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En pays singulier. Histoires insolites · yves gandon en pays singulier henri lefÈbvre, Éditeur 25, rue du faubourg saint-honorÉ paris . il a ÉtÉ tirÉ de cet ouvrage deux cent

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  • EN

    PAYS SINGULIER

  • DU MÊME AUTEUR

    ROMANS MALDONNE, épuisé. MAISON FONDÉE EN 1810, épuisé. LA BELLE INUTILE, Albin Michel. LE GRAND DÉPART, Robert Laffont. LE DERNIER BLANC, Robert Laffont.

    LE PRÉ AUX DAMES

    Chronique romanesque de la sensibilité française GINÈVRE (XIII Grand Prix du Roman de l'Académie

    française 1949, Henri Lefèbvre. ZULMÉ (Restauration), Robert Laffont. AMANDA (Second Empire), Henri Lefèbvre.

    En préparation dans la même série :

    OLYMPE (XVII siècle), SYLVANIE (XVIII siècle), etc.

    NOUVELLES

    LE MÉTIER D'HOMME, Lugdunum. LA NUIT DE PIEDIGROTTA, ill. de Georges Tautel. Éditions

    de l'Epervier. POÉSIE

    VENTRES DE GUIGNOLS, épuisé. BLASON DE LA MÉLANCOLIE, frontispice de Roland Goujon,

    hors commerce. PRIÈRES DE LA DERNIÈRE NUIT, épuisé. LE PAVILLON DES DÉLICES REGRETTÉES, traduit du

    chinois, Robert Laffont.

    ESSAIS ET CRITIQUE

    MASCARADES LITTÉRAIRES, épuisé. IMAGERIES CRITIQUES, épuisé. USAGE DE FAUX, pastiches illustrés par Maximilien Vox,

    Nouvelles Éditions Latines. LE DÉMON DU STYLE, Grand Prix de la Critique 1938, épuisé.

    ÉDITIONS DE LUXE ILLUSTRÉES

    AMANDA. Illustrations de Dignimont, Marcel Lubineau. AMANDA. Illustrations de Suzanne Reymond. Éditions de la

    Nouvelle France. SELON HYACINTHE. Illustrations de Bernard Milleret. Édi-

    tions Universelles. LE PAVILLON DES DÉLICES REGRETTÉES. Illustrations de

    Sylvain Sauvage, Marcel Lubineau. ZULMÉ. Illustré de 44 lithographies de Paul Jarach, Henri

    Lefèbvre.

  • YVES GANDON

    E N P A Y S

    S I N G U L I E R

    H E N R I L E F È B V R E , É D I T E U R 2 5 , R U E D U F A U B O U R G S A I N T - H O N O R É

    P A R I S

  • IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DEUX CENT QUINZE EXEMPLAIRES, SOIT CINQUANTE-CINQ EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE RIVES, NUMÉROTÉS DE 1 A 50 ET DE I A V, ET CENT SOIXANTE EXEM- PLAIRES SUR VÉLIN CRÈVECŒUR DU M A R A I S , N U M É R O T É S DE 1 A 150 ET DE I A X, LE TOUT CONSTITUANT

    L'ÉDITION ORIGINALE.

    Copyright 1949 by Henr i Lefèbvre.

    Tous droits de reproduct ion, d ' adap t a t i on e t de t raduct ion réservés pour tous pays.

  • SELON HYACINTHE

  • I

    T EL que je vous le dis, la fin des temps est arrivée un matin de l'automne dernier. Il me souvient de ce matin-là comme si

    c'était hier. Je me rappelle cette brume basse, comme un tas de linge mouillé, dans le che- min creux, derrière la ferme, le meuglement de la Roussotte dans l'étable, le piaffement de Grise dans l'écurie, la patrouille d'oies qui se dirigeaient gravement vers la mare, le cou tendu, l'éparpillement des poules leghorns sur le fumier sombre, d'où s'élevait une vapeur. Je venais de me tirer du lit, les reins endoloris et les jambes molles : la journée de la veille avait été rude au champ Bourru. J'allai pous- ser la barrière du pré pour y épancher de l'eau. Tandis qu'opérait la nature, je voyais la ligne d'horizon, au haut de la côte, s'ourler d'un liséré rose, qui annonçait le jour. Un

  • petit air vif courait au ras de l'herbe toute bril- lante de rosée. Le jour qui naissait était un jour pareil aux autres, soumis aux règles de l'heure et de la saison. Je songeais qu'après avoir soigné les bêtes, j'irais retourner ma par- celle au lieudit la Chèvre-Morte, qui n'est pas à moins d'une couple de kilomètres de la ferme, derrière le bouquet de sapins qu'on appelle le bois des Enfers. La nuit venue, je n'aurais pas volé ma soupe à l'oseille, où l'Aglaé aurait jeté, à sa mode, un plein bol de crème, ni mon omelette aux oignons, ni ma fricassée de poulet.

    Je me reboutonnai lentement, fus curer. vaches et jument, puis, ayant vidé mon infu- sion d'orge grillée, par-dessus un chanteau de pain bis, garni d'une tranche de lard, fis un signe d'adieu à l'Aglaé, avant de sortir, bissac en bandoulière et bêche sur l'épaule.

    Pour se rendre à la Chèvre-Morte, il n'est que de traverser la moitié du village, puis de tourner à main droite avant de gagner l'église ; après quoi, la route poudreuse s'allonge devant toi, sans un arbre, sans une maison, et monte , entre les champs, comme un ver dans une motte d'argile, jusqu'à l'Épine Margueron.

  • J'atteignais tout juste le carrefour de la Belle Idée, quand je rencontrai le curé Davase, Léonard de son prénom. C'est un peu pour moi comme qui dirait un vieux frère, un labadens, malgré son habit noir, que ce prêtre au teint fleuri et au nez bourgeonnant. Est-ce que je n'ai pas usé mes culottes avec lui, sur les bancs du petit séminaire de Châlons, jusqu'à la classe d'humanités? Ma mère, qui donnait dans la bigoterie, aurait voulu me voir ensoutané in aeternum, mais j'étais bien trop porté sur la fille. Bref, il m'arrive de remémorer à mon an- cien condisciple le temps qu'il buvait comme du petit lait l'Homère (δαϰρυόεν γελάσασα) ou le Tacite (Nihil autem ( Germani) neque publicae neque privatae rei nisi armati agunt), tandis que je sculptais amoureusement mon pupitre avec ce couteau de l'armée suisse dont j'étais si fier. Mais je n'avais pas, ce jour-là, le cœur à l'attendrissement rétrospectif, et le curé Davase venait de porter le sacrement à la fermière de la Côte Blanche qui était à la mort.

    — Salut, mon Hyacinthe, qu'il me dit donc de cet air d'avoir avalé un sabre qu'il prend d'habitude en chaire, quand il veut admones-

  • ter la paroisse, rendons grâces à la Providence de cette belle journée qui s'annonce.

    C'était bien le jour, en effet, de remercier le Père, le Fils et le Saint-Esprit pour les sur- prises qui nous allaient gibouler sur l'échiné. Comme je ne lui répondais que par un grogne- ment, mon Léonard, qui semblait fatigué, passa une main sur son visage rubicond.

    — Et les affaires ? reprit-il en soupirant. — Peuh ! fis-je en levant les épaules, pas

    brillantes, vois-tu. Paraîtrait que l'étalon des Menuel a la dourine, et, comme il a sailli ma Grise la semaine passée, me voilà bien dans le souci pour la jument. Sans compter que le goret ne vient guère gras et que ces damnés militaires voudraient pourtant nous en faire donner la moitié à la réquisition.

    Il faut comprendre les choses. Nous venions d'entrer dans la quinzième année de la guerre. Vous savez bien, vous ne le savez que trop, cette guerre qui, cette guerre que... mais je ne vous fais pas un cours d'histoire de France. Bref, en temps de guerre, de ces guerres d'à présent, le péquenaud a encore permission de manger à sa faim ce qu'il fait pousser par sa sueur, à condition d'aller quand et quand

  • vêtu de loques et chaussé comme un chemi- neau, comme quoi Jacques Bonhomme sera toujours le dindon.

    Mais assez récriminé. Le curé Davase, que je ne savais pas doué du don de prophétie, me renvoyait, en levant les yeux au ciel :

    — Et nous ne sommes pas au bout de nos épreuves, mon bon Hyacinthe !

    J'estimais, pour ma part, que ces sacrées épreuves avaient assez duré et que le Léonard en parlait à son aise, Je lui faussai donc com- pagnie un peu brusquement.

    Dieu de Dieu ! quel métier de galérien que de bêcher la terre toute une sainte journée ! A la Chèvre-Morte, inutile de monter avec la charrue : la craie affleure presque le sol, et la parcelle n'est pas si vaste. Tant y a que je la retourne à l'huile de bras et que j'en use comme potager : carottes, poireaux, salades, rames de pois et de haricots y viennent genti- ment et sont d'un honnête rapport.

    De sept heures du matin à dix heures, j'ap- puyai du sabot, sans débrider, sur le fer de ma bêche. Il avait plu la veille et la terre était assez meuble. Lorsque, pour prendre un temps de pause, j 'y laissai mon outil enfoncé tout

  • droit, comme une lame dans une blessure, j'avais abattu de la besogne. Le soleil esca- ladait allègrement le ciel, comme aux plus beaux jours, la brume s'était dissipée, et, comme je tirais ma blague pour rouler une cigarette du gros tabac de ma récolte, je revois encore cette buse qui planait, comme un oi- seau de mauvais augure, au-dessus du bois des Enfers.

    C'est ici que le drame commence. Ma ciga- rette roulée tant bien que mal, toute bossuée comme un saucisson de pays, je la logeai au coin de ma bouche et pêchai mon briquet dans ma poche. Un beau briquet, ma foi, troqué, l'an passé, contre un litre de bonne eau-de-vie, et qui vous donne une belle flamme blanche, à condition, bien entendu, de l'alimenter en combustible. Or l'essence, à la quinzième année d'une guerre mécanique, où le moindre régiment en campagne vous brûle des tonnes à l'heure, voilà une denrée quasiment plus rare, pour le malheureux civil, que pucelle au village. Mais j'avais eu la chance, l'avant- veille, de m'aboucher à Vitry-le-François avec un nègre venu de sa Floride pour sauver le droit et la civilisation, et qui m'avait cédé un

  • plein bidon, en échange d'un quarteron d'œufs frais. Mon briquet était donc garni, et je pressai la molette avec une tranquille assu- rance. Un éventail d'étincelles jaillit, mais la mèche ne s'enflamma pas. Je renouvelai ma tentative sans plus de résultat, et j'eus beau m'obstiner : la mèche refusait de prendre. Il ne me restait plus qu'à démonter le briquet, ce que je fis pour constater que la charge de coton était aussi sèche que le sable du Sahara. Le nègre de la Floride m'avait-il esbroufé? Je n'avais jamais vu, en tout cas, essence aussi volatile. Grognant un juron, je plaçai ma ciga- rette à mon oreille droite et me dirigeai vers le coin de la parcelle où j'avais laissé mon bissac.

    Le casse-croûte du matin, c'est pour moi le meilleur repas de la journée, celui que j'at- taque de la dent la plus carnassière, car l'esto- mac est libre, et l'air vif du jeune jour, le pre- mier effort des membres détendus par le repos nocturne m'ont aiguisé l'appétit. Comme à l'ordinaire, mon casse-croûte préparé par Aglaé comprenait du simple et du solide : râble de lapin froid et fromage cuit sous la cendre. J'ouvris mon couteau, disposai le râble sur mon pain, et, assis sur le bord de la

  • route, commençai de manger sans hâte. Rien, jusque-là, n'aurait pu me faire devi-

    ner que cette journée fût appelée à compter dans les annales de l'humanité. Le matin était calme, limpide, ensoleillé. La guerre consom- mait ses folies loin de mon village. Les armées pouvaient s'entre-tuer avec une sereine incon- science aux quatre vents du ciel : la terre ne cessait pas pour autant de s'apprêter au grand sommeil de l'hiver, et de constituer, avec l'air, le feu et l'eau, l'un des quatre éléments qui commandent et maintiennent toute vie.

    La terre, l'air, le feu et l'eau... J'en étais là de mes réflexions quand j'allongeai la main dans mon bissac pour en extraire la bouteille de vin que j'avais été moi-même, la veille au soir, tirer dans mon cellier, une de ces bou- teilles dites champenoises, au verre épais et presque opaque, mais qui ne sauraient trom- per un chrétien sur leur contenu. Or le ton- neau où je l'avais tirée était un honnête fût d'Ambonnay, village de la montagne de Reims, fameux pour ses vins rouges à l'ar- rière-goût fruité de framboise écrasée au soleil. Pourquoi diable aujourd'hui cette bouteille me paraissait-elle si légère? Je la débouchai

  • sans méfiance, portai le goulot à mes lèvres et demeurai pantois, avant d'éclater en impré- cations : ma bouteille ne contenait plus une goutte.

    Ma première idée fut qu'un mauvais plai- sant avait profité du moment où j'étais le plus absorbé dans mon travail, pour se glisser en bordure du champ et vider ma champenoise. Je remontai sur la route et, sacrant de plus belle, regardai successivement vers l'Épine Margueron, vers le bois des Enfers, et, par delà la route de Gigny, vers le Buisson Patras. Nulle part, je ne distinguai trace humaine. Seule, la buse de sinistre augure continuait de planer au-dessus des sapins noirs. Par Belzé- buth, le franc scélérat qui m'avait joué la farce me le payerait cher... En attendant, impossible de boire et de fumer. J'avais le gosier en feu, et ce fut pestant et maudissant le genre humain tout entier que je regagnai le bout de champ où ma bêche était restée enfon- cée dans le sol. Pour la reprendre en main, je voulus cracher dans mes paumes ; la salive se forma dans ma bouche, je pris une inspiration afin de la projeter. Alors se produisit cette chose extraordinaire : à peine la boule de salive

  • avait-elle franchi mes lèvres qu'elle s'évapora comme une goutte d'eau tombant sur un fer rougi à la forge.

    Je n'avais pas encore compris, et, me croyant d'abord victime d'une hallucination, je recommençai l'expérience; comme la pre- mière fois, ma salive se volatilisa, aussitôt sortie de ma bouche. L'affaire devenait sé- rieuse, et je rapprochai les trois mésaventures qui venaient de m'affecter coup sur coup : l'essence de mon briquet, le vin de ma bou- teille, ma salive, tous les corps liquides s'éva- nouissaient sous une influence inconnue.

    Mes notions de physique étaient faibles; l'étude des sciences exactes n'était guère à l'honneur au séminaire. Je songeai néanmoins que la partie méridionale du département de la Marne pouvait passagèrement subir les effets d'un cataclysme magnétique ou d'une perturbation atmosphérique de tout autre ordre, qui entraînât la mutation de l'état liquide à l'état gazeux. Si le phénomène devait se prolonger, toutes les inquiétudes seraient permises ; en attendant, pourquoi ne pas con- tinuer de retourner mon champ ?

    Animé de cette sage résolution, j'empoignai

  • ma bêche et appuyai du sabot pour enfoncer le fer plus avant ; mais la terre, si meuble dix minutes plus tôt, avait, elle aussi, perdu son humidité; elle formait une masse dure qui s'effritait sans donner de prise à l'outil. Tout travail, dans ces conditions, devenait impra- ticable, et il fallait renoncer à comprendre. Je relevai la casquette sur ma nuque et, me grat- tant le nez, examinai une fois de plus autour de moi le paysage tranquille. L'air était d'une transparence singulière pour un de ces jours d'automne où, dans nos climats, toujours s'at- tarde quelque lambeau de brume sur les la- bours, et où le ciel s'encombre de nuages. Mais on avait déjà vu, en somme, des jours comme celui-là, et nul indice autre que la siccité abso- lue de l'atmosphère et du sol ne pouvait lais- ser supposer que rien fût changé dans les dis- positions de la nature. Cependant j'avais de plus en plus soif. Je repris ma bêche et m'en- gageai sur le chemin du retour.

    Jusqu'à la première maison du village, mon cheminement fut sans histoire. A deux ou trois reprises, avec une difficulté qui allait croissant, je salivai pour déterminer si l'action élimina- trice de l'élément liquide s'exerçait encore.

  • Chaque fois, la salive, à peine au contact de l'air, disparaissait comme par un tour de passe-passe. Ç'en eût été comique, si une sourde terreur n'avait éteint en moi toute vel-

    léité de plaisanterie. La première maison du village est la ferme

    des Menuel. J 'eus la pensée d'y entrer pour voir l 'étalon malade et aussi vérifier si les

    bizarreries qui s'étaient succédé autour de moi, depuis le moment où mon briquet avait refusé de s'allumer, ne m'étaient pas person- nelles, si, en un mot, je n'avais pas la berlue. Il me suffit de quelques pas dans la cour de la ferme pour constater que, là comme à la Chèvre-Morte, l 'anormal semblait être passé en règle. Aucune flaque de purin ne stagnait sur toute l'étendue de la vaste cour. Le fumier

    qui s 'y entassait était aussi sec qu'une meule de paille au plus fort de l'été. L'abreuvoir, devant l'étable, ne contenait plus la moindre trace d'eau, et les canards, de-ci de-là, erraient désemparés, en coincouinant tristement.

    J'allai frapper à la porte du corps de logis : tout était désert, et, comme je donnais un regard dans la salle commune, je vis les seaux à lait complètement vides, bien que le mo-

  • ment approchât où devait se présenter le col- lecteur de la Coopérative. D'autre part, les vaches ne meuglaient pas, comme elles font avant la traite. Le lait recueilli dans les seaux s'était donc dissous dans l'air, comme l'es- sence de mon briquet, le vin de ma bouteille, mes jets de salive et l'eau de l'abreuvoir.

    Je hâtai le pas pour atteindre la place de l'église, où il me parut que tous les habitants du village étaient assemblés. Je reconnus l'ins- tituteur Jolibois, le curé, le forgeron, le bour- relier, ces deux derniers membres du conseil municipal que j'ai l'honneur de présider en qualité de maire. On disputait ferme et avec une animation extrême. Quelqu'un s'écria en me voyant :

    — Voilà Hyac in the ! Laissez par ler Hyacinthe !

    Tout le monde alors se tourna vers moi et se mit à m'interpeller en même temps. Il res- sortait de ce tumulte que le phénomène de dessiccation générale s'était produit au village, comme aux champs, ainsi que j'avais pu l'ob- server moi-même, vers dix heures du matin. Et chacun de brocher son anecdote. Rousse-

    lot, le forgeron, plongeant dans un seau d'eau

  • fraîche un fer à cheval rougi à blanc, avant même que le métal touchât la miroitante sur- face liquide, avait vu celle-ci se dérober inex- plicablement. Fluchon, l'aubergiste, venait de poser une bouteille de vin gris devant des clients et retournait à son comptoir, quand une bordée de jurons avait retenti derrière lui : son vin gris avait pris le même chemin que l'Ambonnay de mon bissac. Ainsi les langues allaient leur train, et une telle confu- sion régnait parmi mes administrés que je n'obtins qu'à grand peine de les faire taire pour tirer la morale de la situation. Il était, en somme, indiscutable que, pour des raisons inconnues jusqu'à plus ample informé, non seulement l'eau, mais toute espèce de corps liquide avait déserté la commune de Somsois. Rien ne servait de s'affoler. La situation était grave, mais elle pouvait ne présenter qu'un caractère provisoire. Sans doute étions-nous victimes d'une perturbation limitée à une zone où Somsois était inclus. Il convenait donc de rester calme, en attendant le retour aux conditions de vie régulières.

    — Et si c'était la fin du monde? s'écria l'aubergiste.

  • — Impossible, dit le curé Davase. Selon l'Apocalypse, la fin des temps doit commen- cer par une première sonnerie de trompette, suivie d'une pluie de grêle et de feu. Après la dèuxième sonnerie, le tiers des océans devien- dra du sang ; après la troisième, un autre tiers sera changé en absinthe...

    — J'ai toujours pensé, observa l'institu- teur d'un air triomphant, que la suppression du Pernod fils n'était pas approuvée par Dieu.

    Le curé lui jeta un regard homicide et vaticina :

    — Imprudent qui tournez en dérision les choses sacrées, puissiez-vous n'avoir point à vous en repentir un jour plus proche que vous ne croyez !

    L'instituteur leva les épaules. C'était un homme d'une trentaine d'années, sec et bi- lieux, avec une petite moustache noire. Il croyait à la science et à la Cinquième Interna- tionale. Il affectait une politesse excessive à l'endroit du pauvre Léonard, que ces façons faisaient sortir de son caractère. Cette fois

    encore, Jolibois ne semblait pas ému outre mesure par les foudres suspendues sur sa tête.

    — Monsieur Davase, reprenait-il, je me

  • permettrai de vous faire remarquer qu'il ne s'agit pas présentement de choses sacrées, mais de la chute à zéro de la densité hygromé- trique de l'air. Nous ne disposons malheureu- sement à Somsois d'aucun appareil d'ordre à déterminer si cette chute est réellement totale. Pour ma part, si je suis d'accord avec vous (une fois n'est pas coutume) pour penser qu'au- cune intervention surnaturelle ne doit être envisagée dans notre affaire, c'est qu'une autre explication me paraît assez lumineuse. Nous sommes en guerre, monsieur Davase, ne l'oublions pas, et nos ennemis se targuent d'être les premiers chimistes du monde. Ne pensez-vous pas qu'ils seraient capables d'a- voir inventé un gaz desséchant, dont ils auraient fait le premier essai sur la région champenoise ?

    Le curé secoua la tête. La consternation se

    peignait sur tous les visages. — D'une façon comme de l'autre, les

    carottes sont cuites, fit l'aubergiste d'une voix lugubre.

    On n'aimait guère l'instituteur, parce qu'il n'était pas du pays et qu'il prétendait tout régenter. Cependant son hypothèse n'avait

  • rien de déraisonnable, et une furieuse inquié- tude commençait de me remuer la tripe. Mais j'étais le maire, et parce que j'avais étudié dans les temps, bien que je ne me sentisse pas plus fier qu'eux, tous ces gens accablés par l'événement attendaient de moi le miracle.

    A défaut de miracle, j'eus une idée inspirée par le bon sens. Il s'agissait de dépêcher des émissaires dans les bourgs ou villages envi- ronnants, à Chapelaine, à Lignon, à Gigny- aux-Bois, à Brandonvilliers, afin de savoir s'ils avaient été frappés du même désastre que nous. On aviserait ensuite.

    Le forgeron Rousselot proposa aussitôt de se rendre à Gigny sur sa motocyclette, puis se frappa la tête de sa grosse patte poilue : il avait oublié la volatilisation de l'essence. Des galopins parlaient d'enfourcher leurs vélos, quand un bruit de charrette et de cheval des- cendant au trot la Grande-Rue fit tourner toutes les têtes. C'était mon fils Éloi, qui arri- vait de Lignon avec une grosse tonne derrière lui, et il n'y avait pas à produire un gros effort d'imagination pour penser que la tonne en question sonnait creux et qu'il venait dans le dessein de la remplir.

  • Mes rapports avec mon fils Éloi sont très tendus depuis son damné mariage avec sa dactylo de Wassy. Comme si la Denise Cou- trot, de Chapelaine, une garce bien allurée, vaillante à l'ouvrage, fille unique de surcroît, avec du bien au soleil, et qui avait du senti- ment pour lui, n 'étai t pas tout indiquée pour un hurluberlu de son espèce ! Le père Coutrot ne disait pas non. Les épouseux se font rares avec cette chienne de guerre, et mon Éloi avait eu la chance de sauver sa peau, par la grâce d'une blessure : une balle au gras du bras gauche, qui, ayant sectionné un nerf, lui a en- levé pour longtemps, c'est à craindre, l'usage de la main, mais qui ne l'empêche pas de s'hu- mecter le gosier ni de courir le jupon. Oui, la Denise était tout juste ce qu'il fallait à l'Éloi. Mais ouat ! il voulait du bec fin, des dessous chichiteux, une mauviette en bas de soie comme son Alice, qui rêvait, elle, d'un mari terreux, parce qu'elle en avait par-des- sus les oreilles de crever de faim à la ville. Je

    n'ai pas voulu entendre parler de cette bêtise, qu'il a faite sans moi, et, après s'être mis la corde au cou, il s'est installé à Lignon, chez son oncle Larrieu, le frère de l'Aglaé, veuf sans

  • enfants, et qui s'est laissé embobeliner, lui aussi, par les mignoteries de la nièce. Une créature incapable de traire une vache, pein- turlurée ni plus ni moins qu'une pensionnaire du grand 8 à Mourmelon, et qui se pavane sans savoir quoi faire de ses dix doigts, merci du peu !

    Bref, l'Éloi nous portait l'annonce qu'à Lignon la sécheresse était aussi complète qu'à Somsois. Avant son départ du village, un cycliste était arrivé de Brandonvilliers avec le même message ; enfin il avait rencontré sur la route deux autos militaires, immobilisées par l'inexplicable et subit tarissement de leurs réservoirs.

    Ces terribles nouvelles auraient abattu un

    cœur plus ferme que le mien, mais la cons- cience de ma responsabilité me soutenait, tandis que je faisais réflexion sur les moyens de conjurer le drame. En temps de paix, j'au- rais, sans perdre une minute, téléphoné à Vitry, mais, depuis les quatorze années que durait la guerre, l'usage du téléphone avait été retiré aux civils, et quant à la radio, elle était pratiquement annihilée par la perfec- tion du brouillage des ondes. Quoi qu'il en fût,

  • si l'eau continuait de manquer, il faudrait abandonner le village et partir à la recherche d'une région épargnée.

    Sur la place, déjà, des hommes injuriaient le curé qui leur recommandait de prier Dieu; des femmes pleuraient, et leurs larmes, à peine jaillies de l'œil, séchaient instantanément, sans avoir accompli sur la joue le moindre par- cours. Je ne savais plus que leur dire, et j'al- lais, pour me donner une échappatoire, déci- der une réunion extraordinaire du conseil municipal, quand un spectacle déconcertant s'offrit à ma vue et me laissa bouche bée. De la ferme Barruet, située vis-à-vis de l'église, sur la Grande-Rue, sortait Simonnet, l'inno- cent, l'enfant de l'Assistance, que Barruet garde par charité, car le malheureux ne lui rend guère de services. Et Simonnet tenait à bout de bras un seau d'eau, j'ai bien dit d'eau clapotante et claire, où se brisait un rayon de soleil.

    — Regardez tous! fis-je, en montrant du doigt l'innocent.

    Chacun regarda, et un silence prodigieux s'installa sur la place, pour un temps très court, mais qui marquait le bouleversement

  • des âmes. Quand mes administrés revinrent à eux, des cris s'élevèrent :

    — Simonnet ! Simonnet !... Vive Simonnet ! Une femme s'évanouit. Tous se précipi-

    taient vers l'innocent, l'entouraient, regar- daient l'eau vivante, l'eau merveilleuse remuer doucement dans le seau qu'il avait posé à terre.

    Simonnet, lui, riait à petit bruit, serrant les mains qu'on lui tendait, subissant placide- ment les claques cordiales qui s'abattaient en pluie sur ses épaules et ses omoplates. On le félicitait, on l'interrogeait :

    — Où diantre as-tu trouvé cette eau, mon Simonnet ?

    Il répondait, dans son langage balbutiant, qu'il avait entendu « le pauv'monde » faire de grandes lamentations sur le manque d' « iau ». A la pompe, vrai de vrai, rien ne venait. Alors il était descendu à la cave, où se trouvait un puits du temps des guerres de religion, et qu'on n'utilisait plus de mémoire d'homme. Ayant détaché les planches qui en recouvraient l'orifice, il avait jeté une pierre dans le trou et entendu le plongeon mou dans l'eau profonde. En suite de quoi, il avait tiré le seau.

  • Le Barruet, qui n 'avait pas pensé au puits de sa cave, n'en revenait pas. Sa ferme avait été construite sur les ruines d'une ancienne

    maison forte, qui comprenait deux étages de caves voûtées. Personne ne s 'aventurait ja- mais dans la cave inférieure, hormis le Simon- net qui, avec son grand œil naïf, aimait à rôder dans les lieux abandonnés des hommes raisonnables.

    Comment l'eau, qui avait disparu de toute la région, pouvait-elle s'être maintenue dans le puits souterrain de la ferme Barruet? Com- ment cette eau, puisée dans un seau et ame- née au jour, pouvait-elle braver la sécheresse générale, alors que les larmes, aussitôt conden- sées, se dissolvaient aux yeux des femmes ? La plupart de mes concitoyens ne songeaient même pas à se poser de telles questions. Ils ne voyaient qu'une chose : l 'eau n'avait pas com- plètement déserté la face de la terre; le péril immédiat était écarté; tous s'empressaient pour querir leurs seaux et les remplir au puits du miracle. Je restai sur le terre-plein de la place avec l 'instituteur et le curé.

    Léonard regardait ses paroissiens s'égailler de droite et de gauche, et hochait la tête en

    CouvertureDu même auteurPage de titreCopyright d'origineSELON HYACINTHEI