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Sociologie de l’extraordinaire. Une histoire du concept de charisme Jean-Baptiste Decherf Sciences-Po, Paris, France jeanbaptistedecherf.at.yahoo.fr 1 Weber a en commun avec Durkheim d’avoir imaginé à la source du nouveau, de tous les bouleversements soudains de l’histoire, des moments dans lesquels l’ordre quotidien de la société serait comme suspendu. Ces moments extraordinaires, chez Durkheim, sont désignés par le terme d’effervescence : 2 Il y a des périodes historiques où, sous l’influence de quelque grand ébranlement collectif, les inter-actions sociales deviennent beaucoup plus fréquentes et plus actives. Les individus se recherchent, s’assemblent d’avantage. Il en résulte une effervescence générale, caractéristique des époques révolutionnaires ou créatrices. Or, cette suractivité a pour effet une stimulation générale des forces individuelles. On vit plus et autrement qu’en temps normal. Les changements ne sont pas seulement de nuances et de degrés ; l’homme devient autre. Les passions qui l’agitent sont d’une telle intensité qu’elles ne peuvent se satisfaire que par des actes violents, démesurés : actes d’héroïsme surhumain ou de barbarie sanguinaires[1] Durkheim, 1960, 301. Ce rapprochement entre effervescence... [1] . 3

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Sociologie de lextraordinaire. Une histoire du concept de charismeJean-Baptiste DecherfSciences-Po, Paris, Francejeanbaptistedecherf.at.yahoo.fr1Weber a en commun avec Durkheim davoir imagin la source du nouveau, de tous les bouleversements soudains de lhistoire, des moments dans lesquels lordre quotidien de la socit serait comme suspendu. Ces moments extraordinaires, chez Durkheim, sont dsigns par le terme deffervescence:2Il y a des priodes historiques o, sous linfluence de quelque grand branlement collectif, les inter-actions sociales deviennent beaucoup plus frquentes et plus actives. Les individus se recherchent, sassemblent davantage. Il en rsulte une effervescence gnrale, caractristique des poques rvolutionnaires ou cratrices. Or, cette suractivit a pour effet une stimulation gnrale des forces individuelles. On vit plus et autrement quen temps normal. Les changements ne sont pas seulement de nuances et de degrs; lhomme devient autre. Les passions qui lagitent sont dune telle intensit quelles ne peuvent se satisfaire que par des actes violents, dmesurs: actes dhrosme surhumain ou de barbarie sanguinaires[1]Durkheim, 1960, 301. Ce rapprochement entre effervescence...[1].3Le charisme weberien, grande puissance rvolutionnaire des poques lies la tradition[2], implique un mme basculement hors des rgularits de la vie quotidienne:4La domination charismatique, en tant quelle est extraordinaire (Aueralltgliche), soppose trs nettement aussi bien la domination rationnelle, bureaucratique en particulier, qu la domination traditionnelle (). Les deux dernires sont des formesquotidiennesspcifiques de domination, la domination charismatique (authentique) en est le contraire. () La domination charismatique est spcifiquement irrationnelle en ce sens quelle est affranchie des rgles[3]Ibid., 323.[3].5Comment analyser ce qui, de prime abord, semble prsent comme tout fait tranger aux rgularits mises en vidence par la sociologie? Si leffervescence et le charisme reprsentent quelque chose de vritablement extraordinaire, ne risquent-ils pas de rester inaccessibles aux mthodes et loutillage conceptuel labor pour ltude des phnomnes jugs quotidiens? Les deux concepts ont de fait chacun une place trs particulire au sein des thories durkheimienne et weberienne. Les analyses de leffervescence laisses par Durkheim paraissent peu articules sa pratique scientifique. En imaginant des nergies passionnelles en circulation dans le groupe en tat denthousiasme, le sociologue se rapproche probablement davantage de la psychologie des foules que de la mthode des variations concomitantes[4]. La position singulire du concept de charisme au sein de la sociologie weberienne a, pour sa part, t releve par diffrents commentateurs. Il y a dabord ceux pour qui lide dune domination extraordinaire, telle quelle a t conue par Weber, serait intrinsquement antiscientifique. James Downton tend la rduire un vestige dplac du culte romantique des grands hommes:6Suivant les pas de Carlyle, Max Weber utilisait le terme charisme pour expliquer lautorit de la personnalit hroque. Dans la perspective de Weber, le suiveur peroit le chef comme investi de qualits divines et sidentifie sa mission, renonant au droit de critiquer tout en acceptant joyeusement lobligation de suivre les ordres. Ainsi est-ce le charisme du chef qui est le fondement de sa russite dans le ralliement de soutiens sa cause. Situer la source du succs dun chef rebelle dans sa personnalit, sa volont,ou son destin ne peut que vhiculer une vision rduite et incomplte des dterminants de la mobilisation de masse. Peut-on parler de la russite dun chef rebelle dans la construction et le maintien de lallgeance des masses sans quelque clairage sur la manire dont la situation politique permettait cette mobilisation[5]Downton, 1973, 1.[5]?7Cette critique, bien quassez injuste et dformante[6], reflte le soupon croissant dont le concept devient lobjet au terme de sa relative vogue dans la science politique, notamment amricaine, des annes 1950-1960. Dautres commentateurs, moins svres, nen relvent pas moins la singularit du concept de charisme au sein de ldifice weberien. Cest le cas de Jean-Martin Oudraogo[7], qui note laspect particulirement phnomnologique des textes de Weber sur la domination charismatique[8]. Ceux-ci, de fait, sont particulirement descriptifs. Weber, quand il passe du tableau extrieur du phnomne la subjectivit des adeptes, se limite voquer ltat dexaltation provoqu par le charisme, lEnthusiasmusde ceux qui le subissent. Est-ce dire quil y ait au cur du phnomne charismatique quelque chose dincomprhensible, quelque chose qui ne relve pas de la mthode weberienne? Cette thse, on le verra, a t soutenue.8Sans ncessairement adhrer lide dune incongruit du concept de charisme au sein de ldifice thorique de Weber, de nombreux commentateurs ont pos la question de sa place et de sa cohrence avec les autres aspects de luvre. Lapproche, tout particulirement dans les recherches rcentes, est souvent gntique: on se demande, linstar notamment de Thomas Kroll, comment un mot issu du registre thologique a pu tre converti en concept sociologique[9]. Edith Hanke, qui sintresse plus largement la faon dont sest progressivement dessine la thorie weberienne de la domination, affirme la centralit du concept de charisme dans ce processus. Cest, montre-t-elle, travers ltude des phnomnes charismatiques que se sont lies dans lesprit de Weber les questions du mode de fonctionnement et de la lgitimation des diffrentes formes de domination. Une autre faon daffirmer la centralit du concept est celle de Stefan Breuer, selon qui le grand processus de dsenchantement du monde que thorise Weber correspondrait une srie de transformations du charisme, lequel prendrait des formes diffrentes dune poque lautre[10]. Nous voudrions ici aborder le concept de charisme de faon diffrente, en sintressant moins la trajectoire certes trs originale du mot,quau problme quil recouvre: celui de lextraordinaire. James Downton a tort de considrer Weber comme un simple continuateur du culte romantique des grands hommes, mais il indique avec pertinence la filiation dans laquelle lide de domination extraordinaire doit tre pense. Cest dans la littrature romantique que sest dessine lide que le pouvoir dune poigne dhommes suprieurs serait en nature diffrent de celui des chefs ordinaires. Le grand homme, lorsquil rencontre les foules, suscite daprs Carlyle une soumission brlante[11]; il rveille ce que Hegel tient pour un instinct existant en chaque individu[12], et qui lamne irrsistiblement se donner lui. Weber, en opposant des dominations normales et dautres qui, parce quelles reposent sur lenthousiasme, la foi en un homme, seraient affranchies des rgles, extraordinaires, reprend une dichotomie typique du culte des hros tel quil sest dvelopp auxixesicle[13]. Aborder la thorie weberienne du charisme du point de vue du problme de lextraordinaire permet de linterroger nouveaux frais. Si lauteur dconomie et socit, travers lide de domination charismatique, donne limpression de perptuer la croyance en la possibilit de moments radicalement part, o lordre du quotidien serait comme suspendu, il faut se demander en quoi lextraordinaire weberien est extraordinaire, en quoi il reprsente de son point de vue une rupture par rapport au cours normal des choses. Weber nest certainement pas accusable de reproduire la thse romantique dun effet magique du gnie du chef qui, mystrieusement, lverait spirituellement la foule et disposerait aux actes les plus hroques. Lide qui sera dveloppe est que Weber reste vrai dire assez ambigu sur ce qui fait la spcificit de la domination charismatique par rapport aux dominations quotidiennes; dune part, comme le remarque J.M. Oudraogo, parce quil donne peu dlments sur les penses et les motions du chef ainsi que des adeptes, dautre part parce quil laisse un certain nombre de formules dapparence contradictoires quant lextension donner au concept. Ces incertitudes laisses par le sociologue, et jusqu prsent assez rarement objectives par ses commentateurs, peuvent tre regardes comme le principe moteur de la trs volumineuse exgse suscite par la thorie du charisme, ainsi que des profondes altrations quon lui a fait subir. On ne cherchera pas, dans le prsent article, valuer ces transformations, pas plus en termes de fidlit exgtique quen termes doprationnalit conceptuelle, mais seulement montrer la varit des faons dont les commentateurs ont investi et rempli lespace de mystre laiss par Weber. Lattention sera tout particulirement porte vers les chercheurs qui utilisent le concept ou se posent la question de son oprationnalit, car ceux-l sont obligs, volontairement ou non, de prendre position sur la question de la spcificit du phnomne. Il convient de remarquer que leurs profils sont assez varis. Alors que les recherches gntiques et celles qui visent cerner la place de lide de charisme dans le systme weberien sont principalement le fait de spcialistes de Weber, celles touchant lutilit du concept sont souvent produites par des sociologues, politistes et historiens qui lont, linstar deIan Kershaw, rencontr dans leurs recherches. Ces personnes, qui pour beaucoup ne font quepasser dans le dbat sur le charisme le temps dun article ou dun livre, lont considrablement enrichi.Deux zones dombre du legs weberienUne sociologie comprhensive lacunaire9On pourrait lavoir oubli, tant le concept a t banalis depuis Weber, mais lautorit du charisme, telle quelle est prsente dansconomie et socit, est dabord quelque chose dextraordinaire, qui peut faire irruption dans le quotidien et briser sa rgularit. Weber peint le tableau dune domination qui suspend les rgles de la vie normale, qui tire ceux qui la subissent hors du monde, dtachs des intrts qui ordinairement les motivent, souds seulement par la foi en un chef et en sa cause. Assez paradoxalement, la domination charismatique apparat la fois comme une anarchie passagre et comme le plus absolu des pouvoirs, celui qui obtient la soumission la plus totale. On ne sait pas sil faut y voir une suspension du politique, pris en tant quensemble de processus sociaux identifiables et rguliers, ou, selon les mots de Pierre Bouretz, celle des expressions (de lactivit politique) qui la reconduit au plus prs de son essence et des liens profonds quelle entretient avec les motions et les affects[14]. Quelles sont les logiques luvre au sein de ce phnomne? Certains commentateurs, on la dit, ont relev laspect extrieur des textes weberiens sur le charisme, autrement dit le fait quils taient plus descriptifs quanalytiques. Cette donne a amen dautres poser la question de la comprhensibilit du phnomne. La thorie weberienne du charisme, selon Luciano Cavalli[15], nest pas directement lie au projet dune sociologie comprhensive. Philippe Raynaud, pour sa part, estime quelle reprsente prcisment la limite de ce projet, autrement dit le signe que Weber aurait vu dans lextraordinaire les bornes de la porte explicative des rgularits quotidiennes quil avait observes et conceptualises:10Si lapparition de linnovation dans un contexte traditionnel dpend de linfluence dattitudes qui excdent les coutumes ou les normes institues, il semble bien que ces moments dmergence du nouveau devraient relever dun type de comprhension spcifique, irrductible lalogiquede lvolution sociale comme sadynamique. En effet, en tant quils excdent les formes usuelles de la rationalit sociale, les phnomnes charismatiques ou prophtiques ne dpendent pas de la contrainte de la rationalit qui caractrise la logique de lvolution sociale; inversement, la dynamique des intrts sociaux ou les conditions externes du changement social ne suffit pas non plus rendre compte des innovations les plus importantes ()[16]Raynaud, 1996, 146-147.[16].11Doit-on suivre ces analyses et considrer que Weber, dans ses textes sur le charisme, se borne dcrire, quil ne donne pas du phnomne une analyse qui soit conforme sa mthodologie? Il convient, pour rpondre cette question, de retourner au texte. Le tableau de lextraordinaire weberien sera prsent en cinq points, qui sont autant doccasions de poser la question de la comprhensibilit du phnomnecharismatique[17]. Celui-ci implique (1) la reconnaissance en la personne du chef de qualits extraordinaires, (2) une soumission extraordinaire lui, (3) la formation dune communaut, fonde sur un communisme damour, o nexistent que des liens personnels affranchis des rgles, et o lon entre parconversion, (4) le sentiment partag de devoir accomplir une mission subversive, et enfin (5) linstabilit, cest--dire la tendance du charisme se routiniser.12Le charisme, au sens de phnomne dautorit, repose pour commencer sur lattribution au chef de charisme au sens de qualit extraordinaire, autrement dit de qualit qui le situe en dehors de la vie quotidienne (1):13Nous appelons charisme la qualit extraordinaire ( lorigine dtermine de faon magique tant chez les prophtes et les sages, thrapeutes et juristes, que chez les chefs des peuples chasseurs et les hros guerriers) dun personnage, qui est, pour ainsi dire, dou de forces ou de caractres surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des mortels; ou encore qui est considr comme envoy par Dieu ou comme un exemple, et en consquence considr comme chef[18]Weber, 1995, 1, 320.[18].14La reconnaissance dont parle Weber nest pas, contrairement ce quont compris certains commentateurs[19], une reconnaissance de ce qui est, mais une reconnaissance de qualits qui peuvent tout fait tre fictives. Certains chefs charismatiques, lit-on dansconomie et socit, sont des hommes quon aurait toutes les raisons de trouver mprisables; ils peuvent ntre, linstar de Joseph Smith ou Kurt Eisner que des types raffins de charlatans et de littrateurs[20]. Cest ce dsintrt de Weber pour ce quest objectivement le chef qui le situe en opposition avec des auteurs comme Carlyle ou Hegel, qui faisaient du gnie du grand homme la cause de son don de subjuguer les foules. Peu de choses, cependant, sont dites sur ce qui se passe dans lesprit des domins et sur les conditions dans lesquelles la reconnaissance dun chef charismatique est possible. Weber, pour dfinir les conditions doccurrence du phnomne, se borne voquer la situation dattente et de dtresse dans laquelle doivent se trouver ceux qui ensuite en seront les acteurs. Cette rapidit de lauteur dconomie et socitsur un point qui aurait peut-tre mrit davantage de dveloppements lui a, on la vu, t reproche, mais elle ne suffit en rien montrer quil sort du cadre de la sociologie comprhensive. minemment comprhensive est au contraire lattention porte la question des confirmations. Du point de vue de chaque individu auquel sadresse le prtendant au charisme, la reconnaissance nest possible qu condition quon lui prsente des prodiges[21]; il faut que les dons extraordinaires soient prouvs en actes. Jsus, affirme Weber, est de ce point de vue typique, dans la mesure o lon attendait toujours de lui quil prouve sa relation particulire avec Dieu par des miracles[22]. Si en revanche le succs reste durablementrefus, si notamment le chef parat abandonn de son dieu, lautorit charismatique tend disparatre[23].15Le charisme, ou plus prcisment ce que Weber appelle charisme pur ou charisme authentique, implique dautre part un abandon la personne du chef (2), une soumission extraordinaire au chef en tant que tel et non la fonction[24], en vertu dun appel ressenti son contact. Ce lien personnel est prsent dansconomie et socitcomme la consquence de lattribution de qualits extraordinaires:16La reconnaissance par ceux qui sont domins, reconnaissance libre, garantie par la confirmation () ne de labandon la rvlation, la vnration du hros, la confiance en la personne du chef, dcide la validit du charisme. Elle nest pas (dans le charisme authentique) le fondement de la lgitimit, mais un devoir, pour ceux qui sont choisis, en vertu de lappel et de la confirmation, de reconnatre cette qualit. Reconnaissance qui est, psychologiquement, un abandon tout fait personnel, plein de foi, n ou bien de lenthousiasme ou bien de la ncessit et de lespoir[25]Ibid., 321.[25].17Le plus remarquable, dans les passages o Weber parle de la soumission extraordinaire propre au charisme, est probablement leur superficialit. Le sociologue, comme sil sagissait dune affaire qui nest pas la sienne, qui ne relve pas de sa mthode sociologique, signale lexistence dmotions particulires, dtats psychiques exceptionnels[26], voque en passant la vie motionnelle tumultueuse du charisme[27], voire des phnomnes motionnels de masse[28], mais sans les explorer. Au lieu de chercher, comme Durkheim lorsquil parle deffervescence, une dynamique motionnelle groupale, Weber utilise les mots dabandon, de foi et denthousiasme pour aussitt passer un autre sujet. Le problme de la spcificit des motions en question au regard de celles accompagnant les autres formes de domination nest pas dvelopp. Weber ne laborde que pour dire son caractre secondaire dans le travail de construction des idaux-types:18Sur le plan strictement psychologique la chane de causalit (aboutissant lobissance) peut sembler diffrente, elle peut en particulier consister en une suggestion ou une intuition. Mais cette distinction nest pas utile, ici, la formation des types de domination[29]Weber, 1995, 1, 288.[29].19La comprhensibilit de lacte de soumission, qui de prime abord ne semble pas faire problme (je me soumets cet homme pour la bonne raison que son combat, qui me semble tre le bon, exige que je me range ses cts), apparat donc plus problmatique si lon considre ce que lide dun abandon personnel fait de foi et denthousiasme, faute dtre explore, conserve de mystrieux. Elle semble plus problmatique encore si lon ajoute cela lusage que fait Weber de lide demetanoia: le charisme, dit-il, par opposition la rationalisation bureaucratique, rvolutionne les individusde lintrieur, en changeant leurs croyances fondamentales[30].Weber, l encore, fait signe vers une rupture du cours ordinaire de la rationalit et des motions que la prise en compte des raisons de la reconnaissance du charisme ne saurait puiser. On nest sans doute pas l en dehors de la mthode comprhensive, mais on est dans une analyse comprhensive que le lecteur est fond trouver insatisfaisante, une analyse qui laisse des questions en suspens.20Les motions souleves par le charisme, aussi peu dfinies et explores soient-elles, sont le ciment de la communaut charismatique (3). Celle-ci peut tre regarde comme une parenthse dans lordre du monde, o les rgles ordinaires des organisations sont comme suspendues.21Le groupement de domination est une communaut motionnelle (emotionale Vergemeinschaftung)[31]Nous renvoyons, concernant lerreur de traduction que...[31]. La direction administrative du seigneur charismatique nest pas un fonctionnariat, du moins pas un fonctionnariat pourvu dune formation spcialise (). Il ny a aucun rglement, aucun statut juridique abstrait et, partant, aucune invention de la jurisprudence rationnelle qui y renvoie, aucune directive ni aucune dcision de droit oriente des prcdents rationnels. Au contraire, lescrationsjuridiques actuelles se font formellement de cas cas; lorigine seuls jugements de Dieu et rvlations sont dcisifs[32]Weber, 1995, 1, 322-323.[32].22La communaut, outre son caractre affranchi des rgles, est tenue loigne du quotidien par son tranget lconomie:23Cest, eu gard une conomie rationnelle, une puissance anti-conomique type: refusant toute compromission avec la vie quotidienne, elle pourra seulement consentir, avec une indiffrence intrieure totale, emporter un profit occasionnel instable[33]Ibid., 324.[33].24Apparemment, donc, la communaut charismatique est aussi trangre toute logique dintrtqu toute rgle institutionnelle. Ces disgrces de la vie quotidienne semblent toutes remplaces par la simplicit ducommunisme damour dans lequel voluent le chef et ses partisans[34]. Weber croit-il vraiment, linstar de Carlyle[35], en la possibilit dune disparition de lgosme individuel dans la relation unissant le groupe son hros? La rponse contenue dans le passage suivant est nuance, mais semble-t-il positive:25Seule une petite strate enthousiaste de disciples et de partisans est dispose durablement, et seulement par idal, faire de sa vocation sa vie. La masse des disciples et des partisans veut faire aussi matriellement sa vie ( la longue) de sa vocation et elle le doit pour ne pas disparatre[36]Weber, 1995, 1, 329.[36].26Concernant la comprhensibilit, non plus de lacte de soumission, mais des comportements qui, lintrieur de la communaut charismatique, lui font suite, on ne peut donc l aussi que reconnatre lexistence dune difficult. Les ides denthousiasme et de communisme damour, laisses par Weber sans plus dexplications, disent peu sur ce qui peut dterminer, jour aprs jour, la conduite des acteurs au sein de la communaut. Un bon moyen de percevoir ce que ces ides ont de lacunaire, voire peut-tre doccultant, est de se reporter aux passages deLa Socit de courdans lesquels Elias, supposant des acteurs encore pourvus dgosme et encore capables de stratgies, sattache montrer quel jeu chacun joue et la complexit des interactions qui dcoulent de lenchevtrement des motivations personnelles[37].27La communaut charismatique, bien quelle soit loigne du monde, nest pas une communaut dermites qui sen seraient dfinitivement retirs. Elle demeure au contraire tourne vers lui, car porteuse de normes subversives quelle veut voir triompher (4). Le charisme, dit Weber, est la grande puissance rvolutionnaire des poques lies la tradition[38]. de nombreuses reprises, il insiste sur ce que lon pourrait appeler son autonomie normative: le chef charismatique, en tant que porteur dune lgitimit diffrente et libre, peut dicter des normes en rupture avec la tradition. Il est celui qui dit: Cest crit, mais je vous le dis[39]. Ces normes dictes par le chef charismatique sont, selon les termes de Weber, un devoir, un appel auquel il nest pas permis de se soustraire, et qui lgitime la lutte contre ceux qui ne lentendent pas[40]. De manire manichenne, le charisme oppose toujours deux campssans nuance : les bons, qui agissent de faon conforme au devoir, et les mauvais. Cette intolrance, que Weber semble tenir pour inhrente lautorit charismatique, est particulirement visible lorsquun charisme rencontre un autre: il ny a plus alors, dans le combat des chefs, que dun ct la justice, de lautre, linjustice, laquelle doit tre chtie[41].28La domination charismatique, enfin, est amene du fait mme de son succs retourner au quotidien, se routiniser (5). Il nest pas sans intrt de remarquer que, en termes strictement quantitatifs, Weber dveloppe davantage sur le charisme routinis que sur le charisme pur.29La domination charismatique, qui nexiste pour ainsi dire, dans la puret du type idal, questatu nascendi, est amene, dans son essence, changer de caractre: elle se traditionalise ou se rationalise (se lgalise), ou les deux en mme temps, des points de vue diffrents[42]Ibid., 326.[42].30Ce destin, inscrit dans lessence de lautorit charismatique, est prsent par Weber comme une inluctable fatalit:le charisme, dit-il, cde aux forces de la vie quotidienne ds que la domination est assure et surtout ds quelle a pris un caractre de masse[43]. Lagrandissement de la communaut charismatique, qui exige une organisation plus labore et plus rgulire, ne fait par ailleurs que renforcer la pression de lconomie. Celle-ci est parfois prsente presque comme une forceagissante: une puissance qui agit dune manire continue, uvrant la destruction de lextraordinaire[44]. Contrairement ce que pourront laisser croire ces formules fatalistes, la routinisation nest pas un processus subi par les membres de la communaut charismatique, mais le rsultat de leurs propres comportements. Ce qui est probablement le plus remarquable, dans la faon dont Weber dcrit le processus, est que les comportements qui le composent sont cette fois videmment comprhensibles. Cest, selon ses termes, lintrt idal et matriel des adeptes qui nourrit la dynamique de routinisation[45]. Lintrt idal, la volont de voir triompher durablement ses ides, nest pas lobjet de dveloppements particuliers. Lintrt matriel, lintrt goste de chaque membre de la communaut, est en revanche mis au premier plan travers les diffrents passages consacrs au partage du pouvoir et des richesses accumules[46]. Le chef non plus nest pas tranger au souci de satisfaire ses intrts propres. Cest pourquoi il constitue un frein au processus: la lutte entre charisme personnel, dune part, et charisme de fonction ou charisme hrditaire, dautre part, reprsente selon Weber un phnomne historique type[47]. Au terme de cette lutte, qui met fin au communisme damour dans lequel stait dveloppe la communaut, le charisme authentique, lextraordinaire, est devenu ce qui semble en tout point son contraire: le charisme routinis.31On peut, aprs cette prsentation des principaux aspects du phnomne charismatique, porter un jugement plus global sur la question de sa comprhensibilit. Weber, assurment, ne sort pas de sa propre mthode. Et-il voulu le faire, il laurait sans doute dit explicitement. On peut cependant comprendre linsatisfaction des commentateurs selon lesquels les textes weberiens nen disent pas assez sur les ressorts subjectifs du phnomne. Weber, alors quil dveloppe longuement sur la routinisation du charisme, fournit peu dlments danalyse sur le charisme pur. Il voque des affects, parle demetanoia, de communisme damour, mais en restant lextrieur, sans proposer une logique qui, mtaphoriquement parlant, fasse figure de ciment entre les diffrentes briques. Cest parce que les textes sur le charisme ont quelque chose dinsatisfaisant que, comme on le verra, beaucoup de chercheurs ont tent une mise en sens de ce qui y est expos, prtendant rvler les logiques sociologiques ou psychologiques sous-jacentes au phnomne.Ltrange quotidiennet du charisme32Lexpression charisme routinis, de prime abord, a tout dune contradiction dans les termes. Une chose particulirement surprenante, lorsque lon suit lhistoire du concept travers les diffrents commentaires et utilisations dont il a t lobjet, est la tranquillit avec laquelle la plupart des lecteurs de Weber en parlent. Rares sont ceux qui saffrontent au problme. Carl Friedrich la fait en 1961, dans un article assez critique lgard de Weber[48]. Aprs lavoir accus de fondre trop de phnomnes dissemblables dans lide de charisme, il dnonce les confusions impliques dans le thme du charisme routinis: ide intrinsquement contradictoire,qui daprs lui donne au concept une extension en parfaite opposition avec sa dfinition premire. Il y a lieu effectivement de stonner de certains usages que Weber fait du mot charisme. Aprs avoir dfini la domination charismatique comme un phnomne extraordinaire, il crit par exemple, dansconomie et socit, que lInde est le pays classique du charisme hrditaire: toutes les qualits professionnelles, toutes les situations au niveau du village, y compris celles de prtre, de barbier, de blanchisseur ou de garde, lui sont lies[49]. Le charisme, dans ce genre de passages, napparat plus comme quelque chose dexceptionnel, mais comme le socle de lordre quotidien, comme un mot extrmement large, presque synonyme dautorit ou de prestige. Que veut donc dire lauteur dconomie et socitlorsquil parle de charisme dans le quotidien?33Il convient tout dabord dcarter deux fausses explications lapparente contradiction de Weber. La premire consisterait penser que le mot aurait un sens diffrent dun ouvrage lautre, ou bien dune partie lautre dconomie et socit. Elle serait de fait inexacte: un usage banalisant du terme, notamment celui allant jusqu lappliquer au barbier et au blanchisseur, est fait dans la typologie des dominations dconomie et socit, dans la section mme o il est crit que le charisme est la grande puissance rvolutionnaire des poques lies la tradition. La lecture dHindouisme et bouddhisme, ou celle duJudasme antique, napporte de ce point de vue rien de nouveau. La seconde reposerait sur une mauvaise comprhension de la dmarche idale-typique. Comme on le sait, Weber oppose la ralit, o les choses apparaissent toujours mlanges, aux concepts, qui, bien quinexistants ailleurs que dans lesprit du sociologue, permettent dy mettre de lordre. Loin dtre une objection contre lidal-type, le fait quil ne se retrouve dans le rel que vague et dispers est sa raison dtre: (Dans le monde), des clivages rigoureux sont rarement possibles. Des concepts clairs sont dautant plus ncessaires[50]. Quoi dtonnant alors ce que le concept de charisme, dont la dfinition premire est, comme il se doit, troite, soit ensuite lobjet dune utilisation extensive par son crateur? Il parat conforme la mthode idale-typique que Weber ne limite pas son application aux quelques cas o il se prsente pur ou presque. Il sen justifiedailleurs :34Sont galement rares les dominations exclusivement charismatiques (). Le bureaucratisme le plus strict et toutes sortes dorganisations prbendaires ou fodales peuvent rsulter directement de la domination charismatique, comme ce fut le cas pour Napolon. Par consquent, ni la terminologie ni la casuistique ne peuvent avoir daucune manire la prtention de tout expliquer et denfermer la ralit historique dans des schmas.Leur utilit consiste dire, dans chaque cas, sous quelle rubrique peut tre approximativement class tel groupement, ce qui nest pas un mince avantage[51]Ibid., 346.[51].35Cette utilisation des concepts au del de leur type pur, pour naturelle quelle paraisse dans le cadre de la mthode weberienne, pose problme avec le charisme. Weber, lorsquil parle de charisme hrditaire, ne se borne pas trouver un cas loign du type pour le comparer lui; il construit un sous-type qui, dans ses principes mmes, et ce selon ses propres mots, se trouve en contraction avec le type premier, crant ainsi un problme qui ne se pose avec aucun autre de ses idaux-types. Le charisme authentique, rappelons-le, procde dune reconnaissance libre,dont rsulte un abandon tout fait personnel au chef, qui vaudra aussi longtemps que les faits viendront le confirmer; il est par ailleurs une puissance rvolutionnaire qui met bas les traditions, quelque chose de spcifiquement tranger lconomie Le charisme du quotidien soppose lui point par point: tant acquis par des voies rgulires, il ne saurait procder dune reconnaissance libre, ni dun abandon la personne du chef en tant que tel, pas plus quil ne pourrait tre tranger lconomie ou reprsenter une puissance rvolutionnaire. Comment alors expliquer ce qui apparat comme une anomalie parmi les concepts construits par Weber? On pourrait supposer que le sociologue emploie un mme terme pour dsigner deux phnomnes dautorit opposs afin de marquer lexistence dune identit profonde entre eux. Or, quelle pourrait tre cette identit? De prime abord, il semble impossible quelle relve des critres sociologiques retenus pour dfinir les types de domination, puisque cest prcisment au regard de ces critres que charisme authentique et charisme routinis sopposent. Il se pourrait alors que lventuelle continuit profonde soit dordre psychologique, autrement dit que charismes de lextraordinaire et du quotidien, bien que diffrents sociologiquement, mobilisent dans le psychisme un mme registre motionnel. Cette hypothse, bien quelle semble en elle-mme soutenable, pourrait difficilement tre celle de Weber, tant donn son peu dintrt pour les phnomnes psychologiques et ses formules sur la (non-) pertinence de la connaissance des chanes de causalit psychologique pour la distinction des types de domination.36Il faut, pour comprendre ce que Weber veut dire par charisme du quotidien, porter lattention sur un problme de forme qui, sil nest pas peru, a toutes chances de dsorienter le lecteur. Une des difficults lire les textes sur le charisme tient au fait que le mot mme de charisme, par facilit dcriture, peut, selon les moments, renvoyer la qualit extraordinaire (perue) du chef ou au phnomne dautorit dont il bnficie. Weber, lorsquil parle de routinisation du charisme[52], lorsquil affirme que le charisme pur est spcifiquement tranger lconomie[53], que le charisme (peut tre) rinterprt en dehors de toute relation de domination[54], ou que le charisme est le phnomne initial type des dominations religieuses (prophtiques) ou politiques (conqurantes)[55]nutilise pas le terme au sens de qualit extraordinaire du chef, mais comme substitut de domination charismatique (cest proprement parler celle-ci, et non la qualit du chef, qui est trangre lconomie, qui se routinise, qui peut tre rinterprte comme antiautoritaire et qui reprsente un phnomne initial type). Les commentateurs ont dans lensemble perptu cette confusion. Or, le problme de la quotidiennet du charisme, selon celui de ces sens auquel renvoie le mot, se pose de faon toute diffrente. Alors que lide dune quotidiennet de la domination charismatique serait profondment contradictoire, lide quun individu, comme un magicien ou un thrapeute, serait dou dans le quotidien de charisme au sens de qualit chappant au commun des hommes, ne pose aucun problme logique. Cest faute davoir fait cette distinction que Carl Friedrich est arriv la conclusion que lexpression charisme routinis tait intrinsquement contradictoire. Weber, lorsquil lemploie, ne veut pas dire dominationextraordinaire du quotidien, ce qui serait un non-sens, mais qualit extraordinaire dun chef dans le quotidien. On peut donc, en jouant lgrement sur les mots, formuler linterprtation suivante: pour Weberle charisme du quotidien nest pas du charisme, et jamais il na voulu identifier dune quelconque manire ces deux opposs. Sil y a bien charisme, chez le prtre, le barbier ou lhritier dune ligne prestigieuse, au sens trs large de qualit particulire attache la personne transmise par un rite ou par le sang, il ne saurait y avoir charisme au sens de phnomne dautorit particulier. Diffrents passages dconomie et socitconfirment cette interprtation, commencer par celui-ci, consacr au charisme hrditaire:37Parler encore de charisme en ce sens impersonnel est justifiseulement du fait(nous soulignons) quil reste une qualit extraordinaire, inaccessible aux domins (). Mais bien entendu cette intgration du charisme dans le quotidien, cette transformation en une structure durable, signifie une mutation profonde de sa nature et de son mode dopration[56]Weber, 2009, 154.[56].38Le charisme routinis, tel quil apparat dans la sociologie de Weber, est en somme quelque chose comme un coquillage fossilis: quelque chose qui est une volution de la chose, mais qui nest plus la chose. De mme que le coquillage, en se fossilisant, disparat en tant que tel, et quil ne se retrouve plus qu travers une forme laisse dans une autre matire, le charisme routinis ne saurait tre regard comme du charismeau sens de phnomne dautorit dune nature particulire ; il en est une volution qui la vid de sa substance et qui, mtaphoriquement parlant, na laiss de lui que quelques formes, quelques aspects superficiels, mouls dans une autre matire sociale. Le choix de cette interprtation, bien quil semble en accord avec les intentions de Weber, est loin, on va le voir, dtre celui de tous les commentateurs. Une large part dentre eux, lorsquils analysent le concept, sengagent dans une rflexion gnrale portant la fois sur la domination charismatique et son rsidu dans le quotidien, supposant lunit des deux et cherchant la mettre en lumire. Cest par l lide dextraordinaire qui est abandonne, et le concept qui, tendant devenir un vague synonyme de prestige ou dautorit, perd son sens initial.Lextraordinaire: histoire dun oubli39Weber, en se limitant une approche particulirement descriptive de la domination extraordinaire, a laiss un espace de mystre qui, par la suite, fut investi par les commentateurs et permit lhistoire si particulire du concept. Lenjeu principal de leur abondante exgse est de trouver les ressorts cachs du phnomne, ceux que, comme on le lit souvent, lintroducteur du terme charisme en sociologie navait pas mis en lumire. Or, les commentateurs, en concevant des mcanismes luvre dans le charisme, tendent de fait mettre de lordinaire dans lextraordinaire, du rgulier dans lirrgulier. Cet oubli de lextraordinaire, de lintention initiale de Weber, que lon pourra ventuellement regarder comme inhrent aux exigences de la pense scientifique[57], est aussi largement, on va le voir, le fait des confusions laisses par ses textes sur le charisme du quotidien.40Lintroduction du terme charisme par Weber dans le lexique des sciences sociales est, de prime abord, un succs. Il sobserve, partir des annes 1950, une multiplication des travaux recourant au concept, principalement dans la science politique amricaine. Celui-ci atteint des objets de recherche particulirement varis: chefs politiques en tous genres, chefs religieux institus ou sectaires, ainsi quun certain nombre de curiosits intellectuelles, par lesquelles on entend parler du charisme dElisabethii, de celui de McNamara[58], voire de celui du mouvement hippie (analys comme une expression du charisme de la raison[59]qui aurait tourn en mysticisme).[60]Cette extension est amplifie par lapparition de termes drivs tels celui de pseudo-charisme appliqu aux chefs dont le prestige provient dune opration de propagande planifie[61], mais aussi aux charismes routiniss[62] et celui de charismengatif , appliqu Attila[63]. On peut reprer dans cette abondance quelques points autour desquels les recherches se sont plus particulirement concentres. Lobjet auquel le concept a t appliqu de la faon la plus constante est probablement le pouvoir de Hitler. Cest semble-t-il Franz Neumann[64]qui, le premier, y recourt. Viennent ensuite une multitude dauteurs, parmi lesquels on pourra notamment signaler Martin Broszat[65]et Roger Caillois[66], qui, de manire plus ou moins argumente selon les cas, qualifient de charismatique lemprise de Hitler sur lAllemagne. LeHitlerde Ian Kershaw, bien que profondment novateur, sinscrit de ce point de vue dans une certaine tradition[67]. Un second point de concentration des recherches apparat dans les annes 1950 aux tats-Unis autour de la problmatique de la construction nationale (nation building). LeGhana in Transitionde David Apter, livre dans lequel le politiste tente de montrer la centralit du personnage charismatique de Nkrumah dans la construction de ltat ghanen, est particulirement exemplaire de la vogue du concept parmi les politistes ayant tudi le Tiers-monde. ce succs du mot dans le vocabulaire sociologique sajoute celui quil rencontre dans la langue commune. Charisme, dans la premire moiti duxxesicle, est un mot trs rare, presque confin dans le registre religieux. Mme dans la littrature sur les grands hommes, on ne le rencontre pas[68]. Cest dans les annes1950 que, massivement, il se rpand dans le jargon politique et journalistique,[69]autrement dit au moment mme o se multiplient les travaux de recherche recourant lui. Faut-il voir l une concidence ou la preuve que ce sont les sciences sociales, et plus particulirement Weber, qui est lorigine de lactuelle popularit du terme? Toujours est-il que le mot charisme, en se rpandant dans la langue, a acquis une signification aux contours aussi larges que flous. Cest ce que constatent Raymond Boudon et Franois Bourricaud dans leurDictionnaire critique de la sociologie:41On entend souvent dire dun individu sympathique ou charmant dans le sens banal et faible de ce terme quil a du charisme. Dans la langue courante, charisme, contagion motionnelle, popularit, sont traits comme des synonymes[70]Boudon, Bourricaud, 1994, 77.[70].42Lusage contemporain de ladjectif charismatique, si rpandu, et qui tend devenir le suffixe automatique de chef ds que celui-ci rencontre un peu de succs, pourrait donc tre un lointain cho de la sociologie weberienne.43Lintroduction du terme charisme dans le lexique des sciences sociales est aussi, dun point de vue plus qualitatif, un chec. Weber, en laissant au mystre les logiques du charisme et en laissant croire des lecteurs peut-tre trop empresss quune autorit qualifiable de charismatique pouvait exister dans le quotidien, a cr un concept dont la signification premire ne pouvait que se perdre. Frquemment, lusage quen font les sociologues est proche de celui de la langue commune. Cet tat de fait, paradoxalement, est lobjet dun regret gnral. Trs vite, il devient presque dusage dintroduire une recherche sur le charisme en commenant par dplorer le flou qui entoure le concept. On propose alors dclaircir les choses en prsentant une nouvelle dfinition. Celle-ci, mcaniquement, ajoute de la complexit ce qui existait dj, et fonde les auteurs suivants dire de nouveau quil faut un claircissement conceptuel. Dune manire certes schmatique, on peut dire quil a exist quelque chose comme un cercle vicieux dans la faon dont lincertitude conceptuelle se nourrit delle-mme au sein de cette abondante exgse. La mfiance croissante face au concept est alimente, outre son flou, par son infcondit. Trs souvent, ses applications ne sont prsentes qu lappui dune reformulation conceptuelle, et sont en cela plus des exemples que de vritables oprationnalisations. De fait, parler de charisme revient davantage parler dun concept qu parler des phnomnes quil est cens clairer. La persistance du terme dans le vocabulaire scientifique, ainsi que le curieux intrt quil suscite malgr un constat dinfcondit largement partag, sont selon Carl Friedrich[71]largement dus au dsir des intellectuels de se donner des airs profonds en utilisant des mots rares (le termecharismaavait peut-tre encore dans les annes 1960 quelque chose dsotrique pour les anglophones). Le scepticisme grandissant dont Friedrich se fait lcho mne progressivement, on va le voir, la mise en accusation de Weber. Si le concept de charisme ne fonctionne pas, cest, pense-t-on, quil doit avoir un vice de fabrication. On passe alors dune logique dinterprtation plus ou moins dformante une logique de reconceptualisation: il sagit de refaire le travail que Weber aurait mal fait, puis, sur cette base, de mettre en vidence les dynamiques collectives quil avait laisses dans lombre. Deux ples,parmi ces entreprises dclaircissement par linterprtation ou la reconceptualisation, seront dgags: le premier, qualifiable de psychologisant, cherche dans des phnomnes affectifs la source des phnomnes tiquets comme charismatiques; le second, rationalisant, situe dans des raisonnements, principalement gostes, lorigine des comportements face au chef. Dans les deux cas, et particulirement dans le second, cest un dsenchantement de lextraordinaire qui se dessine: on injecte dans le mystre des logiques du quotidien qui tendent faire de lui un objet de connaissance banal.44La formule de Carl Friedrich, bien que certainement porteuse dune part de vrit, est assez injuste. Sil y a bien eu quelque chose comme une mode, avec peut-tre en son cur un dsir secret des sociologues et des politistes de paratre profonds, dans la propagation du concept, celui-ci correspondait dabord un besoin authentique de penser de nouvelles formes de pouvoir politique, comme le nazisme ou les tats en construction du Tiers-monde. Ces deux objets privilgis des investigations recourant lide de charisme, parce quils chappaient apparemment aux cadres de la politique ordinaire, ont pu donner limpression de ncessiter le recours de nouveaux instruments heuristiques. Le dbat qui a eu lieu lpoque autour du concept de charisme fut pour cela le thtre dune recherche souvent trs crative. Restituer la richesse de cette discussion en quelques pages serait impossible. Cet article na donc prtention qu en prsenter les principales articulations.Dformations du concept et doute des commentateurs45On peut, pour illustrer la grande libert qui fut laisse aux hritiers de Weber dans leurs interprtations, livrer un bref panorama des dfinitions du charisme quils pratiquent. Balayer aussi rapidement des recherches qui sont parfois dun grand intrt est videmment injuste. Il faut donc lire ce qui suit comme un simple aperu de contributions qui mriteraient de plus amples dveloppements. Il y a dabord ceux chez qui le sens prt au concept, faute dun travail dclaircissement, reste implicite et vague. Cest le cas notamment de David Apter, qui, justifiant de faon particulirement rapide son recours lide de chef charismatique, sans se rfrer aux textes weberiens, donne limpression de lutiliser dans un sens trs large, proche de celui quil a pris dans la langue courante[72]. Cest le cas aussi semble-t-il de Voegelin lorsquil affirme que la figure du chef charismatique weberien concide avec celle du surhomme de George Bernard Shaw[73]. Cette correspondance, faute dtre dmontre, reste assez mystrieuse. Une des interprtations les plus banalisatrices est sans doute celle de Martin Spencer[74], qui oppose un charisme par la force sans reprsentativit (par exemple, McNamara), caractris par la crainte et la rvrence, un charisme de la reprsentation sans force (Elisabethii), reconnaissable lenthousiasme quil suscite. Comme dans la langue usuelle, le charisme nest plus quun vague synonyme dautorit, et lon ne voit plus ce qui pourrait constituer la singularit du pouvoir dun chef charismatique.46Ce mouvement global vers loubli de lide dextraordinaire prend souvent la forme danalyses psychologisantes qui, de fait, tendent rabattre lautorit du charisme sur le phnomne gnral de lautorit. Lexploration de la dimension motionnelle du charisme prend des formes variables. Plusieurs chercheurs situent son essence dans un certain jeu de discours. Cest le cas de Richard Bord[75], spcialiste du fait religieux, qui voit dans lattribution de qualits extraordinaires un chef la consquence de ses qualits dorateur. Aprs avoir dfini par lnumration dun ensemble de caractres un registre discursif spcifiquement charismatique, il dfend lhypothse selon laquelle les auditeurs crdules ressentiraient en le subissant une telle motion quils ne pourraient sempcher de penser que celui qui a une influence si forte sur eux possde des dons exceptionnels, presque surnaturels. Sans recourir lhypothse dune pense inconsciente de lindividu en foule, William Friedland, spcialiste de lconomie politique de lagriculture et de la mondialisation (qui, de faon assez typique, vient audbat sur le charisme par un cart hors du champ habituel de ses recherches), conoit le charisme comme le pouvoir quacquiert celui qui parvient dire les choses interdites et dangereuses que le public attend sans les avoir penses clairement[76]. Cest donc de manire immdiate, selon un de ses exemples, que lorateur congolais qui ose faire de linsulte des colonisateurs le centre de son discours est investi de charisme par son auditoire. Un certain nombre de commentateurs voient dans le charisme la forme de pouvoir correspondant, dans le psychisme de celui qui le subit, limpression dun contact avec un ordre de ralit suprieur. Cest notamment la thse de John Marcus, qui interprte le lien charismatique comme le produit de lidentification un au del de soi: le chef dont on dit quil a du charisme est celui qui donne limpression dtre en contact avec un monde suprieur (Marcus cite De Gaulle et Churchill, qui daprs lui paraissaient matriser les forces de lhistoire), tout en sachant se montrer relativement accessible au commun des mortels[77]. Il reprsente en cela un mdiateur entre le transcendant et le peuple, la manire dun prtre. Une autre tendance rcurrente des commentaires consiste traiter le charisme comme une constante anthropologique, une rsurgence dun fond archaque qui serait toujours actif en lhomme moderne. Cest le cas de Roger Caillois, qui fait du charisme de Hitler lexpression nouvelle dun vieux mythe fondamental de lautorit, lequel serait revenu au pouvoir dans le cadre dune grande rgression collective[78]. Cest aussi plus rcemment celui dAnnie Cathelin, qui dans son enqute sur la secte ralienne, considre le charisme comme un invariant qui sobserverait aujourdhui aussi bien entre enfants, dans les cours de rcration, que dans le prestige dont sont investies les stars[79].47La grande crativit dploye par les commentateurs devient vite gnratrice dun doute qui, paradoxalement, stimule lexgse. Exprimer des regrets sur les confusions attaches au terme charisme tend progressivement, au cours des annes 1960, devenir une figure oblige pour qui veut en parler. Lexpression de ce doute peut notamment commencer par le constat du dsquilibre entre productions viseconceptuelle et vritables applications. James Downton, par exemple, voit dans ce rapport parlotte/utilisation le signe dune fascination des sociologues pour un concept qui, tel quils lutilisent, ne devrait pas appartenir leur vocabulaire[80]. Richard Ellis, autre exemple de chercheur venant au dbat sur le charisme par un dtour hors de son champ habituel de recherche, souponne de manire assez proche une trop grande rvrence pour la figure de Weber chose qui expliquerait ses yeux que le souci de la fidlit exgtique passe le plus souvent avant celui dlaborer un concept opratoire et fcond[81]. Le doute est souvent accompagn dune critique de la drive conceptuelle du terme, qui, de lavis de beaucoup, a pris un sens trop large. Sans avoir la malveillance de dire son nom, Carl Friedrich cite un politiste qui, cas extrme, aurait dfini le charisme comme le droit de commander en vertu de ce que le chef a t et est[82]. ce problme de limprcision dfinitionnelle sajoute selon Richard Ellis une tendance gnrale rifier lide, menant faire du charisme une force autonome, que lon fait intervenir dans lanalyse indpendamment de toute rfrence au contexte social, et dont on ne pourrait prdire les occurrences. On peut aussi, pour expliquer les errements du concept, mettre en cause Weber et dire que le concept souffre dun vice de fabrication. Cest ce que font James Downton, Jean-Martin Oudraogo et Carl Friedrich, cits plus haut, soit pour dire que Weber a dcrit un phnomne sans tenter de lexpliquer, soit pour dire quil a mis artificiellement dans un mme sac des choses dissemblables et quil a en outre dfini de faon contradictoire lextension du concept. La critique du concept comme fourre-tout se retrouve dans larticle de Richard Bord, qui tient pour cause principale des garements ultrieurs le fait que Weber aurait pris le charisme comme catgorie rsiduelle de sa typologie des dominations, donnant une fausse unit des phnomnes qui nont en commun que le fait de ne pas tre institutionnaliss[83]. Plus rcemment, Martin Riesebrodt, constatant la varit des interprtations du concept, et notamment le fait que celles-ci divergent quant lextension de son champ dapplicabilit, a conclu son incohrence.[84]Ce ne sont pas les interprtes, daprs lui, qui seraient accusables de contresens, mais bien Weber qui aurait ml en un mme mot deux significations: le charisme comme don de grce (sens emprunt R. Sohm, auquel Weber fait rfrence) et le charisme comme mana (sens qui serait d linfluence de Robert Marrett, mme si Weber ne le mentionne pas)[85]. Ce faisant, Riesebrodt retrouve en partie les analyses de Parsons et dAron, qui ont affirm la profonde proximit du concept weberien avec celui de mana[86]. Certains commentateurs, constatant ces vices de fabrication, prnent labandon de lide de charisme. Larticle de William Spinrad, A Blighted Concept and an Alternative Formula[87], est ce titre exemplaire. Lauteur, poursuivant lui aussi lide lance parFriedrich, soutient que le charisme serait un concept par nature inutile la sociologie parce quil ne pourrait faire mieux que donner une fausse unit des phnomnes profondment dissemblables. Le prsuppos de tout recours ce mot est, dit-il, celui de lexistence dune caractristique commune aux diffrents chefs qualifis de charismatiques. Spinrad oppose, au terme dune revue des principaux personnages concerns, que le terme leur est le plus souvent inadapt, et ne saurait leur tre appliqu quau prix dune simplification coteuse. Mme dans les rares cas o les faits prsentent une vritable similarit avec le type (dans lhistoire duxxesicle, il ny aurait, selon lui, que De Gaulle et Gandhi), lintervention de lide de charisme napporte rien, et efface au contraire tout ce que le phnomne a eu de rationnel, savoir le simple fait que De Gaulle, comme Gandhi, doit avant tout son pouvoir ses russites, qui, fort logiquement, ont enracin dans les esprits la croyance quil pourrait de nouveau faire de bonnes choses. Cette efficacit perue de laction est selon Spinrad le seul vritable point commun aux hommes dits charismatiques et le vritable socle de leur autorit. Rien ne ncessite, ds lors, de faire appel des mots qui compliquent inutilement les choses.48Il convient enfin de prsenter un autre thme rcurrent des critiques adresses Weber: laffirmation dun dficit danalyse sociologique, qui souvent est suivie daccusations proches de celle de psychologisme. Faute davoir su dgager de vritables causalits sociales, Weber se serait, selon plusieurs auteurs, repli sur des dterminants psychologiques assez tautologiques, tels la situation pr-charismatique de dtresse psychique gnrale pour expliquer loccurrence du phnomne ou lenthousiasme fanatique des convertis pour expliquer leur soumission[88]. Cest au fond cette critique que prolonge Bourdieu lorsquil reproche Weber de ne pas avoir saisi le charisme dans sa dimension sociologique:49Outre quil lui arrive de sacrifier la reprsentation nave du charisme comme qualit mystrieuse de la personne (), Max Weber, mme dans ses crits les plus rigoureux, ne propose jamais quune thorie psycho-sociologique du charisme comme relation vcue du public au personnage charismatique. La lgitimit charismatique na dautre fondement, on le voit, quun acte de reconnaissance. Pour rompre avec cette dfinition, il faut considrer la relation entre le prophte et les disciples lacs comme un cas particulier de la relation qui stablit () entre un groupe et ses symboles religieux. () Cest donc condition de penser le prophte dans sa relation avec les lacs (cette relation entre groupe et symbole) que lon peut rsoudre le problme de laccumulation initiale du capital de pouvoir symbolique que Max Weber rsolvait par linvocation (paradoxale de sa part) de la nature[89]Bourdieu, 1971, 15.[89].50Laccusation de naturalisme peut bon droit paratre injuste au regard de linsistance de Weber sur linsignifiance des qualits personnelles du chef. Bourdieu, lorsquil crit que Weber y a parfois cd, fait probablement allusion au passage dePolitik als Berufo il est fait mention des qualits charismatiques des vrais chefs[90]. Il convient de rappeler que celui-ci est trs isol. La critique bourdieusienne est en revanche fonde lorsquelle relve le caractre mystrieux de lacte de reconnaissance tel quil est prsent par Weber. En le rintgrant dans les logiques dune sociologie de la domination, Bourdieu fait une interprtation qui, comme les autres, ramne les logiques du quotidien dans lextraordinaire.Reformulations du concept51Le doute sur lintrt de la notion de charisme a justifi aux yeux de certains politistes des reformulations qui ne cachent pas leur infidlit Weber. Celles-ci, lexception de quelques rlaborations psychologisantes du concept, telles celle de James Downton, peuvent tre spares en deux tendances (de fait, les auteurs apportant un clairage principalement psychologique ne se voient gnralement pas en opposition avec Weber, et pensent le continuer; Downton avec ses attaques contre Weber, sa tentative de synthse avec Freud et sa thorie dune transaction psychologique entre meneur et suiveurs, fait de ce point de vue exception)[91]. Une premire, initie par Edward Shils, banalise le charisme en en faisant quelque chose dintimement associ au fonctionnement quotidien de la politique. Une seconde tente ce que lon pourrait appeler une rationalisation du charisme. Cest probablement lorsque le souci de fidlit exgtique est abandonn que la recherche sur le charisme devient la plus crative.52La dmarche dEdward Shils peut se prsenter comme une rponse au dilemme pos par lapparente contradiction entre charisme authentique et charisme routinis. la diffrence dun grand nombre de lecteurs de Weber, Shils peroit le problme. Mais au lieu dopter pour une lecture puriste, qui limiterait lextension du concept au charisme authentique, il refuse dopposer charisme authentique et charisme du quotidien:53Je ne pense pas que la chose soit aussi tranche que Weber semblait le penser. Il mapparat que des tendances charismatiques attnues, mdiatises et institutionnalises sont luvre dans le fonctionnement routinier de la socit. Il y a dans la socit une propension rpandue attribuer des qualits charismatiques aux fonctions sculaires ordinaires, aux institutions, aux symboles, ainsi qu toutes sortes de groupes. Le charisme ne fait pas que dranger lordre social, il est aussi quelque chose qui le soutient et le conserve[92]Shils, 1965, 200.[92].54Lessentiel, dans le charisme, est selon Shils le fait quun homme soit peru par les autres comme connect quelque chose detrs centraldans la condition de lhomme et dans le cosmos o il vit[93]. Cette redfinition, comme il laffirme explicitement, est un largissement de la thorie weberienne. Celle-ci, daprs lui, sest centre sur un cas particulier du charisme, le plus spectaculaire. Le concept peut toutefois aussi tre appliqu des formes dautorit plus rgulires, notamment aux institutions, qui revendiquent toujours une connexion avec les valeurs les plus centrales, quil sagisse de Dieu lorsque lordre est de droit divin, ou du peuple lorsquil est dmocratique (le peuple est selon Shils la valeur la plus charismatique de la modernit, du fait dune progressive dispersion, ou dmocratisation du charisme, autrefois monopolis par quelques-uns)[94].55Une fois reformule la notion de charisme, Shils montre lclairage quelle peut jeter sur le fonctionnement de la socit. Le principal souci de tout acteur ou groupe intress la sauvegarde de lordre en place est de maintenir et de consolider sa connexion. Il est aid en cela par une tendance humaine naturelle quest larvrence devant lordre (Shils prend pour preuve du charisme de lordre et de ses symboles la forte impression que cre chez lindividu moyen le fait dtre plac devant le fauteuil du souverain, par exemple celui du bureau ovale)[95]. Le reprsentant de lordre est concurrenc dans ce travail par des gens spciaux, illumins, marginaux, dont lactivit consiste tablir de nouvelles connexions, susceptibles de fonder de nouveaux pouvoirs. Ces personnes loignes des centres institus peuvent subvertir lordre en place lorsque leur travail de cration de nouvelles connexions vient rpondre un autre besoin fondamental de tout tre humain: celui dun horizon plus large.56Les gens, dit Shils, de manire occasionnelle, ressentent le besoin de se percevoir dans un cadre (frame of things) plus large et plus profond. La naissance, la mort, le mariage, les grands changements de la vie (et mme les plus petits) entranent le rveil dune sensibilit discrte et dormante[96]Ibid., 203.[96].57Ramene la politique, cette caractristique commune toute lhumanit rend les situations de crise ou dintense changement propices la rencontre entre cette demande de nouvelles connexions et loffre propose par les marginaux. Lorsque ce contact a lieu, llargissement de lhorizon spirituel produit un effet cognitif apaisant chez ceux qui subissent le charisme, qui peut tre le point de dpart dune nouvelle stabilit et dun nouvel ordre. Celui-ci durera aussi longtemps que les connexions mises en place suffiront satisfaire les esprits.58Peut-tre, entre autres choses, parce quelle offre une belle dialectique de la cration et du conservatisme, un loge original de la marginalit, la pense de Shils a t lobjet de plusieurs reprises. Samuel Eisenstadt (qui fut personnellement assez li Shils) la poursuit en lui faisant subir une certaine radicalisation: le fait que le charisme est dtenu par certains groupes et certaines institutions, mais dsir par tous, implique une lutte pour le prestige (Eisenstadt emploie les deux mots indiffremment), dans laquelle chacun tente de se rapprocher le plus possible de ses sources (les connexions), voire dacqurir un monopole sur elles. Le charisme est alors proche de devenir un capital symbolique, disput dans un espace o sopposent dominants et domins:59(L)es sources du prestige, de la dfrence que les gens ont pour certains, ne sont pas seulement enracines dans leurs positions organisationnelles (dans les structures du pouvoir, de lconomie), mais aussi dans les diffrents niveaux de proximit des zones qui constituent les points de concentration institutionnels du charisme, autrement dit les diffrents types de centres (politiques, culturels), ainsi que le niveau de participation quils y ont. Mais si les racines du prestige sont largement dfinies par de telles diffrences de niveau dimplication dans les diffrents points de concentration du charisme (), alors le contrle de cette implication, de laccs ces centres, devient un aspect crucial des structures sociales en gnral et de la stratification en particulier[97]Eisenstadt, 1968, 23-24.[97].60Citant son tour Shils et Eisenstadt, Bastien Franois propose une application du concept qui sintgre dans cette tendance. Le charisme du prsident de la Rpublique, ses yeux, peut tre regard comme provenant de son pontificat, autrement dit de la connexion quil reprsente pour le public face un ordre de choses suprieur[98].Cette utilisation du concept est aussi celle de Clifford Geertz[99], dont la conception du charisme comme pont symbolique entre le quotidien et le sacr, entre le lointain et le cur des choses, ouvre sur lanalyse de lesthtique du pouvoir.61Le second genre de rlaboration conceptuelle consiste, non dissoudre la spcificit du charisme dans le registre des motions politiques quotidiennes, mais le fondre dans la rationalit. Les auteurs appartenant ce courant oprent ce que lon pourrait appeler unecontestation des apparences. Derrire les aspects extraordinaires des phnomnes charismatiques, disent-ils en substance, ne se cache que la banalit des choix rationnels, et notamment celle des luttes dintrt. Tharaileth Oommen, sociologue indien qui rencontre la question du charisme au cours de ses recherches sur les mouvements de protestation des sans-terres, entend montrer que le folklore charismatique nest quune couche dmotionnel pose sur des enjeux bien rationnels[100]. Il y dnonce lerreur suppose de Weber selon laquelle un mouvement dinspiration divine ne pourrait avoir que des fins supramondaines et trangres lconomie. Pour sortir de cette confusion, il affirme que le charisme ne rside pas dans les fins recherches, mais dans une certaine manire de les justifier. La raison pour laquelle Oommen parle encore du Bhoodan-Gramdan comme dun mouvement charismatique, et non comme dune simple coalition dintrt, est quil reconnat dans son analyse une certaine efficacit ses formes charismatiques, lesquelles, semble-t-il, crent un lien particulier entre le chef et ses adeptes, diffrent de la relation purement instrumentale des groupes de la thorie du choix rationnel. On peut opposer aux sociologues qui, comme Oommen ou Bourdieu, insistent sur le poids des intrts collectifs, ceux qui portent le regard sur les intrts, voire les stratgies, individuels. Cette approche, qui tend faire de lespace environnant le porteur du charisme un champ o saffrontent des acteurs rationnels, est esquisse par Norbert Elias dansLa Socit de cour. Loin de considrer la communaut charismatique comme le lieu dun communisme damour, lauteur deLa Dynamique de lOccidentfait le choix de la concevoir, limage de la socit versaillaise, comme un jeu structur par des tensions, jalousies et rivalits opposant entre eux les individus. Ce qui distingue la communaut charismatique est la faon dont sont canalises ces sources de discordes. Alors que la tche dun roi comme Louisxivconsiste principalement jouer delles de faon maintenir un quilibre des forces qui lui soit favorable, celle du chef charismatique est de les mettre en sourdine aussi longtemps que le groupe nest pas parvenu au pouvoir:62Il va sans dire que (les tensions) existent toujours sous une forme ou sous une autre. Mais il ne faut pas quelles apparaissent trop au grand jour. Il faut les rprimer. Le premier souci du chef charismatique sera donc de les diriger sur un objet extrieur, de faire dvier la pression sociale de ce groupe vers le champ social dsagrg, vers le domaine quil sagit de conqurir. Cest dans la bonne excution de cette tche que rside le secret de cette forme de direction et de gouvernement que Max Weber a appel le gouvernementcharismatique. Le chef doit instaurer une unit dintrt et daction entre lui et son groupe central (), de manire faire apparatre les actions de chaque collaborateur comme le prolongement pur et simple de laction du chef[101]Elias, 1985, 122-123.[101].63Elias ne croit pas en lextraordinaire. Celui-ci, sil existe, ne peut tre quune illusion, une image construite par un groupe (ou plus prcisment par son chef), et condamne disparatre ds que les tensions ne pourront plus tre contenues. Lapproche dsenchante dElias se retrouve dans la sociologie des organisations, du moins lorsquelle recourt au terme de charisme. Cest par exemple le cas dans larticle, dj cit, de Richard Ellis, o le charisme est envisag comme une solution produite par les groupes galitaristes pour dpasser leurs blocages[102]. Peut-tre pourra-t-on cependant voir dans la description que donne Michel Crozier de lautorit de crise un cho lointain du thme de la domination extraordinaire. Lauteur duPhnomne bureaucratiquesemble, linstar de Durkheim et Weber, penser que le fonctionnement de la socit peut en certains moments devenirautre:64(Les crises) suscitent et mettent en vidence dautres modles daction, dautres types de relations interpersonnelles et de relations de groupe qui sont temporaires, il est vrai, mais dont limportance est tout de mme considrable. Durant les crises, certaines initiatives personnelles pourront prvaloir et tous les participants devront se soumettre larbitraire individuel de certains individus stratgiquement placs. Des relations de dpendance gnratrices de tensions que lon avait oublies vont rapparatre. Lautorit personnelle va se substituer aux rgles[103]Crozier, 1963, 341.[103].65Cet extraordinaire, cet affranchissement des rgles que produit rgulirement la rigidit bureaucratique franaise, lest bien sr beaucoup moins que celui de Weber. Ce nest pas la force de lenthousiasme qui, selon Crozier, produit lautorit de crise, mais la mme rationalit que celle qui guide les acteurs dans la routine. Sil existe bien, dans la sociologie de Michel Crozier, un chef charismatique (le terme, utilis avec une certaine facilit, semble recouper lide dautorit de crise), il nest, si lon ose dire, quun ple reflet de celui imagin par Weber. Cest sans doute dans les travaux de Michel Dobry que la tendance des analyses rationalisantes rejeter lide dextraordinaire se trouve le plus explicitement affirme. Lauteur deSociologie des crises politiquespose dans les premires pages de son livre lhypothse de continuit, autrement dit lide selon laquelle les conjonctures de crises ne requirent pas lutilisation de modalits dexplication radicalement diffrentes de celles utilises pour linterprtation des conjonctures routinires[104]. Appliqu la question de la dsignation des chefs charismatiques, le continuisme de Michel Dobry dbouche sur une lecture en termes de stratgies personnelles, de coupschangs, de transactions, o la naissance dun charisme est moins le rsultat de lactivit de son porteur que leffet mergent de la multitude des tactiques suivies par les acteurs impliqus dans la recherche dune issue la crise[105]. Comme chez Norbert Elias, celui qui devient au terme de ce processus le point de convergence des anticipations est loin dtre port par un pur communisme damour, produit dune inexplicable reconnaissance:66Les appels dont de Gaulle bnficie de la part dhommes qui ne sont pas ses amis politiques mais ceci est peut-tre encore plus frappant dans le cas de Mends- France nont alors certainement pas pour ressort la croyance en ses ventuels donsextraordinaires (pour reprendre la terminologie de Weber), ni mme lemprise de son verbe, mais, plus ordinairement, lecalcul, cest--dire, comme on la dj vu dans les pages qui prcdent, la crainte tout fait raisonnable que, faute dun compromis ngoci sur la base de cette saillance, la situation ne drape vers des enjeux et des issues moins prvisibles encore et, surtout, plus coteux. Il ny a en ralit, dans tout cela, pas grand-chose de particulirement irrationnel, et le lien que le jeu de la saillance cre entre les protagonistes de la confrontation na, en outre, strictement rien de commun avec les rapports qui, selon Weber, stablissent entre le chef charismatique et la communaut motionnelle de ses adeptes ce qui nexclut nullement, bien sr, quil puisse y avoir, par ailleurs, des phnomnes apparents autour de ces chefs[106]Ibid., 230.[106].67Faut-il voir dans ces lignes un rejet complet de lide dextraordinaire? Ce que fait Michel Dobry ressemble moins une rfutation des ides de Weber sur la possibilit dune communaut motionnelle qu laffirmation de sa relative insignifiance du point de vue des enjeux stratgiques. Les phnomnes apparents, quils existent ou non, ne sont pas dterminants dans lmergence dun chef charismatique. La sociologie, supposer quelle puisse les apprhender, na semble-t-il pas prioritairement besoin de soccuper deux. Paradoxalement, la contestation des apparences conduit ici laisser volontairement intacts une part des mystres hrits de Weber.Conclusion68Lide de domination extraordinaire disparat de la sociologie et de la science politique de deux faons. Dabord par incomprhension: beaucoup de commentateurs de Weber, gars par ses dveloppements sur le charisme du quotidien, nont tout simplement pas compris que la domination charismatique, telle quelle avait initialement t pense, supposait une rupture radicale avec lordre habituel des choses. Elle disparat aussi victime dun rejet. Un grand nombre des hritiers de Weber, travers des critiques qui sur le fond se rejoignent souvent, estiment que celui-ci a introduit dans la pense sociologique une ide qui ny avait tout simplement pas sa place, une ide qui, parce quelle cde lillusion dun basculement radical, ne peut que contribuer loccultation de tout ce que les grandes scnes de lhistoire cachent de trivial. Sagit-il l de la manifestation dune inexorable propension des sciences sociales ramener toutes choses aux mmes mcanismes? Si on la prenait dans son sens le plus radical, cest--dire presque comme synonyme dechaos, de ralit sans lois, lide dextraordinaire serait profondment antiscientifique, en tant quelle interdirait la mise en rapport du phnomne dsign avec dautres. Il convient cependant dajouter que la tendance, inhrente toute entreprise scientifique, inscrire le particulier dans des rgles, nexclut pas la pratique dun spcifisme modr, dun extraordinaire relatif. Ce spcifisme-l, des degrs diffrents, est de toute faon toujours pratiqu. Il lest par Michel Crozier, lorsquil affirme que les temps de crise, bien quils naltrent pas la rationalit des acteurs, changent leurs relations. Il lest aussi par Michel Dobry qui, quoiquil insiste sur la continuit reliant conjonctures critiques et routinires, sattache mettre en lumire la spcificit des interactions de crise. Il y a l semble-t-il, plutt quune plate alternative opposant romantisme dplac et scientisme rducteur, une affaire de dosage.69Existe-t-il encore quelque chose de la sociologie de lextraordinaire de Durkheim et Weber? De manire assez paradoxale, celle-ci se trouve aujourdhui continue par les historiens davantage que par les sociologues et les politistes. Emilio Gentile, dansLa religion fasciste, recourt lide durkheimienne deffervescence pour expliquer le dveloppement de ce qui lui apparat comme un authentique mouvement religieux. Citant Durkheim et Albert Mathiez, il soutient que le fascisme commence dans un enthousiasme collectif semblable ceux dcrits dansLes formes lmentaires de la vie religieuse, et que celui-ci sest progressivement fig en un ensemble de rites et de croyances, qualifiable de religion[107]. Ian Kershaw[108], pour sa part, organise son analyse du nazisme autour du concept de charisme, dans lequel il voit le moyen de dpasser les principaux dbats opposant les historiens. Son originalit, au regard de la plupart des autres utilisations du concept, est dans sa fidlit lintention premire de Weber: penser ce qui est anormal, ce qui est en rupture avec les formes habituelles de domination. Faut-il voir l une victoire tardive de linventeur du charisme, qui finalement dmontrerait lutilit de lide de domination extraordinaire, cest--dire dune utilisation du concept en son sens troit? Lanalyse de Kershaw, quels que soient par ailleurs ses mrites, prsente, comme celle de Gentile, linconvnient de constituer une reproduction partielle du discours des acteurs sur eux-mmes. Celui-ci, pour lessentiel, vise, travers dincessantes dmonstrations denthousiasme et de foi, dinnombrables dclarations damour et de soumission envers le chef, prouver le caractre extraordinaire du mouvement. En recourant la sociologie de lextraordinaire, les deux historiens accrditent ce discours et font passer pour relle une reprsentation du groupe qui est avant tout celle produite par ses membres. Lobjection adresse, de faon plus ou moins explicite, par de nombreux politistes Weber, selon laquelle le concept de charisme dissimulerait ce que les apparences extraordinaires cachent de quotidien, semble, de ce point de vue, pouvoir tre aussi mobilise contre eux[109].

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Tout dpend, on le verra, de la faon dont lide de reconnaissance est pratique.[7]Oudraogo, 1997, 339.[8]Trs pertinemment, Jean-Martin Oudraogo place les questions laisses par cette approche phnomnologique la source des dbats occasionns par la rception du concept de charisme dans les sciences sociales.[9]Kroll, 2001. La question du rapport de Weber avec R. Sohm et K. Holl, les deux historiens du christianisme auxquels il fait rfrence en dveloppant ses thses sur le charisme (Weber, 1995, 1, 290), a rcemment t lobjet de plusieurs recherches gntiques. Alors que Kroll insiste sur la filiation reliant Weber Sohm, EckartOtto(2002, 189et suiv.) entend montrer limportance de linfluence de Holl. D.N.Smith(2007), se penchant sur la mme problmatique, prfre pour sa part situer la thorie weberienne du charisme en opposition la thologie de Sohm.[10]Sur cette nature transpoquale du charisme,cf.Breuer, 1991, 35-68.[11]Carlyle, 1998, 35.[12]Hegel, 1965, 113.[13]Il est signaler que cette opposition romantique entre pouvoirs ordinaire et extraordinaire est radicalement nouvelle. On ne rencontre pas, dans les clbrations antrieures des grands hommes, lide selon laquelle leur domination procderait de ressorts diffrents, de forces qui seraient habituellement latentes. Pour de plus amples dveloppements, nous nous permettons de renvoyer notre thse (Decherf, 2008).[14]Bouretz, 1996, 258.[15]Cavalli, 1993, 33.[16]Raynaud, 1996, 146-147.[17]Ce choix contient bien sr une part darbitraire. ArthurSchweitzer(1974) propose, par exemple, neuf points.[18]Weber, 1995, 1, 320.[19]J.Downtondans le passage cit plus haut (1973, 1) accuse Weber de prendre les qualits personnelles du chef comme explication du phnomne.Bourdieu(1971, 15) fait la mme critique.[20]Weber, 1995, 1, 321.[21]Ibid.[22]Ibid., 2, 191.[23]Ibid., 1, 322.[24]Ibid., 289.[25]Ibid., 321.[26]Weber, 2009, 4, 142.[27]Ibid., 141.[28]Cf., par exemple,ibid., 149. Il est noter que Weber, mme sil lui arrive de faire rapidement allusion des phnomnes motionnels collectifs, ne reprend jamais le vocabulaire ou les ides de la psychologie des foules.[29]Weber, 1995, 1, 288.[30]Weber, 2009, 4, 138.[31]Nous renvoyons, concernant lerreur de traduction que reprsente lexpression communaut motionnelle lorsquelle est utilise comme quivalent franais deGemeinde(ce qui nest pas le cas ici), larticle de J.P.Grossein(2005). Lauteur y propose, pour traduireemotionale Vergemeinschaftungaussi prcisment que possible, de recourir au nologisme: communautisation motionnelle.[32]Weber, 1995, 1, 322-323.[33]Ibid., 324.[34]Ibid., 322-323.[35]Nous renvoyons, concernant la conception carlylienne du lien hroque, auxHros(Carlyle, 1998, notamment 35).[36]Weber, 1995, 1, 329.[37]Elias, 1985, 122-123. Ce texte sera comment dans la deuxime partie du prsent article.[38]Weber, 1995, 1, 323.[39]Ibid., 324-325. Sur la crativit normative du charisme, on pourra aussi se reporter aux pages de laSociologie du droit(Weber, 2007, 125et suiv.), o Weber parle de la cration du droit par rvlation charismatique. Il est remarquer toutefois que le charisme dont il y est question est surtout celui que la tradition encadre (charisme du sorcier, de loracle), autrement dit un charisme moins pur et moins subversif.[40]Weber, 1995, 1, 321.[41]Ibid., 323.[42]Ibid., 326.[43]Ibid., 333.[44]Ibid., 335.[45]Ibid., 326.[46]Ibid., 329.[47]Ibid., 332-333.[48]Friedrich, 1961, 22.[49]Weber, 1995, 1, 334.[50]Ibid., 287.[51]Ibid., 346.[52]Ibid., 326.[53]Ibid., 324.[54]Ibid., 350.[55]Ibid., 333.[56]Weber, 2009, 154.[57]La question de la compatibilit de lide dextraordinaire avec lexigence de scientificit sera dveloppe la fin du prsent article. On dfendra la thse selon laquelle, si lide dextraordinaire absolu (absencetotalede continuit avec lordre ordinaire des choses) est par essence anti-scientifique, dans la mesure o elle ne permet pas de mettre le phnomne en relation avec dautres, la pense sociologique, bien quelle soit structurellement porte insister sur la continuit des choses, ninterdit pas lide dextraordinaire relatif.[58]Spencer, 1973.[59]Concernant cette notion assez mystrieuse, que Weber voque sans la dvelopper, nous renvoyons Breuer, 1996.[60]Roth, 1975.[61]Spinrad, 1991, 301.[62]Friedrich, 1961.[63]Marcus, 1961, 239.[64]Neumann, 1987, 92 (cette utilisation du concept, qui ne se fonde pas sur une rfrence Weber, est assez floue).[65]Broszat, 1985, 8. Martin Broszat situe laura charismatique de Hitler dans sa facult dtre lincarnation des sentiments collectifs.[66]Caillois, 1964, 152-173. Roger Caillois voit le charisme comme une forme archaque de lautorit, faite de prestige personnel et denthousiasme, que Hitler aurait ramene dans la modernit.[67]Ce point sera discut en conclusion du prsent article.[68]Cette observation est le rsultat de nos lectures. Le mot charisme est presque introuvable avant les annes 1950 dans la littrature la gloire des grands hommes.[69]Nous nous fions ici lobservation faite par ZviYavetz(1990, 210), que nos observations ont par ailleurs confirmes.[70]Boudon, Bourricaud, 1994, 77.[71]Friedrich, 1961, 3.[72]Apter, 1963, 174 (lauteur justifie en cet endroit de faon particulirement rapide lapplication du terme concept Nkrumah).[73]Voegelin, 2003, 290.[74]Spencer, 1973.[75]Bord, 1975.[76]Friedland, 1964.[77]Marcus, 1961.[78]Caillois, 1964, 152et suiv.[79]Cathelin, 2004, 7et suiv.[80]Downton, 1973, 209.[81]Ellis, 1991, 305.[82]Friedrich, 1961, 3.[83]Bord, 1975, 385.[84]Riesebrodt, 2001, 151-152 et 160et suiv.[85]Ibid., 158et suiv.[86]Parsons, 1968, 2, 564 et 669;Aron, 1967, 545. Il ne sagit toutefois pas dans leur cas de montrer les ambiguts du concept. Cela donne, particulirement chez Parsons, une interprtation singulirement large de son extension (le charisme est alors prsent comme un concept plus large que celui de lgitimit, car celle-ci ne serait que sa forme institutionnelle).[87]Spinrad, 1991.[88]Cf.notamment, sur ce point,Friedrich, 1961, 12 ; 1964, 18 ouEisenstadt, 1968, 22-23.[89]Bourdieu, 1971, 15.[90]Weber, 1963, 192.[91]Downton, 1973, notamment 89et suiv., 104 et 222.[92]Shils, 1965, 200.[93]Ibid., 201.[94]Ibid., 211.[95]Ibid., 205.[96]Ibid., 203.[97]Eisenstadt, 1968, 23-24.[98]Francois, 1992, 314.[99]Geertz, 1986.[100]Oommen, 1967.[101]Elias, 1985, 122-123.[102]Ellis, 1991, 312et suiv.[103]Crozier, 1963, 341.[104]Dobry, 1986, 14et suiv.Pour une application de ces thses au pouvoir de Hitler, on pourra se reporter larticle Charisme et rationalit: le "phnomne nazi" dans lhistoire (Dobry, 2003).[105]Dobry, 1986, 229.[106]Ibid., 230.[107]Gentile, 2002, 49-50 et 113-114.[108]Kershaw, 1995, 9-44.[109]Pour de plus amples dveloppements sur la sociologie de lextraordinaire pratique par Emilio Gentile et Ian Kershaw, ainsi quune critique plus argumente de cette reproduction du discours des acteurs, nous nous permettons de renvoyer nos travaux (Decherf, 2008, 477-552).FranaisLe concept de charisme est lun des thmes les plus discuts de la sociologie de Max Weber. Lide centrale de ce legs weberien, celle de domination extraordinaire, dune autorit levant les hommes hors du quotidien, na cependant globalement pas t perptue par les commentateurs. Ceux-ci, pour la plupart, banalisent le charisme, soit en en faisant lun des piliers de lordre quotidien, soit en introduisant dans le phnomne charismatique les logiques du quotidien (motions politiques ordinaires, rationalit politique ordinaire). Cette viction de lide dextraordinaire est pour partie le produit des incertitudes hrites de Weber. Linventeur du charisme, faute davoir suffisamment dfini la spcificit du phnomne, a laiss en suspens la question: En quoi lextraordinaire est-il extraordinaire ?.Mots-cls charisme concept domination charismatique Weber routinisationEnglishSociology of the Extraordinary. A History of the Concept of CharismaThe concept of charisma is one of the most debated themes in Max Webers sociology. The core idea of this Weberian legacy, that of extraordinary domination, of an authority raising followers above the everyday life, has nevertheless on the whole not been perpetuated by commentators. Most of these latter deprive the word of the exceptionality it initially referred to, either by making charisma one of the pillars of the social order, or by introducing into the charismatic phenomena everyday lifes logics (ordinary political emotions, ordinary political rationality). This decline of the idea of the extraordinary is partly the result of uncertainties inherited from Weber. The inventor of charisma, despite having sufficiently defined the phenomenons specificity, left unanswered the question To what extent is the extraordinary extraordinary?.Keywords charisma concept charismatic domination Weber routinization