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Extrait Capenoules !

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Extrait : Capenoules ! de Francis Delabre

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La Grande Braderie de Lille est une vieille sorcière du Moyen Âge.

À côté d’une table Henri Poire Cuite et ses six chaises assorties en cuir repoussé, il repère de loin un vieux poste TSF à lampes, un moderne de l’époque, noyer verni impeccable, avec l’œil vert en état, ce petit voyant révolutionnaire qui permettait de régler la fréquence. Une décharge lui descend du cœur et retient sa marche. C’est incontrôlable. Il se �ge au milieu de la chaussée. Un récif sorti des hauts-fonds sur lequel le �ux et le re�ux des hordes déchaînées de bradeux s’entrouvrent.

Sortilège.Il revoit son père plié en deux devant le poste, lunettes

sur le bout du nez, mégot au coin des lèvres et verre de rouge à la main, tournant délicatement le bouton pour a�ner l’écoute de Radio-Lille. Le vieux était le seul auto-risé pour cette manœuvre délicate. Un mois de salaire pour que cet engin trône dans la cuisine. Pour que le soir, réunie autour, sa petite famille silencieuse rêve en écou-tant le feuilleton. Et aussi, le vendredi, la pièce de théâtre.

Sans se presser, un vague sourire sous la casquette, il s’approche. Il tend le bras et vise l’appareil d’un doigt tremblant : « Combien ? » Ironie du sort, le poste est posé

INTRODUCTION

sur l’assise d’un fauteuil médical à grandes roues, perche et bocal à perfusion �chés à son �anc, tel un étendard de la dernière chance. « 70... mais y marche pas ».

Le DJ du coin monte d’un cran. L’homme tangue. Rien de grave, une jambe qui faiblit. Il zieute ailleurs, au loin, au-delà du déballage. Ce plaisir de pouvoir s’accouder au comptoir. Là-bas. « 120 avec le fauteuil, ça va ? » Outre une bière, il a soif d’une ambiance plus tempérée. Il ne répond pas. La vieille femme, de dessous son chapeau de paille, tente de ferrer sa proie : « 110, bocal o�ert. » Mais une bousculade devant l’étal l’entraîne quelques mètres plus loin, devant un christ en croix lourdement encadré d’ors. Il lève la tête. Un groupe d’allumés s’est mis à dan-ser. Il est ravi. Le désir ne lui montait pas de débattre sur un sujet pareil.

Ces gens qui le pressent soudain et voudraient l’empor-ter vers la nuit, qu’ont-ils à voir avec ceux de sa jeunesse ? Va savoir, c’est di�cile de comparer, quarante balais après. Mais la fête est toujours bien vivante. L’homme sourit et se laisse aller à balancer un peu. Un rigolo semble avoir lu une petite part de ses pensées, qui l’accoste, l’estomac en avant, et lui glisse à l’oreille, un pouce sur l’épaule en direction du DJ tapageur : « Tout cha, comme y disot Chéquessepire, ch’est grammint eud’bruit pour rin. »

Ils ont tous deux une casquette en laine sur l’oreille gauche. Amusé, l’homme abandonne sans regret le roulis ambiant et jette un œil sous la visière adverse : « Qui ça ?... Chéquessepire ? ... c’est qui, ça, Chéquessepire ?

– Ben en�n, ch’t’un écrivain, un écrivain sur un bu-rèle !

C’est le signal. Sans se concerter, ils appareillent. Tel

un ra�ot où les injonctions techniques n’ont plus court, l’équipage est déjà un vieux couple, à contre-courant ils se mettent en branle. Le rigolo a une veste noire et des yeux bleus derrière des lunettes rondes. Ceux de l’homme jubilent : « Un burèle ?

– Ah ! ben quo, un bureau si te préfères. T’es nin d’ichi, ti ? – Ben si, d’origine, mais j’avais oublié...

– Ben te vois, min hom’, là, Chéquessepire, ouais, ben y faisot dins l’théâte... si si, des grinds trucs, des tragédies com’ y disotent tertous, des trucs ainsi et comme cha, des chichis avec des pinderloques, et du monte in costeumes qui récite des grindes tirates su’ l’scène... eh ouais, cha t’in bouches un coin, hein camarat’ ?... ben te vos, mi, euch’ chuis jamais qu’un ouvirier, ben cha n’impêche, euch’ vais au cours du soir tros fos par semaine.

Ils marchent toujours, ignorant avec superbe ce qui les entoure, néanmoins magnanimes, ballottés comme ils sont par la foule en liesse. Deux poissons, augustes et pépères, parmi les poissons frétillant dans l’eau d’une hu-manité rassurante.

– Te m’en diras tant !Et voilà que l’accent le prend, le reprend, revient à la

surface. D’un seul coup, l’homme se sent bien. Les mains dans les poches, il s’o�re une large goulée d’air : « Ben ouais, te m’en diras tant, garchon...

– Et tins, pindint qu’on y est, Echetène, te l’connos li ?... non ?, renchérit le rigolo.

– Euh... ben non, ch’est qui ?– Ah ! ben cha alorsse ! ben ch’est ch’ti qu’a dit que tout

y’étot relatif, ch’est même grâce à cha qu’y z’ont inventé eul’ bombe à Tommick... et l’aute là, Cendars, Braise Cendars,

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sur l’assise d’un fauteuil médical à grandes roues, perche et bocal à perfusion �chés à son �anc, tel un étendard de la dernière chance. « 70... mais y marche pas ».

Le DJ du coin monte d’un cran. L’homme tangue. Rien de grave, une jambe qui faiblit. Il zieute ailleurs, au loin, au-delà du déballage. Ce plaisir de pouvoir s’accouder au comptoir. Là-bas. « 120 avec le fauteuil, ça va ? » Outre une bière, il a soif d’une ambiance plus tempérée. Il ne répond pas. La vieille femme, de dessous son chapeau de paille, tente de ferrer sa proie : « 110, bocal o�ert. » Mais une bousculade devant l’étal l’entraîne quelques mètres plus loin, devant un christ en croix lourdement encadré d’ors. Il lève la tête. Un groupe d’allumés s’est mis à dan-ser. Il est ravi. Le désir ne lui montait pas de débattre sur un sujet pareil.

Ces gens qui le pressent soudain et voudraient l’empor-ter vers la nuit, qu’ont-ils à voir avec ceux de sa jeunesse ? Va savoir, c’est di�cile de comparer, quarante balais après. Mais la fête est toujours bien vivante. L’homme sourit et se laisse aller à balancer un peu. Un rigolo semble avoir lu une petite part de ses pensées, qui l’accoste, l’estomac en avant, et lui glisse à l’oreille, un pouce sur l’épaule en direction du DJ tapageur : « Tout cha, comme y disot Chéquessepire, ch’est grammint eud’bruit pour rin. »

Ils ont tous deux une casquette en laine sur l’oreille gauche. Amusé, l’homme abandonne sans regret le roulis ambiant et jette un œil sous la visière adverse : « Qui ça ?... Chéquessepire ? ... c’est qui, ça, Chéquessepire ?

– Ben en�n, ch’t’un écrivain, un écrivain sur un bu-rèle !

C’est le signal. Sans se concerter, ils appareillent. Tel

un ra�ot où les injonctions techniques n’ont plus court, l’équipage est déjà un vieux couple, à contre-courant ils se mettent en branle. Le rigolo a une veste noire et des yeux bleus derrière des lunettes rondes. Ceux de l’homme jubilent : « Un burèle ?

– Ah ! ben quo, un bureau si te préfères. T’es nin d’ichi, ti ? – Ben si, d’origine, mais j’avais oublié...

– Ben te vois, min hom’, là, Chéquessepire, ouais, ben y faisot dins l’théâte... si si, des grinds trucs, des tragédies com’ y disotent tertous, des trucs ainsi et comme cha, des chichis avec des pinderloques, et du monte in costeumes qui récite des grindes tirates su’ l’scène... eh ouais, cha t’in bouches un coin, hein camarat’ ?... ben te vos, mi, euch’ chuis jamais qu’un ouvirier, ben cha n’impêche, euch’ vais au cours du soir tros fos par semaine.

Ils marchent toujours, ignorant avec superbe ce qui les entoure, néanmoins magnanimes, ballottés comme ils sont par la foule en liesse. Deux poissons, augustes et pépères, parmi les poissons frétillant dans l’eau d’une hu-manité rassurante.

– Te m’en diras tant !Et voilà que l’accent le prend, le reprend, revient à la

surface. D’un seul coup, l’homme se sent bien. Les mains dans les poches, il s’o�re une large goulée d’air : « Ben ouais, te m’en diras tant, garchon...

– Et tins, pindint qu’on y est, Echetène, te l’connos li ?... non ?, renchérit le rigolo.

– Euh... ben non, ch’est qui ?– Ah ! ben cha alorsse ! ben ch’est ch’ti qu’a dit que tout

y’étot relatif, ch’est même grâce à cha qu’y z’ont inventé eul’ bombe à Tommick... et l’aute là, Cendars, Braise Cendars,

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