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TOUTES SORTES DE PEURS Tandis que la majorité des articles de ce dossier traitent chacun d'une peur particulière, les contributions de cette première partie parlent du sujet d'une manière plus générale. Ainsi ce dossier démarre sur une réflexion sur le mot même de Angst, suivie d'un article analysant les différentes approches de la peur dans la société allemande du 20 e siècle. Il se poursuit par l'analyse de plusieurs sondages effectués en Allemagne sur le sujet des peurs et des craintes – sondages d'ailleurs qui se contredisent sur certains points, mais qui font mal- gré tout ressortir certaines évolutions. Finalement nous publions deux textes, l'un de Jochen Thies, journaliste au Deutschlandradio, l'autre de Victor Agaev, correspondant de plusieurs journaux russes en Allemagne, auxquels nous avons demandé de nous livrer leurs impressions générales sur le sujet. ANGST ET PEUR Si les mots ont un sens... ANGST : sentiment oppressant de menace… Les mots abstraits formés avec le suffixe d'appartenance indo-européen ST désignent ce qui est lié avec la qualité de ce qui est étroit (eng). (1) Un monosyllabique qui s'étrangle dans une gorge serrée après un coup de glot- te : air bloqué qui ne peut prendre son envol vers une respiration qui conduirait la vie plus loin. Angst : contraction des cordes tétanisées qui ne sauraient éruc- ter que ce seul son, comme un cri, pour exprimer la matérialité d'une émotion. Angst : un noeud qui reste là coincé, sans ouverture vers l'extérieur. Angst : d'abord une voyelle ample et large de l'alphabet, souffle sans suite réduit raidi dans une succession de consonnes qui l'ensevelisse sous une ava- lanche blanche pour produire une voix, blanche elle aussi, gouffre des lèvres ouvertes sur le mutisme d'un orifice béant. 7 DOCUMENTS DOSSIER DANIELLE CASSARD (1) Dictionnaire éthymologique de l'allemand. Ethymologisches Wörterbuch der Deutschen, Akademie Verlag, Zentralinstitut für Sprachwissenschaft, 1993, durchgesehen und ergänzt von Wolfgang Pfeiffer.

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TOUTES SORTES DE PEURS

Tandis que la majorité des articles de ce dossier traitent chacun d'une peurparticulière, les contributions de cette première partie parlent du sujet d'unemanière plus générale. Ainsi ce dossier démarre sur une réflexion sur le motmême de Angst, suivie d'un article analysant les différentes approches de lapeur dans la société allemande du 20e siècle. Il se poursuit par l'analyse deplusieurs sondages effectués en Allemagne sur le sujet des peurs et des craintes– sondages d'ailleurs qui se contredisent sur certains points, mais qui font mal-gré tout ressortir certaines évolutions. Finalement nous publions deux textes,l'un de Jochen Thies, journaliste au Deutschlandradio, l'autre de Victor Agaev,correspondant de plusieurs journaux russes en Allemagne, auxquels nousavons demandé de nous livrer leurs impressions générales sur le sujet.

ANGST ET PEURSi les mots ont un sens...

ANGST : sentiment oppressant de menace… Les mots abstraits formésavec le suffixe d'appartenance indo-européen ST désignent ce qui est lié avecla qualité de ce qui est étroit (eng). (1)

Un monosyllabique qui s'étrangle dans une gorge serrée après un coup de glot-te : air bloqué qui ne peut prendre son envol vers une respiration qui conduiraitla vie plus loin. Angst : contraction des cordes tétanisées qui ne sauraient éruc-ter que ce seul son, comme un cri, pour exprimer la matérialité d'une émotion.Angst : un nœud qui reste là coincé, sans ouverture vers l'extérieur.

Angst : d'abord une voyelle ample et large de l'alphabet, souffle sans suiteréduit raidi dans une succession de consonnes qui l'ensevelisse sous une ava-lanche blanche pour produire une voix, blanche elle aussi, gouffre des lèvresouvertes sur le mutisme d'un orifice béant.

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DANIELLE CASSARD

(1) Dictionnaire éthymologique de l'allemand. Ethymologisches Wörterbuch der Deutschen, Akademie Verlag,Zentralinstitut für Sprachwissenschaft, 1993, durchgesehen und ergänzt von Wolfgang Pfeiffer.

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Peur bleue, voix blanche : mais peur n'a pas en français la même tonalité musi-cale que Angst : la peur est « bleue comme une orange » : ronde, finie, noeudexpulsé. On peut emprunter l'image au poète : elle fait partie du patrimoineculturel français et l'association vient tout naturellement : la peur, drapée dansson aura azurée parle déjà de rassurance.

Angst est le vrai mot pour exprimer la peur absolue : un mot qui colle au sens,un signifiant en parfaite adéquation avec le signifié. D'entre les deux langues,le phonème le plus exact pour exprimer ce sentiment-là vient d'Allemagne.

Il évoque des tableaux pathétiques aux bouches béantes sur la nuit : ceux deGuernica et de ses visages tordus, tendus vers le ciel, il illustre le tableau deMunch (2), der Schrei : une petite tête sans couleur définie, grise ou verte, oublanche comme un linge, livide, quelques traits tout ronds pour des yeuxagrandis par l'horreur, un autre rond pour un trou qui voudrait exprimer l'innom-mable, mais reste ouvert sur un seul cri : il parle de bombes.

Dites : Angst.

Puis dites : Peur.

Angst fait boule qu'il faut expulser.

Peur va tout naturellement, physiologiquement vers l'expiration, se dilue dou-cement, se dénoue, se dissout dans une gamme d'émotions non sidérantes,diverses, différentes.

Le son Angst, en français, on le retrouve dans anxiogène : qui secrète de l'an-goisse.

Peur, à côté de Angst, est un sentiment partiel, assourdi.

Angst en est la quintessence.

Sans doute on peut avoir peur, des peurs, Änsgte, qui s'entend déjà différem-ment affaiblies, affadies qu’elles sont par ce e muet. Mais à son paroxysme,« Lapeur », c'est Angst.

Faut-il être installé dans une autre langue pour l'entendre ainsi ?

Quelquefois, j'ai peur, petite ou grande excitation qui parle d'un friselis d'émo-tion jouxtant au plaisir. Et quelquefois, c'est Angst qui m'étreint comme undiable assis sur ma poitrine. ■

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(2) Edvard Munch (1863/1944) : peintre expressionniste norvégien qui évolua dans sa peinture du Jugendstil(Art nouveau) à l'Expressionnisme. Der Schrei date de 1893.

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NE PLUS FAIRE PEUR,NE PLUS AVOIR PEUR DE LA PEUR

La société allemande aujourd’huiet sa nouvelle approche de la peur

ne évolution très claire se dessine dans les mentalités allemandes :une certaine idéologie allemande, dominante jusqu'à la DeuxièmeGuerre mondiale, prêchait parallèlement deux principes étroitement

reliés entre eux : il faut imposer la peur aux autres et en même temps il nefaut soi-même avoir peur de rien, principes dont on pouvait vérifier la présenceet l’application aussi bien en politique étrangère que dans la vie de la société :il faut se faire respecter, il faut en imposer, il faut faire peur – que ce soit leprofesseur face à son élève ou le Reich face au monde ; en même temps, ilne faut pas avoir peur, l’Allemagne et un homme allemand ne doivent pasconnaître la peur. Quand Guillaume II proclame ainsi « Nous Allemands necraignons que Dieu et sinon rien sur terre » il exprime parfaitement cette men-talité ; de même le « héros » du Untertan de Heinrich Mann, après avoir étéun enfant anxieux, est le prototype du caractère qui n'admet plus d'avoir peur,tout en fondant sa relation vis-à-vis de ses subalternes sur un comportementautoritaire. Bien sûr, ce comportement exprimait de fait l'existence de peurstrès réelles et particulièrement accentuées, mais il était inconcevable de (se)l'avouer. Aujourd’hui, la situation s’est radicalement inversée : on a le droitd'avoir peur en même temps qu'on n’a plus le droit de faire peur, tels sont desprincipes largement répandus dans la société allemande actuelle ; et si ceuxde la mentalité allemande traditionnelle n’ont pas complètement disparu pourautant, il ne fait pas de doute que les deux « nouveaux » principes bénéficientaujourd’hui d’une pratique nettement plus large dans la société allemande.

Il ne faut pas faire peur

Ce principe se retrouve en Allemagne non seulement au niveau de la sociétéen général, mais aussi à celui de la politique étrangère. Ainsi, pour la diplo-matie allemande, l'un de ses principes de base est d’éviter qu’une peur del’Allemagne ne puisse se développer dans les autres pays. Le même préceptese retrouve dans l’éducation où le modèle de l’enseignant autoritaire a faitplace à celui qui favorise un « angstfreies Lernen » (« apprendre sans angois-se »), concept qui est depuis longtemps au centre de la pédagogie des Wal-dorfschulen (écoles du mouvement des « anthroposophes » lancé au débutdu siècle par Rudolf Steiner), assez répandus en Allemagne. Mais cette idées’est aussi largement imposée dans les établissements scolaires traditionnels :

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en tant qu’enseignant il s’agit d’inspirer confiance et non plus la peur. Ver-trauen (confiance) – tel est aujourd’hui un mot-clé quand il s’agit de relationssociales, que ce soit au niveau de l’école, de la famille ou de l’entreprise : par-tout l’on parle d’établir une relation de confiance (« ein Vertrauensverhältnisaufbauen »). Le « Vertrauen » est par ailleurs également devenu un concept-clé pour la politique étrangère allemande. Ainsi, pour Hans-Dietrich Genscherqui incarne comme personne d'autre la tradition diplomatique de l’Allemagnefédérale, l’essentiel de son travail se résumait à rétablir et assurer la confiancedu monde en l’Allemagne. « Das Deutschland, dem die Welt vertraut » (« CetteAllemagne à qui le monde fait confiance ») fut par ailleurs le slogan qui figuraitsur les affiches de Hans-Dietrich Genscher lors des élections législatives de1990. Tout cela est sous-tendu par une vision et le souhait d’un monde sanspeur : un monde où l’on n’aurait plus peur de l’Allemagne d’une part, une« angstfreie Gesellschaft » (« société sans peur ») d’autre part, dans laquelletout individu pourrait s’exprimer librement, sans crainte de répression.

Le droit d’avoir peur

Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, nombre d’éducateurs, de psychologues et dephilosophes prônent la nécessité de vivre sa peur et de ne pas l’occulter, prin-cipe qui s’inscrit dans une perspective plus large : il faut vivre ses sentimentset ne pas essayer de les refuser et de les refouler. En effet, quoi de plus normalque d’avoir peur ? « Nous devons avoir le courage d’avoir peur – non à la peurde la peur » écrivait ainsi dans les années 80 Günter Anders. Il existe ainsiune claire revendication de la peur, à quoi correspond le rejet de la revendi-cation contraire ; pour reprendre la formule de la psychanalyste Margarete Mit-scherlich : « Il faut avoir peur des gens qui ont peur de la peur. » Il est normald’avoir peur, il faut vivre ses peurs – cette école de pensée parle aussi moinsde « déconstruction des peurs » (« Ängste abbauen ») que de « gestion despeurs » (« mit Ängsten umgehen »). Les livres « contre » la peur se sont parailleurs multipliés ces dernières années. Si cela ne prouve pas forcément queles peurs individuelles vont croissant chez les individus en Allemagne, celadémontre en tout cas que l’on en parle plus ouvertement ; dans une grandelibrairie comme « Bouvier » à Bonn, ces livres ne sont d’ailleurs nullement« cachés » mais bien mis en évidence. De toute façon, le fait aujourd’hui« d’avouer » que l'on a peur, lors d’un débat public, est devenu en Allemagneun comportement normal et même courant, dont on peut être certain qu’il trou-vera l'approbation de la majorité du public. « Je veux parler de la peur de moncœur » – ce titre d’un recueil de poèmes, publiée par la maison d’édition Luch-terhand pendant la Guerre du Golfe, est symptomatique : il est normal d’avoirpeur et il est devenu normal de le dire ouvertement. On ne compte par ailleursplus les interviews publiées par les magazines dans lesquelles de plus oumoins grandes célébrités étalent leurs peurs existentielles.

D’une part l’idée qu’il ne faut pas avoir peur de la peur, d’autre part la volontéde bâtir une société sans peur (« angstfreie Gesellschaft ») : n'est-ce pas para-

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doxal ? Nullement. Car ce n'est pas l’existence de la peur qui est reniée, celle-ci est légitime ; mais l'on renie aux institutions et aux supérieurs hiérarchiquesle droit de faire peur, l'on ne veut plus que les institutions fassent peur. Lesdeux principes ont d’ailleurs en commun de s’opposer au modèle préexistant ;historiquement, ils ont surtout percé en Allemagne fédérale dans les années60 et 70, à l’intérieur des nouveaux mouvements sociaux qui rejetaient lesvaleurs sociales et morales traditionnelles et exigaient l'édification d'une autresociété, fondée sur la libération de l’expression individuelle et donc aussi dessentiments, à l’opposé des autoritarismes d’antan qui ne voulaient faire peurque pour mieux cacher celles qui leur étaient propres. Ce double mouvement– pour la libération de la peur en tant que sentiment individuel ressenti, pourle bannissement de la peur en tant que principe de relation sociale – s’estimposé en Allemagne fédérale dans les années 80, avec le Mouvement de laPaix au sein duquel le thème de la peur fut essentiel : nombreux étaient ceuxqui disaient ouvertement que c'était la peur de la guerre qui les mobilisait etqui en même temps déniaient aux Grandes Puissances le droit de leur fairepeur avec la course aux armements tout en rejetant le système de la Guerrefroide fondé entièrement sur la peur. Le Mouvement de la Paix n’évita pourtantpas toutes les contradictions ; un de ses prophètes, Günter Anders, résumade la manière suivante la norme comportementale du mouvement de la paix :« Fais peur à ton prochain comme tu fais peur à toi-même » (« Ängstige Dei-nen Nächsten wie Dich selbst »). Il ne fallait donc pas seulement avoir peur,il fallait aussi faire peur aux autres – pour mobiliser plus de gens contre la guer-re. Comment Günter Anders pouvait-il s’arroger le droit de faire peur alors qu’ille refusait en même temps aux gouvernants ? Dans la perspective du Mou-vement de la Paix, on pouvait sans doute résoudre cette contradiction de lamanière suivante : d’abord, la peur que l’on veut transmettre serait une peurlégitime et réelle (celle d’être anéanti), donc nécessaire à la survie, et non pasune peur jugée irrationnelle, celle qui viserait les Russes, par exemple ; ensui-te, cette peur positive ne serait pas imposée autoritairement par en haut, maistransmise d’égal à égal, sans employer des moyens de pression ; et elle seraitd’autant plus facilement transmissible qu’elle serait normale et qu’elle corres-pondrait à une réalité. De cette façon, la contradiction pourrait effectivementêtre évitée. Mais si le Mouvement de la Paix a renforcé en Allemagne une nou-velle approche de la peur, aujourd’hui culturellement dominante, il n’a enrevanche pas imposé sa vision très revendicatrice de la peur. « Il faut avoirpeur » n’est pas devenu un précepte majoritaire dans l’Allemagned’aujourd’hui, en remplacement de l’adage traditionnel clamant la nécessitéde ne pas avoir peur. Dans la société allemande d’aujourd’hui, le principedominant est qu’il est normal d’avoir peur – et de l’exprimer si l’on en ressentle besoin. ■

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JEUNES PEURS

Petite réflexion sur les sondages d’opinionet leur interprétation

ue l’on parle « des » jeunes ou de tout autre groupe social plus oumoins artificiellement isolé, il est très certainement paradoxal dechercher à identifier des peurs spécifiques à ce groupe. Certes les

jeunes Allemands existent, les sociologues et sondeurs savent les distinguer.Mais le groupe social qu’on appelle « la jeunesse allemande » est tout aussimultiforme que d’autres classes d’âge de la société. En outre, une spécificitéallemande est, là comme ailleurs, tout aussi douteuse. Les sondages d’opi-nion, cet instrument privilégié de mesure des sentiments et jugements, desespoirs et peurs d’une société, tentent certes de distinguer, au sein d’unemême classe d’âge, le niveau d’études et la préférence partisane des sondés.Néanmoins, ces distinctions essentielles dans l’étude de ce groupe socialmasquent une réalité incontestable et pourtant volontiers estompée : la « jeu-nesse allemande » n’est pas très différente de la jeunesse française, néerlan-daise ou portugaise.

La grande peur des jeunes Européens

Il n’y a hélas pas là de grande surprise. Tout comme dans l’ensemble des Étatseuropéens, les jeunes d’Allemagne ont peur du chômage. C’est notammentce qui ressort du plus récent sondage réalisé par l’institut Psydata et l’Univer-sité libre de Berlin pour le compte de l’Office pour la Jeunesse de la compagnieShell qui finance depuis 1953 des études sur la situation et l’état d’esprit desjeunes de 12 à 24 ans. La dernière enquête (1), réalisée au printemps 1997auprès d’un échantillon représentatif de 2.160 jeunes de 12 à 24 ans, confirmequ’en majorité les sondés sont inquiets, voire angoissés face à leur avenir. Ilscraignent surtout de devoir affronter de grandes difficultés d’intégration sur lemarché de l’emploi.

Ainsi la crainte du chômage dépasse-t-elle maintenant les problèmes clas-siques cités précédemment par les jeunes. Plus de la moitié évoquentaujourd’hui la précarité de l’emploi, la pénurie de places d’apprentissage et lafragilité des acquis sociaux bien avant les difficultés dans le choix d’un parte-naire ou la prise d’autonomie intellectuelle par rapport aux parents.

HÉLÈNE MIARD-DELACROIX

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(1) Jugend' 97. 12. Shell Jugendstudie,Verlag Leske + Budrich, Leverkusen, 1997.

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Si le chômage des jeunes est, dans la réalité, moindre en Allemagne qu’en Fran-ce (il n'y touche en moyenne encore que 10 % des moins de 25 ans), sa per-ception et l’appréhension qu’il provoque croissent d’une part dans les nouveauxLänder où la situation de l’emploi est beaucoup plus mauvaise qu’à l’Ouest etd’autre part au fur et à mesure qu’approche le moment d’entrer dans la vie active.Si les plus jeunes, de 12 à 14 ans, ne sont que 18 % à placer le chômage entête de leurs inquiétudes, ils sont déjà 59 % dans le groupe des 18 à 21 ans et63 % dans celui des 22 à 24 ans à citer cette peur en premier. Enfin, ceux parmiles sondés qui sont déjà entrés dans la vie active et occupent un emploi décla-rent à 64 % qu’ils craignent de le perdre à plus ou moins court terme.

Si, il y a quelques années encore, c’était la dimension personnelle, affectiveet intellectuelle de la prise d’autonomie qui primait, c’est aujourd’hui clairementla dimension économique de l’indépendance qui apparaît comme probléma-tique et inquiétante.

Un autre enseignement de cette étude est l’absence de différence entre lessexes. Filles comme garçons placent le chômage en tête de leurs préoccupa-tions. Donc, malgré quelques différences quantitatives entre l’Est et l’Ouest del’Allemagne, les craintes face à l’avenir économique personnel paraissentconstituer un objet de consensus au sein d’une même génération.

Une relative circonspection face à la politique

Le deuxième axe de l’étude que nous évoquons ici est la disposition desjeunes sondés à s’engager en politique afin de trouver des réponses à leurscraintes.

Le constat est clair : on relève chez les jeunes en Allemagne le même désen-chantement qu’ailleurs en Europe face à l’action politique telle qu’elle est pra-tiquée dans le système établi des partis et du parlementarisme. Ce phénomè-ne semble d’ailleurs moins lié aux scandales et petits mensonges qui marquentla vie politique qu’au sentiment que, de toute façon, l’avenir est sombre et queles problèmes d’emploi ne sauraient être résolus à moyen terme. Aux ques-tions « pensez-vous que dans l’avenir tout le monde pourra avoir un emploi ? »et « pensez-vous que le chômage disparaîtra un jour ? », seuls 7 % des jeunessondés répondent « vraisemblablement » et 1 % « certainement ».

Dans les mêmes proportions que dans la plupart des autres pays européens,les jeunes Allemands conservent une distance certaine par rapport aux partis.Le fait le plus intéressant n’est peut-être pas que 38 % des sondés ne se sen-tent pas encore proches d’un parti mais bien plus que ceux qui déclarent avoirdes affinités avec un parti donné n’en ont pas pour autant moins de sympathiepour d’autres tendances. Par exemple, des jeunes proches de la CDU/CSUreconnaissent avoir aussi un penchant certain pour des groupes de défensede l’environnement, tandis que des électeurs de Bündnis 90/ les Verts ne sedéclarent pas hostiles aux valeurs commerciales et capitalistes de la société

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actuelle. Mais dans l’ensemble les partis comptent parmi les institutions danslesquelles les jeunes ont le moins confiance.

Cependant, selon l’avis des sociologues de l’Université de Berlin en chargede l’analyse du sondage, il serait erroné d’affirmer que les jeunes se désinté-ressent de l’action politique. Nombreux sont ceux qui se déclarent prêts às’engager de manière bénévole dans une action collective. A condition toute-fois que cela « rapporte » à l’individu, non pas financièrement mais sous formede satisfaction personnelle.

Des craintes spécifiques d’une classe d’âge ?

Le pessimisme semble aujourd’hui de mise parmi les jeunes Allemands son-dés. Et la comparaison des réponses aux mêmes questions que les sondeursposent à intervalle régulier montre une nette diminution de la confiance enl’avenir. Ainsi la dernière étude de la Shell révèle-t-elle que les jeunes sondésen 1997 ne sont plus qu’un tiers à se déclarer plutôt confiants en l’avenir alorsque cette réponse étaient donnée par 59 % des personnes interrogées lorsd’un précédent sondage en 1992. Mais à y regarder de plus près, on constateque les peurs des jeunes Allemands diffèrent très peu de celles de leurs voi-sins européens. Ce qui est, dans le cas de l’Allemagne et de la France, assezpeu étonnant, étant donné que la transformation des modes de vie, l’évolutiondes structures familiales et la tendance à la raréfaction de l’emploi sont desphénomènes similaires, voire de plus en plus identiques dans les deux pays.La tendance actuelle au pessimisme devient, elle aussi, une expérience com-mune à une génération, par-delà les frontières.

Cela dit, cette peur face à l’avenir économique est-elle pour autant l’apanagede la seule jeune génération ?

La réponse est non, et on le sait bien. Dans le cas de l’Allemagne qui nousintéresse, le sondage récurrent réalisé par l’organisme GfK Marktforschung deNuremberg et intitulé « les soucis des citoyens » montre dans son édition de1996 que la crainte du chômage est devenue le souci majeur de l’ensemblede la population. Ainsi le devoir de résoudre le problème du chômage est-ilcité comme la première des « tâches urgentes pour la République fédérale ».80 % de l’ensemble des sondés à l’Ouest donnaient cette réponse en 1996,contre encore 57 % en 1988 et 65 % en 1994. Dans les nouveaux Länder, lepourcentage monte aujourd’hui jusqu’à 86 %. Parallèlement, les craintes sus-citées par les problèmes d’environnement sont certes citées en deuxième posi-tion par les jeunes (en troisième par l’ensemble des sondés, derrière la ques-tion du maintien des retraites), mais seuls 15 % des sondés de l’Ouest donnentspontanément cette réponse... contre 57 % en 1988 ! Dans les nouveaux Län-der, ce souci n’arrive qu’à la huitième position, avec seulement 6 % desréponses.

Enfin, la même étude de GfK a demandé en 1996 aux sondés – représentatifsde l’ensemble de la population allemande – s’ils considéraient l’avenir plutôt

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avec confiance ou plutôt avec crainte. 17 % des personnes interrogées optè-rent pour la confiance, 31 % pour les craintes et 51 % ne surent donner deréponse. La ventilation par classe d’âge ne révèle pas de grande différenceentre jeunes, moins jeunes et vieux... si ce n’est une légère augmentation descraintes avec l’âge (34 % chez les 50-69 ans contre 26 % chez les 16-29 ans).

Dans cette perspective et au regard des chiffres cités au sujet du chômage,parler de peurs propres aux jeunes ou d’un pessimisme spécifique d’une géné-ration est bien un abus de langage. ■

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LES PEURS SELON LES SONDAGESQuelques résultats supplémentaires

Qui a plus intérêt à connaître les peurs d'une société qu'une compagnie d'assurances ?C'est ainsi que la société d'assurance R + V de Wiesbaden demande régulièrement,depuis 1990, à un institut de sondage d'effectuer auprès des Allemands des recherchessur leurs peurs. Les résultats du dernier sondage, effectué auprès de plus de 3.000Allemands, ont été publiés en octobre 1997. Constat général : les craintes ne cessentd'augmenter. « Depuis 1990, les soucis existentiels des Allemands ont atteint un niveauinégalé » déclare ainsi Josef Vasthoff, porte-parole de R + V. Selon Vasthoff, la montéedu baromètre de la peur à son plus haut niveau jusqu'à présent « traduit apparemment,en Allemagne, un état d'esprit très répandu actuellement. L'incertitude relative à l'évo-lution économique du pays s'ajoute au scepticisme sur les perspectives personnellesd'avenir. »

Au centre des angoisses : le chômage. 48 % des Allemands interrogés redoutent unenouvelle poussée du chômage, 38 % craignent d'y perdre leur propre emploi. Cette pré-occupation vitale se situe en tête des 15 premières peurs allemandes, suivie de trèsprès par la crainte de voir encore grimper les prix à la consommation. En troisième posi-tion vient l'appréhension d'une vieillesse en situation de dépendance.

En sixième place, nous trouvons l'inquiétude suscitée par l'immigration, alors que lenombre de demandeurs d'asile a nettement régressé. Puis viennent les craintes asso-ciées à l'extrémisme politique, aux accidents de la circulation, à la toxicomanie chezles enfants et à la vieillesse avec un niveau de vie restreint.

Si la première place du chômage ne peut guère étonner, d'autres résulats sont plussurprenants : ainsi, le problème de la sécurité intérieure, discuté avec tant de véhé-mence par la classe politique, n'occupe qu'une place secondaire dans la hiérarchie despeurs des personnes interrogées. La crainte d'être attaqué, blessé ou assassiné nevient qu'au douxième rang. Dans le domaine de la criminalité, ce qui inquiète le plusles personnes interrogées ce sont les délits concernant l'environnement, loin avant lecambriolage ou le vol par agression.

Pour ce qui est de la répartition géographique des peurs, guère de surprise enrevanche : les peurs sont plus fortes dans les nouveaux Länder que dans les anciens.Sur une échelle graduée de 1 (pas du tout peur) à 7 (très peur), les Brandebourgeoiset les Saxons atteignent le chiffre de 4,43. Le plus bas degré des peurs est atteint parles habitants des Länder Rhénanie-Palatinat et Sarre (3,87 chacun). (N.M.)

(Chiffres publiés dans Die Welt du 16/10/97, et la Süddeutsche Zeitung du 16/10/97)

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Craintes et angoisses : sondages de l'Institut d'Allensbach

L'Institut de sondage d'Allensbach effectue depuis de nombreuses années desrecherches concernant les craintes des Allemands. En recoupant plusieurs sondagesdes dernières décennies, on peut constater les évolutions suivantes :

Le chômage, première peur des Allemands aujourd'hui, est arrivé en tête des préoc-cupations des Allemands relativement tardivement. Durant toutes les années 80, lechômage arrive ainsi loin derrière les préoccupations concernant l'écologie, la crimi-nalité et l'augmentation des prix à la consommation.

Les craintes concernant la criminalité ont également nettement augmenté avec lesannées 90. Si la peur d'être cambriolé fut indiquée par 20 % des Allemands de l'Ouestau début des années 80, elle grimpe à 57 % en 1991. Après ce pic, cette crainte a pour-tant à nouveau diminué par la suite pour se stabiliser autour de 40 % en 1993-94.

Les préoccupations écologiques sont en retrait d'une manière générale depuis le débutdes années 80. Ainsi, si en 1990 encore 53 % des Allemands de l'Ouest indiquent quela pollution croissante de l'air et de l'eau les inquiétait, quelques années plus tard cene furent plus que 34 %. D'autres chiffres montrent néanmoins que les préoccupationsécologiques n'ont pas disparu pour autant. Ainsi, à la question si l'on a peur de mangerde plus en plus de nourriture chimiquement polluée, les chiffres sont étonnammentconstants depuis 1979 : Si 47 % des Allemands de l'Ouest interrogés en 1980 ontrépondu oui à cette question, le pourcentage est toujours de 44 % en 1994, sansjamais être descendu au-dessous de 37 % entretemps. (Michel Reuillon)

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UN PAYS ENVAHI PAR LES PEURS

Allemagne est aujourd'hui un pays à nouveau envahie par lespeurs – ce qui ne fut pas toujours le cas dans le demi-siècle écoulédepuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis quand le

pays est-il en proie à ces nouveaux tourments ? Lorsqu'on se pose cette ques-tion, en jetant un regard en arrière, on doit s'arrêter aux années 70. Si l'im-pression ne trompe pas, le climat affectif actuel est lié à trois grands événe-ments importants des vingt dernières années. En 1979, le débat sur la« Double Décision » de l'OTAN contenant le déploiement des nouvelles fuséesaméricaines en Allemagne, a marqué le début des peurs allemandes. Puis cefut, au printemps 1986, ce qui faillit être le plus grand accident nucléaire conce-vable à l'intérieur de la centrale de Tchernobyl en Ukraine. Enfin, tout en setenant à l'écart, l'Allemagne mourut de peur au début des années 90 lorsqueles Américains, à la tête d'une grande coalition occidentale (dont la composi-tion n'était pas sans rappeler le débarquement des Alliés en Normandie en été1944) firent front à Saddam Hussein, l'agresseur irakien, et intervinrent sur lapresqu'île d'Arabie.

Un vaste enchevêtrement de causes

Si l'on entreprend de rechercher l'origine des peurs allemandes, l'on tombeen fait sur un vaste enchevêtrement de causes. Le problème capital que l'onrencontre lors de cette investigation, c'est le plus récent passé allemand, lacatastrophe du IIIe Reich, dont les Allemands ne réussiront jamais à venir àbout des conséquences. Si la génération de la guerre a, vu de l'extérieur toutau moins, largement refoulé ce qu'elle a dû vivre durant les années 30 et 40,et si elle s'est consacrée à reconstruire le pays et à assurer sa propre exis-tence, un profond changement est intervenu en Allemagne avec l'arrivée àl'âge adulte de la génération de 68 qui, ne voulant pas, comme celle desparents, endosser une nouvelle culpabilité, fut presque unanime à refuser toutengagement militaire du pays. A cette époque de la Guerre froide, on rejetatout rôle en matière de politique extérieure et de sécurité dépassant le simplecadre de la défense du pays. Des éléments du SPD rejoignirent alors lesrangs du Mouvement anti-atomique né pendant les années 50, se trouvantainsi en conflit ouvert avec leur propre gouvernement dirigé à l'époque parle chancelier Helmut Schmidt. S'ajoutèrent à cela des ressentiments anti-américains chez les adversaires de la « Double Décision » de l'OTAN men-tionnée ci-dessus, dus autant à la guerre du Vietnam qu'à une réserve poli-

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tico-culturelle fondamentale à l'égard du Nouveau Monde. Il est intéressantde constater que l'Allemagne nourrissait déjà cette réserve à l'époque desgrandes vagues d'émigration vers l'Amérique de la fin du XIXe siècle. La troi-sième cause des peurs allemandes est à situer dans les interactions entre laprospérité croissante, l'individualisation et la singularisation grandissantes eten même temps le progrès de la sécularisation et le recul du religieux. Iln'existe probablement aucun autre pays développé du monde occidental oùl'individu aspire autant à s'assurer dans sa vie contre vents et marées. End'autres termes, les Allemands sont devenus, au cours des vingt dernièresannées, une « société assurée tous-risques ». Si l'on s'accommode desrisques mortels que font courir la circulation automobile ou les vacancesaventureuses dans les endroits les plus exotiques du monde, la société et l'É-tat sont, selon le credo de l'Allemand moyen, responsables de tout autrerisque encouru, y compris celui de perdre son travail. Qu'une organisation detourisme ayant envoyé ses clients aux Caraïbes pour quelques centaines demarks vienne à faire faillite et tout le monde attend de l'État qu'il intervienneet que l'ambassade allemande la plus proche distribue gratuitement les billetsde retour. Bref les peurs allemandes sont motivées par le souvenir collectifde 1933/45 autant que par l'incapacité de vivre, au-delà de l'instant, avec lesentiment d'une dimension historique aussi bien dans la vie privée que danscelle de la nation. Cela éclaire le fait que ces peurs ne se confondent pas,pour une partie au moins, avec les névroses qui ont coutume d'apparaîtredans les sociétés aisées.

Une géographie de la peur

Et pourtant on ne peut prétendre que la société allemande soit, dans sonensemble, une société anxieuse. Force est en effet de constater plus de peursdans le camp des Sociaux-démocrates et chez les Verts que dans celui desconservateurs où la CSU y fait d'ailleurs meilleure figure que la CDU. Plus depeurs donc dans les milieux sociaux-démocrates et alternatifs de Hambourg,de Brême et de Berlin qu'en Bavière. On peut en outre faire une distinctionentre les gens qui travaillent dans le secteur public et les professions libérales,les managers et les indépendants. Ces derniers ont, en Allemagne, certaine-ment moins peur que ceux à qui l'État garantit un emploi. Enfin, les protestantssemblent avoir plus peur que les catholiques, ce qui fait comprendre que l'ori-gine des névroses allemandes est profondément ancrée dans l'histoire et levécu collectif du pays et qu'il faut donc probablement remonter dans larecherche des explications jusqu'à la rupture de l'unité de l'Église lors de laRéforme et à la Guerre de Trente ans. Le rôle particulier que les Allemandstiennent en Europe de l'Ouest pour ce qui est de leurs peurs représente unproblème latent. Le Chancelier actuel a habilement réussi jusqu'à présent àne pas toucher à ce problème fondamental. Les peurs allemandes, l'hystérieallemande ont d'ailleurs été en partie responsables de l'échec politique de Hel-mut Schmidt en 1982. Il est significatif qu'il ait évoqué ce problème dans son

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discours d'adieu devant le Bundestag. (1) Significatif aussi que son successeurn'ait plus jamais osé, après le réarmement atomique (1983) où il fut soutenupar le président François Mitterrand, imposer une lourde charge au pays. D'oùégalement, après 1989, après l'unité allemande, l'absence d'un discours dutype « du sang, de la sueur et des larmes ». Kohl connaît bien ses ouailles.

L'observateur peut ainsi s'inquiéter de ce que les Allemands n'aient pas tirémeilleur parti de l'événement heureux que représente la réunification alleman-de. Ils s'étaient résignés à ce que leur pays soit divisé en deux États ; aucontraire des Français après la perte de l'Alsace-Lorraine en 1871, ils étaientmême prêts à faire définitivement leur deuil de l'autre partie du peuple alle-mand. L'euphorie résultant de ce cadeau de l'Histoire survenant après lacatastrophe à laquelle avait abouti la première moitié du siècle s'évanouit rapi-dement. Et le coût de l'unification ne cessant de croître, une morosité grises'installa bientôt qui pourrait bien prendre les formes plus radicales si lescharges venaient encore à augmenter.

Il manque à ce pays le don de la légèreté, la capacité de se réjouir et, en finde compte le don de tenir bon ensemble pour se donner du courage en périodedifficile. La société allemande, et celle de l'Ouest plus encore que celle de l'Est,est une société de cœurs solitaires. Que viennent à se déployer, dans un telenvironnement, des peurs et des tourments, cela va de soi. Il revient donc auxAllemands eux-mêmes de considérer leurs problèmes comme relativementsolubles dans le contexte de la globalisation et de la communication univer-selle. Sans quoi, l'on se retrouvera un jour dans ce « Sonderweg » que l'onredoute tant et dont on sait qu'il a conduit le pays au malheur. ■

(Traduction : Marie-Lys Wilwerth)

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(1) La chute de Helmut Schmidt est due en partie à la montée massive du mouvement de la paix et le refusd'une grande partie du SPD de suivre « son » chancelier sur la question du réarmement atomique face à l'Unionsoviétique, réarmement que Schmidt jugea absolument nécessaire. (N.d.l.R.)

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L'ALLEMANDVEUT QU'ON L'EFFRAIE

es Allemands, à quelques exceptions près, sont peu capables de réussirdans tout ce qui exige de la souplesse et de l'habileté. Tout les inquiète,tout les embarrasse – écrivait Germaine de Staël. Si, deux cents ans

plus tard, ce trait du caractère allemand est moins manifeste, il n'a pas pourautant totalement disparu. Les peurs sont fréquentes chez les Allemands, et ilsaiment avoir peur. L'expression « les Russes arrivent », par exemple, fit sonapparition pendant la Guerre froide et provoqua une peur légitime à l'Ouest dansles années d'après-guerre. Mais elle a survécu au « rideau de fer » et continueà effrayer quelques Allemands, bien qu'il s'agisse maintenant de la « mafiarusse » qui, certains le prétendent, est déjà arrivée. Livres, articles, films et docu-mentaires se vendent comme des petits pains. On y retrouve toujours les mêmeshistoires et leurs auteurs ne se donnent même pas la peine de chercher lamoindre preuve. Prenons un exemple frappant : on découvre 360 grammes deplutonium dans un avion reliant Moscou à Munich. On met la main sur les cou-pables et, bien qu'ils soient colombiens, tout le monde immédiatement pointedu doigt la « mafia russe » dont le Chancelier lui-même critiqua les agissements.L'enquête parlementaire dure depuis deux ans déjà et, tout comme la procédurejudiciaire à Munich, elle apporte la preuve que si des Colombiens, des Espa-gnols, des Allemands, des membres du BND (Bundesnachrichtendienst = l'équi-valent de la DST), de la police bavaroise et d'autres sont effectivement impliquésdans cette contrebande, on n'y trouve pas un seul Russe. Mais le résultat estque les Allemands incriminent l'épouvantable « mafia russe », en l'accusant defaire du trafic de plutonium. Quoi qu'il arrive, la « mafia russe » est responsable.Un Aussiedler (rapatrié allemand « ethnique »), de Moldavie qui plus est, assas-sine quelques prostituées à Francfort et tout de suite on s'écrie : c'est la « mafiarusse ! » D'ailleurs, pour les Allemands, tout ce qu'il y a de désagréable et d'ap-paremment dangereux ayant trait aux rapatriés est « russe », notamment parceque pour le peuple, les rapatriés tardifs, Allemands ethniques sont assimilés àdes… Russes. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi : en Allemagnecomme dans le reste de l'Europe, le mot « russe » a toujours supplanté le mot« soviétique » en éveillant la peur. Aujourd'hui, l'URSS n'est plus, mais ce sontles Russes qui ont le lourd « héritage » à porter. (1)

Le « danger russe » n'est cependant qu'une partie d'un danger plus vasteencore qui, selon certains Allemands, vient des étrangers en général – en qui

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(1) Sur la peur des Russes en Allemagne, voir également ci-dessous l'article de Tania Bezimensky en p. 61.

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ils voient des concurrents et des criminels. Se souvient-on encore de la véhé-mente discussion qui eut lieu dans les années 89/90 lorsqu'il ne fit plus dedoute que le rideau de fer allait s'ouvrir ? Beaucoup d'Allemands s'interro-geaient alors avec angoisse sur ce qui allait advenir si des millions d'habitantsdes États « ex-socialistes », ayant désormais la possibilité de voyager,venaient affluer en Europe pour y trouver une vie meilleure. Il n'en fut rien. Etpourtant la peur des criminels étrangers demeura. Pourquoi ? Les statistiquesdu ministère de l'Intérieur n'ont cessé d'être interprétées comme si les étran-gers étaient seuls responsables de l'accroissement de la criminalité. En yregardant de plus près, on se rend pourtant compte que ces statistiques nesont pas tout à fait exactes : c'est dans le domaine des « activités criminelles »que les étrangers ont en effet une part importante ; et que seuls ou à peu prèsils peuvent devenir actifs : franchissement de frontières, utilisation de docu-ments falsifiés ou contrefaits. Il serait intéressant d'essayer d'analyser descrimes comme la contrebande. Il est vrai, en effet, que ces crimes-là neseraient pas possibles sans les étrangers, mais les clients et les utilisateursde contrebande – qu'il s'agisse de drogues, d'hommes ou de voitures, peuimporte – ne sont en général pas condamnés et n'entrent pas non plus encompte dans le calcul des statistiques. Autrement dit, s'il n'y avait pas unedemande avant tout « indigène », les étrangers n'introduiraient pas de mar-chandises en contrebande. Et si l'on compare les chiffres des actes de violenceet des vols, les Allemands y sont beaucoup plus nombreux que les étrangers.

Qui dit assurance, dit danger

Si les Allemands ont une si grande peur de devenir victimes de la criminalité,c'est en partie les journalistes qui en portent la responsabilité. Ils créent uneatmosphère : où l'on attend le crime. La concurrence et la demande favorisentune chasse en règle aux événements sanglants, ce que rendent possible lestechniques modernes de communication. Rappelez-vous il y a quelquesannées la tension avec laquelle vous avez suivi les interviews en direct que« nous » avions réalisées des meurtriers de Gladbeck ; ou bien encore la façondont nous avons poursuivi, au côté de la police (dont nous gênions plutôt le tra-vail) deux preneurs d'otages à travers toute l'Allemagne. Rappelons-nous com-ment les animateurs de télévision ont traîné les paparazzi dans la boue tout enn'ayant aucun scrupule à utiliser des clichés pris avec des caméras dissimu-lées ; et aussi avec quelle affliction les animateurs nous ont relaté la tragédiede Louxor en regrettant très fort de ne pouvoir nous montrer les images du mas-sacre. Les compagnies d'assurances éveillent sûrement elles aussi la peur desAllemands en proposant sans cesse de nouveaux contrats à leurs clients. Onne peut pas alors s'empêcher de penser, et les Allemands plus encore que n'im-porte qui d'autre : qui dit assurance dit danger ; si les offres sont plus nom-breuses, c'est donc que les dangers sont devenus plus grands.

Les débats permanents sur la criminalité engendrent ainsi, chez les Alle-mands, une autre forme de peur, la peur du gouvernement et du pouvoir. Les« responsables » de cette autre crainte sont le plus souvent des médias de

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gauche. En ce moment, par exemple, avec en arrière-plan les discussions surla criminalité en Allemagne, les médias sont nombreux à parler du fait qu'il fau-drait sous peu appliquer en Allemagne les principes de la police de Chicagoqui agit « avec la tolérance zéro » et que l'ordre s'en trouverait rapidement réta-bli. Les gens de la gauche reconnaissent que le taux de criminalité est tropimportant, mais ils insistent en même temps, d'un point de vue juridique, surle caractère douteux des méthodes utilisées par la police de Chicago. Et enfin de compte, l'Allemand moyen a plus peur encore. Et à ce moment précison lui parle des ordinateurs d'EUROPOL qui, dans un avenir proche, emma-gasineront sans aucun contrôle des données personnelles non seulement descoupables, mais aussi des victimes. On fait ainsi naître l'impression que lescollaborateurs d'EUROPOL voudront remettre de l'ordre en Europe de lamême manière qu'au siècle dernier les shérifs américains dans le far-west. Enréalité, personne ne parle encore de la manière dont EUROPOL sera organiséà l'avenir. Et personne non plus ne souhaite apparemment le savoir. L'Alle-mand veut qu'on l'effraie. Sinon, pourquoi se délecte-t-il à regarder les maga-zines de télévision qui révèlent que chaque poisson vendu en Allemagne estinfesté de vers, que chaque bifteck est porteur de la maladie de la vache folleet chaque saucisse de la peste porcine ?

Tout un ensemble de peurs est lié aussi au travail et à la concurrence. Et làencore, les étrangers ne jouent pas le dernier rôle. Selon l'opinion d'une gran-de partie des Allemands, les étrangers – émigrants politiques, réfugiés, rapa-triés tardifs – leur prennent des emplois et les aides sociales. Moi-même je mele suis entendu reprocher par des marchands ambulants allemands qui meproposaient une marchandise que je refusais d'acheter. Mais si dans lesusines, à la chaîne, sur les chantiers, on trouve tellement d'étrangers (plus pré-cisément de gens qui proviennent d'autres pays), c'est qu'ils sont le plus sou-vent les seuls à accepter les travaux pénibles. Les Allemands, d'une part, s'élè-vent contre l'embauche d'étrangers, mais d'autre part, ils n'acceptent pas poureux-mêmes les emplois que prennent les étrangers. Un paysan a raconté qu'ilavait essayé, au moment des récoltes, d'embaucher des chômeurs allemandsplutôt que des Polonais. Il proposa vingt emplois. Cinq Allemands se montrè-rent intéressés, mais aucun d'entre eux ne prit le job. Mais pour embaucherun étranger – disons un Russe – un commerçant et même un paysan doiventapporter la preuve écrite à l'Office du travail qu'ils n'ont pu trouver, pour occu-per l'emploi, ni un Allemand ni un ressortissant de la Communauté Européen-ne, ni encore un étranger installé depuis longtemps en Allemagne. Le tempsde fournir la preuve, et la récolte est perdue depuis longtemps !

Ce qui éveille la plus grande peur, ce qui est le plus déplaisant en Allemagne,c'est cette mauvaise volonté des Allemands à s'adapter aux circonstances, leurtendance à se démarquer de ce qui est étranger et donc désagréable. Si je n'aipas honte d'être un étranger en France ou en Italie, ce n'est pas le cas en Alle-magne. Dans l'ensemble on sent que l'Allemand d'aujourd'hui est en bien despoints identique à celui que Madame de Staël dépeignait il y a deux siècles. ■

(Traduction : Marie-Lys Wilwerth)

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PEURSET IDENTITÉ NATIONALE

Dans cette deuxième partie les articles sont consacrés aux peurs qui sont plusspécifiquement reliées à la question de l'identité nationale. Face à l'histoireallemande, face à l'étranger, face à l'Europe, entre Allemands, les contribu-tions qui suivent tentent d'analyser quelles sont les peurs qui apparaissentdans ces domaines et comment elles s'y articulent.

UNE PEUR DE L'ÉTRANGER,SPÉCIFIQUEMENT ALLEMANDE ?

n novembre 1992, un incendie criminel à Mölln en Holstein a causé lamort de cinq personnes « étrangères » dont deux enfants. En avril1993, un autre incendie criminel, à Solingen cette fois, a tué toute une

famille turque. A la suite de ces exactions en nombre, accrues depuis la réuni-fication des deux Allemagnes, les murs de Kreuzberg à Berlin se sont couvertsde portraits de jeunes Turcs, victimes d'actes racistes. Les rassemblementsformels ou informels dans le cadre des associations ou de rencontres sportiveset autres ont pris le pli de commencer par une minute de silence à leur mémoi-re. Des numéros spéciaux des magazines bilingues édités par les Turcs enAllemagne à cette période ont porté sur le racisme, énonçant la chronologiedes actes de violence, ainsi que les noms des leurs victimes. Certaines asso-ciations extrémistes comme les « AntiFa » ont appelé à une revanche, tandisque d'autres plus modérées ont distribué des tracts pour inviter les Turcs àrompre le silence et à agir, d'autres encore ont organisé des débats où ilscondamnent la passivité de la classe politique et l'inefficacité de la police vis-à-vis des auteurs de telles violences et ont tenu l'État allemand pour respon-sable des vagues de xénophobie. Une partie de la population allemande s'estmobilisée contre le racisme en se réfugiant derrière les vieux symboles afind'alarmer la classe politique du péril qui les touchent tous. Quant à l'opinioninternationale, sensible au passé de l'Allemagne encore présent dans lesesprits, elle s'est interrogée sur le retour du « démon allemand ».

Faut-il penser qu'il s'agissait là d'une des conséquences immédiates – et dela crainte qu'elle ne se maintienne à long terme – de l'unification qui, pour cer-

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Page 19: DOCUMENTS TOUTES SORTES DE PEURS DOSSIER€¦ · TOUTES SORTES DE PEURS Tandis que la majorité des articles de ce dossier traitent chacun d'une peur particulière, les contributions

tains, s'apparentait à la réalisation d'un vieux rêve allemand : un pas vers laGrande Allemagne. Ou faut-il surtout voir dans ces événements un décalageentre une classe politique aux prises avec la gestion difficile des problèmeséconomiques et sociaux nés de l'ouverture de l'Est, et la société déçue parl'unification, déçue par le mythe de l'unité du peuple allemand ? De fait l'uni-fication, dans ses débuts, avait rendu le fossé entre les populations de l'Estet de l'Ouest plus visible et les frustrations plus grandes. D'où la violence decertains jeunes contre Turcs, Juifs, Tziganes, supposés être encore plusexclus qu'eux, comme s'ils cherchaient à atteindre, par ces actes racistesspectaculaires, un point sensible en Allemagne qui n'a pas encore entièrementcicatrisé les plaies du nazisme. Ou encore faut-il qualifier le racisme de « phé-nomène allemand » et vice-versa, c'est-à-dire attribuer à l'Allemagne unecaractéristique structurelle que serait le racisme ? Autrement dit y a-t-il unepeur spécifiquement allemande de l'étranger ?

Le racisme n'est certainement pas propre à l'Allemagne. Le rapport annuel desDroits de l'Homme fait état des actes xénophobes partout en Europe, et deleur accroissement chaque année. La présence des « étrangers » ou des« immigrés », selon la terminologie en Allemagne et en France, est source detension dans les sociétés industrielles et se manifeste par toutes sortes de vio-lences : violence urbaine, violence politique, violence linguistique. Elle suscitepartout les peurs collectives, la méfiance et le rejet. Ce sont précisément à tra-vers ces thèmes que l'immigration et la présence des étrangers se trouventplacées au cœur des débats et constituent un enjeu important dans les paysoccidentaux, conduisant à une « universalisation de la peur de l'étranger ».

L'universalisation de la peur se traduit d'abord par une contamination linguis-tique. Malgré le poids des traditions qui les rend intraduisibles, des mots et desconcepts transposés d'un contexte national à l'autre animent les débats publicset font de l'Étranger la cible des médias et de l'opinion. Les États réagissentau nom de la démocratie, adoptent des politiques qui récusent ou condamnenttout acte raciste, allant même à certains égards à contre-courant des conceptsqui font leur spécificité nationale dans la désignation de l'Autre. Malgré les dif-férences dans la représentation des traditions politiques et dans la définitionde la nation qui pourtant servent de fond rhétorique, des sentiments similairesd'un pays à l'autre conduisent donc à une convergence des politiques. Maisles politiques, malgré leur approche pragmatique qui met en évidence leurcapacité d'adaptation à l'environnement social, reflètent aussi les limites éta-blies par les lois.

En comparant la France à l'Allemagne dans l'attitude vis-à-vis de l'Étranger,nous essaierons de voir les limites dans les ressemblances et les différencesqui rendent, en fin de compte, chaque cas spécifique. La France et l'Alle-magne, deux pays présentés souvent comme deux « idéal-types » de la nationet de la citoyenneté, vivent pourtant les mêmes transitions à savoir le passaged'une immigration transitoire à une immigration permanente et avec les mêmesdouleurs, ce qui conduit à un rapprochement politique entre les deux pays. Ilss'appuient tous les deux sur une idée de libéralisme visant à réduire les inéga-lités sociales notamment lorsque celles-ci renvoient en même temps à une dif-

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férence culturelle. Pourtant, cette espèce d'alignement n'empêche pas que laréalité propre à chaque société transparaît à travers les « négociations d'iden-tité » dans la définition de l'autre comme celle de la nation. (1)

L'Étranger dans les mots

En France et en Allemagne, immigrés, étrangers ; islam, islamisme,intégrisme ; ghettos, groupes ethniques, communautés, … sont autant de motset de concepts qui se déplacent dans le temps et dans l'espace sans se sou-cier, selon l'expression de Michel Foucault « des marques de leur mémoireancestrale ».

En France, vingt ans après la décision d'arrêt de l'immigration on parle toujoursde l'« immigré ». L'article 6 de l'ordonnance du 2 décembre 1945 définit l'im-migré comme « l'étranger qui s'installe sur le territoire national au-delà d'unedurée de trois mois, de façon continue pour une période indéterminée ». (2)Cette définition ne mentionne pas son statut social, mais par un commun accordnon dit, tout le monde sait qu'il s'agit d'un travailleur. En Allemagne le travailleurest « invité », c'est un Gastarbeiter. Cette appellation qui lui donne un statutlégal met en évidence non seulement la durée limitée du séjour mais aussi laraison de l'invitation. Aujourd'hui, le terme « immigré » est en France de plusen plus utilisé pour souligner l'aspect conflictuel de la présence étrangère. Satraduction en allemand Einwanderer, introduite récemment par les sociologuesdans le vocabulaire consacré à l'immigration, au lieu de Gastarbeiter, apparaîtplutôt comme une mise en cause de la présence durable des invités.

Car le débat officiel allemand insiste sur le fait que « l'Allemagne n'est pas unpays d'immigration ». Les termes attribués à l'Étranger varient avec le tempstout en maintenant son identité « étrangère ». De Gastarbeiter, ils deviennentAusländer, des étrangers et, dans les années 1970, des ausländische Arbeiter,des travailleurs étrangers ou parfois des Einwanderer, immigrés, et non plussimplement Gäste, des invités. Faut-il les considérer maintenant comme immi-grés, ou minorités, ou les deux : Einwanderungsminorität, minorité immigréeformule qu'emploie Daniel Cohn-Bendit, conseiller municipal de Francfort, etresponsable des « Affaires multiculturelles » de la ville ? Ou bien faut-il leuraccorder, du moins au niveau du discours, un statut de citoyen, pris dans lesens d'individus qui participent à la vie de la cité, et les nommer « ausländischeMitbürger », des concitoyens étrangers, des citoyens sans l'être.

En France l'immigré ne paraît plus avoir une nationalité précise. Le terme ren-voie surtout à une représentation et non pas nécessairement à la réalité socia-le ; il se réfère désormais presque automatiquement à une personne appar-

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(1) R. Kastoryano, La France, l'Allemagne et leurs immigrés. Négocier l'identité, Paris, A. Colin, 1997.(2) Cité par Patrick Weil, La France et ses étrangers. L'aventure d'une politique de l'immigration, 1939-1991 ;Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 62.

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tenant au groupe le plus « visible » : Nord-Africains – d'origine, conservant oupas l'une des nationalités maghrébines, peu importe. Pourtant dans les faitset dans le droit l'accès à la citoyenneté fait de l'immigré un Français. Maisdepuis les années 1980, l'« origine » devient un critère d'identification et deperception dans le langage courant. Qu'elle se réfère à une nationalité anté-rieure lorsqu'il s'agit d'un nouveau citoyen, ou bien à l'appartenance à une tra-dition religieuse (protestante, juive ou musulmane), la référence à l'origine sug-gère la persistance d'une identité ethnique ou religieuse, d'où le « problèmeimmigré ». En Allemagne, le Ausländer reste Ausländer et il est presquenécessairement turc. Non pas seulement à cause du nombre des ressortis-sants turcs, mais à cause de leur représentation dans l'imaginaire collectif, lesTurcs sont repérés comme les responsables du « problème de l'immigration » ;problème spécifiquement turc en Allemagne : Türkenproblem.

Des deux côtés du Rhin, l'immigré jadis arrivé ou invité pour participer à lareconstruction économique des pays est perçu aujourd'hui comme encombrant.Les métaphores utilisées attirent l'attention de l'opinion publique sur des limitesde l'acceptabilité : un seuil à ne pas franchir, le « seuil de tolérance » en France.Cette expression sortie de la plume d'un expert dans la rédaction d'un rapportsur la politique de relogement à Nanterre en 1964, avait d'abord une fonctionde « repérage ». Mais très rapidement le « seuil » s'étend des limites d'un quar-tier aux frontières nationales. La « tolérance » attribué aux habitants du quartierest projetée sur la classe politique dont le discours anticipe « l'exaspération »imaginée de l'opinion publique vis-à-vis de l'immigration.

En Allemagne, la croissance économique et les « Trente glorieuses » étanttrop récentes dans les mémoires collectives, c'est dans le passé plus lointain,notamment dans les crises politiques nationales que l'imagination paraît puiserses ressources, lorsque les débats publics font réapparaître un vieux conceptÜberfremdung (mot à mot – se faire dépasser par les étrangers). La sociétéallemande serait donc « submergée d'éléments extérieurs ». Ce terme utilisépendant le XIXe siècle, référence aux Polonais ethniques installés dans laPrusse de l'Est, trouve un champ d'application dans la première enquête empi-rique de Max Weber en 1892-1893 sur l'évolution sociale et économique duNord-Est prussien. Aujourd'hui cette image gravée dans la mémoire collectiveexprimée réapparaît avec l'arrivée massive des demandeurs d'asile (Asylant)sans oublier les étrangers ordinaires (Ausländer), dont la présence est imagi-née comme un flot : Ausländersschwemme (ce qui peut être traduit comme leflot ou la marée des étrangers). L'Allemagne est décrite comme un navirebondé : Das Boot ist voll.

Ainsi, rien que de l'usage du terme « immigré » et de ses connotations, décou-lent de multiples compléments que les discours lui attribuent. Cela montre com-ment le glissement vers un débat visant une population particulière fait de cettepopulation la cible des médias et de l'opinion et situe l'immigration dans unchamp de bataille où les mots entrent en guerre.

Une telle guerre verbale autour de l'immigré ou de l'étranger met en évidencele malaise social des pays importateurs de main-d'œuvre étrangère, dont les

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autochtones ont tendance à rendre responsables les étrangers juridiquementdéfinis, ou perçus comme tels. Des banlieues, des enclaves ethniques, desghettos, tous ces espaces où se trouvent combinées l'étrangeté et la pauvreté,où le chômage des jeunes dépasse de loin les moyennes nationales, sont pré-sentés comme les lieux de conflit entre la société civile et les Forces de l'Ordre,entre les générations et les cultures, entre les institutions nationales, localeset communautaires. En France, le malaise s'est cristallisé sur le phénomènede banlieue. En Allemagne, les actes racistes renferment progressivement lesressortissants turcs dans une structure de « communauté de minorité », vécuecomme le seul moyen pour revendiquer des droits, comme aux États-Unis.Cela engendre d'autres tensions dues à la perception de l'Autre comme inas-similable. En France c'est le Musulman et, en Allemagne c'est l'Étranger quicristallisent le plus la référence à l'Autre. Cette catégorie « n'obéit » pas auxrègles de la laïcité en France, valeur fondamentale de la République ; et enAllemagne, elle ne fait pas partie du « nous » allemand. En tout état de causeet dans les deux cas les mots « Musulman » et « Étranger » apparaissent enfait comme synonymes.

En bref l'évolution de la terminologie en France et en Allemagne dénote unetendance à l'uniformisation des discours et de la façon dont ils sont véhiculés.Le débat sur l'immigration s'installe de la même façon dans la quotidiennetépolitique des deux pays. S'agit-il d'universalisation ou de contagion linguis-tique, ou bien de stratégies politiques convergentes ?

Étrangers dans les politiques

Aussi bien en France qu'en Allemagne, les années 1980 marquent un tournantdans les politiques d'immigration ou d'intégration ainsi que dans l'attitude despopulations concernées dans les deux pays. En France, il est question « dudroit à la différence » accompagné de la libéralisation de la loi sur les asso-ciations pour les étrangers en octobre 1981 au moment où la gauche revientau pouvoir. Concrètement cela consiste à inciter les migrants à s'organiser enassociations définies comme « un canal particulièrement efficace par sa sou-plesse pour la mise en œuvre de l'action sociale dans le cadre de la politiquedéfinie par les pouvoirs publics ». (3) Le Fonds d'Action Sociale (FAS), prin-cipal pourvoyeur de moyens financiers pour les activités sociales et culturellesdes associations, double ses crédits d'intervention en francs courants de 1980à 1983 pour obtenir 2.300 organismes en 1983 au lieu de 500 trois annéesauparavant. (4) Le but déclaré est de « créer des relais » pour faciliter l'inté-gration des populations immigrées.

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(3) Débats à l'Assemblée Nationale, le 29 décembre 1981, p. 125.(4) M. Yahiel, « Le FAS : question de principe ». Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 4, n° 1et 2, 1988.

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En Allemagne également vers la fin des années 1970, de nombreux rapportssur les « travailleurs invités », aussi contradictoires qu'ils puissent être, s'ac-cordent sur un fait : les étrangers « sont là pour rester ». Même si l'Allemagnen'est toujours officiellement « pas un pays d'immigration », il faut prendre desmesures pour assurer l'intégration sociale et économique des étrangers. En1980 est créée la fonction de Commissaire pour les étrangers : Ausländer-beauftragte der Bundesregierung. Cette institution du Gouvernement fédéraljouit d'une liberté d'action. Sa priorité est d'aider les étrangers à créer leurspropres organisations (Selbsthilfe - s'aider soi-même). Équivalent du FAS enFrance, ce service finance les projets présentés par des associations décla-rées d'utilité sociale, c'est-à-dire autour d'activités communes, notamment desactions destinées à rassembler les jeunes étrangers, quelle que soit leur natio-nalité, et des Allemands. Le propos est d'ouvrir la vie des Turcs vers l'extérieuret de renforcer leurs solidarités à l'intérieur de leur communauté avec l'espoirde faire mieux connaître les étrangers à la société globale et de les faire accep-ter par l'opinion publique.

Les actions entreprises par les populations immigrées elles-mêmes se rappro-chent elles aussi. En effet, aussi bien en France qu'en Allemagne, les asso-ciations définies comme des relais de solidarité cherchent à faire connaître oureconnaître une identité culturelle. En France, les communautés de fait qui seconstituent dans les quartiers se formalisent et s'institutionnalisent à traversdes associations qui se situent face à l'État en vue de revendiquer des droitsspécifiques. En Allemagne, dans les mêmes années, par mimétisme synchro-nisé ou contagion politique, les associations turques font leur apparition surla scène publique. Ces associations régies par une loi de 1964, d'après laquel-le « tout groupe même formé d'étrangers peut s'associer légalement à condi-tion de ne pas nuire à l'ordre public ni aux intérêts économiques de la Répu-blique fédérale », aspirent, comme en France, à définir une identité qui se veutcollective, à dessiner ses frontières, à créer de nouvelles solidarités. Cela s'ac-compagne de discours de militants associatifs sur le non-retour, sur l'installa-tion permanente et sur la nécessité, dès lors, de revendiquer des droits poli-tiques. Ils créent dans ce but, des groupes de travail pour orienter le débat surl'immigration, les conditions de séjour, les lois sur la naturalisation.

Ainsi, les deux pays mettent en œuvre des mesures protectionnistes en vuede définir les moyens de vivre avec « leurs » étrangers. Pour les États, les res-sources mises à la disposition des populations immigrées ou étrangères vontd'abord dans le sens de l'égalité de traitement et de l'égalité de droit commeprincipes fondamentaux de la démocratie. Une intégration sociale conçue etorientée vers les étrangers en Allemagne, une intégration sociale exprimée enterme de solidarité nationale en France, se rapportent au même phénomène :immigrés, étrangers, ou tout simplement corps étranger dans les « structuresmentales ». (5)

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(5) J'emprunte l'expression à P. Bourdieu in La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1994.

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Étrangers dans les lois

Il reste que les structures mentales et institutionnelles traduisent elles-mêmesl'idéologie et les traditions héritées des histoires nationales. Malgré des poli-tiques convergentes vis-à-vis de l'immigration en France et en Allemagne,malgré les transferts de méthodes et de terminologie qui se justifient au nomde l'universalisation, des mots se rapportant à l'histoire nationale et à sesreprésentations demeurent souvent intraduisibles. En effet alors qu'il estquestion de « politique d'intégration » en France, les rapports officiels alle-mands se réfèrent à Ausländerpolitik, pour exprimer des dispositifs similaires,de même qu'en Allemagne les propositions de modification de la législationsur la nationalité s'intègrent dans le concept général d'une loi sur les étran-gers, Ausländergesetz.

Ces expressions mettent en évidence la différence principale entre la Franceet l'Allemagne : les lois qui régissent la citoyenneté dans les deux pays – unedifférence qui renvoie directement à la confrontation entre le droit et les iden-tités, celle de la nation et celle de l'Étranger. La loi sur la nationalité en Francese veut attachée à la tradition républicaine qui se traduit par « l'incorporationdes enfants d'étrangers nés en France à la communauté civique… au nom del'égalité et de l'universalisme ». (6) L'attribution et l'acquisition de la nationalitéfrançaise combinent le droit du sol et le droit du sang. Dans les faits le poidsde l'un et de l'autre varie en fonction des besoins démographiques ou militairestels que le montrent les différentes lois promulguées depuis 1889 et qui ontdans l'ensemble comme objectif de « poursuivre parallèlement l'assimilationde droit et de fait d'étrangers immigrés ». (7) Le droit actuel remonte à l'ordon-nance de 1945 et le Code de la Nationalité (qui ne fait pas partie du Code civil),avec des variations récentes comme l'introduction du critère de la volonté dela part des enfants nés en France, critère proposé par la Commission desSages instituée pour réformer le Code de la nationalité en 1986-1987, et misen application par les lois Pasqua en 1993.

En Allemagne, le principe de base de la nationalité demeure fondé sur l'appar-tenance aux ancêtres communs transmise par le droit du sang (jus sanguinis).Une telle définition de la nationalité avait posé un problème à la fois conceptuelet pratique à la création de l'État unifié de 1871, dans la mesure où les nouvellesfrontières de l'Empire provoquaient un croisement des concepts de peuple etde territoire. La « petite » Allemagne excluait de la nation les étrangers vivantsur son territoire et incluait en principe mais non juridiquement les Allemands« ethniques » qui vivaient en dehors de son territoire. Comme le rappelleRogers Brubaker, il en a résulté deux formes de citoyenneté : l'une politique,correspondant au territoire, l'autre spirituelle et ethnique, fondée sur lesancêtres communs. Mais une loi adoptée en 1913, « sur l'appartenance à l'État

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(6) R. Brubaker, Citizenship and Nationhood in France and Germany, Harvard University Press, 1992, G. Noiriel,Le creuset français, Paris, Le Seuil, 1987 (cités par le « Rapport Weil », La Documentation Française, 1997).(7) Etre Français aujourd'hui et demain, tome 2, p. 27.

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et à l'Empire », a renforcé l'aspect ethnique de la citoyenneté, en permettantaux Allemands vivant en dehors des frontières de garder la nationalité alleman-de et en rendant difficile la possibilité d'accorder la nationalité allemande auxétrangers nés à l'intérieur de celles-ci. En 1949, la Loi fondamentale a confirméle principe de la citoyenneté liée à l'appartenance au peuple allemand. L'article116 de ladite Loi, considère comme allemande toute personne d'ascendanceallemande vivant à l'intérieur des frontières de l'ex-Empire.

Le critère d'ascendance qui donne la nationalité apparaît cohérent avec la défi-nition de la nation allemande, comme « nation ethnique ». Das deutsche Volk,le peuple allemand, met en évidence une telle conception de l'appartenanceen inscrivant l'unité culturelle et le caractère organique de la communauténationale dans la définition même de la nation. L'idéologie du peuple(völkisch), comme une idéologie de la pureté (de race) a en quelque sorterationalisé l'expansionnisme allemand et inspiré l'ardeur patriotique. (8) Sedéveloppe ainsi la notion Volksnation, nation du peuple (9), en opposition àStaats(bürger)nation, nation des citoyens qui serait le cas français. (10)

En 1990 cependant une nouvelle Loi sur les étrangers (Ausländergesetz) y atoutefois introduit pour la première fois les critères de socialisation pour lesenfants Gastarbeiter candidats à la naturalisation. D'après cette loi, un jeuneétranger peut obtenir la naturalisation de droit s'il en présente entre 16 et 23ans, s'il réside en RFA depuis huit ans de façon régulière, s'il a fréquenté unétablissement scolaire depuis six ans, dont au moins quatre ans dans un éta-blissement d'enseignement général, et enfin s'il n'a pas commis de délit. Parailleurs le prix de la naturalisation, qui variait entre 3.000 et 5.000 DM, a étéabaissé à 100 DM pour ces jeunes.

En outre, en 1994, une mesure encore plus « avancée » a été annoncée parle nouveau gouvernement de coalition. Elle concerne la troisième générationd'enfants d'origine turque et prend la forme de ce que les responsables asso-ciatifs appellent « la citoyenneté enfantine » (Kinderstaatsangehörigkeit).L'objectif de ce projet de loi était d'abord d'accorder la nationalité allemandeà l'enfant né de parents étrangers, dès sa naissance si l'un de ses parentsétrangers est, lui-même (ou elle-même) né(e) également en République fédé-rale. Cela introduit en somme un « double droit du sol » déjà, sous certainesformes reconnu en France, mais elle s'assortit d'une importante restrictionque le couple marié doit fournir la preuve de sa résidence en Allemagne pen-dant au moins dix ans avant la naissance de l'enfant. De plus, à 18 ans, l'en-fant peut revenir en arrière et faire son choix entre la nationalité allemandeet celle de ses parents. Sans oublier que si l'expression de la volonté se trou-ve privilégiée comme dans les nouvelles dispositions françaises, le choix

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(8) Cf. R. Stackelberg, Idealism debased : from völkish ideology to national socialism, Kent State UniversityPress, Ohio, 1981.(9) R. Brubaker, op. cit., p. 9.(10) Il convient cependant de souligner que la notion d'Allemand ethnique (Volksdeutsch) s'applique essentiellementaux descendants des Allemands émigrés en Europe orientale et en Russie, surtout aux XVIIIe et XIXe siècles.

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d'une nationalité unique s'impose en Allemagne du fait de l'interdiction de ladouble nationalité. (11)

Aussi bien en France qu'en Allemagne dans deux États-nations, c'est en défi-nissant les principes d'appartenance à la nation qu'on détermine le lien desindividus à l'État, où l'identité politique – la citoyenneté – se confond avecl'identité nationale – la nationalité. L'expression de la volonté exigée à présentdans les deux pays traduit incontestablement l'appréhension de la classe poli-tique et de l'opinion publique de voir la nationalité « désacralisée » par une« citoyenneté pour les papiers ».

Les lois et la réalité sociale

Les lois et les politiques auxquelles elles donnent lieu se heurtent cependantà la réalité sociale. Actuellement environ six millions d'étrangers résident enAllemagne, depuis plus de trente ans pour certains, et ils demeurent étrangersen droit. Alors que les individus arrivés en Allemagne à la suite de l'écroule-ment du bloc soviétique et faisant preuve de leurs ancêtres allemands (lesAussiedler) se voient attribuée la citoyenneté de droit, même s'ils sont perçusà la fois par la classe politique et l'opinion publique comme plus « étrangers »que les « étrangers de sang ». Ils sont même suspects en partie d'être à l'ori-gine de « l'hostilité envers l'étranger » (Ausländerfeindlichkeit) accrue depuisleur arrivée, et par conséquent à l'origine de troubles sociaux qui remettent encause les politiques actuelles vis-à-vis des étrangers, tout en poussant cesderniers à se mobiliser pour revendiquer une reconnaissance légale plus avan-cée de leur présence par la citoyenneté. (12)

Pourtant les « étrangers de droit » ne sont souvent plus des « étrangers defait » grâce à leur socialisation dans les institutions nationales, leur insertionéconomique, leur intégration dans les diverses structures existantes. De parleur engagement dans la vie allemande à travers les associations ils ont enoutre développé une « identité de citoyens » qui les inclut au moins partielle-ment dans la société civile. Une identité de citoyen ne fait pourtant pas del'étranger un « spectateur qui vote » comme dit Rousseau : mais un acteur quicherche par son vote à excercer une influence sur l'opinion publique et lesdécisions gouvernementales. Cependant seule la citoyenneté « légale » ouvreun droit de participation plein et entier à la communauté politique.

En Allemagne comme en France, la réalité sociale tend ainsi à bouleverserl'imbrication de la communauté nationale et de la communauté politique. EnAllemagne cependant, le refus persistant d'intégrer formellement d'autresgroupes nationaux ou religieux que les « Allemands ethniques » dans la com-

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(11) Le nouvel Allemand doit fournir la preuve de l'abandon de la nationalité précédente. Il n'empêche qu'enAllemagne aussi les doubles nationalités se comptent par centaines de milliers. (N.d.l.R.)(12) Cependant depuis quelques années la République fédérale exige de la part des candidats au « rapatriementtardif » la preuve d'une bonne connaissance de la langue allemande. (N.d.l.R.)

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munauté politique ne peut que souligner davantage le particularisme de lanation telle qu'elle s'y conçoit.

La double nationalité revendiquée par beaucoup de jeunes Turcs trouve dèslors son fondement dans une logique qui renverrait la nationalité à une identitéet la citoyenneté à un droit qui permettrait précisément de négocier une per-sonnalité morale ethno-nationale construite sur une double référence à lasociété civile allemande, par la résidence durable, avec les droits et les devoirsqui y sont liés, et à la nationalité turque – pour ceux qui s'y reconnaissent –au plan de l'identité, ce qui conduit à la construction d'une minorité nationale.Pourtant, la reconnaisance d'une minorité nationale telle que des Turcs larevendiquent maintiendrait des identités séparées, mais l'absence de citoyen-neté accentue actuellement cette séparation et remet ainsi en cause le fon-dement même de la démocratie. La nationalité fondée sur le droit du sang peutdonc être contestée comme contraire aux principes démocratiques.

Dans l'ensemble la peur de l'Étranger renvoie à la peur de soi en tant quenation. L'Allemagne, peut-être plus que les autres nations européennes, setrouve exposée aux regards de son opinion du fait de son passé qui n'a pasencore entièrement cicatrisé ses blessures. Le maintien d'une conception dela nation où priment les liens de sang à contre courant de tout le chemin par-couru par l'Allemagne dans le domaine de la démocratie depuis la fin de laguerre, suscite et maintient une méfiance quant à ses rapports à l'Étranger surson territoire et en dehors. Même si la violence raciste n'est pas spécifique àl'Allemagne, et se manifeste aujourd'hui sous des formes diverses dans dif-férents pays européens, elle est cependant plus chargée symboliquement enAllemagne et engendre une peur collective plus profonde, et une « retrauma-tisation » selon l'expression de certains Juifs vivant en Allemagne.

La méfiance vis-à-vis de l'Allemagne rejoint en quelque sorte la méfiance quirègne autour de la construction d'une Europe politique, et la peur d'une Alle-magne non démocratique dans la construction d'une « communauté de des-tin » (13) que doit représenter désormais l'Europe. Il faut espérer que cette nou-velle entité politique, plurielle de fait, puisse intervenir plus fermement pourharmoniser les lois sur la citoyenneté, faciliter et accélérer le processus de neu-tralisation des étrangers installés en Allemagne et ailleurs. Même si l'acquisitionde la nationalité allemande ne va pas « changer la couleur de leurs yeux et deleurs cheveux », comme ils disent, pour exprimer qu'ils seraient toujours exposésà des actes de racisme en période de crise, le poids électoral des nouveauxcitoyens pourrait orienter la pratique des partis, les rendre davantage maîtresde leur sort et leur donner voix au chapitre non seulement dans l'espace de l'Étatallemand mais aussi dans une Europe démocratique.* ■

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(13) Tel que l'appelle Edgar Morin dans Penser l'Europe, Le Seuil, Paris, 1988.* Cet article a été écrit en novembre avant le changement de loi concernant le Code de la Nationalité en France.(N.d.l.R.)

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PEURS ALLEMANDESDEVANT L'EURO

epuis son inscription dans le Traité de Maastricht ratifié en 1992 parles États membres de l'Union européenne, la monnaie unique a repré-senté un objet privilégié de cristallisation des peurs multiples et dif-fuses de l'opinion publique allemande.

A mesure que se rapprochait la date « fatidique » de 1999, les positions sesont, dès 1995-1996, raidies davantage, en faisant des années charnières. Le« vrai » débat allemand sur l'UEM commence fin 1995, après le Livre Vert dela Commission européenne sur la mise en place de la monnaie unique en maiet le Conseil européen de Madrid qui fixe en décembre le scénario et le calen-drier de passage à l'euro proposés par l'Institut Monétaire européen : de plusen plus nombreux sont ceux qui, en Allemagne, réalisent que l'UEM aura lieu,et que l'Allemagne pourrait être contrainte d'aller jusqu'au bout du processus,qu'elle le veuille ou non.

Fin 1996, dans un article intitulé « Deutsche Mark : l'abandon dans leslarmes » (1) : Klaus-Peter Schmid résume ainsi la position de la société alle-mande : « Toute la classe politique allemande soutient le projet. Le gouver-nement, bien sûr (...). L'opposition ensuite (...), la Bundesbank (...), l'industrieet les banques aussi. Mais voilà, l'Allemand moyen, lui, ne jure que par le D-Mark. »

Quelques chiffres

Les sondages effectués entre 1992 et début 1997 montrent une stabilité dela proportion d'Allemands refusant d'abandonner le D-Mark, au-dessus de labarre des 60 %.

Ainsi, en janvier 1996, 66 % des Allemands interrogés se déclarent contre l'eu-ro, chiffre qui ne varie guère durant toute l'année 1996. (2)

59% des personnes interrogées en mars 1997 (3) craignent que l'euro n'en-traîne des conséquences négatives si sa mise en place se fait comme prévuen 1999. Dans les nouveaux Länder, 37 % sont radicalement opposés à l'in-troduction de la monnaie unique et 44 % en réclament le report.

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(1) Nouvel Observateur, N° 1673, 28.11-04.12.96.(2) IPOS, Institut für praxisorientierte Forschung, Mannheim, sondage de janvier 1996.(3) Chiffres cités dans Die Zeit, Nr 11, 07.03.97.

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D'une manière générale, une grande majorité des Allemands redoute que l'eu-ro ne soit « pas aussi stable que le D-Mark » : 75 % des personnes interrogéesexpriment cette peur dans un sondage effectué en janvier 1997. (4)

L'analyse de ces peurs spécifiques permet d'une part de mieux comprendreles raisons des réticences d'une importante partie de la population allemandeenvers la monnaie unique, et d'autre part, d'éclairer le débat récent qui s'estdéroulé en Allemagne sur l'UEM, notamment sur le strict respect des critèresde Maastricht et le « Pacte de stabilité et de croissance ».

Les causes

Les facteurs politiques et historiques des peurs allemandes

Un premier faisceau d'explications de ces peurs met en lumière la valeur quasiidentitaire de la monnaie nationale allemande, le D-Mark. Le Chancelier Kohlrappelle souvent dans ses discours et entretiens que les Allemands avaientleur nouvelle monnaie avant d'avoir un hymne ou un drapeau national. (5)

Ainsi que le soulignait Lucas Delattre dans un article du Monde Économie endate du 11 février dernier, par ces peurs, « c'est le patriotisme économique quiparle, l'attachement quasi mystique au DM, symbole du miracle allemand etvaleur refuge de la fierté nationale. »

La mémoire collective de l'hyper-inflation en 1923 et de la réforme monétaireen 1948 qui avaient balayé l'épargne et obligé chaque citoyen à recommenceravec 40 DM en poche a suscité un attachement très fort au D-Mark.

Pour reprendre une terminologie française, le DM est d'une certaine manièrela « valeur républicaine » la plus ancienne de l'Allemagne actuelle. Son aban-don programmé dans le cadre de l'unification monétaire européenne toucheforcément aux nerfs vitaux de l'ensemble étatique et social outre-Rhin.

Par ailleurs l'union monétaire interallemande a rajouté à ces souvenirs collec-tifs le sentiment, chez les Allemands des anciens Länder, d'un sacrifice à tra-vers d'une part le taux de change « politique » d'un mark-est contre un mark-ouest et, d'autre part, les transferts financiers importants effectués vers lesnouveaux Länder.

Or, l'union monétaire européenne présente, en comparaison avec l'unionmonétaire interallemande, un inconvénient supplémentaire non négligeable :en 1990, la conversion du mark-est en D-mark s'était faite sur la base de 1

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(4) Sondage Forschungsgruppe Wahlen, Mannheim, janvier 1997, Bundespresse-und Informationsamt der Bun-desregierung.(5) Cf. Der Spiegel, Nr 42-1997 du 13-10-1997 : « Die Mark muss es klar sehen, war der erste, was die Deutschennach 1945 hatten – noch vor der Gründung der Bundespublik. Sie kam vor der Fahne, vor der Nationalhymne.»

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pour 1 ; en 1998, il s'agira d'obtenir un seul euro en échange de deux D-mark« sonnants et trébuchants », soit aux yeux de beaucoup d'Allemands une« dévaluation » de la monnaie allemande à hauteur de 2 pour 1 !

Pour les 16 millions d'ex-Allemands de l'Est, l'euro est d'autant plus facteurde peur et d'incertitude qu'il obligerait ceux-ci, après seulement dix ans, àchanger de nouveau de monnaie, à s'adapter à de nouveaux calculs, à payerde nouveau avec d'autres billets et d'autres pièces.

Les facteurs socio-économiques des peurs allemandes

Deuxième vecteur d'explication : la situation socio-économique qui prévautaujourd'hui dans l'Allemagne réunifiée.

Avec plus de 4 millions de sans-emploi et un taux de chômage supérieur à lamoyenne communautaire, les Allemands ont de tout autres problèmes quecelui de l'arrivée de l'euro, et ils n'en attendent pas de voie de sortie au chô-mage qui les frappe. Bien au contraire.

En février dernier, 79 % de la population des nouveaux Länder, où le taux dechômage est très supérieur à celui des anciens, craignaient qu'avec l'euro,davantage encore de personnes ne perdent leur emploi.

« Das Argument, dass der euro mittelfristig Arbeitsplätze fördert, ist nicht zuvermitteln », constate Wilhelm von Carlowitz, directeur de la Commerzbanken Saxe (L'argument selon lequel l'euro créerait à moyen terme de nouveauxemplois n'est pas susceptible d'être accepté). (6)

Le débat allemand est donc caractérisé par une angoisse très réelle de l'opi-nion publique de perdre soit la stabilité monétaire soit des emplois encore. Cesentiment n'est pas compensé par les avantages attendus de l'UEM, la peurde la perte étant très présente alors que les avantages apparaissent, pour laplupart, abstraits et lointains.

Le rejet de l'euro est fondé essentiellement sur le sentiment répandu, quoi-qu'erronné, que l'UEM ne sera profitable qu'aux autres pays européens, lesAllemands devant eux « sacrifier » leur D-Mark sur l'autel de l'Europe.

Il en résulte la volonté de se « verrouiller » contre tout risque, contre touteéventualité, préoccupation qui est au cœur du débat sur l'UEM en Allemagne.

Rassurer : maître-mot du débat sur l'euro en Allemagne

Les marges de manœuvre des responsables politiques allemands face à l'at-titude de peur et de méfiance de leur opinion publique envers la monnaieunique étaient très réduites.

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(6) « Wenn die Mark geht », (Si le mark s'en va), article de Klaus-Peter Schmid publié dans Die Zeit, Nr 11 du07-03-1997.

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La campagne engagée sur le thème de l'euro tant par le Gouvernement fédéralque par les milieux économiques et socio-professionnels, a consisté à agir surces peurs par un discours rassurant.

L'objectif : convertir une opinion publique hostile à la monnaie unique en laconvainquant que celle-ci sera aussi forte que le D-Mark, en d'autres termes,que l'union monétaire se fera « à l'allemande » ou ne se fera pas.

Pour le Gouvernement fédéral, cette priorité a consisté, dans le cadre des dis-cussions de l'Allemagne avec ses partenaires européens sur les modalités dela réalisation du passage à la monnaie unique, à obtenir un certain nombrede garanties susceptibles d'apaiser les craintes de sa population.

Certaines de ses garanties étaient d'ailleurs déjà inscrites dans le Traité surl'Union Européenne.

C'est le cas en premier lieu de l'indépendance de la Banque Centrale euro-péenne, conçue sur le modèle allemand, et ayant pour objectif de veiller à lastabilité de la monnaie. (7)

C'est également le cas des « critères de Maastricht », critères fixant un certainnombre d'objectifs précis à atteindre en termes de déficit budgétaire, de niveaud'endettement, de taux d'inflation et de taux d'intérêt afin d'assurer la conver-gence économique et financière nécessaire entre les États membres pour réa-liser l'UEM sur des bases saines et durables.

Le premier axe de la « politique de garanties » menée par le gouvernementallemand conduit à l'exigence, vis-à-vis de ses partenaires européens, d'unstrict respect de ces critères.

Telle est l'explication du vif débat qui a lieu en Allemagne sur le critère des 3 %de déficit budgétaire, que des personnalités comme le Ministre fédéral desFinances Theo Waigel ou le président de la Bundesbank Hans Tietmeyer ontélevé au rang de critère suprême, le « Drei Komma Null » (trois virgule zéro)devant être l'étalon quasi unique auquel l'on allait mesurer la capacité desÉtats membres à participer à la zone euro.

Un deuxième axe de la politique allemande visant à vaincre les peurs de sonopinion publique envers l'euro a conduit à l'exigence de garanties supplémen-taires par rapport au Traité de Maastricht relatives au caractère durable etcontraignant de la discipline budgétaire et financière des États membres dési-reux de participer à la monnaie unique.

Tel fut le sens des négociations menées par l'Allemagne pour obtenir la conclu-sion entre les États membres d'un « Pacte de stabilité et de croissance ». Parce Pacte, signé lors du Conseil européen d'Amsterdam en juin dernier, lesÉtats de l'Union se sont engagés, sous peine de sanctions financières lourdes,

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(7) La décision de fixer le siège de l'Institut Monétaire Européen, embryon de la BCE, à Francfort, peut d'ailleurss'analyser comme l'un des premiers gestes des membres de l'UE destinés à signifier à l'Allemagne l'importanceattachée par ceux-ci à une « gestion monétaire allemande » de la future monnaie européenne.

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à ce que leur déficit public ne dépasse pas, après la réalisation de l'UEM, 3 %du PIB. Ils ont même promis de ramener leurs comptes publics à l'équilibre.

Cette politique de fermeté s'est formulée d'une part dans les fréquentes inter-ventions dans les médias et en public du Président Herzog, du Chancelier Kohlet d'autres personnalités membres ou proches du gouvernement comme KarlLamers ou Theo Waigel (8), et, d'autre part, dans une campagne gouverne-mentale massive en faveur de l'euro, à travers de brochures d'information etencarts publicitaires. Le Gouvernement fédéral a pu compter ce faisant surl'appui de périodiques comme Die Zeit et Capital, la presse écrite est ainsi aupremier plan de la campagne pro-euro (9), de Focus, le Manager Magazin oule journal de placements Börse Online, ainsi que la Frankfurter Rundschaucomptant parmi les organes les plus engagés sur le thème de la monnaieunique.

Dans le camp pro-euro, le Gouverment fédéral a pu s'appuyer également surdes acteurs qui occupent des positions-clés au sein des grandes entreprises,des institutions bancaires et financières et des organisations socio-profession-nelles qui renforcent l'orientation ainsi donnée au débat : l'euro est un bienindispensable, il sera aussi fort que le mark tant que les critères de conver-gence seront respectés de façon stricte et durable (10).

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(8) Même si ce dernier doit en même temps tenir compte des réserves qu'émet son parti, la CSU, vis-à-vis del'euro, c'est un intérêt personnel vital qui lie le ministre des Finances à la monnaie unique. Un échec ou un reportsignifierait pour lui un échec personnel tout court.(9) Le directeur de la publication de la Zeit, l'ancien chancelier fédéral Helmut Schmidt parle de « nécessité géo-stratégique » de l'UEM. Sans prendre de gants, il attaque le président de la Bundesbank, à qui il a reproché demener une politique de barrage.(10) On peut ainsi voir actuellement dans de nombreux magazines allemands deux pages pleines de publicitédu « Bundesverband deutscher Banken » (Association fédérale des banques allemandes) en faveur de la mon-naie unique : Sous le titre « Eine euro-Expertin », une maraîchère de plus de soixante ans au sourire avenanttend au lecteur un sac de pêches avec en légende : « Macht einen euro zwanzig Cents » (Cela fait un euro =20 cents).Sur la page de droite figure un texte-argumentaire clair, répondant de manière rassurante à chacune des peursde la population allemande : (a) l'euro, c'est simple à comprendre ; (b) c'est l'intérêt bien compris de l'Allemagneque de faire la monnaie unique (« Europas Volkswirtschaften wachsen seit Jahrzehnten zusammen. Und jeenger die Europäer kooperieren, desto besser geht es ihnen. Die gemeinsame Währung ist der vernünftigenächste Schritt » - Les économies européennes suivent depuis des décennies un processus de fusion. Plusles Européens coopèrent et mieux ils se portent. La monnaie commune est le prochain pas raisonnable).; (c) lamise en place de l'euro va se faire progressivement, tout au long d'une phase de transition (« damit sich allebequem an die neue Währung gewöhnen können » - Pour que tous puissent s'habituer convenablement à lanouvelle monnaie) ; (d) tout sera fait pour aider chacun à s'habituer aux nouveaux calculs (« die privaten Bankenwerden rechtzeitig Umrechnungstabellen mit Mark und Pfennig sowie Euro und Cent herausgeben, damit jederein sicheres Gefühl für die neue Währung entwickeln kann » - Les banques privées éditeront en temps utiledes tableaux de calcul du change en Mark, Pfennig, euro et Cent afin que chacun puisse développer un sen-timent de sécurité par rapport à la nouvelle monnaie) ; (e) l'euro a le même pouvoir d'achat que le DM (« eshandelt sich also um keine Währungsreform, unsere Währung wird lediglich umgestellt » - Il ne s'agit donc pasd'une réforme monétaire, notre monnaie – simplement – va être disposée autrement) ; (f) (« über die Stabilitätdes Euro wacht die Unabhängige Europäische Zentralbank nach dem Vorbild der Bundesbank ». Sur la stabilitéde l'euro veillera la Banque centrale européenne indépendante suivant le modèle de la Bundesbank) ; (g) onpeut faire confiance à l'Europe pour veiller à la stabilité de la monnaie (« wie streng Europa auf stabiles Geldachtet, lässt sich schon heute beobachten. Noch nie seit dem Krieg gab es in Europa so niedrige Inflationsraten »- Dès maintenant on peut observer à quel point l'Europe veille à la stabilité monétaire. Jamais depuis la Guerreles taux d'inflation n'ont été aussi bas en Europe que maintenant).

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Une opinion qui évolue

La campagne menée par les responsables allemands paraît aujourd'hui porterdoublement ses fruits.

D'une part, de récents sondages concluent à un revirement de tendance desAllemands sur l'euro. Ainsi, la dernière étude de la Fondation Adenauer deBonn (11), indique notamment que le nombre des opposants à l'euro seraitpassé en une année de 63 à 45 %, et que quatre Allemands sur dix se pro-nonceraient désormais en faveur de l'euro.

« Six ans après Maastricht, les Allemands se font à l'idée d'abandonner le D-Mark », titre l'hebdomadaire Focus dans son édition du 11 novembre dernier,qui fait également référence à un autre sondage, effectué au mois d'août parl'Institut de Démoscopie d'Allensbach, et établissant le rapport entre partisanset opposants de l'euro à 55 % contre 45 %.

D'autre part, le chancelier Kohl a réussi à attirer dans le camp pro-euro plu-sieurs personnalités naguère sceptiques. Le Président de la Commerzbank,Martin Kohlhaussen, qui avait longtemps gardé ses distances, se prononcedésormais à part entière pour le projet monétaire européen. De même letabloïd très populaire Bild, qui, après la signature du Traité sur l'Union euro-péenne en 1992, avait mobilisé le peuple contre l'abandon du D-Mark, paraîtavoir modifié sa position.

Mieux encore ! Les partisans de l'euro ont réussi à créer un climat tel que l'op-position à la monnaie commune est devenue politiquement « incorrecte ». (12)Pour éviter d'être stigmatisé de nationaliste, il ne reste, à des hommes commeKurt Biedenkopf qu'une seule voie : ils ne sont pas contre, ils sont pour unreport. Seuls des figures encore marginales (les radicaux de gauche du PDSet les Républicains – extrême droite) se permettent de prendre ouvertementposition contre l'euro.

Cependant l'euro, parce qu'encore largement impopulaire, sera tout de mêmeun bon sujet de campagne électorale et à l'approche des élections de 1998,la coalition gouvernementale pourrait se retrouver sous pression à son sujet.La CDU paraît de l'extérieur plus unie qu'elle ne l'est peut-être, et au sein dela CSU, Theo Waigel est relativement isolé dans le camp des partisans de l'eu-ro. Entre la tentation du populisme et la volonté réaffirmée de Karl Lamers (13)de « n'en pas appeler bassement aux peurs mais d'éveiller et de renforcer desespoirs », la solution de la facilité peut l'emporter chez certains hommes poli-tiques. La majorité de la classe politique paraît toutefois à présent décidée àne pas céder aux sirènes du populisme anti-euro. ■

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(11) Étude reprise par la presse allemande la semaine des 11-17 novembre derniers, basée sur un sondageeffectué sur un échantillon représentatif de 3.500 personnes.(12) Le SPD, qui avait tenté d'exploiter le climat hostile à l'euro pendant la campagne électorale de 1996 auBade-Wurttemberg, a essuyé dans ce Land un revers important.(13) Die Zeit, N° 37 du 05.09.97.

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LES PEURSALLEMANDES-ALLEMANDES

La Peur de l’Autre frère

La métaphore du porc-épic

« Par un froid jour d’hiver, des porcs-épics, en compagnie, se serraienttrès près les uns des autres, pour éviter, grâce à leur chaleur réciproque,de mourir de froid. Bientôt cependant, ils sentirent leurs piquants réci-proques, ce qui de nouveau les éloigna les uns des autres. Mais lorsquele besoin de se réchauffer les amena de nouveau à se rapprocher, cesecond mal se renouvela, si bien qu’ils furent ballotés entre les deuxsouffrances jusqu’à ce qu’ils aient finalement trouvé une distancemoyenne leur permettant de tenir au mieux. »Schopenhauer Parerga et Paralipomena,II, Partie XXXI, Apologues et Paraboles.

Cette parabole est citée par le Freud (1) de 1921 qui ajoute en illustration :« Des groupes ethniques étroitement apparentés se repoussent réciproque-ment, l’Allemand du Sud ne peut pas sentir l’Allemand du Nord. » (2) et « Quede plus grandes différences aboutissent à une aversion difficile à surmonter,celle du Gaulois contre le Germain, de l’Aryen contre le Sémite, du Blanccontre l’Homme de couleur, cela a cessé de nous étonner. »

En effet, l’étranger fait peur, d’autant plus peur qu’il est plus étranger, malconnu, mal compris, mal cerné.

C’est cette peur-là, plus près de l’appréhension que de la panique, qui fait queles porcs-épics, obligés de cohabiter dans des limites géographiques resser-rées avec un autre animal, déploient l’éventail de leurs piquants pour s’assurerun territoire, un Lebensraum qui ne serait pas impérialiste, mais impérieux etdans lequel son instinct lui garantit la survie, le confort, la non-agression sinonla paix de l’âme...

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DANIELLE CASSARD

(1) In Psychologie des foules et Analyse du Moi (1921, pp. 162/163), Petite Bibliothèque Payot, dans la traductionde Pierre Cotet, André Bourguignon, etc.(2) Il n’est pas sûr que la coupure Est/Ouest de presque quarante ans ait transformé plus durablement les men-talités de part et d’autre de la frontière que les caractéristiques historiques marquant de leurs différences régio-nales les populations du Sud et du Nord. On peut consulter avec profit à ce sujet le supplément de Das Par-lament d'avril 1994. en particulier un article intitulé « les différences de mentalité dans l’Allemagne réunifiée »de W. Gebhardt et Kamphausen.

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Il n’y a pas d’exception à cette loi de la nature qui, autant que le désir rap-proche, sépare les espèces et les individus dans leurs frontières qui sont, dansl’idéal, des enveloppes naturelles, épidermiques. On ne baisse les gardesqu’après des tentatives de rapprochement codées, décryptées par l’Autre, etlui offrant assez de garanties d’une intégrité témoignant suffisamment qu’onlui veut du bien d’une façon générale, à court, moyen ou long terme et qu’onne veut en fait que renforcer son intégralité : alors il peut autoriser une visite,voire une pénétration sur son territoitre.

Cette métaphore du porc-épic s’applique de manière ambivalente dans le casdes deux pays allemands : ambivalente selon qu’elle en souligne plus com-munauté ou ressemblance, différence ou attirance. Jumeaux, liés, soudésmême par la membrane poreuse d’une frontière arbitraire puis séparés pardeux histoires distinctes et replacés dans le même espace avec libre circula-tion des individus et des biens, les deux moitiés n'avaient peut-être pas prisla juste mesure de cette séparation, apprécié exactement la distance qui lesséparait.

La valse-hésitation de l’Histoire

En 1989 le Mur s’écroulait avec le bruit qu’on sait. En fêtant (discrètement) la7e année de la Réunification, il n’est pas sûr qu’on ait encore les échos d’unefête dans les oreilles. Il s’agissait de « danser sur le Mur » ou de remettreensemble ce qui devait « croître ensemble » (zusammenwachsen) selonl’expression de l’ancien chancelier Brandt, de laisser une marque dans l’His-toire, mais dans le même temps, d’effacer les marques matérielles du Murjusque dans sa cicatrice.

Que fêtait-on le 31 décembre 1989 ?

Le retour sous le même toit de ceux qui parlaient la même langue ?

La réunification de familles désunies arbitrairement ?

L’effrondrement définitif par implosion du bloc de l’Est ?

Une nouvelle puissance unie, potentiellement reconstituée et potentiellementhégémonique ?

Autant de raisons de laisser dans l’Histoire un sillon profond.

La réunification ne fut pas, dès le début, l’harmonisation des deux parties-sœurs grandies ensemble dans ce Heimat qui avait engendré le monstre nazi.

Très vite les bulles de la fête à l’usage de la « foule servile » comme le dit Bau-delaire dans « Harmonie du Soir », se sont évaporées et la réalité, quelquefoisrugueuse mais toujours première a repris droit de cité, laissant émerger d’Esten Ouest, là où la joie étincelait sous le déploiement de sa large aile divine,des peurs, différentes à l’Est et à l’Ouest.

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A croire que Peur et Enthousiasme sont profondément les deux versants d’unemême puissante exaltation dans les « deux âmes » allemandes, romantiqueset faustiennes. Ne savait-on pas que là où l’enthousiasme explose, il fautsavoir anticiper en filigrane le cortège prévisible de la déception, de la jalousie,de l’envie et de la frustration – le fameux Frust de l’Est, largement répandudans l’ancien régime et qui attendait réparation et, lui faisant écho, l'inquiétudeà l’Ouest grandissait en même temps qu’augmentaient les nuisances liées auraccord des deux pays.

A l’Ouest, la déconvenue

Après le boom de l’Après Guerre, on vivait bien à l’Ouest, l’Amérique y avaitveillé, aidée d'autres puissances alliées. Bons élèves de la classe européenne,les Allemands de l’Ouest ne voulaient pas décevoir et étaient avides de bonspoints : ponctualité, efficacité, productivité... et cette bonne volonté, ils la met-taient en œuvre conséquemment et avec zèle ; entièrement organisés autourdu travail, de la production et de la reconstruction, ils paufinaient les brevetset le label made in Germany était à nouveau le meilleur label de qualité : lebéton avait poussé dans les trous de bombe, on veillait sur les forêts et surles espaces verts des trop rares espaces non urbanisés – pas trop de pluiesacides ! – on combattait le nucléaire, on était vert pour la planète. Maisonsavec jardinets tirés aux cordaux, gros tournesols jaunes pour remplacer lesoleil, petits rideaux sagement froncés sur des familles sans histoires : chacunchez soi, klein aber mein ; selon les clichés en vigueur chez certains de nosvoisins d’outre-Rhin.

Ainsi après les sinistres, les cercles se resserrent sous la lampe et leursmembres aspirent avant tout à une existence pacifiée, quiète et repue sousl’œil débonnaire du nain de jardin qui veille sur cet ordre d’une facture à la foisancienne et nouvelle, trottoirs bien balayés, voitures rangées dans lesgarages, souvent flambant neuves, pare-chocs rutilants, en tout cas sans éra-flure car « celui qui touche à mes tôles porte atteinte à ma peau », tant la peauest sensible après les grandes douleurs.

Abondance, calme... Volupté d’un vin importé du Sud siroté à la veillée devantla cheminée en fausses pierres de taille.

Le 13 août (3) on allait en famille prier pour que les frères de l’Est « nous soientrendus un jour » et échappent enfin à l’enfer communiste. Car dans le confortdouillet de l’Après-guerre, on avait peur des Communistes qui incarnaient toutà trac dans l’imaginaire d’un peuple la guerre, le totalitarisme, le mal absolu,ce sentiment étant avant tout basé, pour beaucoup, sur l’expérience réelle et

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(3) Le 13 août 1961 : érection du Mur qui partagea Berlin pendant 38 ans. Cet anniversaire était commémoréchaque année dans toutes les grandes villes par un rassemblement recueilli.

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douloureuse de la séparation, après celle que les anciens avaient apprises surle front de l’Est.

Le zèle du néophyte a quelque chose d’effréné : à peine sortis d’un totalita-risme on craignait l’émergence d’un autre ; éternel effet de balance. En Alle-magne occidentale, on soupirait après l’harmonie : on soupirait si fort que cetteharmonie retrouvée avait parfois quelque chose de la paix des cimetières. Onl’aurait conservée à tout prix. Attention à la contradiction ! Soupirer après l’har-monie jusqu’à s’installer dans un confort qui représentait pour beaucoup unesorte d’équilibre, était-ce vouloir vraiment retrouver sa moitié orientale ? Phan-tasmatiquement à coup sûr. Mais de là à passer à l’acte... Politiquement, l’acteest advenu : l’Histoire a fait ce cadeau à nos cousins Germains : la récupéra-tion/réintégration de leurs « frères de l’Est ». Cadeau désiré ? Cadeau obligé ?Cadeau empoisonné ? Ce n’est pas ici le propos.

Mais ils arrivèrent, avec leur exotisme, leur quarante ans de vie séparée, leurmentalité différente, leur cerveau lessivé et leurs jeans délavés, hors mode,hors du temps, hors de... hordes ? avec leur joie d’être là, leurs peurs..., etcomme les deux moitiés de l’Allemagne sont bel et bien inscrites dans un réelet un réel différent, ses retrouvailles n’eurent rien de mythique. (4) Non seu-lement l’harmonie ne s’en trouva pas renforcée, mais elle en fut méchammentsecouée.

Des troupes « à rééduquer » se ruèrent vers l’Ouest où les attendaient tout lebrillant mais aussi tout le clinquant d’une civilisation par ailleurs solide, maisoù chaque objet, chaque individu, avait sa place et où cette incursion faisaitdésordre. Un désordre mal perçu.

On déchanta : il fallait payer pour cette solidarité et on eut, à l’Ouest, peur d’ylaisser en confort. Il fallait se serrer sous le Toit de l’Ouest : N’allait-on pas yperdre sa place de travail ? Prompte à dire ce qu’elle pensait, à s’affirmer avectant de qualités jusque là trop peu développées, trop sous-employées quiattendent dans l’impatience une légitime reconnaissance, cette masse angu-leuse et rugueuse demandait à être affinée, voulait dans sa majorité être cou-lée dans les filières de l’Ouest. N’allait-on pas s’y écorcher ?

Et puis qui sait ? Parmi eux certains étaient peut-être vraiment communistes ?Ne risquait-on pas la contamination ?

Quant à ces femmes qui avaient travaillé à 91 % entre 16 et 60 ans, quin’avaient pas eu à choisir entre la maternité et la fonction sociale – au risquede charger doublement la barque – ces femmes qui avaient enfanté, vécu demanière autonome, seules ou avec des compagnons, mariées ou non, quijouissaient de toute l’information possible sur la contraception, qui pouvaientaccéder à l’avortement libre et gratuit, qui pouvaient, selon leur désir, retrouverleur indépendance ou fonder à nouveau une famille, bref, ces femmes quivivaient différemment et que rien ne retenait au foyer par contrainte écono-

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(4) Selon le mythe antique de Platon, le Banquet, discours d'Aristophane sur l'Humanité Primitive androgynequi veut que chaque moitié d'un humain coupé en deux morceaux inégaux n'aspire qu'à retrouver sa totalité.

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mique, crèches, jardins d’enfants, contraception et avortement obligent...n’allaient-elles pas donner à leurs sœurs de l’Ouest le « mauvais »exemple, ou un exemple tout simplement mal vu ?

On les disait libres, n’étaient-elles pas sans moralité ? Voire quelque partcontagieuses ? Et pour quelques Pfennig de plus, ces dévergondéesn’allaient-elles pas faucher les hommes de leurs sœurs de l’Ouest ? Ellesétaient – écrivait-on dans une certaine presse – tellement sans complexe. Onles disait aliénées par quarante ans de communisme, n’allaient-elles pass’affranchir dans l’ivresse et sans respect pour les lois sacro-saintes dans les-quelles elles n’avaient pas été élevées en serre?

D’ailleurs, avaient-elles reçu une éducation religieuse ? Une éducation toutcourt ? N’était-ce pas plutôt de l’endoctrinement ?

Les jardinets se sont carrés derrière les haies encore mieux taillées, les portesse sont blindées devant ce déferlement de population sortie de son cadre rigi-de, les bouches se sont pincées, les permanentes se sont agitées en cadencederrière les rideaux, dans le jardin, le sourire débonnaire du nain qui montaitla garde s’est figé en un rictus sévère.

Légitime quelque part, la Peur de l’Autre avait entamé le Grand Mythe Réuni-ficateur.

« L’Autre »

Le plus « autre » des deux n’est pas celui qu’on pense....

Parlons de celui de l’Est, le plus nouveau sur le marché : il n’était pas vraimenttéméraire non plus. Souvent il voulait « bien faire », trop heureux d’avoir retrou-vé enfin « La liberté », avec cette hypercorrection un peu raide de celui quiveut se faire admettre, prêt à prouver sa bonne volonté. Il était travailleur, dyna-mique, volontaire pour la liquidation du passé, prêt à tous les « umdenken »– penser autrement – pour se faire une place au soleil de la consommation etdonner la preuve qu’on avait eu raison de lui tendre une main secourable...

Ses peurs à lui avait pour substrat réel

- la peur de perdre son emploi

- la peur de ne pas en retrouver un autre

- la peur de rester chômeurs/ses ou à la charge de la société (mesures ABM,Nullzeitarbeit) (5)

- la peur des augmentations de loyer et des déménagements qui pouvaients’ensuivre comme conséquence matérielle.

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(5) Mesures ABM : Arbeitsbeschaffungsmaßnahmen, mesures pour procurer du travail. Nullzeitarbeit : travailà durée nulle : formes de subvention transitoire qui évite un chômage immédiat.

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Ces peurs concrètes ont développé des angoisses qui sont peu propices àl’épanouissement de soi :

- la peur de ne pas savoir se conformer et de ne pas présenter la bonne image.

- la peur de ne pas être assez performant pour ne pas avoir été formé dansle bon moule.

- la peur – surtout pour la frange de la population qui avait autour de la qua-rantaine – de craquer dans l’effort d’adaptation à faire pour être correctementintégré.

En un mot, la peur de la précarité.

Les femmes – et surtout les mères – ont eu le privilège d’un autre typed’angoisse : elles tremblent (6) en outre selon leur expression, pour le fruit deleurs entrailles peut-être encore plus que pour elles-mêmes, et sans aucundoute plus que le fruit des entrailles lui-même : dans un univers où tout étaitsur rail, encoconné par la niche, quadrillé par l’ordonnancement rigide d’unÉtat totalitaire, l’avenir qui reste à construire, aventure passionnante pour lesuns, devient aventurisme pour la femme-mère ayant des enfants dont elle nepeut plus prévoir la trajectoire (même si ce genre de prévision est partiellementphantasmatique). Les grands fléaux mondiaux qui s’abattent sur la totalité dela planète sont aussi phantasmés comme des agressions que le verrouillagede la frontière – vor der Zeit – (avant) aurait pu, selon certaines d’entre elles,endiguer : le Sida et la vache folle viennent, portés par les vents d’Ouest, avecle chômage et la Liberté, qui, comme chacun sait, n’a rien de sécurisant.

Restriction sur le confort à l’Ouest, émergence de la précarité à l’Est sontdes paradigmes allemands caractéristiques depuis la chute du Mur et la Réuni-fication : ils apparaissent dans les statistiques mais sont surtout apparents surle terrain dans quantité de détails concrets qui interrogent, au-delà de la situa-tion spécifique de l’Allemagne, toute la problématique de la mondialisation :la chute du Mur ne rentre que pour partie dans l’émergence de ces mouve-ments : avant 1989, la précarité avait commencé à être à l’Ouest plus visible ;quant à la stabilité du monde de l’Est, elle tenait sur des bases économiquesrigides et le système a implosé de l’intérieur. Les tendances mondialesactuelles se sont donc ici potentialisées, équilibrées, réorganisées selon lesgrands courants actuels : il ne s’agit pas ici de trouver la cause des peurs dansun phénomène unique ou même les causes qui pourraient être à l’origine deces peurs spécifiques, mais de les décrire dans leur cadre géographique pré-cis, même si faire un catalogue des Peurs a quelque chose de désespérant,sauf à le considérer comme un exercice formel. Car, de même que la Véritén’est jamais « toute », selon le mot de Jacques Lacan, et que le désir de savoirnous tire vers l’avant, la Peur n’est jamais isolée d’un contexte où la déstabi-lisation qui l’engendre est susceptible de provoquer du nouveau, du grand, del’excitant et tout simplement de la Vie. ■

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(6) Résultats d'une enquête sur les Femmes de RDA et le Tournant 1995 à Berlin et à Dresde.

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FACE À L'HISTOIRE :PEURS ALLEMANDES,FIERTÉS FRANÇAISES

Un point de vue franco-allemand

ai grandi dans deux cultures, appris simultanément deux langues,passé mes vacances dans deux pays, sauté sur les genoux dedeux grands-mères qui ne comprenaient pas un mot l'une de

l'autre. Mes deux grands-pères ayant été ennemis, je fus élevée dans le cultede la réconciliation. Pour l'enfant que j'étais, les différences que je percevaisentre les deux pays n'étaient pas tant des concepts que des sensations. Mesdeux univers avaient des couleurs, des saveurs, des musicalités différentes.Je ne cherchais pas encore à mettre des mots sur ces perceptions décalées.Puis la différence des codes moraux m'apparut : c'était le vieux monsieur alle-mand qui vitupérait contre la petite fille qui, aucune voiture n'étant en vue, osaitnéanmoins traverser au feu rouge. Ce n'était pas tant la rigidité des principesqui surprenait la petite Française, que cette manière très allemande de donnerdes leçons à des inconnus. Enfin, à l'adolescence, l'enseignement de l'histoirevint conceptualiser ces différences et les lester d'un poids terrible. Je décou-vrais les hantises allemandes. J'étais dans la situation peu commune d'uneélève de lycée public français suivant le cours d'histoire en allemand, dispensépar des professeurs allemands dans des manuels allemands. Je me souviensque durant trois années, nous n'étudiâmes que le IIIe Reich, encore et toujours.Sur ces douze années, je pouvais dire presque jour après jour ce qui s'étaitpassé. Une obsession. Un ressassement de l'horreur.

Au fond, les peurs allemandes correspondent, symétriquement, à des fiertésfrançaises. De quoi les Allemands ont-ils peur ? De leur histoire et de leur géo-graphie : pays agresseur, pays aux contours incertains et longtemps mou-vants. De quoi les Français sont-ils fiers ? De leur histoire et de leurgéographie : pays conquérant, pays équilibré et à forte identité.

L'Histoire, repoussoir ou référence ?

Lorsque j'avais quinze ans, une amie américaine, en découvrant ma « moitié »allemande, me déclara, avant de rompre aussi sec notre amitié, « I hate Ger-mans because I am Jewish ». C'est ainsi que je fis brutalement l'expériencepersonnelle de la culpabilité allemande : bien que née vingt ans après la finde la guerre et de père français, je sentis tout le poids de cette culpabilitéretomber sur mes épaules ce jour-là. Comment expliquer cela à des Français ?

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CHRISTINE DE MAZIÈRES

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Peut-être en rappelant les significations si profondément différentes que revê-tent, de part et d'autre du Rhin, deux mots particulièrement importants : laNation et l'Europe.

La Nation : La France est un pays fier de son histoire : les épopées sanglantesde Louis XIV et de Napoléon n'ont pas terni leur étoile. Nous restons chauvinsen toute circonstance. En Allemagne, le terme de Nation est à la limite de labienséance : à trop rimer avec nationalisme et national-socialisme, il a perduson charme. La Nation possède en fait depuis longtemps deux acceptions dif-férentes en France et en Allemagne, théorisées respectivement par Sieyès etFichte il y a deux siècles : d'un côté l'État-Nation, qui demande une adhésionvolontaire de chacun à ses valeurs, de l'autre la Kulturnation, qui définit lanationalité par la langue et les coutumes, donc d'une manière involontaire.D'un côté, la possibilité d'assimilation d'immigrants, de l'autre, non. (1)

Et l'Europe ? Dessine-t-elle le même horizon à nos deux pays ? La France etl'Allemagne se projettent certes toutes deux de manière volontariste dans l'Eu-rope, mais de manière totalement différente. Pour la France, l'Europe est saprolongation naturelle, c'est un « grand dessein » qui poursuit son œuvre uni-versaliste. La France continue à travers l'Europe. Tandis que l'Allemagne vou-drait s'y dissoudre, effacer sa Nation difficile (das schwierige Vaterland - Lapatrie difficile), définie par un ancien président de la République allemande,s'y forger une nouvelle innocence. Le rêve de l'Allemagne est d'être une Suis-se neutre. Une anecdote sur la force de cette volonté allemande de « rentrerdans le rang » grâce à l'unification européenne : un des responsables de laBundesbank, interrogé par un Français sur la perte de pouvoir que subirontles gardiens de la monnaie allemande avec l'euro, répondit, profondémentconvaincu : la situation actuelle se caractérise par un déséquilibre au profit del'Allemagne en matière de politique monétaire, or tout déséquilibre est dan-gereux, c'est pourquoi nous souhaitons partager ce pouvoir, pour le bien detous, Allemands compris. L'hégémonie, nein danke (non, merci).

La Géographie, introuvable ou rassurante ?

L'Allemagne est un pays aux frontières longtemps incertaines : pays au centredu continent européen, pays mouvant, aux nombreux voisins. Le mot mêmede frontière n'est, rappelons-le, qu'une importation relativement récente enAllemagne. Grenze vient du russe granica. Le mot allemand traditionnel étaitla marche (die Mark), c'est-à-dire une notion floue, une sorte de sas auxcontours indéfinis, variables. L'Allemagne s'est déplacée dans le temps. Sagéographie ne s'est que récemment stabilisée.

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(1) En fait l'Allemagne a assimilé au cours des siècles et notamment au XIXe et au XXe siècles un très grandnombre d'immigrants, en majeure partie slaves. (N.d.l.R.)

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S'ajoutent à cette incertitude existentielle fondamentale les morcellements suc-cessifs et récurrents au cours de l'histoire : 1648, 1815, 1919, 1945 jalonnentl'histoire de ces éclatements. La période la plus récente, pendant quarante-cinqans, de 1945 à 1990, fut marquée par une division-affrontement qui s'apparentaà de la schyzophrénie. Pour les gens de l'Ouest, l'Est n'était plus qu'une « zonegrise », la Ostzone, surface éradiquée du monde civilisé. Quand je décidai, étu-diante, d'aller rendre visite, en franchissant le Mur, à d'improbables cousins enRDA, ma grand-mère (de l'Ouest) pleura sur le quai de gare, craignant le pire…

La France, quant à elle, ceinte de ses nombreuses frontières naturelles, montsou mers, occupe son espace comme un jardin à la française : elle décline sescartes des vins, des fromages, des abbayes comme autant de cartes du tendre.C'est un pays tempéré, où la diversité des climats et des paysages trouve néan-moins un dénominateur commun dans cette « identité de la France » qu'a décri-te Fernand Braudel. Sa géographie est aimable. Ce n'est pas la France qui aeu besoin d'inventer la géostratégie, ni la notion d'espace vital.

Aujourd'hui, l'Allemagne est stabilisée sur le plan géographique : la « questionallemande » s'est close avec l'ouverture de la Porte de Brandebourg et la chutedu Mur de Berlin ; elle a solennellement reconnu, dans la foulée, l'intangibilitéde ses frontières orientales avec la Pologne selon le tracé de 1937.

Réconciliée avec sa géographie, l'Allemagne ne pourra jamais l'être tout à faitavec son histoire. Alors elle se lance à corps perdu dans l'intégration euro-péenne, moins dans un esprit de domination que de rédemption. C'est sur lespeurs qu'on bâtit bien souvent l'espoir. ■

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LA PEUR DANS LA LITTÉRATUREALLEMANDE CONTEMPORAINE

« La réalité ne prend forme que dans la mémoire »Marcel Proust

« Il ne s'agit pas de faire de la littérature.Le plus important est ce qui a été observé. »

Joseph Roth

es deux citations cernent bien le sujet de cet article : la peur, la peurdans la littérature et, plus précisément dans la littérature de langueallemande contemporaine, même si l'un de leurs auteurs est français

et l'autre autrichien. Un essai identique pourrait aussi bien concerner d'autreslittératures : polonaise, russe, tchèque, roumaine, italienne, espagnole et, sansaucun doute, des dizaines de pays des Amériques, de l'Afrique et de l'Asiesans oublier la France soumise à la terreur nazie et à la répression au lende-main de la Libération, il y a un demi-siècle, tout en se référant de même à cescitations dues à un Français et à un Juif de l'ancienne Galicie.

La peur, partagée par tant de peuples, à travers l'histoire, et toujours présenteaujourd'hui en Afrique, en Amérique latine, en Asie, en Europe même, cettepeur occupe une partie importante de la littérature allemande contemporaine :l'Histoire vécue après la défaite de 1918 et jusqu'à la fin de l'après DeuxièmeGuerre mondiale et même bien au-delà de la fondation des nouvelles répu-bliques allemandes, celle de l'Est, la RDA (République démocratique alleman-de), et celle de l'Ouest, la RFA (République fédérale allemande), cette Histoireest écrite dans la peur.

La peur au quotidien

La défaite de 1945 et la culpabilité d'un peuple qui s'est tu, a accepté la didac-ture, s'est réjoui des guerres de conquête, a feint d'ignorer les massacres depopulations innocentes, le racisme, le génocide organisé et les camps de lamort ne peuvent s'expliquer que par un système de domination sur les massesdont l'arme principale est la peur, la peur des poursuites judiciaires, des arres-tations, des disparitions, des internements et des assassinats dans les campsde concentration dont on connaît l'existence : « Lieber Gott, mach mich doofund stumm, damit ich nicht nach Dachau kumm » (Mon Dieu, rends-moi sourdet muet afin que je n'aille pas à Dachau). Oui, la peur est partout : dans les quar-tiers, dans les rues, dans les transports. On a peur du voisin. On se tait, on secache, on se fait petit et, s'il le faut, on devient membre du Parti pour survivre,

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pour pouvoir continuer de gagner son pain, pour ne pas perdre son emploi, pourque les voisins ne vous dénoncent pas. On a peur. On se tait. On ferme les yeuxet on n'écoute que la radio d'État. Écouter la radio de Londres, c'est risquer ladénonciation. La peur est partout présente : dans l'immeuble que l'on habite,dans la rue, le café, le tramway, l'autobus, les bureaux de poste et ceux de l'ad-ministration. Les gens ont peur ; ils se cachent, ne sortent plus de chez eux quepour aller travailler au bureau, à l'usine, sans oublier de saluer le maître de l'Al-lemagne, à l'arrivée comme à la sortie : Heil Hitler ! quand bien même c'est àcontrecœur, du bout des lèvres, le bras à demi tendu. Impossible d'échapper àce rituel, le risque est trop grand pour le coupable, pour cet intrépide, mais aussipour tous les siens. Le concierge, le voisin de palier, le facteur, l'employé del'électricité, du gaz, du téléphone, de la poste sont peut-être des agents du Parti.Comment expliquer la présence omnipotente des membres du Parti, leur arro-gance, leurs défilés, leurs menaces sinon par leur volonté d'imposer leur idéo-logie depuis qu'ils ont conquis le pouvoir. Se taire. Se cacher. Rester dansl'ombre. Il n'y a d'alternative que l'arrestation, la prison, voire le camp de concen-tration. Il n'y a qu'une chose à faire : adhérer au Parti, avoir sa carte du Parti.Le fonctionnaire le plus humble, le plus modeste n'y échappe pas.

E.M. Remarque, le célèbre auteur de A l'Ouest, rien de nouveau, a confié àLionel Richard dans D'une apocalypse à l'autre (1) qu'il ne lui a parlé « quede la peur vécue par tous, que de l'horreur, d'un instinct de conservationdésespéré, souvent brutal, que de la force coriace qui s'oppose à la mort, àla destruction. »

Quant à Bruno Brehm, l'un des chantres autrichiens du national-socialisme, ilproclame sa foi en la mort pour son Parti, sa Patrie, son Führer : « On nous aaccusés d'aimer la mort, écrit-il. Mais nous l'aimons simplement parce que noussommes des graines dans la main de Dieu et qui ont été semées pour l'amourde l'avenir » (2). La littérature, comme le cinéma, est un instrument au servicede la dictature ; elle prétend convertir le peuple aux idéaux du pouvoir en place :puissance, ordre, discipline, conquêtes. Ses auteurs les plus connus sont Beu-melburg, Dwinger, Euringer et Zöberlein. Déjà, sous la République de Wei-mar, la propagande nazie obtenait d'énormes succès, accusant les juifs de tousles maux, dénonçant la conspiration mondiale conçue et conduite par ces der-niers. Le pamphlet intitulé Protocole des Sages de Sion, publié en Russie en1905 et en Allemagne en 1920, fut vendu dans ce pays à 120.000 exemplairesdans la même année ; de 1929 à 1933 cet « ouvrage » connut trente éditions.

La peur comme une arme

Dans un pareil contexte, ce n'est pas tant la peur qui domine cette littérature,mais un souci de revanche, de rancune, d'aigreur. Cette littérature est belli-queuse et fait référence à la mythologie païenne ; elle exalte le sacrifice. C'est

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(1) Collection 10/18, 1976.(2) Das Innere Reich (Le Reich intérieur), oct. 1936 - mars 1937.

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en 1927 que se tient à Weimar, au Théâtre municipal, le premier congrès duparti nazi fondé en 1920. Et dans le même temps des écrivains commeBecher, Döblin, Brecht considèrent que la littérature est une arme ; ils s'enservent pour combattre l'ennemi : le nazisme, là où ils sont ou plus tard, de laterre d'exil qu'ils ont choisie ou trouvée par miracle.

Le vocabulaire nazi exprime à la fois un sentiment d'offensive ou de défensive,de mise en garde : la peur n'en est pas exclue. La littérature est une arme,l'ars militans par excellence. Elle peut exprimer une volonté d'agression, depossession, d'annexion, mais aussi un sentiment de frustration, d'abandon, depeur. Comme l'a écrit Marcel Proust : « La réalité ne prend forme que dans lamémoire » ; dès lors l'écrivain fait le récit de ce qu'il a vécu : la guerre, la fami-ne, la honte et la peur. Tandis que Goebbels lance à ses troupes uneharangue : « Si étrangère à la peur. Si proche de la mort. Salut à toi, S.A. » (3),l'opposant au nazisme, au fond de sa cellule, crie sa peur :

« J'ai peur de mes yeuxJ'ai peur de mon ombreJ'ai peur ! J'ai peur ! J'ai peur !Mon ombre creuse ma propre tombe. » (4)

Dans le même temps les idéologies orientales, les religions des pays asia-tiques trouvent, en cette Allemagne d'une guerre perdue et de perturbationsterribles (l'inflation, le chômage), une terre d'accueil qui s'ouvre à un courantspirituel nouveau ; dans les anciennes cultures de l'Asie, des Allemandsdécouvrent des signes d'espoir, des symboles d'une renaissance possible aulendemain de la catastrophe. Tout ce qui protège de la peur, tout ce qui peutla chasser de l'esprit, tout ce qui la repousse et va jusqu'à l'anéantir estaccueilli comme le message d'un sauveur, d'un nouveau messie.

Une génération perdue

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale le désarroi des Allemands estsans commune mesure avec celui pourtant considérable que provoquèrent ladéfaite de 1918 et le Traité de Versailles. C'est que le pays tout entier n'estplus qu'un champ de ruines, soumis à l'occupation et à la discrétion desvainqueurs. La faim, le froid, les brimades, la répression, la dénazification, lamise en accusation de tout un peuple, le remords, l'obligation de refaire l'his-toire, de battre sa coulpe font que ce qui n'était (si l'on peut dire) qu'une défaite,une génération plus tôt, fut, cette fois-ci, un effondrement de toutes les valeurs,une destruction de toutes les certitudes, un immense chaos où tout un peupleoccupé, divisé, accusé cherchait en vain à retrouver une raison de continuerà vivre. La peur était partout présente, aveugle et cruelle, n'épargnant person-ne : « C'était quelque chose d'effroyable, une sensation atroce, comme une

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(3) S.A.: Sturmabteilung, Section d'assaut.(4) Écrits des condamnés à mort sous l'occupation nazie, réunis par Michel Borwicz, Gallimard édit., coll. Idées.

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décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont lesouvenir seul donne des frissons d'angoisse », comme l'a écrit Maupassant.La peur était partout et, même dans la rue, on pouvait la voir sur les visagesravagés des passants.

Wolfgang Borchert qui symbolise le renouveau de la littérature allemande,au lendemain de la guerre et de la défaite du nazisme, parle de sa génération(il meurt en 1947 à l'âge de vingt-six ans) comme aucun autre écrivain n'a sule faire ; les lignes qui suivent appartiennent à l'Histoire et à la littérature ; ellessont la négation même de la peur, le refus de l'obédience et de l'asservisse-ment, le cri de révolte d'une jeunesse meurtrie et pourtant lucide, sans espé-rance, libérée de la peur comme on ne peut l'être que sous anesthésie : « Noussommes la génération sans entraves et sans fond. Notre profondeur, c'estl'abîme. Nous sommes la génération sans bonheur, sans patrie et sans adieu.Notre soleil est étriqué, notre amour cruel et notre jeunesse ignore la jeunesse.Et nous sommes la génération sans frontières, sans obédience ni protection.Nous arrachant au parc où nous faisions nos premiers pas, on nous a jetésdans un monde préparé à notre intention par ceux-là mêmes qui nous grati-fiaient de leur mépris… Nous sommes une génération sans adieu, mais noussavons que toutes les arrivées nous appartiennent. » (5)

Que peut-il sortir d'un champ de ruines ? Qu'attendre d'un peuple qui a accep-té la tyrannie ? Qu'espérer d'une nation morcelée et traduite devant un tribunalcomposé d'anciens ennemis, aujourd'hui vainqueurs ? Comme la remarquede Tacite s'applique bien à ce peuple et à bien d'autres, même à la veille dutroisième millénaire : « Jamais il n'y eut de meilleurs esclaves ni de plus mau-vais maîtres. » Quant aux propos de Goethe, conversant avec Eckermann,leur pertinence n'apparaît pas avoir subi le poids du temps : « Les Allemandssont, au reste, écrit-il, en 1827, des gens bizarres ! Avec leurs pensées pro-fondes, avec les idées qu'ils cherchent constamment et introduisent partout,ils se rendent vraiment la vie trop dure… Ayez donc le courage de vous laisseraller à vos impressions… et ne pensez pas toujours que tout serait vain quin'est pas quelque idée, quelque pensée abstraite. »

La peur de l'autre

La peur du ridicule, de l'insuffisance, de l'ignorance dont tout un chacun croitdonner l'impression, crée des malentendus, provoque des situations tragiqueset comiques à la fois ; elle touche tous les milieux, toutes les catégoriessociales, toutes les prétentions humaines, en même temps qu'elle dresse desbarrières entre la communauté des hommes, suggère des incompréhensions,divise, découpe, parcelle, comme avec un scalpel fouineur, la chair encorevivante, palpipante, habitée. Elle n'est pas seulement contraignante, cettepeur, voire avilissante ; elle va jusqu'à détruire, en chaque être possédé parelle, son identité, sa singularité et, plus encore, sa faculté à se reconnaître

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(5) Wolfgang Borchert, Devant la Porte, Préface de Heinrich Böll, Buchet/Chastel édit., 1962.

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dans l'autre, son semblable. C'est comme si, dans une situation donnée, l'in-dividu se perdait en lui-même au plus profond de l'abîme, creusait sa propretombe avec une sorte de délectation. Elle met en danger toutes les libertés etsurtout celles de l'être qui lui a succombé, en est devenu le jouet.

Ces hommes et ces femmes, martyrisés par la peur, que celle-ci soit d'originepolitique, sociale, économique, religieuse ou raciale, sont les personnagessans avenir des œuvres de Heinrich Böll, mais aussi ceux de presque tousles écrivains de l'immédiat après-guerre, proches ou non du « Groupe 47 » :qu'il s'agisse d'aînés prestigieux, Gottfried Benn et Ernst Jünger, parexemple – sans pour autant vouloir justifier leurs positions ou leur silence,apprécier leurs engagements ou leurs résistances ; qu'il s'agisse d'auteurs plusjeunes engagés dans la renaissance démocratique de leur pays et dans l'ac-tion contre toute résurgence d'une étincelle de pouvoir absolu, au nom d'unedémocratie nouvelle qu'il faut construire et défendre, au nom d'une réunifica-tion qui s'est révélée possible des deux Allemagnes, au nom de l'indépendan-ce, de la liberté de la pensée, de l'écriture, de l'expression, là où précisémentse situent le philosophe, l'écrivain et l'artiste ; mais aussi contre l'arme ato-mique et l'obédience due aux deux grandes puissances occupantes, l'URSSet les États-Unis. Ces écrivains appartenant à la génération dont la notoriétén'est apparue qu'après 1945 n'hésiteront pas à s'engager dans la lutte poli-tique, à prendre le parti des mouvements alternatifs, à manifester contre leréarmement et l'arme atomique. Les affrontements avec la police, avec lesforces de l'ordre ou des manifestants proches des partis gouvernementaux,CDU, SPD, CSU (en Bavière), FDP, les procès intentés aux « terroristes », auxécologistes, aux « pacifistes », les grèves dures dans la rue, au cœur de laRuhr, à Dortmund, à Düsseldorf, mais aussi plus haut, plus bas, au centre,dans cette Allemagne toute en longueur à Hambourg, à Cologne, à Munich etmême dans la ville-symbole, Berlin ; la menace d'une dissuasion atomique ins-tallée sur le sol allemand, la proximité d'une autre Allemagne – enfin – désta-bilisent une Allemagne fédérale sans cesse sur ses gardes ; elle se sent mena-cée par des infiltrations hostiles, mais, en même temps, fortement ancrée àl'Ouest, sans pourtant négliger ses rapports avec l'Est, ne serait-ce que du faitde l'existence d'une autre Allemagne qui, aujourd'hui encore, malgré l'unifica-tion, continue à interroger et à déranger, à être différente pour tout dire.

Une spécificité allemande ?

Une génération passée suffira, sans doute, à supprimer des livres d'Histoireune expérience politique, économique, sociale, culturelle, sans pour autant,ne pas laisser au plus profond de ceux qui l'ont vécue un goût d'amertume,mais aussi un sentiment de nostalgie. La peur vécue sous un régime de dic-tature fondé théoriquement sur les principes d'égalité et de fraternité, demeureprésente, quand bien même les inégalités, dans une Allemagne réunifiée, écla-tent au grand jour et que le frère reste mal aimé, mal compris, mal reconnupour ce qu'il est : un Allemand à part entière théoriquement, mais qui a connu

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« autre chose ». Cette « autre chose », c'est la guerre, l'occupation, la recons-truction, la présence de l'étranger vainqueur, la liberté retrouvée et l'avenir àconstruire. Dans ces Allemagnes nouvelles, il n'est peut-être pas bon d'appar-tenir à la génération sacrifiée, d'avoir des souvenirs, des rancœurs. La peur« rétrospective » est présente ; l'oubli, une chimère cruelle et despotique. Lapeur est allemande.

Cette « spécificité » allemande n'est pas le fruit d'une spéculation, d'une dériveintellectuelle, d'une imagination. Tout ce qu'exprime la littérature contemporai-ne, et pas seulement depuis 1945 ou depuis l'unification des deux Allemagnes,appartient au domaine de l'interrogation, de l'incertitude, de la peur. Le dernierroman de Günter Grass, Toute une histoire (6) s'inscrit dans ce système depensée où la mémoire domine, où le pari conduit inévitablement à l'échec sice n'est au suicide.

A travers les péripéties vécues par les deux Allemagnes, l'une et l'autreéchouant dans leur désir de renverser les systèmes politiques et écono-miques, l'écrivain fait le constat amer que l'Allemagne tout entière, mêmeaprès la réunification, n'est plus une terre d'asile ; elle est une île, par défi-nition, sans attaches. Celui qui l'habite prend conscience de son isolement,de sa perdition, de sa fragilité. Il est vrai qu'il est le meilleur Européen, maisaussi le meilleur des citoyens ne s'autorisant que rarement à recourir à lagrève ; il est vrai qu'il est un homme libre dans un pays riche qui a su dominerdes écueils, rejeter les tentations, choisir son camp. Alors comment expli-quer son désarroi sinon à travers la mémoire, les documents historiques, lesexpositions, le phénomène presque unique qui concerne l'Allemagne : celuid'accepter le poids du passé, de cultiver le sens de la responsabilité à traversles générations, de n'éclipser aucune référence à ce qui s'est réellementpassé. Certes, il aura fallu presque un demi-siècle pour arriver à cette posi-tion objective face aux crimes, au génocide, aux dictatures. Dans leur majo-rité, les jeunes générations connaissent et prennent en compte le passé deleurs aînés. Mais la connaissance des faits et du déroulement de ces hor-reurs les consolide dans leur volonté de combattre toute entreprise de racis-me, d'exclusion, de mépris. La littérature allemande a pris conscience, trèstôt au lendemain de la dernière guerre, de sa responsabilité et de la néces-sité de s'engager dans l'œuvre de reconstruction de la démocratie : cetteactivité d'éducation, de reconnaissance d'une responsabilité de l'écrivain,qu'aucun écrit est neutre, ne signifient pas pour autant que cette littératuredoive être combative, idéologique, partisane : il lui suffit de décrire ce qu'ellevoit. Elle peut aussi, à partir de l'événement, de l'expérience, de l'examen,du besoin de dire de l'écrivain, témoigner. La littérature est aussi une sortede catharsis. Les malades se comptent par millions. Il faut les aider, les éclai-rer, répondre à leurs inquiétudes qui se résument en quelques mots : pour-quoi, comment, qui.

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(6) Le Seuil édit., Paris,1997.

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La peur et l'imaginaire

Sans jamais oublier que le processus essentiel est celui de la création littéraire,de l'imaginaire, de l'écriture, il faut bien admettre que les œuvres d'après-guer-re furent d'abord des témoignages ; ces derniers ont touché des millions delecteurs et, aujourd'hui encore, ils nous émeuvent et nous informent. Lescerises de la liberté d'Alfred Andersch, Rentrez chez vous Bogner de Hein-rich Böll, Jan Lobel de Varsovie de Luise Rinser sont, avec Le Tambour deGünter Grass (7), des œuvres incontournables. Ces livres ont été écrits pardes témoins – et c'est important pour l'Histoire et pour la crédibilité des situa-tions – mais aussi par des auteurs qui savaient que la langue est un trésor, larichesse même de l'homme, un instrument d'une très haute noblesse et donton ne se sert pas de manière graveleuse impunément. Ces écrivains, beau-coup de nos lecteurs les connaissent : Ilse Aichinger, Walter Jens, UweJohnson, Peter Schneider, Wolfgang Borchert, Paul Celan, Max Frisch,Rolf Hochhuth, Christa Wolf, Martin Walser, Arno Schmidt, Günter Eich,Wolfgang Koeppen, Dieter Kühn, Peter Weiss, Peter Handke, ReinerKunze, Sarah Kirsch, Jurek Becker… J'arrête ici cette énumération qui n'estpas le résultat d'une réflexion systématique, comme nos lecteurs l'auront com-pris, mais le reflet d'une spontanéité nécessairement sélective sans qu'elleimplique, pour autant, un choix délibéré.

Cette littérature prend prétexte de l'événement, elle est dans l'Histoire quis'est faite, comme au cœur de celle qui se construit jour après jour. On y parledu Mur, de la réunification, de cette ancienne Allemagne de l'Est et de sa poli-ce. On met en cause le peuple qui n'aurait pas changé depuis la chute duMur ; on est pessimiste. Au fond, depuis près de cinquante ans, depuis Bor-chert, Grass, Böll… la littérature allemande, elle aussi, n'a pas beaucoupchangé. Le héros de Thomas Brussig (8) ressemble beaucoup à celui deGünter Grass : Oskar Matzerath. C'est comme si la littérature allemande nese refaisait pas, ne cessait de se répéter, qu'elle restait accrochée au passé,incapable de s'éloigner de l'Histoire pour raconter une histoire, comme si ellepuisait son inspiration dans les eaux vieillies, usées, nauséabondes defleuves mythiques, à l'Ouest comme à l'Est. C'est sans doute le prix qu'ellepaye pour éclairer un passé monstrueux, le cerner, le comprendre, l'expliquer,surtout ne pas l'oublier. Cette littérature lucide et cruelle est au service de lamémoire commune. Grâce à elle, on saura encore, dans cinquante ans, quiétait « Madame Müller ou Monsieur Schulze », ce que furent les douzeannées de nazisme et celles que les Allemands de l'Est connurent il y a enco-re peu de temps. Contrairement à ce que croyait Himmler en affirmant que,dans cinquante ans, dans cent ans, personne ne se souviendrait d'une« Madame Müller ou d'un Monsieur Schulze », que personne ne s'inquiéterait

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(7) Les cerises de la liberté, Le Seuil, 1954 ; Rentrez chez vous, Bogner, Le Seuil, 1954 ; Jan Lobel de Varsovie,Le Seuil, 1954 ; Le Tambour, Le Seuil, 1981 et Points Roman, 1980.(8) Cf. « Une thérapie littéraire sur le passé est-allemand » par Valérie Rampi, Documents, N° 3-97.

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de leur sort, la littérature a été, de tous les temps, une source d'informationet la peur n'y a rien changé, bien au contraire. La littérature n'est pas gratuite.Quant à la peur, elle est de tous les temps et de tous les âges, une compagnequi commence avec la page blanche et vous poursuit au-delà d'un conclusionqui est, en fait, ressentie comme le besoin d'aller plus loin et d'appeler ausecours un maître de la peur, Franz Kafka, de se réfugier dans son châteauimaginaire, au cœur même de l'angoisse humaine, pour mieux s'y diluer ets'y perdre ■

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DOKUMENTEZeitschrift für den deutsch-französischen Dialog

N° 5/1997_________________________________________________________________Dossier : Kooperation in der BildungspolitikHans-Jürgen Lüsebrink Laboratorien der Interkulturalität ? Chancen

intergrierter deutsch-französischer Studiengänge

Werner Zettelmeier Erfolge und Desiderata der Hochschulzusammenarbeit Wirtschafts-Sozialwissenschaften und Jura

Anke Fritsch Die Neustrukturierung der europäischen Bildungs-programme. Die französische Interessenlage

Lutz Güllner Chancen für eine gemeinsame auswärtige Kulturpolitik Deutsch-französische Zusammenarbeit vor neuen Herausforderungen

Caroline Wichmann Stationen französischer KulturarbeitInstitut Français de Berlin

Nach AmsterdamMelanie Piepenschneider Der Amsterdamer Vertrag : Eine versöhnliche Bilanz

Siegfried Schwarz Wandel in Westeuropa für Gesamteuropa ?Zwang und Zeit zum Paradigmenwechsel

Das DokumentJack Lang : Je ne voterai pas le Traité d'AmsterdamIch werde nicht für den Amsterdamer Vertrag stimmen

_________________________________________________

Rédacteur en chef : Johannes ThomasEuropa Union Verlag, Bachstrasse 32

Postfach 1529 - D 53115 BONN

Prix du numéro : 35 FEn vente à DOCUMENTS, 50 rue de Laborde, 75008 PARIS

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« AU SECOURS,L’ALLEMAGNE REVIENT ! »

La peur allemande de l’Allemagne

a sempiternelle question « Faut-il avoir peur de l’Allemagne » n’est passeulement d’actualité en France ou en d’autres pays, mais égalementen Allemagne : « Faut-il avoir peur de l’Allemagne ? » est en effet une

question qu’on se pose assez fréquemment outre-Rhin. Autrement dit :devons-nous avoir peur de nous-mêmes ? En Allemagne on ne se demandepas seulement si l'on inspire de la peur aux autres, mais on se demandeaussi s’ils n’ont pas raison. Un exemple : en 1990, en plein processus deréunification, la respectable maison d’édition Hoffmann und Campe sort, sousla direction du très respecté journaliste de télévision, Ulrich Wickert, un livreavec le titre « Angst vor Deutschland » (Peur de l’Allemagne). Il est intéres-sant de noter non seulement que le titre ne comporte pas de point d’interro-gation, mais que c’est une maison d’édition allemande qui décide de lancersur le marché tout de suite – alors que l’Allemagne n’est même pas encoreréunifiée – un livre sur ce thème. Ce qui est peut-être plus significatif encore,c'est que l’on donne la parole non seulement à des étrangers, mais égalementà des Allemands. Et surtout : dans ce recueil, si quelques auteurs étrangersexpriment des craintes et si d’autres cherchent à (se) rassurer, ceux chez les-quels on ressent le plus d’inquiétude face à la vision d’une Allemagne unifiéesont certains des Allemands auxquels l'on a demandé des contributions.L’écrivain Patrick Süskind ou la psychanalyste Margarete Mitscherlich expri-ment ainsi leur craintes, leurs vagues inquiétudes face à un avenir incertain,devant un éventuel réveil d’un nationalisme allemand, d’un réveil des vieuxdémons. « Les Allemands devraient apprendre à avoir peur d’eux-mêmesdès qu’ils apparaissent en masses » écrit ainsi Mitscherlich ; quant au pas-teur Friedrich Schorlemmer qui avait joué un rôle important dans le mouve-ment populaire contre le régime SED, il écrit : « Je ne comprends pas seu-lement la peur que les autres peuples ont de nous, je la partage. Ce quisommeille chez les Allemands, peut resurgir à tout instant », sans oublierGünter Grass qui dessine le cauchemar d’une grande Allemagne qui inspirerala peur aux autres.

Que l'Allemagne suscite des craintes chez des Allemands mêmes, cela n’estcertes pas dû à la seule réunification. Mais le processus de réunification et lesévénements qui les accompagnèrent ont particulièrement ravivé ces craintes ;elles ont notamment été renforcées, en Allemagne même, par la vague dexénophobie en 1991/92 à l'occasion de laquelle s'est manifestée encore

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davantage cette peur d'une certaine Allemagne vis-à-vis d'elle-même. « LiebeAusländer, lasst uns mit uns Deutschen nicht allein » (« Chers étrangers, nenous laissez pas seuls avec nous autres Allemands ») – ce slogan de solidaritéavec les étrangers traduit la peur d'avoir à constater ce dont « nous » sommescapables, ce que l’Allemagne est capable de faire. Et, sur un autre plan, l’Alle-magne ne pourrait-elle pas dériver à l’Est ou être tentée de faire cavalier seulen Europe ? Ces peurs ne se sont pas seulement exprimées en France ouailleurs, mais aussi en Allemagne même. « Attention à ce que l’Allemagneréunifiée ne soit pas isolée et ne s’égare pas » a déclaré très récemment Jür-gen Habermas dans une interview au Monde.

Une peur qui n'est pas neuve

Si elle s’articule assez ouvertement depuis la réunification, cette peur del’Allemagne n’est pourtant pas neuve. Elle a fait partie dès ses débuts de laculture politique en Allemagne fédérale. Elle est reliée à une autre peur qu’onretrouve chez certains Allemands : celle d’être et de paraître allemand, liéede près à la difficulté d’être allemand après le IIIe Reich. Sans doute n’y a-t-il pas pire que des Allemands pour renier leur identité d’origine, pour émigrerà l’étranger et pour essayer là-bas de se fondre dans un nouveau mode devie, de tenter d’oublier et de faire oublier leur identité allemande ( avec un suc-cès fort mitigé d’ailleurs : Chassez le naturel, il revient au galop). Le fait quel’américanisation des mœurs et de la vie quotidienne ait pu aller si loin en Alle-magne de l’Ouest est certainement aussi lié à cette peur d’être allemand.Cette peur d’être et de paraître trop allemand, au niveau individuel, se retrou-ve au niveau politique général dans la volonté de se poser en super-euro-péen, de ne pas vouloir trop ouvertement parler d’intérêts nationaux. Maisfaut-il s’en étonner ? Quand on sait où le nationalisme a mené l’Allemagne,cette peur ne peut paraître que légitime et a même quelque chose de rassu-rant. Cette peur ne se confond pourtant pas forcément avec celle dont nousparlons ici, celle de l’Allemagne. Ici, il s’agit non pas de rejeter ou cacher sonidentité allemande, mais de l’accepter, tout en faisant tout pour maîtriser lapartie sombre quelle est censée enfermer. Là aussi, tout part bien sûr del’Holocauste et de la Deuxième Guerre mondiale. Comment l’Allemagne a-t-elle pu faire cela ou s’y laisser entraîner ? La culture politique allemande necontient-elle pas de prédispositions qu’il s’agit d’encadrer, de maîtriser, decadenasser ? « Der Schoß ist fruchtbar noch… » (Le ventre est encorefécond) – cette phrase souvent employée en Allemagne n'a pas été écritepour la première fois par un Français, mais bien par un Allemand, en l'occur-rence par Bertolt Brecht. Mais il ne s'agit pas là seulement d’une vision degauche ; à droite aussi existait et existe une vision de la dangerosité de l'Al-lemagne. « Wir Deutschen sind ein grosses, aber ein gefährliches Volk. Manmuss uns gegen uns selbst schützen. » (Nous les Allemands sommes ungrand peuple, mais un peuple dangereux. Il faut nous protéger contre nous-mêmes) écrit ainsi dans les années 80 Gustav Adolf Sonnenhol, un diplomate

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conservateur. (1) Le meilleur exemple de cette pensée est sans doute Ade-nauer lui-même dont la politique extérieure ne fut pas seulement déterminéepar la peur du communisme et de la Russie soviétique, mais aussi par unecertaine peur de l'Allemagne, d'une Allemagne qu’il s’agissait de dompterdurablement. L’intégration à l‘Ouest fut ainsi pour Adenauer une assurancecontre l’Est communiste certes, mais autant contre l’Allemagne elle-mêmequ’il devinait instable, incapable de se fixer. Cette Allemagne, jugée si peucapable de maîtriser son destin, il fallait la protéger contre elle-même, et c’estpour cela qu’il fallait l’ancrer si fortement à l’Ouest. « Einbinden » (relier/atta-cher) – voilà le mot-clé, le garde-fou contre certaines tendances irration-nelles ; ce raisonnement se retrouve aujourd’hui encore dans le discours pro-européen : il faut ancrer l’Allemagne fortement à l’Ouest. « Retenez-nous,nous ne savons pas trop ce dont nous sommes capables » – certes, cela n’estpas dit explicitement, mais cette crainte sous-tend un certain discours poli-tique, même s’il est difficile de savoir pour ce qui est des hommes politiquesd’aujourd’hui dans quelle mesure ils appréhendent davantage une certaineAllemagne qui pourrait se réveiller ou le fait que l'Allemagne suscite des peursà l'étranger : en effet la peur de faire peur aux autres, évidente dans l’Alle-magne d’aujourd’hui, est un des leitmotiv de la politique extérieure ouest-alle-mande : évitons d'inspirer la peur à nos voisins et tenons compte du fait quenous puissions faire peur.

Si cette crainte de faire peur aux autres n'est pas forcément reliée à une peurque l'on éprouverait soi-même vis-à-vis de l'Allemagne, une autre crainte l'esten revanche : en effet, s'il existe en Allemagne certes une peur de l'Europe,il existe aussi indéniablement une peur que l'Europe ne se fasse pas et elles'inspire directement de la peur de l'Allemagne : la phrase de Habermas citéeplus haut ou l'attitude de Adenauer en témoignent puisqu'elles impliquent lacrainte que si l'Europe ne se fait pas, l'Allemagne, hors de toute contrainteinstitutionnelle européenne, ne pourrait plus maîtriser ses démons. Peur del'Allemagne et crainte de l'échec de l'intégration européenne se rejoignentainsi, comme elles se rejoignent aussi, mais différemment, dans une autrepeur : celle que l'Europe ne se fasse pas à cause de l'Allemagne. « Europadarf nicht an uns Deutschen scheitern » (L'Europe ne doit pas échouer àcause de nous Allemands) est ainsi le credo constamment répété notammentpar l'ancien chancelier Helmut Schmidt. Mais quand Schmidt dit cela, ce n'estpas parce que lui a peur de l'Allemagne, mais d'une part parce qu'il craint pourl'image de l'Allemagne et d'autre part parce qu'il craint que l'échec de l'inté-gration européenne à cause de l'Allemagne ne fasse surgir toutes les peursanti-allemandes chez les voisins de l'Allemagne. C'est donc la peur poten-tielle des autres à laquelle on pense ici, et non pas à la peur de l'Allemagnevis-à-vis d'elle-même.

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(1) Gustav Adolf Sonnenhol, Untergang oder Übergang ? Wider die deutschen Ängste, Stuttgart (Périr ou tran-siter ? Contre les peurs allemandes), Seewald, 1984, p. 359.

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A droite et à gauche

Pour revenir à la peur de l’Allemagne proprement dite : cette peur se retrouve,nous l’avons vu, aussi bien du côté de la gauche que de la droite allemande ;on peut néanmoins différencier : à droite, cette peur n’est pas tellement celled’une Allemagne ultraforte et nationaliste, mais d’une Allemagne ne sachantpas trop ce qu’elle veut d’une part et tentée d'autre part de suivre sans tropréfléchir le premier séducteur venu ; tandis que pour la gauche la peur estplutôt celle d’une Allemagne nationaliste, xénophobe, raciste. D’une part lavision d’une Allemagne trop passive, d’autre part celle d’une Allemagne tropactive, se rejoignent en fin de compte dans celle d’une Allemagne irration-nelle qui pourrait facilement s’égarer ou se laisser égarer. En fait, cette peurn’est pas celle de l’Allemagne tout court ; il s’agit plutôt de la peur d’une cer-taine Allemagne : ainsi les appréhensions du Rhénan Adenauer visaientl’Allemagne « prussienne ». Chez bon nombre d’hommes politiques et d’intel-lectuels allemands, la peur s’est confondue avec une forte méfiance vis-à-vis de la population allemande, jugée souvent trop imprévisible, trop peustable, trop immature politiquement et à laquelle il ne faut pas donner trop depouvoir direct. La République de Weimar avait trop fait confiance à la popu-lation, raisonne-t-on, la population n’a pas su se montrer à la hauteur. Certes,entre-temps, les choses ont changé, les Allemands aussi – mais peut on êtresûr de tout ? Le Mouvement de la Paix dans les années 80 et sa résurgencelors de la Guerre du Golfe d’une part ne témoigne-t-il pas d'un certain roman-tisme politique tenant peu compte des réalités ? entend on plutôt à droite ;les exactions xénophobes ne sont-elles pas la preuve d‘un racisme inexpu-gnable ? s’interroge-t-on plutôt à gauche. Aux yeux des uns et des autres,les exemples ne manquent pas pour les renforcer dans leurs peurs. La popu-lation allemande est-elle vraiment vaccinée ? Les Allemands ont beau voterdepuis des décennies pour des partis démocratiques, réservant aux partisd’extrême droite une infime partie de leurs voix ; il n’empêche : dans un récentéditorial, Die Zeit exprime sa conviction que le Haider allemand est déjà né,et que l’insuffisance de la tradition démocratique en Allemagne fera que ladétérioration de la situation économique le fera surgir sur la scène politique,soutenu par des citoyens déçus. Un peu partout le pressentiment se fait jour :attention, attention, on ne sait jamais. On aime se donner des frissons en Alle-magne. Mais là encore, faut il s’étonner de ce « catastrophisme » politique ?Chat échaudé craint l’eau froide : Après le Troisième Reich, on est en Alle-magne particulièrement vigilant quant à toute éventulalité de dérive politique.Que l'on réagisse avec une telle sensibilité à certaines évolutions, que l'oncrie très facilement et très rapidement au loup, cela peut parfois paraître exa-géré – mais n'est-ce pas une attitude préférable à celle qui consiste à se voilerles yeux ?

Même si cette peur allemande de l’Allemagne existe indéniablement, il ne fautnéanmoins pas en exagérer l’importance. Elle existe, mais elle n’est certes paspartagée par la majorité des Allemands ; elle existe aussi bien chez des intel-lectuels que chez des hommes politiques qu'ils soient de gauche ou de droite.

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C’est chez des intellectuels de droite qu’on a commencé à dénoncer cette peurde l’Allemagne, ce « national-masochisme » qui mènerait l’Allemagne à ne pasdéfendre assez offensivement ses intérêts – avec à la base, là encore, unepeur, celle que la « peur de la nation » ferait courir l’Allemagne à sa perte. Lefait que certains disent cela, n’a fait bien sûr que raviver la peur chez les autresquant à un éventuel retour du nationalisme allemand. Mais les deux inquié-tudes sont également injustifiées : d’une part, l’Allemagne réunifiée a démontréqu’elle sait résister aux sirènes nationalistes ; d’autre part, l’Allemagne fédéralea toujours très bien su défendre ses intérêts – même si elle ne le clamait passur les toits. On en veut pour preuve que l'Allemagne est devenue la troisièmepuissance économique mondiale, et un État qui garantit à sa population liberté,paix et prospérité – que demander de plus ? La peur n’est pas toujours mau-vaise conseillère – en l’occurrence, la peur de l'Allemagne vis-à-vis d'elle-même et celle de l’inspirer aux nations voisines ont sans aucun doute contribuéà définir un comportement qui a grandement participé au succès d’une Alle-magne démocratique et largement respectée dans le monde. ■

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LA PEUR DE L’IMMIGRATIONRUSSE À BERLIN

out au long du XXe siècle, Berlin a connu plusieurs vagues d’immigrationrusse. La première fut la conséquence directe de la Révolution de 1917et comprend plusieurs dizaines de milliers de réfugiés russes, essentiel-

lement des intellectuels, des artistes, des aristocrates. L’arrivée des militairessoviétiques déserteurs durant les quarante ans de la guerre froide a constituéla deuxième vague marquante de cette immigration. Aujourd’hui, à nouveau, ungrand nombre de Russes affluent, mais cette nouvelle immigration est autant lerésultat de nécessités économiques que de bouleversements politiques.

A l’heure actuelle, il y a 423.593 étrangers enregistrés à Berlin. Il est très dif-ficile de connaître le nombre exact de Russes, car le taux de ceux qui restentillégalement sur le territoire allemand est élevé. Les estimations sont plus oumoins fortes. Selon une étude du « Club Dialog » (1), environ 35.000 citoyensde l’ex-Union soviétique vivent à Berlin. Mais les autorités font état de 16.476anciens Soviétiques. (2) Dans toute l’Allemagne, l’afflux de population russese serait multiplié par six depuis le début des années 90.

Les derniers arrivants sont divisés en trois catégories : les Allemands eth-niques – appelés « Aussiedler », les réfugiés juifs et les autres citoyens de l’ex-Union soviétique, qui n’entrent pas dans ces deux groupes. Les aides qui leursont accordées et les rumeurs qui courent à leur sujet ne sont pas sans engen-drer quelques sentiments de méfiance, de crainte parmi les Berlinois et lapopulation allemande en général.

La réunification a conduit à revaloriser le sentiment d’appartenance à l’Étatallemand. Le thème « Être allemand » et « former la communautégermanique » suscitent des débats dans le pays. Dans ce contexte, le gou-vernement fédéral continue à rapatrier les Allemands de souche, les « Aus-siedler » (3) mais en élaborant toute une réglementation pour contrôler leurretour. Cette population, qui a longtemps souffert de discriminations, bénéficie

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(1) Association culturelle qui s'occupe essentiellement de l'intégration des Russes.(2) D’après l’Office des Statistiques du Land de Berlin, sur une population totale de 3.452.284, il y a 12,1 %d’étrangers. Sur les 423.593 étrangers vivant dans la capitale, il y a 6.716 personnes enregistrées, provenantde la Fédération de Russie au 31.12.96.(3) Juridiquement, ce ne sont pas des Russes, mais souvent ils sont perçus comme tels et finissent par se consi-dérer eux-mêmes comme des Russes. Ce sont des Allemands d’Europe de l’Est, actuellement en grande majo-rité provenant de l’ex-Union soviétique. Les plus connus sont ceux qui habitaient la région de la Volga, dontl'immigration remontait au XVIIIe siècle. Catherine II, princesse allemande, a fait appel à eux et leur a proposédes lotissements, surtout à Saratov. Leurs descendants ont été en grande partie déportés vers le Kazakhstanou en Sibérie pendant la Seconde Guerre mondiale. Cf. Angenendt, Stephen, « L’asile et l’immigration en Alle-magne », Politique Étrangère , p. 735.

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de droits et d’une assistance, cela ne laisse pas les autres Allemands indiffé-rents.

Un grand nombre de citoyens allemands appréhendent une possible vaguedéferlante venant de l’Est, dont la motivation principale serait de trouver, en Alle-magne, une vie plus décente. Leur principal facteur d’attraction est d’ordre éco-nomique. L’État allemand avait une politique relativement libérale à l’égard dela migration de l’Est, mais face à un flux croissant, le gouvernement a opté pourplus de rigidité. Les dernières mesures législatives plus restrictives concernantl'entrée des étrangers entendaient en quelque sorte répondre au sentimentd’insécurité des Allemands qui se développe depuis la chute du Mur.

La peur de l’étranger et a fortiori celle des Russes sont liées à ces mouve-ments de migration. Berlin, par sa situation géographique, représente un casd’étude intéressant pour approfondir ce thème. La capitale fournit en effet unintéressant aperçu de l’image que les Allemands ont des Russes et permetde comparer cette image à la réalité.

Les craintes de la population berlinoise

La peur de l’inconnu n’est pas le seul sentiment de beaucoup d'Allemands faceaux immigrés russes. Il existe également des facteurs liés au statut et auxavantages des nouveaux venus, qui entraînent des réactions parmi les Berli-nois. Une certaine méfiance peut se manifester à leur égard et déboucher surdes peurs, difficilement contrôlables de manière rationnelle. Certains habitantsde la capitale ont peur d’une montée de la criminalité, du chômage, de l’octroitrop généreux d’aides pour les citoyens russes.

Certains Berlinois craignent que les « Aussiedler » (4) ne soient prioritaires etprennent leur place, leur travail. Lorsque les Allemands ethniques ont obtenula nationalité allemande, les institutions concernées leur apportent un soutienpour la recherche d’un emploi. Ils ont droit à l’aide sociale, à une retraite, bienque beaucoup n’aient ni travaillé, ni cotisé en Allemagne. Cet accueil est consi-déré par certains comme trop favorable.

Une assistance similaire est apportée à certains Juifs originaires de l’ex-Unionsoviétique et surtout de la Russie. Ils ont pu émigrer en Allemagne (5) depuisle début des années 1990 dans le cadre d’accords bilatéraux. A Berlin se trou-ve aujourd'hui la plus grande communauté juive d’Allemagne, c’est pourquoi

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(4) Les Allemands ethniques ou « Aussiedler » qui sont juridiquement reconnus comme appartenant à cettecatégorie obtiennent, aux termes de l’article 116 de la Loi Fondamentale, la nationalité allemande, ainsi quetous les droits et obligations qui s’y rattachent. Pour cela, ils doivent prouver leur filiation et, depuis peu de temps,leur connaissance de la langue allemande.(5) Au 30 décembre 1994, Berlin avait accueilli 4.525 immigrants juifs sur les 80.493 de l’ensemble du territoire.A Berlin, les autorités estiment leur nombre actuel à plus de dix mille. Bericht zur Integrations- u. Ausländerpolitik,Die Ausländerbeauftragte des Senats von Berlin, 1995, Drucksache 12 / 5.842, (Rapport sur la politique d'in-tégration et des étrangers, service de la Chargée de mission du Sénat de Berlin pour les étrangers – 1995,imprimé 12/5.842

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les nouveaux venus se dirigent en premier lieu vers la capitale. Ils reçoiventun permis de séjour et de travail à durée indéterminée. Ils ont droit à l’aidesociale, touchée dans 80 % des cas (6), à un logement et à un soutien pourla recherche d’un emploi.

Vis-à-vis des réfugiés juifs, une crainte particulière s’est développée dans lesadministrations allemandes. Depuis quelques années, elles ont constaté qu’ily avait parmi les réfugiés des personnes, qui, sans l’être, se faisaient passerpour juifs. Selon l’ancien Ambassadeur à Kiev Alexander Arnot « seulement40 % des personnes prises en charge peuvent être considérées comme étantformellement des juifs ». (7) Des documents devant certifier l'ascendance juivese sont révélés être des faux. Malgré cette découverte, aucune famille n’a étéreconduite aux frontières allemandes. Il est difficile de savoir dans quellemesure ces faits sont réels. Selon Ignatz Bubis (8), il faut relativiser ce phé-nomène, car la proportion des « faux-juifs » reste très peu importante.

Parmi ces gens enregistrés légalement ou en instance de l’être, certains sontsoupçonnés d’espionnage dans le domaine de l’informatique et des télécom-munications pour le compte de la Fédération de Russie. (9) Souvent employésdans des sociétés mixtes germano-russes, leur nombre serait plus important quedu temps de la guerre froide. Ces différents éléments jouent sur l’opinionpublique allemande, d’autant qu’ils sont bien développés par les médias.

Si l’immigration normale se fait dans le cadre d’un dispositif institutionnel, légalet réfléchi, elle n’empêche pas l’immigration illégale et le développement danstout le pays d’activités mafieuses dans lesquelles souvent sont impliqués desimmigrés, développement qui renforce les craintes au sein de la société alleman-de. Là aussi, il s’agit d’un phénomène qui a tendance à s'accentuer et qui estentretenu par les médias. A l’arrivée des premiers réfugiés russes, la populationallemande a été très généreuse vis-à-vis d’eux, en les aidant à s’installer. Au furet à mesure qu’elle lisait quotidiennement des horreurs à leur sujet dans la pres-se, son attitude vis-à-vis des Russes a eu tendance à diminuer.

Un phénomène largement amplifié par les médias

L'intégration de la population russe pose de nombreux problèmes. Outre lethème des faux documents des Juifs, qui a été beaucoup exploité dans la pres-se, on y trouve celui de la mafia. En effet, l’ensemble de cette population russe

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(6) Parmi les arrivants se trouvent 70 % de scientifiques et artistes. D’autre part, 27 % auraient plus de 60 ans.(7) Il semblerait que des hauts fonctionnaires de l’ancienne Nomenklatura s’inscrivent sur ces listes commeréfugiés juifs pour émigrer en Allemagne. Dietl, Wilhelm, « Gekaufte Urkunden » (Des titres achetés), Focus,n° 7, 1997, p. 68.(8) Selon l'avis du Président du Conseil Central des Juifs en Allemagne, il faudrait opérer un meilleur contrôlelors du dépôt des demandes d’immigration. Les fonctionnaires peuvent refuser l’agrément. D’après lui, il s’agitd’un problème politique et il suspecte même les consulats de refuser de donner suite aux demandes justifiées,in Dietl, Wilhelm, ibidem.(9) Kuhn, Friedrich, « Russische Spione agieren in Deutschland immer unverfrorener », (Des espions russesagissent avec toujours plus d’impudence en Allemagne), Berliner Morgenpost, 26 avril 1997.

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a tendance à être assimilé en bloc à la mafia qui sévit dans certaines rues deBerlin.

Les médias ont trouvé ici un sujet porteur qu’ils exploitent avec insistance. Lapresse fait de gros titres du moindre règlement de compte entre gens du« milieu » et l’attribue aussitôt à la mafia russe, désormais au centre de l’intérêtpublic. De plus, la presse et la télévision comparent par des récits et desimages les situations du crime organisé à Moscou et à Berlin, alors que lescirconstances sont très différentes. On parle de chantage, de vandalisme, deprostitution, d’enlèvement. A l’heure actuelle, dans les « Krimis », les feuille-tons policiers de série B, il n’est plus question de la Guerre froide, mais lesRusses restent la principale source d’inspiration. Les histoires de mafia étantd’actualité, beaucoup en sont devenus friands. Les médias sont souvent« accusés » de vouloir mettre tous les Russes dans un même pot. Ils sont ainsià l’origine d’un véritable phénomène local de société, dont le fondement estla peur du Russe, qu’il soit criminel ou non.

Les Russes finissent ainsi par être mal considérés par une partie de la popu-lation allemande (10) et les policiers n’échappent pas à cette tendance. Dansun long article paru dans « die Tageszeitung », Boris Feldmann, rédacteuren chef du journal « Russkij Berlin » critique vivement la police. Ainsi l’andernier, celle-ci aurait pris d’assaut, dans une réaction fortement dispropor-tionnée, un restaurant russe à l’aide d’un commando de forces spéciales.L’auteur est scandalisé par cette attitude de la police qui considère par prin-cipe que tous ceux qui parlent le russe sont des criminels. Selon la logiquepolicière, là où se trouvent beaucoup de Russes, se cachent aussi des pro-tagonistes de la mafia. La majorité des Russes se sentent dégradés par cesméthodes discriminatoires. Bien sûr, la police justifie son action par lesbesoins de l’ordre public et de la lutte contre la mafia russe. Mais lejournaliste souligne à raison que « la criminalité n’est pas une caractéristiquenationale de la Russie ». (11)

Un sentiment de peur suscité par la mafia russe

Le phénomène de la mafia s’est amplifié d'une manière générale à Berlindepuis la chute du Mur. Par sa situation géographique, proche de la frontièrepolonaise, Berlin est « une base d’opération idéale pour les trafiquants ». (12)Dans la capitale, certaines mafias se distinguent des autres : le trafic des ciga-rettes est davantage attribué à la communauté mafieuse des Vietnamiens,celui des voitures à celle des Polonais… L’élément criminel d’origine russe selivre davantage à des activités de racket, sans oublier la drogue et le traficd’armes, qui furent achetées à un bon nombre de soldats de l’armée rouge,

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(10) Entretien avec des membres du « Club Dialog » à Berlin.(11) Feldmann, Boris, « Ist jeder hier lebende Russe ein Mafioso ? » (Est-ce que tout Russe vivant ici est unmafioso ?), die Tageszeitung, 29 octobre 1996.(12) Schnee, Thomas, « Allemagne, nouveau paradis mafieux ? », Le Monde Diplomatique, avril 1994, p. 6.

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avant qu’ils ne quittent le territoire allemand. (13) D’après les enquêtes de lapolice berlinoise, la filière des salles de jeu serait également à 85 % dans lesmains de certains Russes. (14)

Les administrations russes compétentes dénombrent 8.000 groupes russesagissant dans la criminalité organisée à travers le monde. Toujours d’après cesautorités, 140 de ces groupes seraient actifs à l’étranger, dont la moitié sur lesol allemand, et plus particulièrement dans les cinq nouveaux Länder. (15)Souvent, ces groupes se combattent entre eux, mais ce qui les différencie desautres groupes mafieux, c’est leur haut degré de violence. (16) La police alle-mande a par ailleurs beaucoup de mal à lutter contre ce phénomène, dans lamesure où ces clans possèdent une forte dimension ethnique, qui rend l'infil-tration très difficile. (17) Ils restent liés à leur région d’origine, d’où proviennentsouvent les ordres qu'ils exécutent.

De plus ces groupes sont fréquemment en contact avec des Russes installésen Allemagne depuis longtemps. Ces derniers, souvent des hommesd’affaires, sont soit les victimes de chantage, soit au contraire les respon-sables qui exercent une pression sur les nouveaux venus pour les exploiter.D’anciens soldats de l’ex-Armée Rouge, dont les dernières troupes ont quittéle sol allemand le 31 août 1994, sont eux aussi revenus dans la capitale selivrer à toutes sortes de commerces. (18)

Par ailleurs, le commerce illégal d’œuvres d’art (les icônes) ou d'autres anti-quités russes est florissant, de même que le nombre très alarmant des pros-tituées venant de l’Europe de l’Est, et plus spécialement de Russie. Le prin-cipal objectif des criminels russes reste néanmoins l’extorsion de fonds. Ilexiste également des sociétés germano-russes, sortes de « joint-ventures »,créées spécialement pour le commerce des armes. D’après les données offi-cielles, il y aurait plus d’une centaine de petites et moyennes entreprises àBerlin, dont le gérant ou les associés seraient russes. (19) Ces sociétésseraient chargées de blanchir l’argent sale de la mafia moscovite.

Il n’est pas possible cependant de dire avec certitude combien de Russesse livrent à de tels actes à Berlin, mais ces activités portent de toute éviden-ce préjudice à la réputation des Russes dans leur ensemble. L’amalgameentre le Russe criminel mafieux et le Russe en situation régulière est bien

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(13) Schnee, Thomas, ibidem.(14) Krause, Dieter, Mathes, Werner, « Die blutige Spur » (La trace sanglante), Stern, 16 octobre 1997, n° 43,p. 33.(15) Schelter, Kurt, « Bedrohung durch die russische Mafia » (La menace de la mafia russe), Internationale Poli-tik, janvier 1997, p. 33.(16) Plusieurs articles insistent sur ce point, voir encore Krause, Dieter, Mathes, Werner, op. cit.(17) Lallemand, Alain, L’ORGANIZATSIYA – La mafia russe à l’assaut du monde, Calmann-Lévy, 1996.(18) Krause, Dieter, Mathes, Werner, op. cit., Stern, 16 octobre 1997, n° 43, p. 33.(19) Dubilski, Petra, « Berlinograd besitzt viele Gesichter » (Berlinograd possède de nombreux visages), op.cit., Süddeutsche Zeitung, 12 mars 1996.

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souvent trop rapidement fait. La méfiance et la crainte qui en découlent ren-dent l’intégration des Russes en général plus difficile.

La réalité du statut des immigrés russes à Berlin

Certains faits peuvent donc justifier le sentiment de méfiance à l’égard de cer-tains Russes. La présence cachée de la mafia est en effet révélée par la policeberlinoise à l’occasion de règlements de compte, d’assassinats, d’enlèvementsde personnes, qu'elles soient allemandes ou russes.

La présence de la mafia se devine aussi parfois au travers du luxe ostentatoirequ’affichent quelques ressortissants russes. (20) Cette démonstration derichesse fait inévitablement des envieux et certains s’interrogent sur sa pro-venance. Cela peut rendre des Allemands, et notamment des fonctionnaires,plus méfiants à l’égard des Russes. Mais, les « nouveaux Russes » ne repré-sentent qu’un mince pourcentage, car la majorité des Russes de Berlin viventlégalement, quoique dans des conditions difficiles.

Les conditions réservées aux Allemands ethniques ne sont pas en fait aussi« enviables ». A leur arrivée en Allemagne, ils sont tout d’abord rassemblésdans des foyers. La plupart de ces personnes sont encore coupées de la viequotidienne allemande. Elles suivent un stage d’apprentissage de la langueallemande pendant six mois. Elles ont peu de contacts avec les Allemandsordinaires et de ce fait ne peuvent pas suffisamment pratiquer la langue, nis’intégrer rapidement. La plupart doivent faire face à un chômage de longuedurée, surtout les femmes dont les qualifications ou diplômes ne sont pasreconnus généralement en Allemagne. Le pourcentage de ceux qui exerçaientnaguère une profession dans le secteur agricole est très important et ceux-làont le plus grand mal à se recaser.

Le droit allemand de la nationalité devient de moins en moins généreux, il serestreint comme dans de nombreux États européens. Le statut des Allemandsethniques a évolué lui aussi depuis la réforme du 6 décembre 1992 qui modifiel’article 16 de la Loi Fondamentale, base du droit d’asile en Allemagne. (21)Auparavant, l’État leur accordait un large éventail de droits et de garanties. Legouvernement fédéral allemand verse une importante aide financière à ceuxqui veulent rester en Russie et au Kazakhstan. (22)

Les populations juives rencontrent les mêmes difficultés d’intégration que les« Aussiedler », auxquelles s’ajoute un antisémitisme latent. Aujourd’hui, pour

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(20) Cf. Note précédente.(21) Cette réforme a été introduite dans la Loi Fondamentale par deux lois du 30 juin 1993. Le versement deleur retraite a été limité, ils touchaient 100 %, puis au fur et à mesure, le versement est passé à environ 60 %.(22) « Deutsche in Westsibirien – Waffenschmidt verspricht mehr Geld aus Bonn » (Des Allemands en Sibérieorientale. Waffenschmidt (Secrétaire d'État à l'Intérieur) promet davantage d'argent de Bonn), Süddeutsche Zei-tung, 12.07.95. Il est question de 160 millions de Marks, in Stark, Hans, « Allemagne-Russie : les aléas d’unpartenariat difficile », Politique Étrangère, page 602.

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limiter la vague d’immigration, seul le regroupement familial est autorisé pourles réfugiés juifs.

Pour les Russes qui se trouvaient déjà en 1990 sur le territoire de l’ex-RDA,la situation s’est transformée : dès le lendemain de la chute du Mur, ils étaientdevenus des étrangers avec les soucis juridiques, sociaux et psychologiquesque ce statut peut comporter. Les problèmes d’intégration ont surtout concernéles militaires déserteurs qui ont dû se reconvertir dans le civil et dont beaucoupaujourd'hui sont confrontés au chômage.

La cohabitation entre les Russes et les Allemands est influencée par lesimages qui sont véhiculées par les médias. Mais la description des conditionsde vie de la plupart des Russes tend ainsi à relativiser les préjugés et les peurs.Une certaine angoisse peut exister à leur égard mais l'animosité anti-russe decertains Allemands n'est pas généralisée. Il s'agit d'une réalité sujette à derapides fluctuations. ■

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LA SOCIÉTÉ ET SES PEURS

Les contributions de cette troisième partie évoquent d'autres peurs que l'onretrouve dans le champ social et politique allemand et qui dépassent le cadrede la question de l'identité nationale proprement dite, même si elles peuventy être liées. Peur de l'engagement et peur du changement, angoisses liées auprocessus de la mondialisation, peurs apocalyptiques plus générales et peurdu nucléaire en particulier – les articles qui suivent tentent de faire ressortirdans quelle mesure ces peurs sont particulièrement accentuées en Allemagne.

RISQUE ET ENGAGEMENTLa peur du risque est particulièrement sensible

en Allemagne

e besoin croissant de sécurité dans tous les domaines se manifeste deplus en plus dans les sociétés occidentales. Les individus ont pris l'ha-bitude de se décharger de toute responsabilité pour le quotidien de leur

existence sur une collectivité anonyme, sur l'État, le gouvernement ou plussimplement sur la société. Ils ne veulent pas se rendre compte qu'ils sont eux-mêmes une parcelle de cette société et que l'évolution de cette dernièredépend de leur propre comportement. Chacun croit avoir des droits, tandis quele discours sur les devoirs et sur les efforts en vue de la maîtrise de son propredestin est perçu comme péniblement suranné. A la décharge de l'individu, ilfaut reconnaître que la multiplication des dangers le fragilise et le dépasse. Ilse sent désarmé en face de la violence, des multiples risques d'accident, dela pollution, de certaines maladies comme le cancer ou le sida.

Ce sont des risques qu'il n'estime plus pouvoir assumer, et dans une certainefuite en avant, il se dégage de toute responsabilité de citoyen. Seulement,cette fuite en avant augmente les risques collectifs et déstabilise la société.

Ce phénomène est plus sensible en Europe qu'aux États-Unis, et il est parti-culièrement sensible en Allemagne. L'idéal de la plus parfaite qualité de la vies'accompagne du refus de tout risque susceptible de menacer cette qualité devie. La motivation réside moins dans la peur du lendemain que dans le main-tien dans la préservation et dans la défense des montages du présent. L'idéalde la qualité de la vie conduit facilement à un individualisme égoïste et s'op-pose à tout véritable engagement durable. Cependant toute tendance dans

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une société donnée comporte évidemment des exceptions. L'égocentrismen'exclut point par moments des élans de solidarité ou des manifestations deprotestation en faveur d'une cause ou contre un courant jugé néfaste. Maissubsiste comme donnée de base le double refus du risque et de l'engagement,les deux éléments étant liés, car on ne conçoit guère un véritable engagementsans un risque.

Pas de volonté de puissance

On aurait pu croire que la réussite économique et sociale des décenniesd'après guerre, le fameux miracle économique allemand, renforcerait lacroyance des Allemands en un nouveau destin national et leur redonnerait unementalité de pionniers. Ils auraient aussi pu profiter de leur potentiel écono-mique et politique – surtout après la réunification – pour jouer un rôle plusimportant sur le parquet politique international. Certains de leurs hommes poli-tiques l'ont envisagé, par exemple, Franz Josef Strauss, Helmut Schmidt et– avec plus d'hésitations – aussi Helmut Kohl, mais le faible écho dans l'opi-nion publique dut vite les décourager. Sans grande exagération, il est permisd'affirmer que la population allemande est dans sa grande majorité allergiqueà la volonté de puissance. Les débats des intellectuels sur l'identité nationale,la grandeur du passé et les grandes aspirations de l'avenir ne dépassent pasun cercle étroit et laissent la masse des Allemands parfaitement indifférents.La lourde hypothèque du passé récent est évidemment un obstacle sérieux,mais elle est plutôt un prétexte que la cause du manque de prise de conscien-ce nationale en Allemagne surtout depuis la réunification.

On néglige trop souvent le fait que les Allemands sont un peuple fatigué. Lemiracle économique force, sans doute, l'admiration, mais il a été avant tout lefruit de l'extraordinaire effort de tous, et ceci après les cruelles conséquencesd'une guerre meurtrière avec des énormes pertes en hommes. Le régime hit-lérien et ses suites avaient en outre décimé l'élite allemande, le mot étant prisdans le sens le plus large, les penseurs, les universitaires, les hommes d'af-faires les plus dynamiques. Les conséquences de telles épreuves multiplesse font sentir dans la vie des peuples pendant des générations. Les jeunesAllemands d'aujourd'hui ne veulent pas s'exposer aux risques pris ou subis parleurs grands-pères, ils veulent profiter des acquis et profiter de la vie, sans sesoucier de la grandeur de la nation, ni d'un éventuel rôle international de leurpays, qui pourrait les exposer à toutes sortes de dangers. Cette attitude chan-gera peut-être dans deux ou trois générations, mais la mémoire des peuplesest tenace. Et tout excès d'efforts ou de souffrances conduit facilement à unexcès de désir de jouissance. Trop longtemps les Français ont cru que les Alle-mands d'aujourd'hui seraient les mêmes que ceux d'hier, avec la même volon-té de travail, la même efficacité, le même sens des valeurs. Certes, le chan-gement n'est jamais total. Les habitudes et les traditions sont tenaces, maisle paysage psychologique et national allemand s'est, néanmoins, profondé-ment transformé durant la deuxième moitié du siècle.

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Diabolisation du progrès

Revenons à la grande préoccupation de la qualité de la vie, du « primum vive-re », du désir de profiter largement – et sans risque – du bien-être acquis. Dansle subconscient de beaucoup, le progrès est un mal, car il accroît les dangersqui menacent l'individu et les risques. Bien entendu, rares sont les hommes etles femmes disposés à renoncer à une fraction de leur bien-être en faveur d'unfreinage plus ou moins autoritaire du progrès. Mais dans les mentalités, l'éco-logie, la préservation d'un environnement rêvé, possède la priorité par rapportau progrès technique et scientifique. L'agriculture biologique fournit l'exemplele plus frappant. Elle est au service de la santé des individus, sans tenir comptede la prolongation continue de la durée de la vie. Les engrais et les insecticidessont nuisibles, le rendement ne justifiant plus les dégâts provoqués par leur uti-lisation. Qu'une population mondiale croissante doive être nourrie, n'est guèreune préoccupation majeure des écologistes allemands, qui commencentd'ailleurs à faire école en France. De même, la défense de chaque arbre estun devoir sacré, sans tenir compte de l'accroissement des surfaces boisées enEurope depuis la fin de la guerre. En Allemagne, plus tôt et davantagequ'ailleurs, l'écologie est devenue une philosophie et une passion, nourries parla volonté de préserver par tous les moyens la qualité de la vie, sans trop sesoucier des besoins élémentaires de l'humanité dans son ensemble.

L'opposition à l'énergie nucléaire est une démonstration particulière de la peurdu risque. Plus que dans aucun autre pays du monde, l'atome est perçu enAllemagne comme une menace diabolique et comme un risque plus inaccep-table que l'effet de serre ou la pollution par l'ozone. La constatation françaiseincontestable selon laquelle l'énergie atomique réduit sensiblement les émis-sions de gaz carbonique et assure la meilleure protection contre l'effet de serrene trouve aucun écho dans la population d'outre-Rhin. Le même sort est réser-vé aux sérieuses études internationales sur le déséquilibre inéluctable entreune demande croissante d'énergie, largement due au développement du tiersmonde, notamment de la Chine et de l'Inde, et l'offre probable de combustiblesfossiles à moyen et long terme. D'une façon irrationnelle, beaucoup d'Alle-mands mettent leurs espoirs dans les énergies renouvelables, notamment levent et le soleil, en ignorant volontairement les limites étroites de leur contri-bution envisageable à la satisfaction des besoins.

La peur nucléaire a été sensiblement renforcée par la catastrophe de Tchernobylqui a fait des ravages psychologiques durables en Allemagne, sans comparaisonavec les réactions dans d'autres pays, même limitrophes des lieux du désastre,comme la Pologne. Sans se ridiculiser, des écologistes de toutes tendancesvoient la solution dans une réduction drastique de la consommation d'électricité,en premier lieu des usages domestiques, – jusqu'au nombre de Watt desampoules, en oubliant que les habitants du tiers monde ne rêvent pas de la sûre-té – ou plutôt de l'abstinence – nucléaire, mais d'un approvisionnement plus largeet moins cher en énergie. Les responsables politiques, économiques et syndi-caux sont parfaitement conscients des réalités et ne souhaitent pas abandonnerl'énergie nucléaire, mais ils sont paralysés par l'opposition de l'opinion publique.

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Depuis des années, ils n'osent plus définir une politique énergétique à moyenet long terme. En attendant, les Allemands enregistrent avec la plus grandeincompréhension le consensus pro-nucléaire de la majorité des Français,considérant le comportement de ces derniers comme suicidaire. (1)

Contre tout engagement militaire

L'incompréhension n'est guère moins profonde en ce qui a trait à la facilité aveclaquelle le gouvernement français pouvait jusqu'à présent envoyer des soldatsdans les divers coins du monde. L'exemple français n'inspire qu'une minorité,qui a compris qu'un pays du poids et de la puissance économique de l'Alle-magne ne peut pas se soustraire à toute responsabilité internationale. La majo-rité voit dans l'engagement militaire français facile et rapide le prix payé pourle rêve national dépassé de la grandeur. L'obstacle constitutionnel allemand n'aété qu'un prétexte pour une opinion publique effrayée par le risque de touteintervention militaire, même uniquement envisagée dans le cadre de l'Union del'Europe Occidentale, de l'OTAN ou des Nations Unies. Une partie du gouver-nement et surtout le chancelier Kohl auraient souhaité une participation militaireallemande des la guerre du Golfe, mais les réticences évidentes de la popula-tion et aussi d'une fraction importante de la classe politique, en premier lieu desSociaux-démocrates, les ont fait reculer. Le premier décès d'un soldat allemandenvoyé dans une zone de crise a été vécu par le monde politique allemand etpar les médias presque comme un deuil national. Les comptes rendus plutôtlarmoyants des conditions de vie d'un contingent allemand en Somalie auraientété inconcevables en France ou en Grande-Bretagne. Le cas le plus significatifest, sans doute, celui d'un sous-officier, militaire de métier, qui a refusé pendantla guerre du Golfe de se rendre en Turquie, en affirmant qu'il s'était engagé pourservir en temps de paix et qu'il n'avait pas accepté le risque de mourir. Il a pudémissionner sans être sanctionné. La peur du risque, le refus du sacrifice etla fuite devant l'engagement vont de pair. Le comportement du sous-officier enquestion n'a même pas été discuté en Allemagne comme un fait de société. Ilne s'éloignait pas trop d'un consensus du non-risque.

Trop terre à terre

La vie professionnelle et privée ne sont pas épargnées par la peur du risqueou la fuite devant le risque. La longueur inhabituelle des études universaitaires– on s'efforce actuellement de mettre fin à ces abus – s'explique en grandepartie par le souhait – conscient ou inconscient – de retarder au maximum l'en-trée dans la vie active avec ses aléas et ses incertitudes. N'est-il pas préférablede profiter de la vie sans véritables soucis aussi longtemps que possible, au

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(1) Sur la peur du nucléaire, voir également l'article de Rebekka Göhring, p. 91.

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lieu de se soumettre rapidement aux contraintes d'une activité professionnelle ?La confiance en l'avenir fait, en outre, le plus souvent défaut. Par ailleurs, unesprit casanier se répand. La vieille habitude allemande de changer de tempsen temps d'université pour élargir l'horizon, appartient définitivement au passé.Le désir de passer quelque temps à l'étranger se limite de plus en plus à unepetite élite. Par moments, les bourses disponibles restent partiellement inutili-sées par défaut de candidats. Dans le même esprit, les écoles allemandes àl'étranger rencontrent des difficultés pour trouver des professeurs. Les absentssont oubliés. Le séjour à l'étranger n'est plus perçu comme un enrichissement,mais comme un danger pour la carrière. La peur de rater le train de l'avance-ment. Dans le domaine économique, les experts allemands clairvoyants sontconscients d'une trop forte concentration des exportations allemandes sur unnombre restreint de produits, bénéficiant d'une réputation presque historique,la recherche est sans doute en Allemagne plus proche des entreprises qu'enFrance, mais le souci d'un déficit d'innovation n'y est point absent. Les interlo-cuteurs étrangers de chefs d'entreprises allemandes constatent fréquemmentun manque de vision large et l'habitude d'une gestion trop terre à terre. Notons,d'autre part, que la balance commerciale allemande est, certes, toujours forte-ment active, mais que la balance des services est presque chroniquement défi-citaire. Or, les services occupent dans les échanges mondiaux une place deplus en plus grande. La discussion allemande sur le « Standort Deutschland »(le « Lieu économique Allemagne ») n'est donc pas sans justification.

Enfin, la peur de l'avenir et la primauté de la qualité de la vie ne sont certaine-ment pas étrangères à la baisse de la natalité. Déjà depuis plusieurs années,le nombre des décès dépasse celui des naissances. Ce phénomène a été enpartie et provisoirement neutralisé par l'immigration, notamment d'Allemands« ethniques » revenus des pays de l'Est. Toutefois, sans un revirement sensible,le déclin démographique de l'Allemagne est inéluctable – et plus sensible enco-re que celui de la France. Une fois de plus, uniquement une petite minorité estconsciente des dangers qui découlent de ces faits pour la vitalité du pays etpartout pour son économie. Il ne s'agit pas seulement du paiement des retraites– on commence à y penser – mais aussi de l'avenir des structures sociales.Certains hommes politiques, sociologues et politologues se consolent avec lebon conseil de remplacer les bébés allemands manquants par des immigrés.Ils oublient, cependant, que l'intégration d'étrangers suppose l'existence d'unterrain démographique national suffisamment dynamique et vivant. Mais rienn'est plus dangereux que de l'accepter passivement sans vouloir se rendrecompte des dangers. La France est également confrontée à un problèmedémographique, mais son opinion publique et politique fait, au moins, preuveà ce sujet d'une plus grande sensibilité que celle du pays voisin.

Nos réflexions sur la peur allemande du risque et de l'engagement ne veulentet ne peuvent éclairer que quelques données actuelles de la société allemande.Elles ne sauraient constituer un jugement global sur le pays et ses habitants,mais se veulent une contribution à la discussion sur le « Standort Deutsch-land » en éclarcissant quelques-uns de ses aspects majeurs. Les qualités etles forces allemandes gardent naturellement tout leur poids. ■

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« PAS D'EXPÉRIMENTATIONS ! »La peur du changement et l'obsessionde la stabilité en Allemagne fédérale

l existe en Allemagne fédérale, au niveau de la société politique, une peurdu changement qui n'a pas son pareil en France et qui constitue l'une desspécificités de la culture politique allemande. Cinq exemples peuvent entémoigner :

Premier exemple : le fait qu'à une exception près, en quarante cinq ans d'exis-tence de l'Allemagne fédérale, un gouvernement en place n'ait jamais perduune élection législative au niveau fédéral, les rares changements de majorités'étant opérés à l'intérieur d'une législature. Treize élections législatives depuis1949 – et seulement une fois, en 1969, la victoire ne revint pas à la coalitiondirigée par le Chancelier en place. A cela correspond que le discours centralde la politique allemande est, explicitement ou implicitement, dominé par undiscours de continuité, tel que le « Weiter so » (« On continue comme ça »)préconisé par Helmut Kohl en 1987, ou le fameux « Keine Experimente »(« Pas d'expérimentations » ou bien « Pas d'aventures ») de Adenauer en1957 – campagne qui apporta à la CDU sa seule majorité absolue dans l'his-toire de la RFA. Inversement, rarement le discours électoral a porté (et encoremoins l'a remporté) sur le thème d'un changement présenté comme substan-tiel. Si en France presque toutes les élections depuis 1981 se sont construiteset gagnées sur le thème du changement, voire de la rupture (plus ou moinsforte), tel n'est donc pas le cas en Allemagne. Apparemment, il existe uncontre-exemple : la victoire de Willy Brandt aux élections législatives de 1969– mais celle-ci a eu lieu d'une part après une phase-test de trois ans où lesSociaux-démocrates avaient régné avec les Démocrates-chrétiens, démon-trant ainsi qu'ils étaient capables de gouverner ; le changement ne s'est doncpas opéré subitement mais après une phase de transition de trois ans. D'autrepart, si le thème du changement était présent dans la campagne électoraledes Sociaux-démocrates, il ne fut nullement présenté comme un changementradical, mais plutôt comme un glissement vers la modernité : « Nous créonsl'Allemagne moderne » fut l'un des principaux slogans de la campagne élec-torale ; le SPD avait d'ailleurs abandonné dès la fin des années 50 son pro-gramme visant à remettre en cause la politique d'intégration à l'Ouest et lechoix de l'économie sociale de marché ; il ne s'agissait donc pas vraiment deremettre en cause ce qui existait mais plutôt de le compléter. Quant au célèbreslogan de Willy Brandt,« Mehr Demokratie wagen » (« Osons davantage de

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démocratie ») il ne fut pas utilisé pendant la campagne mais après l'arrivéeau pouvoir de 1969 ; aussi implique-t-il également une évolution progressiveplutôt que la mise en avant d'une véritable rupture. La formulation même dece slogan « Osons davantage de démocratie », au lieu d'un plus virulent « Ilfaut plus de démocratie » par exemple, tient par ailleurs clairement compte decette peur du changement, puisque le mot « oser » sous-entend qu'il ne s'agitpas d'une entreprise facile, mais qu'il faut quand même le faire. Cette peur duchangement constitue par ailleurs également le thème préféré ainsi que levivier principal de voix du petit parti libéral FDP qui n'arrête pas de jouer surcette peur même et surtout quand il participe à un changement de gouverne-ment comme en 1969 et en 1982 : à chaque fois, les Libéraux avancent ainsiqu'ils seront les garants d'une certaine continuité par rapport à l'avant, auniveau économique en 1969, au niveau de la politique extérieure en 1982. Etil est évident que beaucoup d'électeurs ont voté et votent pour le FDP d'abordpour sauvegarder une certaine continuité et pour empêcher que certainsacquis soient éventuellement remis en cause par un grand parti qui se retrou-verait seul au pouvoir.

L'Ostpolitik continue

Deuxième exemple : la Ostpolitik préconisée par tous les gouvernementsd'après 1969. Certes nous sommes ici en face d'une situation de rupture defait : cette politique de détente vis-à-vis de l'Est constitua une véritable inno-vation par rapport au non-dialogue de l'époque d'Adenauer. Mais deux chosesici sont intéressantes : d'abord le fait que le discours de la nécessaire réorien-tation de la politique vis-à-vis de l'Est fut doublé de l'affirmation que cela nechangerait strictement rien, d'une part à l'objectif de la réunification et d'autrepart à la politique de l'intégration occidentale. Ensuite et surtout, si la Ostpolitikfut au début effectivement un symbole du changement, elle devint très vite àson tour un symbole de stabilité. Comme l'a brillamment démontré TimothyGarton Ash (1), la Ostpolitik social-démocrate contient en effet à un autreniveau un discours très fort de non-rupture et de stabilité puisqu'elle partait duprincipe que la détente devait s'effectuer à petits pas et qu'il s'agissait, non pasde remettre en cause l'existence du bloc de l'Est, mais de l'accepter – pourmieux pouvoir ensuite, par négociations, arriver à des changements, qui sape-raient éventuellement ensuite la stabilité du bloc de l'Est. L'Ostpolitik contenaitdonc un impératif clair de stabilisation de l'adversaire et des systèmes en jeu,nécessaire pour faire avancer les choses, toute tentative de déstabilisation del'Autre pouvant mettre en cause le travail de détente. C'est au nom de cettesacro-sainte stabilité qu'il ne s'agissait pas de mettre en péril que les autoritésallemandes refusèrent dans les années 80 un quelconque soutien politique à

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(1) Timothy Garton Ash, Au nom de l'Europe, Gallimard, 1995.

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Solidarnosc, aux dissidents hongrois et tchèques, puisque ceux-ci risquaientde fragiliser l'édifice de la détente en voie de consolidation.

Gérer l'événement comme s'il ne s'était rien passé

Troisième exemple : la réunification et la manière dont elle a été gérée. Laréunification représente dans les faits le type même d'une rupture ; mais pré-sentée aux Allemands de l'Ouest comme un processus qui ne changerait rienà leur situation, la réunification a en plus été menée avec la volonté de ne tou-cher en rien au système politique, économique et social ouest-allemand. Cefut notamment le cas de l'option pour l'article 23 prévoyant une simple adhé-sion des nouveaux Länder à la RFA existante et contre l'article 146 de la LoiFondamentale prévoyant l'élaboration d'une nouvelle Constitution ; si par lasuite une commission constitutionnelle fut chargée de réfléchir à des change-ments constitutionnels, il ne ressortit rien de son travail qui aurait changé sub-stantiellement le système existant. Ainsi, le discours du changement s'appliquauniquement aux Allemands de l'Est tandis qu'à l'Ouest la réunification fut pré-sentée comme un simple agrandissement, et surtout point comme un chan-gement, comme un agrandissement qui ne changerait rien à la vie quotidiennedes électeurs ouest-allemands (auxquels on promit qu'ils ne paieraient pasd'impôts supplémentaires), et rien également à la politique extérieure. La pre-mière fois où il devint tangible que la réunification changerait aussi quelquechose à l'Ouest fut la décision intervenue en juin 1991, de choisir Berlin commesiège du gouvernement. Mais là encore il est intéressant de voir de près le dis-cours encadrant cette décision : si certains la justifièrent au nom du change-ment intervenu, d'autres dirent que cela n'allait justement rien changer auniveau des principes fondamentaux qui font l'essentiel de la réalité RFA,comme par exemple l'orientation à l'Ouest et le fédéralisme. Symboles de cettetrès forte envie de non-changement : la discussion maintes fois réalimentéequi tendait (sans succès bien entendu) à remettre en cause le déménagementde Bonn à Berlin, et la lenteur avec laquelle celui-ci s'effectue, le fait aussi quetout ne déménagera pas à Berlin mais qu'une partie des ministères doitdemeurer à Bonn. Et même s'il est aujourd'hui certain que le déménagementse fera, la tendance générale est toujours d'accompagner cette décision d'undiscours montrant que cela ne changera rien fondamentalement. Symptoma-tique aussi le fait que l'expression « République de Berlin » est encore relati-vement peu utilisée, et même carrément récusée par nombre de politiques,comme Wolfgang Schäuble qui, dans un récent entretien au Monde refused'employer le terme de « République berlinoise », insistant sur le fait que « cepays continue à s'appeler République fédérale d'Allemagne, et doit demeurerà l'avant-garde de l'intégration européenne. » (2)

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(2) Le Monde 7/8/97.

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La préservation nécessaire des acquis fondamentaux

Quatrième exemple illustrant cette peur du changement si ancrée dans la culturepolitique de la République fédérale : « l'impossible » renouveau du modèle alle-mand et l'actuelle discussion autour de ce sujet. Si depuis peu, de plus en plusde voix se font entendre pour avancer qu'il est nécessaire de réaliser desréformes profondes afin de faire face aux défis de la mondialisation, ce discoursne va en fait pas très loin et n'est surtout pas suivi de faits. En témoigne le discoursberlinois de Roman Herzog fustigeant la « paralysie » de l'Allemagne qui a faitbeaucoup de bruit même s'il s'est limité à des généralités (3) ; mais quand lepatron des industriels Hans Olaf Henkel continue sur la lancée et demande qu'onréfléchisse à modifier le système fédéral allemand et les élections à la propor-tionnelle, cela souleva un tollé et Henkel fut assimilé par certains à un dangereuxextrémiste. Ainsi, aujourd'hui, presque tout le monde est d'accord sur le fait qu'ilfaut changer quelque chose ; mais quand il s'agit de dire concrètement ce qu'ilfaut changer, la plupart des acteurs du jeu public se rebiffent. Certes, devant l'am-pleur des problèmes et notamment la croissance incessante du chômage, devantles défis de la mondialisation, les quartiers généraux des deux grands partis (CDUet SPD) ont décidé de s'approprier le thème de l'innovation nécessaire pour lacampagne électorale des législatives de 1998. Mais face aux innovations inévi-tables, aussi bien le SPD que la CDU mettent autant en avant, sinon plus, celuide la conservation et de la continuité nécessaires. C'est particulièrement vrai pourla CDU et Helmut Kohl qui misent sur le besoin des Allemands d'être rassurésface à la mondialisation et l'introduction de l'euro. Pour reprendre un mot de Hel-mut Kohl : « Les peurs vont aller croissantes. La recherche de repères et d'orien-tation devient de plus en plus importante. » (4) Quant aux Sociaux-démocrates,ils proclament la nécessité d'innovations – surtout en ce qui concerne le gouver-nement – mais insistent aussi bien sur la préservation nécessaire des acquis fon-damentaux ; ainsi leur campagne électorale ne se limite pas au seul objectif« innovation » mais s'assortit de celui de « justice ». C'est bien dans le sens de« innovons sans que cela nuise à la justice sociale » qu'il faut comprendre l'arti-culation de ces deux termes. S'il faut changer quelque chose c'est donc en faitpour que rien ne change vraiment – c'est une version allégée du discours du vieilaristocrate dans le Guépard de Lampedusa que ne cesse de rassasier la classepolitique allemande.

Culte et culture de la stabilité

Dernier exemple illustrant la peur du changement : le passage du mark à l'eu-ro. Aux réticences de la population allemande correspondent les efforts dugouvernement pour bétonner les principes de stabilité, et le discours deshommes politiques en Allemagne visant à rassurer la population : l'euro sera

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(3) Voir sur ce discours mon article dans le n° 3/97 de Documents : « Beaucoup de bruit pour rien ? Sur la signi-fication et les limites d'un discours présidentiel retentissant », p. 46.(4) Cité dans Der Spiegel 13/10/97.

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aussi dur que le mark. Ici encore, nous retrouvons le même message : en fait,rien ne changera, tout restera comme avant : l'euro sera un mark qui ne feraque s'appeler différemment. (5)

Il y donc bien en Allemagne un culte et une culture de la stabilité, impliquantla peur du changement fortement ancrée dans la culture politique de la Répu-blique fédérale allemande ; elle s'y est d'ailleurs développée progressivement.Ce culte de la stabilité ne se limite nullement aux questions monétaires, mêmesi en ce moment elle s'y exprime le plus clairement. Il est un des piliers essen-tiels de la culture politique de la RFA, touchant des domaines aussi différentsque la politique extérieure, la politique intérieure, la politique économique etsociale. Comment expliquer cette culture et ce culte de la stabilité ? Ne s'agi-rait-il pas tout simplement du prolongement d'un conservatisme qui y est for-tement ancré ? Dans leur livre « Annäherung an Deutschland » (6), les auteursaméricains David Schoenbaum et Elizabeth Pound rendent responsable decet « immobilisme » allemand la tradition corporatiste remontant au MoyenAge (les Zünfte, Gilden, Innungen), fortement ancrée dont le but essentielserait de conserver ce qui existe. Loin de vouloir rejeter entièrement cettehypothèse, il semble pourtant nécessaire de chercher aussi dans un passéplus proche des raisons de cette peur du non-changement tellement palpableen Allemagne. Quatre explications me semblent ici essentielles : le trauma-tisme de la chute de la République de Weimar ; la mentalité de la Guerrefroide ; une volonté de rupture avec l'histoire allemande des sièclesprécédents ; finalement la perception de la RFA comme le meilleur systèmepolitique, économique et social que les Allemands aient jamais eu.

1) Le traumatisme de Weimar. On ne comprend rien au culte de la stabilitépolitique et monétaire allemand si l'on ne se réfère pas à l'histoire de la Répu-blique de Weimar et au souvenir qu'elle a laissé. Pour la plupart des Alle-mands, Weimar reste le symbole même de l'instabilité, à tous les niveaux –monétaire d'abord : l'hyper-inflation de 1923 qui a ruiné bon nombre de petitsépargnants ; social : l'insécurité de l'emploi qui fit monter le nombre de chô-meurs à plus de 30 % de la population active ; économique : une crise en chas-sant une autre ; politique enfin : 15 gouvernements en à peine 14 ans. Onconnaît la suite. Et même s'il n'y a pas de lien déterminé entre Weimar et l'ar-rivée du IIIe Reich, il est en tout cas incontestable que Hitler fut aussi le produitde l'instabilité weimarienne qui a largement favorisé sa montée. Au souvenirde cette expérience, il y a donc aujourd'hui effectivement une hantise de lanon-stabilité, considérée comme un danger majeur, sinon le danger majeur dela démocratie qui peut tout faire surgir. Cette instabilité, il s'agit de la conjurerpar tous les moyens, d'où une constitution et des lois qui s'opposent ennombre de points à la constitution de Weimar et qui contiennent de nombreuxgarde- fous contre l'instabilité ; d'où le dogmatisme de la stabilité tant affirméface à l'euro.

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(5) Sur la peur de l'euro voir ci-dessous l'article de Valérie Rampi, p. 33.(6) Edité par DVA, Stuttgart, 1997. Le titre signifie « Approche de l’Allemagne ».

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La mentalité de la Guerre froide

2) Si le traumatisme de Weimar a fait naître ce désir de stabilité en Allemagne,il a été ensuite renforcé par la Guerre froide. En effet, le principe même de ceconflit fut que rien ne devait bouger dans la relation avec l'adversaire, et mêmequand s'opéra la Détente, celle-ci se fit suivant le principe que l'on ne devraitsurtout pas toucher à l'essentiel, c'est-à-dire au système de l'équilibre desforces qui garantissait la paix. L'Allemagne fut au centre de la Guerre froide,elle fut également le chantre de l'idée que « rien ne devait bouger ». Certes,on proclama la nécessité de la réunification, mais en fin de compte, personneplus que l'Allemagne ne devait craindre une atteinte à la stabilité assurée parla Guerre froide ; car l'Allemagne, se trouvant au centre de la zone potentielled'un conflit nucléaire, devait craindre d'en être la première victime. Les Alle-mands de l'Ouest s'arrangèrent finalement fort bien de cette situation ; pouvait-on imaginer en effet que la Guerre froide se terminât sans un big bang final ?Dans ce cas, il valait mieux s'accommoder du système global existant qui nefaisait pas vraiment souffrir les Allemands de l'Ouest dans leur vie quotidienne.Entre la stabilité qui garantissait leur liberté et l'instabilité qui risquait de menerà une guerre et à la destruction de leur pays, les Allemands de l'Ouestn'avaient pas trop de peine à choisir ; cette mentalité de la Guerre froide ren-força donc une culture de la stabilité déjà forgée en matière de politique inté-rieure par le traumatisme weimarien.

3) La volonté de rupture avec l'histoire allemande traditionnelle. Avant 1945,l'histoire allemande est faite de ruptures, de fluctuations, de sautes d'humeur.Après 1945 s'est manifestée une nette volonté d'en finir avec cette histoire deruptures : d'où le désir de s'ancrer fortement à l'Ouest, précisement pour sta-biliser l'Allemagne ; d'où le désir de casser avec l'image du vilain élève qui per-turbe toute la classe et qui ne sait pas réellement ce qu'il veut. Une dernièrerupture donc pour en finir avec l'histoire des changements qui n'avait donnérien de bon à l'Allemagne et qui avait même abouti à la plus grande catas-trophe qu'un État ait pu déclencher dans l'Europe des temps modernes : laDeuxième Guerre mondiale et l'holocauste. Après cela s'est développé en Alle-magne le besoin de rentrer au port et d'y rester, l'envie d'en finir avec l'histoireprécédente ; une passion du non-changement s'est installée contre ce qui avaitcaractérisé jusqu'alors l'histoire et la politique de l'Allemagne. Avec la réunifi-cation s'est développée encore davantage l'impression que l'Allemagne estbien rentrée au port ; et le besoin de stabilité est d'autant plus fort que l'on sentconfusément que cela ne pourra réellement continuer indéfiniment commeavant – avec le développement de l'Union Européenne, avec la fin de la Guerrefroide, avec le processus fulgurant de la mondialisation.

4) Cette passion du non-changement n'a pu s'installer en Allemagne que parceque très vite s'y était établi un système dont tout le monde a pu voir les avan-tages. Au fur et au mesure de son développement, progressait également laperception extrêmement positive de la RFA : elle apparaissait comme lemeilleur système politique, économique et social que l'Allemagne ait jamaisconnu. Pourquoi changer quoi que ce soit à un tel modèle alors qu'il assure à

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la très grande majorité des Allemands, encore aujourd'hui et malgré la crise,une existence prospère et libre ? Pourquoi changer quoi que ce soit à ce sys-tème alors qu'il a fait ses preuves ; ne risque-t-on pas en touchant à l'édificede tout faire écrouler ? Tout changement ne risque-t-il pas de mettre en causel'œuvre générale, de faire glisser l'Allemagne sur une pente où elle ne pourraitplus contrôler sa descente ? Il y a là la vieille crainte allemande vis-à-vis d'elle-même, la conviction, due à des expériences désastreuses, qu'il vaut mieux toutcadenasser et ne plus rien faire bouger que de changer et de prendre derisques majeurs.

En Allemagne, le changement n'est pas vu comme une chance mais d'abordet surtout comme un risque et un péril ; le changement est d'abord associéà l'idée de l'instabilité d'où il ne peut sortir que le mal. L'Allemagne est deve-nue un haut-lieu de la stabilité et se perçoit comme tel. Cela ne signifie cepen-dant pas qu'aucune évolution ne se fasse au sein de ce pays ; il en a connude très profondes entre 1949 et 1989, il en connaît d'autres depuis cette date,le déménagement de la capitale à Berlin ou la décision de faire participer laBundeswehr à des actions de l'OTAN en sont des signes manifestes. La peurn'empêche donc nullement des évolutions réelles de la société allemande.Mais comme nous l'avons déjà souligné, ces changements se font dans ladouceur, et surtout ne sont pas accompagnés d'un discours de changement.Il est vrai aussi qu'il y a une forte volonté de ne pas brusquer les choses etaussi celle de ne pas toucher à l'essentiel du modèle allemand, comme lemontre l'actuel débat sur l'immobilisme. Faut-il en imputer la responsabilitéau système politique et social, comme le font certains ? Il est vrai que laConstitution allemande a garni le système politique de contre-pouvoirs quifreinent l'évolution ; mais ceux-ci ne font que répondre à des expériences his-toriques, et comme le montre l'exemple français, ni le centralisme ni le votemajoritaire ne constituent en eux-mêmes les conditions indispensables pourréaliser des réformes substantielles. L'essentiel est ailleurs pour une Alle-magne où s'est instaurée une véritable culture (et un culte) du non-change-ment et de la stabilité, où l'on a peur que ne s'effondre un édifice dont onpense qu'il est de loin le meilleur qui ait pu exister et qui procure aujourd'huiencore à la grande majorité des Allemands une situation avantageuse. LesGermains, écrivait Tacite, ont « la passion du changement ». Les Allemandsd'aujourd'hui ne l'ont plus. ■

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LA HANTISEDE LA NOUVELLE APOCALYPSE

DANS LES ANNÉES 80

u milieu des années 1980, Jürgen Habermas fait le point du malaiseressenti dans les sociétés occidentales. (1) Depuis le XVIIIe siècle,c’est dans le Zeitgeist (L'Esprit du Temps) que se rencontrent la

conscience traditionnelle et l’esprit utopique, le débat politique lourd de l’expé-rience et le désir d’un avenir meilleur. C'est là le signe de la modernité où lepassé ne fournit plus de modèles fiables et qui, pour cette raison, dépend del’innovation pour créer de nouvelles normes d’action. Or en cette fin de siècle,le Zeitgeist est morose, les énergies utopiques semblent s’être consumées :« Un panorama d’horreur se dessine avec la mise en danger des intérêtsvitaux : l’escalade de la course aux armements, la diffusion non-contrôléed’armes nucléaires, l’appauvrissement des structures des pays en voie dedéveloppement, le chômage et les inégalités sociales grandissantes dans lespays industrialisés, les problèmes d’environnement, les grandes technologiesopérant à haut risque : voici les termes-clés que les mass-médias ont fait entrerdans la conscience publique. » (2) Les utopies avaient présenté la science, latechnique et la planification comme instruments de contrôle de la nature et dela société, tandis qu’aujourd’hui l'on ne peut que constater leur dysfonctionne-ment : politiciens et intellectuels se montrent perplexes devant les nouvellesdonnées. Habermas diagnostique une crise de confiance de la culture occiden-tale. (3) D’autres observateurs vont plus loin et constatent que si le « dangerde la fin du monde est un phénomène global [...] la peur de l’apocalypse parcontre [...] est particulièrement endémique parmi nous les Allemands ». (4)

Il est vrai que dans les années 1980, « l’apocalypse connaît une conjonturefavorable » (5) en Allemagne, laquelle s’inspire d’une part du débat sur l’arme-ment nucléaire complémentaire, et d’autre part des informations alarmantessur l’état de l’environnement. La décision de l’OTAN, prise en décembre 1979,de stationner en République fédérale des Pershing II, fusées à moyenne por-tée, pour contrebalancer le déploiement des SS20 soviétiques en RDA, per-mettait d’amasser sur le sol allemand un arsenal impressionnant d’armesnucléaires avec une capacité d’overkill fantastique. En plus, les négociations

DAGLIND SONOLET

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(1) Habermas Jürgen : Die neue Unübersichtlichkeit. Kleine politische Schriften V (Le nouvel état de confusion.Petits écrits politiques V), Suhrkamp, Frankfurt, 1985.(2) Ibidem, p.143.(3) Ibidem, p.143.(4) Vondung Klaus : Die Apokalypse in Deutschland (L'apocalypse en Allemange), Dtv, München, 1988, p.8.(5) Ibidem, p.7.

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sur le désarmement entre Américains et Soviétiques n’impliquaient qu’une par-tie des armes en question. Beaucoup d'Allemands, à l’Ouest et à l’Est, avaientle sentiment d’être victimes des décisions des superpuissances sur lesquellesils n’avaient pas d’influence et craignaient que leur patrie ne serve de « glacis »dans des exercices militaires et soit détruite la première en cas de guerrenucléaire. Jamais la prophétie de Günther Anders (6) d’une possible « apo-calypse nucléaire » ne semblait plus vraie. Le mouvement pour la paix quantà lui voyait les Allemands comme les « juifs de l’âge nucléaire ».

Mobilisation contre les angoisses dues à la destruction denotre civilisation

D’autre part, les conséquences destructrices de la civilisation industrielle tropvisibles échauffaient l’imagination et augmentaient les angoisses. Il est vrai quedans les années 1970, sous l’impression du « choc du pétrole », le Club deRome avait attiré l’attention sur le fait que les ressources énergétiques du globesont limitées, que la croissance économique aura donc un terme et qu’enconséquence, un changement de style de vie devrait être envisagé. La Cous-teau-Society (7), Greenpeace et d’autres groupes prédécesseurs des Vertsavaient souligné le gaspillage des ressources et la pollution industrielle. Maisil fallut attendre les années 1980 pour que l’on prenne réellement au sérieuxles problèmes créés par la pollution de l’air, des rivières, des lacs et des mers.Soudainement, le Waldsterben, la « mort des forêts », devenait un objet d'an-goisse pour une large part de la population allemande. La destruction de l’envi-ronnement apparaissait comme une conséquence de la richesse des citoyensdes pays développés basée en partie sur un excès d’engrais, de pâturage, dedéforestation, de pollution, mettant en danger et le monde industrialisé et lemonde sous-développé. Les décharges de la société de consommation débor-daient d’ordures ; des accidents dans des usines de produits chimiques, desscandales autour des déchets toxiques effrayaient de plus en plus. Si les pro-blèmes non-résolus de l’élimination des déchets étaient déjà préoccupants,l’accident à Tchernobyl en 1986 était aperçu comme une mise en garde impres-sionnante contre les dangers de l’exploitation pacifique de l’énergie nucléaire.

Ces angoisses ont provoqué un véritable foisonnement d’initiatives civiques,ranimant des groupes existant et créant d’innombrables groupes nouveaux.Au sein des Églises catholique et protestante on peut citer « Action Réconci-liation », le Comité d’Action des Services de paix, « Vivre sans Armes » (ducôté protestant), Pax Christi, l’Initiative Église d’en bas (du côté catholique).A partir des années soixante-dix, des centaines d’initiatives de paix ont vu le

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(6) Anders Günther :Die Antiquiertheit des Menschen (L'Obsolescence de l'homme), 2 vol. (1956 et 1980), C.H.Beck, München, 1994 et 1995.(7) Fondation créée par l'océanographe Jacques Cousteau afin de faire des recherches sur les mers affectéespar la pollution.

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jour ; quelques-unes sont représentées dans le Comité de coordination duMouvement de la Paix, d’autres se sont regroupées dans une Conférencefédérale des Initiatives de paix indépendantes, d’autres encore font partie d’unBureau de Coordination de la Désobéissance civile. S’il y avait là une grandehétérogénéité de groupes et de tendances, il y avait aussi un large accord surles objectifs à atteindre sur l’opposition à la « militarisation » de l’espace parle programme de recherche américain SDI et le programme européen Eureka,ainsi qu’au stationnement de nouveaux missiles en Europe ; sur la réductiondes budgets militaires et la reconversion des moyens destinés à l’armementavec l'intention de surmonter la famine et la misère dans le Tiers Monde. (8)

Le Mouvement pour la Paix s’inscrit dans un ensemble de « nouveaux mou-vements sociaux » – écologiques, féministes, de droits civiques, pacifistes –qui continuent et développent un comportement politique extra-parlementaireintroduit par les mouvements anti-nucléaires (Ostermärsche, Marches dePâques) et étudiants des années 1950 et 1960. Ce qui était alors nouveau dansl’histoire de la République fédérale ce furent la forme et l’envergure que prirentces mouvements civiques : un nombre impressionnant de citoyens de toutesles couches sociales montrèrent une disposition à l’engagement politique etfurent prêts à pratiquer des formes de désobéissance civique, manifestations,sit-in, chaînes humaines, occupation des lieux… Aussi importantes que furentleurs protestations, les mouvements civiques ne pouvaient cependant pasinfluencer directement les mécanismes de décision établis de la démocratie.Pour donner davantage de poids à la dénonciation des maux de l’industriali-sation causée par une société de violence et de consommation, le parti politiquedes Verts fut alors fondé. En 1980, les Verts présentent pour la première foisdes candidats aux élections fédérales ; ils entrent au Bundestag en 1983 avec5,6 % des voix et 27 députés, en 1987, ils obtiennent 42 députés. (9)

Incompréhension française, voire inquiétude

En France, l’émotivité des Allemands face aux questions du nucléaire, del’industrialisation et de la sécurité rencontrait plutôt de l’incompréhension, voirede l'inquiétude. Au moment où la France adopte un programme énergétiquedu « tout nucléaire » et développe la Force de frappe, les Allemands mettenten question l’énergie atomique – même le parti social-démocrate tente de faireoublier qu’il avait considéré l’atome comme l’énergie de l’avenir dans lesannées 1950. Ils semblent par leur hostilité au déploiement d’armes nucléairescontester la nécessité de dissuasion face au communisme, voire la nécessitéde défendre l’indépendance nationale par tous les moyens disponibles. Le slo-

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(8) Voir Alternatives non violentes 58, décembre 1985, consacré au pacifisme allemand : « Ni rouges, ni morts.Le charme discret du "pacifisme allemand"» .(9) Weidenfeld Werner ; Zimmermann Hartmut (dir.) : Deutschland-Handbuch. Eine doppelte Bilanz 1949-1989(Manuel sur l'Allemagne. Un double bilan 1949-1989), Bundeszentrale für politische Bildung, Bonn, 1989, p.60-67.

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gan des années 1950, « plutôt rouge que mort », fut transformé par le nouveaupacifisme allemand en : « Ni rouge ni mort ».

D'où vient que l’imaginaire des Allemands a été ainsi frappé ? Après tout,d’autres peuples ont connu récession, pollution, présence d’armes straté-giques… Dans l’Allemagne moderne, la société du travail fournit à l'individusa légitimation la plus importante, le sentiment d’amour propre, le statut social,l’identification à la culture nationale. Le rôle du travail a sans doute été renforcépar la situation particulière de l’Allemagne après la dernière guerre, quandtoutes les énergies durent être concentrées sur la reconstruction économique.Mais il est bien connu qu’en RDA également l’identification à une vie de travailréussie était une importante composante culturelle qui a d'ailleurs fortementcontribué à la chute du régime communiste lequel offrait certes une formationaux jeunes, mais n’était pas en mesure de leur offrir en même temps desemplois permettant de développer de l’initiative. D’autre part, le cauchemar del’inflation et du chaos économique des années de Weimar est resté gravé dansla mémoire collective comme une des grandes catastrophes insécurisanteset comme une des raisons ayant facilité l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes. Ce n’est pas sans raison que la Bundesbank a été créée aumoment du redémarrage comme une institution du gouvernement.

Une tradition culturelle apocalyptique

Mais il existe plus assurément aussi une « passion allemande, […] d'« amourde la catastrophe » (10), une « tradition culturelle apocalyptique » qui remon-te du Moyen Age et se manifeste dans la pensée historique aussi bien quedans la philosophie et dans l’esthétique – des gravures d’Albrecht Dürer auxtableaux de Ludwig Meidner. (11) Au cours du seul XXe siècle, on compte plusde quatre-vingts cycles graphiques traitant de l’apocalypse… Le Crépusculedes Dieux de Wagner, les drames de l’expressionnisme sont saturés devisions du déclin. L'attente ou l'appréhension de la destruction totale du mondeont une origine religieuse, l’Apocalypse de Saint Jean, où la fin du monde n’estqu’un passage inéluctable pour atteindre une « terre nouvelle », la « nouvelleJérusalem ». L’apocalypse est donc une vision de délivrance, de rédemption :le vieux monde décadent doit être détruit pour faire place à la construction d’unnouveau monde parfait. Version laïcisée, le « socialisme de provenance alle-mande » montre bien une « orientation apocalyptique ». (12) Cela vautaussi pour la peur apocalyptique du nucléaire, qui logiquement ne devrait plusconnaître de lendemain, et qui pourtant s’incarne dans des « mouvementspassionnés et passionnels » qu’animent « toutes sortes de sentiments reli-gieux ou parareligieux, l'aspiration à la fois romantique et rationnelle à une vie

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(10) Schneider Peter : Deutsche Ängste (Angoisses allemandes), 7 essais, Luchterhand, Darmstadt, 1988, p.42.(11) Vondung Klaus : op. cit., p. 11.(12) Ibidem, p. 11.

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différente, la volonté de sauver ensemble la Paix et la Nature. » (13) Les mou-vements pacifistes et écologistes s’engageaient à empêcher que le carnagede la Deuxième Guerre mondiale ne se reproduise. L’« hystérie de la fin destemps » était accompagnée d’un désir non moins allemand de la rédemption,d’une « vie toute autre ». Celui-ci s’articule sur le besoin d’harmonie, autre tra-dition fermement ancrée dans la culture allemande. Elle se manifeste dans lesidées et concepts sociaux des Verts et du Mouvement pour la Paix, par uneattitude souvent quelque peu didactique de réformateurs du monde.

Tout comme ce fut le cas pour le mouvement étudiant dans les années 1960,les mouvements des Verts et de la Paix ont provoqué aussi des interrogationsanxieuses à propos de la solidité de la démocratie ouest-allemande. Dansquelle mesure les mouvements civiques renforcent-ils ou mettent-ils en dangerles institutions démocratiques ? Question importante dans un pays qui vit dansl’anxiété de l’opinion étrangère. Beaucoup d'intellectuels, en bons démocrates,se sentent obligés d’intervenir dans le débat public. Ils analysent avec éton-nement les concepts qui nourrissent la philosophie de la « fractionontologique » du parti des Verts, où se manifeste un « désir écrasant d’har-monie » (14) au détriment d’une conception démocratique de débat. SelonManon Maren-Griesebach, (15) les « lois de l’être » ne connaissent ni violence,ni technique, ni égoïsme, ni concurrence, seulement la paix naturelle. PeterSchneider fait remarquer que cette recherche du consensus, que les fonda-mentalistes appellent une « prise de décision démocratique, sans levote » (16), risque de bloquer le pluralisme des opinions. Dans la perspectivedu groupe harmonieux, la bombe nucléaire apparaît comme le mal en soi,extérieur à nous. Contre ce mal objectivé il importe d’extirper le mal dans notrefor intérieur, le mal du désaccord. Cette attitude rénovatrice du monde sup-prime la notion de liberté de l’individu. (17) Par ailleurs, les Verts font appel àune solidarité humaine présociale, lorsqu’ils supposent que les adultes ontsimplement oublié le devoir de servir la Nature et le prochain, devoir évidentpour chaque enfant. (18) Robert Jungk (19), qui s’appelle « chercheur pourla paix », dénonce les contraintes imposées par l’« État atomique » ; mais ilest légitime de se demander si les contraintes inhérentes au catastrophismedes mouvements de paix et écologique n’ont pas créé à leur tour un climatd’anxiété et d’attente du pire qui, au lieu de stimuler la réflexion critique, encou-rage plutôt une attitude craintive et obéissante.

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(13) Documents, N° 2-1986, p.4.(14) Schneider : op.cit., p.47.(15) Maren-Griesebach Manon : Philosophie der Grünen (Philosophie des Verts), Olzog Verlag, München-Wien,1982.(16) Schneider : op. cit. p. 47.(17) Ibidem, p. 49-53.(18) Huber Josef : Die Regenbogengesellschaft. Ökologie und Sozialpolitik (La société de l'arc en ciel. L'écologieet la politique sociale), Fischer, Frankfurt, 1985, p. 33.(19) Jungk Robert : Trotzdem. Mein Leben für die Zukunft (Malgré tout. Ma vie pour l'avenir), Droemer-Knaur,München, 1995.

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Dans Deutsche Ängste, Schneider écrit cette phrase hérétique : « Oui, il y ades choses plus importantes que la paix » (20), surtout quand la paix veut dire« la paix nucléaire », la sauvegarde à tout prix du statu quo dans l’Europe divi-sée par peur d’une guerre nucléaire. Certes, cette peur était fondée, vu l’arse-nal impressionnant d’armes nucléaires déployé dans les deux Allemagnes etles discours provocateurs de certains hommes politiques. Toutefois l’indiffé-rence, voire le soulagement avec lesquels l’instauration de la loi martiale enPologne fut accueillie en Allemagne en 1981, a montré que maintenir la paixpourrait vouloir dire aussi prolonger une situation de non-guerre pour laquelleon sacrifie la liberté et les droits de l’homme. La paix n’a donc plus alors qu’unsens rétréci et appauvri. Theo Sommer et Rudolf Augstein (21) avaient alorsjustifié le putsch militaire en Pologne parce que Solidarnosc aurait été excessifdans ses demandes, compte tenu de la « patience » du parti communiste ; lemouvement aurait représenté un foyer de guerre et de danger… HelmutSchmidt, en visite en RDA, regrettait – en son nom et en celui d’ErichHonecker – que le putsch « soit devenu nécessaire »… (22) Günther Gauscroyait qu’un chaos polonais, une soi-disant « polnische Wirtschaft » en Euro-pe centrale représenterait un danger de guerre européenne. (23)

Europe de l'Est : une peur rétrospective

Rétrospectivement, cette peur de l’instabilité en Europe de l’Est, dans lesannées 1970/1980, apparaît comme une partie intégrale de l’Ostpolitik inau-gurée par le gouvernement Brandt-Scheel en 1969, qui visait une normalisa-tion des relations avec les États du bloc soviétique. Selon Helmut Kohl, pour-tant plus tard, en 1984, l’ordre de paix européen, objectif à long terme del’Ostpolitik, devrait apporter les libertés essentielles aux peuples de l’Europede l’Est ; cependant, les faits ont montré que beaucoup de responsables (parexemple Walter Scheel, ministre des Affaires étrangères de la coalitionSPD/Libéraux, et la comtesse Dönhoff, principale responsable de Die Zeit)étaient alors convaincus que cet ordre de paix pourrait être réalisé indépen-damment d’un changement des systèmes politiques à l’Est. Au contraire,comme T. Garton Ash (24) l’a montré, c’est par la stabilisation de la situationà l'Est, par le maintien du statu quo, que l’on pensait pouvoir amener une libé-ralisation des relations avec l’Allemagne de l’Est, et un mouvement contesta-taire tel que Solidarnosc était la dernière chose que le gouvernement de Bonnsouhaitait voir surgir en RDA. Dans cette perspective, l’Armée Rouge parais-sait être la seule réalité qui comptait, condamnant comme non-réaliste la ten-

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(20) Schneider : op. cit., p. 30.(21) Garton Ash Timothy : In Europe's Name. Germany and the Divided Continent, (Au nom de l'Europe. L'Al-lemagne dans un continent divisé), Vintage, Londres, 1994, p. 290.(22) Schneider : op. cit., p. 30.(23) Ibidem, p. 59.(24) Garton Ash, op. cit., p. 181 ss.

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tative polonaise de pratiquer l’autodétermination. (25) En revanche, si l'on avaitencouragé les efforts des Allemands de l’Est qui s’opposèrent à la dictaturecommuniste, il y aurait peut-être eu plus de négociateurs est-allemands sûrsd’eux-mêmes au moment de la réunification en 1990.

Le besoin légitime de renouer avec la tradition allemande s’est puissammentmanifesté dans les années 1980, mais il a souvent été caractérisé par unepeur de contact avec le passé national-socialiste et un besoin d’harmonisationqui efface les distinctions historiques. Lors du « débat des historiens » (26),Andreas Hillgruber et Ernst Nolte ont paru aux yeux de certains vouloir bana-liser les crimes du régime nazi en les comparant aux crimes commis par lecommunisme et en interprétant les premiers comme une conséquence desseconds. Le chancelier Kohl, en visite officielle en Israël, avait choqué certainspar une phrase qui leur apparaissait maladroite et révélatrice de l’embarrasdans lequel se trouvent en général les Allemands face au passé nazi : Kohlse félicita de la « grâce d’une naissance tardive » qui avait préservé de touteimplication dans les crimes du national-socialisme. Il est toujours difficile enAllemagne de faire face au passé d’une manière différenciée et sensible, quipermette d’accepter l’héritage historique sans paralyser l’analyse par une atti-tude auto-suffisante ou par le refoulement. Le mouvement étudiant des années1960, qui pourtant s’était donné pour tâche d’interroger la génération des pèressur leur rôle à l’époque nazie, a lui aussi finalement esquivé la question de laresponsabilité individuelle. Se basant sur les analyses communistes desannées 1920, il cherchait à établir des analogies structurelles entre le fascismenational-socialiste et le « fascisme » ouest-allemand, et a fini par incriminerla grande industrie ayant comploté contre le peuple et par acquitter le restede la population.

Dans les écrits et pratiques des mouvements civiques des années 1980, lesouci de la nature et de la paix prend souvent le pas sur la préoccupation dela société et de l’histoire. L’anxiété devant les conséquences de l’industriali-sation et la possibilité d’une guerre nucléaire nourrit dans beaucoup degroupes alternatifs un besoin de solidarité affective qui semble écarter le débatdémocratique face au danger mortel. Pourtant, par leur engagement direct etcourageux, ils ont aussi contribué à élargir la notion même de démocratie, parune activité « à la base », à l’écoute des préoccupations de la population quel’appareil des partis établis a souvent du mal à entendre. (27) Ainsi, au momentde la réunification, maint bilan de la République fédérale accorde aux mou-vements civiques un rôle positif, dynamisant et rénovateur du processusdémocratique, en constatant que, dans l’ensemble, la démocratie ouest-alle-mande se porte plutôt bien. ■

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(25) Ibidem, p. 181 ss.(26) Devant l'Histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l'extermination des Juifs par le régi-me nazi. Préface Luc Ferry. Introduction de Joseph Rovan. Ed. du Cerf, Paris, 1988.(27) Weidenfeld Werner ; Korte Rudolf : Die Deutschen. Profil einer Nation (Les Allemands. Profil d'une nation),C.H. Beck, München, 1991, pp. 65-67.

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POURQUOI LA FRANCENE FAIT PAS PEUR À L’ALLEMAGNE

lors qu’en France, comme le soulignait une lectrice de L’Événementdu Jeudi (1), le thème « Faut-il avoir peur des Allemands ? » estdevenu, avec « le vrai salaire des cadres » le thème favori des

magazines, personne en Allemagne n'aurait l’idée de poser la question inver-se : « Faut-il avoir peur de la France ? » et encore moins d’en faire la « une »de son journal. Cette dissymétrie mérite explication, d’autant plus qu’elle neconcerne pas seulement la décennie actuelle : Tout au courant du vingtièmesiècle, en fait depuis la formation de l’Allemagne en État national en 1870-1871, la peur ne fut jamais un sentiment majeur dans la relation de l’Alle-magne vis-à-vis de la France, alors qu’inversement la peur n’a depuis 1871jamais cessé d’être un des sentiments éprouvés par la France vis-à-vis del’Allemagne.

Précisons d’emblée deux points pour éviter les malentendus. Un premierpoint : il ne s’agit pas de dire que, tandis que l’Allemagne n’a jamais connu lapeur vis-à-vis de sa voisine de l'autre côté du Rhin, la France serait dominée,depuis 1870-1871, dans sa relation à l’Allemagne surtout ou uniquement parla peur. Bien évidemment, ceci n’a pas été le cas : de nombreux sentimentsont existé et coexisté en France vis-à-vis de l’Allemagne, comme l’admirationou la haine. Ces sentiments ont évolué, la peur ayant sensiblement baissé cesdernières décennies. Mais même si des sondages récents montrentqu’aujourd’hui le sentiment de peur n'est nullement majoritaire, ils montrentque la peur et la méfiance restent vivants, les sondages des années 90 don-nant entre un sixième et un tiers des sondés qui répondent « peur »ou« méfiance » quand on les questionne sur leur vision de l’Allemagne. (2) Ainsidonc, même si la peur n’est pas aujourd’hui un sentiment majoritaire, elle resteun sentiment important – les hésitations de François Mitterrand lors de la réuni-fication en fournissent une illustration très voyante. Et s’il faut certes toujoursse méfier des sondages, là où ils deviennent particulièrement loquaces c’estquand on pose la même question aux Français et aux Allemands : A un son-dage de 1993, tentant de faire ressortir les résidus de peur, 16 % des Françaisinterrogés disaient qu'ils considéraient l'Allemagne comme un ennemi ; cen’est pas beaucoup, pourrait-on dire, mais ce n’est quand même pas rien non

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(1) Édition du 6 février 1997.(2) Un des derniers sondages à ce sujet a été publié par l'Événement du Jeudi du 30 janvier 1997, dans le cadrede son dossier « Faut-il avoir peur de la France ? ». A la question : la France a-t-elle des raisons d'avoir peurde l'Allemagne, 59 % étaient plutôt pas d'accord, 32 % plutôt d'accord.

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plus surtout si l’on regarde, inversement, le pourcentage des Allemands répon-dant qu'ils considéraient la France comme un ennemi : tout juste 1 %.

Un deuxième point : Comment ça, l’Allemagne n’a jamais eu peur de la Fran-ce ? N’y a-t-il pas eu Bismarck et son « cauchemar des coalitions », faisant toutpour isoler la France par crainte de la Revanche ? Et, plus récemment, n’y a-t-il pas eu les craintes et les inquiétudes qu’inspiraient et qu'inspirent aux diri-geants allemands la politique étrangère française du Général de Gaulle (ouencore actuellement la politique européenne de la France), ou encore en 1981comme en 1997 l’arrivée des communistes au pouvoir ? Venons-en d’abord auxcommunistes : que leur arrivée au pouvoir ait suscité des craintes en Alle-magne, surtout en 1981, est indéniable ; mais ce furent des craintes et non pasde véritables peurs, craintes qui se limitèrent d’ailleurs surtout aux cercles des« élites » sans atteindre des proportions vraiment représentatives ; en plus, sipeur il y avait, elle prit sa source dans la déjà traditionnelle et effectivement bienréelle peur du communisme en Allemagne, et non pas dans une peur spécifiquede la France. En ce qui concerne l’actuelle politique étrangère de la France, sile gouvernement allemand craint quelquefois cette politique, ce n'est pas parcequ'elle serait menaçante pour l'Allemagne mais plutôt parce qu'elle serait ins-pirée par de vieux réflexes égoïstes qui rendraient plus difficile la constructioneuropéenne ; pour généraliser on pourrait dire que la politique étrangère de laFrance inspire à l’Allemagne non pas la peur mais de l’agacement. (3) Pour lapolitique du Général de Gaulle, ce fut pareil ; certes il y eut son voyage à Mos-cou qui fit naître des inquiétudes liées au vieux traumatisme allemand del’encerclement, mais celles-ci n’allèrent pas bien loin, ne dépassant pas unecertaine irritation plus ou moins souterraine. Mais ce vieux traumatisme, cettepeur de l’encerclement, ne fut-elle pas auparavant réellement existante et enéveil, à l’époque de Bismarck plus particulièrement : le fameux « cauchemardes coalitions » ne visait-il pas directement et tout particulièrement la France ?Oui bien sûr, mais même cette peur de l’encerclement ne s'adressait pas seu-lement à la France : ce que craignaient Bismarck et ses successeurs, ce n’étaitpas la France seule, mais une alliance entre la France et une autre puissancetelle que la Russie. Justement, la France seule ne faisait pas peur à Bismarck ;tant qu’elle restait seule, il pensait pouvoir la contenir et cohabiter avec elle.Aussi sous Bismarck, la France en tant que telle ne faisait pas peur à l’Alle-magne. Inversement, la peur française de l’Allemagne s’est toujours adresséeà l’Allemagne seule – qu’elle soit liée à l’Autriche ou à d’autres pays n’était icique de peu d'importance : ce fut toujours l’Allemagne en tant que telle qui faisaitpeur, peu importe qu'elle fût associée à d’autres pays ou non.

Avec ce retour au dernier tiers du dix-neuvième siècle, nous sommes de fait arri-vés à l’époque déterminante pour expliquer la non-peur de l’Allemagne vis-à-vis de la France ; et cette non-peur devient effectivement encore plus frappante

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(3) Sondage IFOP, Le Monde, Arte, janvier 1993.Voir aussi l'article de Arnaud Leparmentier dans le Monde du 1er novembre 1997 : « L'Allemagne agacée parla France ».

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quand on la compare à la peur française de l’Allemagne. A l’origine de la peurfrançaise, il y a deux choses : d’une part la défaite écrasante de 1870, d’autrepart, à la suite de cet événement et de la création du Reich en 1871, la montéeen puissance – politique, économique, démographique – de cette nouvelle Alle-magne. La Défaite et l’émergence d’une Allemagne puissante et dynamique fai-saient sentir à la France que sa place était menacée, qu’elle était menacée, dansson existence nationale même. Ainsi, dans le dernier tiers du 19e siècle, l’Alle-magne s’imposait à l’imaginaire collectif français comme référence absolumentincontournable. La vision de l’Allemagne fut à partir de ce moment-là toujoursassociée à un sentiment de peur, qui en fait réunissait deux peurs plus spéci-fiques : d’une part celle de ne pas être à la hauteur de l’Allemagne, de se trouverdépassé par elle et d’autre part la peur d’être menacé, directement par une pos-sible attaque militaire et indirectement par la prédominance allemande en Euro-pe. En Allemagne la situation est tout autre : l’écrasante et facile victoire de 1870-71 remplace la vieille crainte de la France par un sentiment de supériorité quicrée une nouvelle vision de la France. Celle-ci, par la suite, perpétue ce senti-ment de supériorité : la vision d’une France sur le déclin et incapable tant qu’ellereste seule de faire vraiment problème à l’Allemagne. A la place de la peur s’ins-talle, en Allemagne, une certaine condescendance, un certain mépris à l'égardde la France qui, pour cette raison même n’occupe désormais pas une placeaussi importante dans l’imaginaire collectif allemand que l’Allemagne dans celuides Français. D’ailleurs, ceux qu’on craint vraiment en Allemagne, avant et pen-dant la Première Guerre mondiale même, ce ne sont pas tellement les Français,mais plutôt les Russes et surtout les Anglais, ces Anglais que l’on admire enmême temps, mais dont on craint la force et la persévérance.

Les peurs et les guerres

Au cours des deux guerres mondiales et des décennies qui les suivent, leschoses ne vont par la suite pas fondamentalement changer. D’une part, la peurfrançaise de l’Allemagne ne disparaîtra pas : elle est notamment alimentée parl’invasion allemande lors de la Première Guerre mondiale, par la montée en puis-sance de l’Allemagne hitlérienne dans les années 30, par l’écrasante défaite de1940 et l’occupation, par la montée en puissance économique de la Républiquefédérale après la Deuxième guerre, par la réunification en 1989-90. Certes, unepeur a aujourd’hui disparu : celle de l’agression directe ; il n’empêche : ce qui nedisparaît pas tout au long de ce siècle, c’est un sentiment de menace relié à l’Alle-magne, la vision d’une Allemagne qui reste une menace pour la France, pour soninfluence dans le monde, sentiment de menace lié à l’image de force à laquelleon associe l’Allemagne, d’autant plus forte qu’on est soi-même hanté en Francepar l’idée de sa propre faiblesse. D’autre part, en Allemagne la non-peur ne dis-paraît pas non plus, ce sentiment se renforce même : certes, il y a la défaite del’Allemagne en 1918 mais de toute façon en Allemagne on n’a pas le sentimentd’avoir vraiment perdu la guerre, et si l’on admet la défaite, de toute façon la Fran-ce n’y est pas parvenue seule ; par la suite la victoire de 1940 confirme à l’Alle-magne sa supériorité par rapport à la France et si au bout du compte il y a la capi-

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tulation de 1945, cela ne rehausse pas pour autant l’image de la France puisqu’ilest évident pour les Allemands que la France n’y est pour pratiquement rien. Parla suite, dans l’imaginaire collectif de l’Allemagne, la France est encore moins lepoint de référence central par rapport au système international ; cette place estdésormais occupée positivement par les États-Unis, et négativement par l’Unionsoviétique. C’est sur cette dernière que d’ailleurs se focalisent les peurs « inter-nationales » de l’Allemagne, et cela en fait déjà depuis les années 20. Cette peurrusse qui se rapporte à deux complexes à la fois réels et grossis par l'imaginaire :d’une part le communisme, véritable épouvantail pour la grande majorité des Alle-mands et d’autre part l'appréhension du côté « asiatique », sombre, inconnue dela Russie qui renforce son côté menaçant ; cette peur se trouve amplifiée à la suitede la Deuxième Guerre mondiale : d’une part du fait de la victoire écrasante del’Armée rouge en 1945 et des exactions qui l’accompagnèrent, d’autre part parla position de superpuissance de la Russie communiste pendant la Guerre froide,d'une Russie qui avait porté son emprise jusqu’aux frontières mêmes de l’Alle-magne fédérale. Par rapport à un tel adversaire, pourquoi avoir peur de laFrance ? D’autant plus que l’Allemagne se trouve confirmée dans son sentimentde supériorité vis-à-vis de celle-ci, à commencer par la peur française de l’Alle-magne et ensuite par cette vision persistante d’une France à laquelle on associesur le plan politique et économique, les idées de faiblesse, d'instabilité, dedésordre. Il y a donc deux raisons fondamentales qui empêchent l’Allemagned’avoir peur de la France : d’une part, une certaine indifférence – pour avoir peurde quelque chose, il faut se sentir concerné ; or la France n’est plus un point deréférence capital dans l’imaginaire politique allemand ; d’ailleurs, si en France onévoque régulièrement le cours du Mark dans les informations, en Allemagne onne parle que du dollar, du yen et de la livre. Et d’autre part, une certaine condes-cendance, liée à la vision d'une France faible. Comment pourrait-on avoir peurde quelqu’un que l’on ne prend pas trop au sérieux et dont on est persuadé qu’ilest plus faible que soi-même et que cette situation ne changera pas ? Si aujour-d'hui en Allemagne on a peur de quelque chose par rapport à la France, c’est desa faiblesse, voire de la force qu'elle tire de sa faiblesse : il y a ainsi par exempleune véritable hantise en Allemagne qu’à cause de la France, l’euro se transfor-merait en ce qu’on appelle fréquemment en Allemagne une « monnaie-camem-bert », c’est-à-dire une monnaie inflationniste. Inversement, la peur française del’Allemagne se nourrit de la force et du dynamisme qui lui sont attribués. Noustouchons ici à une différence fondamentale qui explique la dissymétrie du senti-ment de peur dans la relation franco-allemande : la France républicaine a toujoursassocié l’Allemagne à l’idée de la force, tandis que cela n’a jamais été le cas dansle sens contraire depuis la création du Reich bismarckien en 1871. Dans cesconditions, peut-on s’étonner de l’existence de la peur d’un côté de la frontièreet de son inexistence de l’autre ? Il fut cependant un temps où la situation étaitexactement inverse, où la peur était du côté de l’Allemagne et qu'elle était inexis-tante du côté de la France : du temps de Louis XIV et de Napoléon notamment,où une France puissante et envahissante se trouvait face à une Allemagne poli-tiquement faible, voire inexistante en tant que telle. C'est la guerre de 1870-71qui allait fondamentalement changer les données de la question. ■

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LES ALLEMANDSET L'ÉNERGIE NUCLÉAIRE

Le primat de l'économique a-t-il refouléla peur des années 80 ?

n mai 1986, les diverses réactions suscitées par l'accident du réacteurde Tchernobyl (au mois d'avril) montrèrent très nettement à quel point lesattitudes de la France et de l'Allemagne vis-à-vis de l'énergie atomique

étaient fondamentalement différentes. Si l'on avait beaucoup de mal à com-prendre en France l'« hystérie » des Allemands, une égale incompréhension semanifestait en République fédérale à l'égard de l'« ignorance » des Français.

Bien qu'en Europe de l'Ouest le premier mouvement contre les centralesnucléaires soit, dans les années 70, parti de France, ce fut le gouvernementfrançais qui, au moment où se produisit l'accident du réacteur, avait imposél'un des programmes les plus ambitieux à l'échelle mondiale en matière d'éner-gie nucléaire, parfois au prix d'interventions très fermes contre ses adver-saires. (1) La France était à l'époque – et elle l'est restée – le plus gros pro-ducteur d'énergie atomique par habitant. Dès le milieu des années 80, lesadversaires du programme annoncé par le gouvernement Messmer « le toutélectrique, le tout nucléaire » s'étaient tus, et la grande majorité de la popula-tion s'était accommodée de la situation ou bien avait choisi une attitude réso-lument positive à l'égard de l'énergie atomique.

Le nuage atomique consécutif à l'accident du réacteur de Tchernobyl, s'arrêtantjuste à la frontière germano-française, avait épargné le pays. Telle était en toutcas la version officielle. La majorité des Français se contenta de ces affirmations.Il n'y eut pratiquement pas de réactions parmi la population française.

A l'inverse de ce qui se passait en République fédérale, Tchernobyl ne devintdonc pas, en France, le symbole du risque subsistant que faisaient courir lesinstallations nucléaires nationales. Après 1986, on y développa même encorela construction de centrales, si bien que la France couvre aujourd'hui plus de75 % de ses besoins en énergie grâce au courant d'origine atomique.

En Allemagne fédérale au contraire, la tendance à refuser l’énergie nucléaireétait, avant Tchernobyl déjà, plus largement répandue, bien que la part de

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(1) Sur l'histoire du mouvement contre les centrales nucléaires en France, voir Alain Touraine, La prophétie anti-nucléaire, Paris, Seuil, 1980.Pour une comparaison entre ce mouvement antinucléaire en Allemagne et en France, voir Sabine v. Oppeln,Die Linke im Kernenergiekonflikt, (La gauche dans le conflit de l'énergie nucléaire), Francfort/Main, 1989.

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l’énergie nucléaire dans la totalité des besoins en énergie y fut traditionnelle-ment plus limitée. Ainsi, de 1981 à 1986, le nombre des partisans du déve-loppement des centrales nucléaires passa de 54 à 24 % (2), une baisse enpartie imputable au succès du mouvement antinucléaire qui connut son apo-gée entre le milieu des années 70 et le début des années 80.

Dans ces conditions l'accident du réacteur de Tchernobyl devait provoquer deviolentes réactions en République fédérale qui se répercutèrent immédiate-ment sur l'attitude des Allemands à l'égard de l'énergie nucléaire : si en avril1986, 23 % de la population se prononçaient encore en faveur du développe-ment des centrales nucléaires, le pourcentage était tombé à 8 % en septembrede la même année. (3)

Le refus de l'énergie nucléaire ne reflète pas seulement une valse-hésitationsuperficielle de l’opinion publique : Tchernobyl fut apparemment le révélateurd'un malaise subconscient préexistant par rapport à l'utilisation pacifique del'énergie nucléaire, et déclencha, un peu partout de forts sentiments d'insé-curité. Une analyse qualitative menée après Tchernobyl le montre clairement :on vit se développer des sentiments de culpabilité chez de nombreuses mèresde famille ayant des enfants en bas âge, qui ne voyaient pas de possibilitésde protéger leurs enfants du rayonnement radioactif. Certaines même se direntprêtes à prendre du poison pour éviter une mort lente et pénible.

De telles réactions ne se rencontraient pas seulement chez une petite minoritémarginale de la population. Lors d'un sondage téléphonique organisé à la findes années 80 à Berlin, 54 % des personnes interrogées indiquèrent queTchernobyl avait modifié leur état d'esprit et leur façon de ressentir les choses ;32 % évoquèrent un sentiment d’impuissance et des idées dépressives ; et12 % parlèrent même d'agressions. (4)

A long terme pourtant, les effets de Tchernobyl s'avérèrent moindres que nel'avaient fait supposer le choc émotionnel déclenché en avril 1986 par l'explo-sion du réacteur. Bien que la majorité de la population continuât en Allemagnefédérale à se prononcer contre la construction de nouvelles centralesnucléaires, 55 % des Allemands, en 1987, se prononçaient pour que l'on conti-nue à utiliser l'énergie nucléaire, et 28 % seulement pour son abandon. (5)

Ces chiffres toutefois ne signifient pas que le danger ne soit pas perçu commeréel. Il s'agit plutôt de considérations d'utilité pragmatique qui s'expriment dansde tels sondages et qui font face au refus émotionnel de l'utilisation pacifique.L'idée qu'on n'est pas encore en mesure de proposer, pour un proche avenir,

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(2) Emnid-Information 1986, N°5/6, in : Karl-Dieter Opp et Wolfgang Roehl, Der Tschernobyl-Effekt, (L'effetTchernobyl), Opladen, 1990, p.37.(3) Sondage réalisé par le groupe de recherches IPOS, in : ibidem, p.37.(4) Analyse qualitative et sondage téléphonique in : Jürgen Mansel, Sozialisation in der Risikogesellschaft, (Lasocialisation dans la société des risques), Neuwied, 1995, p.167.(5) Elisabeth Noelle-Neumann et Renate Köcher (direct. de publication), Allensbacher Jahrbuch der Demos-kopie (Annales de la Démoscopie) 1993-1997 (Allensbach), Munich, 1997, p.1.037.

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une alternative sérieuse à l'énergie atomique influence considérablement l'at-titude face à l'énergie nucléaire.

L'utilisation de centrales nucléaires continue malgré tout à être considéréecomme un risque fondamental. Dans certains cas, le sentiment de leur proprevulnérabilité face à ces centrales conduit même certains Allemands à prendrela décision d'émigrer. A la fin des années 80, une étude menée auprès d'Al-lemands de l'Ouest émigrés en Nouvelle Zélande montrait que presque toutesles personnes interrogées avaient été poussées à cette décision par des pro-blèmes d'environnement et surtout par la menace potentielle que faisait peserl'énergie nucléaire.

L’attitude critique s'affermit au cours des années 90

Plus de dix ans après l'accident du réacteur de Tchernobyl, qu'est-ce qui achangé aujourd'hui dans la position des Allemands vis-à-vis de l'utilisationpacifique de l'énergie nucléaire ? (6)

La réunification allemande et la récession qui est apparue au début desannées 90 ont placé le chômage en première ligne des préoccupations.Depuis des années, cette question se place en tête de tous les problèmes depolitique sociale vécus comme pressants. Viennent ensuite les domaines desconditions du travail et la vie sociale (c'est-à-dire les problèmes des salaires,la réduction des avantages sociaux, la crise du domaine de la santé, l'avenirde l'assurance vieillesse), la dette de l'État, les impôts, la situation économiqueet la criminalité. (7)

On pourrait conclure de ce qui précède que les défis posés par la crise éco-nomique et la mondialisation ont refoulé le problème de l'énergie nucléaire.Ainsi, à la fin de 1996, seule une petite minorité de la population place encorele thème de l'environnement en première ou deuxième ligne de ses préoccu-pations. Même pour l'électorat potentiel du Bündnis 90/Les Verts, traditionnel-lement le plus concerné par la politique en matière de l'environnement, ce der-nier a été relégué à la troisième place des problèmes considérés comme lesplus urgents.

De plus, les milieux politiques font comprendre clairement qu'il n'est pas ques-tion de renoncer à l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire. La nouvelle Loisur l'énergie atomique, votée en juillet 1997 n'a pas seulement pour objectifde faciliter le développement de nouveaux types de réacteurs, elle limite éga-lement la participation de la population au processus décisionnel. En outre, la

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(6) In : Jürgen Mansel, op. cit., p.169.(7) Cf. l'étude du Ministère fédéral de l'Environnement sur la conscience de l'environnement en Allemagne,Berlin 1996, p.6, et l'analyse de Rüdiger Schmitt-Beck pour Bündnis 90 (Alliance 90)/les Verts « Vor dem Wahl-jahr 1998 : Wählerpotentiale von Bündnis 90/die Grünen und ihre Wahrnehmungen politischer Probleme »,(Avant l'année électorale 1998. Potentiels d'élections de l'Alliance 90/Les Verts et leur manière de concevoirdes problèmes politiques), septembre 1997.

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modernisation des réacteurs nucléaires existants pourra rester, à l'avenir, en-deçà du niveau déjà rendu possible par la science et la technique. Enfin, allantà l'encontre de la volonté du Land concerné, ce texte prolonge de cinq ans, jus-qu'en 2005, la durée d'activité du dépôt des déchets radioactifs de Morslebenen Basse Saxe. (8) Cette nouvelle Loi fut en partie fortement critiquée, demême que la loi votée récemment sur l'alimentation en courant électrique quifixe au maximum à 5 % l'objectif d'introduction d'énergies régénératrices. Onévitera ainsi de donner clairement la priorité à des énergies renouvelables. (9)

Du tribunal au refus émotionnel… à l'acceptation

Bien que le pays ait à faire face à une situation économique difficile et quel'ordre du jour social et politique soit dominé par des sujets d'ordre matériel,les Allemands sont, aujourd'hui comme hier, en désaccord entre eux sur laquestion de l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire. Les incidents du prin-temps de 1997 autour des transports Castor (10) à Gorleben en Basse-Saxeont montré que ce n'est pas seulement une minorité radicale qui s'oppose austockage des déchets radioactifs.

A présent, le conflit sur l'énergie nucléaire a été porté devant les tribunaux.Des procédures juridiques ont abouti, d'autres sont encore en cours, à proposdes lieux de stockage définitif des déchets radioactifs (Morsleben, Gorlebenet Schacht Konrad) comme à propos des centrales nucléaires de Biblis, Brok-dorf et Krümmel. Dans certains cas, les adversaires de l'énergie nucléaire ontremporté des succès considérables : en 1996, pour Krümmel, le Tribunal fédé-ral administratif a renforcé les obligations juridiques ; les cas de leucémieconstatés aux alentours de la centrale doivent désormais faire l'objet d'un nou-vel examen. (11) Cette année, un tribunal décréta la mise hors-service défi-nitive du block A à Biblis. (12) Enfin, le SPD et le Bündnis 90/les Verts projet-tent de se pourvoir devant le Tribunal fédéral constitutionnel contre la nouvelleLoi sur l'énergie atomique ainsi que contre la nouvelle Loi sur l'alimentationen courant électrique.

Les ressentiments émotionnels vis-à-vis de l'énergie nucléaire n'ont certaine-ment pas faibli, au cours des dernières années, dans l'ensemble de la popu-lation. Au contraire : 71 % des Allemands de l'Ouest et 62 % des Allemandsde l'Est ne cachent pas leur antipathie à la seule évocation du mot « énergienucléaire ». De plus le refus des installations nucléaires est en progressioncontinue. En juin 1996, une enquête révéla que la balance était à peu prèséquilibrée entre les partisans et les adversaires de l'énergie nucléaire : 43 %

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(8) Süddeutsche Zeitung du 3 juillet 1997 et Frankfurter Rundschau du 18 juillet 1997.(9) Frankfurter Allgemeine Zeitung du 29 novembre 1997.(10) Castor : Nom désignant les containers destinés au transport des déchets radioactifs. (N.d.l.R.)(11) Die Tageszeitung du 22 août 1996.(12) Süddeutsche Zeitung du 20 mars 1997.

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de la population se prononçaient en faveur de la poursuite du développementdes centrales et 41 % pour l'abandon de l'énergie nucléaire. (13)

Les considérations utilitaires paraissent être responsables de l'acceptation del'utilisation de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques. Des études sur l’accep-tation de l’énergie nucléaire montrent qu'adversaires et partisans de cetteforme d'énergie portent un jugement à peine différent sur les risques, et queles esprits divergent surtout sur l'appréciation de son utilité.

La majorité de la population souhaiterait que des formes d'énergie régénéra-trices – énergie solaire, énergie éolienne et énergie hydraulique – deviennentà l'avenir les principales sources de l'approvisionnement en énergie. D'où vientsans doute aussi la surestimation énorme, constatée déjà depuis des années,de la contribution que les énergies régénératrices apportent effectivement àl'alimentation en énergie des années à venir. (14) Vœux et souhaits d'une part,considérations utilitaires d'autre part divergent clairement.

Le fait du degré limité de politisation présenté par le sujet à propos de l'avenirde l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire apparaît comme caractéristiquedu débat actuel en Allemagne. On assiste certes toujours à des incidents vio-lents, comme par exemple lors des transports « Castor », mais dans l'en-semble s'est imposée une atmosphère de discussion plus objective . Personnene parle plus aujourd'hui d'« État atomique » ou de « lobby atomique ». (15)De l'autre côté, le Gouvernement fédéral s’efforce par la mise en œuvre d'unprogramme d’action adopté immédiatement après l'accident de Tchernobyl degarantir un standard de sécurité maximum pour les installations nucléairesallemandes, ainsi que la meilleure assistance possible en cas d'accident. (16)Le fait qu'aujourd'hui l'attitude des Allemands face à l'énergie nucléaire estbien moins liée aux mots orientations des partis politiques est un bon indicede la charge idéologique très diminuée du débat actuel sur l'énergie nucléaire.

On voit ainsi clairement à quel point les opposants à l'énergie nucléaire ontpu faire prévaloir leurs idées. On aurait pu penser qu'à une époque où lesdébats politiques quotidiens ne traitent plus guère des valeurs fondamentalesimpliquées, mais se consacrent presque exclusivement aux aspects écono-miques d’un sujet, les partisans de l’énergie nucléaire avaient convaincu lamajorité de la population avec leurs arguments essentiellement économiques.Il n'en est rien, bien au contraire. Bien que la discussion sur l'utilisation del'énergie nucléaire ait cédé la place aux débats sur des thèmes liés à la sécu-rité de l'État avec en toute première ligne, la nécessité de vaincre le chômage,on peut constater là la persistance de la méfiance profonde des Allemands vis-

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(13) Elisabeth Noelle-Neumann et Renate Köcher, op. cit., p. 1.037 et suiv.(14) Elisabeth Noelle-Neumann et Renate Köcher, op. cit., p. 1.041 et suiv.(15) Le terme allemand, difficilement traduisible, est celui de « Atomfilz ». Plus fort que celui de lobby atomique,il implique l'idée de magouille, voire de corruption. (N.d.T.)(16) Cf. Bundesumweltministerium Zehn Jahre nach Tschernobyl – Bericht der Bundesregierung uber dieUmsetzung des Arbeitsprogramms, Bonn, 1996, (Ministère fédéral de l'Environnement, Dix ans après Tcher-nobyl – Rapport du gouvernement fédéral sur la modification du programme de travail, Bonn, 1996).

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à-vis de l'énergie nucléaire. Les conflits des années 70 et 80, attisés par lechoc émotionnel déclenché par l'accident de Tchernobyl, ont finalementconduit à une consolidation du refus de l'énergie nucléaire en Allemagne.

Le fait que le thème de l'énergie nucléaire soit moins présent dans l'actualitépolitique quotidienne ne doit pas faire oublier la peur profonde que cette formed'énergie suscite chez les Allemands. Cette peur devient visible chaque foisque les événements favorisent sa réapparition. Les réactions des Allemandsaprès Tchernobyl et leurs ressentiments à l'égard de l'énergie nucléaire lais-sent présager des effets que pourrait avoir, sur la situation en Allemagne, unnouvel accident nucléaire survenant dans un État d'Europe Centrale ou Orien-tale – ce qui, au vu des conditions déplorables de sécurité régnant dans cesrégions, ne peut pas du tout être exclu. Les efforts continus déployés par leGouvernement fédéral pour améliorer la sécurité des usines nucléaires enEurope de l'Est devront donc être considérés avant tout dans le contexte créépar l’atmosphère ambiante en Allemagne même.

Le bilan

Tout spécialement en comparaison avec ce qui se passe en France, la peurallemande de l'énergie nucléaire doit déclencher, sinon le rejet, du moinsl'étonnement. Les Français sont nombreux à reprocher aux Allemands de sedétourner du concept de la société occidentale industrielle et capitaliste (17),et des voix s'élèvent également en République fédérale, qui critiquent à la foisle rapport des Allemands aux grandes technologies modernes et le style dudébat. D'après Renate Köcher, chercheuse à l'Institut de Démoscopie d'Allens-bach, la population allemande a tendance à ne pas discuter de façon objectivedes questions de technologie moderne, mais de le faire sous la forme deguerres idéologiques. Elle souligne ensuite que les exemples de l'énergienucléaire et de la technique génétique montrent que l'Allemagne forme unenvironnement social difficile et chargé de passions en ce qui concerne lestechnologies. Cette situation ferait surgir au détriment de ce pays un « désa-vantage mental » dans le domaine de la localisation industrielle, qui porteraitgrandement préjudice au nécessaire climat innovateur en République fédé-rale. La compétitivité du pays s'en trouverait ainsi entravée, avant tout par l’atti-tude négative de la population vis-à-vis des technologies modernes. (18)

Depuis peu cependant on voit se multiplier aussi en France les signes d'unretournement d'opinion en ce qui concerne l'utilisation de l'énergie nucléaireà des fins pacifiques. Le sentiment d'insécurité provoqué par les risques quiy sont liés paraît donc ne pas être un phénomène promis à demeurer exclu-sivement allemand. Bien que le Premier ministre Lionel Jospin ait souligné,

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(17) Brigitte Sauzay, Le vertige allemand, Paris, 1985, citée par : Sabine v. Oppeln, Die Linke im Kernenergie-konflikt, (La gauche dans le conflit de l'énergie nucléaire), Francfort/Main, 1989.(18) Elisabeth Noelle-Neumann et Renate Köcher, op. cit., p. 1.041-1.045.

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dans sa déclaration gouvernementale, l'importance qu'allait revêtir l'énergienucléaire pour la France, le fait d'avoir confié le ministère de l'Environnementà Dominique Voynet, du parti des Verts, doit être considéré comme un signaltrès clair. Et la fermeture de Superphénix, le surgénérateur de Creys-Malville,est une décision tout aussi spectaculaire que le nouveau débat sur l’usine derecyclage des résidus atomiques de La Hague qui a fait les gros titres lors-qu'ont été publiés les résultats catastrophiques de l'étude menée par Green-peace. La résistance s'ébranle aussi au plan local. Les problèmes de la cen-trale nucléaire de Cattenom – éternelle pomme de discorde entre la France,le Luxembourg, la Sarre et la Rhénanie-Palatinat – paraissent désormais, etpour la première fois, du côté français également, entraîner la formation degroupes de protestation. Autant d'indices qui témoignent d'un changementd'attitude qui se dessinerait en France.

On va bientôt savoir, à travers les nouveaux courants d'opinion qui se déve-loppent dans les deux pays (dépolitisation d'un côté, début de scepticisme del'autre) si, dans le domaine de leur rapport à l'énergie nucléaire, les deux sys-tèmes sociaux de France et d'Allemagne continuent à diverger au point delaisser apparaître, à ce sujet, de profonds fossés entre les deux sociétés.

Enfin, on doit se demander dans quelle mesure l’acceptation, imposée parl’État, des super-technologies modernes, telle que l'énergie nucléaire, indiquebien le chemin vers l'avenir, ou si, au contraire précisément ce n’est pas ledébat au sein de la société sur la manière de gérer et d'utiliser les technologiesmodernes, conduisant à la formulation de critiques justifiées des risquesencourus, qui représente une manière plus fiable d’affronter les défis poséspar la modernité. ■

(Traduction : Marie-Lys Wilwerth)

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L’ALLEMAGNEET LA PEUR DE LA MONDIALISATION

Allemagne aime à jouer aux Cassandre. Mais si elle aime à se fairepeur, c’est qu’énoncer un problème est déjà s’engager à vouloirle résoudre. Les Allemands sont des pessimistes actifs. Dans ses

vœux du Nouvel An 1997, le Chancelier Kohl avait ainsi évoqué trois défis :en premier, la globalisation (ou mondialisation) de l’économie, en second levieillissement de la population, enfin les problèmes écologiques. Cette hiérar-chisation des défis n’est pas fortuite. Dès avant le krach financier du Sud-Estasiatique à l’automne 1997, illustration concrète de la globalisation, il est signi-ficatif que le Chancelier allemand ait évoqué ce thème au premier rang de sespréocupations.

A propos du débat allemand sur la mondialisation, trois thèses peuvent êtreavancées :

. La prise de conscience des défis de la mondialisation est plus ancienne enAllemagne qu’en France ;

. Le handicap allemand est plus lourd que celui de la France, mais l’Allemagnea commencé à réagir plus tôt également ;

. Enfin, la peur de la mondialisation agit paradoxalement comme un catalyseurde l’acceptation par les Allemands de la construction européenne.

Si le Chancelier parlait de la mondialisation économique, qui est au centre dudébat public allemand, il est un autre débat qu’il ne serait pas inintéressantd’évoquer, celui de la mondialisation culturelle, thème auquel nous, Français,sommes plus sensibles que nos voisins allemands.

La prise de conscience des défis de la mondialisation économique estplus ancienne en Allemagne qu’en France

Pourquoi ? Sans doute pour trois raisons. Primo parce que l’économie jouepour l’Allemagne un rôle de rédemption : le « miracle » économique, la soliditédu Deutsch Mark, le prestige du Made in Germany, sont autant de justificationsde la « vertu » revue et corrigée des Allemands.

Secundo, l’économie allemande est traditionnellement plus extravertie, doncplus sensible aux évolutions mondiales, que celle de la France, même si nousavons fait d’immenses progrès ces trente dernières années et n’avons plusde leçons à recevoir sur ce plan. Simplement, l’ouverture internationale est

L'CHRISTINE DE MAZIÈRES

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encore assez limitée en France à quelques très grands groupes multinatio-naux, alors que l’Allemagne dispose d’un remarquable tissu de grosses PMEexportatrices à vocation mondiale.

Tertio, la réunification allemande a détérioré la compétitivité globale de l’Alle-magne et l’a sensibilisée, plus que tout autre pays, aux problèmes d’adaptationstructurelle nés de la victoire du capitalisme sur les régimes socialistes. Laréunification a montré à quel point une économie qui vivait en autarcie par rap-port au marché mondial finissait par faire faillite. Il est intéressant de lire sousla plume d’un écrivain allemand ex-soixante-huitard, Peter Schneider (1), quirevient d’un long séjour aux États-Unis, que « vue des USA, la RFA apparaîtquasiment comme le pays du socialisme réel. (2) L’Allemagne unifiée seraiten ce sens devenue la version réussie, mais à présent aussi menacée, de laRDA »... De la difficulté de « digérer » la réunification et de moderniser l’ex-RDA à la remise en cause des performances de l’économie ouest-allemandeelle-même, il n’y a qu’un pas.

C’est pourquoi l’Allemagne vit, angoissée, les progrès de la mondialisation, quiremet en cause, jour après jour, son « modèle » d’économie sociale de marché.

Le handicap allemand paraît plus lourd que celui de la France, maisl’Allemagne a commencé à réagir plus tôt à ces défis

En 1993, Lothar Späth publiait un livre qui fit sensation sur les dangers quiguettaient les Allemands s’ils ne prenaient pas conscience de la perte de com-pétitivité du site industriel allemand et sur la nécessité de mener des réformesstructurelles du système économique sclérosé. (3) Il récidivait en 1995, avec« Countdown für Deutschland » (4), où il estime que la réunification n’est quela préfiguration des défis qui attendent l’Europe et doit être considérée commeune chance à saisir pour faire bouger les choses et ébranler l’« État-cloche àfromage » qui étouffe toutes les initiatives. D’ores et déjà, l’on peut estimer à15 - 20 % la part de la production mondiale qui est globalisée, c’est-à-dire mul-tinationale, la tendance étant à la hausse rapide. Ainsi, plus de la moitié dessalariés du groupe chimique Bayer travaillent hors d’Allemagne. L'internatio-nalisation des marchés du travail et des capitaux entraîne une « dérégulation »de ceux-ci, c'est-à-dire une remise en cause de leur organisation au niveaunational. Les délocalisations croissantes d'emplois vers des pays jugés pluscompétitifs sont source d'inquiétudes croissantes.

Sous l'effet conjugué des deux facteurs, globalisation et réunification, l’avan-tage compétitif allemand se résorbe progressivement : des concurrents

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(1) Auteur berlinois (« Der Mauerspringer »), (Le sauteur de Mur) ; interviewé par le Spiegel du 10.11.1997.(2) Ainsi se qualifiait elle-même la RDA.(3) Lothar Späth, Herbert Henzler « Sind die Deutschen noch zu retten ? » (Peut-on encore sauver lesAllemands ?), Verlag Bertelsmann, München, 1993.(4) Lothar Späth, Herbert Henzler : Countdown für Deutschland, Siedler Verlag, Berlin, 1995.

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sérieux sont apparus sur les marchés des produits de qualité, marchés eux-mêmes saturés pouvant plus difficilement absorber la production d'une Alle-magne de plus de 80 millions d'habitants.

Cette érosion de la compétitivité rend plus difficiles à supporter les hauts coûtssalariaux et la surévaluation du taux de change du mark. Le coût horaire de lamain-d'œuvre allemande est le plus élevé du monde : en 1994, il atteignait44 DM en Allemagne de l'Ouest, contre 36 DM au Japon, 29 en France et 28aux États-Unis. Alors que ce coût horaire augmentait de 21 % en France entre1988 et 1994, il a cru de 35 % pendant la même période en Allemagne del'Ouest.

Les coûts salariaux unitaires relatifs (pondérés par l'évolution des taux dechange) sont passés, en base 100 en 1991, à 122 en 1995 pour l'Allemagne,se sont maintenus au même niveau en France, ont diminué à 90 pour lesÉtats-Unis et le Royaume-Uni, et même à 67 en Italie (source OCDE).

Enfin, les entreprises allemandes recourent de plus en plus aux délocalisa-tions, afin d'améliorer leur compétitivité-prix. En 1995, ce sont 50 milliards deDM qui ont été investis à l'étranger. La même année, la fabrication d'automo-biles allemandes était assurée pour 35 % par des usines à l'étranger, chiffreen hausse.

Des réponses à ces défis sont néanmoins en train d’être ébauchées : les entre-prises allemandes se restructurent activement depuis quelques années,conscientes du défi de la globalisation. Siemens a réduit ses coûts de produc-tion de 20 % en trois ans, grâce à une réorganisation drastique : évaluationdes salariés, optimisation des relations avec les fournisseurs et, bien sûr, délo-calisations (mais la société produit encore 60 % en Allemagne). Hoechst s'estréorganisée en vingt unités opérationnelles de taille mondiale, prenant ainsiacte de la globalisation de son marché. Mercedes Benz a réduit ses coûts de5 milliards de DM en 1994… Les syndicats, de leur côté, acceptent, mieuxqu’en France, des solutions négociées branche par branche ou entreprise parentreprise, de flexibilisation du travail.

Il reste que le poids des prélèvements obligatoires ne parvient pas à se réduiremalgré les auto-exhortations du gouvernement. Le fait que les deux principauxpostes de dépenses publiques soient le budget social et le service de la dettereprésente une sérieuse hypothèque reportée sur les générations suivantes.

La peur de la mondialisation agit paradoxalement comme un cataly-seur de l’acceptation par les Allemands de la construction européenne

Un sondage de l’Institut d'Allensbach en novembre 1997 montre que, pour lapremière fois depuis le lancement du projet de la monnaie unique, les partisansde l’euro en Allemagne seraient plus nombreux que ses adversaires : 55 %des Allemands (contre 21 % en mai 97) se déclarent en faveur de l’euro. Cetteinversion de tendance dans l’opinion allemande serait tout à fait récente. L’onpeut parier sur l'existence d'une certaine corrélation entre la mise en évidence

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des dangers de la mondialisation à travers le krach financier du Sud-Est asia-tique et ce regain de faveur pour l’Europe. L’opinion allemande, pragmatique,sent bien qu’il n’y a pas d’alternative au renforcement du pôle européen si l’onveut maintenir un certain niveau et un certain style de vie. Le ralliement à l’euroaurait ainsi un parfum de repli sur soi étendu à la mesure du vieux continent.Mais qu’importe la frilosité des motivations, pourvu qu’elles existent.

La mondialisation culturelle, une peur plus française qu’allemande

Vu de France, le thème de la mondialisation se décline d’abord sur un modeculturel : nous nous voyons comme une forteresse du bon goût et de la culture,assiégée par les nouveaux barbares américains et leur déferlante de Disney,MacDonald’s et séries B. La défense de la langue contre les anglicismes, lalutte pour des quotas de films ou de chansons françaises (ou européennes)dans les médias sont considérés par les Allemands comme autant de curio-sités françaises. D’ailleurs, il n’y a presque plus de cinéma allemand et la listedes best-sellers en Allemagne aligne une série impressionnante de titresanglo-saxons. Même les intellectuels de l’ex-RDA, naguère si prolixes, ne fontplus guère parler d’eux. Il est assez amusant de voir les intellectuels de l’Ouestleur reprocher leur silence. En revanche, ce que l’arrivée des Allemands del’Est met en évidence, c’est l’importance de l’américanisation de la sociétéouest-allemande. Comment dit-on en allemand ordinateur ? Computer. Télé-phone mobile ? Handy. La télévision par câble ? Pay-TV…

Le Français a le sentiment qu’en perdant sa culture, il perdrait son âme. L’Alle-mand, lui, a placé son âme dans l’économie. Évoquer la culture allemandepose la question de la spécificité allemande, du Sonderweg, et par là, desabîmes de son histoire. Par un désir d’universalisme et d’européanisation, lesAllemands espèrent ainsi s’effacer dans un ensemble plus vaste et oubliercette spécificité.

En somme, la mondialisation, défi économique, serait simultanément, pour lesAllemands, un souhait profond sur le plan culturel. ■

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RETOUR EN ARRIÈRELES PEURS NE DATENT PAS D'HIER

our rejeter l'euro certains militants politiques et des gens des médiasinvoquent le choc de l'inflation des années 20. S'ils n'ont pas appris unpeu d'histoire, les Allemands d'aujourd'hui ne connaissent ce fait d'il y

a près de quatre-vingts ans que par des récits de grands-parents. On peut avoirpeur de perdre son emploi sans invoquer des souvenirs lointains – comme onpouvait craindre les Russes ou les communistes – l'Armée Rouge stationnaitencore en RDA il y a moins de dix ans. Mais la conscience d'être une nation,ou mieux de faire partie d'une nation, se forme par rapport à l'Autre, qu'on ren-contre dans la rue ou dans les livres, dans les films, à la télévision. Les Alle-mands y apprennent qu'ils ont été pendant un bref instant le fléau du monde,ou tout au moins de l'Europe. Mais il y apprennent aussi qu'avant Hitler ils ontété le plus souvent les victimes d'agressions venant d'ailleurs. Sur les vingt-troisguerres pendant lesquelles Français et Allemands se sont affrontés depuis Fran-çois Ier et Charles Quint, dix-neuf se sont exclusivement déroulées sur le territoireallemand. Depuis cette époque la France a arraché à l'Empire (avec lequel seconfond alors l'histoire des Allemands) l'Alsace, la Lorraine, le Sud de la Flandre,la Franche Comté. Les enfants allemands apprennent que les troupes de LouisXIV ont dévasté le Palatinat et les pays du Rhin, qu'elles ont dispersé les restesdes Empereurs du Moyen Age enterrés à la Cathédrale de Spire. La Révolutiona annexé la rive gauche du Rhin, Napoléon a détruit l'Empire et bouleversé lacarte de l'Allemagne. Un tiers des soldats de la Grande Armée partis contre laRussie en 1812 étaient allemands… Certes des colons allemands ont christia-nisé et germanisé (en partie) les terres des tribus slaves entre l'Elbe et la Vistulemais c'était au Moyen Age. Depuis les armées russes se sont avancées jusqu'àBerlin, pendant la Guerre de Sept ans. L'Allemagne n'a que peu de côtes etbeaucoup de frontières terrestres. La peur de l'encerclement a hanté les palaisdu Reich bismarckien et wilhelmien. Et n'oublions pas les Turcs auxquels lesRois de France s'étaient alliés, faisant fi des solidarités chrétiennes. Deux foisils mirent le siège devant Vienne, la capitale de l'Empereur. La guerre contre lesTurcs, avec des armistices et des accalmies, dura près de quatre siècles. Si laformule « ennemi héréditaire » a un sens, en allemand elle désigne la France.Pour la France au contraire, jusqu'en 1870-71 l'ennemi héréditaire fut l'Anglais.L'an prochain les Européens commémoreront les Traités de Westphalie signésen 1648, après le Guerre de Trente Ans. Au terme de ces combats interminablesla population allemande était réduite de moitié.

Les Allemands, les Allemands moyens, « l'épisode Hitler » mis à part – pour parlerà la manière de M. Le Pen – ne savent pas qu'ils ont pu faire peur à d'autres. Cesont les autres, les Français, les Turcs, les Russes qui ont fait peur aux Alle-mands. Pour faire l'Europe il faut échanger les souvenirs de nos peurs. ■

JOSEPH ROVAN

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