorte capable dimpressionner nos sens dabord cest la sensation puis dimpressionner, par le mouvement dclench, notre esprit. Aristote propose la comparaison suivante pour expliquer le phnomne : le stimulus agit comme ceux qui

    2 J. Pigeaud, Voir, imaginer, rver, tre fou. Quelques remarques sur lhallucination et lillusion dans la philosophie stocienne, picurienne, sceptique, et la mdecine antique , Littrature, Mdecine, Socit, 5, Fantasmes-Folie, 1983, p. 23-53. Pour une histoire complte du concept de phantasia dans lAntiquit, chez les philosophes puis chez les rhteurs, voir M. Armisen-Marchetti, La notion dimagination chez les Anciens, I. les philosophes , Pallas, 26, 1979, p. 11-51 et La notion dimagination chez les Anciens, II. La rhtorique , Pallas, 27, 1980, p. 3-37. 3 Ibidem, p. 23. 4 Platon, Sophiste, 264a. Sauf indication contraire, les textes cits sont ceux de la collection des Universits de France, aux ditions Belles Lettres, et les traductions sont galement celles de cette collection. 5 Ibidem, 264b. 6 Aristote, De anima, III, 3, 429a. 7 Ibidem. 8 Ibidem, III, 2, 426b.

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    cachtent avec un anneau9 , afin que se forme une image mentale. Aristote appelle cette image mentale le phantasma, mais reprend parfois aussi le nom gnral de la facult. La phantasia est donc, chez Aristote, linterface entre le sensible et lintelligible. Les thories stociennes et picuriennes sont en grande partie semblables, pour les principes fondamentaux, la thorie dAristote, mme si la thorie stocienne sest davantage consacre la recherche dun critre de vrit pour distinguer les images mentales vraies des images mentales fausses, tandis que la thorie picurienne, considrant que toutes les sensations sont vraies, ont ajout entre les objets et nos sens un intermdiaire, leidlon, une pellicule atomique que dgagent les objets et qui vient impressionner nos sens pour crer les phantasiai10. En consquence, la phantasia remplit un rle crucial dans lesprit humain, puisque cest partir du donn sensible et des reprsentations qui se forment dans notre esprit que souvent nous jugeons, que nous rflchissons, que nous connaissons, que nous agissons. Or, Aristote, sil souligne demble quil est impossible de penser (noein) sans images mentales (phantasmata11), constate ailleurs que la phantasia est aussi bien trompeuse (pseuds) , alors que les sensations sont toujours vraies12 , comme la science et lintellection. Cest donc son niveau que sintroduisent les erreurs. Lpicurien Lucrce sinscrit dans les traces du philosophe grec en crivant que la plupart des erreurs sont dues aux jugements que lesprit porte spontanment sur les faits, nous faisant voir ce quen ralit nont pas vu nos sens. Car rien nest plus ardu que de distinguer la vrit des hypothses que notre esprit y ajoute de son propre fonds13. Cest en effet plus particulirement dans la phantasia, pour Aristote, que senracinent les erreurs. Elles ont deux causes principales : premirement, lesprit peut tre obscurci par un tat physiologique altr maladie, ivresse ou par une passion et est ainsi entran porter un jugement faux sur le donn des sens ; deuximement la phantasia peut tourner vide , c'est--dire produire des images sans stimulation sensible, comme dans le cas du rve. Les Stociens ont donc propos dtablir une distinction supplmentaire en appelant phantastikon la traction vide de la phantasia, qui produit des images sans objet source, sans exprience sensorielle (le phantaston), quils appellent alors phantasmata, des hallucinations , labores partir de fragments dautres phantasiai conserves dans les vastes hangars de la mmoire14. Ainsi, nous sommes capables de nous reprsenter une sirne en soudant un torse de femme une queue de poisson alors mme que nous nen avons jamais vu dans la ralit. Cette distinction a permis de dlimiter un domaine pour limagination cratrice (le phantastikon) capable de forger des reprsentations ou des situations qui nont pas de fondement dans lexprience. La mmoire joue alors un rle 9 Aristore, Parua naturalia, De la mmoire et de la rminiscence , 450a. 10 Cf. J. Pigeaud, Voir, imaginer , p. 35. 11 Ibidem, 449b. 12 Aristote, De anima, III, 3, 428a. 13 Lucrce, De rerum natura, IV, 464-468. 14 Sur ces distinctions labores par Chrysippe et sur la qute dun critre de vrit pour distinguer phantasiai et phantasmata, ainsi que les illusions et les hallucinations, chez les Stociens puis les Sceptiques, voir larticle cit de J. Pigeaud, Voir, imaginer , p. 25-35. On lira aussi avec profit louvrage de C. Lvy, Les Scepticismes, Paris, Puf, 2008, qui expose avec une grande clart les dbats entre coles philosophiques autour du critre de vrit des reprsentations, p. 37 puis 40 et suivantes. Dans notre tude, nous nentrerons pas dans le dtail des doctrines et nous nous contenterons dtudier non pas les illusions, cest--dire les interprtations fausses des donnes sensibles, mais les hallucinations, cest--dire, la vision mentale dobjets sans correspondants dans le monde sensible (les phantasmata en termes stociens). Nous nentrerons pas non plus dans le dtail du critre de vrit, puisque la plupart du temps les potes sont parfaitement conscients dtre victimes dhallucinations.

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    essentiel : elle est le lieu o sont conserves les reprsentations mentales labores partir dobjets sources. Nous pouvons alors les reconvoquer loisir grce au procd de la rminiscence, en leur absence, grce limpression quils y ont laisse. Il est mme possible de recombiner les phantasiai pour crer des phantasmata, des images sans correspondance dans la ralit et en labsence de tout objet source sensible. Nombre de philosophes, en particulier chez les Stociens et chez les picuriens, considrent que ce qui distingue la phantasia du phantasma, cest lenargeia15 (euidentia en latin), la clart et la nettet de limage qui simpose avec une vidence absolue dans le cas de la phantasia, lactualit de la phantasia provenant dun objet rel par rapport celle provenant dun objet irrel. Cependant les Sceptiques battront en brche ce critre, comme le montre notamment la discussion entre Znon et Arcsilas dans le Lucullus de Cicron. Quand les Romains recueillent lhritage philosophique grec, le rapport originel du terme la lumire disparat compltement des quivalents proposs. Cicron a traduit phantasia par uisum dans les Acadmiques16, chose vue , reprsentation , mais il utilise aussi uisio ou imago. Le pote picurien Lucrce ne mentionne pas la phantasia mais seulement les simulacra, qui correspondent aux eidla picuriens, ces pellicules atomiques trs fines dgages par les objets qui frappent nos sens pour produire une image (imago) dans notre esprit. Par la suite, Quintilien propose la traduction uisio pour phantasia. Il lui donne nanmoins un sens bien diffrent de celui des Grecs pour qui la phantasia tait lie un objet prsent, puisquil la lie plutt au phantastikon, limagination capable de former des images et dprouver des sensations en labsence mme de stimulation sensible et dexprience ; cest une reprsentation en absence . Il confre cependant ces uisiones produites par la mmoire (parfois uniquement livresques) et donc plus proches des phantasmata grecs, une forme denargeia/euidentia qui caractrisait normalement les phantasiai suscites par des objets rels ; elles se rvlent en effet capables de stimuler la uisio (ou le phantastikon) des lecteurs/auditeurs et sont donc considres positivement par le rhteur17. Enfin, le terme imaginatio date galement du latin imprial ; il est particulirement utilis ensuite par Augustin qui le lie la phantasia. Ce nest pas encore une facult, mais le rsultat dune sensation, limage forme dans lesprit. Pour conclure cette premire approche du terme, il est intressant de voir que, ds lAntiquit, la phantasia permet de distinguer deux formes de vision , lune sensible, qui passe par lil, lautre intelligible, fruit dune sorte dil intrieur, ne souvent dune premire impression sensible, mais qui sen est progressivement dgage. Rle de la phantasia dans la passion et dans le rve amoureux La stimulation particulire de la phantasia dans ltat amoureux, ou plus largement, les spcificits de la relation entretenue par les amants avec les images mentales de leur bien-aim(e) na pas manqu dchapper aux philosophes. Platon, le premier, dans le Phdre18

    15 Cf. J. Pigeaud, Voir, imaginer , p. 35-41 et P. Galand, Les yeux de lloquence. Potiques humanistes de lvidence, Orlans, Paradigme, 1995, p. 123 16 Cicron, Acadmiques, I, 40. 17 Cf. P. Galand, Les yeux de lloquence, p. 124-125. 18 Platon, Phdre, 250 d :

    Cest elle [la Beaut] encore, aprs notre retour ici-bas, que nous saisissons par le plus clair de nos sens, brillant elle-mme de la plus intense clart. La vue, en effet, est la plus aigu des perceptions qui nous viennent par lentremise du corps, mais elle natteint pas la pense pure. Celle-ci susciterait dincroyables amours, si elle donnait delle-mme une image (eidlon) aussi claire (enarges) que celle de la

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    puis dans Le Banquet a mis en exergue le rle fondamental du sens de la vue dans le choix de lamant en qute de beaut pour enfanter et procrer dans le beau (206 e) afin de satisfaire le plus pressant de ses dsirs, celui de limmortalit. Si la plupart commence par sattacher la beaut physique, celle des beaux corps, les plus sages seront bien vite amens dpasser ces apparences sensibles pour chercher la beaut intelligible, celle des formes, contemples par lme avant de sincarner19. Elle leur permettra d enfante[r] de beaux discours sans nombre, magnifiques, des penses qui natront dans llan gnreux de lamour du savoir, jusqu ce quenfin, affermi[s] et grandi[s], il[s] porte[nt] les yeux vers une science unique, celle de la beaut20. En contemplant cette beaut pure, guid par lAmour, le sage se dtachera alors des simulacres (eidla) pour atteindre la vertu vritable de celui qui sattache la vrit. Au long de ce parcours idal, Diotime ne manque pas de mentionner en passant les manifestations les plus courantes du comportement amoureux, notamment celles rattaches ce sens primordial de la vue, quelle soit tourne vers lextrieur et les apparences sensibles, ou vers lintrieur et les formes intelligibles. Sadressant Socrate, elle lui dit notamment : Si tu vois [cette beaut absolue] un jour, elle te paratra sans rapport avec la richesse et la parure, avec les beaux enfants et les jeunes gens dont la vue te trouble prsent et te fait accepter, toi et bien dautres, pourvu que vous voyiez vos bien-aims et ne cessiez dtre en leur compagnie, de ne manger ni de boire, si la chose est possible, et de ne plus rien faire que les regarder et rester prs deux. [] Crois-tu que la vie dun homme soit banale, quand il a les yeux fixs l-haut, contemple cette beaut par le moyen quil faut, et vit en union avec elle21 ? Le champ lexical de la vue est extrmement dvelopp dans les deux traits : si lon ne peut pas encore parler dhallucination amoureuse, puisquil y a bien prsence relle de laim contempl avec les yeux sensibles, nanmoins, cette contemplation sensible se prolonge souvent aprs la sparation dans la pense : en effet, selon moi, par le contact avec la beaut, par sa prsence assidue auprs delle, il enfante ce quil portait en lui depuis longtemps, il le procre ; prsent ou absent, sa pense revient vers cet tre, et il nourrit en commun avec lui ce quil a procr22. Le terme phantasia et ses drivs ninterviennent cependant pas dans le texte du Banquet, si ce nest quon trouve une occurrence du verbe phantasmai (211a) pour dsigner la forme dapparition de la beaut intelligible lindividu. Nanmoins, dans le Phdre, deux reprises (251a et 252b), le philosophe emploie le terme agalma, la statue , pour dsigner limage intrieure de laim que se constitue lamant et laquelle il rend hommage. Aristote, comme la plupart de ses successeurs, fait des affections lune des premires causes des perturbations du fonctionnement de la phantasia ; lamour y figure en bonne place et le philosophe explique ainsi le phnomne courant des hallucinations visuelles qui surgissent pendant ltat de veille : que soit admis un seul point, que nos dclarations rendent vident, savoir que, quand lobjet extrieur a disparu, les sensations demeurent sensibles, quen outre nous nous trompons facilement au sujet des sensations, plongs que nous sommes dans nos affections (pathsin), les uns et les autres diversement, par exemple le lche dans sa frayeur, lamoureux dans son amour ; par suite, lun croit voir (dokein orn) des ennemis la suite dune petite ressemblance et lautre, lobjet aim ; et la moindre

    Beaut, et qui toucht la vue et il en serait de mme de tous les objets dignes de notre amour. Or la Beaut a le privilge dtre ce quil y a de plus clatant au regard et de plus digne dtre aim.

    19 Ibidem, 249e-253c. 20 Platon, Le banquet, 210d. 21 Ibidem, 211d-212a. 22 Ibidem, 209c.

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    similitude fait dautant plus apparatre ces illusions quon est davantage sous le coup de lmotion23. La cause de cette illusion est alors double : dune part les passions viennent altrer le jugement que nous portons sur les donnes sensorielles, dautre part, le mouvement caus par la sensation et transmis la phantasia ( mouvement produit par la sensation en acte ) se poursuit par dplacement dair sous forme dune impression mme quand lobjet qui la provoqu a disparu. Aristote utilise pour cela la comparaison avec la course dun projectile (459a) : par suite, il est ncessaire que cela se passe aussi dans lorgane sige de la sensibilit, puisque la sensation en acte est une sorte daltration. Cest pourquoi limpression nest pas seulement dans les organes siges de la sensation, mais aussi dans les organes qui ont cess de sentir, et elle est au fond et en surface. Cela explique pour lui notamment le phnomne de persistance rtinienne, mais aussi celui du rve. En effet, durant le sommeil, non seulement pense et sensation cessent de collaborer, mais en outre les sens sont au repos et les impressions antrieures convergent vers la sensibilit pour produire des apparences, rsidu de la sensation en acte (461b) : lobjet semblable parat tre lobjet vritable mme (ibidem). Prcisant sa dfinition initiale il est vident que le rve appartient la sensibilit (to aisthtikos), en tant quelle est doue dimagination (phantastikon) en 459a , Aristote fait du rve une sorte dimage (phantasma) [qui] se produit dans le sommeil . Il rappelle cependant que toute image surgie dans le sommeil nest pas un rve (462a). Elle ne doit pas tre suscite par un lment de lenvironnement du dormeur (lampe ou bruit) ; il conclut ainsi que limage qui provient du mouvement des impressions sensibles, quand on est dans le sommeil, en tant que lon dort, voil le rve24. Or les deux phnomnes, celui du rve et celui de la passion, peuvent souvent se conjuguer, puisquAristote notait dj dans les Problmes : Le rve survient quand le sommeil nous prend aprs quon a pens et quon a eu des objets sous les yeux. Cest dailleurs pour cela que nous voyons surtout en rve ce que nous faisons, ce que nous allons faire ou ce que nous voulons faire. Car cest cela avant tout que sappliquent le plus souvent raisonnements et reprsentations (logismoi kai fantasiai25). Aristote adopte donc une attitude plus rationaliste et physiologique dans lexplication du phnomne des songes que nombre de ses contemporains qui y voyaient un don des dieux aux mortels valeur davertissement ou de prsage. Cette explication physiologique est reue par la plupart des scientifiques et des artistes, mme si la plupart a bien du mal renoncer au caractre divinatoire des songes. Depuis Homre qui diffrenciait les songes menteurs surgis de la porte divoire et ceux vridiques venus de la porte de corne, les classifications furent nombreuses ; les plus clbres sont celle de Posidonius et celle dArtmidore. La premire est reprise par Cicron qui identifie trois types de rves dorigine divine : celui accord lme apparente aux dieux, celui transmis par lintermdiaire dun fantme me dun dfunt et enfin celui dlivr par le dieu lui-mme26. La seconde est notamment voque par Macrobe dans le Commentaire au songe de Scipion27 : elle propose cinq catgories de rves : * trois formes de rves divinatoires,

    23 Aristote, Parua naturalia, Des rves , 460b. 24 Ibidem, 462a : , , , . 25 Aristote, Problmes, XXX, 14-957b. 26 Cicron, De diuinatione, I, 64. 27 Macrobe, Commentaire au songe de Scipion, I, 3, 1-11.

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    l ou somnium : le songe , qui dit la vrit sous forme voile et exige une interprtation. l ou uisio : la vision , qui reprsente au dormeur une scne quil vivra, gnralement brve chance. le ou oraculum : l oracle , qui voit apparatre un personnage dautorit (parent, hros, prtre ou dieu) ayant pour mission dannoncer un vnement ou de dlivrer un avertissement. * deux formes de rves sans aucun caractre divinatoire : l ou insomnium : la vision interne au songe , que Macrobe glose ainsi quand une proccupation oppressante dorigine psychique, physique ou extrieure soffre au dormeur sous la forme dont elle lobsdait, veill ; Macrobe prcise le cas de la proccupation dorigine psychique en citant lexemple de lamoureux qui rve quil jouit de ltre aim ou quil en est priv28 [] . Il souligne encore que ce nom dinsomnium lui vient du fait quon ne lui accorde foi que durant le temps du rve, quand on la sous les yeux, mais en aucun cas aprs29. lappui de ses propos, il cite Virgile qui associe les insomnia aux rves de la porte divoire30 tandis que les ombres vritables surgissent de la porte de corne. Le Mantouan voque les insomnia de la reine Didon,prise du hros ne31 au point de nen plus dormir. Macrobe commente ainsi cet exemple : [Virgile] dcriv[ait] ainsi lamour, dont le tourment est toujours suivi dinsomnia32. le ou uisum Macrobe impute cette dernire traduction Cicron : le fantasme , qui, selon lui,

    se produit entre veille et repos profond, dans cette espce, comme on dit, de premire brume du sommeil, quand le dormeur, qui se croit encore veill alors quil commence tout juste sommeiller, rve quil aperoit, fondant sur lui ou errant et l, des silhouettes qui diffrent des cratures naturelles par la taille ou par laspect ainsi que diverses choses confuses, plaisantes ou dsordonnes. cette catgorie appartient aussi l33, qui selon la croyance populaire sempare des dormeurs et, pesant sur eux de tout son poids, les crase de faon perceptible.

    Comme on le voit dans la prcdente numration, le phantasma appartient la catgorie des rves les moins nobles, drivs de nos impressions sensibles et de nos proccupations quotidiennes. Il est moins noble encore que lnupnion puisquil ne prsente au dormeur que des chimres ou monstres forgs de toute pice. Cest ces rves-l que sattache le philosophe athe et matrialiste quest Lucrce qui conteste toute porte divinatoire aux rves et qui sapplique plutt exposer les mcanismes physiologiques de leur apparition. Ds le premier livre du DRN, alors mme quil ne les traitera quau quatrime livre, dans un expos programmatique et en prenant lexemple dEnnius, qui relate quHomre lui apparut dans ses songes, Lucrce annonce quil traitera des apparitions oniriques des dfunts :

    [] et quae res nobis uigilantibus obuia mentes

    28 Ibidem, I, 3, 4. 29 Ibidem, I, 3, 5. 30 Virgile, nide, VI, 893-896. 31 Ibidem, IV, 3-5 & 9. 32 Macrobe, Commentaire, I, 3, 6, dont sont extraites toutes les citations de la typologie qui suit. 33 Il sagit du dmon incube qui les Anciens imputaient le cauchemar angoissant (Dioscoride, III, 140, 3 et Artmidore, II, 32).

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    terrificet morbo adfectis somnoque sepultis, cernere uti uideamur eos audireque coram morte obita quorum tellus amplectitur ossa34.

    Il est intressant de voir que, suivant la tradition mentionne plus haut, Lucrce situe ces apparitions de dfunts dans deux contextes, celui de la maladie, quelle soit physique ou morale, dans le cas de la passion, et celui du rve. Sil prend lexemple des dfunts, cest la fois pour sinscrire dans le cadre du topos littraire que constituent ces apparitions, ainsi que pour souligner leur caractre impossible, plus encore que celle de gens loigns. Dans le quatrime livre, donc, suivant Aristote, il rappelle que les rves senracinent dans les activits quotidiennes ou dans les objets auxquels on attache un intrt particulier :

    Et quo quisque fere studio deuinctus adhaeret, aut quibus in rebus multum sumus ante morati, atque in ea ratione fuit contenta magis mens, in somnis eadem plerumque uidemur obire ; [] Cetera sic studia atque artes plerumque uidentur in somnis animos hominum frustrata tenere. Et quicumque dies multos ex ordine ludis adsiduas dederunt operas, plerumque uidemus, cum iam destiterunt ea sensibus usurpare, relicuas tamen esse uias in mente patentis qua possint eadem rerum simulacra uenire. Per multos itaque illa dies eadem obuersantur ante oculos, etiam uigilantes ut uideantur cernere saltantis et mollia membra mouentis, et citharae liquidum carmen chordasque loquentis auribus accipere, et consessum cernere eundem scenaique simul uarios splendre decores : usque adeo magni refert studium atque uoluptas, et quibus in rebus consuerint esse operati non homines solum sed uero animalia cuncta35.

    Il est intressant de relever dans cette longue citation un lexique qui est amen connatre une grande postrit puisque nous le retrouverons dans nombre de textes littraires par la

    34 Lucrce, DRN, I, 132-135 :

    [] et quels sont ces objets dont la rencontre frappe de terreur notre esprit, veill mais affaibli par la maladie, ou encore enseveli dans le sommeil, au point que nous croyons voir et entendre face face des tres frapps par la mort, et dont la terre recouvre les ossements.

    35 Lucrce, DRN, IV, 962-965 & 971-986 : Et quels que soient les objets de notre prdilection et de notre attachement, ou ceux qui nous ont tenus longtemps occups, et qui ont exig de notre esprit une attention particulire, ce sont ceux-l mmes que nous croyons voir se prsenter nous dans les rves. [] Toutes les passions, tous les sujets dtude, occupent ainsi de leurs vaines images lesprit des hommes dans les rves. Vois tous ceux qui pendant de nombreux jours ont t les spectateurs attentifs et fidles des jeux du cirque ; quand ils ont cess den jouir par les sens, le plus souvent il reste encore dans leur esprit des voies ouvertes par o peuvent sintroduire les images de ces objets. Aussi pendant bien des jours encore, ces mmes images rdent devant leurs yeux, et, mme veills, ils croient voir des danseurs se mouvoir avec souplesse ; leurs oreilles peroivent le chant limpide de la cithare et la voix des instruments cordes, ils contemplent la mme assemble, et voient resplendir en mme temps les dcors varis de la scne. Telle est linfluence des gots, des plaisirs, des travaux habituels, non seulement chez les hommes mais mme chez tous les animaux.

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    suite. Le verbe inhaereo voque lattachement affectif, tandis que lhallucination visuelle dclenche par lobsession, de jour comme de nuit, est exprime par lexpression eadem obuersantur / ante oculos. Il est galement intressant pour la suite de noter ici la prcision et les dtails dans la description de la vision des divertissements du cirque. Enfin, le terme latin employ pour dsigner lapparition est simulacrum, quivalent latin deidlon, qui dsigne, comme nous lavons expliqu plus haut, la pellicule atomique dgage par les objets. Pour le philosophe latin, conformment la doctrine picurienne formule dans la Lettre Hrodote, le rve est un cas particulier dun phnomne gnral : la vision intrieure, ou vision en absence des objets. Elle est provoque par le mouvement des simulacres dans lespace, aprs quils ont t dtachs de lobjet-source et parfois loin de lui, ou pars, ou dchirs, ou recombins. Ils peuvent frapper nos yeux, suscitant le phnomne de la vision sensible, ou, quand ils sont extrmement subtils (tenues), pntrer directement travers certains accs rests ouverts jusqu atteindre directement le sens (sensum) de notre me, sans passer par lorgane sensible36. Cest ce qui explique, pour Lucrce, la vision des dfunts pendant le sommeil,

    [] usque adeo, certe ut uideamur cernere eum quem rellicta uita iam mors et terra potitast37,

    dont les simulacres errent encore sur terre, mme si eux ny sont plus. Du fait de leur subtilit, ils atteignent directement notre me, surtout pendant le sommeil, quand les organes sensoriels sont au repos et quand la mmoire ne vient plus nous rappeler quils sont morts (IV, 763-767). Par la suite, Lucrce traite dun certain nombre de problmes, comme celui du mouvement des images perues en rve ou celui du mcanisme qui nous permet de convoquer loisir les images que lon veut voir, en labsence de lobjet-source. Lpicurien explique ce dernier phnomne par le fait que lon ne peut distinguer avec clart, cause leur tnuit, tous les simulacres ; aussi notre esprit ne prte-t-il attention qu ceux auxquels il sattend (IV, 802-815). Cest donc une forme dauto-suggestion qui permet Lucrce de rsoudre cette difficult. Pour en revenir au sujet qui nous proccupe plus particulirement, celui de la passion amoureuse, comme chez Aristote, Lucrce accorde une attention particulire au lien entre rve et passion amoureuse : la succession dexemples varis chez les btes et chez les hommes cense illustrer la persistance des centres dintrts principaux dans les rves est conclue par le rve rotique adolescent, provoqu par la vision onirique des simulacres de diverses personnes qui lui prsentent un visage charmant (praeclari), un teint sans dfaut38 et entranant ljaculation nocturne39. Ce cas offre au philosophe une transition parfaite pour voquer ensuite les illusions de la passion amoureuse. Lucrce souligne en effet le danger de la passion amoureuse qui vient leurrer notre capacit danalyser les donnes sensibles :

    Hinc illaec primum Veneris dulcedinis in cor

    36 Lucrce, DRN, IV, 728-731 & 745-748. Sur ce sujet, voir J. Pigeaud, Voir, imaginer , p. 39 sur ces deux visions, qui prcise que la vision par les organes des sens est la plus fiable . 37 Lucrce, DRN, IV, 760-761 :

    [] lllusion est telle que nous croyons rellement voir ceux que la vie a dj quitts et que la terre et la mort tiennent en leur pouvoir.

    38 Lucrce, DRN, IV, 1032-1033. 39 Aristote, dans les Problmes, X, 16-892a, explique que ljaculation nocturne est toujours jointe limagination (meta phantasias).

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    stillauit gutta, et successit frigida cura. Nam si abest quod ames, praesto simulacra tamen sunt illius, et nomen dulce obuersatur ad auris40.

    Lpicurien dcrit en ces termes les illusions de la passion amoureuse, qui sont troitement mises en lien, par la reprise du verbe obuersatur, avec les hallucinations causes par les maladies et le rve. LAmour est dabord affaire de visions intrieures, qui imposent une sorte de taie (obuersatur) sur nos yeux, au point de faire dfiler sur notre cran intrieur des images ou des sons plus puissants que ceux que nous fournissent nos sens. J. Pigeaud41, partir de lanalyse du rve rotique, montre que, pour Lucrce, lamour est avant tout un besoin physiologique, caus par lhumeur (umor). Lamour passion (amor) et obsessionnel quon a greff, grce la rhtorique, sur ce besoin, est alors un dsir qui devient rapidement un dlire, grce la rhtorique ; Lucrce le rappelle en montrant les subtilits verbales avec lesquelles les hommes trompent leurs impressions sensibles quant la beaut de leur matresse.

    Et tamen implicitus quoque possis inque peditus effugere infestum, nisi tute tibi obuius obstes, et pratermittas animi uitia omnia primum aut quae corpori sunt eius quam praepetis a cuis. Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci, Et tribuunt ea quae non sunt his commoda uere42.

    Dans le passage cit, le champ lexical de laveuglement dabord physique puis mental est mis en relief par lemploi deux reprises du prfixe ob- qui annonce ladjectif caeci. Cest le dsir concentr sur un seul tre et soutenu par la rhtorique, voire par la littrature, qui vient aveugler les sens physiques des amoureux et leur reprsente la ralit autre quelle nest. Or, J. Pigeaud dmontre surtout que le rve rotique est lessence de lamour , car il incarne la ralit du physiologique associe lillusion des images43 , car le dsir se nourrit essentiellement dimages, de simulacres , que le philosophe romain qualifiait de pabula amoris44, aliment de lamour . Or, le drame de la passion amoureuse, cest que ces simulacres, dont lamoureux jouit certes par les sens, et en premier lieu par les yeux (IV, 1078), avant de goter aux plaisirs du toucher, sont trop tnus pour constituer une nourriture de quelque consistance, qui puisse rassasier le dsir quils ont excit :

    Ex hominis uero facie pulchroque colore

    40 Lucrce, DRN, IV, 1059-1062 :

    Cest ainsi que Vnus distille dans notre cur les premires gouttes de sa douceur, laquelle succde le souci glacial. Car, en labsence de lobjet aim, toujours son image est prsente nos yeux, toujours son doux nom obsde notre oreille.

    41 J. Pigeaud, Le rve rotique dans lAntiquit grco-romaine : loneirogmos , Littrature, Mdecine, Socit Rves et insomnies, 3, 1981, p. 10-23 et ici p. 16-19. 42 Lucrce, DRN, IV, 1149-1154 :

    Et pourtant, mme engag et embarrass dans le pige, pourrait-on chapper lennemi, si lon ne se faisait obstacle soi-mme, en fermant les yeux sur toutes les tares morales ou physiques de celle que lon dsire et que lon veut. Cest le dfaut le plus frquent chez tous les hommes aveugls par la passion, dattribuer celles quils aiment des mrites quelles nont pas.

    43 J. Pigeaud, Le rve rotique , p. 19. 44 Lucrce, DRN, IV, 1063.

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    nil datur in corpus praeter simulacra fruendum tenuia ; quae uento spes raptast saepe misella. Vt bibere in somnis sitiens quom quaerit, et umor non datur, ardorem qui membris stinguere possit, sed laticum simulacra petit frustraque laborat, in medioque sitit torrenti flumine potans ; sic in amore Venus simulacris ludit amantis, nec satiare queunt spectando corpora coram, nec manibus quicquam teneris abradere membris possunt, errantes incerti corpore toto45.

    Lucrce souligne notamment par le rejet de tenuia la frustration contenue dans les simulacres qui ne peuvent assouvir le dsir quils veillent. Lamoureux est ainsi condamn vivre constamment le supplice de Tantale ou celui du rveur, dont il est rapproch, car tous deux sont victimes des illusions causes par les images. Ce qui rapproche aussi le rveur de lamoureux cest, pour le philosophe, que tous deux ont leur raison suspendue. Il considre en effet que lamoureux peut se sauver par une vritable thrapeutique mentale :

    Sed fugitare decet simulacra, et pabula amoris absterrere sibi, atque alio conuertere mentem, et iacere umorem conlectum in corpora quaeque, nec retinere, semel conuersum unius amore, et seruare sibi curam certumque dolorem46.

    Il invite ses lecteurs, captifs de leur passion pour un tre unique, par laquelle ils sont obnubils (conuersum et obseruatur, au vers 106247 comportent la racine uert- employe la voix passive), en faisant un effort de volont, dtourner (conuertere, la racine uert- est ici active) leurs yeux intrieurs, ceux de leur esprit, vers dautres sujets de proccupation ou mme vers la ralit et sa diversit, pour se concentrer sur les donnes des sens. Cette thrapeutique mentale doit tre double dune thrapeutique physique : lhomme doit se dlester dans le premier corps venu de sa semence (umor) afin que la pression de cette dernire, excite par les images, ne vienne pas nourrir lamour dans un esprit qui, en se focalisant sur les simulacres dun seul tre, se persuadera quil est le seul pouvoir le combler. En conclusion, il semble donc que le rve et la passion amoureuse, souvent associs, apparaissent aux yeux des philosophes antiques comme les lieux privilgis dune

    45 Lucrce, DRN, IV, 1094-1104 :

    Mais dun beau visage et dun bel incarnat, rien ne pntre en nous dont nous puissions jouir, sinon des simulacres, dimpalpables simulacres, espoir misrable que bientt emporte le vent. Semblables lhomme qui, dans un rve, veut apaiser sa soif, et ne trouve pas deau pour teindre lardeur qui le consume : il slance vers des simulacres de sources, il spuise en vains efforts, et demeure assoiff au milieu du torrent o il sefforce de boire ; ainsi les amoureux sont-ils les jouets des simulacres de Vnus. Ceux-ci ne peuvent les rassasier par la vue de ltre aim ; leurs mains ne sauraient dtacher une parcelle de ces membres dlicats sur lesquels ils laissent errer leurs caresses incertaines.

    46 Lucrce, DRN, IV, 1063-1067 : Mais il convient de fuir sans cesse ces simulacres, de repousser ce qui peut nourrir notre amour, de tourner notre esprit vers dautres objets ; il vaut mieux jeter dans le premier corps venu la liqueur amasse en nous que de la garder pour un unique amour qui nous prend tout entiers, et de nous rserver la peine et la douleur certaines.

    47 Cf. supra, p. 9.

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    interprtation errone du tmoignage des sens, voire de phnomnes dhallucination. Aristote en particulier impute ces erreurs aux dysfonctionnements de la phantasia, soit quelle tourne vide , en labsence de donnes sensibles, comme dans les rves, soit quelle soit altre par une passion comme lamour. Lucrce, quant lui, la suite dpicure, sil nvoque pas la phantasia proprement dite, mais seulement les simulacres (eidla/simulacra) invite se dfier des illusions de lesprit mme, aveugl par ces simulacres. Dtachs de leur objet-source, ils assigent la conscience du dormeur ou de lamoureux. Ils lui laissent croire alors quune personne unique peut assouvir un besoin physiologique rcurrent, aisment mtamorphos, par les simulacres et la rhtorique, en dsir passionnel et inextinguible. Dans ces deux cas, il semble donc que la phantasia chez Aristote, ou la vision intrieure et immdiate , celle de lme, chez Lucrce, prennent le pas sur les donnes des sens, qui, elles, ne peuvent pas tre fausses. Le point de vue du moraliste : la phantasia dans lErtikos de Plutarque Pour conclure ce parcours philosophique, il est intressant de voir comment le moraliste Plutarque a pu recevoir lhritage des doctrines philosophiques antique, avant de le transmettre son tour ses successeurs. Dans lErtikos ou Dialogue sur lamour48 , il propose en effet une synthse intressante des discours prcdents. Nourri essentiellement par la philosophie de Platon, son trait fait de la beaut terrestre un miroir (765a-b puis 765a-766b) de la beaut cleste, qui permet lAmour den raviver la mmoire dans les mes oublieuses. Dveloppant cette mtaphore, il fait dAmour le fils dIris, la desse de larc-en-ciel, car il se sert, dans le domaine moral, du mme principe physique, celui de la rfraction, qui nous f[ai]t croire que tout ce que nous voyons (tou phantasmatos) se trouve dans le nuage49 dans le cas de larc-en-ciel ; quant il sagit de lamour, le nuage cest la beaut terrestre. Lamant sage, lui, ne sarrte pas au miroir cependant, sous peine, comme Ixion, dembrasser une nue (766a). Il dpasse les apparences terrestres qui ne servent que daide-mmoire. Plutarque voque ainsi les trois comportements possibles vis--vis de cette de passion. Certains tentent de ltouffer par tous les moyens ou, linverse, de lassouvir tout prix, tandis que quelques-uns, beaucoup plus rares, sessaient en rgler la puissance, absolument comme on rgle un feu, de telle sorte quil nen reste dans lme quune lumire (phs) brillante accompagne de chaleur (765b). Rfutant alors picure et Lucrce , il conteste que cette excitation produise du sperme, voquant au contraire lpanouissement gnral de lme, se conformant ainsi la thorie platonicienne50. Cet tat de bonheur permet daccder alors une vision suprieure, selon lui :

    Il ne faut que peu de temps pour dpasser le corps de ceux que lon aime, se porter vers le fond de leur tre et sattacher leur me (tou thous), que les yeux, soudain dessills, aperoivent ; lon entre alors avec eux dans un troit commerce de paroles et dactions, la condition quils retiennent dans leurs esprits (en tais dianoiais) au moins quelque vestige (perikomma), quelque image (eidlon) de la beaut absolue51.

    Le principal intrt du trait de Plutarque rside cependant dans la rinterprtation quil propose de la dfinition emprunte au Phdre de lamour comme dlire (mania) non

    48 Plutarque, Moralia, 47. 49 Ibidem, 765f. 50 Platon, Phdre, 251d-252b. 51 Plutarque, Mor., 765c-d.

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    pathologique mais dorigine divine. Lcrivain diffrencie notamment le dlire amoureux des dlires prophtique, bachique, potique et martial en montrant quil ne connat ni trve ni remde52, que laim soit prsent ou absent. Il ajoute alors, pour illustrer la proccupation constante de lamant :

    On a dit que les fictions (poiticai phantasiai) potiques, cause de la force (energeian) avec laquelle elles simposent, sont comme des rves (enupnia) de gens veills, mais cela est bien plus vrai de limagination (ai [phantasiai]) des amoureux, qui se figurent parler la personne aime, lembrasser ou lui adresser des reproches, alors quelle est loin ! Les impressions que font les objets (phantasias) sur notre vue, en gnral, seffacent et disparaissent vite de notre esprit (dianoian), comme une peinture sur fond humide ; au contraire, les yeux de lamant retiennent limage (eikones) de laim comme si elle tait peinte lencaustique et grave avec laide du feu ; cette image (eidla) reste dans la mmoire o elle est doue dune vie propre, du mouvement et de la voix, et sy conserve tout jamais. Le Romain Caton disait que lme de lamant vit dans celle de laim, , avec sa personnalit (to eidos), son caractre (to thos), sa conduite (o bios) et ses actions (ai praxeis) .

    Ce passage est particulirement intressant puisquil met en lien les traditions philosophiques platonicienne mais aussi aristotlicienne en particulier avec limage constitue dans la phantasia avant dtre grave dans la mmoire de lamant , la thmatique du rve qui apparat comme le meilleur comparant de cette phantasia drgle par lamour, ainsi que chez Lucrce et enfin lactivit des potes, dont l imagination est rapproche de celle des amoureux. Le pote et lamoureux ont ainsi en commun une phantasia puissante, dote notamment dune grande enargeia, comme lindiquent les dtails sur le mouvement et sur la voix, ainsi que sur la nettet et la force (energeian) de la reprsentation. La phantasia finit ainsi souvent, chez lindividu amoureux, mais aussi chez les lecteurs des potes, par substituer ses propres images, retravailles et conserves dans la mmoire, celles fournies par les sens. Il est en outre particulirement intressant de relever lantanaclase sur le terme phantasia. Lors de la deuxime occurrence, en effet, il est employ dans son acception aristotlicienne qui en fait linterface entre le sensible et lintelligible, ltape transitoire entre limage de lobjet forme par les sens in praesentia et celle conserve par la mmoire in absentia. Cependant, dans la premire occurrence, phantasia prend le sens plus moderne de cration, invention imaginaire quon trouve illustr notamment chez Quintilien54 :

    Les Grecs appellent phantasia (nous pourrions bien lappeler uisio) la facult de nous reprsenter (repraesentantur) les images (imagines) des choses absentes au point que nous ayons limpression de les voir de nos propres yeux (ut eas cernere oculis [] uideamur) et de les tenir devant nous. Quiconque aura bien pu le concevoir sera trs efficace pour faire natre les motions (adfectibus). Quelques auteurs appellent euphantasitos (dou dune vive imagination), lhomme apte se reprsenter (finget) de la faon la plus vraie les choses, les paroles, les actions ; cest vrai dire un pouvoir quil nous sera au reste facile dacqurir, si nous le voulons. Dans le dsuvrement (otia) de lesprit ou les espoirs chimriques (spes inanes) et ces sortes de rves, que lon fait tout veills (uelut somnia quaedam uigilantium), nous sommes hants par les visions (nos [] imagines prosecuntur) dont je parle et nous croyons (uideamur)

    52 Plutarque, Mor., 758d-759b. 53 Ibidem, 759b-759d. 54 Sur le passage de lenargeia, caractristique des reprsentations claires de la phantasia, du lexique philosophique au lexique rhtorique, voir P. Galand, Les yeux de lloquence, p. 99-101 & 123-126.

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    voyager, naviguer, combattre, haranguer les peuples, disposer de richesses que nous navons pas ; nous navons pas limpression que nous rvons (cogitare), mais que nous agissons : ne pourrons-nous pas mettre profit ce dsordre de lesprit (animi uitium)55 ?

    Dans ce bref extrait, Quintilien commence par donner la phantasia son acception traditionnelle philosophique, mme sil inflchit dj son sens, en insistant sur son usage in absentia. Il veut en effet se servir du pouvoir de cette facult pour convoquer des images sur demande, capables de susciter lmotion de lartiste, quil communiquera ensuite son public. De l, franchir le pas de la re-prsentation (repraesentare), de la vision (cernere) la fiction (fingere) absolue, la cration dimages, qui ne seront pas forcment tires de lexprience directe, est relativement ais : la facult naturelle peut tre dveloppe par lexercice du rve veill , de lhallucination volontaire car toutes deux ont un lment commun, lenargeia/euidentia56 qui, dans les textes homriques, qualifiait la clart des visions dans les songes57, avant que ladjectif enargs ou le nom enargeia ne soient repris dans le lexique philosophique. Faire de la phantasia libre par le songe la matrice et le modle de la phantasia potique est en quelque sorte un retour aux origines, notamment grce la notion denargeia attache ses visions, notion qui rapparat dans le monde littraire aprs un dtour philosophique, entranant dans son sillage la phantasia. Il faut donc, comme lcrit, Quintilien mettre profit les dysfonctionnements de cette facult (animi uitium) sous linfluence du rve ou de la passion, afin de produire une image mentale et den donner une description dtaille (ekphrasis). Cette dernire nourrira un discours, un pome, une interprtation et sera communique au lecteur, en mme temps que lmotion suscite par cette image dans lesprit de lcrivain. LHALLUCINATION AMOUREUSE CHEZ LES POETES ANTIQUES Naissance des fantmes Nous nous intresserons donc, dsormais, aux motifs et la potique issue de cette inspiration de la phantasia libre par le songe, ou par la passion amoureuse puisque nous avons montr la similitude de leurs effets, releve dj par nombre de philosophes. Aprs avoir tudi le mcanisme de la vision intrieure dun point de vue thorique, il convient dsormais de voir comment les auteurs littraires, de leur ct, ont choisi de lexprimer. Nous rduirons notre corpus essentiellement aux potes rotiques, mme si le motif se trouve chez de nombreux autres auteurs, auxquels nous ferons parfois rfrence. Ensuite, chez ces auteurs, nous nous proposons dtudier plus spcifiquement le topos de lapparition hallucinatoire de la bien-aime son pote, quil soit endormi ou veill et quelle soit morte ou vivante quoique toujours absente. Pour commencer notre enqute, il convient de sintresser aux thories antiques sur les fantmes58. Nous avons dj vu dans notre premire partie que les mes des dfunts taient

    55 Quintilien, Institution Oratoire, VI, 2, 29-30. 56 Quintilien, IO, VI, 2, 32. 57 Pour des rfrences plus prcises, et en gnral sur la potique de lenargeia inspire du songe, voir P. Galand, Les yeux de lloquence, p. 123-134. 58 Dans son introduction son ouvrage consacr au rve chez Augustin, M. Dulaey, Le rve dans la vie et la pense de Saint Augustin, Turnhout, Brepols, 1973, p. 1 considre que lapparition de dfunts est un trait plus typique de la littrature latine que de la littrature grecque et lexplique ainsi :

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    des protagonistes essentiels des songes divinatoires, dans la pense cicronienne ou dans celle de Macrobe. Cicron, la suite de Posidonius, considre en effet que les mes des morts sont nombreuses dans les airs, particulirement auprs du lit des mourants, auxquels elles accordent le pouvoir de prophtie59. Pour autant, comme cet auteur le prcisait ailleurs, en particulier dans le Songe de Scipion, les mes bonnes, cest--dire celles qui taient le moins asservies aux dsirs du corps, sont gnralement promptes sarracher de lespace terrestre pour se retirer dans les sphres suprieures60. Au contraire, celles qui se sont trop abandonnes aux plaisirs sensuels restent attaches la terre, mme aprs la disparition du corps dans lequel elles taient encloses. La mme ide se retrouve chez Plutarque, plus particulirement dans le domaine amoureux : ceux qui ne sont pas parvenus sublimer leurs dsirs jusqu la contemplation dsintresse de la beaut sont condamns sur terre un plaisir bref et toujours insatisfait. Pire encore, la souffrance les harcle mme aprs la mort, contrairement au vritable amant qui

    ne songe pas non plus schapper [de lau-del] pour revenir ici et rder devant les portes des chambres des jeunes maris, pareil ces visions de cauchemars que sont les fantmes (dusoneira phantasmatia) des hommes et des femmes pris des plaisirs du corps et que lon a tort dappeler des amants61.

    Cette dernire mention a galement une origine platonicienne : dans le Phdon, Socrate explique en effet que lme asservie au corps est incapable, aprs la mort, de se dtacher de llment terrestre en elle qui lalourdit ; elle en est rduite errer prs des tombeaux o elle demeure visible, cause de son impuret, donnant naissance des spectres, des fantmes, images que font apparatre les mes de ce genre62. Ces mes fantmes vagabondent ainsi jusqu ce quelles retrouvent un corps adquat occuper, gnralement un corps adonn la dbauche. Cette ide sera reprise ensuite par Synsios de Cyrne, dans son Trait sur les songes, dans lequel il explique que cest mme par les rves que l me pneumatique le vhicule de lme troitement associe chez lui la phantasia, peut prvoir sa destine dans lau-del, devenue

    un dieu (theos), un dmon multiforme (daimon pantodapos) [ou] un fantme (eidlon63). Si jamais elle salourdit par une vie de dpravation, elle senfonce dans les cavits de la terre et, par inclination naturelle, il sy tapit, repouss dans les espaces souterrains. Cest en effet le lieu le plus appropri aux esprits humides, et l ils tranent la vie des mauvais gnies qui leur

    Lattention particulire quils portent laspect ominal du rve les amne accorder plus dimportance aux rves o apparaissent les morts et les dieux. Non quils aient eu plus que dautres peuples de tels rves, mais du moins taient-ce les seuls rves qui leur paraissent vraiment importants.

    Et elle poursuit ainsi, p. 17, sur limportance des croyances sur la vie aprs la mort : Bref, le rve tait le lieu par excellence o apparaissaient les morts (Plaute, Most., 490 sqq), et il entretenait dans le peuple non clair la crainte des enfers (Cic, Tusc, 1, 48). [] Si les Romains portent une attention toute spciale aux rves o apparaissent les morts, cest parce quils sintressent de prfrence des rcits qui font intervenir des tres qui ne sont pas imaginaires, et ceci dans un pass relativement proche.

    59 Cicron, De diuinatione, I, 63-64. 60 Voir, par exemple, De republica, VI, 28-29. La rflexion cicronienne est naturellement nourrie de rfrences au mythe dEr dans la Rpublique de Platon. 61 Plutarque, Mor., 766b. 62 Platon, Phdon, 81d : , . 63 Synsios de Cyrne, Trait sur les songes, VII, 2.

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    est inflig comme chtiment. Mais il est permis limagination purifie par le temps, la souffrance et dautres vies de remonter64.

    Si le fantme est encore appel eidlon et non phantasma chez Synsios, cest cependant la premire fois quon voit apparatre spcifiquement lide que ce nest pas lme divine (nous), mais sa partie imaginative, pneumatique , le char de lme , la phantasia qui peut, quand elle a t souille, devenir fantme . Nous pouvons donc voir se dgager deux lignes de fantmes : *lune constitue par lme dun dfunt illustre, personnage dautorit, qui vient dlivrer un message, un conseil ou un avertissement au dormeur au cours dun rve piphanique65 : ce motif est extrmement prsent notamment dans lpope grecque et latine, cependant les apparitions de dfuntes fminines66 sont fort peu nombreuses ; *lautre forme au contraire par les mes douteuses, gnralement anonymes, qui hantent particulirement les individus attachs aux plaisirs physiques et qui risquent de partager ce sort un jour, en particulier les amoureux ; * ces deux sortes de fantme est venue sajouter une troisime sorte, nous semble-t-il, prcisment par le lien du rve, mme si lon bascule alors du chrmatismos/oraculum lnupnion/insomnium ou au phantasma/uisum, le fantme amoureux, apparu lors dhallucinations visuelles, voire auditives, qui font croire lamoureux que son aim(e) est sans cesse devant ses yeux. Une des mentions les plus anciennes de ce phnomne se trouve dans lOdysse dHomre o Pnlope se plaint en ces termes de son sommeil troubl par lapparition onirique dUlysse :

    Mais moi, le ciel mafflige encore de mauvais songes ! Cette nuit, Il tait dormir prs de moi ! Je Le retrouvais tel quIl partit pour larme ! quelle joie dans mon cur ! car je croyais Lavoir en chair, non pas en songe67.

    Les changes entre les diffrentes lignes sont particulirement visibles chez les potes rotiques o les mentions de ces apparitions ne consistent plus, comme chez Homre ou chez Virgile, en une brve allusion lobsession amoureuse de Pnlope ou de Didon. Avant de proposer quelques exemples, nous rappelons que nous avons cart de notre corpus les songes porte oraculaire qui se trouvent par exemple chez Lygdamus (III, 4) mme sil mentionne brivement que Nre hante ses rves au vers 56 ou chez Ovide, (Amours, III, 5) qui prsagent de lavenir de la relation amoureuse des potes. Nous nous limiterons strictement aux apparitions des bien-aim(s) dans les songes ou dans un contexte semi-onirique.

    64 Ibidem, VII, 3. 65 Sur ce sujet, voir louvrage de W. V. Harris, Dreams and experience in classical Antiquity, Cambridge, Ms et Londres, Harvard University Press, 2009, p. 23 et suivantes. 66 Dans lOdysse, XI, 84-89 & 152-224, au cours de la nekya, Ulysse rencontre sa mre dfunte, quil interroge longuement avant dessayer, sans succs, de la serrer contre lui. Dans lnide, Cruse apparat ne alors quil la cherche partout : elle lexhorte partir sans elle et chappe ses embrassements. Dans les deux cas, il ne sagit pas proprement parler dun rve mais les deux femmes sont dcrites comme des ombres (skia/umbra), des images (eidlon/imago), des apparitions (simulacrum) avant dtre finalement compares des songes senvolant quand on essaie de les saisir. 67 Homre, Odysse, XX, 87-90 :

    . . , , , .

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    Le topos apparat dj, sous une forme condense, dans les pigrammes grecques de lAnthologie palatine68 : elles voquent la satisfaction rotique advenue ou interrompue en rve. Une variante particulirement intressante pour notre propos venir est propose en V, 237 : Agathias se plaint non seulement de mal dormir mais mme, le jour, de veiller, mais sans rien voir, car le souci de Rhodanth revient hanter son cur (vers 5-6). Les images mentales de laime sont donc dcrites comme des hallucinations qui font obstacle au tmoignage des sens. Il implore alors que le sommeil au moins lui soit accord pour jouir dun rve heureux avec son aime. Enfin, trois autres pices doivent encore retenir notre attention. Lpigramme V, 166 de Mlagre relate les souffrances imposes au pote par sa mmoire ; il redoute que sa bien-aime nait conserv quune froide image (psuchra () eikasia) de ses baisers alors quil voudrait quelle soit, comme lui, torture par son fantme (oneiron), venant abuser son me (psuchapatn) en se couchant sur sa poitrine et sur ses lvres (vers 3-6) ; il y a ici une claire allusion lepialts mentionn aussi par Macrobe dans la catgorie des phantasmata. Pour terminer, les pigrammes V, 212 et 274, attribues respectivement Mlagre et Paul le Silentiaire font allusion une marque grave par lamour au fond du cur ou de lme des amants : elle est appele eikn (274, 1), image , ou tupos (212, 4 et 274, 4), empreinte . Ces noyaux thmatiques ou lexicaux sont ensuite rinvestis et amplifis dans llgie rotique latine et no-latine69. Cest Properce qui, le premier, illustre le topos en le reprenant dans quatre pices dont trois qui en proposent un dveloppement au-del de quelques vers : *II, 26, 1-20 : le pote relate quil a vu en songe Cynthie victime dun naufrage ; *IV, 6, 65-66 (mention la plus brve) : la Vestale Tarpia implore le fantme aim (umbra benigna) de Tatius dapparatre pendant son sommeil ; *IV, 11, 81-84 : la pice voque les consolations trouves par Paullus dans les rves o Cornlia lui apparat. Cette dernire lexhorte sadresser son image (simulacra) comme si elle allait lui rpondre. Lambigut, dj note par J. Bouquet70, contenue dans lemploi de simulacrum est intressante : il est difficile de savoir si le terme renvoie une apparition fantasmatique ou une reprsentation figure de Cornlia. Le pote ne tranche pas, mais ne donne pas non plus dindication sur le contexte de la prosopope apologtique de Cornlia : elle prtend plaider sa cause (loquor pro me, vers 27) devant les juges infernaux, tout en commenant par sadresser son poux, au premier vers, mais en terminant par une adresse gnrale la deuxime personne du pluriel. Il est donc difficile dimaginer quil sagisse dune apparition onirique, mme si le pome est assurment prononc par un fantme, comme lindiquent les rfrences la cendre et aux ossements. *Enfin, en IV, 7, Cynthie, aprs son trpas, apparat en songe Properce. Le pote commence par affirmer la persistance dune forme de vie aprs la mort, prenant position dans la polmique mene par la philosophie picurienne et par Lucrce en particulier qui contestait cette forme dexistence, avant dannoncer que sa matresse lui est en effet apparue au cours du demi-sommeil qui suivit ses funrailles. Le passage est introduit,

    68 Anthologie palatine, V, 2 & 243. Ces pigrammes sont cites par V. Leroux dans son article Le sommeil, refuge ou rival ? Sommeil lgiaque et criture du dormir-veille chez Jean Second et ses modles , Camenae, 5, 2008, p. 4. 69 J. Bouquet, La nuit, le sommeil et le songe chez les lgiaques latins , Revue des tudes Latines, 74, 1996, p. 182-211 et ici p. 183, explique limportance de la nuit chez les potes lgiaques en rappelant que ce sont essentiellement aux activits nocturnes quils sintressent au point dy faire rfrence dans la dfinition de llgie que Calliope, par exemple, donne Properce (lgies, III, 3, 47-48). 70 Ibid., p. 210.

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    comme dans lapparition de Cruse, par lexpression uisa est (mihi71) : ... mest apparu(e) / jai cru voir . qui donnent la vision son caractre onirique. Comme dans le passage virgilien encore, lapparition entame une prosopope, quoique son contenu diffre largement des propos tenus par Cruse. Cynthie reproche en effet au pote de ne lui avoir pas rendu suffisamment les honneurs funbres. Lors dune brve concession, elle le remercie nanmoins pour les pomes quil lui a consacrs. Elle lui dresse ensuite le catalogue des hrones amoureuses aperues aux enfers avant de lui adresser dultimes recommandations et, notamment, davoir foi en ce songe (somnium) car la nuit libre les ombres72 , explique-t-elle. Comme lors des apparitions oniriques traditionnelles, son ombre chappe finalement aux tentatives de Properce pour lembrasser73. Outre le fait quil est le premier pome faire apparatre une dfunte au discours empreint dallusions un quotidien particulirement trivial, le dbut de la pice prsente une originalit note par J. Bouquet74 : elle croise deux traditions littraires dans lekphrasis du fantme. En effet, il est dabord semblable, par son apparence, la Cynthie dautrefois (7-8), mais, rapidement, se rvlent aux yeux du locuteur les stigmates du bcher et de la mort (8-12) qui ne laissent aucun doute sur son caractre spectral et ne nient nullement le caractre prissable du corps aim. Si rien ne vient prciser au lecteur les sentiments du pote devant le fantme, les motions de Cynthie sont exprimes clairement : son ton est violent, lourd de reproches, quoique lgrement adouci par les remerciements quelle adresse au pote : mme si cela nest pas formul explicitement, elle considre quil lui a assur limmortalit en la chantant dans ses pomes. Elle conclut aussi par lespoir de le voir la rejoindre rapidement dans la tombe. Il est possible de supposer que cette figure, quelque peu menaante, inspire au pote la mme amertume mle de plaisir que lui inspira leur liaison de son vivant. Elle trouve son pendant dans Cornlia qui, elle, est pleine de douceur envers son poux, quelle exhorte vivre en oubliant son chagrin, au nom de leurs enfants, mme si elle lui accorde le moment des nuits, pour donner libre cours ses sanglots. Elle prtend ne revenir dans ses rves que pour lui procurer un apaisement. Comme nous le verrons par la suite, ces deux attitudes ont produit deux lignes de fantmes. Ovide, quant lui, ne sintresse gure ce motif dans les lgies rotiques, peut-tre parce quil est beaucoup moins sensible que Properce la question de lunion des amants aprs la mort75. En revanche, il dveloppe davantage le thme dans les Hrodes, o il constitue un thme parfaitement appropri pour les femmes dlaisses, et dans les uvres dexil, quand il subit lui-mme lpreuve de lloignement. Dans le recueil dptres lgiaques fictives, le thme de lobsession amoureuse dans les songes trompeurs ,

    71 M. Dulaey, Le rve, p. 18 explique que lexpression uisus est mihi + infinitif introduit 40% des rcits de rves. Les lgiaques, cependant, daprs ses sondages, lui prfrent lemploi direct du verbe uideo qui permet une prsentation directe du songe, destine faire plus dimpression sur le lecteur . Selon nous, il sagit vraisemblablement dun procd denargeia. Elle distingue le mot latin simulacrum, pour dsigner le contenu de la vision onirique, du terme grec eidlon :

    le mot met laccent sur le fait que ce quon voit en rve ressemble la ralit sans ltre, tandis que le mot grec signifie seulement ce que lon voit.

    Elle explique encore, p. 20, que lexpression uisus est mihi, lorigine du moins, aurait soulign le manque de nettet de la perception de la scne onirique par rapport une scne relle. Nanmoins ce sens semble stre affaibli voire avoir t perdu. 72 Properce, lgies, IV, 7, 89. 73 Ibidem, 96. 74 J. Bouquet, La nuit, le sommeil et le songe , p. 207. 75 Nous remercions Hlne Casanova-Robin de cette suggestion qui nous parat extrmement convaincante.

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    accueillis tantt avec joie, tantt avec douleur, apparat de nombreuses reprises76, parfois dans des rves rotiques trs explicites comme celui relat par Sappho77. Le recueil fait allusion par deux fois lapparition de fantmes venant hanter les vivants aims, celui de Phyllis, morte sans spulture (II, 136) et celui de Protsilas, pallens imago, image blme (XIII, 107-110), dpourvue de ralit, comme le portrait de cire qui sert, en labsence dsormais dfinitive du jeune homme, de substitut affectif Laodamie la place de son vritable mari (pro uero coniuge) : elle lui parle, lembrasse et le regarde longuement (149-156). Cependant, dans ce recueil, Ovide se contente de feindre les motions ncessaires pour crire les lettres des hrones abandonnes, en usant, selon les principes thoriss plus tard par Quintilien, dimages mentales qui lui permettent dprouver sans cause relle ni exprience directe, in absentia en quelque sorte, les souffrances dabandon des jeunes femmes, et de les communiquer ses lecteurs. Il a mme gliss un exemple de ces images mentales censes susciter lmotion dans une des lettres, celle adresse par Ariane Thse :

    Di facerent ut me summa de puppe uideres ; mouisset uultus maesta figura tuos. Nunc quoque oculis, sed, qua potes, adspice mente haerentem scopulo, quem uaga pulsat aqua. Aspice demissos lugentis more capillos et tunicas lacrimis sicut ab imbre grauis. Corpus, ut inpulsae segetes aquilonibus, horret, litteraque articulo pressa tremente labat78.

    Cette invitation contempler une image mentale, forge par la phantasia cratrice du pote exige quelle comporte tous les dtails de la description qui lui confrent son enargeia : le portrait est bross au prsent, le corps de lhrone est situ dans lespace, ses cheveux et sa mise sont placs sous les yeux du lecteur par lemploi du verbe voir limpratif (adspice), par les adjectifs et les comparaisons trs prcis79. Pour suggrer lhypotypose, le pote a mme imagin que le mouvement et lmotion se sont transmis la graphie du pome mme, par le biais des lettres trembles. Lekphrasis est aussi un appel la piti espre tant du destinataire que du public pour cette bienfaitrice abandonne par un ingrat. Or, quelques annes aprs, lauteur des Hrodes se trouve lui-mme dans la position des protagonistes des ptres, esprant la misricorde de lempereur qui la exil et de ses amis. Souffrant toutes les douleurs de la drliction et de lloignement, dans ses recueils dexil, Nason voque maintes reprises les visions qui le hantent, dont il ne peut dtacher les yeux, alors mme que les objets quil contemple sont absents. Parfois, il sagit de son pouse vivante et des lieux qui lui taient chers, mais dont il est aujourdhui spar : 76 Ovide, Hrodes, V, 35 (Didon ne) ; IX, 41 (Djanire Hercule) ; XIII, 105 (Laodamie Protsilas) ; XVI, 101-102 (Pris Hlne). 77 Ibidem, XV, 123-136. 78 Ovide, Hrodes, X (Ariane Thse), 133-140 :

    Plt aux dieux que tu meusses vue du haut de ta poupe ; ma figure dsole et mu ton visage. Tu le peux maintenant encore, non par les yeux, mais par lesprit ; regarde-moi cramponne un rcif que frappe la vague inconstante. Regarde mes cheveux dnous, en signe de deuil, et mes tuniques lourdes de larmes, comme dune pluie. Mon corps frissonne, tels les pis au souffle de laquilon, et mes lettres vacillent, traces par un doigt tremblant.

    79 Pour un relev plus prcis des procds de lenargeia, voir P. Galand, Les yeux de lloquence, p. 100.

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    At longe patria est, longe carissima coniux, quicquid et haec nobis post duo dulce fuit. Sic tamen haec adsunt ut, quae contingere non est corpore, sint animo cuncta uidenda meo. Ante oculos errant domus Vrbsque et forma locorum acceduntque suis singula facta locis. Coniugis ante oculos sicut praesentis imago est ; illa meos casus ingrauat, illa leuat80.

    Ici, la description des lieux nest pas dtaille, mais lon voit cependant un autre trait typique de la technique des images mentales, le recours lassociation dides emprunte aux arts de mmoire81. Le pote insiste davantage sur la fonction motionnelle des images, qui se rvlent ambivalentes, puisquelles sont capables tant de consoler le pote que dapprofondir son chagrin. Cette thmatique se trouvait dj dans les lettres dexil adresses par Cicron sa femme Terentia, dont il se reprsentait les souffrances lors de son loignement, en insistant sur les notations visuelles. Il employait cette fois non pas le verbe obuersatur, relev chez Lucrce, mais lexpression voisine ante oculos uersaris (Fam., XIV, 2, 3) ou ante oculos uersatur (Fam, XIV, 3, 2). Cicron souligne lui aussi le caractre douloureux de ces visions mais aussi le rconfort quil y puisait. Lambivalence se retrouve encore dans la remmoration par Nason exil dun ami dfunt :

    Ante meos oculos tamquam praesentis imago haeret et extinctum uiuere fingit amor82.

    Lambigut motionnelle est perceptible dans les oxymores extinctum / praesentis ou extinctum / uiuere, tandis que la juxtaposition uiuere / fingit rappelle le pouvoir de la posie, et particulirement de lamour (amor) en posie, qui cre la vie, tel celui de Pygmalion. Le verbe haeret, dj relev chez Lucrce, qui insistait sur le lien entre nos songes et les objets de nos attachements, sera souvent repris par les successeurs dOvide. Lexpression ante oculos [] imago haeret, avec ce verbe ou avec lun de ses composs est un stylme de la posie de Nason en exil. Les images de la phantasia conserves dans sa mmoire se substituent ainsi aux images pnibles dun environnement dtest, avec des effets contrasts sur les sentiments du pote. Cependant, par la grce de son talent et de la Muse, la phantasia de Nason ne se borne pas tre reproductrice , elle devient aussi cratrice , puisqu partir de ses souvenirs ou des rcits quil a entendus, lcrivain peut voir et mme donner voir, mettre sous les yeux de ses lecteurs prsents et venir le spectacle dun triomphe auquel il na pas assist :

    80 Ovide, Tristes, III, 4b, 7-14 (traduction modifie) :

    En revanche, lointaine est ma patrie, lointaine mon pouse si chre, et tout ce qui mtait doux aprs ces deux amours. Pourtant ces choses sont ce point prsentes que, si je ne puis physiquement les toucher, mon cur moblige les voir. Devant mes yeux dfilent ma maison, Rome, et la configuration des lieux, et chaque lieu sassocient les scnes dont ils furent le thtre. Jai devant mes yeux limage de mon pouse, comme si elle tait prsente ; tantt elle alourdit ma peine, tantt elle lallge.

    81 Cf. P. Galand, Les yeux de lloquence, p. 100. 82 Ovide, Pontiques, I, 9, 7-8 (notre traduction) :

    De son image, comme sil tait prsent, je ne peux dtacher mes yeux et bien quil soit mort, mon affection simagine quil vit encore.

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    Haec ego submotus, qua possum, mente uidebo ; erepti nobis ius habet illa loci. Illa per inmensas spatiatur libera terras, In caelum celeri peruenit illa fuga ; illa meos oculos mediam deducit in Vrbem Immunes tanti nec sinit esse boni ; inuenietque animus qua currus spectet eburnos : sic certe in patria per breue tempus ero. Vera tamen capiet populus spectacula felix Laetaque erit praesens cum duce turba suo. At mihi fingendo tantum longeque remotis auribus hic fructus percipiendus erit, atque procul Latio diuersum missus in orbem qui narret cupido uix erit ista mihi. Is quoque iam srum referet ueteremque triumphum : quo tamen audiero tempore, laetus ero. Illa dies ueniet mea qua lugubria ponam causaque priuata publica maior erit83.

    Cest loccasion pour le pote, un brin insolent, de faire lloge de lesprit (mens) quon ne saurait emprisonner, qui est capable de voir sans user de la vision sensible, grce limagination (fingendo), et de reprsenter aux yeux de ses lecteurs le triomphe imagin, grce aux bruits recueillis (auribus () percipiendus erit), runissant in fine le pote exil et la communaut civique dans une mme motion, la joie. La communication de lmotion est en effet le but du recours au procd de lenargeia/euidentia, et donc, par voie de consquence, un jalon essentiel dans la stratgie ovidienne de maintenir par tous les moyens le lien avec ses compatriotes, lien largement menac par la sentence dexil. Cette runion est ainsi souligne par le polyptote sur ladjectif laetus/laeta84. Lvocation des yeux de lesprit rappelle les formules de Cicron et de Quintilien, qui insiste sur la supriorit de limage, mme mentale voire fictionnelle, sur le simple son :

    Magna uirtus res de quibus loquimur clare atque ut cerni uideantur enuntiare. Non enim satis efficit neque, ut debet, plene dominatur oratio, si usque ad aures ualet, atque ea sibi iudex de quibus cognoscit narrari credit, non exprimi et oculis mentis ostendi85.

    83 Ovide, Tristes, IV, 2, 57-74 (traduction modifie) :

    Et moi qui en ai t cart, jassisterai cette clbration comme je le pourrai : jy serai en esprit ; il conserve le droit de gagner les lieux qui mont t ravis. Il sbat librement par les terres infinies et svadant rapidement, il slve jusquau ciel ; cest lui qui dirige mes yeux au milieu de la ville et qui ne les laisse pas ignorer un si grand bonheur ; et mon cur dcouvrira comment contempler le char divoire ; ainsi, je serai du moins dans ma patrie pendant un court moment. Cependant le peuple heureux jouira rellement du spectacle, et la foule prsente sur les lieux partagera la joie de son prince. Mais moi, cest seulement en limaginant et en lcoutant dans mon lointain exil que jen devrai goter le plaisir. peine se trouvera-t-il quelquun venu du lointain Latium lautre bout du monde pour satisfaire ma curiosit par son rcit. Encore me racontera-t-il dj bien tard un triomphe ancien : nimporte, quelque date que je lentende, je serai heureux. Il viendra, ce jour o je quitterai mes habits de deuil et o la cause commune lemportera sur ma cause particulire.

    Mme ide et des expressions similaires dans les Pontiques, IV, 4, 43-46 ; IV, 9, 35-50. Limage de lme qui slve au-dessus du monde pour le contempler se trouve aussi dans les Tusculanes, I, 44-47. 84 La mme thmatique est dveloppe propos dun autre triomphe, dans les Pontiques, III, 4, 17-44 : le pote y dveloppe plus longuement encore la diffrence de qualit entre linspiration veille par les rcits entendus et celle suscite par la vision directe de pareil spectacle. 85 Quintilien, Institution Oratoire, VIII, 3, 62 (traduction modifie) :

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    Quintilien tend le domaine de limagination jusqu celui de la fiction complte :

    Nec solum quae facta sint aut fiant, sed etiam quae futura sint aut futura fuerint imaginamur. [] Sed haec quidem tralatio temporum, quae proprie dicitur, in diatyposi uerecundior apud priores fuit. Praeponebant enim talia : Credite uos intueri , ut Cicero : Haec, quae non uidistis oculi, animis cernere potestis86

    Pour cette raison, il insiste sur la ncessit de multiplier les dtails dans les ekphrasis de ces images mentales afin daccrotre leffet de rel. Cela peut aller, pour susciter non plus la joie, mais le chagrin et la piti, jusqu la reprsentation allgorique dlments abstraits. La phantasia ovidienne lobsde ainsi de reprsentations personnifies, presques denses et opaques, laveuglant de son malheur :

    Nec melius ualeo, quam corpore, mente, sed aegra est utraque pars aeque binaque damna fero. Haeret et ante oculos ueluti spectabile corpus astat fortunae forma legenda meae ; Cumque locum moresque hominum cultusque sonumque cernimus, et qui sim qui fuerimque subit87.

    Le pote souligne dans ce vers le drglement de son corps et de son esprit, source dhallucinations douloureuses, causes par la passion nostalgique qui lui font perdre jusqu son identit. Tel est donc le rle crucial jou par la phantasia du pote exil : elle est une facult reproductrice mais aussi cratrice et, ce titre, chez un crivain, elle est particulirement entrane et dveloppe pour remplir cet emploi : tantt, il en tire du rconfort, quand elle le ramne brivement au cur de la communaut civique, tantt, vient-elle lattrister, comme dans le dernier exemple, mais, le plus souvent, quand elle se donne libre cours, elle est capable de consoler en larrachant la morne contemplation, par la vision sensible, dun environnement dtest. Il est ainsi ais de relever dans les extraits suivants le lexique de la vision sensible et/ou mentale, ainsi que celui de la mmoire.

    Cest une grande qualit que de prsenter les choses dont nous parlons avec une telle clart quelles semblent tre sous nos yeux. Le discours, en effet, ne produit pas un effet suffisant et nexerce pas pleinement lemprise quil doit exercer, si son pouvoir se limite aux oreilles et si le juge croit quon lui fait simplement le rcit des faits dont il a eu vent, au lieu de les mettre en relief et de les rendre sensibles au regard de son intelligence.

    86 Quintilien, Institution Oratoire, IX, 2, 41 : Et ce nest pas seulement ce qui sest pass ou se passe, mais ce qui se passera ou aurait pu se passer que nous imaginons. [] Mais cette transposition des temps, dont le nom technique est , tait plus modestement employe par les anciens orateurs dans la diatypose (sous forme de tableau). Ils la faisaient prcder en effet de formules comme : Imaginez que vous voyez , ou, chez Cicron : Ce que vous navez pas vu avec les yeux, vous pouvez vous le reprsenter en imagination .

    87 Ovide, Tristes, III, 8, 33-39 (traduction modifie). Et mon esprit ne se porte pas mieux que mon corps : lun comme lautre sont malades et tous les deux me font souffrir galement. Sans cesse devant mes yeux, comme personnifie, se tient limage visible de ma fortune ; et quand je vois le pays, les murs des habitants, leur costume et leur langage, quand je songe ce que je suis, ce que je fus.

    Une autre personnification de la fortune du pote, exprime par le terme species, lapparence , vient lempcher de travailler dans les Pontiques, III, 9 ; 29-32.

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    Sic animum tempusque traho, me sicque reduco a contemplatu submoueoque mali. Carminibus quaero miserarum obliuia rerum88.

    ou

    Semper in obtutu mentem uetat esse malorum praesentis casus inmemoremque facit. [] Vtque soporiferae biberem si pocula Lethes, temporis aduersi sic mihi sensus abest89.

    Les images de la phantasia stimule par le furor potique constituent ainsi lcran le plus efficace contre les images fournies par les sens (sensus), tandis que les images de jadis conserves dans la mmoire empchent que ne se forment et ne se fixent celles daujourdhui. Lactivit potique permet ainsi de stimuler la phantasia du pote et de prenniser sa mmoire, tout en lui offrant les consolations que le sommeil lui refuse. En effet, tourment par linsomnie ou par les cauchemars causs par son voisinage avec les barbares, Nason trouve peu de soulagement ses douleurs dans le sommeil90 : il est donc condamn au rve veill, forger des images plaisantes et dotes denargeia/euidentia pour y trouver du plaisir, quelles soient publiques, comme celles des triomphes, ou prives, quand il simagine ses retrouvailles avec son pouse91. Il fait quand mme une exception dans une pice, lptre III, 3 des Pontiques, o il rapporte une trange rencontre, faite entre le sommeil et la veille. Le texte laisse en effet planer le doute, puisque Nason indique quil dormait aux vers 7-8, puis que le sommeil sest enfui larrive de lapparition au vers 12, tandis quil conclut cette visite par le distique suivant :

    Dixit et aut ille est tenues dilapsus in auras, coeperunt sensu saut uigilare mei92.

    La rfrence aux sensus endormis durant la vision intrieure montre que Nason matrise bien une certaine vulgate philosophique, peut-tre mme plus particulirement picurienne, si lon considre que tenues est peut-tre employ en hypallage pour ille () tenuis, pithte donne aux simulacres lucrtiens. Lhsitation sur le sommeil est confirme par une hsitation sur la nature de la vision (quae uidi), ce que jai vu :

    [] seu corporis umbra seu ueri species seu fuit illa sopor93

    88 Ovide, Tristes, V, 7, 65-67 :

    Cest ainsi que joccupe et mon esprit et mon temps, cest ainsi que je me soustrais et marrache la contemplation de mon malheur. Je cherche dans la posie loubli de mes misres.

    89 Ovide, Tristes, IV, 1, 39-40 & 47-48 (notre traduction) : [La fureur potique] empche que mon esprit reste fascin par ses maux et elle lui te tout souvenir de son malheur prsent. [] et comme si je buvais les coupes du Lth dispensateur de sommeil, ainsi sloigne de moi la sensation de ce prsent hostile.

    90 Cf. par exemple, Ovide, Pontiques, I, 8, 21-24. 91 Cf. par exemple, Ovide, Pontiques, I, 4, 49-58. 92 Ovide, Pontiques, III, 3, 93-94 (notre traduction) :

    Il parla ainsi puis il se dissipa dans les souffles tnus, ou bien mes sens peu peu sveillrent.

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    Nason ignore sil sagit dun fantme, dune vision vritable, fournie par les sens la phantasia, ou dune vision onirique, produite par la phantasia sans les sens. La solution privilgie cependant parat tre celle du rve, cause de lidentit du personnage, mais aussi parce que lhypothse du fantme et celle du rve encadrent, et ainsi dpassent, celle de la vision authentique, tandis que la mention du rveil des sens conclut le passage. En outre, dans le cours du rcit, Nason ajoute un distique qui emploie deux reprises lexpression uisus (ego uisus eram/uisus nobis ille, vers 65-66) Le personnage dcrit par la suite, qui le pote adresse une longue suite de rcriminations et qui lui rpond par une prosopope, si tant est quil sagisse dune vision onirique, nest pas une apparition ordinaire, notamment parce quelle ne prend la parole quen second, contrairement lusage. Ensuite, si elle ralise une prophtie lapaisement de la colre dAuguste et la ralisation des vux de Nason , la suite du recueil ne vient pas la confirmer ; se glisse dailleurs, sans quon puisse limputer au pur hasard nous semble-t-il, une discrte rfrence, quelques vers aprs la fin du rcit, livoire (vers 98), matriau dont est faite la porte des rves trompeurs. Dailleurs, Amour, puisquil sagit de lui, est rput pour tenir souvent ses adorateurs des paroles trompeuses, comme Nason le rappelle ds son premier reproche :

    O puer, exilii decepto causa magistro94 []. Cependant, ce qui est particulirement intressant dans cette apparition de lAmour, cest son apparence :

    Stabat Amor, uultu non quo prius esse solebat, fulcra tenens laeua tristis acerna manu, nec torquem collo neque habens crinale capillo nec bene dispositas comptus ante comas. Horrida pendebant molles super ora capilli et uisa est oculis horrida penna meis, qualis in aeriae tergo solet esse columbae tractatam multae quam tetigere manus95.

    LAmour est, sinon malade et vieilli, du moins endeuill. Il nest pas sans rappeler les fantmes qui ont conserv les stigmates de ce qui causa leur mort ou du processus de dcomposition, comme Cynthie chez Properce. Loin dtre agrable, son apparition est une souffrance pour le pote qui commence par prendre peur (vers 11-12) puis se met en colre. Or, si nous rapprochons les pices de Properce et dOvide, une interprtation peut sen dgager. Le fantme de Cynthie dans le livre IV symbolisait chez Properce la

    93 Ibidem, 3-4 :

    que ce ft lombre dun corps lenveloppe dun tre vritable ou le sommeil.

    94 Ibidem, 23 : Enfant qui trompas ton matre et causas son exil [].

    95 Ovide, Pontiques, III, 3, 13-20 : LAmour se tenait l, non pas avec les traits dautrefois, mais triste, tenant de sa main gauche le montant du lit drable, sans collier au cou, sans peigne dans les cheveux ; sa chevelure ntait pas comme autrefois ordonne avec soin. Ses cheveux tombaient mollement sur son visage hirsute, et ses plumes mapparurent hirsutes, comme sur le dos dune colombe arienne touche et caresse de bien des mains.

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    conversion de linspiration lgiaque vers des sujets plus levs, mme si celui-ci ne reniait en aucun cas cette veine rotique qui il avait choisi daccorder la primaut, comme le rappelait la matresse de lauteur. Lapparition dAmour en deuil, us par les mains des potes dautrefois ou du fantme dAmour emblmatise chez Ovide la conversion de linspiration lgiaque vers une forme damour plus grave, plus douloureuse. Le Cupido, dsir sensuel et conqurant des annes de jeunesse, sest enfui, mais lAmour, au temps de la vieillesse, demeure, mais sous la forme des attachements civiques plus traditionnels96 attachement la patrie, son pouse et ses amis dans le cur du pote lui-mme vieilli et exil pour immoralit. Le fantme dAmour apparat donc comme une sorte dapologie destine prouver, par une imago fantastique , et plus efficace que nimporte quel discours, que le genre lgiaque peut se convertir la moralit. Bilan Nous voyons donc, dans la posie rotique antique, se dtacher une tradition particulire, celle de lapparition fantasmatique et hallucinatoire des tres aims, drive de plusieurs topoi : *le topos du rve rotique. Ce motif, couramment mentionn ds les pigrammes grecques est analys par les philosophes antiques. Ils se servent gnralement du rve rotique pour illustrer la thorie du rve non divinatoire, n des proccupations et des dsirs du jour. Lucrce, en particulier, recourt lanalyse du rve rotique dans sa critique de lamour, quil dcrit comme une illusion et une passion du dsir. Cette conception lucrtienne de lamour sera ensuite pleinement illustre ensuite par les potes lgiaques. Le caractre topique du motif de lamoureux rvant de sa bien-aime est confirm par la reprise quen fait, par exemple, le pote antique Claudien dans le pome prfaciel du Pangyrique pour le sixime consulat dHonorius (vers 7). Le motif connat un dveloppement majeur la Renaissance : un simple parcours des anthologies de B. Windau97 et de F. Joukovsky98 le montrera sans peine. *la mtaphore de lempreinte dans la cire, utilise pour expliquer limpression produite dans la phantasia par les sensations, en particulier celles de la vue, grave ensuite dans la mmoire, voire dans lme. Le motif se trouve galement dans les pigrammes grecques, aprs avoir t thoris par Aristote, puis repris par Plutarque, qui insiste sur la persistance presque hallucinatoire de cette impression dans lme amoureuse. Properce y fait allusion brivement dans les lgies, en liant, de manire trs intressante, ce thme de lempreinte dans le cur celui de lobsession amoureuse hallucinatoire :

    Nec te decipiat, quod sit satis illa parata : acrius illa subit, Pontice, si qua tua est, quippe ubi non liceat uacuos seducere ocellos, nec uigilare alio limine cedat Amor99.

    96 Cest le vers 20 qui nous amne formuler lhypothse dattachements traditionnels ou usuels. 97 B. Windau, Somnus. Neulateinische Dichtung and und ber den Schlaf. Studien zur Motivik Texte, bersetzung, Kommentar, Trier, Wissenschaftlicher Verlag, 1998, en particulier p. 144-152, anthologie de pices implorant le sommeil de leur envoyer de doux rves, gnralement des rves de ltre aim. 98 F. Joukovsky (d), Songes de la Renaissance, Paris, 10/18, 1991, p. 212-237. 99 Properce, lgies, I, 9, 25-28 :

    Que cela ne te trompe pas quelle soit tout fait consentante ; elle sinsinue plus profondment, Ponticus, celle qui tappartient ; alors on ne peut dtourner les yeux disponibles et lAmour naccorde pas dtre veill pour autre chose.

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    Ce motif pourra, dans la vise syncrtique qui est parfois celle des potes, tre rattach plus tard la thorie platonicienne de lme en qute de la Beaut sur terre qui lui rappellera, comme un miroir, la Beaut intelligible contemple avant lincarnation. *ce topos senracine aussi dans lide que le fonctionnement de la phantasia physiologique est altr au moment du sommeil ou sous leffet de la passion, selon les philosophes. *il senracine aussi dans le terreau des apparitions oniriques de fantmes , les mes des dfunts, qui suscitent des jugements ambivalents chez les philosophes. Stigmatises par Platon puis par Plutarque ou Synsios comme la trace dun attachement trop grand de lme aux plaisirs terrestres, elles sont mentionnes par Cicron uia Posidonius comme une source possible de rve divinatoire. Elles constituent aussi une topique de lpope grecque et latine. Il nous semble donc