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compris, au plan éthique plutôt qu'au plan esthétique, au plan d'une connivence dédramatisante plutôt qu'au plan d'une connaissance et d'un plaisir partagés. Vous aurez compris que la prise de parole médiatrice devant les œuvres est un exercice particulièrement périlleux, part iculièrement fallacieux, et pourtant irrem plaçable car les œuvres sont toujours terriblement seules devant le regard de celui qui ne dispose pas du savoir qui les situe, du contexte qui les institue. Le médiateur quotidien de l'art contemp orain doit accepter la gloire discrète de cet impératif catégorique et de cette aporie de sa condition qui est de toujours devoir communiquer sans toujours transmettre, de toujours tenir un discours proprement inte nable, interminable et toujours trop tôt interrompu. Et je voudrais conclure maintenant en citant une phrase d'un autre artiste, immen sément célèbre et dont les rares expositions attirent des dizaines de milliers de visiteurs, dont les catalogues et les livres se vendent à des dizaines de milliers d'exemplaires et qui disait : « L'art ne s'adresse qu'à un nombre excessivement restreint d'indivi dus. » Vous aurez sans doute reconnu Cézanne et vous admettrez volontiers avec moi qu'il a toujours raison si l'on songe à LoftStory et aux jeux Olympiques. Et c'est bien pourquoi parfois, pour finir encore sur Samuel Beckett : « Les mots vous lâchent. Il est des moments même eux vous lâchent. » Mais les mots n'en demeurent pas moins la condition même de notre être-ensemble. EXPOSER VIII André Desvallées T' I avais annoncé, fin 1998, que j'allais cesser de rendre compte systématiquement des expositions que j'avais l'occasion de visiter, surtout parisiennes. De nombreuses expositions ont eu lieu depuis ce moment j'ai considéré qu'il pouvait apparaître lassant pour le lecteur de se voir répéter les mêmes éloges aux mêmes créateurs d'ex positions et les mêmes reproches aux mêmes autres. Il ne saurait en être très di fféremment après quatre années passées et je devrai bien reprendre mon antienne si je conviens d'y revenir, quelques occasions survenant qui semblent apporter un peu de nouveau. Mais, le trop grand nombre de ces expositions m'obligeant à un choix forcé, qui devient subjectif, je voudrais prof iter de ce choix pour mettre l'accent sur un type d'expositions : celles le sens l'em porte sur la forme et, cette fois-ci, plus par ticulièrement sur les expositions à sujets littéraires. Pour commencer, un point général sur les lieux d'exposition parisiens. Rien de bien changé sur le respect du public, sur la bonne expographie, notamment l'écla irage des expôts et la bonne lecture des textes. Les plus remarquables pour une mise en valeur neutre des œuvres d'art dans un contexte non pollué restent les expositions du pavillon des Arts, du mu sée Dapper et, assez souvent, du musée du Louvre (hall Napoléon et aile Richel ieu). Le premier reste fidèle à un env ironnement dans le noir presque absolu, seuls les expôts, l'information et la signalisation étant éclairés. Quel délice d'y voir par exemple les aquarelles et gouaches de Turner (Turner et la Seine, du 27 octobre 1999 au 30 janvier 2000) ou les photographies de Jean Dieuzaide (Jean Dieuzaide : un regard, une vie, du 25 octobre 2002- au 2 février 2003) sans qu'aucun autre élément de décoration ou 170 Expériences et points de vue CULTURE & MUSÉES N ° 3

Exposer - André Desvallés

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  • compris, au plan thique plutt qu'au plan esthtique, au plan d'une connivence ddramatisante plutt qu'au plan d'une connaissance et d'un plaisir partags.

    Vous aurez compris que la prise de parole mdiatrice devant les uvres est un exercice particulirement prilleux, particulirement fallacieux, et pourtant irremplaable car les uvres sont toujours terriblement seules devant le regard de celui qui ne dispose pas du savoir qui les situe, du contexte qui les institue.

    Le mdiateur quotidien de l'art contemporain doit accepter la gloire discrte de cet impratif catgorique et de cette aporie de sa condition qui est de toujours devoir communiquer sans toujours transmettre, de toujours tenir un discours proprement intenable, interminable et toujours trop tt interrompu.

    Et je voudrais conclure maintenant en citant une phrase d'un autre artiste, immensment clbre et dont les rares expositions attirent des dizaines de milliers de visiteurs, dont les catalogues et les livres se vendent des dizaines de milliers d'exemplaires et qui disait : L'art ne s'adresse qu' un nombre excessivement restreint d'individus. Vous aurez sans doute reconnu l Czanne et vous admettrez volontiers avec moi qu'il a toujours raison si l'on songe LoftStory et aux jeux Olympiques.

    Et c'est bien pourquoi parfois, pour finir encore sur Samuel Beckett : Les mots vous lchent. Il est des moments o mme eux vous lchent. Mais les mots n'en demeurent pas moins la condition mme de notre tre-ensemble.

    EXPOSER VIII Andr Desvalles

    T' I avais annonc, fin 1998, que j'allais

    cesser de rendre compte systmatiquement des expositions que j'avais l'occasion de visiter, surtout parisiennes. De nombreuses expositions ont eu lieu depuis ce moment o j'ai considr qu'il pouvait apparatre lassant pour le lecteur de se voir rpter les mmes loges aux mmes crateurs d'expositions et les mmes reproches aux mmes autres. Il ne saurait en tre trs diffremment aprs quatre annes passes et je devrai bien reprendre mon antienne si je conviens d'y revenir, quelques occasions survenant qui semblent apporter un peu de nouveau. Mais, le trop grand nombre de ces expositions m'obligeant un choix forc, qui devient subjectif, je voudrais profiter de ce choix pour mettre l'accent sur un type d'expositions : celles o le sens l'emporte sur la forme et, cette fois-ci, plus particulirement sur les expositions sujets littraires.

    Pour commencer, un point gnral sur les lieux d'exposition parisiens. Rien de bien chang sur le respect du public, sur la bonne expographie, notamment l'clairage des expts et la bonne lecture des textes. Les plus remarquables pour une mise en valeur neutre des uvres d'art dans un contexte non pollu restent les expositions du pavillon des Arts, du muse Dapper et, assez souvent, du muse du Louvre (hall Napolon et aile Richelieu). Le premier reste fidle un environnement dans le noir presque absolu, seuls les expts, l'information et la signalisation tant clairs. Quel dlice d'y voir par exemple les aquarelles et gouaches de Turner (Turner et la Seine, du 27 octobre 1999 au 30 janvier 2000) ou les photographies de Jean Dieuzaide (Jean Dieuzaide : un regard, une vie, du 25 octobre 2002- au 2 fvrier 2003) sans qu'aucun autre lment de dcoration ou

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  • d'architecture ne vienne perturber votre vision - ce qui n'est pas toujours le cas aux Galeries nationales du Grand Palais, mme si l'on y approche aussi parfois de l'excellence, mais plus pour les expositions d'archologie que de beaux-arts. Quant Dapper, que ce soit Afrique secrte (du 13 fvrier au 21 juillet 2002), Le Geste Kongo (du 18 septembre 2002 au 19 janvier 2002) ou Ghana, hier et aujourd'hui (du 7 mars au 13 juillet 2003), aussi fidle un noir un peu moins intense qu'au pavillon des Arts, le seul regret que l'on peut avoir est que, se considrant toujours comme muse d'art, le contexte ethnographique qu'il offre au visiteur se limite des textes et des cartes - mais il en dit souvent plus par ses placards informatifs que le Maao et le muse de l'Homme ne le faisaient parfois, dans un contexte expographique moins neutre. Et, en prjuger dj par l'exposition provisoire du pavillon des Sessions, au Louvre, tout autant que par l'architecture transparente de Jean Nouvel (comme si l'exprience ngative de l'Institut du monde arabe n'avait pas suffi !), on ne peut que craindre de voir le pire au futur muse du Quai-Branly.

    Par contre, une exposition qui valait aussi interrogation par rapport aux questions d'clairage et d'ambiance, c'est l'Aventure de Pont-Aven et Gauguin au muse du Luxembourg (du 2 avril au 22 juin 2003). Malgr des exceptions pas toujours russies, cet espace tend adopter une ambiance proche de celles de Dapper ou du pavillon des Arts. Ce fut le cas pour l'exposition cite, dclinant des salles sombres et d'autres plus claires. Mais ces variations dans le niveau d'clairement et dans les couleurs (tantt rouge brique, tantt jaune, tantt blanc, tantt gris) non seulement ont provoqu des diffrences de perception des peintures exposes, du fait de la diffrence de contraste et de rapport chromatique, mais elles ont entran une modification de la rception elle-mme

    du fait de l'usage d'un clairage lumire cadre. On sait que cet usage reste sujet discussion, qui est utilis pour les expographies les plus neutres possibles (notamment pour les arts graphiques, au pavillon des Arts ou aux salles d'exposition temporaires de la Pyramide du Louvre, particulirement pour les expositions diriges par Rgis Michel). Il permet, dans une ambiance sombre, de ne laisser voir que le dessin, la gravure ou la peinture que l'on veut montrer, en faisant abstraction de tout environnement esthtique. Le plus souvent, le rsultat ne donne que satisfaction. Surtout pour les dessins ou les gravures. Par contre, si les peintures apportent une prsence aussi grande que lorsqu'on en regarde la reproduction numrise sur le moniteur d'un ordinateur, en lisant un cd-rom, certains considrent que la transparence donne l'image est excessive et entrane une vritable trahison de l'original. Or, dans le cas de cette exposition, il apparat que la transparence des peintures est nettement moins affirme lorsque le cadrage de la lumire est effectu sur un fond semi-clair que lorsqu'il l'est sur un fond trs obscur. Le mme problme s'tant pos pour l'clairage des peintures de l'exposition De Caillebotte Picasso, au muse Jacquemart-Andr (du 2 avril au 15 juin 2003), il s'agit d'une affaire suivre... Par contre, toujours au muse du Luxembourg, l'clairage des textes muraux tait d'une qualit trs variable, parfois la limite de l'absence, parfois obtenu par projection, et donnant alors le meilleur rsultat.

    Pour ce qui concerne les expositions sujets littraires, dont on a longtemps dit qu'elles ne pouvaient pas donner matire exposition, de rcentes russites viennent au contraire tmoigner de ce qu'elles peuvent aussi bien fonctionner que toute autre exposition expts visuels et tangibles. En effet, plusieurs expositions coup sur coup, fin 2002 et dbut 2003, nous ont placs la limite de ce que l'on conoit

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  • gnralement comme exposition musale, au-del de l'objet : certaines, d'une manire dont nous sommes dj coutu- miers, comme Victor Hugo, l'homme ocan (du 21 mars au 23 juin 2002), Zola (du 18 octobre 2002 au 19 janvier 2003) et Au Bonheur des Dames (du 18 octobre 2002 au 13 avril 2003), la Bibliothque nationale de France Franois-Mitterrand, La Rvolution surraliste, au centre Georges- Pompidou (du 6 mars au 24 juin 2002) et Trajectoires du rve. Du romantisme au surralisme au pavillon des Arts (du 6 mars au 8 juin 2003) ; d'autres, utilisant des moyens plus varis, comme Roland Barthes, au centre Georges-Pompidou (du 27 novembre 2002 au 10 mars 2003), et j'y ajouterai Ce qui arrive, la Fondation Cartier pour l'art contemporain (du 29 novembre 2002 au 30 mars 2003), exposition privilgiant l'image et l'audiovisuel.

    Ces expositions nous ont montr, pour ceux qui en doutaient encore, comment tout pouvait faire exposition - non seulement les traditionnels arts graphiques ou plastiques, mais aussi tout objet rel trois dimensions, qu'il soit simple produit de la nature ou cration de l'homme (simple document sur papier ou enregistr, bande magntique, film cinmatographique) et, pour certaines, exprimer, tout autant que des vidences ralistes, au-del des vraies choses, les choses qui sont derrire les choses (Jacques Prvert), chres aux surralistes - la diversit de ce matriel expo- graphique tant leur brouet quotidien, II est vrai que le problme de l'exposition n'a jamais t celui du quoi ? , au premier degr, mais celui du qu'est-ce que c'est ? - celui du sens - et pour cela, celui du comment ? . Ce qui est ici notre proccupation premire.

    Malgr quelques dispositifs audiovisuels sducteurs (trois crans suspendus) pour rappeler certaines adaptations filmes de romans clbres, avec un circuit bien jalonn de transparents suspendus, marquant la chronologie, dans une ambiance

    quilibrant le rouge et le gris, Zola nous a surtout offert le panel classique des diffrents expts utiliss pour voquer la vie et l'uvre d'un crivain, comme la Bibliothque nationale nous en a donn l'occasion des dizaines de fois, des degrs diffrents, depuis plus d'un demi-sicle, et tout d'abord dans son site de la rue de Richelieu. La dernire en date, celle de Jean Fouquet (du 25 mars au 22 juin 2003), si elle tait d'une richesse enviable, n'avait pas choisi le meilleur parti pour une meilleure vision, en remplaant par une ambiance blanche l'ambiance noire dont elle use gnralement, alors mme que, pour le niveau d'clairement modr qu'exige la prservation des manuscrits, chacun sait qu'il faut accentuer le contraste en retenant une ambiance fonce. l'inverse, le petit complment expos au muse Cond de Chantilly, sous le titre L'Enluminure en France au temps de Jean Fouquet (du 26 mars au 22 juin 2003), nous offrait bien une ambiance sombre, mais avec un clairage o un mauvais usage de la fibre optique rivalisait avec une absence complte d'clairage. Par contre, pour l'exposition Lonard de Vinci, dessins et manuscrits (du 9 mai au 14 juillet 2003), dans le hall Napolon du Louvre, si elle se droulait dans une bonne ambiance noire et si les manuscrits en avaient t bien clairs, on y avait tout fait nglig l'clairage des tiquettes disposes sous les vitrines, au point que certaines taient rendues compltement illisibles par un visiteur ds lors qu'un autre s'interposait entre la source de lumire et les expts qu'il voulait regarder de prs - et, dans certains cas, le bord de la vitrine lui-mme portait ombre sur l'tiquette. ce propos, qu'ils fussent sur pupitres peu inclins ou entre deux sous-verre (lorsque le dessin avait un verso), les dessins du Louvre de Michel-Ange (du 26 mars au 23 juin 2003) respectaient mieux le confort du visiteur. Quant

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  • l'exposition Savoir faire. La variante dans le dessin italien au xw sicle (du 23 mai au 18 aot 2003), la chapelle de l'aile Richelieu du Louvre, on ne le sait que trop, sa prsentation de dessins reste au niveau plutt faible que permet seul ce lieu d'exposition affect aux expositions temporaires courantes du dpartement des Arts graphiques : que les cimaises soient rouge fonc, comme parfois, ou bleu roi et gris clair, comme pour la prsente exposition, le sol reste une nuisance de chne brun moyen et les spots suspendus au plafond toujours trop loigns pour viter les ombres portes par les regardeurs, tout en se focalisant bien sur les images. Par contre, Tolbiac, avec Victor Hugo, l'homme ocan, mme si l'ambiance n'aidait pas trop focaliser le regard sur ces expts, nous parcourions sans trop d'efforts cet ocan d'crits, presque ports par le droulement mcanique qu'elle proposait, en vitrines-tables, de dessins, de manuscrits et d'imprims, rpartis en trois sections, dix-neuf chapitres et trente-six sous-chapitres, jalonns par des textes intro- ductifs. Quanta Au Bonheur des Dames, on y progressait (ou on y rgressait, c'est selon !) d'un degr supplmentaire ; les panneaux ceinturant l'unique espace carr ainsi que ceux introduisant aux sections constituaient la fois la charpente et le principal du contenu, pendant que les images et les crits tenaient plutt lieu d'illustration, livres au centre, dans des vitrines verticales, et gravures et textes photographis de Zola la priphrie, dans des vitrines-tables (dont nanmoins une mauvaise inclinaison ne facilitait pas la lecture).

    Dans la parfaite ambiance sombre, que j'ai rappele, laquelle Batrice Riottot El- Habib nous a remarquablement habitus au pavillon des Arts (et ce malgr les difficults inhrentes l'architecture du lieu), l'exposition Trajectoires du rve, conue par Vincent Gille, partant d'un univers d'crivains, a plutt mis l'accent sur les uvres d'art graphique. On y a t cependant plus

    loin, en exprimant mieux l'esprit de la posie, et particulirement surraliste, que mme l'exposition La Rvolution surraliste ne l'avait fait au centre Georges- Pompidou. Pourtant, peintures, sculptures, dessins et manuscrits y foisonnaient ; qui ne laissaient pas pour autant souffler l'esprit. Comme l'a remarqu un critique, on y manquait de la fantaisie, de l'esprit festif inhrents au sujet mme : tout y partait dans tous les sens, sans que la dispersion vous conduise quelque part. Au lieu de cela, l'exposition du pavillon des Arts, quoique - ou parce que - limite des uvres de petites dimensions (dessins, gravures, photographies), des objets de science physique, des spcimens minra- logiques et des enregistrements sonores, tous expts sur lesquels se concentrait le regard (et l'oue), grce aux seuls clairages dirigs, nous mettait en situation de ne pouvoir chapper notre sujet : le rve. Et l'on passait, sans hiatus ni distraction aucune, des marbrures d'Hercule Seghers aux veines d'un bloc d'agate ayant appartenu Roger Caillois, d'un instrument de dmonstration physique ou lectromagntique un crit de Novalis, de Nerval, de Victor Hugo ou une gravure de Meryon, d'un livre d'Andr Breton une photo de Brassai'. Si l'on devait trouver une autre rfrence, ce serait plutt auprs de l'exposition gante, conue au muse du Louvre par Rgis Michel - et constitue de dessins, mais aussi de sculptures et, surtout pour la partie contemporaine, de peintures et de films -, La Peinture comme crime (du 15 octobre 2001 au 15 janvier 2002), car l aussi, par un clairage dirig sur les seuls expts dans une ambiance trs sombre, le regard du visiteur tait tout autant respect que les dessins pour lesquels le niveau d'clairement avait t modr afin de les mieux prserver.

    Plus de seize ans aprs celle, plus modeste, mais non moins convaincante, qu'avait produite en 1986 le pavillon des Arts (Roland Barthes, le texte et l'image),

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  • l'exposition Roland Barthes du centre Georges-Pompidou, pour sa part, a confirm aussi, plus que toute autre, que l'on pouvait faire une exposition bien visuelle mme avec de la littrature, avec du texte.

    Onze sections de nature diffrente au sein desquelles, dans une ambiance relativement sombre, les objets apparaissaient surtout dans la seconde, illustrant des thmes qui avaient fait le sujet de certaines des Mythologies : comme quelques jouets de sa propre enfance, l'automobile ds 19 de 1957, des objets en plastique, des sapo- nides et produits dtergents ou des Guides bleus, mais surtout, pour illustrer le mme propos, ds le dbut de l'exposition, des documents graphiques (affiches et photos) et des films d'actualit en rapport avec des vnements de l'poque, comme le Tour de France, la vedettisation de la potesse prcoce Minou Drouet, l'affaire Dominici ou la cration des Chiffonniers d'Emmas par l'abb Pierre.

    Aprs quoi, nous avions surtout des textes, des images, fixes ou animes, et des sons. Moniteurs vido encastrs, diffusant des entretiens films avec Barthes dans d'anciennes missions de tlvision (comme un entretien de 1964 extrait de la clbre mission Lecture pour tous de Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes) ; quelques peintures ainsi que des entretiens films sur Barthes par d'autres crivains de ses contemporains, pour expliquer et illustrer L'aventure structuraliste et nous amener aux planches de \ Encyclopdie de Diderot et d'Alembert ; projection sur grand cran transparent de films de Robbe- Grillet ou de Mre courage de Brecht, pour illustrer Thtre / Roman . Vient alors (noblesse oblige) la Galerie : de l'criture la peinture , associant ce qui lie la premire la seconde, de l'alphabet d'Ert au polyptyque Cy Trombly, en passant par Andr Masson et Bernard Rquichot, pour aboutir ses propres uvres graphiques et la calligraphie

    japonaise, sublime dans la section suivante, L'empire des signes , aprs le premier voyage au Japon : masques de n, hakus projets et autres documents en vido sur la ville et sur le thtre japonais.

    Avec Le cabinet de travail , ct de l'vocation, par un grand nombre de volumes, de sa bibliothque personnelle, de quelques portraits (Klossowski, Lapou- jade) et de quelques peintures qui lui taient chres (comme d'Arcimboldo, Saenredam ou Sal Steinberg), un moyen d'coute original a t trouv : l'vocation d'un salon au centre duquel cinq fauteuils entourant une table ronde permettaient d'couter assis quelques-uns des textes que Barthes prfrait (Miche- let, les Goncourt, Flaubert, Goethe, Stendhal, Rousseau, Tolsto, Sade, Sollers, Guyotat), raison de trois casques par fauteuil. Ensuite, nous changions d'ambiance, en passant dans un isolt ( Innig ), constitu d'un couloir amnag pour l'coute progressive, en huit zones, d'une lecture musicale commande Andra Cera par I'ircam. Puis nous parvenions un autre isolt tapiss des longues sries de gravures illustrant son travail sur trois hommes qu'il a considrs comme Les fondateurs de langues : Sade, Fourier et Loyola.

    proximit d'un mur rappelant photo- graphiquement les lieux qui l'avaient habit et d'un espace reprenant l'amnagement de fauteuils bas autour d'une table ronde pour diffuser certaines des interventions de ses sminaires, XEndymion de Girodet nous ouvrait sur une section intitule L'amoureux, l'ami . Peut-tre un peu lgre quant l'ambiance sensible : photographies anciennes (de Von Gloeden) ou rcentes (de Bernard Faucon), gravures illustrant Werther et manuscrit fragmentaire de l'auteur. Par contre, par la multiplication des petits moniteurs vido, les rapports affectifs avec de nombreux amis taient largement exposs. Autour du thme de son ouvrage La Chambre claire, intitule

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  • Vita nova , comme un de ses projets de roman, la dernire section comprenait essentiellement, dans un espace un peu trop clair, d'une part une srie de photographies des premires annes de Roland Barthes, d'autre part l'illustration photographique de l'univers proustien. Et elle se terminait par le rappel de son dernier cours au Collge de France sur La prparation du roman . En cette fin de parcours, pig qu'tait le visiteur dans un nud d'motions o le travail de mmoire se mlait celui sur la fiction, on pouvait regretter que l'accident, au sortir du Collge, qui le conduira une fin tragique, n'ait pas t voqu plus fortement.

    Il est toutefois difficile de traduire en mots le parcours d'une telle exposition o le contenu intellectuel, et ventuellement affectif, tait communiqu par des moyens varis, parmi lesquels l'ambiance scnogra- phique jouait trs peu, mais o taient associs des expts de toute nature. Outre son excellente mise en valeur du texte - qu'il se prsentt sous sa forme manuscrite, sous celle du livre original ou en pigraphie murale - il s'y entremlait beaucoup de visuel, de sonore et d'audiovisuel, sans que ces ajouts aient nui l'accs au texte ; ils ont au contraire aid en prolonger le sens. Considrs comme expts, les crits de Barthes sont uvres d'art dans le domaine littraire, mais ils ne trouvent leur existence matrielle que dans la mesure o ils ont reu un support (ce qui les transforme en de vraies choses, mme si ce ne sont pas des objets), et ils ne prennent leur sens que par une mdiation - celle d'un lecteur, celle d'un interprte (catgorie d'uvres place par Grard Genette dans le rgime attographiqu). En outre, la question ne s'y posait pas de savoir si on avait affaire une exposition de nature esthtique ou de nature documentaire : elle se contentait d'tre, ni plus ni moins.

    Il faut bien noter toutefois quelques dfauts formels, comme certains textes rendus illisibles par le fait que, apposs

    sur un fond gris pour tre vus en transparence, ils n'avaient reu aucun clairage. En outre, le fait que certains postes de vido ne comportent pas un nombre suffisant de casques en limitait l'usage de manire tout fait injustifie : un seul pour les interviews de Claude Lvi-Strauss, en 1964, et de Michel Foucault en 1964 et 1966 ; deux pour ceux de Marc Auge, Philippe Roger et Antoine Compagnon. Par contre, lorsque les casques avaient t remplacs par une sonorisation d'ambiance, il se produisait des interfrences. Ne vaut-il pas mieux, lorsqu'un tel problme se pose, s'en tenir aux techniques utilises au mme lieu en d'autres temps, pour Les Immatriaux, ou en permanence au muse de la Musique ?

    Avec l'exposition Ce qui arrive, sur un canevas de Paul Virilio, nous sommes nouveau questionns, comme l'avait fait Jacques Barr en 1987, sur le rle que l'on peut donner l'utilisation de l'image, et plus particulirement l'image anime, non seulement en complment, mais en substitution de la vraie chose. Car, en dehors de deux installations monumentales, La Chute de Lebbeus Woods et Alexis Rochas et moma & Airplane Parts at the Fondation Cartier de Nancy Rubins, l'exposition se limitait l'image. Quel statut Virilio a-t-il donn au film et quel usage en a-t-il fait ? Le format dtermine-t-il la nature de l'expt ? son niveau artistique ? sa catgorie expologique ? Les vingt films de reportage diffuss sur de petits moniteurs vido distincts sont donns comme des documents bruts. Qu'ils aient t raliss sur film chimique, sur bande magntique ou en numrique, quatorze autres films sont donns comme films d'auteur signs (en particulier ceux raliss autour du 11 septembre 2001) : la plupart sont projets sur grand cran (surtout en rtroprojection), le plus souvent dans un espace singulier, parfois en alternance. Le plus banalis et paraissant presque se perdre sur un mur comme l'une des dix-sept photographies

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  • accroches sur cimaise, le film ralis New York par Wolfgang Staehle, le 11 septembre, presque immobile du fait qu'il avait t transmis sur internet. Ce film, comme la plupart des autres, pourrait tre aussi bien considr comme un document. Et, inversement, les films donns comme documents rvlent eux-mmes des moments aussi forts. Alors ? Y a-t-il un sens distinguer entre les expts primaires et les secondaires ? C'est d'ailleurs une mme interrogation que pouvaient nous conduire les audiovisuels formant l'exposition sur (et de) Philippe Starck - projets selon un dispositif original o l'architecte et dcorateur semblait lui-mme commenter ses ouvrages, par projection de son visage anim sur une tte moule.

    En parcourant Roland Barthes aussi bien que Ce qui arrive, nous ne pouvons qu'tre renvoys une autre exposition, dj ancienne, mais toujours la rfrence : Les Immatriaux, conue en 1985 par un autre philosophe, aujourd'hui dcd, Franois Lyotard, le philosophe du postmoderne. Avec cette exposition, nous nous situions dj la limite du musal, puisque le but du concepteur tait justement d'exprimer l'immatriel. Mais, incontestablement, on allait plus loin dans cette recherche de l'inexprimable que dans nos deux rcentes expositions.

    Plus classiques, les deux grandes rtrospectives de photographes : Henri Cartier-Bresson. De quoi s'agit-il ?, la Bibliothque nationale de France Franois- Mitterrand, et Jacques-Henri Lartigue : l'album d'une vie, au centre Georges- Pompidou. Confrontes en une mme priode d'exposition, elles ont offert une occasion de dbat autour de la manire d'exposer la photographie. Si ce dbat touchait sans doute en partie au genre de photographie exposer, il n'en touchait pas moins la forme. Photographie / document ou photographie / uvre d'art. Les expositions du muse d'Orsay La Beaut documentaire (du 8 avril au 29 juin 2003),

    Le Daguerrotype franais (du 13 mai au 17 aot) et La Photographie au tournant du sicle -. du pictorialisme Eugne Atget (du 16 juillet au 19 octobre 2003) nous ont bien informs que tout clich peut servir la beaut en mme temps que * toute image peut, tout moment donn, servira des recherches scientifiques (Congrs international de 1910 Bruxelles) et donc comporter un intrt documentaire. Le choix peut venir de l'auteur, comme il peut venir de celui qui expose. Dans le cas de nos deux contemporains, nous avions affaire pour l'un un amateur mondain, pour l'autre au reporter engag. Pour le plus g la photographie tait simplement du document dont les autres ont fait de l'art, en 1963, alors qu'il avait dj soixante-neuf ans. Pour le plus jeune, la position personnelle tait presque la mme, mais il a fait de la photo sa profession et il a t beaucoup plus tt esthtis par ses diteurs et expositeurs - ds 1943, alors qu'il n'avait que trente-quatre ans. Cartier-Bresson cherchait aussi sa vrit dans l'instantan pris dans la vie plus encore que dans les faits, et beaucoup plus que par le spectaculaire visuel. Mais chacun avait une vision diffrente du rle de la photo, dont leurs expositeurs ont bien d tenir compte : Lartigue se plaisait composer ses albums de photos comme s'agissant d'uvres d'art. Ses expositeurs ont mis l'accent sur cet aspect, en talant, dans la pnombre, cent trente albums couvrant toute sa vie de photographe, de 1902 1986. En prambule, dans une ambiance moyennement claire, la mise en abyme de sa premire exposition, au moma, offrant quarante photos aux New- Yorkais, en 1963 ; en parallle aux espaces regroupant les albums rpartis en six priodes, d'abord quarante vues st- roscopiques, dans une ambiance sombre, intgres dans des caissons les rendant trs accessibles, puis, dans une ambiance demi-claire, cent trente preuves d'origine, encadres de noir, sur cimaise gris clair

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  • - ce qui est paradoxal lorsque l'on considre que les commissaires nous annonaient qu'ils voulaient s'en tenir un niveau d'clairement de 50 Lux. L'clairage des albums n'vitait pas les ombres portes et une lecture difficile des textes en blanc sur les cimaises grises, alternant avec ceux en noir. L'exposition s'achevait avec un gigantesque diaporama mitraillant 14 423 pages d'album, que l'on pouvait, pour une fois, regarder assis sur une banquette, mais avec un recul insuffisant pour bien voir la fois les quatre crans. En projection, comme en vitrine, la composition des pages d'album, de mon point de vue, faisait perdre aux photos aussi bien leur intrt plastique que leur sens.

    Dans le cas de Cartier-Bresson, le prambule de l'exposition offrait une srie de vitrines, garnies de photos familiales ou contemporaines de son enfance et de documents constituant en quelque sorte le retour en arrire biographique. Ensuite de quoi les expositeurs, et apparemment l'auteur lui-mme, avaient choisi que l'exposition se fasse hors chronologie, mlant des photographies de tirages gnralement rcents, sans tenir compte des lieux et des dates, dans une ambiance semi-sombre. Quelques magazines illustrs par l'auteur, rattachs certains vnements, comme la libration d'un camp de concentration ou l'arrive Shanghai de l'arme des soldats de Mao. Contrairement ce qu'affirme Cartier-Bresson lui-mme, l'accrochage sur cimaise donnait un meilleur rsultat que chez son confrre. Ne considre-t-il pas en effet que la photo se regarde dans les livres, pas au mur?

    177 Expriences et points de vue

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    InformationsAutres contributions de Andr DesvallesVoir aussi:Andr Desvalles. Exposer? (VI) Exposer? (VII), Publics et Muses, 1998, vol. 14, n 1, pp. 125-153.

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