84
ENCYCLOPÉDIE DE LA MÉDITERRANÉE EDM N° 1 L’ÉCRITURE EN MÉDITERRANÉE Série LINGUISTIQUE SECUM L’Encyclopédie de la Méditerranée (EDM) est réalisée avec l’assistance financière de la Commission Européenne -Programme Euromed Héritage. Responsable du Projet : Michele Brondino, directeur de SECUM (Sciences, Éducation et Cultures en Méditerranée)

ENCYCLOPÉDIE DE LA MÉDITERRANÉE EDM

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

ENCYCLOPÉDIE DE LA MÉDITERRANÉE

EDM

N° 1

L’ÉCRITURE EN MÉDITERRANÉE

SérieLINGUISTIQUE

SECUM

L’Encyclopédie de la Méditerranée (EDM)

est réalisée avec l’assistance financière de la

Commission Européenne -Programme Euromed

Héritage.

Responsable du Projet :

Michele Brondino, directeur de SECUM

(Sciences, Éducation et Cultures en Méditerranée)

Abderrazak Bannour

L’ÉCRITURE EN MÉDITERRANÉE

EDISUD

Publications de l’EDM

Traduit de l’arabe par l’auteur

© Édisud, Aix-en-Provence, 2004ISBN : 2-7449-0523-2

SOMMAIRE

AVANT-PROPOS ...................................................................................................p.7

I. ORIGINE(S) DE L’ÉCRITURE Évolution ou révolution ? ............................................................. p.13LA CONSCIENCE DES ORIGINES .................................................... p.16LA THÉORIE DE L’ÉVOLUTION ..................................................... p.29LA THÉORIE DU GESTE ...................................................................... p.44LA THÉORIE DE L’INVENTION ....................................................... p.45RETOUR AUX ORIGINES : L’ÉMERGENCE ÉVOLUTIVE ... p.54

II. DÉVELOPPEMENT DE L’ÉCRITUREUne histoire d’acculturation ..................................................... p.81LA GENÈSE DES ALPHABETS ......................................................... p.89

III. DIFFUSION DE L’ÉCRITURELa constitution des scripts ........................................................ p.111LA DIFFUSION DU CUNÉIFORME .............................................. p.113LA DIFFUSION DE L’ALPHABET ................................................ p.115

IV. L’HISTOIRE INACHEVÉENOUVEAUX OUTILS, NOUVEAUX SUPPORTS ...................... p.149

V. CHRONOLOGIE ..................................................................p. 153

VI. BIBLIOGRAPHIE ............................................................. p.165

AVANT-PROPOS

En nul autre lieu du globe que le bassin méditerranéen, on ne réussit à rencontrer autant d’écritures, ni autant de faits marquants dans l’histoire de l’écriture. Sur les rives de la Méditerranée, les peuples ont tenu à marquer leur passage, à éterniser des instants, à glorifierdes actes et des dieux. Cela a donné lieu à des gravures rupestres, des statues, des monuments et surtout des symboles qu’ils ont essayé de diverses façons de relier aux langues qu’ils parlaient. Ces tentatives ont abouti à l’écriture. Mais l’erreur est de croire que l’écriture doit être l’exacte contrepartie de la langue parlée. Il n’existe que des adaptations particulières, jaillissant ou se per-fectionnant avec le temps, en étroite symbiose avec les mentalités et la psychologie de chaque peuple. Il est certain que l’homme a su dessiner avant de savoir écrire, mais il est aussi certain qu’il a su lire avant de savoir écrire. C’est à la lecture (des traces des animaux, des mouvements des astres, des indices dans la nature) qu’il a appris à fixer le temps fugace, à pallier lesdéficiences de la mémoire, mais surtout à dominer lemonde en en possédant une image fixe.L’écriture est, avec le langage oral, l’un des moyens de communication le plus répandu parmi les hommes.

Le langage parlé a ses avantages, mais l’écriture aussi a les siens : ceux, entre autres, de défier le temps etl’espace, mais aussi de pouvoir revenir d’une manière réflexive sur sa propre écriture. Ce qui n’est pas négli-geable. L’écriture met en œuvre d’autres organes que la parole. La vue remplace l’ouïe. Mais l’écriture n’est pas le seul moyen visuel que l’homme ait mis au point. Il a usé d’autres méthodes visuelles pour communiquer, comme la signalisation par le feu ou la lumière, la fumée, les gestes, les quipu, ces fameuses cordelettes à nœuds, et autres bâtons à encoches…Il n’est pas faculté plus spécifique de l’homme quel’écriture. Et il serait inadéquat d’en faire une simple technologie parmi les autres, tant son influence estgrande sur le développement de l’esprit humain. Et, comme le pense J.Goody, une société ne peut pas être identique avant et après l’expérience de l’écriture. On a toujours voulu, consciemment ou inconsciem-ment, faire de l’écriture un problème uniquement sémiologique, et subsidiairement linguistique. La position de Saussure à l’égard de l’écriture n’a fait que jeter le discrédit sur l’écriture comme objet d’étude au sein de la linguistique. Il s’en est suivi un délaissement généralisé : « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts : l’unique raison d’être du second

87

est de représenter le premier ; l’objet de la linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et dumot parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet » (Saussure, Cours, p. 45). Cette conception s’est propagée et a été cultivée ensuite pour devenir un lieu commun. Ainsi S. Ullmann, 1952, se faisant l’écho de Saussure : « L’écriture n’est qu’un succédané de la langue parlée. » Cela a relégué l’écriture à une fonction d’ersatz, voire un voile pervertissant, de la communication orale. Ainsi, l'écriture qui semble devoir fixer la langue estprécisément ce qui l'altère ; elle n'en change pas les mots mais le génie. Pourtant, les linguistes ne nient pas que les signes graphiques sont une aide précieuse pour distinguer entre les homonymes a et à, des et dès, fit et f ît, du et dû, qui n'ont aucune contrepartie sur le plan phonique. Voilà que l'écriture s'affranchit deson rôle de procédé substitutif et se met en rapport direct avec la pensée. Et ce n'est pas par hasard que la réflexion linguistique ne prend son essor que dans une civilisation de l'écrit. Car seul l'écrit permet la pensée réflexive, métalinguistique, condition de constitution de toute science du langage. Mais ce ne serait qu’un abus de la pensée positiviste de faire débuter l’histoire de l’humanité par l’écriture, et d’en faire le point de démarcation entre l’histoire et la préhistoire. Car il n’est pas possible de dissocier

l’histoire de l’écriture de l’Histoire tout court tant l’histoire de l’écriture est liée à l’histoire de la culture qui la véhicule. Par ailleurs, il existe des sociétés qui communiquent encore aujourd’hui oralement. Doit-on les considérer comme étant encore dans la préhis-toire ? Si l’Histoire consiste en la transmission, la leur a été transmise oralement. Si l’Histoire se fonde sur les documents, alors que dire des données archéologiques d’avant l’écriture ? Il s’agit donc de rectifier cet abusde langage, car parler de l’histoire de l’écriture revient à parler de l’histoire des débuts de l’histoire. Mais que faire devant un usage établi, un mode de datation devenu universel ?Est-ce à dire que notre histoire est fondée dans sa structuration sur des aléas de langage ? Cela semble être le cas. L’écriture est-elle une fatalité ? Est-elle une donnée inhérente au développement de l’homme ? Ne fait-elle pas plutôt figure d’accident, qui aurait pu être ou ne pas être, ou qui aurait pu avoir été plus tôt ou plus tard ? Telles sont les questions que les spécialistes se doivent de se poser.L’histoire de l’écriture en Méditerranée se réduirait, pour l’essentiel, à l’histoire de l’alphabet. Mais comme disait Étiemble, « L’histoire de l’alphabet reste dou-teuse en son détail. » En fait, la Méditerranée a usé

9 10

de la plupart des formes d’écriture connues. Et une recherche sur l’écriture en Méditerranée est aussi concernée par le problème de l’origine de l’écriture. Car si la notation alphabétique, qui s’est propagée dans le monde comme l’un des modes d’écriture les plus économiques et efficaces, s’origine dans l’une despremières écritures que l’humanité ait connues, alors, il devient légitime, voire nécessaire, de se poser le problème de l’origine de l’écriture, au moins comme arrière-fond de la recherche concernant les systèmes de notation qui ont été en usage en Méditerranée. En vérité, bien au-delà de ces considérations, il n’est pas possible de parler de l’écriture uniquement dans une perspective linéaire ou en procédant à une histoire évo-lutive franche et évidente. La question de l’origine de l’écriture éclaire le processus qui a abouti à la notation alphabétique. Et même ceux qui ne se sont souciés que d’établir l’histoire dans sa linéarité s’y sont heurtés. En revanche, aucun des peuples qui a eu affaire à l’écrituren’a oublié d’en attribuer l’invention à quelque génie, homme ou divinité.

11 12

I ORIGINE(S) DE L’ÉCRITURE

Évolution ou révolution ?

Des origines divines ou légendaires Les traditions légendaires sur la naissance des écritures n’ont manqué chez aucun peuple. Chaque peuple avait sa version de l’histoire de l’invention ou de la transmission de l’écriture.Chez les Égyptiens, c’est Thot, le dieu inventeur de l’écriture, représenté sous la forme d’un homme à tête d’Ibis. Il est le « maître des paroles divines » et le « scribe des dieux », comme les deux anges scribes du destin, dans la tradition arabo-musulmane. Thot a transmisaux hommes le secret des hiéroglyphes sur les ordres de Râ. Thot devient ainsi dieu des magiciens. C’estdire que l’écriture, la magie et la divination sont liées par les mêmes considérations relatives à leurs pouvoirs surnaturels. Dans certaines sociétés, dont une large frange du sud de la Méditerranée, l’écriture a gardé un reste magique, qui traduit le pouvoir de l’écriture, par ses effets paranormaux. On lui a écrit (kitb∞l∞) signifiequ’il est au pouvoir de celui qui a écrit. Acquérir l’écriture revient donc à faire concurrence aux dieux, en prenant connaissance des secrets du monde.

Les trois religions révélées ont fondé leur sacralité sur le pouvoir du Livre. Car si l’écrit est sacré, son contenu doit l’être aussi. La fatalité s’exprime en arabe en termes d’écriture : mektoub signifie proprement : c’est écrit ! La tablette du destin est l’expression de la volonté divine fixée sur la pierre ou l’argile fi law¬in ma¬fū∆. Chaque être a une telle tablette qui fixe son sort. Tout commeces tablettes d’argile enfouies dans les fondements des palais depuis le temps des Sumériens et qui en fixaientla destinée. Dans la tradition babylonienne, on doit à Hammourabi d’avoir fait de la loi une institution immuable par le biais de l’écriture. Dans la tradition musulmane comme dans la tradi-tion juive, on fait de l’écriture un don divin. Mais si dans la tradition juive, on la fait acquérir directement par Moïse de la main de Dieu en personne, chez les musulmans, c’est à Adam que revient la découverte de l’écriture, mais aussi de la langue qui est aussi un don divin « Wa allama âdama al-asmâ’ kullahâ », et il enseigna à Adam tous les noms.On trouve les mêmes origines divines ou légen-daires chez les Chinois (Cang Jie), les Aztèques (Quetzalcoalt « le serpent à plumes », inventeur de l’art et de l’écriture), les Mayas (Itzamna, le dieu du temps), les Grecs (Cadmos qui rapporta l’alphabet

13 14

de chez les Phéniciens), voire les Touaregs (auxquels l’écriture tafīněģ a été transmise par le poète légen-daire Ameroulqis), etc. Chez les Sumériens, l’écriture a d’abord été traitée comme une technologie parmi tant d’autres techno-logies qu’ils ont inventées. Ils ne l’ont donc pas attri-buée aux dieux, mais aux hommes. Ils en attribuaient l’invention à Enmerkar, roi d’Uruk, qui l’aurait uti-lisée pour correspondre avec le roi de la cité d’Aratta. Il s’agit d’un savoir-faire qu’il est possible d’acquérir et de maîtriser. Il faut dire qu’ils ont été témoins de sa naissance. En revanche, ils considéraient que la parole était un don divin équitablement partagé parmi les hommes.Mais cette technologie au pouvoir si grand n’a pas tardé à être mise au service du pouvoir royal et pour ainsi dire religieux. Elle en devint elle-même sacrée, comme tout ce qui se trouve en Mésopotamie et dans cette partie du monde qu’on appelle de nos jours le Moyen-Orient. C’est pourquoi les mythes de l’origine divine de l’écriture (comme le mythe d’Enki, maître de la sagesse et de l’intelligence) sont des créations tardives. Dans la tradition babylonienne, on fait d’un certain Oannès, qui ne serait que la déformation grecque du sumérien Uanna, personnage mi-homme,

mi-poisson, le transmetteur de l’écriture, intermédiaire entre les hommes et les dieux. Cela constitue, comme le dit Glassner, un glissement dans la tradition qui dépossède l’homme de la création de l’écriture au profit des dieux.

LA CONSCIENCE DES ORIGINES

Les linguistes, les philosophes, les anthropologues et les psychologues… tous se sont posé des questions sur le commencement de la parole. En revanche peu d’entre eux se sont souciés de savoir comment l’homme a commencé à écrire. Une idée reçue fait de l’écriture un (pâle) complément de la parole.Évolution ou invention (on le verra plus bas), l’écri-ture par rapport à la parole est une invention récente. Résultat de l’urbanisation qui a créé de nouveaux besoins chez les hommes, l’écriture n’aurait que quelque 6000 ans d’âge, comparée à la parole arti-culée qui semble selon les spécialistes avoir au moins quelque 100 000 ans.

Le contexte culturel de l ’écritureL’écriture n’a pas émergé dans un contexte de néant graphique, comme dirait Leroi-Gourhan. Une longue, très longue tradition de savoir-faire symbolique de métaphorisation du monde, analogie et ressemblance, d’iconicité, de conceptualisation, de décodage des

15 16

signes de la nature a précédé. L’homme a lu des signes dans les étoiles et les saisons. Il a suivi les traces des animaux et de ses semblables. Des milliers d’années avant l’apparition de ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui l ’écriture, l’homme a cherché à comprendre le monde qui l’entoure en en imitant la dynamique. Les traces, comme signes indi-ciels, laissées par les animaux et les éléments, lui ont appris la pérennité de l’émission après la disparition de l’émetteur. Sa première approche avec les signes aura été la lecture. Mais il n’a pas tardé à se faire émetteur. Il a ainsi cherché à laisser des traces, gravées sur les flancsdes montagnes, ou sur des bouts d’os et de pierres, ou encore peintes sur les peaux ou les parois. Ces images gravées, ces représentations figurées des animaux etdes hommes, cette peinture sur les parois des grottes, ces mythogrammes, peut-on les considérer comme les signes avant-courriers, selon l’expression de I. Gelb, de l’écriture –ou seulement comme la satisfaction d’un penchant psychologique naturel à la représentation, comme thérapeutique contre la peur, superstition se muant en rituel ? Autrement dit, le processus qui mène à l’écriture est-il irréversible et fatal, ou serait-il un accident de l’histoire ? En tout état de cause, ces représentations ont dû suggérer à l’homme l’idée du support durable comme la trace des animaux sur

l’argile. Cela lui a appris par la même occasion la transmission, comme moyen de communication à distance, dispensant ainsi les deux instances inter-locutives d’être présentes au même lieu et en même temps. Ces représentations lui ont appris à user d’un support autre que le temps linéaire, à savoir l’espace pictural qui deviendra par la suite l’espace graphique. La gestion de cet espace, comme on peut s’en aperce-voir dans les merveilles d’agencement des personnages et des couleurs dans les peintures sur les parois des grottes, lui ont fait découvrir le principe métonymique de contiguïté, par la juxtaposition des images, qu’il a dû explorer autrement à travers le support oral. La relation de causalité qui s’en dégageait ne lui a-t-elle pas suggéré qu’il était un moyen d’abstraire et de transposer ? N’y a-t-il pas vu un outil plus durable que la mémoire, parfois défectueuse, toujours dépendante de son auteur, exigeant sa présence, alors qu’elle est moins illustrative ? En tout cas, la première relation à cette expérience graphique initiale a dû être la décou-verte de l’énorme pouvoir des signes, au moins comme moyen de dominer la nature.C’est ainsi que l’homme a commencé à relater son monde en utilisant des images juxtaposées qu’on appelle pictogrammes. Ceux-ci sont des dessins sans lien nécessaire à une forme linguistique spécifique. Et

17 18

quel que soit le rapport qui la lie à l’écriture telle qu’on la définit généralement, la pictographie semble devoirprécéder l’invention de l’écriture. Car il y a un rapport d’hyperonymie (relation superordonnée d’inclusion ou de présupposition) entre l’écriture et le dessin. Toute écriture est dessin, mais tout dessin n’est pas écriture. L’homme a dessiné avant de savoir écrire. L’inverse ne s’est jamais vérifié.De par sa qualité de persistance, l’homme s’est servi de la pictographie comme d’un outil mnémotechnique ou, pour emprunter l’image de J.Bottéro, d’aide-mémoire. La suite des images juxtaposées lui permet de réduire les possibilités de relecture et de fournir des indices à la mémorisation. Cela lui permettait par la voie des associations mentales de recouvrer globa-lement le discours sous-jacent à ces pictographies. Cette forme de représentation était appelée pour cette raison synthétique. Nous préférons l’appeler holistique. Le pictogramme est un indice visuel servant de repère à la parole orale. Mais la pictographie ainsi définie, sans rompre lecontinuum entre le pictographique et le scriptural, n’est pas encore l’écriture. Le principe de l’écriture est certes le même que celui du dessin. Mais dessiner n’est pas forcément écrire, avons-nous dit. La raison en est que la définition généralement admise de l’écriture est

foncièrement logocentriste. Elle est toujours énoncée relativement au langage oral dont on pense qu’elle n’est que la simple reproduction visuelle. De ce point de vue, pour parler d’écriture, il est nécessaire de procéder à une analyse du langage. Aussi l’écriture présuppose-t-elle une approche analytique du langage. L’écriture synthétique (holistique) n’est plus une suggestion ou un aide-lecture, mais une analyse de la chaîne parlée en ses constituants immédiats qu’ils soient des syn-tagmes, des mots, des syllabes ou des sons.Comment est-on passé de ce mode de représentation holistique, comme support de la mémoire orale au mode analytique d’écriture essayant de relater le lan-gage dans ses articulations ? Cette question pose en vérité le problème de l’origine de l’écriture.Mais sans mettre au clair ce qu’on entend par « écri-ture », il n’est pas possible de répondre à cette question d(es) origine(s), c’est-à-dire la question de savoir si l’écriture est le résultat d’une accumulation quantita-tive qui s’est muée à travers le temps en développement qualitatif ou si elle est l’œuvre d’un génie individuel ou collectif, invention qui, comme n’importe quelle autre technologie, répond aux besoins pressants d’une société en pleine expansion urbaine. L’emploi du mot écriture est d’une grande ambiguïté. Il est utilisé pour style (écriture coufique), pour script

19 20

(écriture arabe), pour notation (écriture musicale) pour système (écriture syllabique), pour transcription (écri-ture phonétique), pour alphabet (écriture cyrillique), pour précédé technique (écriture mécanique), voire même pour la création littéraire. Sa grande polysémie en rend l’usage très courant mais peu précis. Les philo-sophes comme les usagers ordinaires lui ont donné les extensions les plus diverses. Nous exploiterons nous-même cette commodité quand cela ne menace pas la clarté de l’analyse ou l’orthodoxie de la démarche. En revanche, pour éviter les confusions, il est nécessaire de distinguer des notions fondamentales liées à l’écriture comme « script », « notation » et « système ».

Système d’écritureUn système d’écriture est un ensemble organisé (standardisé et conventionnel) de signes graphiques ou autres marques visuelles, spatiales, représentant les entités constitutives du langage. Les constituants ainsi représentés peuvent être des éléments appartenant aux niveaux morphologique (morphèmes, mots), pho-nique (phonèmes, syllabes) ou sémantique (lexème, mot). Nous voyons qu’il s’agit là d’une définition quise fonde sur le caractère analytique de l’écriture et sur la fonction représentative du langage oral. C’est ainsi qu’on a éliminé la pictographie de l’écriture et qu’on l’a

qualifiée de proto-, pré- écriture, ou simplement stade annonciateur de l’écriture. Son caractère holistique rend sa relation avec le langage oral trop lâche pour en rendre possible une restitution univoque et stan-dardisée. Or, le propre du signe écrit est d’être sur le point de jonction entre deux systèmes sémiologiques, celui des signes sonores et celui des signes graphiques. Ces derniers ont comme système sémiologique une extension plus large que l’écriture, qui n’en est qu’un cas particulier. Tous les signes graphiques n’ont pas de contrepartie orale. Cela implique aussi que l’écriture n’est pas une transposition parfaite du langage oral. Loin de là ! Ce qui oppose l’écrit et l’oral est trop important pour qu’on puisse les assimiler. D’ailleurs, l’écriture n’a pas la prétention de rendre toutes les flexions de la langue, ou d’en être un miroir fidèle.Elle est moins que le langage comme réalisation et bien plus comme potentialités. Ce qui précède signifiesimplement que, comme sémiologie, l’écriture est un sous-domaine des « langages graphiques ». Mais ce langage graphique, du moment qu’il ne devient écri-ture que par sa relation au langage articulé, ne relève plus du sémiologue ou de l’historien de l’art autant que du linguiste. Le signe écrit sera la contrepartie visuelle du signifiant sonore.

21 22

23 24

Typologie des systèmes d’écritureLa typologie des systèmes est le début de tout travail sérieux sur l’écriture. Il s’agit de classer les systèmes d’écriture selon un critère donné, qui peut être la fidélité à la langue parlée ou bien l’agencement desunités utilisées ou encore la nature des signes utilisés. En général, les systèmes d’écriture sont classés selon les articulations du langage (mot, syllabe, son) ou les niveaux de représentation : morphologique, séman-tique ou phonique. Les classifications proposées parles spécialistes vont des plus rudimentaires aux plus détaillées, de deux systèmes chez Saussure à sept chez Pulgram, voire huit chez Trager… ce qui a rendu cette typologie trop rébarbative pour être utilisable. Chez Saussure (1916), les systèmes d’écriture se réduisent à deux types, idéographique et phonétique. Celui qui écrit la langue et celui qui ne le fait pas. Le premier se subdivise à son tour en deux sous-types : le syllabique et le phonologique.Chez Pulgram (1976), on ne relève pas moins de sept types de système, avec une distinction importante con-cernant l’écriture glottique qui comporte six déclinaisons (logographique, syllabique, alphabétique, phonologique, phonétique, spectrographique) par opposition à la picto-graphie « praeter-glottique », c’est-à-dire indépendante de la langue, qu’il qualifie de « pré-écriture ».

Pourtant, malgré leur complexité et leur pertinence sur nombre de points, ces typologies des systèmes restent en deçà du requis. Celle de Pulgram ne dit rien par exemple sur les systèmes mixtes. Car il en est de la typologie des systèmes d’écriture comme de la typologie des langues. Il n’y a pas un seul système qui appartienne exclusivement à un type. Il n’y a que des tendances générales. Mais quand un système est vraiment mixte, que la tendance n’est ni saisissable, ni quantifiable, comme l’atteste l’un des tout premierssystèmes d’écriture qu’ait connu l’humanité, en l’occur-rence l’égyptien, alors la typologie des systèmes, si elle prétend à la rigueur scientifique, est mise en défaut.

ScriptLe script correspond au code fixé entre la forme etla valeur. Une forme dans un système ne correspond pas à la même valeur dans des codes (scripts) diffé-rents. Ainsi, le graphème {ج} est un [Z] dans le script arabe, un [dZ] dans les scripts persan, kurde, urdu et pachtoun, voire [tS] dans le script turc ottoman ; le graphème {و} est un [w] dans le script arabe, un [v]dans le script persan et urdu, un [w] dans le script kurde et pachtoun et en turc ottoman [v, ø, u, i, y, o, O]. En revanche, les différences qui existent entre les graphèmes {ض}[ƒ], {ظ}[∆] et {ذ}[ø], dans le script

arabe, disparaissent dans les scripts des langues indo-européennes ou altaïques qui ont adapté la notation arabe. Quand ils sont différenciés, tous ces graphèmes notent le son [z]. Il est donc nécessaire de comprendre la structure interne de la configuration pour pouvoirla prononcer, c’est-à-dire faire d’une forme écrite un signe écrit. Pour illustrer ce qui précède, nous dirons que la notation arabe ne correspond pas forcément au script arabe. Dans deux scripts distincts, les mêmes lettres produ-isent des mots différents. Ce qui précède est très important et a de multiples conséquences. Entre autres, que l’alphabet ne doit pas être considéré comme un système d’écriture. C’est tout au plus une notation. Une notation peut en principe articuler un nombre indéterminé de systèmes d’écriture différents.On définit le script comme une notation encadréepar un ensemble de procédures pour la déployer. Nous voyons à travers cette définition que le scripta quelques points qu’il a en commun avec les règles d’orthographe, par exemple.

NotationElle concerne les lettres avec lesquelles on compose tel ou tel signe. Par exemple, le mot « fat » est un mot anglais, mais peut aussi être le mot français « fat » avec

un sens différent. Tous deux, réalisés dans la mêmenotation latine, sont prononcés différemment dans lesdeux scripts, i.e. respectivement [fāt] et [fa]. Au sein de la notation arabe, [جنوبي] relève de deux scripts différents et correspond par conséquent à deux motsdifférents prononcés respectivement [dZEnūbi] et [Zanūb≠], alors que les lettres qui les forment ne sont pas différentes. Il s'ensuit que plusieurs scripts peuvent dans ce sens partager une même notation, mais la déploient selon des procédures différentes.Ainsi, le graphème {x} dans certaines langues indo-européennes, au sein de la même notation, est utilisé avec des consignes différentes, i.e.dans des scripts diffé-rents. Il représente de ce fait des phonèmes différents :[dZ] en albanais, [c] basque, [z] anglais, [˙] espagnol, [ks] allemand, [∫] portugais, [kz] français, etc.En revanche, «1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0 », «٣ ,٢ ,١,

٠ ,٩ ,٨ ,٧ ,٦ ,٥ ,٤ » et « I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX,

X », sont trois notations relevant d’un même système, en l’occurrence le système idéographique et non pas alphabétique, car même si les chiffres qu’on appelle« romains » sont en réalité des lettres d’alphabet (I,V, X, L, C, D, M), leur arrangement n’est pas celui de l’alphabet latin. Cette notation ne présente pas une grande différence, relativement au système, avec lanotation numérale sumérienne :

25 26

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9,

ou encore avec la notation égyptienne : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9,

Aussi la notation doit-elle être distinguée de système d’écriture. Le cunéiforme est une notation et non pas un système. Le cunéiforme hittite est un script à part utilisant cette notation. Une notation est une variété standardisée d’un système d’écriture spécifique à unlangage. Il en est ainsi de la notation arabe ou latine qui ont servi à noter différentes langues. Il en a résultéautant de scripts. Mais il se trouve qu’une notation peut puiser dans plus d’un système d’écriture. La notation arabe par exemple aussi bien que la notation latine puisent dans le système idéographique {1, 2, ۴,٢٣, $,

20e, etc.} comme dans le système phonographique {b, d, p, q, ج، ،خ Une seule notation peut donc user .{حde deux systèmes d’écriture. Les hiéroglyphes égyp-tiens ne correspondent pas à un système mais à une notation. On aurait pu les utiliser pour noter une autre langue avec des consignes différentes et des valeursdifférentes assignées aux signes. Cela aurait donné lieuà un script différent. Dans une notation alphabétique,on peut avoir affaire à plusieurs systèmes simultané-

ment. On entend par alphabet l’inventaire des signes de base servant à noter les phonèmes dans un système d’écriture phonémique.Après cette mise au point, nous revenons sur le fait que l’écriture a une nature double et qu’elle se situe à cheval sur deux disciplines, à la fois corollaires et autonomes. L’écriture est un ensemble de signes constitués en système. Elle appartient de plein droit à la sémiologie. Mais la notation comme le script présupposent une technique d’analyse linguistique, sémantique, phoné-tique et morphosyntaxique. Elle appartient de fait à la linguistique, et figure par définition dans le cercle depréoccupation du linguiste.De ce fait, la naissance de l’écriture étant un phéno-mène de diachronie, elle est à traiter avec les outils et la méthode de la reconstruction diachronique et les acquis de la linguistique diachronique.

INVENTION OU ÉVOLUTION ?Tout pousse à croire, comme l’a bien compris Ibn ‰aldūn dès le XIVe siècle, que l’écriture est le produit de sociétés sédentaires, raffinées et fortement urbani-sées. Tous les indices et les données historiques relevés concernant les sociétés qui ont utilisé l’écriture, mon-trent que ces civilisations sont passées par un stade de développement économique et urbanistique remar-quable. Ce fait semble faire l’unanimité. En revanche,

27 28

on ne sait pas si l’écriture a été l’aboutissement d’un lent processus de maturation, jalonné par des étapes identifiables, ou s’il s’agit d’une explosion soudained’un génie créateur. En tout cas, elle aurait été, de toutes les révolutions technologiques, la plus fabuleuse par les effets rétrospectifs qu’elle produira sur la penséeelle-même. Elle aura eu sur la vie et le comportement des hommes des répercussions inimaginables.

LA THÉORIE DE L’ÉVOLUTION À la base de toute écriture, il y a l’image. Voilà le prin-cipe de la théorie évolutionniste, appelée aussi théorie pictographique. Schématiquement, plusieurs siècles avant l’apparition de ce qu’on peut appeler l’« écri-ture », i.e. une relation de représentation de la langue par des signes visuels, il y avait des représentations graphiques qui ne relataient pas des mots ou des sons, mais étaient des marques dont les référents étaient des objets ou des animaux. C’est ce que J. Bottéro appelle des aides-mémoires. Le jour où ces représentations graphiques ont été traduites en mots correspond à la naissance de l’écriture.

A. Alphabéto-centrisme et valorisationCette théorie se fonde sur deux principes fondamen-taux qui sont en fait ses deux points faibles. Son premier principe énonce clairement son phonocentrisme. On ne peut pas parler d’écriture en dehors de sa fonction

de représentation du langage parlé. Il y a écriture le jour où les signes transcrivent le langage et pas avant. Ce qui précède est désigné par des attributs assez dépréciatifs. Le deuxième principe de cette théorie est que l’évolution procède suivant une certaine gradation en passant d’un stade à l’autre selon un ordre strict. Cet ordre va dans le sens de l’optimisation. Ce sera l’économie d’effort, sur le plan opératoire et ce sera la clarté, sur le plan de l’adéquation avec le langage représenté. Cela présuppose que les stades présumés seront qualifiés selon une échelle des valeurs allant dela complexité, l’inadéquation et la défectivité vers la plénitude, la puissance et la transparence et la simpli-cité, représentées par l’alphabet grec qui en serait le stade suprême. De plus, cet ordre, dit de l ’unidirection-nalité, n’est ni optionnel ni réversible. Il va de soi que, comme nous le verrons plus loin, ces deux principes sont très discutables. Les contre-exemples ne manquent pas. L’écriture est un produit culturel et doit être traitée en tant que produit intégré dans son contexte et non pas dans l’absolu ou à la manière darwiniste.

B. Le principe de l ’unidirectionnalité du développementIl s’agit d’un principe très contesté. On doit cette théorie à I. Gelb (1952), qui a exploité une vieille constatation de Warburton dans un but clairement

29 30

tendancieux, parce que relié à la valorisation des cultures. Warburton avait remarqué que, d’une façon générale, l’écriture devait passer par trois stades allant du plus concret vers le plus abstrait : 1°) le stade picto-graphique où l’écriture est une représentation plus ou moins fidèle de l’objet, 2°) le stade idéographique, où l’écriture relate des mots ou des idées, et 3°) le stade phonétique, où l’écriture essaie de représenter les sons du langage. Pour Gelb, les étapes suivent un ordre immuable et correspondent à l’évolution culturelle de l’humanité dont le summum, le but ultime, a été atteint par les Grecs, inventeurs du meilleur système d’écriture, l’alphabet en l’occurrence. Selon Gelb, dont la théorie a été malheureusement reprise comme telle par plu-sieurs académiciens et chercheurs, dont R.H.Robins, tout doit passer par ces étapes nécessaires et dans cet ordre strict : A) Les images, avant l’écriture ; B) La sémasiographie, qui est un ensemble de procédés de description, d’identification et de mémorisation, qu’ilqualifie d’avant-courriers de l’écriture ; C) L’écritureproprement dite, qui commence avec la phonographie et procède en trois étapes 1°) Les systèmes logogra-phiques (l’écriture de mots) 2°) les systèmes logo-syl-labiques, qui sont des systèmes mixtes notant les mots et les syllabes, 3°) les systèmes syllabiques (écriture

des syllabes ou des consonnes sans indication expli-cite des voyelles), et 3°) les systèmes alphabétiques, dont les inventeurs ont été les Grecs. Puisque le stade suprême est représenté par ce qu’il appelle le « système alphabétique » grec, il lui fallait démontrer que l’écriture consonantique ougaritique, phénicienne, sudarabique, etc., n’est pas une écriture alphabétique, mais plutôt syllabique. Les Sumériens ont inventé l’écriture à son premier stade, celui du logo-syllabisme, les Sémites ont franchi la seconde étape, celle du syllabisme. Il revient au génie grec, à la culture de la rationalité occidentale, d’atteindre le but ultime de l’évolution. Ce ne serait qu’au contact des Grecs que les Sémites auraient franchi le stade du syllabisme. En n’indiquant pas les voyelles, l’écriture consonantique n’a pas atteint le stade alphabétique. Gelb place ainsi sur le même plan le syllabaire cunéi-forme élamite ou chypriote, dans lequel on a un signe différent pour chaque syllabe (ta, ti, te, tu, at, it, et, ut, tam, tem, tum…), et l’écriture consonantique sémitique, où chaque graphème qui note une consonne note en fait une voyelle potentielle (tx). Nous voyons où peut mener une théorie tendancieuse très « eurocentriste », comme dirait Roland Barthes, en reprochant leur ethnocentrisme à Gelb et à ceux qui l’ont suivi dans cette théorie : « Tout se passe pour

31 32

eux comme s’il était incontestable que l’idéogramme constitue un progrès sur le pictogramme, l’alphabet consonantique sur l’idéogramme et l’alphabet voca-lique sur le consonantique : c’est donc (CQFD) l’al-phabet grec, notre alphabet, qui est le terme glorieux de cette ascension de la raison : c’est nous les meilleurs, voilà ce que nous faisons dire à notre alphabet ; il faut donc ranger parmi les formes les plus insidieuses de cet ethnocentrisme, dont notre propre science se fait trop souvent la servante, ce qu’on a appelé, même si le mot est barbare, un alphabéto-centrisme »(2000, 44). Mais l’idée de l’aboutissement de l’écriture à la perfection avec l’alphabet grec n’est pas nouvelle. On la trouve déjà au XVIIIe chez Jean-Jacques Rousseau.

Critique du principe d’unidirectionnalitéEn dehors de cet aspect souligné par Barthes et d’autres encore, la théorie de Gelb repose en réalité sur un principe très critiquable à la fois sur le plan théorique et sur le plan des faits. Sur le plan théorique, l’évolution se fait en un seul sens allant du complexe, nécessitant le déploiement de grands efforts demémorisation, vers le plus simple. La simplicité s’ex-prime chez Gelb en termes d’économie d’effort, parle nombre de signes, ou de l’adéquation. Or, si l’on pousse la logique à son extrême, un alphabet de 15 signes serait plus simple qu’un alphabet de 28. Nous

verrons que l’écriture arabe est passée en fait de 15 à 28 signes. De même, un alphabet de deux signes, comme en algèbre booléenne 1010101010101 (voire l’alphabet morse, fait de traits et de points « . ».), serait plus simple qu’un alphabet de 15 signes. En outre, sur le plan théorique, Gelb semble confondre système et notation. Car l’alphabet n’est pas un système d’écriture. Le système syllabique note les syllabes et le systèmes logographique note des mots, en revanche, rien ne correspond à ce qu’il appelle le système alpha-bétique. L’alphabet arabe comme l’alphabet latin ne sont pas des systèmes mais des notations qui relèvent d’un même système phonographique.L’irréversibilité de l’évolution contredit les données élémentaires, que n’importe quel chercheur, dégagé de tout préjugé théorique, pourrait relever immé-diatement. Les contre-arguments ne manquent pas. L’écriture hiéroglyphique égyptienne a connu le pho-nétisme dès sa première apparition, et elle n’a pas cessé d’évoluer en sens inverse à celui de l’économie d’effort,puisque le nombre de hiéroglyphes a doublé en com-paraison avec la période classique où il ne comptait qu’environ 700 signes. Le cunéiforme a connu une évolution en sens inverse. De mille signes environ, il est passé avec les civilisations successives qui l’ont adapté à leur besoin à 600 (Hammourabi), puis 200

33 34

(Assourbanipal) en tombant à une centaine, puis à une quarantaine dans le syllabaire perse. L’écriture des Chinois dont les signes sont en constante évolution ne s’est jamais muée en alphabet.En outre, le fait que tous les systèmes soient mixtes avec seulement des tendances prononcées est à même d’invalider cette théorie. La persistance des idéo-grammes (qui sont en fait des pictogrammes organisés en système) dans l’usage des notations alphabétiques le montre clairement : « $, +, ≠, ?, &, §, … ». Les signes qui précèdent ne sont pas des phonogrammes mais tout au plus des logogrammes. De même, si l’alphabet est une évolution irréversible, alors comment se fait-il que le système numéral soit logographique ou idéo-graphique ? Par ailleurs, le recours direct aux icônes idéogrammatiques dans les signalisations (routières, par exemple) prouve le naturel et la transparence de ces signes.

C. Les cylindres-sceaux et l ’origine comptableDans le sillage de la théorie de l’évolution, certains ont proposé l’hypothèse de ce qu’il est convenu d’appeler « l’origine comptable » de l’écriture. Elle n’aurait été inventée « que pour garder mémoire d’opérations économiques : des mouvements divers de biens, qu’il fallait contrôler, dans ce pays au sol riche et aux habi-tants laborieux, voués très tôt, en grand, à l’agriculture

céréalière et à la phéniciculture […], ainsi qu’à l’éle-vage du menu bétail, avec leurs industries dérivées : fabrication du pain, de la bière, des étoffes de laine... »(Bottéro). Le besoin de garder mémoire d’innombra-bles transferts de marchandises et des biens mis en circulation, qui deviennent de plus en plus complexes, a déjà donné l’idée aux Sumériens d’user d’aide-mémoire sous forme de jetons, de formes et de tailles diverses. Les Sumériens avaient l’habitude de sceller des bulles d’argile après y avoir mis des jetons repré-sentant l’objet de la transaction ou le contrat (denrées ou bétail). Parfois, des traits, voire des représentations numériques de ces bulles, étaient reproduits sur la sur-face externe de ces bulles. Schmandt-Besserat (1992) a rapproché les formes de certains jetons qui servaient d’éléments comptables et leurs correspondants dans l’écriture sumérienne de l’époque d’Uruk.

Valeur DUG Í-GIŚ UDU NINDA KUŚ TÚG

Jetons en argile

Signes sumériens

Référents des pictogrammes

cruche huile, graisse

mouton pain cuir habit

L’existence d’une telle pratique pourrait expliquer le fait que le mouton (UDU) était représenté dès le début de l’écriture sumérienne par un signe qui ne rappelle en rien le mouton, comme aurait dû le faire un picto-

35 36

gramme. Cette image déjà stylisée trahit une usure, habitude et convention d’usage, et rappelle au moins la forme du jeton.Si l’on accepte la théorie comptable, selon laquelle l’écriture avait eu pour cause principale de fixer,d’authentifier des actes, de garantir des droits par lefait que le document écrit était unique (ne pouvant être reproduit ou falsifié), il faudrait accepter la théoriecorollaire de la signature qui s’est manifestée très tôt chez les Sumériens dans les cylindres-sceaux.

La signature Les Sumériens avaient l’habitude de tracer des picto-grammes sur leurs poteries pour authentifier et indivi-dualiser leur production. Ces marques de potiers n’ont pas tardé à se constituer en cylindres-sceaux gravés en creux que l’on roule sur de l’argile fraîche pour imprimer les motifs. Ces marques étaient réputées non reproductibles (difficilement imitables) et leur usage a perduré jusqu’à nos jours.

Cylindre-sceau sumérien (d’après Glassner, 2000)

Speiser (1941) pensait que c’est le décor des cylindres-sceaux qui serait à l’origine de l’écriture. Selon cette

théorie, la signature comme marque de propriété et comme sceau d’authentification, empreinte degarantie, aurait précédé les autres formes d’écriture. Cela implique que l’écriture était vouée à attester l ’exemplaire unique, contrairement à l’avènement de l’imprimerie qui avait révolutionné cette donnée en reproduisant les copies à l’infini. Mais le sceau, commemarque de propriété et d’authentification, relève dumême procédé que l’imprimerie. Le déclic se serait produit, selon Gelb, par les noms propres.

Les noms propresCe serait en voulant transcrire des noms propres pour préciser nommément des propriétés et spécifier destransactions que les Sumériens ont été obligés de reproduire les phonétismes. Or, nous savons que le nom propre n’a pas de signification. C’est un signifiantqui est relié directement à son référent. Jusqu’au XVIIIe (ex. James Harris), les linguistes avaient proposé de placer les noms propres en dehors de la langue. Or, le pictogramme n’écrivait que ce qui était représentable. Les noms propres étaient des abstrac-tions qui échappaient au pouvoir de représentation. Les anciens avaient conscience de la spécificité desnoms propres. Dès la palette de Narmer (-3150), les Égyptiens avaient recouru au phonétisme pour représenter le nom de ce monarque. Les cartouches

37 38

égyptiens qui encadrent les noms propres témoignent de ce traitement à part réservé aux noms propres et que Champollion a mis à contribution pour déchiffrerles hiéroglyphes. Mais comme marque de propriété, les rois et les personnages importants usaient d’un cachet sous forme de scarabée. Ce scarabée a les mêmes fonc-tions d’identification et d’authentification que notresignature. Cet usage semble avoir été le résultat d’une influence sumérienne.

Scarabée d’Akhénaton

Jusqu’à récemment, les notaires en pays d’islam avaient chacun, pour s’identifier, « un scarabée » [©anfūsa] qu’ils s’évertuaient à rendre inimitable.

1. Seign du notaire Antoine Cortès (XVIe s.)2. ‰anfūsa (scarabée) d’un acte notarié signé en 1982

L’usage de ce scarabée, comme signe d’authentifica-tion des actes notariés, s’est perpétué dans le monde arabo-musulman, très probablement à travers les fonctionnaires coptes engagés dans l’administration

de l’Égypte au tout début de l’islam. Le nom de la signature, comme sa forme, argumentent en faveur d’une telle filiation.

Critique de la théorie comptable La théorie de l’origine comptable et son corollaire, la théorie de la signature et des sceaux, ont été fortement contestées. Mais les deux théories se trouvent parfois jointes dans une même hypothèse. Jean Bottéro a défendu l’idée que l’écriture serait née de la conjugaison de cette pratique comptable et de l’art des signatures et des cylindres-sceaux. Les scribes, habitués à graver des sceaux et à user de jetons d’argile, le jour où ils ont mis les deux ensemble, en jugeant qu’il serait plus facile de remplacer les jetons par des croquis (comme celui du mouton ou du bœuf ), sur des plaquettes d’argile, ce jour-là, ils ont donné naissance à l’écriture.Aux cylindres-sceaux, on a opposé la même critique qu’à l’encontre de la théorie pictographique. En défaveur de la théorie comptable, dans sa globalité, le manque de preuves et certaines erreurs méthodologiques, dont par-fois des anachronismes (Glassner), qui la mettent dans une position théorique plutôt faible. D’autre part, dans son esprit, l’écriture ne pouvait pas avoir émergé uni-quement pour des raisons administratives. Ce ne sont pas des « bureaucrates » qui l’auraient inventée, mais

39 40

.1 .2

des savants (Glassner). Les déterminatifs sémantiques, qui démontrent un esprit classificatoire, auraient étéabsents, si le but recherché était uniquement le calcul. On se serait contenté des jetons et des numéraux. C’est l’histoire de l’administration qui débute, par l’apposi-tion des scellés, car le sceau est un acte administratif et juridique. Celui de l’écriture commence le jour où on s’est mis à analyser la pensée par la langue. On ne se résout pas à croire que l’écriture n’a été créée qu’à des fins matérielles. Les déterminatifs sémantiques (qu’on appelle aussi « signes classificateurs ») sont lapreuve que les Sumériens, comme les Égyptiens, puis les Chinois avec leurs clefs, procédant par un esprit symbolique (à base de métaphores, métonymies et synecdoques), avaient « besoin de classer » le monde, plus que de stocker des données comptables. En effet,ces déterminatifs sont des indicateurs qui ne sont pas faits pour être prononcés, mais pour apporter des précisions, à la manière des champs sémantiques. Tel objet est un arbre, tel autre est un ovin et tel autre est un type d’âne. Cette option classificatoire opère selonle procédé de la similitude ou de l’appartenance à une classe donnée, qui fonde de nos jours la théorie des prototypes en sémantique cognitive. Dans cette pers-pective, l’écriture est la preuve et l’occasion de procéder à des classements pertinents qui médiatisent la percep-

tion que l’homme a du monde… La rationalisation du monde par le biais du langage passe à travers l’écriture. L’objection que les déterminatifs sémantiques n’ont été courants qu’après l’apparition des signes ambigus, i.e. après une certaine usure et complexification de l’usage,ne l’est qu’en apparence. En effet, dès les premièresattestations, la « raison classificatoire » (P.Tort) s’estrévélée dans ce qu’on appelle les agrégats logiques ou idéogrammes composés.

Les agrégats logiques (ou syllogigrammes)Cette combinaison de pictogrammes en vue de pro-duire un symbole relatant une idée, une notion abstraite ou un mouvement, procède du même principe classi-ficatoire que les déterminatifs sémantiques. Le signequi désigne le mouton (UDU) est ainsi composé de LAGAB (qu’on retrouve dans LAGABxLAGAB , pour l’agneau) et MA% qui indique la classe générale (capridés) à laquelle appartiennent les ovins. Le signe pour le mouton UDU sera donc une combinaison sous forme de LAGABxMA% (Glassner). Nous retrouvons des traces de ce type de classification en arabe et dans leslangues sémitiques où le mot « ƒa¡n » désigne la classe des ovins et caprins (ovi-capridés) indifféremment.Dans la théorie pictographique, c’est la combinaison des pictogrammes dans l’agrégat logique par le procédé métonymique de contiguïté et de juxtaposition qui

41 42

serait à l’origine de l’idéogramme ou du logogramme, premier stade de l’écriture. La différence réside dansla systématisation par la conventionnalisation et l’ac-cession du logogramme à la représentation des idées abstraites qui ne peuvent être représentées autrement. Ainsi, pour dire esclave, manger, pleurer, on recourt à la juxtaposition de signes dans une relation conven-tionnalisée :

(MUNUS) + (KUR) = (GÉMÉ) femme + montagne = étrangère (esclave)

(SAG) + (NINIDA) = (GÚ) tête (bouche) + nourriture = manger

Agrégats par juxtaposition

C’est le même procédé qu’on retrouve ailleurs, par exemple en hiéroglyphes égyptiens où y + = ~ œil + larme = pleurer,et d’une manière encore plus claire dans des combinai-sons comme ½, ou &, puisqu’on rencontre les signes isolément ¾, ª et $, œ.Ce même procédé d’imbrication se retrouve dans des écritures plus tardives comme le libyco-berbère, où certains signes s’imbriquent l’un dans l’autre, preuve que, grâce à son support spatial, l’écriture offre despossibilités plus grandes que la linéarité de l’oral. Ainsi

en libyco-berbère (Drouin), -rt, comme consonnes non séparées par une voyelle, s’écrit non pas R et t (soit : Rt) mais plutôt . Il est bien évident que ce signe polyglyphe ne peut être tenu pour une abréviation. L’agrégat logique peut s’employer d’une manière con-currente à la représentation du geste, surtout si la gra-phie s’y prête, comme dans les hiéroglyphes égyptiens : !#$)%DCA67EFFG* ou hittites : .Cette représentation graphique du geste a donné lieu à une théorie qui pose que la gestualité est à l’origine de l’écriture.

LA THÉORIE DU GESTECette théorie lie l’écriture non pas à la langue mais aux deux grands modes d’expression naturelle chez l’homme : la picturalité et la gestualité (Calvet), que l’homme continue d’utiliser comme substitut de la parole. Les premières écritures auraient transcrit des gestes et non pas des sons. L’écriture serait la rencontre du système pictural avec le système gestuel. Cette théorie présente l’intérêt de libérer l’écriture du pho-nocentrisme qui la caractérise et de l’intégrer dans un mode de notation picturale de la gestualité comme la danse (chorégraphie et labonotation) ou la musique. Elle est pertinente en théorie et plusieurs signes et combinaisons de signes gagnent à être expliqués de

43 44

cette manière, mais elle se heurte à la réalité des faits. Les premiers agrégats logiques sumériens ne représen-tent pas tous des gestes, mais relatent une classificationet des relations de superordination, comme lagab-ma% (i.e. udu, mouton) ou munus+kur (esclave).

LA THÉORIE DE L’INVENTION Contre la théorie évolutionniste, certains chercheurs comme H-J. Martin ou J-J. Glassner récusent les termes d’apparition, ou de naissance, ils leur préfèrent celui d’invention, par une explosion soudaine du signe. L’écriture est une nouvelle technologie. L’acquisition d’une nouvelle technologie s’appelle invention, ou découverte. L’évolution en revanche ne peut être qu’un processus d’amélioration d’un savoir-faire acquis.Ainsi, après une remise en question systématique des arguments évolutionnistes, qu’ils ont qualifiés dedarwinisme pur et dur, l’argument principal qu’ils avancent tient à la position absolue : il n’y a pas de pré- ou de proto- écriture. Il n’y a que l ’écriture. Elle est ou elle n’est pas. Avant cela, il ne peut y avoir que des essais sans suite, des tentatives avortées, il ne peut y avoir de « presque écriture ». Contre l’évolutionnisme, il fallait prouver que l’écriture sumérienne avait, dès le début, les caractéristiques et les capacités sémiotiques qu’elle gardera jusqu’au faîte de son développement.

Ces caractéristiques sont selon Glassner : 1°) l’usage du déterminatif sémantique 2°) la polysémie 3°) le phonétisme. Dès les premières attestations se manifes-tent des aspects logographiques et des préoccupations morphologiques, dans l’usage de signes phonétiques, pour noter les syllabes. Le phonétisme se retrouve dans l’emploi du rébus et dans l’écriture des homophones au moyen des mêmes signes. Cela a été le cas aussi, il est vrai, avec les hiéroglyphes égyptiens. Le procédé du rébus a été utilisé dans les tablettes de Narmer pour donner le nom de ce roi [n¿r (poisson silure) + mr (ciseau)]. Cet argument répond indirectement à ceux qui placent le recours au phonétisme comme conséquence de l’adaptation de l’écriture sumérienne par les Akkadiens (-2000), qui parlaient une langue sémitique flexionnelle.

Le procédé du rébus et l ’analogie au second degréTout comme le langage parlé, l’analogie, comme mode de raisonner le monde, a joué un rôle important dans l’écriture. C’est par le procédé d’association métony-mique et métaphorique que l’homme de Sumer y est parvenu. Le rébus a été utilisé dès la première époque d’Uruk et dès la tablette de Narmer. Le procédé du rébus nie la prétention de représenter la réalité ou de la mimer, pour abstraire le signe de son référent visuel. En traçant la forme d’un épi d’orge ( ), le scribe

4645

sumérien ne cherchait pas à représenter l’objet, mais à renvoyer à son nom « %ê ». De même que dès les premiers temps de l’écriture hiéroglyphique, les signes g,æ, O, ¿, n’ont pas été utilisés pour désigner un vautour, un lièvre, une maison ou un scarabée, mais pour leur faire dire les sons correspondant à leurs noms « ¡ », « wn », « pir » et « ©eper ». Le dessin n’est plus signe d’objet, mais signe de son. L’écriture consiste donc à pervertir le signe graphique. La relation n’est plus entre un signifiant (forme d’objet) et un signifié (référentou contenu), mais entre un signifiant (visuel : formed’objet) et un autre signifiant sonore (nom de l’objet). Ily a un transfert (on l’appelle d’ailleurs rébus à transfert) des termes de la relation comme dans une métaphore, que rappelle son étymologie. Cette déviation du signe graphique vers le signe sonore a vite fait de créer une nouvelle dépravation, une déficience dans la fonctionsignifiante. L’usage des rébus a décuplé la puissance du signe en le libérant de sa fonction picturale primaire. Grâce à ce moyen, il est désormais possible de repré-senter des idées, des notions, des relations, qui n’avaient pas de formes représentables autrement. Les rébus, avec lesquels on initie les enfants au jeu des devinettes, ont décuplé la puissance du signe graphique. La relation iconique entre le signe et la chose n’est plus nécessaire mais seulement possible, voire subsidiaire. Le rébus a permis de représenter des notions abstraites comme

par exemple en français rachat, désormais facilement représentable, sous forme d’une juxtaposition de + = « rat » + « chat » = « rachat ». En sumérien, ce pro-cédé a permis de représenter graphiquement la notion de vie, ou celle d’écriture, qui se disent respectivement TI et SAR, par la suggestion de leur prononciation. Pour représenter le mot SAR qui désigne l’écriture, ils l’ont fait à travers l’image d’un jardin, prononcée [%ar]. Ainsi, le scribe DUB-SAR, s’écrivait-il [ ]+ [ ]. Pour écrire TI « vie », les scribes sumériens ont eu recours au signe qui désigne la flèche [ ], car celle-ci se prononce [ti(l)] en sumérien. Il y aura donc deux usages de l’icône qui représente la flèche, l’un phonétique [ti], l’autre idéo-grammatique, pour faire référence à la flèche. En pra-tique, cela revient à user du même signe pour désigner deux choses différentes,« ti » notera aussi bien la vie que la flèche. Outre la possibilité de représenter les notionsabstraites, cela permet une appréciable économie de signes. Les objets du monde sont infinis, il aurait fallupour les représenter user d’autant d’icônes spécifiques.Or, le rébus rendait fini le nombre de signes utilisés,même quand ce nombre est assez élevé.

La syllabeL’écriture syllabique témoigne de l’évolution de l’ana-lyse de la langue ou de la relation entre la langue et l’écriture. Les scribes en sont arrivés à isoler la syllabe

47 48

comme unité de la langue, même si leur conscience de la syllabe a été rendue possible par le fait que le sumérien est une langue où beaucoup de mots sont monosyllabiques. D’ailleurs, la syllabe dans l’écriture syllabique ne correspond pas à ce que les linguistes entendent par ce mot. En effet, pour illustrer cettedifférence, nous donnerons comme exemple le motsumérien pirig (lumière, lion, roi), qui est représenté en écriture, non pas [pi-rig] ou [pir-ig], mais [pi-ri-ig]. Son équivalent akkadien %arru devrait, s’il y avait adéquation entre les deux systèmes (i.e. s’il s’agissait d’écrire la syllabe telle qu’elle est prononcée en langue), être représenté par deux signes syllabiques [%ar-ru]. Or, ce n’est pas toujours le cas. L’analyse se fait autre-ment, selon un autre principe, peut-être limité par la disponibilité des signes : [%a-ar-ru].Nous voyons ainsi que le syllabisme procède par économie de signes, certes, mais la lecture n’en est pas plus simple. La logographie a l’avantage de la lecture directe, mais l’inconvénient d’une multiplication plé-thorique des signes. Cela n’empêche que le processus syllabique a libéré l’écriture de sa relative motivation, i.e. de la relation iconique avec son référent.HomonymieMais ce procédé a vite fait d’atteindre ses limites. Car par l’usage, on s’est vite étendu à la représentation

non pas de mots spécifiques (logogrammes), maisde toute syllabe du type par exemple de ti- ou sar-. Or, la langue sumérienne était une langue à tendance monosyllabique (comme le chinois) et usait certaine-ment de tons à l’oral pour distinguer des mots qui, autrement, seraient des homophones. À l’écrit, les tons n’étaient pas notés. Il en a résulté que des signes différents représentaient des sons en apparence simi-laires. Les spécialistes ont été obligés –ne connaissant pas la prononciation réelle du sumérien– d’assigner des numéros (parfois des accents) aux différentshomophones. Il y a eu de ce fait, par exemple, GUR, GÚR, GÙR, GUR4, GUR5, GUR6, parce que chacun corres-pondait à un signe différent. Les scribes eux-mêmesont été obligés, pour optimiser la prononciation, de recourir à des déterminatifs phonétiques, signes qui ne se prononçaient pas mais qui servaient à spécifierla prononciation. Ils ont servi aussi quand le même logogramme pouvait se prononcer différemment, parce qu’il a subi un élargissement sémantique vers la polysémie. Ainsi [ ] pouvait se prononcer soit DINGIR (dieu) soit AN (ciel). Pour spécifier la pronon-ciation, les scribes ajoutaient une sorte de suffixe pourles distinguer. Ainsi le même logogramme suffixé -RA sera lu DINGIR et suffixé -NA sera lu AN.

5049

PolysémieAprès l’épuisement des possibilités sonores du signe, par son usage phonique, sa deuxième dimension a vu reculer ses limites, à travers l’aspect idéographique. Il s’agit du versant sémantique. Transférant la puissance métaphorique du langage oral dans l’écrit, les scribes ont utilisé le même signe graphique référant à la bouche, [ ] prononcé KA, au départ pour désigner métonymiquement, métaphoriquement et synecdo-chiquement tout le champ sémantique qui pouvait se rapporter à la bouche dans le langage. Il a servi à rendre l’action de parler DUG, de parole INIM, voire même l’idée de dent ZÚ. C’est l’aboutissement à la polysémie du signe. La libération du signe de cette relation de représentation univoque est un processus d’abstrac-tion, qui multiplie ses acceptions. C’est ainsi que les Égyptiens ont utilisé le mot « rA/ ir » (bouche) et le signe métaphoriquement pour rendre des dizaines de nuances de sens reliées au champ sémantique qui s’y rapporte, allant jusqu’à l’abstraction absolue qui se manifeste dans l’usage grammatical du mot, comme préposition et comme conjonction. On en trouve confirmation dans le mot arabe « f≠/fa », qui désigne initialement la bouche, mais qui en est arrivé à servir, à côté de sa fonction référentielle, comme signe de relation grammaticale, i.e. préposition « dans », « à » et conjonction « alors ». Et c’est par le même processus

que le mot latin casa en est arrivé à fonctionner comme préposition, en l’occurrence chez, en français. Or, la polysémie, malgré la puissance qu’elle offre etl’économie de signes, n’est pas exempte de danger. Pour ne pas tomber dans les confusions, il était nécessaire de pallier ce risque et de remédier à la surcharge informa-tive du signe. Les scribes ont eu recours à des termes génériques pour servir de déterminatifs sémantiques.

Déterminatifs sémantiques Pour rendre la lecture univoque et réduire la poly-sémie tout en profitant de l’économie de signes quecela rendait possible, les scribes sumériens aussi bien que les scribes égyptiens ont eu recours à des signes surajoutés, qui ne devaient pas se prononcer, placés au début ou –plus souvent– à la fin du mot,pour en spécifier la classe. Ceux-ci sont constituéspar des termes génériques, ayant un sens assez vague pour servir d’hyperonymes, représentant une classe superordonnée, comme « homme, femme, dieu, mois, étoile, plante, vêtement, vase, ville, verdure, poisson, oiseau, terre, quadrupède… ». Aussi, pour orienter la lecture, ajoute-t-on le signe [ ]AN%E (âne) pour les quadrupèdes équidés et [ ] UDU (mouton) pour le petit bétail. Chez les Égyptiens aussi, au-delà de leur fonction dis-criminatoire pour gérer les homonymes ou distinguer

51 52

tionis, pour signifier petitesse et méchanceté. Le mot w%b doit être mis dans la classe de la parole #,

pour être correctement lu et interprété #, tout comme ×nb dans celle de roi ou seigneur ×O.

RETOUR AUX ORIGINES : L ’ÉMERGENCE ÉVOLUTIVE L’opposition des deux thèses, celle de l’évolution et celle de la révolution, qui se manifeste jusque dans les titres des ouvrages (cf. Rina Viers, éd. 2000, Des signes pictographiques à l ’alphabet.) aboutit à une impasse. Les arguments présentés de part et d’autre ne sont pas exempts de tout reproche.À chaque argument en faveur de la thèse de l’évolu-tion, comme l’uniformité des premières écritures qui commencent toujours par une manifestation picto-graphique, dessins d’objets, d’animaux ou de parties du corps, répond un contre-argument en faveur de la thèse de l’invention. Le phonétisme est apparu dès les premiers moments. Sans revenir sur les arguments que nous avons présentés plus haut pour les deux théories, nous conclurons qu’en l’absence de données historiques qui confirmeraient ou infirmeraient l’uneou l’autre théorie, que la question n’est pas tranchée et que la polémique s’est avérée stérile. En fait, nous avons des objections vis-à-vis de l’une et de l’autre. Ceux qui adoptent le point de vue de la révolution, ou de l’invention, pensent qu’il n’y a pas eu de développe-

un phonogramme (écriture de son) d’un logogramme (écriture de mot), ces déterminatifs ont fonctionné comme des classi cateurs sémantiques. Par exemple, le phonogramme peut entrer dans la composition de beaucoup de mots [Hr] pour « Horus », ou [Hry] pour « ce qui est au-dessus de », [Hrt] pour « au-dessus de », [Hr] pour «s’éloi-gner», mais si l’on veut le lire comme logogramme (face, visage), le scribe ajoute un trait vertical pour une lecture littérale . D’autre part, pour distinguer des homonymes, on ajoute un signe qui détermine le choix de lecture. Et pour identifier la classe à laquelleappartient un objet ou une action, on ajoute un signe générique relatif à l’objet ou à l’action. [O : dieu, roi, > : force, # : manger, parler, < : pays étranger, mon-tagne,‚ : faible, insignifiant, mauvais].Ces déterminatifs sémantiques ne sont pas innocents et présupposent une pensée classificatoire réfléchis-sant aux relations entre les objets du monde. Il s’agi-rait d’une modalité de classification des êtres et deschoses, des gestes et des actes. Par exemple, ce qui est petit est insignifiant, mais ce qui est maigre ou chétifest mauvais. La petitesse est liée au mal. Ainsi, la suite

%rr doit-elle être flanquée du déterminatif ‚, qui ne se prononce pas, mais doit orienter la lecture et l’interprétation, , à la manière d’une matres lec-

53 54

ment diachronique. La thèse de l’invention instantanée de l’écriture procède donc en ignorant l’évolution : « la thèse d’une pictographie originelle faussement réputée inintelligible, dont les signes procéderaient d’une démarche qui ignorerait la langue et se bornerait à imiter la nature, a vécu. Avec elle, disparaît aussi la vision diachronique d’un système de signes qui, par une lente maturation, évoluerait vers une première notation approximative de la langue parlée avant de se muer en un véritable système phonétique intégrant toute la dimension linguistique » (Glassner, 279). On peut craindre qu’en voulant critiquer le principe de l’unidirectionnalité, on critique le processus naturel de l’évolution, car tout système évolue. Cela est une donnée naturelle que personne ne peut nier. Les hiéroglyphes égyptiens ont donné naissance à deux cursives (la hié-ratique et la démotique), sous l’influence du supportet des outils utilisés et aussi de l’usage auquel elles étaient destinées. L’évolution n’a pas nécessairement la même orientation. Les hiéroglyphes égyptiens, qui sont constitués de signes picturaux suggestifs, ont changé de forme dans un usage et l’ont gardé dans l’autre. Mais ils n’ont pas changé de nature. Que cette évolution ne se fasse donc pas dans le même sens ou selon le même schéma, cela est une autre question. Ce qui est remarquable, c’est que même ceux qui sont

conscients de la fragilité de la thèse de l’unidirection-nalité et qui n’ont pas manqué de la critiquer, comme Coulmas, y retournent par une autre voie et proposent une succession de stades par lesquels l’écriture passe nécessairement. Ce qui signifie que la thèse de l’in-vention ou de la révolution soudaine n’est pas tout à fait satisfaisante.Mais il existe une troisième voie qui ne nous semble pas avoir été explorée. Nous la fondons sur les travaux relatifs à l’origine du langage. Derrida disait bien, dans une autre intention, qu’« origine de l’écriture, origine du langage, les deux questions se séparent difficilement » (1967, 44). Or, nous considérons que leproblème de l’émergence de l’écriture est un problème qui peut être traité dans les mêmes termes que celui de l’émergence des formes grammaticales et avec les outils de la linguistique diachronique.

L’erreur créatrice Évitant la question de l’origine du langage, devenue lieu d’affrontement stérile des spéculations, par manque dedonnées historiquement fondées, les chercheurs ont focalisé plutôt sur l’apparition des formes grammati-cales (dite grammaticalisation) observables in vivo, dans le langage quotidien. Il s’agit pour l’apparition de l’écriture de proposer un parallèle, vu les points de convergence et de ressemblance entre les deux phéno-

55 56

mènes. Ce qu’on a retenu de l’étude diachronique des outils grammaticaux mène à la conclusion que les prépositions, les adverbes, les pronoms, les conjonc-tions, etc., soit tout ce qu’on appelle des éléments fonctionnels, dérivent d’une perversion d’anciens mots lexicaux. Après un usage métaphorique, à cause de défauts de transmission d’une génération à l’autre, les apprenants réutilisent ces éléments dans des contextes insuffisants et en font un usage inadéquat, mais qui endécuple l’usage en les libérant de leur contenu séman-tique, voire de leur forme sonore, pour leur donner une fonction relationnelle. A cause de (ou grâce à) cette insuffisance relative de sa connaissance des formeslinguistiques qu’on lui a transmises, l’usager cherchera par souci de transparence (iconicité) à réanalyser les éléments afin de rétablir une motivation (mimétisme,iconicité) perdue. Il tombera dans ce que S.Wray, exploitant les avancées méthodologiques de la théorie de la grammaticalisation, appellera l ’erreur créatrice. La méconnaissance (ou la connaissance imparfaite), par défaut de transmission, amènera l’utilisateur à regrouper les éléments d’une autre manière, à assigner des fonctions que les éléments n’avaient pas au départ, à faire subir des distorsions de toutes sortes qui donne-ront une autre dimension aux signes, en les libérant de leur relation sémantique. La thèse de Wray consiste à

poser que le langage humain s’est détaché de sa forme primitive holistique (appelée proto-langage, qui n’est pas sans rappeler la proto-écriture), qu’il partage avec les primates, langue juxtapositive, constituée d’unités lexicales, en évoluant à cause d’un jeu de rôles (conflitd’intérêts) et une série d’erreurs créatrices vers une langue grammaticale, analytique et relationnelle. Que cela se soit produit sous forme de révolution instantanée ou selon un long processus évolutif, il s’agit toujours d’un scénario de catastrophe, d’accumulation d’erreurs dans l’évolution du langage. C’est ce que ce chercheur et d’autres, comme D.Bikerton, ont appelé, au sein du courant néo-darwiniste, l’émergence évolutive. Le point fort de cette théorie consiste à ne pas opérer de rupture entre le holistique et l’analytique. Le lan-gage holistique n’a pas disparu pour qu’on lui substitue une nouvelle forme tout analytique. Bien au contraire, il y a eu accumulation et non pas substitution.

HOLISTIQUEprimates

langage humain dans sa plénitudeproto-langage

ANALYTIQUE

catastropheévolution

Le langage holistique, ainsi que la tendance à user de ce type de langage, continue dans les onomatopées, les formes figées, réputées « agrammaticales » ou

5857

inanalysables ou transgressant le principe de compo-sitionnalité. Pour dépraver une expression de Derrida (340), nous dirons que la picto-hiéroglyphie orale exprimée par la métaphore est un principe universel de transparence, que le langage malgré ses prétentions n’a jamais dépassé. La parole reste dans son essence pictographique. Le point de jonction qui rend possible un parallèle entre cette théorie de l’émergence évolutive grâce à l’erreur créatrice et par la même une possible approche de l’écriture ne concerne que leur mode d’apparition et de développement. Il réside à plusieurs niveaux : a. le conflit d’intérêts entre le producteur et le récepteur, b. l’aspect cumulatif, le continuum des modes d’expression (sauf catastrophe), c. la perte de l’iconicité, la démoti-vation dont résulte une usure des formes libérant leur pouvoir symbolique, d. l’explosion culturelle, dévelop-pement de l’esprit d’abstraction par l’usage relationnel des signes, … sans toutefois préjuger de la nature de l’un par la nature de l’autre.

a. Le conflit d’intérêtsCe point nous semble être très intéressant à déve-lopper, car c’est sur lui que s’est fondé le principe d’unidirectionnalité. On a argué que c’est le principe d’économie, par la tendance vers le minimum de signes à utiliser, qui est derrière l’évolution vers le

phonétisme, puis l’abandon du syllabisme au profitde l’alphabet. Beaucoup de contre-exemples ont été présentés contre cette conception moniste. Pourtant le principe d’économie d’effort est une réalité del’échange communicatif. Qu’est-ce qui explique alors que certains systèmes tendent à l’économie et d’autres tendent à la multiplication des signes ? Une réponse est possible en prenant les choses par un autre bout. Entre le producteur des moyens d’échange, encodeur du signe verbal ou visuel, et le récepteur, décodeur de ce signe, existe un conflit d’intérêts qui peut se résumercomme suit. Le producteur tend à l’économie, en dépensant le minimum d’effort pour un maximum derésultat. Le récepteur, quant à lui, s’attend à recevoir le message le plus clair et le plus univoque qui soit, parce qu’il veut fournir le minimum d’effort. C’est de cettetension continue, d’ajustements, entre l’attente de l’un et les tendances de l’autre, entre les moyens de pro-duction et les exigences de la réception, que se situe l’équilibre qui caractérise les systèmes. Une nation qui est portée sur les énigmes ne cherchera pas à faciliter le décodage, bien au contraire. Une autre portée sur la transparence ou l’économie d’effort produira unmoyen terme différemment situé, etc. Ce qui expliqueque les systèmes ne prennent pas forcément la même voie de l’évolution.

59 60

b. L’aspect cumulatif des formes d’expressionSi tous les systèmes sont mixtes, c’est que les formes d’expression graphiques ou orales ne disparaissent jamais complètement. En vérité, il y a cumul et non pas suppression totale des anciennes formes. Évolution ne présuppose pas substitution. Il s’agira donc de réhabi-liter la pictographie. Mais cela ne sera pas fait en disant que la pictographie « loin d’être une écriture échouée, […] est un art particulièrement raffiné de contrôlerla mémoire orale »(Glassner, 121). Il s’agit bien, sans tomber ni dans l’ethnocentrisme, ni dans le syllabo-centrisme, d’un mode primitif et d’une proto-écriture. L’erreur de ceux qui portent un jugement de valeur dépréciatif sur la pictographie consiste à supposer qu’elle n’existe plus. Dans chaque système d’écriture, qu’il soit phonétique ou logographique, existe une part de cet ancien état de communication visuelle. De la même manière qu’il existe encore –et il existera toujours–, dans le langage parlé, la caractéristique holistique de l’ancien état, qu’on partage avec les primates, il existe en principe dans tout système d’écriture une part de pictographie. Le parallèle de la pictographie dans le langage oral consiste en les expressions iconiques, onomatopées et expressions figées, données commeentités synthétiques (ou holistiques). Si l’on continue à recourir à ce type d’expression dans le langage parlé,

comme on continue à user de pictogrammes dans la communication visuelle (panneau de signalisation [ ], [ ], [ ], [ ], [ ], [ ], [ ], [ ] récemment les émoticons [ ], c’est parce qu’ils présentent un avantage certain, i.e. la transparence et l’immédiateté de l’interprétation, ainsi que le naturel de la relation sur les signes abstraits. Ceux-ci nécessitent un effort demémorisation ou de réflexion,qu’on voudrait faire éviterà l’utilisateur de la route. Si ce mode de communica-tion visuel n’a pas disparu, si le besoin se fait toujours sentir de recourir (et la langue en produit toujours) aux expressions holistiques, c’est que ce mode a certains avantages. Son emploi et la fréquence de son emploi sont régulés par le principe du conflit d’intérêts.Ainsi, le langage analytique, tout comme l’écriture analytique, constituent, certes, une avancée révolu-tionnaire par rapport au langage ou au mode d’écriture holistiques, mais chacun a un rôle à jouer et l’un ne présuppose pas forcément la fin de l’autre. Ils secomplètent, plus qu’ils ne se font concurrence. Ce que beaucoup d’évolutionnistes n’ont pas voulu voir. Il est vrai que les premières écritures commencent toujours par la pictographie, le signe mimique, mais est-il établi qu’ils s’en débarrassent jamais ?Nous avons dit que le principe à la base de l’évolution est un défaut de transmission de génération en géné-

6261

ration. Cela veut dire que les systèmes sont sensibles à la diachronie. Ils sont sensibles aussi à la culture et au type de langue. De même que les mots d’emprunt subissent l’usure et la déformation plus rapidement que les mots autochtones, les systèmes d’écriture empruntés subissent l’effet de la transposition cultu-relle. C’est pour cela que toute adaptation est censée donner une forte impulsion aux changements, parce qu’elle rompt ce qui reste des relations de motiva-tion. Autrement, les changements n’auraient pas eu lieu ou auraient pris un temps beaucoup plus long. Si l’écriture hiéroglyphique égyptienne n’a pas subi les mêmes voies de l’évolution que le cunéiforme sumérien, c’est parce qu’elle n’a pas écrit d’autres langues que l’égyptien. La langue des Akkadiens, qui ont pris la relève en Mésopotamie et adapté l’écriture sumérienne, était flexionnelle, alors que la languesumérienne était agglutinante. Il fallait marquer les flexions et les marques morphologiques casuelles. Lanécessité de marquer davantage le phonétisme opère une révolution au plan épistémologique et sémiotique. Mais peut-on encore parler de la même écriture ?L’emprunt et l’adaptation, comme nous le verrons plus bas, sont facteurs de grands changements, parce qu’ils occasionnent une totale réorganisation.

c. La démotivation Ce que certains ont considéré comme une évolution technique n’est en fait que le signe d’une démotivation. C’est la démotivation qui a fait subir un changement aux formes (sonores ou graphiques), et non pas le con-traire. Il résulte de ce processus de rupture des relations iconiques une usure assez rapide des formes qui libère leur pouvoir symbolique. L’iconicité a des avantages, mais elle a aussi des inconvénients. Elle emprisonne le signe dans une relation univoque. La démotivation est la condition de l’abstraction. Le signe qui désigne la flèche n’aurait pas pu désigner la vie, s’il n’y avaitpas eu rupture de la relation iconique, démotivation au premier degré. Chaque pas vers la démotivation ouvre la voie vers une plus grande abstraction. C’est le chemin qu’empruntera, de fil en aiguille, le signegraphique. Dans la notation alphabétique que nous utilisons ou dans les logogrammes chinois, japonais ou coréens dont usent ces peuples, il n’y a plus qu’une faible trace imperceptible à l’utilisateur normal. Les signes de notre écriture sont dits arbitraires, comme ceux de notre langue. Mais, déjà depuis les premiers temps, est entamé le processus de démotivation par la perte de la similitude. La relation de transparence s’est trouvée menacée à chaque génération.

63 64

Orientation et réorientation : principe d’écriture ou bio-mécanique ?Au tout début, l’écriture sumérienne, qu’on appelle cunéiforme (parce qu’elle ressemble à des clous, du latin cunus « clou »), a dominé presque tout le Moyen-Orient comme écriture internationale (de diplomatie). Elle a essaimé dans tous les sens et servi à écrire une dizaine de langues pendant plus de 28 siècles. Mais elle ne se présentait pas ainsi. Les signes étaient plus figuratifs et se présentaient sous forme d’images d’ani-maux ou de parties du corps dont l’aspect iconique était évident :

, , , , , , , … Il n’est que partiellement juste de dire qu’à l’origine du cunéiforme, il y avait des contraintes de support. Il est vrai qu’il est plus facile d’imprimer des pointes de calame dans l’argile que de procéder à des dessins et des contours, susceptibles de débordements et de résidus. Mais on ne pouvait s’y hasarder, s’il n’y avait pas une habitude de procéder ainsi, et s’il n’y avait pas une perte même partielle du lien de motivation. Et ce premier pas vers la démotivation, comme perte de la relation imitative, semble avoir consisté en la rotation que les signes ont subie.Or, l’orientation est une donnée fondamentale dans la sémiologie de l’écriture (R.Harris). Cette propriété

caractérise l’écriture, par opposition à la linéarité de l’axe temporel de la parole. L’écriture a plus de liberté que la parole, en principe irréversible (sauf avec les moyens actuels de l’« écriture sonore ») du point de vue de son orientation sur la surface graphique. Elle peut prendre toutes sortes de sens : de haut en bas en colonne, de bas en haut (comme les tif≠naģ), de droite à gauche ou de gauche à droite, voire en boustrophédon (terme grec qui signifie retour du bœuf et qui mimele va-et-vient du laboureur, « comme un bœuf qui tourne »), voire de nos jours en diagonale, pour recher-cher certains effets.Or, le cunéiforme fournit précisément dans son évolution diachronique la preuve du processus de démotivation. Il ne nous semble pas équitable de dire que derrière ce fait, il y a uniquement une contrainte biomécanique. Il ne sert à rien non plus d’expliquer cela par une habitude des scribes tenant la tablette d’argile horizontalement (par commodité, inscrivant des signes horizontalement pour éviter d’imposer la marque de leur main sur l’argile fraîche). Cette pratique est réelle et bien établie. Elle semble même avoir persisté jusqu’à récemment, puisque l’usage de l’écriture syriaque atteste cette rotation. Les chiffresarabes qu’on a transférés à l’Occident auraient pris une autre orientation dans les pays du Machreq :

6665

Les chiffres arabes tels qu’ils furent transférés à l ’Occident, à travers le Maghreb

ou comme on les connaît de nos jours au Machreq arabe, après rotation de 90°

Nous verrons qu’il s’agit d’un trait général presque systématique, qui marque une rupture quelconque. La position des scribes égyptiens, assis par terre, avec les deux mains occupées et le menton posé sur le papyrus déroulé, n’était pas très confortable, mais cela ne les a pourtant pas poussés à changer d’orientation, restée libre dans le hiéroglyphique monumental. Quant au hiératique (et bien des siècles après, le démotique), il a accompagné l’usure de ses formes d’une orientation unique de droite à gauche.Le fait que l’écriture ait changé d’orientation est un signe qui ne trompe pas. C’est la marque d’un relâ-chement de la relation de motivation. Le cunéiforme n’est pas né de la difficulté de tracer des courbes surun support en argile, mais d’un processus graduel de démotivation.

���� ������������ ��������������������� �������������

����������

������������������

���������������������

������������������

�����������������������������������������������������

���������������������

�����������

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Le processus de stylisation est entamé juste après la rotation (3). La première étape (2) qui a fait faire une rotation de 90° à la représentation graphique est aussi importante que l’étape (5) où on voit le recours à la pointe du calame pour imprimer les traits au lieu de dessiner les contours. Les autres étapes jusqu’à la plus éloignée marquent, dans la reconstruction de l’évolu-tion, le maximum de démotivation. Dans la relation avec les signes, on ne doit jamais perdre de vue le rôle de l’oubli, causé entre autres par le défaut de transmission entre générations sinon entre cultures. Ainsi, l’intérêt de la théorie de l’écriture consiste justement à considérer les résultats de la linguistique historique dans le développement et les lois de l’évo-lution de la langue. Après la rotation, et surtout quand l’écriture devient cunéiforme, à partir de ce moment-là, l’identification d’un signe n’est plus tributaire de sa res-semblance avec un objet donné, mais de sa différenceavec un autre signe. La relation pertinente n’est plus la similitude mais la différence et la distinctivité. Car le principe de l’iconicité est la négation de la différence,celui de la distinctivité est la négation de la ressem-blance. L’adaptation du cunéiforme par l’akkadien parachève le processus de démotivation, vers un usage plus libre et donc plus puissant.

67 68

Miroir et rotation La rotation coïncide avec la linéarisation. C’est en se rapprochant au maximum du langage parlé dans sa linéarité (temporelle) que les signes graphiques de cette écriture, ayant acquis la puissance nécessaire pour représenter la langue, ont en acquis aussi la caractéris-tique essentielle, à savoir la linéarité. Les changements de forme que subissent les signes graphiques sont des indices de discontinuité de la transmission. Ils ont lieu surtout dans les cas de l’em-prunt d’une écriture par une civilisation différente. Or,il n’existe pas d’exemple, dans l’histoire de l’écriture, d’un emprunt sans réajustements. Les Akkadiens ont réinterprété les logogrammes sumé-riens pour les adapter à leur langue. Le logogramme pour [ ] lugal (roi) sera lu %arru. Le sumérien [ ] [kur] (montagne, pays par-delà les frontières) devient mātum en akkadien. On y reconnaît le mot pour dire esclave en arabe ¡amatun, composé à l’origine du pubis et du logogramme pour pays étranger [ ]. S’il est établi que le signe phénicien [ ] provient d’un prototype proto-cananéen (dit aussi proto-phénicien) ou proto-sinaïtique [ ], alors le mouvement de transfert du graphème {A} en grec aurait subi une révolution entière, un flip selon l’axe horizontal. La rotation dela présumée tête de taureau de l’égyptien [ ], stylisée

au passage vers le proto-sinaïtique [ ], puis vers le phénicien [ ], et le grec archaïque [ ] a abouti à [ ], puis à [A] subissant une rotation de 180° :

[ ] → [ ] → [ ] → [ ] → [ ] → [A, ]

La relation iconique entre la figure et l’objet repré-senté dans (1) est complètement perdue dans la dernière étape (5). C’est en mettant (1) et (5) l’un à côté de l’autre [ → A] qu’il est possible de mesurer le chemin parcouru.

Le boustrophédon L’opposition entre l’orientation des scripts des écritures qui dérivent de l’écriture latine (de gauche à droite) et celles qui dérivent des écritures sémitiques (de droite à gauche) ne s’explique pas par une commodité bioméca-nique, mais par une hésitation dans l’orientation dont a fait preuve l’écriture grecque et qu’elle a transmise à l’écriture étrusque. Celle-ci a fixé définitivementl’orientation de gauche à droite. Cette hésitation a pris la forme de ce que les Grecs appellaient le bous-trophédon, de boàj (bœuf ) et strofídhn (se tournant de tous côtés). Il s’agit de la métaphore filée du sillonde labour qu’on applique souvent à une écriture fruste et gauche. Elle est donc une image du mouvement d’aller-retour du laboureur. Ce mouvement imprime un retournement des lettres selon un angle de 180° : CNRLFCE . C’est le boustrophédon qui

7069

a déterminé la forme que nous lui connaissons aux lettres grecques et celles qui en dérivent :

Inscription grecque en boustrophédonDe la pratique du boustrophédon a résulté, dans l’aire méditerranéenne, une opposition entre les écritures sémitiques qui s’écrivent de droite à gauche et les écri-tures gréco-latines qui s’écrivent de gauche à droite.Dans le passage de l’écriture sabéenne en Abyssinie, beaucoup de lettres ont dû subir des miroirs ou des rotations : [¬] vs ; [m] vs , [s] vs , [r] vs

, où l’on voit que les formes ont subi des rotations qui vont de -90° (m) et 90°(s) à 180° vertical (¬) ou horizontal (r), ce qui démontre qu’il ne s’agit pas d’une accommodation physique ou d’une pratique manuelle ou biomécanique autant que d’une réelle rupture avec la forme d’origine. De même, l’adaptation de l’écriture phénicienne à la langue grecque a entraîné la réinterprétation et l’intro-duction de nouveaux signes pour les voyelles. Les bouleversements occasionnés par l’adoption de notations ou de systèmes d’écriture venus d’une autre culture prouvent si besoin était qu’une écriture est avant tout un ensemble de pratiques culturelles et non pas un simple outil technologique détaché de son

milieu. Il n’en existe pas de prototype préétabli apte à servir tous les besoins.

L’inadéquation congénitaleCette inéluctable inadaptation montre que l’écriture est plus une notation, propre à une langue et à une culture, qu’un système universel, qu’on peut utiliser avec toutes les langues. L’inadéquation à 100% d’une écriture faite à la mesure d’une langue, surtout quand elle appartient à une famille différente ou même à des dialectes proches,nécessite des modifications qui opacifient les signes, i.e.les démotivent davantage. Si l’opération ne touche que l’arrangement syntagmatique, la forme et/ou la valeur des signes, cela donne lieu à des scripts différents. Sil’opération opère une réanalyse du niveau de la repré-sentation linguistique (mot, syllabe ou phonème), cela peut donner lieu à des systèmes différents.C’est dans cet ordre d’idées que nous considérons qu’il s’agit, avec la rotation, d’une erreur créatrice. L’abstraction n’est pas autant une capacité acquise par le génie de la réflexion qu’une déficience de transmission. Il arrive à l’écriture ce qui arrive à la langue. Celui qui parle n’est plus conscient des racines ou de l’évolution des mots. Le scribe qui réécrit dans une tradition n’a plus les mêmes motivations que les premiers qui ont établi le signe iconique en le reliant métaphorique-ment à un référent ou à un signifié sur la base de leur

71 72

similarité. Ainsi, si l’on met en vis-à-vis la première attestation du logogramme (en l’occurrence l’agrégat logique) ayant servi à désigner l’esclave, en face de la dernière attestation du (même ?) logogramme, appa-raît au grand jour la rupture de tout lien de motivation avec le modèle : Le scribe qui utilise le signe graphique dans sa der-nière version néo-babylonienne le fait comme cela lui a été transmis. Il ne se rend pas compte des étapes par lesquelles est passé le signe. Celui-ci lui est tota-lement opaque et de ce fait arbitraire. En revanche, seule la reconstruction des étapes, dans une démarche à rebours, est en mesure de montrer comment s’est opérée la transformation progressive qui a abouti à l’utilisateur final. Les étapes reconstituées d’après lesattestations relevées par R.Labat sont les suivantes :

���

���

����

���

�����

���

����

���

���

���

����

����

��

����������������������������������

������������������������������������������

��

������������������������� ������������������ ������������ � ��������������

������������������������������������������������������� � ��������������

���������������������

Ce qui précède nécessite quelques mises au point, afinde ne pas tirer de conclusions hâtives. L’altération de la forme du signe, surtout par sa rotation, n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante de ladémotivation. Elle est en revanche un indice certain.

Effets du support et des outils : le ductusCertains pensent que ce sont les supports et les outils utilisés qui sont la cause des changements de formes, i.e. de la déformation du signifiant graphique. Avantd’écarter cette objection, nous dirons que toute écriture présuppose un support, un espace graphique, comme toute parole présuppose un déroulement temporel. Mais nous dirons aussi que la nature du support ou de l’outil est indifférente quant au système, à la notationou au script relatifs à une écriture donnée. Écrire avec un calame ou un stylet, sur un ostracon, du sable, une omoplate de chameau ou sur une feuille de cuivre, d’argent ou sur un rouleau de papyrus, est indifférent.Le rôle du support est dans la conservation. De sa nature dépend la durabilité de la production écrite. Écrire sur le sable, ou dans la paume de la main comme font les Touaregs, rend le support aussi évanescent que la parole, avant l’invention de l’enregistrement sonore. Mais le support et les outils ont un effet immédiat ettangible sur le ductus. La matière du support ainsi que l’outil expliquent la forme des signes, i.e. leur aspect

7473

extérieur. Un instrument d’écriture souple et doux qui parcourt un ostracon provoque un tracé lourd et arrondi. Un stylet sur une matière dure provoque des formes profondes et angulaires. La forme extérieure de l’écriture cunéiforme s’explique par l’usage du calame sur un support en argile. C’est l’usage qui commande le choix de l’outil et du support. Cela explique par-tiellement la différence entre certaines cursives et les monumentales, et entre des styles et des formes. La tradition une fois établie, le support devient indiffé-rent. Le cunéiforme qui a pris son aspect définitif surl’argile n’est pas retourné à sa forme pictographique initiale quand on l’a écrit sur des supports durs comme la pierre ou le cuivre.

d. L’explosion culturelleIl est banal de dire que le langage articulé, gramma-ticalisé, constitue une révolution déterminante pour l’intelligence du monde, par rapport au langage des primates. Mais il est moins évident de noter que c’est la nature de ce langage (avec ses qualités relationnelles et réflexives) qui est à la base du développement del’esprit et de sa perfectibilité. Le parallèle avec l’écri-ture a été mis en évidence surtout dans les travaux de J.Goody. L’écriture est un étonnant facteur d’évolution de la pensée critique. L’acquisition de l’écriture pro-

voque chez les sociétés qui y accèdent une révolution culturelle. L’écriture comme le langage articulé sont les conditions de la rétroflexion et ainsi de l’abstraction.La possibilité de rétrospection change le monde de l’homme. La réflexion prend des dimensions horstemporelles. Bref, l’écriture, en permettant l’« exercice de rumination constructive », donne à l’homme un outil pour révolutionner sa propre pensée, dominer le monde et dominer son langage. La pensée orale est unidimensionnelle. L’écrit dépasse cette limitation, grâce à la surface graphique, en faisant acquérir à la réflexion une troisième dimension. Il estimpossible d’agencer des données croisées à l’oral, comme dans un tableau. Or, le tableau, qui n’est pos-sible qu’à l’écrit, a trois dimensions :

→ 1 3 = 4→ 2 4 = 6

= 5 = 3 = 7 = 5

La pensée devient tabulaire à l’écrit. Ainsi, même quand elle essaie de mimer la parole, l’écriture ne garde de la linéarité qu’une des formes possibles de sa réalisation. Les premières écritures sumériennes présentent l’intuition de cette conscience des poten-tialités de la surface graphique. La surface graphique y était arrangée en tableau. Mais plutôt que de songer

75 76

à des listes comptables, il faut penser qu’il s’agissait d’un nouveau mode de penser. L’écriture a un pouvoir structurant que ne peut avoir l’oral. Elle influe ainsi surle mode de pensée et sur la structure cognitive.L’écriture a un pouvoir social (au service du souve-rain) et cela a été souvent souligné par les anthropo-logues, mais elle a aussi un pouvoir structurant sur les sociétés et les cultures. Il n’est que de rappeler ce que les religions doivent à l’écriture comme potentiel normalisateur mais aussi comme point de repère et de référence. Il ne serait pas imprudent de dire que c’est l’écriture qui hisse les pratiques magico-religieuses au niveau de la religion.L’écrit a un grand effet sur l’oral, l’écriture fixe lesmots et aide à mieux prendre conscience des entités linguistiques plus grandes que le mot. Comme facteur de conservatisme, l’écriture rend possible la réflexionsur la langue. Sans l’écriture, aucune recherche dia-chronique sur la langue n’aurait été concevable. La parole d’un peuple doué d’écriture n’est pas la même que celle d’un peuple qui n’a pas d’écriture. Une lin-guistique est impossible sans l’écriture (l’exception des grammairiens hindous confirme la règle). A. Meilletavait raison de dire que les premiers scribes étaient les plus grands linguistes de l’histoire.

Conditions nécessaires à la technologie de l ’écritureLes principes ne suffisent pas, il faut que soient réuniesles conditions matérielles à cette révolution technolo-gique. Nous ne faisons référence ni aux conditions éco-nomiques, avec la profusion de produits, ni au besoin de figurer ce qui n’a ni forme ni visage. Ce besoinaurait pu exister sans donner lieu à l’écriture. Léonard de Vinci avait besoin d’une force motrice pour faire fonctionner ses multiples inventions. Celles-ci n’ont pas vu le jour parce que les conditions matérielles de réalisation (en l’occurrence, l’énergie motrice néces-saire) n’ont pas été remplies.Comme la technologie grammaticale (S.Auroux) et toute autre technologie, l’écriture a besoin de : a) un spécialiste, b) d’un savoir-faire spécifique, c) d’outils et de lieux dédiés, et d) d’un domaine d’application. Pour ce faire, l’écriture ne pouvait pas naître dans un contexte de néant civilisationnel et ne peut pas être une invention isolée. Elle s’est accompagnée de fait chez les Sumériens de plusieurs inventions dont la roue, puis la tour du potier, la sculpture, et les techniques architec-turales… Quand Ibn ‰aldūn affirme dès le XIVe siècle que l’écriture est un fait urbain qui ne trouve sa pleine signification que dans une civilisation fleurissante, il nefaisait certainement pas référence aux besoins compta-

7877

bles mais à des compétences qui ne se retrouvent que dans des sociétés évoluées. C’est pour cela que, dans sa Mu$addima (Prolégomènes), il a qualifié de défectueusel’orthographe des apôtres du prophète. Ceux-ci étaient nouvellement venus à une civilisation qui fait encore ses premiers pas. Seule une explosion civilisationnelle offre un domaine d’application, par la gestion de la complexité des relations sociales.L’écriture n’aurait pas pu voir le jour sans les grandes réalisations civilisationnelles qui l’ont précédée. Ce sont les conditions techniques de son apparition.

Polygenèse de l ’écritureLa thèse de la monogenèse, naguère défendue, a vécu. La réalité l’a récusée. Elle stipulait que l’écriture a vu le jour en un seul endroit du monde d’où elle a essaimé. Les découvertes archéologiques ont définitivementinfirmée cette thèse. Dans l’aire méditerranéenne, en revanche, on a encore tendance à dire que toutes les écritures doivent leur existence, directement ou indirectement, au cunéiforme sumérien, premier en date. On a soutenu jusqu’à récemment que l’écriture égyptienne était née environ un siècle après l’écri-ture sumérienne, sans être pour autant directement influencée par celle-ci, mais indirectement grâce à cequ’on appelle une diffusion de stimulus. Les Sumériens

n’auraient communiqué aux Égyptiens que l’idée de l’écriture. Il s’avère à présent, après la découverte en Égypte de tablettes d’ivoire couvertes de hiéroglyphes primitifs, contemporaines des premières tablettes sumériennes (A. Zali), que nous devons revoir la chronologie, mais surtout l’idée d’une monogenèse méditerranéenne. On doit donc admettre la possibilité de l’émergence de l’écriture une fois que les conditions énumérées plus haut sont satisfaites. Cela implique la possibilité d’une invention égyptienne simultanée mais séparée, tant les conditions civilisationnelles semblent similaires.

8079

que l’introduction de déterminatifs morphologiques et grammaticaux. Le sumérien avait par exemple des marques de pluriel à valeur fixe, dont la fonction nepouvait pas varier (par ex. ME% ou Á). Ce n’est pas le cas de l’akkadien, qui connaissait, comme l’arabe, des préfixes et des suffixes avec des valeurs qui variaientselon l’entourage. Ce besoin, ainsi que celui de mar-quer les cas sujet (nominatif ), régime (accusatif ), etc., grâce à des flexions, a poussé les scribes akkadiens àintroduire des modifications notables dans le système.À côté de cela, il est naturel que, passant d’une langue à l’autre, les logogrammes ne pussent plus avoir les mêmes valeurs. Le logogramme [ ] n’est plus lu DINGIR (dieu), mais ILU. De même, l’usage des déter-minatifs phonétiques pour spécifier la prononciationdes logogrammes polysémiques n’est plus pertinent. Il n’est plus question de spécifier, par -RA ou -NA, s’il s’agissait de DINGIR-RA ou de AN-NA (ciel), mais de ILU (dieu) ou de ŠAMÛ (ciel).Cette notation ainsi adaptée au script akkadien a été empruntée par plusieurs peuples pour noter leurs langues indo-européennes, le hittite, l’élamite( ?), le ¬urrite, l’urartéen et le vieux-perse ; ou sémitiques comme l’éblaïte et la langue d’Ougarit, etc. L’adaptation de l’écriture sumérienne à la langue et à la culture akkadienne a accéléré le processus de mutation

IIDÉVELOPPEMENT DE L’ÉCRITURE

Une histoire d’acculturation

Le développement de l’écriture est l’histoire de son acculturation. L’adaptation d’une écriture, conçue spé-cialement pour noter une langue, à une autre langue, à défaut de lui faire faire un bond considérable, accélère au moins sa mutation. Chaque émigration libère le signe graphique du poids des traditions. L’adaptation d’une écriture par une culture différente est un facteurde rupture qui favorise le processus d’abstraction. Il est intéressant de noter que le mot même d’abstrac-tion (du latin ab- « de » et du verbe trahere « tirer », i.e. « éloigner ») impliquait rupture, détachement et détournement. La libération des contraintes conven-tionnelles provoque l’explosion du potentiel sémiolo-gique du signe graphique. C’est l’un des facteurs de changement les plus déterminants.L’adaptation de l’écriture sumérienne, qui notait une langue agglutinante à radicaux majoritairement monosyllabiques, vers l’akkadien, langue sémitique à tendance synthétique et flexionnelle, a motivé desaménagements notables dans le système de signes et leurs fonctions. L’akkadien avait besoin de noter les marques casuelles et les flexions internes. Cette accul-turation a vu se renforcer l’aspect phonétique, ainsi

81 82

relative stabilité de l’écriture hiéroglyphique à travers plus de 3000 ans n’est qu’apparente. Cette écriture a connu des modifications.Une première cursive, destinée à un usage littéraire et religieux, a vu le jour pendant la Ve dynastie. L’écriture hiératique est écrite en colonnes sur papyrus. Les signes sont très simplifiés. Elle se linéarise à partir dela XIIe dynastie.

hiérogl. Ve dyn. XIe XVIIIe XXIe époque romaine

Ex. Évolution de l ’écriture hiératique

Vers -625 apparaît une deuxième cursive, la démotique, destinée à un usage populaire. Elle semble dériver de la hiératique, mais elle comporte plus de ligatures et même des abréviations.

Ex. Écriture démotiqueLa pierre de Rosette qui a permis à Champollion de déchiffrer l’écriture hiéroglyphique était trilingue,rédigée en hiéroglyphe, démotique et grec. En fait, l’écriture hiératique avait disparu de l’usage bien avant le démotique, qui semble avoir tenu jusqu’au Ve siècle.Ce qui précède ne concerne que la forme extérieure

de l’écriture empruntée, à dominante logogrammatique, vers le syllabisme quasi généralisé. D’acculturation en acculturation, le cunéiforme suméro-akkadien a abouti, dans la culture vieux-perse (même s’il se présente comme une création nouvelle), à un système mixte, qualifié par Diringer (1938) de quasi alphabétique,parce que très économe en signes. Il ne comporte que 5 logogrammes (roi, pays, terre, dieu et Ahuramazda, ce dernier pouvant être noté de trois façons) et trois signes pour les phonèmes vocaliques [a], [u],

[i]) ainsi que 33 signes syllabiques (tous en syllabes ouvertes : consonne + voyelle, du type [ ] ka, [ ] da, [ ] ba, [ ] za, etc.On ne doit en aucune manière considérer l’accultura-tion comme une condition sine qua non d’évolution, mais seulement comme un facteur favorisant le changement. Nous avons insisté plus haut sur le fait que l’écriture hiéroglyphique égyptienne n’a pas servi à noter autant de langues que le cunéiforme suméro-akkadien. Le fait qu’elle n’ait pas servi à noter d’autres langues aurait fait suivre à l’écriture égyptienne un processus d’évolution bien différent. Pour ce qui est du nombre des signes, il a évolué dans le sens diamétrale-ment opposé à celui des écritures cunéiformes par suite de ses multiples adaptations. Il n’a connu une tendance à l’allègement par l’élimination des signes compliqués ou surchargés qu’à l’époque gréco-romaine. Mais la

83 84

voyelles, vu leur nombre réduit (a, i, u), n’introduisaient qu’une infime nuance qu’on pouvait reconstituer parle contexte. Le fait d’avoir accédé à l’idée de racine consonantique (commune aux langues afro-asiatiques) présuppose une analyse lucide et pénétrante de la langue. Ce qui dénote un génie certain. Ainsi, l’écriture aurait été précédée d’une analyse linguistique, même sommaire. Celle-ci est une condition préalable de toute écriture. Mais n’y a-t-il pas là un paradoxe de la genèse si l’écriture est elle-même une condition cruciale de toute réflexion linguistique approfondie !?La structure consonantique de l’égyptien est la même que celle des langues afro-asiatiques. On y retrouve des racines monolitères (1 consonne radicale), bilitères (2), trilitères (3), quadrilitères (4), etc. L’écriture égyp-tienne relatera cette structure. Le recours aux mots à racines monolitères fournira à l’écriture hiéroglyphique l’accès direct au phonétisme. Mais étant une écri-ture mixte celle-ci usera de logogrammes trilitères : [xnt], [pXr], [nDm], [xpr], [anx], [Xmn]

et de logogrammes bilitères [Hr], [yr], [mr], [nb], [mn], [by].

Ainsi, pour écrire les noms propres, surtout étrangers –lieu d’abstraction parce que dénués de signification–, l’écriture égyptienne a une nette préférence pour les signes monolitères qu’elle utilise à la manière d’une

et le ductus. En revanche, concernant l’efficience del’analyse linguistique et le niveau d’abstraction (malgré le caractère prononcé de ses signes iconographiques), les écritures cunéiformes n’ont pas atteint, au moins jusqu’au vieux-perse, le degré d’évolution qu’a connu l’écriture hiéroglyphique.Celle-ci a accédé dès le début au phonétisme (palette de Narmer), en parallèle avec l’usage de la logogra-phie. Elle a donc toujours été mixte, constituée de deux systèmes : le système phonétique et le système idéographique. Cette écriture, de par sa capacité à représenter les sons de la langue, fait donc preuve d’un aspect analytique certain. Car l’écriture, comme nous l’avons déjà dit, n’est pas censée mimer ou représenter intégralement toutes les inflexions de la parole, maisseulement l’élément informatif de la communication. Elle n’est pas censée non plus singer l’ordre linéaire de la chaîne parlée. Le signe graphique dispose d’une sur-face sur laquelle il est agencé d’une manière spéciale, exploitant toutes ses dimensions. Peu importe si son fonctionnement ne correspond pas à la stricte linéarité de la parole. On écrit de droite à gauche, mais aussi de haut en bas. Cette liberté présuppose une conception de l’écriture qui ne peut pas être fondée sur un con-tretype de la parole. Les scribes égyptiens se sont rendu compte que le support du sémantisme était constitué par les consonnes qui formaient la racine et que les

8685

Glyphes Transcription phonétique Objet représentéP ¥ corde pour entraver les

animaux

Q % bassin d’eau

R z (ou s) verrou

S s étoffe pliée

U h ventre et queue de mammifère

V b pied

W t galette de pain

F ø cobra

G a m chouette, côte de gazelle

X p siège

Y ¬ mèche de lin tressée

b r bouche

c h abri de roseau

Signes monolitères dans les hiéroglyphes égyptiensLa liste de ces signes monolitères de l’écriture égyp-tienne démontre son caractère phonétique généralisé. Mais elle montre aussi que les Égyptiens avaient tout ce qu’il fallait pour « inventer l’alphabet » (Coulmas). La transcription des noms propres étrangers pro-cède du même principe que l’alphabet. Il suffisait degénéraliser ce principe ou de l’utiliser tout seul sans le recours aux phonogrammes plurilitères. Mais pour-quoi ils n’ont pas simplifié leur système (mixte), enpassant au phonétisme pur, alors qu’ils avaient tous les ingrédients pour le faire du moment qu’ils ont réussi à dégager tous les principes de l’écriture phonétique est

notation alphabétique. On a qualifié de « pseudo-alphabet » cet usage des signes monolitères. Par exemple, le cartouche portant le nom de Cléopâtre

est constitué uniquement de signes monolitères : OÛ LyX E B b E C L I O P A D R A Mais cette notation n’a été employée de manière uniforme que dans les noms propres ; et les scribes égyptiens n’ont pas dédaigné les logogrammes multi-consonantiques. Pourtant, ils avaient à leur disposition presque autant de signes pour noter toutes les con-sonnes de leur langue :

Glyphes Transcription phonétique Objet représentéE ¡ (alif) vautour percnoptère

L í roseau fleuri

LL y double roseau fleuri

B d main

A ¿ (ayin) avant-bras

H © placenta

I k corbeille à anse

J g support de jarre

K, T n filet d’eau, couronne rouge

M f vipère à cornes

N w petite caille

Z w petite caille stylisée

O $ pente sablonneuse

87 88

On en était presque resté aux découvertes de 1868-69, relatives aux inscriptions du roi moabite Me%a, datées de -850. C’était en son temps l’attestation la plus vieille de l’écriture phénicienne. En 1908, on découvre le calendrier de Gézer dont on dit qu’il notait la langue hébraïque, et qu’on date des alentours de -1000. Il recule de plus d’un siècle la première attestation de l’alphabet phénicien. La découverte, par Pierre Montet, en 1923, du sarcophage d’Ahiram à Byblos recule d’encore trois siècles la date des premières attestations du phénicien. Ce sarcophage daterait de la fin du XIe siècle, mais certains incli-nent à reculer la date de l’inscription autour des années -1200. L’aspect de l’inscription du sarcophage d’Ahiram montre cependant une écriture assurée, qui trahit une tradition plutôt qu’une écriture hésitante qui se chercherait encore. Ce qui signifie qu’un longusage a dû précéder la date de l’attestation.En 1929, Maurice Dunan découvre, encore une fois à Byblos (Djoubeil), des textes dont l’écriture ressemble étonnamment aux hiéroglyphes égyptiens. Cette écriture sera connue sous le nom de « pseudo-hiéro-glyphique » de Byblos. Les Phéniciens de Byblos n’ont emprunté aux Égyptiens que la forme du signe, sans lui conserver sa valeur, dira son déchiffreur E. Dhorme(1945). Ainsi, ce syllabaire notait la langue phénicienne.

une autre question. Cela démontre qu’il ne suffit pasd’avoir tout ce qu’il faut pour changer de système. Il faut une motivation, de l’ordre de la catastrophe ou de l’erreur créatrice (fréquentes dans les cas d’adaptation ou d’acculturation) pour se défaire du poids des tradi-tions ou se déposséder d’un privilège séculaire. En tout cas, certains pensent aujourd’hui que ce sont les Égyptiens qui auraient inventé la notation alpha-bétique. « L’alphabet est une invention égyptienne » (A.Lemaire) au vu des dernières découvertes, n’est plus une fantaisie ou une provocation. On en revient à l’affirmation de Tacite dans ses Annales (Liv. III, §.14) qui affirme que ce sont les Égyptiens qui ont apprisl’alphabet aux Phéniciens.

LA GENÈSE DES ALPHABETSL’écriture phonémique On a longtemps soutenu et enseigné que c’est aux Phéniciens que revient le mérite d’avoir démocratisé l’écriture en la poussant dans la voie de l’abstraction par une ultime simplification. Ce seraient les Phéniciensqui, pour écrire leur langue, auraient mis au point, au IXe siècle, une notation alphabétique de 22 consonnes. Il s’agirait d’un système phonémique, qui note non pas des syllabes, mais les phonèmes de la langue. Une série de découvertes, tout au long du XXe siècle, sont venues bouleverser ces certitudes.

9089

en train de se constituer : celles qui sont d’inspiration égyptienne et celles qui sont d’inspiration mésopota-mienne. Car entre-temps, il y a eu des découvertes qui ont bouleversé les données concernant l’idée préconçue d’une sorte de monogenèse de l’alphabet. L’alphabet phénicien qui s’est répandu à travers la Méditerranée a été précédé de tentatives expérimentant des notations phonémiques bien plus anciennes. Avant l’apparition des premières attestations de l’alphabet phénicien, il a existé dans la région appelée le Croissant fertile une tradition d’utilisation d’une notation consonantique pour les langues sémitiques.

Un alphabet d’inspiration mésopotamienneEn 1928-29, on découvre, à Rās ±amra (Cap du Fenouil), à proximité du site de la ville ancienne d’Ougarit, sur la rive nord de la Syrie, des centaines de tablettes en écritures cunéiformes. Les déchiffreursse rendirent très vite compte, au vu du nombre très restreint de signes (une trentaine), qu’il s’agissait d’un alphabet. Cette notation n’utilisait aucun des signes mésopotamiens. Elle ne leur empruntait que la forme et la direction, puisqu’elle s’écrivait de gauche à droite, contrairement aux autres notations de la région. Toutes les tentatives pour la rattacher directement à l’écriture suméro-akkadienne ont échoué. Les argu-ments en faveur d’une création artificielle comme

Dhorme le date du temps du pharaon Aménophis IV (aux environs de -1375, i.e. du XIVe siècle). Mais le terme syllabaire ne semble pas convenir parfaitement. E.Dhorme parle plutôt d’un alphabet syllabique. Certains le qualifient d’alphabet pléthorique (avec plus de 100 signes différents) perdant de plus en plus son caractère syllabique. Il s’agirait d’un système hybride notant simultanément des phonèmes et des syllabes.Ainsi, la création de l’alphabet phénicien ne s’est pas faite d’un coup, mais graduellement. Le pseudo-hiéro-glyphique de Byblos fournirait la preuve d’une étape intermédiaire vers l’alphabet. Mais avec d’autres élé-ments venus de découvertes simultanées, cela permet de rompre avec d’anciennes hypothèses concernant l’origine ou les sources d’influence de l’alphabet phé-nicien. Désormais, on focalise presque exclusivement sur la relation avec les hiéroglyphes égyptiens. « C’est un nouveau jalon que je pose entre les hiéroglyphes et les alphabets de Phénicie », dira E.Dhorme.Le lien établi avec les hiéroglyphes égyptiens n’était pas dû uniquement aux formes ressemblantes des pseudo-hiéroglyphes de Byblos. La relation n’était pas évidente. Hrozny, par exemple, avait proposé un rap-prochement avec les hiéroglyphes hittites. Grâce aux découvertes successives, une idée globale répartissant les notations alphabétiques selon deux filiations était

91 92

la notation alphabétique, semble avoir été celle qui a inauguré le siècle. En effet, quelques décennies avantla découverte des tablettes cunéiformes, soit entre la finde 1904 et le début de 1905, l’égyptologue britannique Flinders Petrie découvrit dans une ancienne mine de turquoises, à Sérābīt el-‰ādem, au Sinaï, des graffitirelevant d’une nouvelle notation qui ressemblait éton-namment aux hiéroglyphes égyptiens. On les aurait appelés par le lieu de leur découverte, i.e. le sinaïtique, mais ce terme était déjà utilisé pour désigner une variété d’écriture nabatéenne en usage au début de l’ère chrétienne dans la presqu’île du Sinaï. On proposa de les appeler « proto-sinaïtique ». L’avenir des découvertes démontrera l’arbitraire de cette appellation. Les inscriptions, d’abord trop peu nombreuses pour offrir une prise quelconque aux déchiffreurs, ont vuleur nombre augmenter après les découvertes d’autres inscriptions dans des villes de Palestine, Shechem (1929, Naplouse), Gézer (1934) et Lāki% (1937), Tell Naguila… On décida d’appeler ces dernières inscriptions proto-cananéennes. Mais on comprit assez rapidement par le nombre de signes très réduit qu’il s’agissait d’un alphabet et non pas d’un syllabaire. Aussi l’égyptologue Alan Gardiner proposa-t-il dès 1916 la lecture de certains mots, qui s’est avérée cor-recte comme lb¿lt [ (respectivement, lu de

ceux en faveur d’une filiation avec un modèle existantont achoppé sur le manque de preuves. En fait, par certains aspects, cette écriture semble se rattacher à des traditions diverses. Ce que corroborent les don-nées historiques. La cité d’Ougarit était un lieu de brassage d’ethnies et de cultures diverses. On y trouve ainsi d’un côté la tradition syllabique qui fait qu’elle réserve trois signes distincts pour noter les déclinai-sons de la glottale [ ] ¡a, [ ] ¡i, [ ] ¡u, ce que ne fait aucune autre notation consonantique, et de l’autre la tradition égyptienne et nord-sémitique de ne noter que les consonnes. Avec cet alphabet, on a découvert en même temps une langue sémitique jusqu’alors inconnue. On a décidé de l’appeler l’ougaritique, du nom de l’ancienne cité d’Ougarit. La date des inscriptions ainsi que l’histoire de la cité d’Ougarit se situaient aux alentours du XIVe siècle av. J. C. Cela signifie qu’elle serait antérieure d’au moins unsiècle à la plus ancienne attestation phénicienne.L’alphabet ougaritique aurait été l’un des derniers vestiges de l’influence cunéiforme en Mésopotamie etdans ses environs.

Les Phéniciens n’ont pas inventé l ’alphabet !Dans la série de découvertes qu’a connues le siècle dernier, la plus importante, concernant l’émergence de

93 94

qui rappelle le nom de la lettre et l’abstraction phonétique qui confine ce nom dans sa réalisationsonore minimale, i.e. le phonème.

Un alphabet d’inspiration égyptienne…La similitude des signes, qui laisse très peu de doutes quand à leur filiation, ne dispense pas de se poserdes questions. Pourquoi cette notation n’a-t-elle pas adopté les monolitères égyptiens avec leurs valeurs au lieu de recourir à ce procédé acrophonique ? Pourquoi avoir remplacé la valeur des signes égyp-tiens ¯ [d], Ô [¬] et F [n] par exemple, respecti-vement par [y], [©] et [m] ? Au début de la découverte, la jonction avec l’alphabet égyptien n’a semblé relever que d’un emprunt formel. On croyait qu’il s’agissait d’une influence qui relève dumême type que la notation alphabétique cunéiforme qu’on découvrira plus tard sur le site d’Ougarit. La raison en est que selon l’hypothèse la plus courante concernant les auteurs des graffiti de Sérābīt el-‰ādem, il s’agirait d’esclaves sémites travaillant dans les mines égyptiennes de turquoises. L’explication semblait cohérente. Les esclaves, ne pouvant accéder à la clef des hiéroglyphes, n’auraient emprunté que les formes extérieures des signes. Ils leur auraient appliqué, par le procédé acrophonique, des valeurs phonétiques tirées de leur langue sémitique.

gauche à droite, l-b-¿-l-t, c’est-à-dire « à la déesse »). Il s’agit de Hathor, maîtresse de la turquoise. Trois conclusions d’une grande importance furent tirées de ces lectures. La première est qu’il s’agit d’une langue sémitique, et non pas de la langue égyptienne. La seconde, qui découle de la première, est que cette notation use du procédé de l ’acrophonie. La troisième est qu’il s’agit d’une écriture consonantique, comme l’écriture phénicienne ou sudarabique dont on avait déjà connaissance.

L’acrophonieLe mot dérive du grec ¥kroj akros (pointe, extré-mité) et fwn» phonê (son, voix). Les signes égyptiens monolitères, dont nous avons dressé la liste, ne notant que la consonne au détriment de la voyelle sont appa-rentés à ce procédé. Il s’agit de ne considérer dans le mot, représenté par le signe iconique, que sa première consonne. Ainsi qui est dit *aleph (taureau, bœuf ), dans les langues sémitiques représentera le son [¡] et donnera son nom à la lettre aleph ; ou qui est dit *bayt (ou « beth », habitation, maison), représentera le son [b] et donnera son nom à la lettre bê (cf. le grec bêta), est dit *¿ain (œil), il sera mis pour le son [¿] qui sera aussi le nom de la lettre ¿ain, et ainsi de suite. Cela trahit, comme on le voit, une tension dialectique entre la représentation pictographique

95 96

que la tradition d’une notation alphabétique était répandue, parmi les peuples sémites dans la région du Croissant fertile, entre la Syrie et l’Égypte.Le recul de la date de l’utilisation de la notation alphabétique, ainsi que son rattachement, du moins par la forme, à une origine égyptienne résout plu-sieurs problèmes d’anachronismes (Ch. Robin). Certaines notations alphabétiques ont été attestées avant l’alphabet phénicien et ne pouvaient en être dérivées qu’au prix de suppositions et d’hypothèses qui ne se fondent pas sur des données historiques sûres. Certaines divergences des formes ne se laissent pas résoudre sans difficultés. Le fait de fournir unedatation antérieure et des formes plus anciennes, très similaires, permet de résoudre l’énigme de l’écriture sudarabique pour laquelle il n’était pas possible d’ad-mettre une origine phénicienne.

L’émergence de l ’alphabet, l ’erreur créatrice…La thèse d’une origine égyptienne de l’alphabet a été très répandue autrefois. Il semble que ce soient les Grecs qui aient alimenté la croyance en l’origine phénicienne de l’alphabet, en l’appelant foinik»ia gr£mmata parce que ce sont effectivement les Phéniciens qui laleur ont communiquée. Mais ils n’auraient été que les diffuseurs de l’alphabet en Méditerranée et non sesvéritables inventeurs.

Mais cette hypothèse des esclaves inventeurs du proto-sinaïtique est remise en question par plusieurs spécialistes. Elle aurait vu le jour, selon Ryckmans, dans un centre urbain comme Gaza, pour répondre à des besoins comptables. Ce centre aurait été une halte sur la route des caravanes qui reliait Égypte-Palestine-Arabie. L’alphabet serait donc une invention de com-merçants (qu’ils soient phéniciens ou palestiniens), i.e. qu’il aurait une origine comptable. Cela n’est pas sans rappeler la thèse comptable de l’origine de l’écri-ture. En vérité, la remise en question de la thèse des esclaves sémites travaillant dans les mines a été rendue nécessaire par la diversité géographique des lieux des découvertes. Mais la thèse de la route commerçante n’explique que la diffusion. Pour l’origine, cette thèsene présente que des suppositions.La première date proposée à ces inscriptions a été le XIVe siècle. Cette notation alphabétique serait con-temporaine de celle d’Ougarit. On a dû reculer cette date vers le -XVIe tout d’abord, i.e. au moins deux siè-cles avant l’alphabet cunéiforme et 500 ans au moins avant l’alphabet phénicien. Mais après les récentes découvertes, l’avis communément partagé aujourd’hui est de situer les premières attestations au moins vers le milieu du -XVIIe. L’ espacement dans les dates, ainsi que la surface cou-verte, en plus des diverses tentatives, laissent supposer

97 98

incarnée dans le pouvoir des Hyksos, qui, en adap-tant l’écriture égyptienne à leur langue sémitique, ont accompli la rupture, i.e. l’écart nécessaire pour faire passer l’écriture égyptienne qui n’ignorait pas le phonétisme (notant les sons) à une notation pho-némique (notant les phonèmes). Ils l’ont débarrassée par la même occasion de son caractère mixte, par l’élimination de toute composante logographique. Or, les phonèmes de l’égyptien ne sont pas les phonèmes de la langue sémitique des Hyksos (dont on dit qu’ils sont cananéens ou amorrites). De plus, la période qui a vu le déferlement des Hyksos, ce peuple de nomades venu du Sham (Liban-Syrie-Palestine), dont on ne sait pas grand chose avant qu’ils n’occupent l’Égypte et qui disparaît dans l’histoire après l’avoir quittée, était une période trouble. Entre 1720 et 1567 av. J.C., c’était une période de déracinement des modèles culturels et ethniques établis, comme dirait Diringer. Les Hyksos ont réussi malgré tout à sortir l’Égypte de sa stagna-tion et de son isolement culturel. Cette rupture peut avoir fourni le contexte propice à l’émergence d’une nouvelle conception de l’écriture. Le fait d’adapter une écriture à une langue différente fait subir à la notationdes modifications pouvant aboutir au bouleversementtotal du système.

La fourchette des dates proposées pour l’émergence de l’alphabet proto-sinaïtique correspond à une période de troubles politiques en Égypte. Elle se situe entre la fin de la deuxième période intermédiaire de la XIIIe dynastie, avec la XVe dynastie des Hyksos, et la XVIIe dynastie, qui a mis fin à leur règne ; soit entre -1730 et -1580, puis leur expulsion vers -1550. Elle est caractérisée par les historiens de « chaotique ». Des périodes de famines et de guerres civiles ont facilité l’immigration massive des nomades « asiatiques » cananéens et/ou amorhéens. Cette immigration, sur-tout vers la zone fertile du delta du Nil, s’est soldée par l’arrivée d’un peuple étranger au pouvoir : les Hyksos. En effet, ce nom est la déformation grecqued’une expression égyptienne he$au-©ausūt signifiant« les rois de l’étranger ». Le flux migratoire dans cettezone a dû provoquer un grand mixage de cultures. Le peuple nouvel arrivé avait des traits culturels qui ne coïncidaient pas forcément avec ceux des Égyptiens. Les Hyksos introduisirent plusieurs technologies, dont le travail du bronze.Seule une catastrophe sociopolitique générant un phénomène d’acculturation aurait pu faire subir à l’écriture égyptienne une telle rupture avec une tradi-tion ancestrale. L’apparition de l’alphabet serait donc le résultat d’une erreur créatrice des peuples immigrés,

99 100

L’inventeur est un peuple ayant à sa disposition des signes qui notent une langue différente de la sienne,mais qu’il pouvait réanalyser pour les adapter à son usage propre.En tout cas, l’abandon de la thèse des Phéniciens comme « inventeurs de l’alphabet » pour une origine égyptienne de l’alphabet basée sur une réinterprétation des signes hiéroglyphiques fournit une explication plausible au consonantisme des écritures sémitiques. Il s’agirait d’un héritage de la morphologie de la langue égyptienne qui convient parfaitement aux langues sémi-tiques, très apparentées à l’égyptien, car appartenant toutes à la grande famille des langues afro-asiatiques.

Monogenèse de l ’alphabet ?Après ce bref aperçu des péripéties de l’apparition dans le Moyen-Orient du principe de notation alpha-bétique, il n’est plus question de parler de prototype de l’alphabet (Diringer, 281), en l’occurrence l’alphabet proto-sinaïtique. De ce qui précède, il transparaît que l’alphabet phénicien n’est ni le premier, ni l’unique notation phonémique. Il s’agit en fait de l’émergence d’un phénomène exploité à large échelle, i.e. l’idée de la notation des phonèmes. La tentative avortée vers le phonémisme de l’écriture pseudo-hiéroglyphique de Byblos nie l’idée d’un prototype commun. L’expérience, quoique de courte durée, puisqu’elle a disparu avec la

Sur la piste des Hyksos…La thèse des Hyksos comme inventeurs de l’alphabet a été avancée à plusieurs reprises. Elle l’a été au XIXe siècle, surtout par Charles Lenormant (1838) à la Sorbonne. Cette théorie a été défendue par plusieurs chercheurs dont Halévy (1874), K.Sethe (1916) et enfin par A.Lemaire (1996 publié en [2000]). Maiselle a dû être abandonnée aussi à plusieurs reprises, par manque de preuves. Car pour relier l’alphabet des Phéniciens à l’écriture égyptienne, il manquait la preuve de l’étape intermédiaire, i.e. du chaînon reliant les deux bouts. L’écriture proto-sinaïtique la fournissait. Mais l’absence d’attestations sur le sol égyptien restait un obstacle à l’acceptation unanime de cette thèse. On ne pouvait s’expliquer le fait qu’une écriture née sur le sol égyptien ne se retrouvait qu’à ses frontières orientales, au Sinaï et en pays de Canaan. Or deux chercheurs américains, le couple Darnell, ont publié en novembre 1999 les signes qu’ils ont trouvés en 1993, gravés sur les parois rocheuses du défilé de la Vallée des Rois àWadi El-Hol. Donc, ces signes ont été découverts, non pas sur les confins, ce qui a fait penser à une adaptationpar un peuple sémitique, mais sur le sol égyptien. Cela nous fait revenir à la vieille hypothèse, sur laquelle a insisté B.L.Ullmann (1927), qui fait naître cette écriture non pas au Sinaï, mais en Égypte même.

101 102

simplifiant, parce qu’il ne s’agit que d’une illusion. Lanotation d’une consonne sans voyelle serait en fait la notation d’une syllabe avec une voyelle indéterminée. Il ne s’agit pas d’absence de voyelles. Ce n’est pas la voyelle zéro mais la voyelle neutre. Ainsi, les écri-tures consonantiques dérivées de l’égyptien à travers les adaptations des peuples sémitiques ne sont rien d’autres que des syllabaires. Le fait que ces écritures ne notent pas les voyelles est une preuve qu’il ne s’agit pas d’écritures phonémiques –les voyelles étant bien entendu des phonèmes. Cela dit, on passe sous silence le fait que ces écritures notent les voyelles longues quand elles semblent nécessaires. Selon ce point de vue, les écritures consonantiques seraient au mieux des écritures incomplètes, comparées aux écritures accomplies qui seront représentées par le prototype grec. C’est là en résumé l’orientation qu’a donnée Gelb à la discussion, en défendant sa théorie évolution-niste de l’écriture, que nous avons exposée plus haut (chap. I). Beaucoup pensent que quand Gelb a placé l’alphabet grec au sommet de la hiérarchie et quand il a voulu faire de la marche de l’alphabet une évolution téléologique vers le but ultime de la transparence et de simplicité, il était contraint de poser le syllabisme des écritures consonantiques, i.e. de l’écriture égyp-

chute de la ville d’Ougarit, qui a vu sa naissance, fait de même. En effet, la disparité des formes nie elleaussi l’idée d’un prototype commun. Ces expériences montrent que l’idée était acquise, seule son application a pris plusieurs chemins. Cela veut dire que, comme pour l’écriture, on devrait abandonner la thèse d’une monogenèse. L’alphabet a été inventé plusieurs fois par des peuples en contact, qui ont acquis l’idée de noter la langue par le recours à la représentation des phonèmes consonantiques. En revanche, même si les expériences ont été multi-ples et variées, et les tentatives qui ont abouti assez restreintes, il est presque certain que l’alphabet phé-nicien, qui dérive du proto-cananéen (ou « palestinien ancien » comme l’appelle Goody [1993]), est à l’origine de tous les alphabets utilisés en Méditerranée. Car c’est aux Phéniciens, peuple de voyageurs et de marins, que revient le mérite d’avoir diffusé leur alphabet. Ilsera transmis à l’Occident à travers les Grecs, qui vont diffuser à leur tour vers l’ouest, vers le nord et vers lesud, après avoir adapté la notation phénicienne aux exigences d’une langue indo-européenne.

LES ÉCRITURES CONSONANTIQUES ET LE SYLLABISME Certains pensent que l’écriture consonantique des Égyptiens (qualifiée parfois de pseudo-alphabet)n’aurait pas pu accéder à l’alphabet, même en se

103 104

la reléguer au second plan. Consonantisme devint synonyme d’inadéquation.L’erreur de Gelb –à supposer qu’il soit de bonne foi !– et de ceux qui l’ont suivi sur cette voie est de considérer la question des voyelles dans l’absolu. Or, comme dit Harris (1986), l’importance des voyelles varie en fonction des structures phonologiques de la langue. Pour l’ensemble des langues sémitiques et de l’ancien égyptien, les voyelles qui sont peu nombreuses ne sont pas aussi cruciales que dans une langue indo-européenne comme le grec ou le latin. L’expérience a montré que l’absence de voyelles ne gêne pas la lecture et les utilisateurs n’en ont pas vu la nécessité. Or, dans la notation d’une langue indo-européenne, l’absence de voyelles peut s’avérer catastrophique. La structure de la syllabe dans les langues sémitiques est du type cv (c : consonne, v : voyelle) ou cvc, jamais v, vc ou vcv comme dans les langues indo-européennes. Cela veut dire qu’une syllabe ne commence jamais par une voyelle. Cette contrainte limite énormément les probabilités des lectures. En grec, par contre, le mot alw» (aloé) « verger » aurait été noté [l], ce qui aurait rendu les possibilités de lectures tellement élevées que la notation en perdrait son efficience ou son utilité. Ce qui explique qu’en adaptant l’écriture consonantique

tienne et conséquemment des écritures sémitiques. Son objectif était de dire que seule l’écriture grecque, héritière de l’alphabet phénicien, est une écriture alphabétique, toutes les autres sont du moins syllabi-ques, sinon logographiques. Les Grecs seraient donc les véritables inventeurs de l’alphabet. Mais en faisant ainsi, Gelb ne se rendait pas compte qu’il mettait dans la même espèce, voire dans le même stade, la notation consonantique et les syllabaires suméro-akkadien, hittite, élamite, chypriote, crétois, vieux-perse : « […] comme l’écriture cunéiforme est résolument syllabique, les graphies sémitiques de même devraient être tenues aussi bien pour syllabiques » (Gelb, 163). Ce qui ne correspond en rien à la réalité. Il ne s’est pas demandé, si c’était le cas, pourquoi l’alphabet cunéi-forme comporte trois signes franchement syllabiques, à côté des signes consonantiques. En tout cas, sans entrer dans les détails de la polémique qui a suivi ces affirmations, on en est presque arrivé à infirmer cettehypothèse de Gelb. Mais les préjugés ont la vie longue. Car Gelb n’était pas le seul à préjuger de l’écriture consonantique sémitique. Aussi d’autres chercheurs ont-ils essayé, sous des dénominations diverses, défective vs complète, abstraite vs concrète, alphabétique vs consonantique, transparente vs énigmatique, etc., de

105 106

phénicienne, les Grecs ont été confrontés au problème de toutes les écritures d’emprunt, celle de l’adaptation à la langue emprunteuse. Les Sémites n’en ont pas vu la nécessité. Aussi ont-ils adapté la notation dérivée de l’écriture égyptienne, sans autres modifications queses valeurs phonétiques. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas eu conscience des voyelles, ni qu’ils aient été incapables de les noter. Leur choix relève d’une analyse ingénieuse et consciente. Derrière l’écriture égyptienne se cache une analyse fine et pertinentede la langue. Marquer les voyelles aurait alourdi inu-tilement la notation et peut-être estompé la nature radicale de la langue.

Réhabiliter le consonantisme ou la défectivité généraliséeCe qui précède signifie non seulement que lesÉgyptiens –et après eux les peuples sémitiques qui ont adopté la notation phonémique– étaient conscients de l’existence des voyelles, mais qu’ils étaient aussi conscients que les voyelles n’étaient pas nécessaires à la transmission du message. Il faudrait ici rappeler l’un des arguments principaux de Gelb (1952, 163-164) : « Quand, sous l’influence grecque, les Sémites intro-duisirent un système vocalique dans leur écriture, ils créèrent non seulement des marques diacritiques pour les voyelles pleines, telles que a, i, e, o, u, mais aussi une

marque nommée shewa qui, quand on l’attache à un signe, le caractérise comme consonne seule […]. Si les signes sémitiques étaient consonantiques à l’origine, comme on le prétend en général, alors il n’y aurait pas de raison à l’emploi de la marque shewa. Le fait que les Sémites éprouvèrent le besoin de créer une marque qui indique le manque d’une voyelle signifie que poureux chaque signe valait d’abord pour une syllabe com-plète, c’est-à-dire une syllabe plus une voyelle » (sic). On voit l’absurdité à laquelle mène un tel raisonnement qui tente d’analyser un système en ayant en vue un autre système. Car en toute logique, l’argument devrait mener à la conclusion inverse.Ainsi, on ne doit pas évaluer une écriture dans l’absolu ou en référence à un modèle donné dans une pers-pective eurocentriste, mais toujours en référence à une structure phonologique donnée. De ce fait, même ce que dit J. Starcky, « dégager la consonne de la voyelle qui l’accompagne toujours, autrement dit passer du syl-labisme au consonantisme, représente un effort d’abs-traction remarquable » doit être relativisé. L’analyse de la chaîne sonore ne correspond pas forcément au codage des signes écrits. Et de ce point de vue, il nous semble que Clarisse Herrenschmidt a bien compris le point de divergence. Car, l’unité d’analyse du son

107 108

dans les langues sémitiques est effectivement la syl-labe. Tous les traités de phonétique des grammairiens arabes le prouvent. H. Fleish (1958, 108) l’a magis-tralement démontré. Mais l’unité de sa représentation est le phonème, dans sa relation au mot par le biais de la racine. C’est là qu’on retrouve la thèse de Clarisse Herrenschmidt (1996) : « Unité d’analyse du son et unité graphique ne se recouvrent pas. Les alphabets consonantiques ne sont ni des alphabets complets, ni des syllabaires, ni des systèmes logographiques, mais les trois à la fois. Ce sont pourtant des alphabets, car la règle : un signe = un son, y règne ».En revanche, les jugements de valeur à l’encontre des écritures sémitiques relèvent de préjugés concernant la conception de l’écriture et la définition même del’alphabet. On considère à tort que la notation alpha-bétique doit être un calque parfait de la parole. Nous avons vu plus haut comment, dans l’écriture suméro-akkadienne, la syllabe écrite ne correspondait pas for-cément à la syllabe réalisée dans la parole. L’écriture n’a pas la prétention de représenter, strictement, la parole. Il n’est qu’illusion de prétendre que dans une écriture alphabétique, il doit y avoir une correspondance parfaite entre les phonèmes et leur notation. Si cela devrait être le cas, alors ni l’écriture grecque, ni l’écriture coréenne

réputée phonémique ne sont des notations adéquates des langues qu’elles sont censées noter. On pourrait parler dans ce cas de la défectivité généralisée ou con-génitale. Car en cela toutes les écritures glottologiques, sans exception, sont défectives. Il n’est même pas néces-saire d’invoquer l’effet du temps sur l’élargissement du fossé qui sépare l’écriture, conservatrice par nature, et le langage, en perpétuel changement.

109 110

IIIDIFFUSION DE L’ÉCRITURE

Constitution des scripts

Naturalisation des technologies immigrées L’évolution des systèmes d’écriture est parallèle à la mutation des fortunes culturelles et de l’acquisition de cette technologie par des civilisations différentes. La diffusion de l’écriture,en insistant sur sa polygenèse,estune succession d’emprunts et d’influences. Et il n’est pas faux de dire que la plupart des écritures de ce monde doivent leur existence aux échanges et à l’emprunt. La Mésopotamie, plaque tournante des premières civili-sations a vu pratiquer ces transferts de technologies à grande échelle. L’écriture, après la grammaticalisation, est sans doute la technologie la plus importante et la plus déterminante de l’histoire de l’homme. L’homme ne s’était pas trompé en marquant ce tournant en un avant et un après. Mais aucune culture n’a adopté une écriture sans l’avoir naturalisée auparavant. L’acclimatation d’un système à donné lieu à de telles mutations qui n’ont pas touché uniquement la forme extérieure, mais ont été jusqu’à bouleverser le mode de fonctionnement. La naturalisation a provoqué dans certains cas la mutation des systèmes (logographique à phonographique, et phonographique à phonémique),

dans d’autres l’amélioration d’une notation (économie des signes). Souvent, cette acclimatation ne va pas au-delà de l’adaptation d’une notation pour spécifier unscript particulier. De ce fait, affirmer par exemple, comme le faisaitChampollion, que l’écriture cunéiforme a été la première grande écriture du monde parce qu’elle était devenue « un véritable système international, qui a servi à écrire aussi bien les langues primitives des Babyloniens et des Assyriens, que les langues des peuples de l’Asie, et même des langues indo-européennes comme le hittite ou le vieux-perse », ne peut pas être accepté sans nuances. En fait, cela n’est vrai que de la forme en clous de l’écriture. Chaque civilisation a naturalisé le système pour se créer une notation à la mesure de sa langue, de telle manière que la différence va de la valeur des signesà la nature du système, aux particularités des scripts. Le scribe akkadien sera dans l’impossibilité de lire le cunéiforme vieux-perse de 36 signes et le scribe hit-tite, dans l’incapacité de déchiffrer le néo-babylonien.Entre le système syllabo-logographique des Sumériens et l’écriture mixte du vieux-perse ou la notation alpha-bétique ougaritique, le seul point commun réside dans l’usage du calame sur l’argile.Ainsi, quand on ne spécifie pas s’il s’agit d’un système,d’une notation ou d’un script, il devient possible de

111 112

procéder à des généralisations abusives. On peut appliquer un système d’écriture, adapter une notation, mais en l’adaptant à une langue donnée, cela donne forcément lieu à un nouveau script. Sa lecture dépendra des valeurs et des consignes l’accompagnant.

LA DIFFUSION DU CUNÉIFORMENous dirons donc que la notation cunéiforme sumé-rienne ainsi adaptée a donné lieu au script akkadien. Cette notation suméro-akkadienne a été empruntée par plusieurs peuples pour noter leurs langues, générant à chaque fois des scripts nouveaux comme l’éblaïte (Ebla, -2500, en Syrie), le hittite (Hattūša, l’actuelle Boghazköy, -1700, langue indo-européenne d’Anatolie), le ¬urrite (Syrie du Nord, -1400, langue sémitique), l’élamite (Élam, -Ier-IIe (-1285) langue problématique, mais dont on pense qu’elle serait de type indo-européen), l’urartéen (Urartu, -XIIIe, en Arménie). Nous devons réserver un cas à l’ougaritique (-XIVe, cité d’Ougarit, Syrie) et au vieux-perse (-VIe qui notait une langue indo-européenne). L’ougaritique, sous l’influence de la nouvelle notation phonémique,n’a emprunté à la notation cunéiforme que l’aspect extérieur, l’orientation (de gauche à droite), le support et les outils. Mais il n’a pas rompu totalement avec le système syllabique, puisqu’il continue de noter, comme

on l’a vu, les déclinaisons de la glottale : ¡a, ¡i, ¡u. Quant au vieux-perse, qui montre un système mixte prononcé logo-syllabo-phonémique, il ne semble pas avoir adopté non plus la notation suméro-akkadienne pour créer un nouveau script. En fait, il a suivi une voie similaire à celle de l’ougaritique. L’usage des coins a été probablement influencé par une tradition d’utilisation,dans l’administration, de la notation cunéiforme éla-mite (à côté de la notation alphabétique araméenne). Mais la création de cette écriture semble avoir été faite ex nuovo, en adoptant seulement le style cunéiforme.La fortune des notations d’inspiration égyptienne, qui se sont répandues au Moyen-Orient, a causé le déclin du cunéiforme. L’alphabet ougaritique avait disparu avec la chute de la cité d’Ougarit en -1180. L’écriture vieux-perse a été supplantée (-338) par la notation alphabétique de l’araméen, l’un des plus importants dérivés du phénicien. L’écriture cunéiforme exigeait un support et des outils difficiles à manier et à entretenircomparativement à l’écriture sur papyrus. Aussi va-t-elle dépérir jusqu’à sa disparition totale, au premier siècle avant notre ère, semble-t-il.En tout cas, le succès et la grande diffusion du cunéi-forme nous apprennent au moins que l’histoire de l’écriture ne s’est pas faite en ligne droite. L’exemple du vieux-perse, créé plusieurs siècles après l’apparition

113 114

et la banalisation de la notation alphabétique, dans un climat qui n’ignorait pas l’usage de ce type de notation (co-existence de la notation élamite, araméenne et vieux-perse) montre que la notation alphabétique ne s’est pas imposée sans résistances. Cela implique qu’il n’y a pas eu de période caractérisée par le syllabisme et une autre dominée par l’alphabet exclusivement. Il y a eu de longues périodes de chevauchement, de co-existence et d’hésitation.

LA DIFFUSION DE L’ALPHABET EN MÉDITERRANÉEQuand on affirme que la plupart des écritures de la Méditerranée sont en filiation directe avec l’alphabetphénicien, on doit comprendre que c’est le script phé-nicien de la notation alphabétique qui a été adopté par les différentes langues de civilisation pour créer cha-cune son script propre. Chaque adaptation sera une naturalisation, avons-nous dit. Elle portera le nom de la langue ou de la civilisation d’adoption.

La diffusion de l ’alphabet phénicienLa notation alphabétique phénicienne avec ses 22 consonnes a été diffusée selon deux axes, l’un verticalparadigmatique et l’autre horizontal syntagmatique. Le premier est l’axe historique, qui est celui de la diffusionpar emprunt-adaptation. Le second est géographique, par l’extension de la culture punique.

Extension syntagmatique :Elle correspond aux points d’établissement des colo-nies phéniciennes sur les côtes de la Méditerranée. L’extension du pouvoir et de l’influence puniquessur une grande partie de l’Afrique du Nord, surtout après la fondation de Carthage (-814), de Chypre, de la Sardaigne, de Malte, de Sicile, de la Péninsule ibérique, etc., a vu l’extension de l’aire géographique d’utilisation de l’alphabet phénicien à ce qu’on appel-lera désormais le punique.

Écriture punique (Lidzbarski, Taf. XV-4)La différence d’avec le phénicien de Tyr ne portait quesur le ductus. La forme des lettres est plus arrondie, les hampes plus longues. Ces traits ont été exagérés avec une variété qui a attesté l’identité carthaginoise, à savoir le néo-punique. Par l’extension, voire l’abus de l’usage des matres lectionis, cette écriture s’est constituée en nouveau script qui opère une rupture relative avec l’écriture de la langue mère. Littéralement « mère des lectures », les matres lectionis désignent toute marque qui fonctionne un peu à la manière de ce que nous avons vu des déterminatifs phonétiques dans le suméro-akka-dien. C’est ainsi qu’on nomme les consonnes comme

115 116

¡, h, w, et y qui sont utilisées, non pas pour noter les phonèmes respectifs, mais pour indiquer que la voyelle précédente (a, u, i) est une voyelle longue : ā, ū, ī. La mutation du néo-punique correspond à un souci d’adaptation de la notation à la langue. Cela implique non pas une dégradation ou une « corruption de la lan-gue » ( J.Février) ou une confusion de l’écriture, mais simplement la conscience que la langue a changé.

Écriture néopunique (Lidzbarski, Taf. XX-5)Les nouvelles consignes de notation impliquent une nouvelle syntagmatique, i.e. une nouvelle distribu-tion des valeurs phonémiques, entraînant la création d’un nouveau script. En théorie, cela correspond à une transmission paradigmatique. La création d’une nouvelle écriture, par l’adaptation d’une notation à une langue différente.

Extension paradigmatique :C’est ce qui semble s’être passé avec le phénicien archaïque, tel qu’il a été importé de Tyr, bien avant sa transformation en néo-punique. L’écriture phénicienne permit aux autochtones d’Afrique du Nord de noter leur écriture, le libyco-berbère devenu la taf īněģ chez les Touaregs du sud de l’Algérie et symbole de l’iden-

tité berbère. Cette écriture, dont l’origine reste malgré tout énigmatique, à cause du manque d’attestations, est l’une des quelques principales adaptations directes, avec le paléohébraïque (qu’on appelle aussi hébreu-phé-nicien), l’araméen et le grec, de l’alphabet phénicien.Sur ce second axe, l’on doit au dynamisme des Phéniciens de Tyr d’avoir diffusé la notation alphabé-tique aux peuples de la Méditerranée. Deux grandes ramifications retiendront notre attention : la filièregrecque et la filière araméenne. Les deux plus grandesécritures, à la base des divers scripts du monde, i.e. l’écriture latine et l’écriture arabe, reconnaissent leur dette à l’une de ces deux branches, respectivement.Le succès de ce transfert peut se mesurer au nombre de dialectes que la nouvelle notation grecque a servi à fixer. Chaque dialecte a pris une orientation différentequi aurait certainement abouti à différents scripts si undécret (-403) n’était venu unifier les notations en fai-sant du dialecte ionien la langue officielle d’Athènes.Mais l’ionien s’est vu ajouter entre-temps d’autres signes caractéristiques (yf) et en a modifié d’autres(W) qu’il gardera jusqu’à l’époque actuelle.Or, par le contact des deux civilisations à l’île d’Eubé, les Étrusques ont emprunté, autour de -700, l’alphabet grec qui notait justement l’ionien. Le fait que ces signes existent aussi dans l’écriture que les Étrusques

117 118

ont adaptée à leur langue montre que ces introductions ont eu lieu avant la date de l’unification des écrituresgrecques. C’est ce qui explique que l’alphabet transmis se composait non de 22, comme le grec archaïque, mais de 24 signes.

L’ÉTRUSQUE

L’emprunt d’une écriture est synonyme de contacts et d’influence civilisatrice. C’est ainsi que les Étrusquesempruntent l’alphabet grec. Cette écriture a servi à noter une langue (le toscan) qui a été parlée dans la péninsule italique de -VIIe jusqu’au premier siècle av. J. C. mais dont on ne sait pas encore grand chose. L’écriture étrusque ne tire pas uniquement son impor-tance du fait qu’elle a été à l’origine de l’alphabet latin, mais aussi du fait qu’elle a fixé l’orientation de l’écri-ture de gauche à droite. Elle s’est écrite tout d’abord en mimant l’écriture grecque dont elle est issue, i.e. en boustrophédon. Mais elle n’a pas tardé à subir une série de transformations, dont l’adoption de la direc-tion définitive qu’elle transmettra à l’écriture latine etcelles qui en découleront.

LA FORTUNE DE L’ÉCRITURE LATINEL’écriture latine est un descendant indirect de l’écriture grecque. L’étrusque a servi d’intermédiaire. L’alphabet archaïque latin ne comportait que 21 ou 22 signes.

Ce n’est qu’au Ier siècle avant notre ère qu’on peut dénombrer 23 signes, avec l’ajout des deux consonnes « G » qui a été prononcée à la manière étrusque et le rétablissement du « Z » (ce qui explique qu’il ait été mis en fin de liste), pour transcrire des mots grecs ouétrangers. La notation latine sera enrichie par les diffé-rents scripts qui l’adopteront tout au long de l’histoire. L’évolution phonétique des langues romanes a donné le jour à des phonèmes que ne connaissait pas la langue latine classique et qu’il fallait noter. Son élargissement à 26 signes (comme le modèle d’alphabet étrusque) est dû au fait qu’on ne distinguait pas « i » et « j » notés uniformément [I], non plus « u » et « v » notés [V]. Un nouveau signe [W], appelé à raison double « v » a été introduit pour consacrer une ligature notant VV. D’autres modifications étaient nécessaires pour adapterla notation latine, afin d’écrire les nouvelles languesromanes issues du latin, devenu langue morte. Cette notation a été choisie pour écrire diverses langues appartenant à des familles aussi différentes que l’indo-européen, l’altaïque ou le sémitique. Cette accommo-dation s’est faite en augmentant le nombre des signes. À cet effet, toute une panoplie de signes diacritiques aété déployée pour écrire le polonais, l’italien, le fran-

119 120

çais, le tchèque, le portugais, l’allemand, l’anglais … : á, ã, ç, ä, å, ó, ò, ÿ, š, ž, đ, č, ŗ, ć, ļ, ő, ņ, ň, ń, ş, ś, ș, ţ, ű, ģ, ğ, ę, ė, į, etc. N’avons-nous pas dit que l’alphabet a la prétention de mimer la langue qu’il est censé noter !?

L’ÉCRITURE SUIT L’EMPIRE

Le cunéiforme a occupé l’espace qu’ont pu occuper les armées sumériennes puis akkadiennes, assyriennes et babyloniennes. De même, l’alphabet latin s’est diffusélà où les armées romaines ont porté la domination de Rome. De ce point de vue, l’armée romaine a été très loin. La Méditerranée constituait le centre du monde, or à un certain moment pratiquement toute la mer intérieure appartenait à Rome. Aussi l’alphabet latin a-t-il eu la plus grande diffusion de l’histoire del’humanité. « L’alphabet suit l’empire » n’est pas un adage faux, même s’il peut y avoir des exceptions comme c’est le cas de l’araméen, qui, malgré son statut de langue dominée, a été largement répandu pendant le règne de trois empires, successivement assyrien, babylonien et perse …

LA FOI SOUTIENT L’ALPHABET Il est vrai que les religions sont tributaires de l’écriture mais il est aussi vrai que l’écriture doit beaucoup à la religion. Les religions révélées sont des religions du Livre et les fidèles s’appellent bien « Les Gens du

Livre ». La première sourate du Coran (dans la chro-nologie de la révélation) commence avec la lecture de ce qui a été écrit : « Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé tout ; Qui a créé l’homme de sang coagulé. Lis, car ton Seigneur est le plus généreux. Il t’a appris l’usage de la plume ! » Ailleurs, Dieu jure « par la plume et ce qu’ils écrivent » ! Il est souvent rappelé que les pres-criptions religieuses relèvent de la fatalité de l’écriture. C’est écrit ! Cette expression devient synonyme de « Dieu a prescrit ! » L’un des signes de résignation et de fatalité de cette civilisation s’exprime donc à travers l’écriture. L’accès à l’islam passe nécessairement par la porte de la langue et de l’écriture arabes. L’acte de conversion (a%-%ahāda) se fait directement en arabe, et non pas dans un énoncé traduit en quelque langue que ce soit. Le Coran est arabe. Son miracle est dans son intraduisibilité, sa langue étant inégalable. Pour les musulmans, les caractères de l’écriture sont sacrés, parce qu’ils ont véhiculé la parole de Dieu. On ne pouvait pas mieux promouvoir et la langue et l’écriture arabes. La religion qui se veut universelle (servant en tous lieux et en tous temps) impose sa langue et son écriture. La religion chrétienne n’a pas imposé de telles restrictions. Le texte de la Bible ne s’attache à aucune langue exclusivement. Il a été traduit et commenté dans toutes les langues de la Méditerranée.

121 122

La diffusion de la langue et de l’écriture arabes doitbeaucoup à ce principe de non-traduisibilité du Coran ou de la liturgie. On peut en dire autant de la religion judaïque. La Torah est écrite en caractères hébreux, écriture sacrée dans laquelle Moïse avait reçu les commandements de la main du Seigneur sur le mont Sinaï. C’est donc le même argument qui rattache la religion judaïque à son écriture.En effet, l ’alphabet suit la religion, comme disait David Diringer. Si on essaie de tracer la carte des systèmes d’écriture en Méditerranée, on verra qu’elle coïncide grosso modo avec la carte de distribution des religions. L’extension de l’écriture arabe s’est faite dans la rive sud de la Méditerranée. C’est la zone qui correspond à la domination de la religion musulmane. Sur la rive nord, on perçoit aisément la domination presque exclusive de la notation gréco-latine et de ses dérivés.La diffusion de la langue et de l’écriture arabes a coïn-cidé avec l’avancée foudroyante des armées de Dieu, surtout aux temps des premiers califes. Les Turcs et les Afghans achèvent l’œuvre d’extension vers l’est, jusqu’en Inde, en Malaisie et en Indonésie. Si l’écriture arabe est de nos jours l’une des plus impor-tantes après l’écriture latine, notant plus d’une centaine de langues sur trois continents, c’est en majeure partie grâce à la religion musulmane.

À Malte, où on parle un vieux dialecte tunisien (mélangé à une bonne proportion d’italien et d’anglais), et où la population est chrétienne, c’est l’alphabet latin, adapté (depuis le XVIIIe) aux spécificités de la prononciation, qui est utilisé. En revanche, en Iran, le persan, qui est une langue indo-européenne, se note encore grâce à l’alphabet arabe. Le turc a été noté pendant des siècles en caractères arabes, tant que l’empire ottoman s’était senti le garant de l’islam dans le monde. Il a adopté l’alphabet roman quand Ataturk a voulu donner à la Turquie une orientation occidentale affirmant son appartenance à l’Europe. Cela montre que l’adoption d’une écriture peut se faire aussi en fonction de la politique suivie ou de l’identité dont on se proclame (i.e. politique individuelle ou collective).D’un autre côté, la Bosnie, où, malgré des tentatives infructueuses (surtout au XVIIIe), l’alphabet arabe n’a pu concurrencer ni le glagolitique ni le cyrillique, de loin mieux adaptés aux langues slaves. Cela montre, là aussi, que la religion n’est pas une condition suffisante,mais un facteur adjuvant.Les frontières de l’usage de l’écriture cyrillique coïn-cident avec la répartition des églises orthodoxes. Les zones d’utilisation des scripts dérivés de la notation latine et du cyrillique correspondent à la frontière

124 123

D’autres minorités religieuses comme les chrétiens en Syrie ou les coptes en Égypte continuent d’utiliser des écritures en rapport avec leur religion. Il s’agit respec-tivement du syriaque et du copte.

L’alphabet copteL’écriture copte (du grec aiguptioj, aiguptios « égyp-tien ») est une autre ramification de l’écriture grecque,résultant des conquêtes d’Alexandre le Grand. Mais le copte n’a pas vu le jour sous l’influence de la culturegrecque ou à cause des restrictions sur les temples. C’est semble-t-il la religion chrétienne qui a été le moteur de promotion de l’écriture copte. Ce sont donc les chrétiens d’Égypte qui ont essayé dès le IIIe

d’adapter l’écriture (onciale) grecque à leur langue. Cette notation prenait en considération les voyelles, contrairement à l’écriture hiéroglyphique qui, comme les autres écritures consonantiques, auxquelles elle semble avoir transmis le principe, était consonantique. Mais comme toutes les adaptations, il était nécessaire d’y introduire quelques modifications (spécialementici des ajouts) pour rendre des sons pour lesquels il n’y a pas de signes en grec. On a puisé dans l’écriture la plus courante et la plus rapide, celle qui convient le mieux à l’objectif de démocratisation et de simplifica-tion. Il s’agit en l’occurrence de la cursive démotique.

entre les orthodoxes serbes, qui utilisent l’alphabet cyrillique, et les catholiques, slovènes et croates, qui ont adapté un script dérivé du latin en lui ajoutant les signes nécessaires pour noter les phonèmes propres aux langues slaves. L’origine de l’écriture cyrillique est controversée. Certains la font dériver du glagolitique, d’autres disent qu’il s’agit du schéma inverse. Le glagolitique est une écriture aux formes assez fantaisistes qui rappellent les signes magiques. Elle tire son nom de (glagol) qui veut dire « mot », « verbe », « parole ».

Écriture glagolitiqueL’idée la plus répandue est que le cyrillique a été l’œuvre du missionnaire Cyrill, convertisseur des Bulgares, qui l’a élaboré (vers 863) à partir des lettres grecques et en adaptant quelques signes glagolitiques. En Méditerranée, le cyrillique est de nos jours une écriture mineure (d’ailleurs, si l’on excepte l’ex-Union soviétique, cette écriture ne semble pas avoir eu une trop grande diffusion). Dans le domaine délimité, laSerbie est presque la seule à continuer à l’utiliser.

125 126

à la notation latine plutôt qu’à la notation arabe ou revenir à l’ancienne écriture libyco-berbère, tous issus du phénicien à des degrés divers, signifie simplementque chacune de ces écritures est devenue un symbole plutôt qu’une réalité historique ou une technique de notation. Pourtant, aucune des trois civilisations, la punique, la française et l’arabe, n’est autochtone. Tous leurs représentants sont venus en Afrique du Nord s’installer au même titre.Les Touaregs, utilisant encore la tafīněģ, version modifiée de l’ancienne écriture numide ou libyco-berbère, pourraient, peut-être à juste titre, invoquer le droit historique.

LE LIBYCO-BERBÈRE

Cette écriture, qu’on a retrouvée au sud de l’Espagne et dans l’archipel canarien, a une origine obscure. C’est une écriture qui semble avoir de solides attaches avec une origine sémitique. Elle ne note que les consonnes et a une orientation dominante de droite à gauche, mais elle s’écrit aussi (exception parmi les écritures) de bas en haut. Son aspect géométrique, assez démarqué de l’écriture punique et néo-punique, a donné lieu à beaucoup de spéculations concernant son origine. On a même été jusqu’à supposer, à cause d’une ressemblance de forme avec le sudarabique, une route commerciale joignant l’Afrique du Nord à l’Arabie par le sud.

L’alphabet copte, quoique fortement restreint, est encore en usage dans l’écriture de la langue liturgique par les chrétiens d’Égypte.

L’ÉCRITURE, FACTEUR D’IDENTITÉ

Au-delà de l’emprunt, l’influence de la religion, de lacivilisation ou d’autres facteurs, l’identité ou le senti-ment d’appartenance à une communauté peuvent être une cause de subdivision à l’intérieur des groupes et des frontières. Ainsi, dans le monde musulman, les Berbères pensent affirmer leur identité en délaissantl’écriture arabe pour revenir, sous une forme moderne, à l’ancienne écriture libyco-berbère. La langue et l’écri-ture aiguisent la conscience de leur différence. Commele coufique pour le monde musulman a été le symboled’appartenance à une sphère culturelle, la tafīněģ (litt. la phénicienne) devient désormais signe de ralliement identitaire. De nos jours, certains chercheurs berbéro-phones, voulant se détacher de l’arabité liée à la langue et à l’écriture, ont tenté d’écrire le berbère en caractères latins. Mouloud Mammeri, par exemple, a publié une grammaire kabyle en caractères latins augmentés : Tajeŗŗumt N tmaz t (tantala taqbaylit) chez Maspero (1976). Mais ces tentatives n’ont pas vraiment pris. La majorité se maintient à l’écriture arabe.Ni ironie de l’histoire ni ignorance des données de l’évolution des écritures, le fait de vouloir se rattacher

127 128

ménide. Cette écriture de la chancellerie persane est ce qu’on qualifie généralement d’araméen d’empire. Ladiffusion de leur langue, peut-être par le biais de leurécriture (dont on a retrouvé des traces un peu partout dans le monde), avait connu une telle fortune qu’elle finit par réduire le babylonien à l’état de langue morte,et fait de même avec l’hébreu. Les juifs de Palestine l’adoptent comme langue vernaculaire. Bref, elle domine comme langue de communication dans tout le Moyen-Orient. Les anciens nomades araméens sont devenus, en se sédentarisant, des caravaniers et assurent la jonction entre l’Euphrate et les villes de la côte de la Méditerranée orientale. Par un contact direct et attesté, entre les commerçants de la mer, i.e. les Phéniciens de Tyr, et les transporteurs de la terre, i.e. les Araméens, ces derniers acquirent assez tôt (-IXe) l’alphabet phénicien. La notation phénicienne que les Araméens ont empruntée pour écrire leur langue a acquis peu à peu ses traits caractéristiques et s’est per-sonnalisée. Aussi la retrouve-t-on, à partir du -VIIIe, diffusée dans toute la région, dans une aire très vaste allant de l’Égypte à l’Inde.À l’intérieur des terres, elle a proportionnellement la même extension que l’écriture phénicienne sur les côtes méditerranéennes. Mais à la différence près, la langue

Mais on n’a pas trouvé d’attestations avant le -IIe siècle. La dernière ne va pas au-delà du IIIe. Malgré l’existence de plusieurs bilingues et la détermination des valeurs de pratiquement tous les signes consonan-tiques, cette écriture reste mal déchiffrée.

L’ARAMÉEN OU L’ALPHABET AU SERVICE DE LA LANGUE

L’histoire de l’écriture araméenne est inséparable de l’étonnante et exceptionnelle fortune de la langue ara-méenne. Les Araméens, comme peuple, ne représen-taient ni une puissance militaire comparable à celle des Assyriens, par exemple, ni une puissance civilisatrice à mettre en parallèle avec celle des Sumériens ou des Grecs, ni une puissance commerciale qui rivaliserait avec celle des Phéniciens ou des Palmyriens. Les Araméens étaient un peuple sémitique semi-nomade installé aux alentours de -1500 dans les zones maré-cageuses de la Mésopotamie du Sud. La chute des grands empires [-XIIe et -XIe] donna l’occasion aux Aramou de fonder quelques royaumes en Chaldée et à Aram-Naharaïm, qui n’ont pas duré longtemps du fait de la résurgence de la puissance assyrienne. Malgré leur état de domination, leur langue devient une sorte de langue internationale de diplomatie. Leur écriture, qu’ils semblent avoir empruntée sans intermédiaire au phénicien, fut adoptée comme écriture de chancellerie dans l’empire assyrien puis dans l’empire perse aché-

129 130

noter en principe que des dialectes araméens. Chacun a été adapté à une langue spécifique, pour donner lieuà un script particulier.

L’HÉBREU

Les juifs ont utilisé deux écritures, tout au long de leur histoire. La première, avant l’exil, était issue direc-tement du phénicien et elle ne s’en distinguait pas beaucoup. L’hébreu carré est né (-515) d’une cursive araméenne, mais sous l’influence de la vieille écriture samaritaine (assez carrée) qui est encore écrite par une petite colonie à Naplouse. Les juifs exilés à Babylone avaient pris contact avec l’écriture araméenne alors en usage dans l’empire assyrien.L’hébreu se présente avec le même nombre de con-sonnes que les autres écritures nord-sémitiques, mais cinq lettres ont une forme différente à la fin du mot.[!(k)](n),(m){(p)/(j). Cette écriture est actuel-lement en usage en Israël, comme écriture officielleà côté des écritures arabe et latine, mais l’écriture hébraïque liturgique est quelque peu différente. Sous l’influence du syriaque (qui aurait servi de modèle) et/ou de l’arabe, l’hébreu s’est doté de trois systèmes de vocalisation (dits palestinien, babylonien, et tibérien) et d’un autre pour distinguer les consonnes (w vs s).

phénicienne, pourtant très proche de l’araméen, n’a pas eu autant de fortune que son écriture.L’influence de la langue et de l’écriture araméenness’est étendue jusqu’en Arabie et on retrouve dans les premières attestations des écritures arabes (entre autres le nabatéen) une pléthore d’indices de cette domination de la langue et de l’écriture araméennes dans tout le Proche-Orient. Seuls les siècles d’hellénisation de la région après les conquêtes d’Alexandre le Grand furent capables de reculer l’araméen. Celui-ci ne subsiste plus qu’à la périphérie de la domination hellénistique, sinon dans une situation parfois de bi-, voire de tri-linguisme, comme c’était surtout le cas à Palmyre (Tadmor).L’araméen que l’arabe, après l’expansion musulmane, a réduit à des poches de résistance, continue d’exister sous l’aspect de la langue et de l’écriture syriaques, branche de l’araméen qui a vu le jour à la suite du schisme nestorien (dans l’empire perse) et jacobite (dans l’empire byzantin)… Ce sera de l’écriture araméenne et non pas directement du phénicien que seront dérivées la plupart des écri-tures du Proche-Orient : l’hébreu carré, le nabatéen, le palmyrien, le syriaque, puis surtout l’arabe, qui aura une diffusion similaire à celle du latin.C’est de l’usure due à la cursivité par l’usage du papyrus que sont nés des ductus d’écritures qui ne devaient

131 132

sont bilingues) qui a vécu ses jours de gloire avant d’être détruite par l’empereur Aurélien. Si les Palmyriens ont tenu à avoir leur écriture propre, c’est sans doute parce qu’ils étaient mus par un sen-timent nationaliste et identitaire, encouragé par la faiblesse du pouvoir séleucide.La dernière attestation du palmyrien est de 272. Mais c’est dans l’oasis de Palmyre, et dans ses alentours, peu-plés surtout d’Arabes, qu’on a retrouvé des graffiti dansune écriture de type sudarabique notant un dialecte arabe : le safaïtique. On a retrouvé au ⁄afa, au sud-est de Damas, des graffiti du même genre, étudiés etdéchiffrés par Halévy (J.A. 1877).

LES ÉCRITURES SYRIAQUES Le syriaque serait un autre bourgeon de l’araméen à travers la cursive palmyrienne. C’est le développement de cette écriture usée avec ligatures et arrondissements qui aurait abouti à l’écriture syriaque, attestée dès le Ier siècle. Mais beaucoup de chercheurs, par prudence et par manque de preuves, semblent hésiter à se prononcer quant à cette filiation. D’autres, commeCantineau, Dhorme, Février ou Higounet, prennent le risque de l’affirmer sur la base d’une forte ressem-blance formelle : « c’est surtout dans les textes peints de l’hypogée appelé Maghārat el-Djedideh (-IIIe) qu’on

LE NABATÉEN

Les Nabatéens sont d’origine arabe, comme le con-firment les noms mentionnés dans leurs inscriptions (E.Littmann). Mais ils utilisaient comme langue officielle un dialecte araméen. Aussi leur écriture a-t-elle noté l’araméen, spécialement l’araméen d’em-pire. Attestée dès -100, cette écriture a cessé d’être utilisée ailleurs qu’au Sinaï (connue sous le nom de sinaïtique) après 230. Comme le palmyrien qu’on n’a pas relevé uniquement dans leur capitale, le nabatéen était une écriture éparpillée tout au long de leur par-cours commercial qui leur faisait relier Alexandrie en Méditerranée au golfe arabo-persique. Ce n’est donc pas à Pétra, leur capitale, qu’on a relevé le plus grand nombre d’attestations, surtout des gra ti (Euting).La première attestation de l’arabe (328) écrit dans une graphie nordarabique l’a été en nabatéen.

LE PALMYRIEN

Le palmyrien, qui a noté un dialecte araméen occi-dental, est le même que celui dont naîtra la langue syriaque d’Édesse (l’actuelle Urfa). Cette écriture, attestée dès l’an -9, se présente sous deux formes, cursive et monumentale. Elle a été l’écriture de la cité de Tadmor (oasis au nord-est de Damas), riche cité caravanière cosmopolite (la plupart des inscriptions

133 134

confondues. Les écritures syriaques ont utilisé les points diacritiques, dont elles ont hérité l’usage du palmyrien, pour différencier le [r] du [d] notés res-pectivement en estranghelô {r} et {d}, en ser≈ō {�} et {�} et en chaldéen {r} et {d}). Le syriaque, qui est aujourd’hui une écriture mineure, a quand même servi à noter plusieurs langues, dont le kurde et le turc, mais notamment l’arabe, grâce au karšūnī. Il s’agit d’une variante modifiée, comme tousles scripts adaptés à une langue pour laquelle ils n’ont pas été conçus. Car le syriaque ne compte pas autant de consonnes que l’arabe (qui en compte six de plus). Il a fallu donc y remédier par le recours aux signes diacritiques. Il s’agit en fait des signes de l’alphabet syriaque, moyennant quelques modifications.De nos jours, le caractère ser≈ō offre des possibilitésétendues pour représenter toutes les consonnes de la langue arabe.

L’ÉCRITURE ARABE, UNE RECHERCHE EN SPIRALEL’écriture arabe est la dernière-née des écritures déri-vées de l’araméen et l’une des plus grandes écritures sémitiques. Des Arabes avaient bien réalisé la condition d’urbanisation et de stabilité, de développement éco-nomico-politique bien vus par Ibn ‰aldūn. C’étaient les Nabatéens et les Palmyriens. Mais leur langue n’avait pas atteint un prestige capable de rivaliser avec

aperçoit la transition entre l’écriture palmyrienne et la syriaque » (Dhorme, 1930). La première variante à s’être révélée écrivait le dialecte araméen de Mésopotamie (développement local de l’araméen d’empire). C’est la variante connue sous le nom de estranghelô. Son étymologie est controversée. Pour certains, le mot dériverait du grec στρογγúλη (strongûlé) « arrondie ». Mais Diringer propose une autre étymologie aussi intéressante. Le mot dériverait de sa≈ar angelo « écriture de l’évangile », soit en arabe « sa≈r ingīlī ». D’ailleurs, cette écriture est appelée par ses utilisateurs « caractères de l’évangile ». Les deux autres variantes ont vu le jour à la suite de la scission, au Ve, entre l’Église « nestorienne » (reliée à l’empire perse), qui a produit le syriaque oriental ou chaldéen, et l’Église « syrienne » jacobite (reliée à Byzance), qui a donné vie au ser≈ō, adopté ensuite par les maronites. L’histoire des écritures syriaques est, dit-on, l’histoire de l’Église chrétienne d’Orient. Mais elles doivent leurs débuts au développement de l’ancienne ville d’Édesse (Urfa), devenue centre de rayonnement de la culture chrétienne en Syrie et en Mésopotamie.Le caractère usé des écritures syriaques se manifeste dans les formes différentes prises par les lettres, selonqu’elles sont détachées, au milieu, au début ou à la fin, et dans le recours aux points diacritiques pourdistinguer certaines lettres qui risquaient d’être

135 136

Malte. Celle-ci est historiquement un dialecte arabe. Il s’agit là d’écriture de l’arabe. Les plus anciens témoins de la notation de l’arabe remontent au -IVe. Mais elles l’ont été en notation sudarabique (al-©a≈ al-musnad, soit thamoudienne, lihyanite et surtout √afaïtique). Cette écriture est plus adaptée à la phonologie de la langue arabe que les alphabets dérivés de l’araméen, comme le syriaque et le nabatéen. Ceux-ci ne dispo-sent que de 22 consonnes, alors que le safaïtique en compte 29. Il permet de noter les compléments « ƒ,£, ª, ¥, ø, © » dits arrawādif. La raison pour laquelle les Arabes ont abandonné cette écriture commode pour adopter une écriture dérivée indirectement de l’araméen semble avoir été, selon Ch. Robin, la ruine de la civilisation sudarabique après leur défaite face aux Abyssins qui ont occupé leur terre. Le prestige dont jouissaient les Sabéens était ruiné. Ainsi, après le IIIe, on ne rencontre plus d’inscription en safaïtique (le ⁄afā est une zone de volcans éteints au sud-est de Damas). L’hypothèse, souvent entretenue et défendue par les auteurs arabes, selon laquelle l’écriture arabe serait d’origine sudarabique comme développement du musnad est à écarter définitivement. Elle n’a aucunfondement scientifique.Mais, face à la relative abondance des témoignages en notation sudarabique, les inscriptions dans les écritures

l’araméen d’empire ou le grec. Une écriture propre à la langue arabe a été la dernière venue parce que les Arabes du nord ont connu pour la première fois une civilisation capable de rivaliser, voire de réduire la langue araméenne à des îlots. D’un peuple de l’oral, les Arabes sont entrés dans une ère de l’écrit inaugurée par le premier mot du premier verset de la révélation : « Lis ! ». La glorification de l’écriture prendra desdimensions de sacralité, allant de la différentiation desreligions selon celles qui ont un livre et celles qui n’en ont pas, jusqu’à l’art de la calligraphie comme recelant le secret de la création.Mais concernant l’écriture arabe, dont l’identité s’est constituée lentement grâce à des emprunts aux écri-tures dérivées de l’araméen, quelques mises au point s’imposent. Nous entendons par langue arabe et écri-ture arabe celles du nord. En disant arabe tout court, nous désignons le dialecte nordarabique, que nous assimilerons à l’arabe classique. Par écriture arabe, nous voulons faire référence à l’écriture nordarabique. En outre, écriture arabe, langue arabe et écriture de l’arabe ne sont pas synonymes et ne doivent pas être confondues. On a bien noté la langue ou certains dia-lectes arabes en d’autres scripts. Cela a été le cas avec le script syriaque dit karšūnī, et le script maltais qui a adapté la notation latine pour la langue de l’île de

138137

publication, par Sachau en 1881 (ZDMG), de l’inscrip- tion bilingue (arabe, grecque) de ‡arrān :

Inscription de ‡arrān (568) La thèse de l’origine syriaque a été affaiblie par ladécouverte de l’inscription d’An-Nammāra (Macler- Dussaud 1901-1903) où transparaît plutôt une forte influence nabatéenne. Rappelons que les Nabatéensétaient des Arabes.

Inscription d’An-Nammāra (328) La publication par J.Starcky en 1966, faisant suite à une série de découvertes (papyri de ‰irbet-Mird, dans la zone syro-palestinienne) et d’autres publications par Milik (1953) et Perrot (1963), ont incité certains chercheurs (par ex. J. Sourdel-Thomine) à abandonner la thèse de l’origine nabatéenne pour adopter la thèsede l’origine syriaque de Starcky et Milik. La thèse de Starcky et Milik a vu en outre une forte opposition de la part de chercheurs arabes (Ba¿labakkī), français (Calvet) et surtout de l’école anglo-américaine. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer

nord-arabes, dérivées de l’araméen, sont très rares. Il s’agit de deux inscriptions de type nabatéen, à savoir celles de Um al-Ğimāl I (250), et d’An-Nammāra (328), et autour de cinq inscriptions de type dit syriaque, qui représentent l’état le plus proche de l’écriture arabe, i.e. celles de Zabad (512), de Usays (528), celles d’Al-Hīra (≈560), de ‡arrān (568) et d’Um al-Ğimāl II, (≈VIe). En fait, le problème se pose parce que la transformation est telle que l’écriture semble surgir complète et prête à l’usage du premier coup. Trop différente du prototype de ‡arrān, elle laisse la porte ouverte à toutes les hypothèses. C’est le manque d’étapes intermédiaires qui rend son origine énigmatique. Le manque de documentation et sa discontinuitéformelle et territoriale rendent l’origine et le déve- loppement de l’écriture arabe assez problématiques. Aussi les hypothèses concernant son origine sont-elles méandriques suivant les orientations qu’imposait chaque nouvelle découverte en la faisant osciller entrele nabatéen et le syriaque.La première hypothèse, fondée sur la crédibilité attri-buée aux anciennes sources et sur les données histori- ques, avait fait du syriaque une origine très probable de l’écriture arabe. Cette thèse a été renforcée par la

139 140

En effet, on ne relève plus d’attestations du nabatéenaprès le IVe siècle.La résurrection du nabatéen ainsi modifié ne peut pass’expliquer. Il faudrait supposer une continuité, sinon une autre source, voire même plusieurs influencessimultanées. Cette solution vaut mieux que de sup-poser à chaque fois une écriture sur support périssable, pour justifier l’absence de cas intermédiaires.Mais l’hypothèse de l’écriture néo-sinaïtique, épar-pillée un peu partout dans le ‡iğāz, sur la route des caravanes reliant le Sinaï au golfe arabo-persique, ainsi que l’évolution des caractères laissent pencher vers une filiation du côté nabatéen et une influencedu côté syriaque.Les arguments de ceux qui défendent l’origine naba-téenne ont porté sur quatre points : le continuum des formes et la genèse des caractères, les matres lectionis, les monogrammes, les ligatures …

Rotation et généalogie des signesPlusieurs auteurs ( J. Cantineau, J. Février) ont relevé l’habitude qu’ont les scribes du Moyen-Orient (spé-cialement de la Mésopotamie) de retourner le support, la surface graphique, dans un angle de 90° pour écrire et de la remettre à sa place pour lire. Nous avons montré comment les signes cunéiformes ont subi une telle rotation. Cantineau (1935) rapporte avoir trouvé

J.Healey, qui maintient l’origine nabatéenne et remet vigoureusement en question l’hypothèse de Starcky.En fait, ce que démontre cette démarche en spirale sur l’origine de l’écriture arabe, c’est la fragilité des deux hypothèses et le manque d’arguments tranchants. Elle confirme cependant l’idée, énoncée à plusieurs reprisespar d’éminents spécialistes (D. Diringer, J. Février, M. Cohen), que l’écriture arabe a dû subir une influencemultiple. Ces chercheurs se rencontrent sur un point :l’écriture arabe dérive par sa forme du nabatéen, mais elle a subi l’influence du syriaque. Février, qui trouvela thèse de l’origine syriaque inadmissible, n’en pense pas moins qu’ « on peut présumer que l’écriture arabe n’a pas évolué en vase clos, mais a subi l’influence, enparticulier de l’écriture syriaque. » ( J. Février, 265). Il s’agira aussi d’attirer l’attention sur le fait que Diringer (1962, 124), qui pense à une influence multiple, nefait pas dériver l’écriture arabe du nabatéen, mais du nabato-sinaïtique qu’il appelle néo-sinaïtique.Il est vrai que les données historiques posent problème. Entre les dernières inscriptions arabes en nabatéen (Um al-Ğimāl 1 (250) et An-Nammāra (328)) et celles de Zabad (512) puis Usays (528) et ‡arrān (568), il y a un vrai hiatus dont le développement du nabatéen, à lui tout seul, ne peut pas rendre compte, surtout en l’absence d’attestations intermédiaires.

141 142

sur une colonne du sanctuaire de Bêl une inscription cursive … écrite de haut en bas. Il est donc probable, dit-il, que, quand on écrivait sur parchemin ou sur papyrus, on tournait la feuille de façon que le côté droit devienne le côté supérieur, et le côté gauche, le côté inférieur. Une fois fini, on redressait la feuille pour lire.Une coutume de ce genre est indiquée pour le syriaque jacobite par R. Duval. […] et les faits palmyriens don-nent à croire que c’était une coutume générale.Il nous semble que cette coutume des scribes s’est conjuguée à l’effet des ligatures générées par la cur-sivité pour ramener les caractères d’une position à la verticale à une position de plus en plus horizontale jusqu’à alignement sur la ligne de base. Car le passage du nabatéen [H], au sinaïtique [ ], puis après rota-tion de 90°, dans son usage tardif [ ], vers la forme arabe primitive [ ] qu’elle a gardée jusqu’à nous [ح], ne s’explique pas autrement. C’est en ne prenant pas en compte ce processus que Starcky a appelé à faire dériver ce ¬et de la forme estranghelô [Î]. Ce processus de rotation est évident dans la formation du het en position finale. En effet, le het nabatéen [ ] a dû subir une rotation de 90° pour donner [ ], forme qu’il a encore [t]. La différence entre les formes a sou-vent induit les chercheurs en erreur, qui ont supposé des origines ou des sources différentes aux lettres.

En position libre, le même signe a subi une rotation de 90°, ce qui a donné dans les formes relevées par Starcky { } au lieu de la forme usée [ ] ou [ ] qui correspond à la forme actuelle { }. Le même phénomène de rotation est responsable de la formation du kef arabe {ک}, à partir du nabatéen { } et par le biais du sinaïtique { }. Il en est de même de toutes les autres formes. En revanche, seule la rotation semble en mesure d’ex-pliquer comment le guimel et le ¬et, qui étaient au départ assez différents { } et { }, en sont venus à être confondus. Du fait que le ¬et sert aussi à noter le ©a, on s’est retrouvé avec trois phonèmes auxquels ne cor-respond qu’une seule forme, à savoir [©, ¬, å]. Ainsi, les points diacritiques n’ont pas été ajoutés à des formes arbitraires {ج, ,ح mais à des homographes. On y a ,{خabouti à cause de l’usure de la notation. La ligature due à la cursivité a rendu la rotation nécessaire.

L’argument du monogrammeL’un des arguments les plus forts en faveur d’une filiation nabatéenne –même indirecte– et contre une filiation syriaque est le monogramme (signe composé) dit lām-alīf. Car dans écriture arabe, le monogramme (signe lām-alīf [ ]) est un graphème obligatoire, que ce soit dans l’écriture manuelle manuscrite, calli-

143 144

graphique ou dans la typographie. Ainsi, « لأ », par exemple, n’est pas admis à la place de « لأ ». Ce serait une injure à l’esprit et au génie de l’écriture arabe. On retrouve donc ce monogramme dès les toutes premières écritures arabes, qu’elles soient de type coufique où on s’est ingénié à lui donner les formesles plus diverses, ou de type naskhi. Ce monogramme se rencontre aussi bien dans les inscriptions de type dit nabatéen (An-Nammāra) que dans celles dites de type syriaque (Usays, Zabad).

Styles et ductusTout comme l’écriture latine, qui a connu un déve-loppement similaire donnant lieu à une multitude de styles nés de la fantaisie des copistes, de la plume des artistes et calligraphes, de l’usage ou des outils et des supports qui ont fait foisonner les ductus, l’écriture arabe, impulsée par la quasi-révérence que lui vouaient les musulmans, s’est développée à travers l’espace et le temps. L’histoire du développement des styles dans la civilisation arabo-musulmane est aussi dense que celle qui a mené la notation latine à travers les méandres des écritures minuscule, caroline, bâtarde, humanis-tique, gothique, italique, etc. Nous ne nous attarderons donc pas aux détails des différents styles comme lesmu¬a$$a$, rai¬ān≠, thuluth, naskh, tawkī¿, ri$¿a, qui ont reçu leurs lettres de noblesse surtout après que

le ministre Ibn Mu$la eut codifié l’écriture pour lapremière fois dans la première moitié du Xe. Et, de la même manière que pour l’histoire du développement de l’écriture latine, au sein de l’aire de notation arabe, à travers l’expansion géographique et les avancées technologiques, d’autres styles se sont développés et ont reçu leurs lettres de noblesse.

CalligraphieEn revanche, l’art de la calligraphie a pris chez les musulmans des dimensions qu’il n’a connues nulle part ailleurs qu’en Chine. Il a commencé timidement par l’ornementation de l’écriture coufique dite florale, mais du fait de l’interdiction de représenter hommes et animaux, les artistes musulmans ont jeté leur dévolu sur l’art des lettres. Dans une société qui a vécu pendant des millénaires l’âge de l’oralité, le passage à l’écriture a dû produire un tel éveil des talents que l’art de la calligraphie en est devenu un symbole et un signe de ralliement, i.e. une composante de l’identité. Car la calligraphie vide l’écriture de son aspect utilitaire. Il ne s’agit plus de lire mais de voir et de contempler. La forme est glorifiée au détriment du contenu. On a poussé l’exploitation de la forme à son extrême, à tel point que les mystiques y ont vu l’expression secrète des symboles divins : elle cache ce qu’elle est censée dévoiler. La résurgence des vieilles superstitions, de

145 146

la divination et des pouvoirs magiques attribués à l’écriture s’est faite par le biais du divin. La recherche des formes de lettres a pris l’aspect d’une communion avec le créateur.Pour certains (O.Grabar), la calligraphie rapproche l’écriture alphabétique arabe de la pictographie. Elle transforme le mot écrit en pictogramme. Ce n’est plus un mot mais une image : un tigre, un enfant, un oiseau, une jarre, etc.

Calligraphie d’Al-Mas¿ūd≠

L’expansion de l ’écriture arabeAprès la notation latine, la notation arabe est cer-tainement la plus utilisée des temps modernes. On peut même dire que l’écriture arabe est de loin plus répandue que la langue arabe.L’écriture arabe a servi ainsi à écrire les langues autochtones des pays conquis ou sous son influence,comme l’espagnol (aljamiado) pendant la période de domination arabe en Espagne, et diverses langues sémitiques comme les dialectes araméens, l’hébreu (Diringer, 1937, 439), d’autres non sémitiques comme le persan, le turc, le berbère, le swahili, le haoussa, le

peul, le kanouri (de la région du Tchad), le malais, l’urdu (hindoustani), le tamoul (langue dravidienne), le pachtou (afghan), le kurde, le malais, le sindhi, le kashmiri, etc. Les musulmans d’Afrique, de Russie, de Chine, d’Inde notent ou ont noté leurs langues au moyen de l’alphabet arabe. En effet, les Turcs parexemple l’ont abandonné au profit de la notation latine, à partir du 28 novembre 1928. Acte symbolique d’appartenance à une nouvelle sphère, une nouvelle orientation identitaire et civilisationnelle.En tout cas, ces adaptations ont eu pour effet demultiplier les lettres de la notation arabe, à tel point qu’elle a atteint environ les 40 signes en afghan et 59 en tcherkesse. Il s’agit la plupart du temps de recourir à la vieille méthode des diacritiques : qu’ils soient des points : , ڬ, ۏ, ڽ, ڤ , ou ,گ : des traits , , , ,ڠ,d’autres symboles : , , voire même la combinaison des deux : .

147 148

IVL’HISTOIRE INACHEVÉE

nouveaux outils, nouveaux supports

Les temps modernes se caractérisent par l’ère des nouveaux outils et des nouveaux supports. La géné-ralisation de l’usage du papier, passé à l’Occident à travers l’Espagne musulmane, a rendu possible la mise en œuvre, par Gutenberg, de la machine à imprimer. L’idée de l’imprimerie par l’usage de caractères amovi-bles n’est pas nouvelle en soi. Les Chinois d’abord (dès le IIe), les Coréens ensuite (vers le VIIIe) l’ont essayée avec des modèles en céramique ou en bois. On peut même dire, si l’on veut uniquement parler du principe, que l’imprimerie aurait précédé l’écriture manuscrite. Les cylindres-sceaux, comme les scarabées égyptiens, relèvent en effet du même principe que l’imprimerie,qui consiste en l’utilisation répétée d’un modèle. De ce point de vue, le disque de Phaistos, énigmatique à bien des égards et dont l’écriture, s’il en est, demeure encore indéchiffrée, montre un usage assez proche de celuides caractères amovibles. Si la thèse des cylindres-sceaux comme origine de l’écriture venait à être fondée, l’homme aurait imprimé avant d’écrire. Mais le passage de l’ère de l’écriture à l’ère de la typographie et de la normalisation des caractères qui a eu une très grande influence sur la façon d’écrire, surtout en Occident,

149 150

n’a été réellement accompli que par l’imprimerie. La révolution technologique n’a pas touché uniquement l’outil mais aussi l’esprit de l’écriture. L’imprimerie a sonné la mort de la copie authentique et personna-lisée. Le cylindre-sceau, au contraire, avait pour voca-tion d’éviter la multiplication des copies. Là encore, comme pour l’alphabet, le rapport à l’imprimerie n’a pas été sans heurts, ni sans résistances, et le passage de la calligraphie à la typographie ne s’est pas fait en une évolution linéaire. La résistance du monde arabo-musulman à l’imprimerie a été remarquable. Alors que l’invention de Gutenberg s’est propagée presque dans toute l’Europe en quelques dizaines d’années, elle a dû mettre plus de deux siècles pour atteindre le monde arabe et musulman. Les Ottomans, qui ont pourtant commandité l’impression du premier Coran dès le XVIe (en Italie), n’ont pas jugé opportun d’acquérir cette invention. Il est remarquable que, encore de nos jours, l’écriture arabe demeure calligraphique dans son esprit, et point du tout typographique. La dispropor-tion des caractères trahit une absence de normalisation et un sérieux retard dans une recherche typographique conséquente. Cela est peut-être dû à l’attachement des musulmans à cette écriture qu’ils tiennent à tort ou à raison pour sacrée, mais explique sans doute le conservatisme de ses formes.

Les inventions liées à l’écriture ont concerné plus les supports et les outils que le principe de l’écriture, même si celle-ci n’a jamais été au centre d’autant de recherches. Nous avons avancé plus haut que les outils et les supports n’ont qu’une influence secondaire sur leprincipe d’écriture, pourtant, force est de constater que les inventions du XXe (même celles qui sont dites mineures comme la plume d’acier ou le crayon à mine) rendent ce point de vue inexact. L’invention de la machine à écrire a opéré une révolution comparable à celle de l’imprimerie, relativement à la reproduction des copies. Il lui fait écho une autre invention, plus per-nicieuse, celle de la machine à lire. Car une autre révo-lution –signe de l’accélération du processus– a touché le support. En effet, le support informatique, volatile,multidimensionnel et non directement accessible, a créé une nouvelle dimension de l’espace graphique. L’homme a désormais besoin d’une machine pour lire. Le nouveau support (numérique, presque immatériel), physiquement matérialisé par une disquette, un disque dur ou un DVD, est devenu totalement opaque pour les yeux de l’homme. Musiques, sons, images (fixes eten mouvement) sont désormais reproductibles et non plus tributaires de l’espace et du temps. La définition de

151 152

l’écriture qu’ont discutée nos ancêtres est déjà désuète, alors que d’autres innovations sont déjà annoncées.

Retour sur le pouvoir de l ’écritureNous avons vu comment la technologie de l’écriture a été mise au service du pouvoir central, qu’il soit royal ou religieux. Elle a gardé ce pouvoir, et l’a même renforcé. Car jamais une civilisation n’a vécu autant que la nôtre cette dépendance vis-à-vis de l’écriture. Il faudrait imaginer ce que serait notre monde sans l’écriture … l’imaginer en ayant à l’esprit que l’oubli de deux chiffres, dans le passage à l’an 2000, a misl’ordre de la planète en péril. En outre, l’effet stimulantde l’écriture, par la pensée réflexive et la multidimen-sionnalité de l’espace, semble en voie de se noyer dans la pléthore des données et l’accessibilité démesurée à l’information. L’humanité est-elle en train de vivre un retournement de la créature contre son créateur ? Platon aura-t-il raison, deux millénaires après son Phèdre, de dire que l’écriture, loin de stipuler la mémoire, va causer sa déperdition, trop appuyée qu’elle est sur son support écrit ?L’histoire de l’écriture est condamnée à être incom-plète. Elle continue encore aujourd’hui. Qui sait de quoi elle sera faite demain ?

VCHRONOLOGIE

-8000 -Avant l’apparition de l’écriture proprement dite,

les Sumériens auraient connu un système de calcul pictographique.

-3300 -Uruk, basse Mésopotamie, écriture sumérienne en

signes pictographiques : le plus ancien témoignage d’écriture connu. Le support était principalement en argile.

-Tablettes d’ivoire avec des hiéroglyphes égyptiens primitifs.

-3150 -Palette de Narmer, époque prédynastique, souvent

donnée comme début de l’écriture hiéroglyphique.-2800 -L’écriture pictographique sumérienne devient

cunéiforme. [ ] . Elle perdurera jusqu’à l’an 75 de l’ère chrétienne.

-2600 -Apparition de la cursive dite hiératique (Ve dynastie

égyptienne) : et son correspondant en hiéroglyphique : où l’on voit

déjà l’usage des ligatures. Contrairement aux hiéro-glyphes dont l’orientation est plus libre, cette cursive ne s’écrit que de droite à gauche.

-2500 -Usage du papyrus par les Égyptiens. Cette techno-

logie a été rendue accessible grâce à l’invention de l’encre.

-2300 -Dynastie d’Akkad (Agadé) fondée par Sargon

l’Ancien en -2334. -Premiers textes littéraires sumériens (2200).

-2000 -Le cunéiforme est utilisé pour noter l’akkadien

(assyrien et babylonien) [ ]. Mais le sumérien subsiste comme langue savante.

-L’écriture suméro-akkadienne devient écriture diplomatique internationale. Les textes retrouvés à Tell el-Amarna en Égypte attestent une corres-pondance avec les rois de Babylone, d’Assyrie ainsi que des Hittites (-1600). Le cunéiforme aurait servi même à l’intérieur du monde égyptien.

-1800 -En Crète (Cnossos), syllabaire minoen (85 signes

en plus des idéogrammes) dit « linéaire A », non encore entièrement déchiffré.

-Code d’Hammourabi (Babylone).- 1700 -Date probable du disque retrouvé en 1908, dans

le palais de Phaistos. Ce disque, dont l’écriture est encore indéchiffrée, présente des signes reproduitsselon le même principe mécanique que les sceaux ou les caractères mobiles :

153 154

Disque de Phaistos.- 1600 -Les Hittites utilisent, à côté de l’écriture cunéiforme

akkadienne, un système hiéroglyphique propre à un usage religieux. Cette deuxième écriture, dite hittite hiéroglyphique, a été utilisée jusqu’au VIIIe. Il s’agit d’un système mi-idéographique, mi-phonétique :

-1500 -A Chypre, apparition d’un syllabaire très apparenté

au linéaire A.

-1400 -En Crète, une écriture syllabique (200 signes), dite

linéaire B :

-En Phénicie, à Byblos, inscriptions en pseudo-hié-

roglyphique (plus de 100 signes), notant la langue phénicienne.

-1300 -Alphabet ougaritique (découvert dans l’ancienne

ville d’Ougarit, actuelle Rās ±amra). Cet alphabet s’écrivait de gauche à droite, comme le cunéiforme suméro-akkadien dont il imite l’aspect extérieur.

-1200 -Apparition de l’alphabet sudarabique de 29 signes,

dérivant probablement du protosinaïtique dont relèvent le himyarite, le safaïtique, le thamoudien, le dédanite …

abdghwz̬tyklmnsƒØ≈¿,ºfcxxcvqriop^ùqfcvn3zfi√∆6

-Apparition de l’alphabet phénicien archaïque, (sarcophage d’Ahiram à Byblos, XIIIe).

Certains le datent de -1000, mais la fourchette

donnée généralement le situe entre le XIIIe et le XIe. Cet alphabet a été découvert en 1923.

-1000 -Alphabet paléohébraïque, abandonné au profit

d’un rejeton de l’écriture araméenne qui deviendra l’hébreu carré. C’est de cette ancienne écriture que dérive le samaritain (Ve).

-900 -Les Araméens empruntent l’alphabet phénicien

pour noter leur langue. De celle-ci dériveront plu-sieurs écritures majeures en Méditerranée.

`abcgdfijlnqrywúõïhwzetyklmnqrct

-L’alphabet phénicien se répand en Méditerranée et vers l’Asie.

-800 -Fondation de Carthage (-814). Cette cité verra le

développement du punique vers le néo-punique, 155 156

plusieurs siècles après la chute de l’empire carthagi-nois en (-146).

-Les Grecs empruntent aux Phéniciens leur

alphabet, la phoinikéia grammata. -Invention des voyelles dans l’alphabet grec -Première attestation de l’écriture moabite sur la

stèle du roi Mé%a (-850), découverte en 1868. -700 -Alphabet étrusque adapté de l’alphabet grec.

On remarquera la direction de l’écriture à l’orien-

tation des lettres. Mais cette écriture a adopté le style grec dit du boustrophédon (retour du bœuf ). Les Étrusques fixeront définitivement le sens del’écriture de gauche à droite.

-En Égypte, apparition d’une deuxième cursive, après la hiératique, appelée démotique avec encore plus de ligatures :

Cette écriture populaire a subsisté jusqu’au Ve après

J. C. On la retrouve sur la pierre de Rosette. -À partir de environ -700 (et jusqu’à 200 de l’ère chré-

tienne), l’araméen devient langue internationale, au Proche-Orient et en Méditerranée orientale. Cette

forme d’araméen a été appelée « araméen d’empire », car elle a servi comme langue administrative dans l’empire assyrien, puis babylonien et perse, y compris les provinces occidentales d’Arabie et d’Égypte.

-600 -Les Étrusques transmettent l’écriture, qu’ils ont

eux-mêmes apprise des Grecs, aux tribus latines. -Naissance supposée de l’écriture tafīněģ. On n’en a

pas retrouvé d’attestation avant l’inscription du roi numide Micipsa datée du IIe siècle.

% D K L HM W Y N T S R P Z g t s q z † ≠ √ -500 -De l’araméen dérive l’écriture hébraïque dite

« hébreu carré » (environ -515). -Premières inscriptions arabes en écriture sudara-

bique. -Dans la péninsule ibérique, naissance présumée

de l’écriture dite tartesso-ibérique, encore objet de mystère.

-400 -L’alphabet latin adapté de l’alphabet étrusque.

-L’écriture grecque se normalise selon le modèle

ionien et se répand grâce aux conquêtes d’Alexandre le Grand.

157 158

-300 -Dans l’empire romain, floraison d’inscriptions

lapidaires en quadrata monumentale. -200 -Pierre de Rosette, copie d’un décret de Ptolémée V

sur une stèle, en hiéroglyphes égyptiens, en démo-tique et en grec.

-Fondation de la Bibliothèque d’Alexandrie.-100 -Apparition de l’écriture nabatéenne dans le

royaume de Pétra. Cette écriture est un autre rejeton de l’écriture araméenne.

-Écriture copte en Égypte (que certains font remonter au -IVe), dérivée du grec, avec six signes supplémentaires hérités de la cursive égyptienne démotique.

abcdefghijklmnopqrs tuwSZFGICxyz

-En Afrique du Nord, première attestation datée -138 de l’écriture numidique dite aussi libyco-ber-bère. Elle correspond à la Xe année du règne du roi numide Micipsa.

-En l’an -9, apparition de l’écriture palmyrienne (la dernière est datée de 271).

« 0 » Fabrication du papier en Chine.100 -Écriture syriaque estranghelô très apparentée au

palmyrien. Certains la font dériver du palmyrien :

-Apparition d’écritures cursives communes latines.200 -L’onciale (majuscules avec emprunts aux cursives

romaines) se répand en Europe. -Première attestation de l’arabe en écriture nord-

arabique de style nabatéen (datée de 250).

300 -La fermeture des temples égyptiens après l’édit de

Théodos (393 de notre ère) affecte l’écriture hiéro-glyphique.

-Dernières attestations de l’écriture hiéroglyphique.400 -Dernière attestation du démotique (452). -Chute de l’empire romain (476). L’écriture latine en

subit les conséquences.500 -Premières inscriptions arabes en style « syriaque »

(Zabad 512), puis Assis (528) et ‡arrān (568).

600 -Date de l’hégire (622) qui marque le début du

calendrier musulman. -La révélation coranique a pour conséquence la

codification de l’écriture arabe. Celle-ci essaime vers l’Orient et vers l’Afrique du Nord.

159 160

-Attestation du premier texte en style naskhi en 643 (22 de l’hégire).

-Apparition du style nestorien de l’écriture syriaque.

-En Occident, usage de la plume d’oiseau dans l’écriture en même temps que le calame ou bec de roseau.

700 -Apparition du style jacobite ou ser≈ō de l’écriture

syriaque.

-Transmission des chiffres hindous nagari à la civi-lisation arabe (776).

-Les Abbassides fabriquent le papier. En 794-795, première fabrique de papier à Baghdad.

-Établissement des points diacritiques pour l’écri-ture arabe.

-Déclin de l’écriture en Occident. -Apparition de la minuscule caroline.800 -En Occident, au temps de Charlemagne, codifi-

cation de la mise en page : apparition de nouvelles entités typographiques comme la phrase et le para-graphe. Alcuin invente les minuscules et fit placerdes majuscules en début de phrase.

-Apparition d’une nouvelle écriture grecque dite minuscule, au VIIIe-IXe

-La « minuscule caroline » remplace les graphies

latines antérieures, devenues presque illisibles. De ce style dériveront presque toutes les variations modernes.

-Dans le monde arabe, invention du style ≈ūmār. -Apparition du premier livre écrit sur papier, à

Baghdad en 870 (256 de l’Hégire). -Le persan emprunte l’alphabet arabe et le pehlevi

tombe en désuétude. -Apparition de l’écriture glagolitique : -En écriture arabe, apparition du style dit rai¬ān. -Apparition du cyrillique (863): ljtjmmj˜a.900 -Ibn Mo$la (ministre et calligraphe abbasside, mort

en 940) codifie l’écriture arabe. -Développement du coufique dit floral.

-Apparition du style maªribi de l’écriture arabe à

&airawān. -Les chiffres arabes s’introduisent en Occident

(982), en même temps que le papier. 1000 -La caroline se transforme en gothique et évolue par

la suite vers la textura et la rotunda. -Les Turcs empruntent l’alphabet arabe. -Ibn al-Bawwāb (mort en 1032), élève au second

degré de Ibn Mo$la, termine l’œuvre de codificationde l’écriture arabe.

1100 -Le papier est fabriqué en Espagne de même qu’en

Italie. Il se généralisera au XVe.

162161

1200 -En écriture arabe, apparition du style ta¿l≠$ pour

noter la langue pehlevi. -Yakūt al-Mosta¿√imī (mort en 1298) termine

l’œuvre de codi cation de l’écriture arabe. -Les marchands voyageurs d’Espagne généralisent

l’emploi des chiffres ģubāri devenus les chiffresarabes à l’Occident.

- Apparition du zéro dans la numérotation.1300 -Fabrication du papier en France. -En Italie, les humanistes redécouvrent la caroline

et la transforment en écriture humanistique, comme modèle des écritures modernes.

1400 -Invention par Gutenberg (1440) de l’imprimerie

moderne. Le “Missel de Constance”, livre de prière exécuté pour la cathédrale de Constance, est l’un des premiers livres imprimés avec des caractères mobiles.

-Alde Manuce invente les caractères italiques. Esthétiques et peu encombrants, ils devinrent vite très populaires :

1500 - Vers 1500, la technique de l’imprimerie gagne tous

les pays d’Europe. - Premier Coran imprimé à Milan (1538-1539).1700 -Invention de la première machine à écrire (1714).1800 -Champollion déchiffre les hiéroglyphes en 1822. -L’écriture assyro-babylonienne est déchiffrée en

1857. -En 1868, trois Américains perfectionnent la

machine à écrire, appelée « la machine aveugle ». Elle devient commune à partir de 1875.

-Karl Kleitsch invente, en 1879, un nouveau procédé d’impression, l ’héliogravure.

1900 -Découverte des lois de Hammourabi (en 1901). -En Égypte, tentative, qui n’a pas eu de suites, de

doter l’arabe d’une majuscule dite ¬arf et-t°å. - Apparition de l’alphabet morse. -Apparition des premières machines électroniques.

-Utilisation de l’informatique pour écrire : traite-ment de textes et typographie numérique.

2000 -Généralisation des supports électroniques, CD,

DVD, de l’impression numérique et des bibliothè-ques en ligne.

164163

VIBIBLIOGRAPHIE

AL-JABŪRI, Y.W., Al-‰att wal-kitāba fil-¬a∆āra al-¿ara-biya (Graphie et écriture dans la civilisation arabe). Dar El-Ωarb Al-Islāmi. Beyrouth, 1994.

BA¿LABAKKI, R., ¡Al-kitāba al-¿arabiya was-sāmiya. (L’écriture arabe et sémitique). Dar El-¡ilm Lil-malayine. Beyrouth, 1981.

BARTHE, R., Variations sur l ’écriture. (à la suite de Le plaisir du texte). Seuil. Paris, 2000.

BONFANTE, L. et alii. La naissance des écritures. Seuil. Paris, 1994.

BOTTERO, J., Mésopotamie. La raison, l ’écriture et les dieux. Gallimard. Paris, 1986.

BOTTERO, J., HERRENSCHMIDT C., VERNANT J-P., L’Orient ancien et nous. (L’écriture, la raison, les dieux). Hachette Littératures. Coll. Pluriel. 1998. Albin Michel.Paris, 1996.

CALVET, L-J., Histoire de l ’écriture. Plon. Paris, 1996.CANTINEAU, J., Le Nabatéen. Tome 1 et 2. Paris, 1930

et 1932. — , Grammaire du palmyrien épigraphique. Imp. de l’Inst.

Fr. d’Arch. Orientale. Le Caire, 1935.COHEN, M., La grande invention de l ’écriture. Klincksieck.

Paris, 1958.COULMAS, F., The Writing Systems of the World. Blackwell.

Oxford, 1989. — , Writing Systems. Cambridge University Press, 2003.DERRIDA, J. De la grammatologie. Minuit. Paris, 1967.DIRINGER, D. Writing. Ancient Peoples and Places. Thames

et Hudson. Londres,1962.DRIVER, G.R., Semitic Writing, from pictograph to alphabet.

Oxford University Press. Édition de 1976.ÉTIEMBLE, L’écriture. Gallimard. Paris, 1973.EUTING, J., Sinaïtische Inschriften. Druck und Verlag von

Georg Reimer. Berlin,1891.

FÉVRIER, J. G., Histoire de l ’écriture. Payot. 2ème édition. Augmentée et corrigée. Paris, 1959.

FLEISH, H., « La conception phonétique des Arabes d’après le Sir Sinâ¿t al-I¿r†b d’Ibn ¢innī », in ZDMG, 1958.

FRAENKEL, B., La Signature. Genèse d’un signe. Gallimard. Paris, 1992.

GELB, I.C., Pour une théorie de l ’écriture. Flammarion. Paris, 1973.

GLASSNER, J.J., Écrire à Sumer. Seuil. Paris, 2000.GODARD, L., Le pouvoir de l ’écrit. Armand Colin. Paris,

1990.GOODY, J., Entre l ’oralité et l ’écriture. PUF. Paris, 1994. — , La raison graphique. Armand Colin. Paris, 1979.GRABAR, O., Penser l ’art islamique. Albin Michel. Paris,

1996.HARRIS, R., The Origin of Writing. Duckworth. Londres,

1986.HEALEY, J.F., The Early Alphabet. British Museum

Publications. Londres. 1990. — , “Les débuts de l’alphabet”, in Bonfante et alii. 1994. HERRENSCHMIDT C., 1996, v. Bottero et alii.HIGOUNET, Ch., L’écriture. Que sais-je ? PUF. Paris,

1955, édition revue et augmentée de 1982.IBN ‰ALDŪN, A., Al-Mo$addimah. (Les prolégomènes). Éd.

Bouslama. Tunis, 1984.IFRAH, G., Histoire universelle des chiffres. Seghers. Paris,

1981.KNIGHT, Ch., STUDDERT-KENNEDY, M.,

HURFORD, J.R., éd., 2000, The EvolutionaryEmergence of Language. Cambridge University Press.

LEMAIRE, A., La naissance de l ’alphabet phénicien et les dernières découvertes archéologiques. Éd. Alphabets. Nice, 1993.

— , « Les Hyksos et les débuts de l’alphabet au Proche Orient ancien », in R.Viers, éd., 2000.

LEROI-GOURHAN, A., Le geste et la parole. Albin Michel. Paris, 1964.

165 166

LITTMANN, E., Nabatean Inscriptions from Egypt. Publication of the Princeton Univ. Arch. Exped. to Syria in 1904, 1905 et 1909. Leiden, 1949.

MASSOUDY, H., Calligraphie arabe vivante. Flammarion. Paris, 1981.

N÷MI ‰alīl-Ya¬ia, “¡a√l al-©a≈≈ al-¿arabī wa tārī©uhu ¡ilā mā $abl al-¡islām” (L’origine de l’écriture arabe et son histoire jusqu’avant l’Islam), in Mağallat kulliyat al-¡ādāb, al-ğāmi¿a al-mi√riya. Le Caire, 1935.

PULGRAM, E., “The Typology of Writing-systems”. in Haas, W. (edt.), Writing Without Letters. Manchester University Press. 1976.

RYCKMANS, J., « Langues et écritures sémitiques », in Supplément au Dictionnaire de la Bible, Tome V. col. 258-334. 1957.

— , « Les origines de l’écriture alphabétique », in Solidarité-Orient, dossier « Terres de l’Écriture ». 1995.

SAMPSON, G., Wrinting Systems. Hutchinson. Londres, 1985.

SCHMANDT-BESSERA D., Before Writing. 2 vols. University of Texas Press. Austin, 1992.

SOTTAS, H., DRIOTON E., Introduction à l ’étude des hiéroglyphes. Gueuthner. Paris, 1922, repr. en 1991.

SOURDEL-THOMINE, J., « Les origines de l’écriture arabe » (à propos d’une hypothèse récente », in Revue des Études Islamiques, XXXIV. 1966.

STARCKY, G., « Pétra et la Nabatène », in Supplément au Dictionnaire de la Bible, Tome VII, col. 886-1017. 1966.

TACITE, Annales. Tome III. Les Belles-Lettres. Paris, [1994]

TRAGER, G.L., “Writing and Writing Systems”, in T.A. Sebeok (edt), Current Trends in Linguistics, vol. 12. Mouton. Paris, 1974.

VIERS, R., Des origines pictographiques à l ’alphabet. Karthala. Paris, 2000.

ZALI, A. «Les systèmes d’écriture», in L’écriture et ses diverses origines. Dossiers d’archéologie, n°280, 2001.

Achevé d’imprimer en ………2004sur les presses de l’imprimerie………, …

n° d’impression : xxxxxDépôt légal, 4e trimestre 2004

Imprimé en UE

167 168