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ENTRETIENS AVEC LE CIRQUE DU SOLEIL Le cirque du soleil ; entreprise cana- dienne, est actuellement une figure emblématique du « nouveau cirque ». Ses spectacles se fondent sur un métis- sage de différents domaines artistiques et de la dimension acrobatique à son plus haut niveau. Gilles Sainte Croix, l'un des fondateurs et Bernard Petiot, nous ont révélé le cirque « créateur de magie ». GILLES SAINTE CROIX, VICE-PRÉSIDENT, RESPONSABLE DE LA CRÉATION Votre fondation date des années 1980 au cours desquelles ont lieu dans le monde du cirque de grandes mutations. Comment vous situez-vous dans les virages qui ont été pris à cette époque ? En 1984, année de notre fondation, nous sommes des amuseurs publics, nous jouons dans la rue. Cela constitue un principe fondateur du Cirque du Soleil, sans parade avec animaux et tout ce qui entourait alors les prestations du cirque tradition- nel. Puis nous avons travaillé sous un chapiteau, sur une piste en rond. Une certaine théâtralité a alors été donnée aux numéros présentés dans la rue. Nous nous sommes très vite rendu compte que serait attendu de plus en plus un niveau d'ex- cellence. En effet, sous un chapiteau, on s'attend à voir de la « performance ». Alors nous sommes allés chercher l'inspiration du côté des Chinois, spécialistes en cirque acrobatique. Ce sont vrai- ment les principes de base même de notre conception du cirque qui ont connu une évolu- tion importante au cours des dix premières années de notre aventure. Nous avons structuré et développé un style très précis, très théâtral, je dirais très léché, de conceptualisation globale d'un spectacle. Que signifie, pour vous, les termes théâtre et théâtralité que vous employez ? Si Ton essaie de relier les prouesses avec une thématique ou des transitions, on donne une intention à un spectacle. Le but est que ces exploits s'enchaînent agréablement pour le spec- tateur. C'est vraiment la mise en scène d'un spectacle et donc la théâtralité de la « présenta- tion » devient centrale. Elle existait dans le cirque traditionnel. « Monsieur Loyal » présen- tait les numéros, les clowns qui intervenaient entre les numéros. Nous avons juste poussé plus loin ce principe de base en allant vers des conceptions scénographiques, globales, des cos- tumes et des personnages théâtraux et également une musique aux accents dramatiques. Les costumes jouent un rôle important dans le spectacle. N'y a-t-ilpas là une influence de la Comedia Del'Arte ? Chaque spectacle a une thématique. Certains s'apparentent, peut-être en effet, à la Comedia Del'Arte, mais je dis, peut-être, car je ne crois pas que cela procède d'une véritable intention. Toute l'histoire du théâtre est quelque part issue de la Comedia Del'Arte. Les effets produits par les costumes, le maquillage s'articulent subtilement avec ceux générés par les éléments scénographiques et les éclairages, pour nous faire accéder à la magie de la production finale. Comment le travail des différents créateurs se coordonne-t-il ? Tout spectacle repose sur un squelette acroba- tique. Tous nos spectacles ont l'intention d'appor- ter aux spectateurs une surprise au niveau de la prouesse humaine. Ensuite, ce squelette doit être habillé, si on peut dire, de motivations ou d'in- tentions plus théâtrales qui déclenchent l'émo- tion. Ces intentions découlent d'échanges entre les différents concepteurs qui habillent le spec- tacle et qui engendrent finalement un esprit commun vers lequel nous tendons. Le metteur en scène influence un développement visuel, scénographique qui habille toute l'intention en question. Cette « intention » est-elle pour vous le noyau du projet artistique ? Comment s'élabore la genèse de cette intention qui devient le fil rouge de chaque production ? En 1991, date de création de « Saltimbanco », le groupe de créateurs constitué du scénographe, du concepteur de costumes, du compositeur, de Franco Dragone*. du concepteur des éclairages, du concepteur du son, du chorégraphe et de moi- même, s'est posé la question : « Quelle est aujourd'hui dans notre quotidien notre principale préoccupation ? ». La réponse concernait essen- tiellement notre vie citadine : « en quoi consiste- EP.S N° 317 - JANVIER-FÉVRIER 2006 33 Revue EP.S n°317 Janvier-Février 2006 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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E N T R E T I E N S A V E C

LE CIRQUE DU SOLEIL

Le cirque du soleil ; entreprise cana­dienne, est actuellement une figure emblématique du « nouveau cirque ». Ses spectacles se fondent sur un métis­sage de différents domaines artistiques et de la dimension acrobatique à son plus haut niveau. Gilles Sainte Croix, l'un des fondateurs et Bernard Petiot, nous ont révélé le cirque « créateur de magie ».

GILLES SAINTE CROIX, VICE-PRÉSIDENT, RESPONSABLE DE LA CRÉATION

Votre fondation date des années 1980 au cours desquelles ont lieu dans le monde du cirque de grandes mutations. Comment vous situez-vous dans les virages qui ont été pris à cette époque ?

En 1984, année de notre fondation, nous sommes des amuseurs publics, nous jouons dans la rue. Cela constitue un principe fondateur du Cirque du Soleil, sans parade avec animaux et tout ce qui entourait alors les prestations du cirque tradition­nel. Puis nous avons travaillé sous un chapiteau, sur une piste en rond. Une certaine théâtralité a alors été donnée aux numéros présentés dans la rue. Nous nous sommes très vite rendu compte que serait attendu de plus en plus un niveau d'ex­cellence. En effet, sous un chapiteau, on s'attend à voir de la « performance ». Alors nous sommes allés chercher l'inspiration du côté des Chinois, spécialistes en cirque acrobatique. Ce sont vrai­ment les principes de base même de notre conception du cirque qui ont connu une évolu­tion importante au cours des dix premières années de notre aventure. Nous avons structuré et développé un style très précis, très théâtral, je dirais très léché, de conceptualisation globale d'un spectacle.

Que signifie, pour vous, les termes théâtre et théâtralité que vous employez ?

Si Ton essaie de relier les prouesses avec une thématique ou des transitions, on donne une intention à un spectacle. Le but est que ces exploits s'enchaînent agréablement pour le spec­tateur. C'est vraiment la mise en scène d'un spectacle et donc la théâtralité de la « présenta­tion » devient centrale. Elle existait dans le cirque traditionnel. « Monsieur Loyal » présen-

tait les numéros, les clowns qui intervenaient entre les numéros. Nous avons juste poussé plus loin ce principe de base en allant vers des conceptions scénographiques, globales, des cos­tumes et des personnages théâtraux et également une musique aux accents dramatiques.

Les costumes jouent un rôle important dans le spectacle. N'y a-t-ilpas là une influence de la Comedia Del'Arte ?

Chaque spectacle a une thématique. Certains s'apparentent, peut-être en effet, à la Comedia Del'Arte, mais je dis, peut-être, car je ne crois pas que cela procède d'une véritable intention. Toute l'histoire du théâtre est quelque part issue de la Comedia Del'Arte.

Les effets produits par les costumes, le maquillage s'articulent subtilement avec ceux générés par les éléments scénographiques et les éclairages, pour nous faire accéder à la magie de la production finale. Comment le travail des différents créateurs se coordonne-t-il ?

Tout spectacle repose sur un squelette acroba­tique. Tous nos spectacles ont l'intention d'appor­

ter aux spectateurs une surprise au niveau de la prouesse humaine. Ensuite, ce squelette doit être habillé, si on peut dire, de motivations ou d'in­tentions plus théâtrales qui déclenchent l'émo­tion. Ces intentions découlent d'échanges entre les différents concepteurs qui habillent le spec­tacle et qui engendrent finalement un esprit commun vers lequel nous tendons. Le metteur en scène influence un développement visuel, scénographique qui habille toute l'intention en question.

Cette « intention » est-elle pour vous le noyau du projet artistique ? Comment s'élabore la genèse de cette intention qui devient le fil rouge de chaque production ?

En 1991, date de création de « Saltimbanco », le groupe de créateurs constitué du scénographe, du concepteur de costumes, du compositeur, de Franco Dragone*. du concepteur des éclairages, du concepteur du son, du chorégraphe et de moi-même, s'est posé la question : « Quelle est aujourd'hui dans notre quotidien notre principale préoccupation ? ». La réponse concernait essen­tiellement notre vie citadine : « en quoi consiste-

EP.S N° 317 - JANVIER-FÉVRIER 2006 33 Revue EP.S n°317 Janvier-Février 2006 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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t-elle ? Vers quoi va-t-elle évoluer ? En tant qu'artiste peut-on avoir une influence pour que nos villes restent humaines et présentent un pro­jet de vie intéressant ? ». C'était, dans les années 1990, les préoccupations écologiques de tout le monde, mais aussi le début de l'importante péné­tration des communications informatiques et électroniques. Alors, on a imaginé une ville avec une place publique où les gens viennent échanger, voir et être vus. C'est la scène de ce parc multi­colore dans lequel a poussé un arbre énorme et a été placé un canapé multicolore lui aussi. Toute cette couleur primaire s'inscrivait en réaction contre les films futuristes et sombres de cette époque qui donnaient une vision très négative du futur. Or, en tant qu'artistes nous placions tout notre espoir dans le futur. C'est pour cela qu'on a choisi des couleurs très vives et essayé de présen­ter un monde porteur d'espoir. C'est la genèse de la conception de « Saltimbanco ». Dans le spec­tacle, il y a deux sortes de costumes : d'un côté les « vers masqués » qui évoquent le conformisme d'une société. Ils portent tous à peu près le même masque. A l'opposé, plus présents en deuxième partie, il y a les « baroques », c'est-à-dire les gens qui, se laissant influencer, pénétrer par toutes les cultures cohabitant dans une ville, font émerger un citoyen multiculturel, curieux de connaître les autres peuples. Ils permettent une fusion de cul­tures, qui apparaît sur un même costume ou une même façon de bouger. Un exemple de ville moderne « baroque » était pour nous, à l'époque, New-York où beaucoup de cultures se croisaient et étaient assimilées du jour au lendemain. L'ar­tiste va chercher dans le quotidien des influences et les fait passer à travers son œuvre. Je dirais que ce qui en partie caractérise nos spectacles c'est notre poésie engagée.

Cette « poésie engagée » contribue incontesta­blement à la dimension artistique du Cirque du Soleil. Cependant, peut-on dire que celui-ci s'inscrit encore dans une certaine tradition du cirque ?

Les grandes familles du cirque étaient à l'origine des forains. Nous, amuseurs publics, sommes devenus des circassiens ; je pense que nous le

sommes toujours. Nos « présentations » sont devenues très élaborées et éclatées dans un autre domaine que le cirque puisque certains de nos spectacles se déroulent dans des lieux fixes : les théâtres qu'il a fallu construire et concevoir. On est parti d'un projet qui était un cirque sous un chapiteau et on est allé dans un lieu fixe. A ce niveau-là, on a réinventé le cirque en dur qui était aussi très traditionnel, si l'on pense, par exemple, au Cirque d'hiver à Paris. On a donc revisité cette idée du cirque en dur pour présenter des spec­tacles de « performance » circassienne, mais de façon très moderne. Le lieu du spectacle « La Nouba », à Orlando, est un exemple de « buil­ding » de cirque moderne. Tous nos spectacles présentés à Las Vegas, sont dans cette lignée-là. Ce ne sont pas des « buildings » auto-portants comme à Orlando, mais la salle de spectacle se veut une salle de « présentation » de « perfor­mance » circassienne. Le développement du cirque depuis 1992 a été influencé par tous les moyens théâtraux qu'une salle peut offrir, il en est de même à partir de 1993, avec l'ouverture du pre­mier spectacle permanent dans un théâtre. En avril dernier ; on a lancé sous un chapiteau à Montréal, « Corteo », qui est d'une élaboration scénique tel­lement complexe au niveau de la scénographie qu'on pourrait être dans un « building ».

Sur un autre plan, quelle prise en compte faites-vous de la diversité des publics ? Par exemple, "Fascination", le premier spectacle présenté au Japon a-t-il été conçu pour le Japon et sa culture ?

Il n'a pas été conçu spécifiquement pour le Japon puisque c'était un concept qui existait auparavant en Amérique. On l'a juste adapté pour le Japon dans le sens où il a été présenté dans des « arena » c'est-à-dire des stades qui accueillent 10 000 spectateurs. Il fallait une scénographie, un nombre d'artistes et des moyens (effets spé­ciaux et techniques) beaucoup plus importants que d'habitude. L'adaptation est liée au lieu et non à la culture car ce qu'on fait au cirque se veut un spectacle qui plaît, qui saurait plaire à n'im­porte quelle culture. C'est à la base de toutes les

émotions humaines, que les publics soient fran­çais, chinois ou italiens. Notre inspiration ou l'évocation que nos spectacles peuvent provo­quer doit toucher la mémoire collective de l'être humain et non la culture spécifique.

Dans ce métissage des arts (théâtre, danse, musique, etc.) quelle place prend pour vous, en tant que concepteur des spectacles, la dimen­sion chorégraphique ? Concevez-vous cette dimension plutôt comme un lien entre les numéros ou comme un domaine artistique spécifique ?

Étant donné que nos spectacles sont musicaux d'un bout à l'autre, les artistes se déplacent nécessairement, dans ou entre les numéros, sur un certain rythme. Ces mouvements, ces dépla­cements gérés en fonction de la musique, ont parfois l'air de chorégraphies. Mais il y a égale­ment des moments chorégraphiques créés spéci­fiquement en transition entre des numéros ou à l'intérieur d'un numéro. Par exemple, dans un numéro de trapèze, pour partir de la barre ou se mettre debout, l 'artiste suit le rythme de la musique et ça devient, quelque part, une choré­graphie. La couleur du mouvement se dessine et dépend de la musique utilisée. Le mouvement, en général, est aussi prégnant que la musique. Il ne s'agit pas nécessairement d'une œuvre choré­graphique mais d'un spectacle chorégraphié.

Le parti pris fort du Cirque du Soleil de métisser les différents domaines artistiques vous paraît-il pouvoir fonder un enseignement des activités physiques artistiques à l'école ? Faisons tout pour que l'enseignement soit moins ennuyeux, cela en vaut la peine ! L'intérêt des étudiants est de garder l'attention éveillée, l'es­prit curieux. Tous les métissages possibles pour y arriver sont bienvenus parce qu'ils donnent de meilleurs adultes.

Plus précisément, comment vous situez-vous par rapport à deux conceptions qui semble­raient s'opposer : la première qui voudrait qu'il faille acquérir d'abord une formation appro­fondie en danse, théâtre, ou gymnastique acro­batique et qu'ensuite seulement on accéderait au spectacle. Et la deuxième qui prônerait un « bain dans le spectacle », une mise en scène du spectaculaire le plus tôt possible ?

C'est spécifique à chaque artiste qu'on engage. Il y a des médaillés d'or aux Jeux olympiques qui ne savent pas faire autre chose que marcher comme les militaires. Il faut les amener à être souple, à avoir des mouvements plus gracieux. Cela fait partie de notre programme d'intégra­tion. Par contre, les écoles de cirque font de très grandes choses pour former des artistes circas­siens aussi bien dans les domaines de la théâtra-lité qu'en chorégraphie, en danse ou en jeu. C'est merveilleux d'avoir des artistes pleinement for­més mais en même temps on ne peut pas fermer la porte à des jeunes champions olympiques qu'on pourrait intégrer dans nos spectacles. On leur propose un programme de formation, d'adaptation dès qu'ils arrivent chez nous, pour être plus à l'aise sur la scène.

Selon vous, l'évolution du cirque a-t-elle influencé d'autres domaines artistiques ?

Oui, surtout dans la nouvelle danse en Amérique du Nord les arts circassiens y sont de plus en plus intégrés dans les chorégraphies. Dans les

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installations sculpturales et en peinture, on voit aussi beaucoup d'oeuvres inspirées des arts circassiens.

Quand vous parlez d'intégration d'arts circas­siens dans les chorégraphies, est-ce « l'intru­sion » de l'acrobatie dans la danse, au-delà du registre spécifique du hip hop ?

Le hip hop est un art de la rue et bien sûr il y a là aussi de la « performance ». Mais ce que je veux dire, c'est que ce ne sont pas des circassiens qui vont vers la danse mais des danseurs qui fondent leurs chorégraphies sur des équipements de cirque : un trapèze par exemple.

Beaucoup de productions mêlent actuellement à leurs spectacles la vidéo. Ce fut le cas pour votre spectacle d'ouverture des championnats du monde de natation « Réflexions d'eau » en juillet 2005. L'intégration de la vidéo et des nouvelles technologies vous paraît-elle être une perspective d'évolution qui marquerait le pro­chain tournant des spectacles du Cirque du Soleil ?

Ce n'est pas la première fois que nous utilisons la nouvelle technologie dans nos spectacles. Depuis le mois de janvier 2005, nous présentons à Las Vegas un spectacle qui s'appelle « Ka », hautement technologique avec beaucoup de pro­jections. On a d'autres projets en création pour l'an prochain ou dans deux ans et qui intègrent la vidéo ou la projection comme élément scénique. Cela fait partie de notre démarche d'intégrer tout ce qui est nouveau en art et les nouvelles techno­logies sont devenues une forme d'art. Il y a des symposiums de nouvelles technologies qui sont des bijoux artistiques. On essaie de voir com­ment on pourrait intégrer ce genre de choses à nos spectacles. C'est sûr que cela a une influence sur tous les autres spectacles. Le spectacle de la FINA était un spectacle unique créé pour un soir, et on l'a appuyé sur tout ce qu'on connaît, tout ce qu'on sait bien faire.

En France, il y a des programmes de recherche qui associent des artistes et des chercheurs, sur des thématiques comme la transmission, l'es­thétique, etc. Le Cirque du Soleil est-il aussi le lieu de recherches ?

Le Cirque du Soleil est partenaire avec des groupes de chercheurs universitaires à Montréal qui travaillent sur des programmes d'intégration des nouvelles technologies.

Toujours dans les perspectives d'avenir, que pouvez-vous nous dire de votre projet de créa­tion d'un vaste complexe de spectacle et de divertissement à Montréal ?

Aujourd'hui on a trois projets à travers le monde : créer ou participer à l'élaboration d'un lieu avec une salle ayant son spectacle spécifique, des clubs, des restaurants, des salles d'exposition dans la thématique du Cirque du Soleil, des mini­hôtels et des boutiques y seraient rattachés. Nous y travaillons depuis cinq ans et les projets sont en train d'aboutir. C'est une autre facette pour nous de continuer à développer de nouveaux talents et de nouvelles voies de création pour le cirque.

* Franco Dragone est l 'un des grands responsables du mail lage des discipl ines ar t is t iques et des cultures qui caractérise les productions du Cirque du Soleil. Il a signé la mise en scène de 10 créations entre 1985 et 1998. dont « Saltimbanco ».

BERNARD PETIOT, VICE-PRÉSIDENT, RESPONSABLE DES PRODUITS ARTISTIQUES

Sur quelle base s'opère le recrutement du Cirque du Soleil ?

Les modalités de recrutement réservent 70 % au domaine acrobatique et 30 % à l'artistique (for­mation en danse et au jeu d'acteur, etc.). Les individus recrutés dans le domaine acrobatique sont à plus de 60 % issus du domaine sportif, en priorité gymnastique, tumbling, trampoline, mais aussi acrosport, plongeon et tout récem­ment arts martiaux. La plupart ont pratiqué 8, 10 ans ou plus leur sport respectif et ont atteint des niveaux internationaux élevés. Ce sont en général des athlètes qui, parce qu'ils n'ont pas atteint les standards internationaux ou pour d'autres raisons, ont souhaité changer de cap. Bien qu'ayant atteint un niveau élevé, beaucoup n'ont pas pu faire partie de l'équipe nationale ou ne considèrent pas possible de participer à de grands Jeux. Leur formation sportive leur assure, Il est vrai, une reconversion. Le recrutement se fait par auditions, visites régulières des « recru­

teurs » lors des événements internationaux et nationaux. Des contacts ont lieu soit entre les observateurs et les entraîneurs nationaux des sports, soit directement avec des athlètes ayant manifesté à un moment dans leur carrière un intérêt pour rejoindre le Cirque du Soleil. Intérêt auquel on ne répond pas tant que la situation n'est pas clarifiée avec l'en­traîneur et l'organisme sportif concerné. Il est très important de s'assurer que l'athlète ne mette pas un terme de façon abrupte à sa carrière. Il s'agit de veiller à ce que ce soit un aboutissement connu de tous les partenaires impliqués, avant que ne s'opère le grand saut vers les arts de la scène. On peut parler d'issue naturelle.

Qu'est-ce qui incite les athlètes à prendre ce grand virage ?

Si vous prenez l'exemple de la gymnastique masculine, il faut compter une formation de 8 à 10 ans avant que le gymnaste ait un rayonnement international, rayonnement qui va durer de 4 à 8 ans. Pour ces athlètes, l'objectif est de faire partie des équipes nationales, de participer à des

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championnats du monde et de se qualifier éven­tuellement pour des Jeux olympiques. Il y a beaucoup d'athlètes sur la ligne de départ et net­tement moins à l'arrivée dans la sélection natio­nale, ce qui laisse en arrière quantité d'athlètes. C'est à ce moment-là que se situe le tournant. L'athlète évalue ses chances pour un autre cycle olympique et s'interroge sur celles de poursuivre avec succès cet objectif. Il peut aussi mettre à profit son investissement et sa formation et se tourner vers les arts de la scène, en particulier le cirque. Ce n'est pas l'âge qui sert de principal facteur déclencheur, cela peut se produire tôt vers 18 ans ou plus tard vers 24 ans. L'opportu­nité qu'a ou non l'athlète de voir son rêve se réa­liser, c'est-à-dire de participer aux Jeux olym­piques y est évidemment pour beaucoup.

En ce qui concerne le milieu de la danse, du cirque, comment cela se passe-t-il ?

La plupart des jeunes recrutés dans les domaines artistique et du cirque ont déjà une carrière pro­fessionnelle. Ils ont participé à des spectacles et décidé de poursuivre leur carrière dans ces domaines. Ils arrivent avec une certaine « pro­fondeur professionnelle » et possèdent un vécu de la scène. Ceux qui ont une formation circas-sienne sont soit des professionnels formés de longue date présentant un numéro qui nous inté­resse, ce que nous appelons des « numéros invi­tés », soit des artistes dont la « performance » est reconnue et peut être intégrée dans la création d'un nouveau spectacle. Il y a aussi les jeunes, issus des écoles de cirque débutant dans le métier, qui peuvent avoir au terme de leur forma­tion le désir de s'intégrer immédiatement au Cirque. Là aussi, nous sommes « à l'affût », nous repérons les meilleurs éléments dans les « pré­sentations » de fin d'année des écoles de cirque et les numéros qui pourraient nous intéresser. Ou encore, il s'agit de jeunes n'ayant pas une grande expérience professionnelle mais qui ont terminé une formation artistique depuis un ou deux ans et qui voient dans leur participation au Cirque une étape d'ordre promotionnelle. En général ce sont des solos, duos, trios, très peu dans les numéros en grand groupe. Et tous ces artistes reçoivent chez nous une formation complémentaire.

Quelle est la nature et quels sont les enjeux de cette formation ?

Il y a deux voies possibles qui s'ouvrent alors. L'une est destinée aux sportifs dans le but de créer un nouveau numéro, de participer à la créa­tion d'un spectacle. Dès ce moment on a déjà une idée du type de numéro à développer. Par exemple, la transformation d'un numéro connu va conduire vers un amalgame de plusieurs « prestations ». Les sportifs retenus suivent une formation spécifique au numéro qu'on veut développer et en même temps un complément de formation artistique d'acteur, de percussions, de voix et de danse. Cet entraînement dure de 4 à 6 mois. L'autre voie est directement liée au nombre de spectacles qui sont présentés sur les différents continents. Actuellement onze spec­tacles tournent, on a besoin d'opérer des rempla­cements en fonction des lieux et des numéros. Les remplaçants pressentis suivent à Montréal une formation de 3 à 5 mois (selon les caracté­ristiques du numéro) entre avril et septembre. La participation à ces mois de formation n'est pas une garantie pour obtenir un contrat de rempla­cement mais cette formule nous assure de l'exis­

tence d'un vivier d'artistes qui nous permet de remplacer quelqu'un si nécessaire. Par exemple cet été, nous avons accueilli 65 artistes, garçons et filles, de 20 nationalités différentes pour une de ces formations. Pour résumer, les formations que nous avons sont de deux ordres, elles sont tournées vers la création d'un nouveau spectacle ou vers la reprise d'un rôle déjà existant.

Pouvez-vous développer le contenu de cette for­mation artistique ?

Elle comporte deux volets. Le premier soumet les artistes en devenir à des saynètes, des jeux d'acteur, etc. Ensuite, ils travaillent le mouve­ment, se préparent à la danse, aux percussions, au rythme, à la voix, au développement de l'oreille. En danse, ils sont confrontés à des vocabulaires différents. Les éléments du tronc commun sont essentiellement tout ce qui peut créer chez eux l'habitude d'être vus, observés, face à un spectateur, en interaction entre eux sur la scène, la sensibilité à la musique, à l'éclairage et aux réactions du public. Cela se passe en plu­sieurs sessions avec différents spécialistes. Le second volet est directement lié à l'entraîne­ment acrobatique. L'entraîneur acrobatique tra­vaille avec un entraîneur artistique. Des jeux, des approches beaucoup plus ludiques sont intégrés pour éviter que l'entraînement acrobatique ne se réduise à l'entraînement pur et la démonstration de « performance ». L'athlète ne doit pas être tenté de recopier son passé acrobatique.

En ce qui concerne le premier volet de la for­mation, vous venez de parler d'éclairage, de public, etc. Est-ce à dire que les conditions d'apprentissage simulent au plus près les conditions du spectacle ?

Exactement. Nous avons mis en place le « studio théâtre » qui est une boîte noire avec des cou­lisses où se déroulent des sessions de jeux d'ac­teurs, d'improvisation sous les éclairages. Puis progressivement, s'ajoutent des costumes, du maquillage. Cela conduit les artistes en devenir à passer par des ateliers et sessions expérimentales identiques aux conditions de scène. Cela peut même déboucher sur des « présentations » aux autres membres de la compagnie. Nous sommes plus de 1 600 à Montréal ; ce qui offre un vivier de spectateurs non négligeables qui nous aide à tester les productions artistiques, à trouver des pistes de développement et de perfectionnement concernant la formation.

Lorsque vous confiez à un artiste le rôle de rem­plaçant, est-ce l'artiste qui interprétait précé­demment le personnage qui le transmet à son remplaçant ou travaillez-vous sur vidéo ?

Deux éléments interviennent dans cette forma­tion. On a des vidéos pour chacun des person­nages et des spectacles. Ensuite il y a des textes qui cadrent le personnage et une équipe d'inter­venants, qui le connaissant, constitue une aide à l'apprentissage. Le directeur artistique du spec­tacle peut aussi venir donner ses feed-back, son appréciation sur l'interprétation. Tous ces élé­ments-là sont pris en compte mais le « visuel » est la base de notre travail (vidéo. DVD).

Quels sont les modes de mise en mémoire des spectacles ?

Nous disposons d'un ensemble de textes associés à la création des spectacles, de vidéos spéci­fiques à un rôle ou à un numéro et également de

musiques de chaque numéro ou de certains pas­sages qu'on veut travailler. Existe aussi toute une documentation liée au maquillage spécifique du numéro ou du personnage. Nous sommes enfin en possession de détail de chaque scène : coor­données du placement et déplacements de l'ar­tiste. Ces informations sont consignées de manière variable en fonction des besoins. On a une grande base documentaire.

L'exigence de virtuosité implique-t-elle une hyperspécialisation de chacun ?

Nous travaillons avec environ une cinquantaine de spécialités. Ainsi, les porteurs sont grands et costauds, les voltigeurs sont de plus petite taille et légers, les équilibristes, les contorsionnistes, etc., ont des profils variés. La morphologie et le bagage acrobatique sont fonction de certaines spécialités. C'est le premier niveau de spécialisa­tion. Le second porte sur la position que va occu­per l'artiste dans le numéro et le niveau d'exi­gence acrobatique qu 'on va lui demander. Certains sont capables de faire tant de voltiges avec tant de saltos, alors il faut trouver les gym­nastes qui ont ce bagage acrobatique. Par exemple, quelqu'un qui fait de la balançoire russe ou du trapèze, se spécialise à la fin dans ce domaine. Il faut savoir qu'un artiste en bonne santé reprendra 360 fois par an un triple salto auquel s'ajoute ce qu'il fait en plus dans son numéro. Cette quantité de représentations, de répétitions conduit l'artiste à se spécialiser dans son numéro. C'est exigeant mais c'est une autre façon de considérer la « performance ». C'est d'ailleurs ce qui nous impose de travailler en sous régime non pas pour produire un record une seule fois mais pour que l'athlète puisse assurer ses prestations à long terme et que cela soit phy­siquement acceptable pour lui. Par ailleurs, cer­tains de nos artistes vont, parallèlement à leur spécialité, s'entraîner dans un autre domaine, entre les spectacles, pour faire un solo ou un duo. Ainsi, une artiste qui fait de la barre russe va s'entraîner au main à main avec un partenaire. Alors on va insister sur le développement de cette polyvalence. C'est très sain car cela permet à l'athlète d'entrer dans une carrière profession­nelle de longue durée. On a en effet des artistes qui ont plus de trente ans, certaines sont maman et font des prestations tout à fait louables. L'un de nos acrobates a plus de quarante ans. Par exemple, la carrière d'une gymnaste est forte­ment prolongée, ceci est en contradiction avec l'idée selon laquelle elle est terminée à 16 ans.

Vous avez évoqué des charges de travail impor­tantes pour les artistes en représentation. Qu 'en est-il en formation ?

La base hebdomadaire est de 37 à 40 heures, elle comprend l'entraînement physique (acrobatique et artistique) mais également des cours d'anglais, de maquillage, des sessions sur les législations des pays visités. Les sessions d'entraînement acrobatique sont nécessairement accompagnées de deux ou trois interprètes, quelquefois davan­tage (il faut pouvoir se comprendre et assurer la sécurité), mais parallèlement, le groupe suit des cours d'anglais, ce qui assure une base de com­munication. Au terme des trois mois, la majeure partie des communications se fait en anglais.

Les entretiens ont été préparés et conduits par Marielle Brun.

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