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DROIT ET SOCIÉTÉ FONDÉS EN CONTINGENCE

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D R O I T E T S O C I É T É

D A N S LA S O C I O L O G I E D E N I K L A S L U H M A N N

FONDÉS EN CONTINGENCE

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DROIT, ÉTHIQUE, SOCIÉTÉ

COLLECTION DIRIGÉE PAR

FRANÇOIS TERRÉ ET MARIE-ANNE FRISON-ROCHE

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Droit et société dans la sociologie

de Niklas Luhmann

Fondés en contingence

JEAN CLAM

Avant-propos de Niklas Luhmann

Presses Universitaires de France

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OUVRAGES DÉJA PUBLIÉS

Sache und Logik der Phänomenologie Husserls und Heideggers, Beitrag zur Klärung der Idee von Phänomenologie, Altenberge, 1985 (éditeur: Akademische Bibliothek).

ISBN 2 13 048790 4

Dépôt légal — 1 édition : 1997, novembre

© Presses Universitaires de France, 1997 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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Avant-propos1

La sociologie du droit est un domaine aux contours mal définis. Ses frontières ne peuvent séparer ce qui lui appartient de ce qui ne lui appartient pas. C'est pourquoi la spécialité est tributaire de conjonc- tures qui influent sur l'attribution à son domaine de travaux de recher- ches ou conditionnent même l'incitation à de tels travaux. On peut rétrospectivement reconnaître une telle conjoncture dans les années 60 et les premières années 70. A cette époque on avait encore l'espoir, sinon la perspective concrète, d'intégrer la sociologie juridique au canon des disciplines composant la formation juridique régulière. Cela aurait rendu nécessaire la création de chaires de sociologie juridique dans les facultés de droit, ce qui aurait de son côté encouragé les jeunes scientifiques à s'orienter vers cette discipline. Comme on le sait, de tels espoirs n'ont pu être réalisés. Dans le climat tendu du mouve- ment estudiantin, les facultés de droit avaient pour souci de sauvegar- der l'unanimité de leurs décisions. La création de chaires de sociologie juridique leur apparut, d'un point de vue « politique », comme une menace — dans tous les cas comme un risque. En effet, dans cette discipline nouvelle, candidatures et recrutements auraient difficilement pu être contrôlés.

Un deuxième facteur conjoncturel résidait dans l'attente que la sociologie du droit pourrait jouer un rôle dans le conseil politique. Les espoirs furent là encore déçus. Ils le furent plus généralement à chaque fois que l'on escomptait que des recherches empiriques, mais de bonne

1. Traduit par J. Clam.

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teneur théorique, en sciences sociales pourraient acquérir une valeur d'orientation pour la politique. Cela vaut en particulier pour la socio- logie juridique. En effet, dans l'hypothèse d'un besoin de consultance, la politique aura tendance à se tourner plutôt, vers la sociologie que vers la sociologie juridique. Pour exemple : devant l'observation que les faillites ne sont en règle générale et de manière typique ouvertes que très tardivement, à un moment où il ne reste plus grand chose à distribuer de la masse patrimoniale, on aura tendance, pour prospecter les moyens de changer cet état des choses, à consulter la sociologie générale ou la sociologie des organisations ou encore on adressera des problèmes de comptabilité d'entreprise, plutôt que de chercher orien- tation auprès de la sociologie juridique.

Si les variations conjoncturelles décrites existent bien, elles ne tou- chent pas cependant les fondements de la sociologie juridique. Car il y va ici en dernière analyse d'une question qui devrait intéresser la théorie juridique elle-même, à savoir : comment des expectations de comportements peuvent-elles être maintenues, alors même qu'elles ne sont pas réalisées, mais bien au contraire ouvertement déçues. Il y va, en d'autres termes, de l'indépendance relative de structures formelles d'expectation dont la valeur d'orientation n'est pas entamée par le fait que le comportement factuel en dévie.

C'est là que des recherches de sociologie juridique se rencontrent avec des enquêtes de sociologie des organisations, en particulier avec celles qui ont trait à l'organisation formelle et informelle des entre- prises économiques. Là aussi les structures formelles sont maintenues invariantes, même si elles ont recours à des types d'organisation infor- melle, tels que des groupes d'interaction ou des réseaux, et que, laissées à elles-mêmes, elles ne peuvent subsister. En dépit de l'analogie des phénomènes, une réunion des deux branches de la recherche n'a pas eu lieu. De fait, les problématiques sous-jacentes à l'une et à l'autre demeurent par trop différentes.

La théorie de l'organisation a pris son départ dans une probléma- tique critique du principe de rationalité optimale. Plus concrètement, on part du constat par exemple qu'il n'existe pas de marchés parfaite- ment concurrentiels qui déterminent les décisions de prix des entre- prises, mais qu'à cet effet des organisations spéciales — et donc non seulement : « l'entrepreneur » — sont nécessaires qui ont une main plus ou moins heureuse dans leurs choix décisionnels. Une série de questions s'ensuit : comment les organisations arrivent-elles à leurs décisions ? Quelles sont les formes et les critères de probation des

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décisions, susceptibles d'être mis en évidence ? La recherche micro- économique qui, avec l'incorrigibilité spécifique à la discipline, tente un repli sur la notion d'équilibre, n'a pas convaincu sur cette question. La recherche à tendance plus sociologique, par contre, montre que l' échec des prétentions de la rationalité laisse subsister néanmoins un comportement plus ou moins intelligent qui cherche à s'accommoder avec la réalité.

Cette manière de poser le problème n'a jamais été prise en compte par la sociologie juridique elle-même et il est oiseux de spéculer si une telle prise en compte eût été en soi possible. A la faveur de la différenciation des disciplines, un certain nombre de problématiques se sont développées qui ne se laissent pas rapporter à un dénominateur commun. Aussi ces différences se révèlent-elles dans les recherches qui suivent et c'est précisément l'orientation théorique de ces recherches qui rend de telles différences visibles. Y a-t-il moyen d'y changer quel- que chose ? Nous ne saurions le dire. La faiblesse de la conjoncture jussociologique n'augure d'aucun renversement de tendance. Quant aux autres directions de recherche, elles reculent devant les questions juridiques et craignent leurs avancées vers d'autres domaines. Les cher- cheurs sont en effet conscients de leur manque de compétence tech- nique sur ces sujets.

Il est donc probable que nous en restions à la séparation interdis- ciplinaire que nous avons esquissée. Même les recherches thémati- sées dans les travaux qui suivent, ne livrent pas de point de départ pour dépasser cette séparation. Il n'en est que plus nécessaire d'attirer l' attention sur ce problème et de le léguer comme une question tou- jours ouverte aux efforts des théoriciens à venir.

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Introduction

PRÉSENTATION ET MÉTHODE

Difficultés d'approche et de présentation

La question qui se pose en premier à qui veut donner un exposé des théories luhmanniennes est celle de l'ordre à suivre dans la

présentation de ces théories et de leurs composantes. Quelle pro- gression suivre ou encore comment « séquentialiser les séries d exposés théoriques où s'élabore la vision de Luhmann, pour en donner une présentation compréhensible et substantielle ? Ou encore, où commencer ?

L'embarras est causé par deux faits : d'une part, 1 / la théorie luhmannienne ne se présente jamais d'une manière synthétique ou sys- tématique, suivant elle-même une progression raisonnée, allant du plus simple au plus complexe ou encore donnant d'elle-même un exposé relativement comple t Le style d'invention scientifique de Luhmann est caractérisé par une multiplicité de centres d'intérêts, d'élucida- tions thématiques et un foisonnement de séquences théoriques qui soutiennent une productivité de recherche tout simplement hors du commun. Quel que soit la séquence choisie comme angle d'attaque et

1. Le terme lui-même est emprunté au langage systémiste. Nous renvoyons, pour plus de détails sur cette problématique, à notre introduction à la troisième partie du présent travail.

2. L'œuvre centrale qu'est Soziale Systeme tend à être un exposé global de la sociologie générale luhman- nienne. Cependant, les travaux qui la suivirent reviennent à la manière fragmentaire et à la théorisation partielle ou séquentielle, tout en dépassant paradoxalement son propre niveau de cohérence. Dans tous les cas, Soziale Système est complètement inadéquate pour introduire à la théorie luhmannienne.

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commencement de l'exposition de la théorie, elle sera toujours par- tielle et devra être complétée immédiatement par une multiplicité d'autres. Une présentation d'ensemble, même d'une portion thémati- quement délimitée de la théorie (comme dans notre cas, une présen- tation de la sociologie du droit) doit tenter une synthèse assez difficile d'élucidations partielles, d'exposés plus généraux (les moins appropriés à l'initiation) et surtout jongler entre les différents niveaux, toujours très élevés, d'abstraction de ces différents exposés.

Car la deuxième difficulté rencontrée ici est le fait justement 2 / que, quel que soit le point de départ de notre présentation, celle-ci se retrouve confrontée à des concepts, des figures théoriques d'une très grande abstraction. La conviction centrale de Luhmann est précisé- ment que la sociologie des sociétés contemporaines — sociétés qui ont atteint un degré de différenciation fonctionnelle très avancé — ne peut faire l'économie de l'abstraction. Celle-ci est pour ainsi dire un mode indispensable d'intelligibilité de la complexité. On ne peut « lire » la ratio- nalité de la différenciation sociale et de la réflexivité de ses méca-

nismes, si l'on ne s'élève pas à un point de vue d'où puissent apparaî- tre précisément les contours fonctionnels des différentes structures et leurs équivalences. Or ce point de vue est hautement abstrait. On ne connaît presque pas d'exposé luhmannien qui ne se situe d'emblée à ce niveau d'élaboration.

Enfin, ce niveau n'est pas stable et connaît des fluctuations impor- tantes. C'est là ce qui rend si malaisée même une simple analyse de contenu d'un texte luhmannien. Les théories de Luhmann sont en continuelle évolution et leurs différentes composantes, comme nous le disions, ne sont pas développées de front et d'une manière systémati- que ou équilibrée. Les concepts s'enchevêtrent, les exposés se chevau- chent, les séquences sont irrémédiablement emboîtées. Nous aurons recours pour démêler un peu les choses à un fil conducteur vaguement chronologique. Cependant, celui-ci est médiocrement instructif dans le détail, car ce sont souvent les différents thèmes qui commandent des approches à chaque fois variables et sollicitent des contributions conceptuelles et abstractives de niveau inégal. C'est finalement une périodisation relativement grossière de l'œuvre et de la conceptualité luhmanniennes qui nous aidera à regrouper thèmes et exposés et à en extraire une compréhension de la position de Luhmann.

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Textes et démarche

Il est certes convenu, dans la littérature sur Luhmann, de voir dans Soziale Systeme une œuvre charnière qui permet une coupure du par- cours théorique luhmannien en deux périodes, celle qui la précède et celle qui la suit. Introductions, commentaires et critiques se concen- trent surtout sur cette œuvre et sur la riche production théorique qui la s u i t Tant cette périodisation de l'œuvre que le parti pris de la concentration sur la deuxième période nous posent problème. Nous reconnaissons certes la nouveauté de Soziale Systeme : l'œuvre ouvre un champ inédit où la théorie systémiste peut s'installer et s'organiser autour d'une catégorialité sociologique complètement rénovée. Nous pensons cependant que l'effort de construction du systémisme se situe avant et que cette œuvre n'apporte qu'une sorte de mutation de la conceptua- lité systémique qui l'élève à un degré d'autonomie supérieur. Ce qui la précède c'est précisément la constitution et la percée d'une théorie qui s'est cherchée à travers des dizaines d'essais de description et de formulation d'intuitions nouvelles, qui a élaboré ses concepts dans des tentatives de sociologie thématique (de l'organisation, de l'administra- tion, du droit, du système politique...) et qui dans un intense effort de réflexion s'est rendu un compte exact de ce qui la sépare d'autres sociologies systémistes ou fonctionnalistes ainsi que de ses exigences épistémologiques propres. Ces faits ont influé sur nos choix de pré- sentation en déprivilégiant d'ores et déjà cette deuxième moitié de l'œuvre.

De plus, les présentations synthétiques tentées par certains et qui, reflétant le dernier état de la théorie, se veulent globales, ont un grave inconvénient : elles sont condamnées à délivrer des définitions tou- jours trop ardues des concepts fondamentaux et à les relier entre elles d'une manière purement abstraite, dont l'évidence échappe au lecteur non averti. Quel que soit l'effort de clarté et d'accessibilité de ces initiations, elles sont rattrapées par une irréductible complexité de la théorie dans ses derniers stades de développement. Il est, à notre sens, impraticable d'articuler la présentation suivant un ordre des raisons

1. Le parti pris est déclaré chez Kneer et Nassehi (1993, 15), qui adoptent, à partir de là, une « forme hiérarchique de présentation » de l'œuvre, commandée par Soziale Systeme ; même stratégie chez Krawietz et Welker (1992), dont l' ouvrage collectif se limite à une discussion de l'« oeuvre principale de Luhmann » (Luh- manns Hauptwerk).

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systématique, en partant des concepts les plus généraux ou les plus englobants (ceux de système, d'environnement, de monde, de contin- gence, de complexité...) et en s'avançant vers des concepts clés (ceux de sens, d'information, d'observation...), pour aller aux applications sociologiques, lesquelles ne peuvent être entrevues à partir de ce niveau de généralité, mais exigent une présentation spéciale. Il nous semble surtout illusoire d'ouvrir le sens des formulations tardives emprun- tées aux épistémologies cognitivistes et aux théories de l'autopoïèse à une compréhension directe. Certes, ce que Luhmann écrit a bien un sens et peut être explicité en des termes plus familiers et d'une manière moins inédite. Cependant, c'est le rapport essentiel et la portée de ces formules qui restent voilés : la présentation échoue finalement parce qu'elle n'arrive pas à expliquer pourquoi la sociologie luhman- nienne passe par des détours aussi abstraits et aussi dispendieux. On ne voit pas la nécessité d'une modélisation systémique de la société ni l'intérêt des discussions, si centrales dans les travaux de la deuxième période, sur la consistance des fondements des différents systèmes sociaux (ou plus exactement, en langage luhmannien, la « para- doxie » et la « déparadoxisation » de ces systèmes). On reste sur l'impression d'avoir affaire à une construction d'une extrême subtilité et d'une extrême abstraction, mais dont le but, les enjeux sont obscurs et l'insistance incompréhensible.

Nous avons recherché une démarche qui nous permette de contourner ces écueils. Cela n'a pas été chose facile. L'idée pourtant qui s'est dégagée après une longue pratique des textes luhmanniens fut de renverser les termes du problème : au lieu de s'attaquer aux cris- tallisations les plus denses de la théorie — et qui sont naturellement celles qui en conservent les expressions les plus prégnantes et les plus intéressantes à développer —, de faire le choix plutôt des exposés et des séquences théoriques les plus imprégnées de matière intuitive et de les uti- liser comme autant d'entrées à la théorie générale. Heureusement des textes de cette facture existent et sont même nombreux dans l'ensem-

ble de l'œuvre. Ils constitueront notre principale ressource dans la pré- sentation que nous entreprenons

Cela nous a déterminé à suivre une démarche pour ainsi dire cycli- que, qui procède par présentations successives mais de plus en plus

1. Nous préparons une étude sur l'ensemble de la théorisation systémiste luhmannienne. Elle correspond au programme d'un parcours minutieux de toutes les étapes d'évolution des concepts et des figures théoriques de cette sociologie générale. Elle interrogera surtout le statut, l'utilité et la fertilité de l'abstraction dans cette théorisation.

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approfondies des mêmes thèmes. Ainsi, un thème comme la formali- sation, la différenciation ou encore la critique luhmannienne des sché- matismes ontologiques de la science sociale, sera repris plus d'une fois dans une démarche en spirale qui, à chaque retour du thème, mettra en évidence les progrès de sa problématique en abstraction et en pré- cision. Ce mouvement ne pourra épouser cependant le détail de l'évo- lution de la théorie luhmannienne, ce détail étant, comme nous le disions, difficile à établir. Il constituera un compromis entre les néces- sités propédeutiques et la reconstitution historique des chemins de la théorie.

Il se trouve que les textes sur lesquels nous voudrions nous appuyer se laissent aisément regrouper, pour le d r o i t selon une périodisation chronologique. Il suffira donc de suivre l'évolution de la théorie et sa montée en abstraction pour rejoindre progressivement les niveaux les plus exigeants de ses formulations systémistes. Nous distinguerons trois cercles successifs : 1 / les textes qui se regroupent autour de la thématique d une sociologie de l'organisation formelle et en particulier de l'admi- nistration publique ; 2 / ceux qui appartiennent à la première socio- logie spéciale du droit (1971) et qui s'échelonnent sur la décennie qui la suit ; 3 / le cercle de la deuxième sociologie qui fait partie du pro- gramme d'une sociologie générale se réalisant comme la somme de celle des sous-systèmes principaux

Nous avons pris le parti de nous limiter à une présentation immanente de la théorie luhmannienne, la commentant et la discutant à partir de ses propres positions. Seules les conclusions des différentes parties représentent une prise de distance expresse de la théorie et une ten- tative de la juger dans ses enjeux centraux. Nous avons ainsi renoncé à prendre systématiquement en compte tant les sources de la théorie luhmannienne que la littérature secondaire sur elle. De même, nous nous sommes limité à des indications brèves sur les débats auxquels les textes luhmanniens ont donné et donnent encore lieu en Allema-

gne. Ceci, essentiellement, pour deux raisons. D'une part, la prise en compte des sources d'une théorie qui se comprend comme une fabrique

1. La chose n'est pas possible pour d'autres sous-systèmes sociaux ou d'autres domaines de la recherche luhmannienne où, dès ses prémisses, l'approche fait référence à une conceptualité difficilement intelligible. C' est le cas pour l'éducation ou la religion.

2. Cette périodisation est, nous le faisons expressément remarquer, foncièrement arbitraire. Tout, dans l' œuvre de Luhmann, est transition : vers des perspectives plus précises, vers une élaboration plus abstraite, vers un enrichissement de l'illustration historique. Vouloir y tracer des frontières nettes serait absurde. Ceci est d' autant plus vrai que les intuitions fondamentales de l'œuvre sont là dès les toutes premières publications. On se reportera, sur cet aspect problématique d'une périodisation de l'œuvre luhmannienne, à l'introduction de notre troisième partie.

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d'interdisciplinarité, et la discussion de leur traitement aurait, en raison de la multitude et de la variété des références, ruineusement dépassé le cadre imparti à la présente monographie. De plus, l'usage que fait Luhmann de ses sources est souvent surprenant. En effet, Luhmann pratique partout et dès ses premières œuvres une transposition et une reconstruction des problèmes et des connaissances dégagés par la recherche, à un niveau de complexité supérieur, qui est celui de sa propre théorie systémiste Du coup, ce qu'il exploite ainsi ne peut plus lui être opposé. Son matériel se trouve en effet profondément transformé et devient souvent méconnaissable. La légitimité de cette transformation ne peut être questionnée que dans une réeffectuation de la transformation elle-même, laquelle exigerait une réélaboration sys- témiste des thèmes.

D'autre part, la méthode que nous suivons et qui est celle d'un patient parcours et d'une attentive reconstruction de la sociologie juri- dique luhmannienne autour de ses thèmes les plus marquants, rend beaucoup de références tout à fait superflues. En effet, le niveau de déploiement et d'analyse immanente de la théorie que nous effectuons est souvent théoriquement plus instructif que celui de bon nombre d'articles ou d'études parus sur Luhmann. L'espace d'une large mono- graphie comme la nôtre a au moins l'avantage d'une certaine minu- tie et d'une relative complétude de la présentation, qui rend inutile la reprise d'exposés ou de commentaires élaborés à partir de points de vue plus généraux ou moins précis.

La logique d'une présentation en grande partie immanente de la théorie a déterminé un style d'exposition sur lequel il nous faut atti- rer l'attention. Généralement, en effet, notre exposé entrelace le texte luhmannien à nos propres commentaires. Parfois, ceux-ci sont très proches du texte et se fondent en lui ; souvent, par contre, cette dis- tance s'agrandit considérablement et devient interprétation originale. Il n'a pas été possible de spécifier à chaque fois notre propre distance aux textes luhmanniens. Cela aurait alourdi non seulement les appareils, mais notre exposition elle-même, rendant nécessaires des distancia- tions explicites pour des enjeux souvent négligeables. Cependant nous citons littéralement les textes à chaque fois que les énoncés sont signi- ficatifs. Au lieu de souligner, à leur première occurrence, nos interpré- tations, nous avons préféré en rassembler les éléments essentiels dans nos conclusions aux différentes parties du travail.

1. Cf. une réflexion expresse de Luhmann sur le sujet dans Interaktion, SA II, 20.

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I l e s t é g a l e m e n t b o n d ' a v e r t i r i c i q u e n o u s n ' a v o n s p a s t e n t é n o n

p l u s d e r e g r o u p e r s y s t é m a t i q u e m e n t l e s é n o n c é s p e r t i n e n t s à u n m ê m e

t h è m e . C e l a a u r a i t n é c e s s i t é , a u v u d e l ' é t e n d u e d e l a p r o d u c t i o n l u h -

m a n n i e n n e , d e s c e n t a i n e s d e p a g e s s u p p l é m e n t a i r e s . I l n o u s a u r a i t f a l l u

r e c o n s t i t u e r l e s c é l è b r e s « b o î t e s à f i c h e s » l u h m a n n i e n n e s e l l e s -

m ê m e s L a p é r i o d i s a t i o n q u e n o u s a v o n s a d o p t é e d a n s l ' e x p o s i t i o n

d e l a s o c i o l o g i e j u r i d i q u e n o u s p e r m e t t r a t o u t e f o i s d e d é t e r m i n e r a v e c

s u f f i s a m m e n t d e c l a r t é l e s c o n t i n u i t é s , l e s p o i n t s d ' i n f l e x i o n e t l e s r é n o -

v a t i o n s t h é o r i q u e s d e l ' a p p r o c h e l u h m a n n i e n n e d u d r o i t .

E n s o m m e , n o t r e t r a v a i l s u i t u n e p r o g r e s s i o n e n a b s t r a c t i o n a s s e z

c l a i r e q u i s e r e f l è t e d a n s u n e m o n t é e e n d i f f i c u l t é d e l ' a c c è s a u x t h é o -

r i e s e x p o s é e s . A u r a i t - i l f a l l u d a n s c h a c u n d e n o s d é v e l o p p e m e n t s a d o p -

t e r l a d é m a r c h e s u i v i e d a n s l e s p r e m i e r s c h a p i t r e s d u l i v r e — d é m a r c h e

q u i c o n s i s t e à i n i t i e r l e l e c t e u r a u x p r é m i s s e s m ê m e s d e l a t h é o r i e — ,

q u e l e t r a v a i l s e s e r a i t d é m e s u r é m e n t e n f l é . L e l e c t e u r d e v r a d o n c f a i r e

l' e f f o r t d e s ' i n i t i e r à l a b o î t e à o u t i l s s y s t é m i s t e p o u r p o u v o i r p e u à p e u

m a n i e r c e u x - c i p a r l u i - m ê m e , o u d u m o i n s p o u v o i r c o m p r e n d r e l e

s e n s d e l e u r s d i f f é r e n t s u s a g e s , s a n s a t t e n d r e , à c h a q u e f o i s , d e s e x p l i -

c a t i o n s s u r l a m a n i è r e d o n t i l s f o n c t i o n n e n t . N o u s r e c o m m a n d e r o n s

d o n c , p o u r l e s l e c t e u r s n o n i n i t i é s , u n e l e c t u r e l i n é a i r e d u t r a v a i l q u i

l e u r p e r m e t t r a d e s u i v r e e t d e s o u t e n i r l a m o n t é e e n a u t o n o m i e — o u

p o u r p a r l e r d é j à e n s y s t é m i s t e , e n a u t o r é f é r e n t i a l i t é — d e l a t h é o r i e . I l

n o u s f a u d r a i t d è s l o r s d é c o n s e i l l e r d e s a u t e r l a p r e m i è r e p a r t i e s u r t o u t

o ù n o u s n o u s s o m m e s d o n n é b e a u c o u p d e p e i n e p o u r o f f r i r u n e

i n i t i a t i o n v i v a n t e e t a c c e s s i b l e à l a c o n c e p t u a l i t é s y s t é m i s t e e t à s o n

f o n c t i o n n e m e n t .

N o u s n o u s s o m m e s a s t r e i n t , d a n s l e s p a r t i e s s u i v a n t e s , à u n e c e r -

t a i n e r i g u e u r d u r e n d u , q u i m a l h e u r e u s e m e n t e s t i n c o m p a t i b l e a v e c

t o u t e v i s é e d e v u l g a r i s a t i o n . N o t r e c h o i x a é t é c e l u i d ' u n e p r é s e n t a t i o n

« t e c h n i q u e » ( o u s a v a n t e ) q u i s a n s d o u t e i n t é r e s s e r a p l u s l e s j u r i s t e s , l e s

s o c i o l o g u e s o u l e s p h i l o s o p h e s d e m é t i e r q u e l e s l e c t e u r s n o n s o u c i e u x

d e c o n s i s t a n c e e t d e f e r t i l i t é t h é o r i q u e s . N o u s a v o n s c r u d e v o i r p r o -

p o s e r u n e i d é e a s s e z e x a c t e d e l ' œ u v r e l u h m a n n i e n n e p o u r , à p a r t i r

d e l à , o u v r i r l e c h a m p d ' u n d é b a t q u i n e m a n q u e r a i t p a s d ' é v e i l l e r

l ' a t t e n t i o n à s e s e n j e u x . A u r i o n s - n o u s b r û l e r l e s é t a p e s e t c o m m e n c é

p a r l a d i s c u s s i o n n é c e s s a i r e m e n t p o p u l a r i s a t r i c e d e c e u x - c i , s a n s n o u s

a p p u y e r s u r u n e p r é s e n t a t i o n m i n u t i e u s e e t f i a b l e d e l a t h é o r i e e l l e -

m ê m e , q u e c e l l e - c i a u r a i t p e r d u s e s c o n t o u r s l e s p l u s v i f s . C ' e s t

1. Voir là-dessus Arnaud-Guibentif, 1993, 173 sq.

Page 21: DROIT ET SOCIÉTÉ FONDÉS EN CONTINGENCE

d ' a i l l e u r s u n p e u c e q u i a r r i v e à l a t h é o r i e l u h m a n n i e n n e e n F r a n c e o ù

s a r é c e p t i o n e s t o n n e p e u t p l u s i n d i r e c t e , s e f a i s a n t à v i f d e d é b a t s d o n t

l e s l i g n e s t h é o r i q u e s d e m e u r e n t d a n s u n f l o u t o t a l — o u q u i n e s o n t

p r é s e n t é e s q u ' à p a r t i r d ' u n u n i q u e p o i n t d e v u e C ' e s t p o u r é v i t e r d e

r e p r o d u i r e c e m o d è l e d e r é c e p t i o n q u e n o u s a v o n s f a i t l e c h o i x q u i e s t

l e n ô t r e .

I l n o u s f a u t e n c o r e , q u a n t à l a f o r m e d u t r a v a i l , n o u s e x p l i q u e r s u r

u n p r o b l è m e s o u v e n t s o u l e v é q u a n d i l s ' a g i t d e L u h m a n n o u d u s y s -

t é m i s m e , à s a v o i r c e l u i d u l a n g a g e d e l a t h é o r i e . L e s n é o l o g i s m e s l u h -

m a n n i e n s s o n t - i l s j u s t i f i é s , d o i v e n t - i l s ê t r e r e p r o d u i t s d a n s u n e t r a d u c -

t i o n d ' é n o n c é s s y s t é m i s t e s o u d e l e u r i n t e r p r é t a t i o n ? N o t r e c o n v i c t i o n

e s t q u ' y r e n o n c e r r e v i e n t à o b s c u r c i r n o n s e u l e m e n t l a p e n s é e , m a i s

l a d é m a r c h e l u h m a n n i e n n e . C e l l e - c i , e n e f f e t , p a s s e t o u j o u r s p a r u n e

c o n t r a c t i o n , u n e s t é n o g r a p h i e c a r a c t é r i s t i q u e d e s c o n c e p t s . L e s y s t é m i s m e

e s t u n e m a c h i n e t h é o r i q u e a b s t r a c t i v e o u i l n ' e s t p a s . L a « t h é o r i e d e l a

s o c i é t é » l u h m a n n i e n n e n e « f o n c t i o n n e » p a s s a n s c e t t e s t é n o g r a p h i e .

D e f a i t , l e s y s t é m i s m e e s t l a d e s c r i p t i o n e t l a r e c o n s t r u c t i o n d e l a m o r -

p h o l o g i e e t d e l a s y n t a x e d e s y s t è m e s a u t o n o m e s . I l l u i f a u t r e s t i t u e r l a

c o m b i n a t o i r e d ' o b j e t s c o n s t r u i t s ( d ' a c t e s , d ' é v é n e m e n t s , d ' i n f o r m a -

t i o n s , d ' a c t i o n s , d e c o m m u n i c a t i o n s , d e v é c u s . . . ) , q u i c o n s t i t u e l e u r s

s t r u c t u r e s e t e f f e c t u e l e u r s p r o c e s s u s . I l s ' e s t a g i p o u r n o u s d e t r a n s c r i r e

c e t t e s t é n o g r a p h i e c o n c e p t u e l l e e t d e r e p r o d u i r e s a s y n t a x e — d e s c r i p -

t i v e d e c e l l e d e s s y s t è m e s - o b j e t s .

L e s t o l é r a n c e s d u f r a n ç a i s , m ê m e s c i e n t i f i q u e , é t a n t c e q u ' e l l e s s o n t ,

n o u s n ' a v o n s p u n o u s p a s s e r d e n é o l o g i s m e s n i d e d é r i v a t i o n s s a v a n t e s

p a r t i c u l i è r e s . L e s y s t é m i s m e n e s e l a i s s e p a s é c r i r e n i e x p o s e r d a n s l a

l a n g u e d e P a s c a l o u d e B e r g s o n . O n l e t e n t e r a i t , q u ' i l p e r d r a i t s e s l i e n s

t r a n s d i s c i p l i n a i r e s e s s e n t i e l s e t n e c o n s t i t u e r a i t p l u s u n p a r a d i g m e g l o b a l

p o u r u n g r a n d n o m b r e d e c o n s t r u c t i o n s s c i e n t i f i q u e s . L e s y s t é m i s m e

n e p e n s e o u p l u t ô t n e c o n s t r u i t p a s s e s o b j e t s à p a r t i r d e l a l a n g u e ,

c o m m e s i c e l l e - c i é t a i t u n e s o u r c e i m p o r t a n t e d e s o n i n s p i r a t i o n e t

c o m m e s i s o n e f f o r t d e t h é o r i s a t i o n p a s s a i t p a r u n e s o l l i c i t a t i o n d e s l i a i -

s o n s q u i s o m m e i l l e n t e n e l l e I l e s t t o u t à f a i t é l o i g n é d e c e t y p e d e

d é m a r c h e s p é c i f i q u e m e n t p h i l o s o p h i q u e — e t a l l e m a n d . C e q u i l ' i n t é -

r e s s e , c e s o n t l e s c o n c e p t s e t l e s f i g u r e s d e s c r i p t i v e s e t t h é o r i q u e s d é v e -

l o p p é e s d a n s l e s d i f f é r e n t e s s c i e n c e s ( l o g i q u e , c y b e r n é t i q u e , p s y c h o l o -

g i e , t h é o r i e s d e l a d é c i s i o n . . . ) . P l u s e l l e s s o n t a b s t r a i t e s o u r é f l e x i v e s ,

1. Nous pensons bien sûr au débat Habermas-Luhmann et à la réception indirecte de celui-ci le long de reconstructions de sa théorie proposées par celui-là.

2. Il n'a ainsi rien à voir avec le style de pensée d'un Hegel ou d'un Heidegger.

Page 22: DROIT ET SOCIÉTÉ FONDÉS EN CONTINGENCE

p l u s l e u r u s a g e s e r a i n t é r e s s a n t . A d é f a u t , c ' e s t l u i - m ê m e q u i s e c h a r g e

d e n é l e v e r l ' a b s t r a c t i o n e t l a r é f l e x i v i t é .

U n e t e l l e d é m a r c h e p a s s e d o n c n é c e s s a i r e m e n t p a r d e s e m p r u n t s

t e r m i n o l o g i q u e s h é t é r o g è n e s e t l e u r i n s e r t i o n d a n s d e s c a d r e s d ' u n e

g é n é r a l i t é m a x i m a l e , n é c e s s i t a n t d e l e u r c ô t é l ' é l a b o r a t i o n p o u r a i n s i

d i r e d ' u n e d e u x i è m e e n c e i n t e t e r m i n o l o g i q u e p l u s v a s t e e t p l u s

c o m p l e x e . I l n ' e s t p a s s u r p r e n a n t d è s l o r s q u e l a l e c t u r e d e s t e x t e s l u h -

m a n n i e n s s e r é v è l e s i a r d u e p o u r l e n o n i n i t i é . E n e f f e t , c e s t e x t e s s o n t

l e m i r o i r d e t r a j e c t o i r e s t h é o r i q u e s h a l e t a n t e s — p o u r l e d i r e m é t a -

p h o r i q u e m e n t — o ù t o u s c e s e m p r u n t s e t c e s é l a b o r a t i o n s s p é c i a l e s

s e m ê l e n t , s ' a p p e l l e n t e t s ' e n t r e c h o q u e n t . L a t h é o r i e e s t a i n s i l ' e s p a c e

e x t r ê m e m e n t r e s s e r r é d ' u n e c o m b i n a t o i r e à l ' a g i l i t é g r a n d i s s a n t e . C e t t e

c o m b i n a t o i r e p a s s e d o n c p a r u n e c r i s t a l l i s a t i o n c o n c e p t u e l l e - t e r m i n o -

l o g i q u e q u i l i v r e u n e m u l t i t u d e d ' a r t é f a c t s l i n g u i s t i q u e s d o n t a u c u n e

e x p o s i t i o n d e l a t h é o r i e n e p e u t s e p a s s e r — s a u f à r e n o n c e r à d o n n e r

u n e i d é e d e s m é c a n i s m e s c e n t r a u x d e s o n i n v e n t i o n . N o u s a v o n s d o n c

o p t é p o u r d e s p r é s e n t a t i o n s l e s p l u s i n t u i t i v e s p o s s i b l e s d e s p r e m i e r s

e m p l o i s d e s c o n c e p t s , n o u s p r é p a r a n t a i n s i à u n e l e c t u r e p l u s a i s é e

d e s c o m b i n a t i o n s d a n s l e s q u e l l e s i l s e n t r e n t e t q u i s o n t l a m a t r i c e d e s

c o n c e p t s d e s e c o n d e t d e t r o i s i è m e o r d r e . L a « v e r s i o n » f r a n ç a i s e d e s

n é o l o g i s m e s l u h m a n n i e n s a u r a a i n s i s a p r o p r e t r a n s p a r e n c e , s a n s

a m o i n d r i r p o u r a u t a n t l ' e x a c t i t u d e d e l a t r a n s p o s i t i o n d e c e s

c o m b i n a t o i r e s .

I l n o u s r e s t e à a t t i r e r l ' a t t e n t i o n s u r u n d é t a i l p r a t i q u e . L e s c i t a -

t i o n s d e t r a v a u x d e L u h m a n n r é f è r e n t à l a b i b l i o g r a p h i e p l a c é e à l a f i n

d u p r é s e n t v o l u m e . L e s p u b l i c a t i o n s a u t o n o m e s ( l i v r e s ) s o n t c i t é e s p a r

l ' a b r é v i a t i o n d u t i t r e i n d i q u é e d a n s l a b i b l i o g r a p h i e , s u i v i e d e l a p a g i -

n a t i o n . L e s a r t i c l e s é d i t é s d a n s d e s r e c u e i l s , t e l s c e u x , p a r m i l e s p l u s

c o n n u s , d e S o z i o l o g i s c h e A u f k l ä r u n g p a r e x e m p l e , s o n t c i t é s p a r u n m o t

c l é d u t i t r e , s u i v i d e l ' i n d i c a t i o n d u r e c u e i l ( a b r é v i a t i o n ) e t d e l a p a g i -

n a t i o n . Q u a n t a u x a r t i c l e s e t d i v e r s e s p u b l i c a t i o n s i s o l é s , i l s s e r o n t

i d e n t i f i é s p a r u n m o t c l é d u t i t r e s u i v i d e l ' a n n é e d e p a r u t i o n , p u i s d e

l a p a g i n a t i o n .

Page 23: DROIT ET SOCIÉTÉ FONDÉS EN CONTINGENCE
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Première partie

Premier état de la sociologie systémiste

Sociologie de l'organisation formelle, théorie de l'administration

et fonction des droits fondamentaux

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De la sociologie de l'organisation formelle à la sociologie du droit comme régulateur

de l'administration publique

On pourrait questionner la légitimité d'une prise en considération de ces textes du premier cercle que nous délimitons au sein de la thématisation luhmannienne du droit. Certes, l'administration, sur- tout considérée sous l'aspect d'un système d'action formalisé, n'est pas l'expression la plus révélatrice de la normativité sociale et des conduites qu'elle imprègne. Cependant, ces textes sont très intéressants à plus d'un titre, et tout à fait propices pour introduire à la problématique d'une sociologie spéciale du d r o i t D'une part, c'est la sociologie des organisations formelles qui servira à Luhmann de champ d'exercice pour le développement d'un fonctionnalisme systémiste, bien différent du fonc- tionnalisme parsonien, et qui constitue l'épure la plus intuitivement instructive de la future théorie des systèmes sociaux. D'autre part, la sociologie des systèmes administratifs conduira Luhmann à une réflexion plus insistante sur l'État, le droit public et les aspects fonc- tionnels des institutions politiques. C'est là que se situe une brillante interprétation des droits fondamentaux qui, d'un coup, renverse toute la théorie juridique traditionnelle et propose une vision fonctionnelle

1. Le Luhmann théoricien de l'administration tend à passer inaperçu, victime de la stature du Luhmann sociologue général et de son incroyable fécondité. De fait, Luhmann mérite de figurer parmi les grands théo- riciens de l'administration, honneur que lui rendent aussi les spécialistes de la discipline. Contre le risque d'un oubli de ce premier Luhmann milite la publication du fort volume de mélanges que lui dédie toute une équipe de sociologues de l'administration qui se réclame de lui (Dammann, 1993).

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de ces droits. L'intérêt de cette vision est de concentrer en elle toute la « latitude » critique de Luhmann envers un univers du discours (celui de la science administrative et de la théorie juridique) qu'il commence, dès cette époque, à appeler « vétus-européen » (alteuropäisch)1 et auquel ses interprétations enlèvent toute puissance descriptive ou explicative.

Le lien entre le droit et l'administration n'est pas livré, comme dans la théorie juridique et politique traditionnelle, par le fait que l'admi- nistration, qui est un appareil du système politique dont elle exécute les programmes, ne survivrait pas à la déjuridicisation de ceux-ci. Le droit constitue, certes, le système pour ainsi dire médian entre le sys- tème politique et l'administration. Et ce n'est pourtant ni uniquement ni principalement sous cet aspect que Luhmann thématise le rapport qui unit ces derniers. Bien plus, c'est l'idée de formalisation et de systémisation qui fera la jonction entre l'organisation, qui se struc- ture autour de points de vue de plus en plus abstraits, et une norma- tivité qui perd de sa matérialité et de sa substantialité, pour devenir l'instrument de régulation majeur des expectations d'une société dont la communication se formalise dans la plupart de ses domaines. Entre le système formel de l'administration et une société où la communication est réglée par la figure d'un droit « positivé » (positiviert)2, il y a un lien analogique et structurel.

En effet, la mise en perspective du droit par Luhmann se fera à par- tir des mêmes schémas d'analyse utilisés pour la description de l'orga- nisation formelle et l'élucidation des rapports fonctionnels qui la struc- turent. Ces schémas d'analyse sont issus des conceptualisations behavioristes et fonctionnalistes de la science sociale, essentiellement américaine, d'après-guerre. Ils sont considérablement affinés par Luh- mann, et annoncent déjà clairement les traits fondamentaux du systé- misme proprement luhmannien tel qu'il s'est développé à partir de la critique de Parsons et de la sociologie critique allemande. Comme l'écrira Luhmann dans l'épilogue qu'il rédige (en 1994), à trente ans d'intervalle, pour la quatrième édition de sa grande synthèse sur les

1. « Alteuropäisch » désigne tout ce qui dans la constitution culturelle et sociologique de la tradition euro- péenne est devenu caduc (l'allemand dit : a été « antiquisé ») avec le déploiement des manières de penser et d'être postmétaphysiques, concomitantes de l'accélération de la différenciation fonctionnelle des sociétés occidentales.

2. En suivant Luhmann, nous parlons de droit positivé pour souligner le fait que le droit positif n'est pas une forme ou un mode du droit parmi d'autres (à placer à côté du et par opposition au droit naturel), mais bien qu'il est issu d'un processus de positivisation fort complexe et tout à fait spécifique qui accompagne et rend possible les grandes mutations (fonctionnellement différenciantes) des sociétés modernes. Le droit positif se situe ainsi au bout d'acquis évolutionnaires en soi fortement improbables et qui doivent être réfléchis dans la théorie d'une positivisation du droit.

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organisations formelles ( 1 éd. 1964) le point de vue théorique de son enquête fut celui de la « distinction directrice » (Leitdifferenz)2 entre « formel » et « informel » C'est autour de la notion de formalisation que s articule la théorie luhmannienne. Luhmann interrogera avec insis- tance ses présupposés, sa portée et sa fonction, et tentera de saisir ses conséquences. Il questionnera les situations où elle est incapable de remplir sa fonction et où elle doit être compensée par des processus de déformalisation qui créent des marges de tolérance indispensables pour les systèmes qu'elle touche.

Ce que la régulation formelle accomplit au sein de l'organisation, le droit le fait à l'échelle de la société globale. Généralisation et stabi- lisation des expectations, durcissement de celles qui correspondent aux normes sociales valides pour résister aux défis et à l'insécurisation nés de leur déception, en somme, immunisation contrefactuelle de leur validité par le refus de s'adapter à leurs remises en question occasion- nelles : cette performance du droit est à l'image des dispositifs de for- malisation intraorganisationnels et de leur fonction de configuration flexible de l'organisation, garantissant celle-ci contre les défis qui la menacerait dans sa structure tout en l'ouvrant à une adaptation cou- rante à son environnement. Le droit positif moderne remplit donc, pour les sociétés dont il régule les communications normatives, une fonction analogue à celle des dispositifs d'autopréservation de l' organisation for- melle. L'étude de celle-ci nous initiera aux schémas d'analyse fonction- nelle appliqués par Luhmann au d r o i t

1. Laquelle constitue son premier travail d'universitaire. 2. La notion de « Leitdifferenz » est fondamentale dans l'épistémologie systémiste et constructiviste. Pour

Luhmann, qui suit ici le logicien G. Spencer Brown, aucun objet ne peut être thématisé sans le tracé d'une perspective sous l'angle de laquelle il devient visible. Cette perspective se laisse exprimer précisément par une « différence directrice » qui constitue une grille sur laquelle l'objet pourra être projeté et qui permettra d'en donner des spécifications plus ou moins puissantes. Aucun objet ne peut être thématisé simultanément à partir d'une multitude de différences directrices ; de même qu'en l'absence de toute différence, il ne peut se mani- fester sous aucun angle de vue et reste noyé dans la complexité ambiante.

3. Connectée à d'autres différences comme celles qui opposent informations et ressources, système et environnement ou environnement du système et société (FFf 402).

4. Certains critiques de Luhmann lui reprochent même d'avoir tout simplement prolongé sa sociologie de l' organisation en une théorie générale de la société, c'est-à-dire d'avoir conçu celle-ci sur le modèle de systèmes formalisés. On lui fait grief d'une substitution d'objet centrale à sa sociologie, le thème de celle-ci devenant l'organisation et non la société. On trouvera la référence à ces critiques dans Bruckmeier, 1986, 161.

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1

U N E S O C I O L O G I E

DE L ' O R G A N I S A T I O N F O R M E L L E

La critique luhmannienne des concepts centraux de la théorie par- sonienne se développe très tôt, dès les premiers travaux en science administrative. Ces travaux sont en effet des tentatives de faire fructi-

fier le fonctionnalisme parsonien pour une description sociologique d'organisations qui cesse d'être élémentaires, se formalisent, forment des systèmes d'action consistants et s ' impliquent dès lors dans une pro- blématique de la préservation de leur « Bestand » (subsistance). C'est là que Luhmann se rend compte que les systèmes de Parsons sont conçus d 'une manière trop rigide et trop mécaniste-causaliste pour pouvoir rendre compte de la finesse des figures interactionnelles, motivation- nelles et systémiques mises en œuvre dans le cadre de ces organisations. Les positions luhmanniennes s'élaborent dans un double mouvement de théorisation : d 'une part, les phénomènes de formalisation et de généra- lisation (à l 'origine de l'organisation comme système) sont l 'objet d 'un effort de description et de conceptualisation majeur ; d'autre part, la critique de Parsons mène Luhmann à une réflexion fondamentale sur les concepts sociologiques de causalité, de fonction, de système, réflexion qui formera le point de départ de la vaste entreprise métathéorique luhmannienne.

Nous nous intéresserons principalement au premier volet de ce programme soc io log ique Nous tenterons de nous orienter sur les

1. Nous renvoyons encore une fois pour tous les aspects que nous appellerons métathéoriques à notre étude en préparation indiquée en n. 1, p. 4.

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questions suivantes : Qu'es t -ce qu 'une organisation formelle ? Quels sont les particularités de l'organisation publique englobante qu'est l 'administration ? Quels sont le statut et la fonction du droit dans la formation et la régulation de l 'administration ?

DÉFINITIONS : SYSTÈME ET FORMALITÉ

U n e organisation formelle est un système d'action d 'un type par- ticulier. U n système d'action est une interaction entre différents acteurs, laquelle présente un modèle ou un profil (pattern) identifiable, sur lequel s 'orientent les acteurs qui y prennent part. U n e interaction qui n'atteindrait pas le niveau minimal nécessaire pour former un profil que l 'on puisse identifier, désigner et reconnaître, serait une interac- tion sans portée, absolument chaotique et déréglée. Elle n 'émergerait nulle part comme composante identifiable et reproductible de la communicat ion sociale. Elle se désintégrerait aussitôt advenue et ne pourrait être retenue dans une signifiance quelconque par ses acteurs. Or, pour Luhmann, les interactions les plus simples telles que la per- ception d'alter dans le champ de présence d'ego et inversement, tendent à former s y s t è m e c'est-à-dire à s'articuler autour de certaines expec- tations, motivations et attitudes qui donnent forme à la rencontre des acteurs, et font que celle-ci n'est pas irrémédiablement livrée à une contingence sans l i m i t e s L'organisation formelle est à l 'autre bou t de la variété des systèmes : elle se distingue des systèmes fugitifs, instan- tanés ou peu durables (file d'attente à l 'arrêt d ' un bus, occupants d 'une cabine d'ascenseur durant le déplacement de celui-ci. . .) ou encore des systèmes élémentaires durables mais non formalisés (une famille, un cercle d'amis, celui des amateurs d ' un hobby. . . ) , en ce qu'elle est, à la différence des premiers, essentiellement installée dans la durée, et à la différence des seconds, objectivement consistante et socialement struc- turée. L'organisation formelle est fondée dans une généralisation des

1. Luhmann appelle ces interactions des « systèmes sociaux simples » (einfache Sozialsysteme) et leur accorde une grande importance. Il va jusqu'à exiger un complément de la théorie de la différenciation fonctionnelle qui couvrirait précisément le champ de ces systèmes qui ne sont pas issus d'une telle différenciation. C'est une théorie générale des systèmes sociaux dépassant le type systémique des entités fonctionnellement différenciées qui est requise. Cf. à ce propos l'article « Einfache Sozialsysteme » reproduit in SA II, 21-38, en part. p. 33. O n pourrait distinguer systèmes simples et systèmes élémentaires, ces derniers désignant chez Luhmann des types d'interactions plus quotidiennes et plus régulières et incluent un élément de durée et d'inhabituation.

2. « Aussitôt qu'une communication a lieu entre des hommes, aussitôt naissent des systèmes sociaux ; car avec chaque communication commence une histoire qui se différencie par des sélections relatives les unes aux autres... » (Interaktion, SA II, 10).

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e x p e c t a t i o n s q u i p e r m e t à c e l l e s - c i d e d é p a s s e r l ' h o r i z o n d e l a d u r é e

p r o c h e e t d e s e p r o j e t e r d a n s u n a v e n i r i n d é f i n i ; e l l e e s t , d ' a u t r e p a r t

u n i f i é e a u t o u r d ' u n b u t , d ' u n e f i n a l i t é q u i o r i e n t e t o u t e s o n a c t i v i t é d e

m ê m e q u e l ' e n s e m b l e d e s e s d i f f é r e n c i a t i o n s i n t e r n e s ; e n f i n , e l l e n e

l a i s s e p a s l a g a r a n t i e d e s a s u b s i s t a n c e à d e s é l é m e n t s t r a d i t i o n n e l s , a u x

h a b i t u s d e v e n u s f a m i l i e r s à l ' i n t é r i e u r e t a u t o u r d ' e l l e , m a i s l a p r e n d

e l l e - m ê m e e x p l i c i t e m e n t e n m a i n e t l u i d o n n e u n e f o r m e o b l i g a t o i r e

d o n t l a v a r i a n c e e s t r é g l é e , a u p l u s p r é c i s , p a r d e s p r o c é d u r e s e l l e s -

m ê m e s f o r m e l l e s . L ' o r g a n i s a t i o n f o r m e l l e e s t a i n s i i s s u e d ' u n a g i r i n t e n -

t i o n n e l e t d e p e r f o r m a n c e s e x p r e s s e s d e g é n é r a l i s a t i o n e t d e f o r m a l i s a t i o n

q u i p r ê t e n t a u s y s t è m e d ' a c t i o n q u ' e l l e r e p r é s e n t e u n e f e r m e t é t e m -

p o r e l l e , o b j e c t i v e e t s o c i a l e , q u i l e m e t à l ' a b r i d ' u n g r a n d n o m b r e d e

d é f i s i n t r a s y s t é m i q u e s e t e n v i r o n n e m e n t a u x .

L a s o c i o l o g i e d e s o r g a n i s a t i o n s f o r m e l l e s p r o p o s é e p a r L u h m a n n e s t

c e p e n d a n t l o i n d ' a c c o r d e r e x c l u s i v e m e n t à l a f o r m a l i s a t i o n l a f o n c t i o n

d e l a p r é s e r v a t i o n d e l ' o r g a n i s a t i o n e t d e l ' i m m u n i s a t i o n d u s y s t è m e

f a c e a u x c o n t i n g e n c e s d e s o n e n v i r o n n e m e n t . B i e n a u c o n t r a i r e , c e t t e

s o c i o l o g i e p a r t d ' u n e c r i t i q u e d e l a c o n c e p t i o n w é b é r i e n n e d e l ' o r g a -

n i s a t i o n c o m m e a p p a r e i l r é g i p a r u n p r i n c i p e d ' a u t o r i t é e t d e d o m i -

n a t i o n , t e n d u p a r l a r a t i o n a l i t é f i n a l e d e l a p o u r s u i t e d e s o n b u t u n i -

f i a n t , e t o r g a n i s é u n i v o q u é m e n t s u i v a n t l e p r i n c i p e d e l a s u b o r d i n a t i o n

s i m p l e d e s m o y e n s a u x f i n s . P o u r L u h m a n n , u n e t e l l e r e p r é s e n t a t i o n

d e l ' o r g a n i s a t i o n n e p e u t , e n e f f e t , e x p l i q u e r l e s t r o i s d o n n é e s f o n d a -

m e n t a l e s s u i v a n t e s : 1 / l a n o t i o n d e b u t o u d e f i n a l i t é n e p e u t r e n -

d r e c o m p t e d e l a c o m p l e x i t é , d e l a m u l t i f o n c t i o n n a l i t é e t d e s d i f f é r e n -

c i a t i o n s i n t e r n e s d e l ' o r g a n i s a t i o n ; 2 / l ' a g e n c e m e n t d e s m o y e n s e t

d e s f i n s n ' e s t j a m a i s p u r e m e n t v e r t i c a l e t l e s f i n s s o n t l o i n d ' ê t r e d o n -

n é e s à l ' a v a n c e d e m a n i è r e à o r i e n t e r l e c h o i x e t l ' i n v e s t i s s e m e n t d e s

m o y e n s ; 3 / e n f i n , l ' o r g a n i s a t i o n f o r m e l l e s e d é d o u b l e , s o u s t o u s s e s

a s p e c t s , p a r d e s i n t e r a c t i o n s i n f o r m e l l e s d o n t l a c o l l u s i o n a v e c l e s a s p e c t s

f o r m e l s e s t e s s e n t i e l l e p o u r l a v i e e t l a c o m p r é h e n s i o n d e l ' o r g a n i s a -

t i o n . C o m m e l e d i t L u h m a n n : « D e t o u t e s l e s e x p e c t a t i o n s e f f e c -

t i v e s q u i o r i e n t e n t u n s y s t è m e d ' a c t i o n e t l e d é t e r m i n e n t a u n i v e a u

d e s o n s e n s , s e u l e u n e p e t i t e p a r t i e e s t f o r m a l i s é e » ( F F f 2 6 8 ) . L e d é f a u t

d e s c o n s t r u c t i o n s r a t i o n a l i s a n t e s e t n o r m a t i v i s t e s d e l ' o r g a n i s a t i o n e s t

d e f a i r e d e c e l l e - c i u n s y s t è m e s o c i a l q u i , d e s o n p r i n c i p e j u s q u ' à

l' a c t i o n c o n c r è t e , e s t o r g a n i s é d e m a n i è r e l o g i q u e m e n t c o n s i s t a n t e

( s a n s c o n t r a d i c t i o n ) e t n o r m a t i v e m e n t o b l i g a t o i r e ( l e s d é f a i l l a n c e s é t a n t

à m e t t r e a u c o m p t e d e f a i b l e s s e s h u m a i n e s é t r a n g è r e s a u s y s t è m e

l u i - m ê m e ) . C e s c o n c e p t i o n s n e p a r v i e n n e n t p a s à r e n d r e c o m p t e d e

Page 33: DROIT ET SOCIÉTÉ FONDÉS EN CONTINGENCE

p r o p r e q u e l a c o n n a i s s a n c e s y s t é m i q u e v a p o u v o i r a p p r o c h e r s e s o b j e t s

e t l e s r é s o u d r e e n r e l a t i o n n e m e n t s p r o p r e m e n t c o n t e x t u r é s . O r , l e s

a l t e r n a t i v e s c r i t i q u e s — o u « s o p h i s t i q u e s » — à l ' a p p r o c h e p h é n o m é -

n o l o g i q u e s e r é v è l e n t t o u t a u s s i p e u — s i n o n b i e n m o i n s — a r m é e s

q u e c e l l e s - c i p o u r s ' a t t a q u e r a u x c o n s t i t u t i o n s i n t e r s u b j e c t i v e s d u s e n s

s o c i a l . S i c e s s o c i o l o g i e s c r i t i q u e s ( c e l l e s d e M a r x , D u r k h e i m . . . ) r e f u s e n t

b i e n d ' a l l e r d r o i t a u s e n s e t d e t h é m a t i s e r s a n s r e c u l s e s m a n i f e s t a t i o n s

p h é n o m é n a l e s ; s i a u c o n t r a i r e e l l e s p a r t e n t b i e n d ' u n e i n t e r r o g a t i o n

s u r s a f o n c t i o n e t s u r s a n é c e s s a i r e i m p l i c i t é , e l l e s m a n q u e n t l e u r o b j e t

à c a u s e d ' u n e c o n s t r u c t i o n t r o p s i m p l i s t e d e s m é c a n i s m e s d e l a l a t e n c e 2 A l o r s

q u ' i l s ' a g i t , c o m m e n o u s l e d i t L u h m a n n , d e g a r d e r l ' a n a l y s e f o n c t i o n -

n a l i s t e o u v e r t e l e p l u s p o s s i b l e s u r d e s c o n n e x i o n s a n a l y t i q u e s e x t é -

r i e u r e s d e m a n i è r e à s ' e n r i c h i r d u p l u s g r a n d n o m b r e p o s s i b l e d ' a p p o r t s

c o g n i t i f s , l e s s o c i o l o g i e s c r i t i q u e s , m ê m e s i e l l e s s o n t p a r f o i s t r è s é r u -

d i t e s — c o m m e c e l l e s d e M a r x — , n e s e c o m p l e x i f i e n t p a s à m e s u r e

d e l a d i v e r s i t é e t d e l a q u a n t i t é d e l e u r s i m p o r t s , n i d e l a l a r g e u r d e

l e u r b a s e c o m p a r a t i v e . L ' a t t r i b u t i o n c a u s a l e d e s l a t e n c e s e s t u n s c h é m a

d é c o m p l e x i f i a n t e t r é d u c t e u r , r e s t a u r a t e u r d ' u n e c e r t a i n e o n t i c i t é .

L ' A N A L Y S E F O N C T I O N N E L L E

Ainsi l'analyse fonctionnelle luhmannienne a décisivement son sort lié à l'entreprise de sauvegarde, de maintien de la « complexité propre » (Eigenkomplexität) de la sociologie (qui a, en termes cognitifs, le statut d'un « observateur ») ; si elle ne réussit pas à disposer en permanence d'une capacité de résolution analytique-fonctionnaliste assez élevée, son ambition de dépasser la proximité sans profondeur, l'adhérence fusionnelle ou les schématismes immunisants de la connaissance face à

son objet, ne lui servira de rien. Elle sera sans cesse vulnérable à des rechutes onticistes. Or, ce qui permet au fonctionnalisme luhmannien de se penser et de se réaliser jusqu'au bout, c'est précisément la théorie systémique. Nous avons vu de quelle manière Luhmann avait refor- mulé à nouveaux frais le systémisme sociologique de Parsons. Il nous

qui intègre plusieurs domaines culturels et permet d'identifier les conditions d'émergence ou de « succès évo- lutionnaire » du phénomène (ibid.). Cette distance est risquée parce qu'elle contient autant de chances que de dangers, à savoir ceux de dérives vers des réductions ou des transpositions illégitimes de composantes du phé- nomène vers d'autres contextes ou d'autres systèmes (par exemple de l'art vers la science ou l'économie...).

1. Dans le sens luhmannien de réductrices et immunisantes.

2. Voir plus haut l'analyse de la latence causale et de la latence fonctionnelle.

Page 34: DROIT ET SOCIÉTÉ FONDÉS EN CONTINGENCE

f a u t e n c o r e m o n t r e r c e q u e d e v i e n t f i n a l e m e n t l ' a n a l y s e f o n c t i o n n e l l e

d u s e n s d a n s c e c a d r e .

C e l l e - c i p o s e l e s e n s c o m m e l a s t r a t é g i e f o n d a m e n t a l e d e s s y s t è m e s

c o m m u n i c a t i o n n e l s d e r é d u i r e l a c o m p l e x i t é d u m o n d e a m b i a n t .

C e t t e c o m p l e x i t é s e r a s t r u c t u r é e p r é c i s é m e n t s u i v a n t d e s l i g n e s d e

s e n s , d a n s d e s d i m e n s i o n s s t r u c t u r e l l e s e t d e s c a d r e s s y s t é m i q u e s r e l i é s

e n t r e e u x . L a m u l t i p l i c i t é e t l ' i n t e r d é p e n d a n c e d e s f o n c t i o n s s p é c i f i -

q u e s d e s d i f f é r e n t s d o m a i n e s d e s e n s d o n n e r a l i e u à d e s i n t e r a c t i o n s

i n t e r d i m e n s i o n n e l l e s e t i n t e r s y s t é m i q u e s c o m p l e x e s L e p r i n c i p e d e

l ' é q u i f o n c t i o n n a l i t é d e s r é d u c t i o n s d e c o m p l e x i t é d a n s d e s c o n t e x t e s g l o -

b a u x d o n n é s c o n s t i t u e l a b a s e d e c e t t e é c o n o m i e c o m p l e x e . C e p r i n -

c i p e q u i f a i t q u e l a p e r f o r m a n c e s t r u c t u r a n t e d ' u n c e r t a i n s e n s — c ' e s t -

à - d i r e d ' u n e c e r t a i n e f o n c t i o n — e s t à t o u t m o m e n t s u b s t i t u a b l e p a r

u n e f o n c t i o n d e p o u v o i r d e r é d u c t i o n é q u i v a l e n t , e m p ê c h e l a r é g r e s -

s i o n d u s y s t è m e f o n c t i o n n e l a i n s i q u e c e l l e d e s o n a n a l y s e v e r s d e s

s c h é m a t i s m e s u n i v o q u e s o u d e s p ô l e s d ' a r r ê t — p a r r e m p l i s s e m e n t

( i n t u i t i f ) — d e c e l l e - c i . C ' e s t l a m i s e e n r é s e a u d e c h a q u e f o n c t i o n

c o m m u n i c a t i o n n e l l e s u r l e t o u t i n d é f i n i d e s a u t r e s f o n c t i o n s d e l a

c o m m u n i c a t i o n s o c i a l e q u i g a r a n t i t l e m a i n t i e n d e l a c o m p l e x i t é p r o -

p r e d u s y s t è m e , l e r e n d a n t a i n s i c a p a b l e d e v i v r e e t d ' a g i r d a n s l e

m o n d e à d e s n i v e a u x d e p l u s e n p l u s e f f i c a c e s , r a p i d e s e t p o t e n t i a l i s é s .

L a s t r u c t u r e s o c i a l e s y s t é m i q u e m e n t d i f f é r e n c i é e v i t u n e n r i c h i s s e -

m e n t c r o i s s a n t d e s e s p o s s i b i l i t é s e t a l t e r n a t i v e s d e c o m m u n i c a t i o n ,

c ' e s t - à - d i r e d e c o n s t i t u t i o n d e s e n s s o c i a l . E l l e e s t e m p o r t é e p a r u n e

d y n a m i q u e d e s t a b i l i s a t i o n e t d e d é p a s s e m e n t d e s s e u i l s t o u j o u r s m o u -

v a n t s d e l ' i m p r o b a b l e é t a t d ' é v o l u t i o n a t t e i n t d a n s e t p a r l e s d i f f é r e n -

c i a t i o n s f o n c t i o n n e l l e s d e l a s o c i é t é . C ' e s t p a r c e q u e c e t t e m i s e e n

r é s e a u a c c r o î t l ' i n t e r d é p e n d a n c e e t l ' i n t e r a c t i o n e f f e c t i v e d e s d i f f é -

r e n t e s d i m e n s i o n s e t d i f f é r e n t s s o u s - s y s t è m e s , p a r c e q u ' e l l e i n t e n s i f i e

l a f r é q u e n c e d e s é c h a n g e s e n c h a î n e s e t e n b o u c l e s q u ' e l l e m a i n t i e n t

l e s y s t è m e s o u s u n e t e n s i o n l i m i t e e t q u ' e l l e l ' o b l i g e à a c c é l é r e r c e s

m ê m e s m i s e s e n r é s e a u q u i é t a i e n t à l ' o r i g i n e d e s o n a g i t a t i o n . L e s

r e s s o u r c e s d u s y s t è m e d a n s l a d i m e n s i o n t e m p o r e l l e — p o u r a i n s i d i r e

s e s « c o u s s i n s » d e t e m p o r i s a t i o n — é t a n t c e l l e s s u r l e s q u e l l e s l a p r e s -

s i o n s e f a i t l e p l u s t ô t s e n t i r e t o ù e l l e e s t l e p l u s s o u v e n t l a p l u s i n t e n s e ,

1. Ces interactions constituent le thème d'un grand nombre d'analyses de Luhmann, dont certaines sont mieux connues que d'autres, telle les déplacements des réductions objectives (in der Sachdimension) de problèmes vers la dimension temporelle (raréfication des ressources temporelles dans les organisations formelles, surtout l'administration) c f Knappheit, PP 143-164.

2. De nouvelles fonctions correctives et innovatives.