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De l'Empire à l'hexagone

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DE L'EMPIRE A L'HEXAGONE

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OUVRAGES DU MEME AUTEUR

Les Pays inaccessibles du haut Draa (en collaboration avec le capitaine P. Pennes, de l'aviation), dans Revue de géographie marocaine, 1929, pp. 1-67, cartes et photo- graphies aériennes hors texte.

Districts et Tribus de la Haute vallée du Draa (Villes et Tribus du Maroc, vol. IX, tribus berbères, t. II), in-8°, Paris, Honoré Champion, 1931.

Les Aït Atta du Sahara et la pacification du haut Draa, in Publications de l'Institut des Hautes Etudes maro- caines, t. XXIX, in-8°, Rabat. Ed. Félix Moncho, 1936.

La Zaouïa de Tamgrout et les Nasiriyne, in l'Afrique fran- çaise, Renseignements coloniaux, sept. 1938.

L'Afrique du Nord et la France, in-8°, Paris, Ed. Boursiac, 1947.

Du Protectorat à l'Indépendance, Maroc 1912-1955, Paris Ed. Plon, 1967.

Souvenirs d'un colonialiste, Paris, Presses de la Cité, 1968. Napoléon et l'Islam, Paris, Librairie Académique Perrin,

1969. Les Cas de conscience de l'Officier, Librairie Académique

Perrin, 1970. Napoléon III, Prophète méconnu, Presses de la Cité,

1972. Napoléon III et le Royaume arabe d'Algérie, Paris, Aca-

démie des Sciences d'Outre-Mer, 1975.

Sous le pseudonyme de Georges Drague :

Esquisse d'Histoire religieuse du Maroc - Confréries et Zaouïas, in Cahiers de l'Afrique et l'Asie, 332 pages, plus généalogies et chaînes de filiation mystique, Ed. Peyronnet et Cie, Paris, 1951.

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GEORGES SPILLMANN

D E L ' E M P I R E

A L ' H E X A G O N E

Préface d'Alain DECAUX de l'Académie française

Librairie Académique Perrin PARIS

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Librairie Académique Perrin, 1981 ISBN 2-262-00238-X

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PREFACE

Ce furent pour moi des années privilégiées. Chaque été, Georges et Suzanne Spillmann nous recevaient chez eux, au moulin de l'Escarène, dans la montagne de Nice. Ce que nous apercevions d'abord, en contrebas de la route, c'était le toit antique, allongé paresseusement près des eaux vives de la rivière. Délivrés de la chaleur par d'énor- mes murs datant d'un siècle où l'on n'était jamais éco- nome de la pierre, nous descendions dans cette noble et vaste pièce sur deux niveaux — comment l'oublierai-je ? — où régnaient paix, silence, harmonie.

Le général Spillmann nous accueillait là, droit, mince, le regard clair planté dans celui du visiteur, avec ce que j'appellerai sa chaleureuse réserve. Chaque fois, je me disais que les chefs d'armée de la Renaissance devaient lui ressembler. Au vrai, Georges Spillmann était un seigneur.

La première fois que je le vis, il me donna son livre Du protectorat à l'indépendance, Maroc 1912-1955, qui venait de paraître. En quelques phrases totalement dénuées d'emphase, un peu comme s'il s'excusait, il me dit que cette histoire, il l'avait vécue, et avant tout auprès de Lyautey.

Je me suis toujours intéressé à Lyautey. Il me pas-

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sionne, ce profond politique qu'un sort peut-être para- doxal a revêtu de l'uniforme de maréchal de France. L'homme qui, dès avant 1914, savait que nous, Français, n'étions au Maroc que pour faire de ce royaume médiéval un grand Etat moderne et le préparer à l'indépendance. En un temps où la foi colonialiste se voulait absolue, souvent intolérante, cet homme-là m'est toujours apparu presque unique : mieux, une énigme vivante.

Et j'avais devant moi l'un de ses confidents, l'un de ses amis. Un témoin d'exception. J'ai lu en quelques heures le livre du général Spillmann. Sur ma lancée, j'ai dévoré ses Souvenirs d'un colonialiste. Provocant, certes, le titre. Mais l'alacrité des souvenirs évoqués justifiait cette provo- cation.

Au fil des années, j'ai lu tous les livres de Georges Spillmann. Si, naturellement, Lyautey n'est pas présent dans chacun, je puis affirmer que sa pensée surgit — au moins en filigrane — dans tous les thèmes traités.

Au fil de mes lectures, je découvrais que l'on pouvait se déclarer colonialiste tout en détestant le colonialisme traditionnel. Je découvrais que l'on pouvait revendiquer hautement le droit à l'identité des peuples ex-colonisés, sans pour cela se couvrir la tête de cendres et se frapper chaque jour la poitrine en reniant les années vécues en commun.

Le manichéisme en politique est une plaie éternelle, mais plus avivée peut-être aujourd'hui que jamais. Qu'il soit le fait des politiciens professionnels, à la rigueur nous l'excuserions. Mais que des intellectuels leur emboî- tent le pas, voilà qui devient péché mortel.

Nous savons que le colonialisme a comporté ses pages noires — trop nombreuses — ses erreurs, certaines tragiques, ses injustices, voire ses atrocités. Il faut les dénoncer et ne jamais craindre de les rappeler. Mais la colonisation s'est aussi accompagnée de grandeurs authen-

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tiques, d'un progrès indéniable sur bien des plans. Pour- quoi ne veut-on se souvenir que de ce qui est négatif ?

Toute la carrière — ou à peu près — de Georges Spillmann s'est déroulée en Afrique du Nord. Après avoir figuré au nombre des plus jeunes engagés de la Grande Guerre, saint-cyrien de la promotion Sainte-Odile et La Fayette, après avoir pris part aux combats de 1918 et avoir été cité, il sera volontaire pour le « Service de Renseignement et des Affaires Indigènes » au Maroc. Il consacrera vingt-six années de sa vie à l'Afrique du Nord.

Blessé grièvement dans la région d'Azizal, agent prin- cipal de la soumission de Sidi M'Ha Ahansali, il est appelé par le colonel Huot à la section politique du Ren- seignement. C'est dans ce cadre qu'il devient le confident du maréchal Lyautey. Etape primordiale. « Souvent, a écrit le général Durosoy, Lyautey le convoquait et le gardait seul pour de longs entretiens où il faisait preuve, dès l'époque, de ses connaissances en tout ce qui concer- nait les problèmes historiques et religieux du Maroc et du jugement le plus sûr, au cours des opérations de la guerre d 'Abd el-Krim. Ses plus solides amitiés parmi les membres du gouvernement chérifien et les élites de la société marocaine dateront de ce séjour à Rabat. »

Georges Spillmann servira désormais alternativement dans les goums, sur le front marocain et à la Résidence générale à Rabat. Carrière brillante, tout entière accom- plie dans la plus efficace — donc la plus constructive — des ferveurs. Ce Maroc où il sert, il s'est pris pour lui de cette fascination qu'ont connue tant d'officiers : un senti- ment qui s 'appelle aussi amour. Il ressent ce pays comme le sien, que son regard erre sur les neiges du Moyen et du Grand Atlas, l 'aridité des confins présahariens, la luxuriance des oasis.

Comment s'étonner que, dès l'armistice de 1940, il ait choisi de préparer la reprise de la lutte en organisant le

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camouflage des unités supplétives — goums et tabors — qui, de la sorte, vont pouvoir se trouver au combat en Tunisie dès novembre 1942 ?

Georges Spillmann ne souhaite qu'une chose : com- mander ses Marocains en Italie où la gloire les attend. Mais des négociateurs de sa trempe ne courent pas les grands chemins d'Afrique du Nord : l'école de Lyautey, toujours. En 1943, on a besoin de lui au Proche-Orient. En 1944, on ne peut se passer de lui à la conférence de Braz- zaville qui annoncera les nouveaux rapports de l'après- guerre entre ceux qui, désormais, ne sont plus des colo- nisateurs ni des colonisés. Et on l'appelle en Irak, avec rang de ministre plénipotentiaire, pour une autre négo- ciation difficile. Il sera, en 1945, à Paris, auprès du général de Gaulle, en qualité de secrétaire général du Comité interministériel de l'Afrique du Nord, poste qu'il conser- vera durant les présidences de Félix Gouin et Georges Bidault.

En Indochine, avec de Lattre, il retrouve ses chers Marocains. Il sera le chef de la Mission militaire française auprès de la nouvelle armée vietnamienne.

Il assumera encore le commandement du groupe de subdivisions d'Orléans et celui de la division de Constan- tine, d'octobre 1954 à mars 1955. Général de division, il sera le conseiller militaire d'Edgar Faure, président du Conseil.

Il ne passera au cadre de réserve, le 31 juillet 1959, qu'après quarante-trois années de service, ayant exercé plusieurs autres commandements en France et en Algérie. Il sera grand officier de la Légion d'honneur, grand-croix de l'Ordre du Mérite, croix de guerre avec dix citations dont six à l'ordre de l'Armée.

Tel est l'homme que j'ai eu le bonheur de connaître dans cette retraite où, fort d'une expérience unique, il

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méditait sans cesse sur les avatars et soubresauts des colonisations. Ils sont nombreux les soldats qui, parvenus au soir de leur vie, se font mémorialistes. Le général Spillmann dépassa vite ce stade traditionnel. Il est devenu historien et — disons-le — l'un des meilleurs. Person- nellement, j'attache le plus grand prix à son Napoléon et l'Islam, comme à ses deux ouvrages sur le second empe- reur : Napoléon III prophète méconnu, ainsi que Napo- léon III et le Royaume arabe d'Algérie.

On va lire ici son dernier livre. Le dernier, hélas, puis- que Georges Spillmann nous a quittés le 23 juin 1980. Le présent ouvrage renferme l'essentiel des idées auxquelles tenait l'auteur. Il y a mis — une fois ultime — cette flamme qui soutenait toutes ses entreprises. Le 1 janvier 1980, il écrivait à l'un de ses amis : « Je suis entré en religion il y a quelques mois et me suis lancé à corps perdu dans la rédaction de mon nouveau gros bouquin... » Geor- ges Spillmann estimait qu'en ce qui concerne les ressour- ces énergétiques d'Afrique du Nord, la France, faute d'une politique cohérente et surtout pensée, n'est parvenue, depuis 1945, qu'aux occasions perdues. A deux siècles près, l'erreur des arpents de neige...

Je ne reverrai plus le regard bleu du général Spillmann. Mais je relirai souvent ses livres. Non point pour me souvenir de lui. Il est impossible, à aucun de ceux qui ont eu le privilège de le bien connaître, de l'oublier. Mais pour bénéficier d'une leçon précieuse parce que trop rare : la véritable sagesse du soldat.

Alain DEC AUX, de l'Académie française

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AVANT-PROPOS

Les mythes ont souvent la vie dure, en France notam- ment... Il en est ainsi de l'anticolonialisme, latent dans notre pays depuis le XVII siècle, souvent assoupi, parfois violent, virulent. Et il persiste aujourd'hui encore, bien que nous n'ayons plus d'empire colonial, donnant à bon nombre de nos compatriotes une mauvaise conscience, totalement injustifiée.

Il en va de même dans d'autres pays européens posses- seurs autrefois de colonies, tels la Grande-Bretagne, la Hollande, l'Italie, mais, semble-t-il, à un degré moindre que chez nous.

On dit volontiers le Français casanier, fort attaché à son terroir. C'est une autre idée fausse. Ceux de l'intérieur, y compris les gens des marches de l'Est, furent tout aussi aventureux, tout aussi curieux de l'Outre-Mer, de grand large, que les Picards, les Normands, les Bretons, les Poitevins-Charentais, les Basques, les Provençaux.

En vérité, la France, promontoire occidental de l'Eu- rope, bordée au nord, à l'ouest et au sud par quatre mers, celle du Nord, puis la Manche, l'Atlantique, la Médi- terranée, abondamment pourvue de hardis navigateurs, d'intrépides marins, fut longtemps menacée à l'est, où ses

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frontières étaient mal définies, difficiles à défendre, par les forces du Saint Empire romain germanique. Le danger se révéla souvent si redoutable que, malgré sa force vitale, sa population, alors la plus nombreuse de l'Europe, ses ressources, elle ne fut jamais en mesure d'affirmer simultanément sa suprématie sur terre comme sur mer, où elle affrontait l'Angleterre entièrement insulaire.

Son expansion maritime et coloniale s'effectua le plus souvent par à-coups, avec des moyens insuffisants.

Les yeux rivés sur la frontière du nord, largement ouverte aux invasions et par ailleurs trop proche de sa capitale, sur celles de la Lorraine et de la Bourgogne, la France, par la force des choses, tint délibérément la mer pour un théâtre secondaire d'opérations.

Souvenons-nous aussi que notre unité territoriale s'effectua lentement, difficilement, sous l'égide des rois qui « en mille ans firent la France ». Au XVII siècle, les Espagnols étaient encore en Picardie, en Franche-Comté, au Roussillon ; la Lorraine constituait un duché indépen- dant, l'Alsace était sous l'influence du Saint Empire romain germanique, monopolisé par la maison de Habsbourg ; la Savoie et le comté de Nice appartenaient à la maison de Savoie, possesseur du Piémont.

Au surplus, les Guerres de Religion, en nous divisant, nous avaient considérablement affaiblis.

Il est toujours dangereux de combattre sur deux fronts. Au cours de notre siècle, la puissante Allemagne de Guil- laume II, puis de Hitler, en fit par deux fois l'expérience amère et connut le désastre final après de considérables succès initiaux. On est tenté de conclure de ce bref rappel des réalités qu'à l'impossible nul n'est tenu.

Mais comment ne pas reconnaître qu'à deux reprises, de 1914 à 1918 d'abord, de 1940 à 1945 ensuite, l'Empire colonial, si décrié, que nous avions fini par constituer contre vents et marées, et tenu par tant d'esprits « posi- tifs » pour une cause insigne de faiblesse, contribua puissamment à nous sauver d'un désastre complet, pro- bablement irrémédiable ? Comment nier que cette fidélité

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exemplaire témoigne des bienfaits apportés aux popu- lations d'Outre-Mer, notamment en matière d'hygiène générale et d'aide prompte en cas de déficit alimentaire ?

Nous l'oublions trop volontiers, et maintenant que nous sommes rentrés avec un lâche soulagement dans le « pré carré » de nos rois, appelé aujourd'hui « l'Hexagone », il nous manque bon nombre de ressources naturelles, comme le pétrole, les phosphates, le cuivre, le manganèse, le cobalt et même le fer. D'autres sont en quantités insuffisantes.

Aussi nous faut-il importer à grands frais de l'étranger. D'où une menace constante pour notre monnaie, pour notre économie, pour le plein emploi de notre main- d'œuvre, pour notre indépendance aussi, qui n'est plus totale, comme on persiste à l'affirmer à tort.

Avec un peu plus de connaissances, d'imagination, de prescience, nous n'en serions pas là.

Certes, nos gouvernants n'ont pas manqué d'experts clairvoyants pour les mettre en garde, alerter l'opinion dite publique, conseiller, susciter des solutions dont l'évidence, aujourd'hui, nous accable.

Mais on n'écoute jamais Cassandre... Paris-Echiré 1979-1980

G.S.

NOTE. — Si, à la fin de ce texte, j'emploie trop souvent le « je » haïssable et décris de façon trop appuyée mon action personnelle, ce n'est nullement, qu'on en soit per- suadé, pour me mettre en valeur. Cette action, en effet, ne fut que trop souvent inutile et décevante. Je veux seulement éviter de laisser croire que je « prédis le passé ».

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PREMIERE PARTIE

LE PREMIER EMPIRE COLONIAL FRANÇAIS

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CHAPITRE PREMIER

LES DEBUTS DE L'EXPANSION EUROPEENNE OUTRE-MER

Après le grand effort des croisades, la France se replie sur elle-même, absorbée par la difficile réalisation de son unité nationale, gravement compromise par la guerre de Cent Ans contre les Anglais qui occupent la majeure partie de son territoire (1328-1453). Puis il lui faut mettre fin aux insolentes prétentions des puissants ducs Valois de Bourgogne et lutter enfin contre les Allemagnes, toujours prêtes à entreprendre la marche vers l'ouest. Elle reste donc par la force même des choses à l'écart des grandes compétitions européennes Outre-Mer. Sa politique ne peut être que continentale.

Malgré sa large façade atlantique, la France laisse ainsi le champ libre aux Portugais et aux Espagnols qui se partagent, avec la bénédiction du pape 1 le privilège des grandes découvertes maritimes et se taillent de vastes fiefs dans les Caraïbes, en Amérique centrale, en Amé- rique du Sud. L 'infant du Portugal, Henri le Navigateur,

1. La bulle pontificale de 1493 sanctionne leurs droits à la possession des terres nouvelles et fixe leur part respective afin d éviter tout conflit entre eux.

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lance quantité d'expéditions de découverte, qui poussent jusqu'aux Indes et à Sumatra. Christophe Colomb, Magel- lan, Vasco de Gama sont les plus célèbres de ces grands « découvreurs » de la fin du Moyen Age, à l'aube de l'ère moderne.

Au nom de la religion, Portugais et surtout Espagnols détruisent allégrement les antiques civilisations aztèque, inca et maya. Les indigènes des îles Caraïbes et du conti- nent, massacrés ou convertis de force au catholicisme, sont réduits à une condition misérable. Cortés au Mexique, Pizarre au Pérou se distinguent particulièrement dans cette chasse à l'homme. La main-d'œuvre locale, insuf- fisante de ce fait, ne peut plus assurer les cultures. Les conquérants sont alors contraints à importer des esclaves africains pour travailler la terre. C'est le début, en 1510, de cette terrible traite des Noirs qui, des siècles durant, sera la honte de la race blanche, car le profit est tel que la plupart des nations européennes finiront par y parti- ciper, peu ou prou.

L'exploitation des richesses naturelles des pays conquis, l'or qu'on y trouve en abondance, font la force des Portugais et surtout des Espagnols. Ceux-ci sont ainsi en mesure de jouer un rôle de premier ordre en Europe durant tout le XVI siècle. Jusqu'au règne de Louis XIV ils resteront redoutables pour la France, menacée sur les Pyrénées et les Flandres espagnoles d'une part, sur le Rhin de l'autre.

Mais, si nos rois ne peuvent s'intéresser aux expéditions maritimes, de hardis navigateurs normands, bretons, sain- tongeois, basques fréquentent, à leurs risques et périls, Terre-Neuve, l'embouchure du Saint-Laurent, c'est-à-dire la côte orientale du Canada, peut-être le Labrador, avant la fin même du XV siècle. Ils en rapportent de la morue et quelques pelleteries.

D'autre part, les galions espagnols, lourdement chargés des dépouilles de l'Amérique, d'or notamment, suscitent bien des convoitises. Aussi sont-ils aux prises avec des pirates sans aveu, les « Frères de la Côte », basés dans des

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îles Caraïbes désertes ou peu habitées et avec des corsaires anglais et français, souvent malouins, dûment munis de lettres régulières de course par les soins de leurs gouver- nements respectifs.

La Méditerranée, mer fermée, se trouve dans des condi- tions particulières. Le commerce maritime français, à partir de Marseille, de Montpellier, de Narbonne, y fut toujours actif jusqu'aux croisades incluses. Nos navires marchands fréquentaient assidûment les ports du Levant d'où ils rapportaient les produits de l'Arabie, de la Perse, des Indes, de l'Insulinde, de la Chine.

La glorieuse université de Montpellier prend de son côté en charge notre expansion culturelle. Avec des fortunes diverses, elle jouera au Levant, et même en Perse, un rôle important, encore appréciable de nos jours.

Mais, après les croisades, notre commerce maritime en Méditerranée périclite. L'Islam est en guerre ouverte avec la chrétienté et les Turcs, qui le dominent, ne font aucune différence entre les diverses nations de l'Europe. Toutes étant tenues pour ennemies, les pirates barbaresques courent sus à leurs navires, en massacrent les équipages ou les réduisent en esclavage.

Toutefois, au xve siècle, le riche marchand de Bourges Jacques Cœur (1395-1456), un temps argentier et conseiller intime du roi Charles VII, réussit, à partir de 1432, à renouer des relations commerciales dans le bassin oriental de la Méditerranée, à y ouvrir des comptoirs dans les ports, en utilisant les vieilles familles franques locales, et à rétablir finalement dans une large mesure le prestige de la France dans le Levant. Selon un contemporain, « la gloire de son Maistre fit-il esbruire en toutes Nations et terres, et les fleurons de sa couronne fit-il resplendir dans les lointaines mers ».

Sous le règne de François I (1494-1547), la France est toujours dans la même fâcheuse position sur le conti- nent qu'auparavant. Aux prises avec l'Angleterre d'Henri VIII et avec le Saint Empire romain germanique de

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Charles Quint de Habsbourg, qui règne aussi sur l'Espagne et ses possessions américaines, notre roi, grand par la taille mais aussi par l'esprit, est même un moment fait prisonnier au cours de la malheureuse bataille de Pavie, en Italie. Libéré après le versement d'une forte rançon, il n'hésite pas, pour écarter le danger, à s'entendre avec Soliman I sultan de Constantinople, dont les troupes harcèlent la Hongrie et font même peser leur menace sur Vienne.

Cette politique, bénéfique pour la France, fait scandale dans la chrétienté mais nous assure l'appui des Turcs dans toutes les luttes contre Charles Quint. Dès 1537, la France a un ambassadeur à Constantinople et elle signe avec Soliman I un accord commercial, ayant des imbri- cations politiques, qui nous concède certaines libertés de trafic et nous reconnaît, par l'acte dit « des Capitula- tions », le droit de protection des chrétiens vivant dans l'Empire ottoman.

Ses difficultés en Europe détournent François I des expéditions lointaines, encore qu'il ait contesté le mono- pole colonial hispano-portugais et déclaré un jour à l'ambassadeur d'Espagne en France : « Le soleil luit pour moi comme pour les autres, et je voudrais bien voir l'article du testament d'Adam qui m'exclut du partage ».

Sans s'engager ouvertement, il laisse donc des sujets aventureux découvrir à leur tour des terres lointaines et parfois même les subventionne.

Le Dieppois Jean Ango, remarquable organisateur entouré de marins et de savants expérimentés — ces derniers étant pour la plupart italiens —, fait reconnaître la route des Indes orientales par les frères Parmentier. Ceux-ci doublent le cap de Bonne-Espérance et atteignent Sumatra où ils meurent alors qu'ils allaient faire voile sur les Moluques et la Chine (1532).

Toujours pour le compte d'Ango, le Florentin Verrazano longe la côte orientale de l'Amérique du Nord, de la Floride, qu'il baptise du nom de Gallia Nova, à l'embou- chure du Saint-Laurent.

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Subventionné par le roi, le Malouin Jacques Cartier cingle sur Terre-Neuve, dont il détermine le caractère insulaire, parvient au Labrador, y est immobilisé par les glaces, revient dans le golfe du Saint-Laurent, d'où il regagne la France (1534). Au cours d'une nouvelle expé- dition, en 1535, il remonte le cours du Saint-Laurent jusqu'au village indien de Hochelaga, qu'il baptise Mont- réal, prend possession du pays au nom de son maître et noue de bonnes relations avec les autochtones. Après un pénible hivernage, il met le cap sur la France, emme- nant avec lui plusieurs Indiens qui sont accueillis chez nous avec une curiosité sympathique.

Il reviendra ensuite au Canada à deux reprises, en 1541, avec Roberval, dont il ne fut pas satisfait, puis seul, en 1544. Il s'agissait là, non d'une conquête, d'une occu- pation permanente, de l'établissement d'un peuplement européen, mais bien de simples reconnaissances pour faciliter le commerce des fourrures, la pêche des Bretons et des Basques, et affirmer nos droits à l'égard d'éventuels nouveaux venus.

En 1555, Villegagnon établit une colonie protestante au Brésil, non loin de Rio de Janeiro, et y édifie Fort- Coligny que les Portugais détruisent peu après. Les indi- gènes, ennemis des Portugais et en bons termes avec les Français, recueillent leurs rares survivants.

Nullement découragé, Coligny, se tournant vers l'Amé- rique du Nord, donne mission à Ribaut et à Laudonnière de fonder une colonie dans la Gallia Nova, ou Floride, au climat malsain. Fort-Caroline est construit (1562- 1564), mais ne tarde pas à être enlevé par les Espagnols de Pedro Menendez, qui massacrent la garnison. Ribaut périt. Peu de temps après, le Gascon Dominique de Gour- gues, bien que catholique, ne veut pas laisser impuni le meurtre des huguenots. Il reprend de sa propre initiative Fort-Caroline et en fait pendre les occupants indus comme traîtres, voleurs et meurtriers. Ayant ainsi vengé l 'honneur français, il abandonne ce site insalubre. Peyret

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de Montluc, fils du maréchal, part à son tour conquérir le Brésil. Il périt à Madère.

Il est évident que la situation en Europe et les affreuses Guerres de Religion en France nous empêchent d'entre- prendre quoi que ce soit de sérieux hors de nos frontières.

Une fois roi d'une France pacifiée, Henri IV tourne à son tour ses regards vers les pays lointains.

Bien qu'aucun navire français n'ait, à la grande indi- gnation de la chrétienté, pris part à la bataille navale de Lépante (1571) où la flotte de la Sainte Ligue (Espagne, Savoie, Malte, Saint-Siège, Venise), commandée par Don Juan d'Autriche, détruit la flotte turco-barbaresque d'Ali Pacha, nos relations avec l'Empire ottoman se dégradent l e n t e m e n t a p r è s la m o r t de F r a n ç o i s I N o s a g e n t s s o n t m o l e s t é s , n o s n a v i r e s t r o p s o u v e n t c a p t u r é s p a r les p i r a t e s b a r b a r e s q u e s . N o s r e p r é s e n t a t i o n s r e s t e n t vaines .

L ' h a b i l e S a v a r y d e Brèves , envoyé p a r H e n r i IV en a m b a s s a d e à C o n s t a n t i n o p l e , p a r v i e n t à r e d r e s s e r p o u r u n t e m p s n o t r e s i t u a t i o n a u Levan t . Il o b t i e n t le ré tab l i sse- m e n t e t m ê m e l ' e x t e n s i o n de n o s p r iv i l èges c o m m e r c i a u x e t des c a p i t u l a t i o n s , avec la r e c o n n a i s s a n c e de nos d r o i t s à la p r o t e c t i o n et à la g a r d e des l ieux sa in t s e t l ' a s s u r a n c e q u ' o r d r e e s t d o n n é a u x p i r a t e s b a r b a r e s q u e s de r e s p e c t e r n o t r e pav i l lon .

Le p o r t de Marse i l l e r e p r e n d a lo r s son ac t iv i t é t radi - t ionnel le . S a n s i l l u s ion q u a n t à la b o n n e v o l o n t é des B a r b a r e s q u e s d 'Alger, d e Tun i s , de Tr ipo l i , H e n r i IV sa i t qu ' i l f a u t ê t r e f o r t vis-à-vis d ' eux , ce qu i i m p l i q u e la c r é a t i o n d ' u n e b o n n e m a r i n e de gue r re , r a p i d e et m a n œ u - vr ière . I l n ' a u r a p a s le t e m p s de la c o n s t i t u e r . Il p e n s e a u s s i q u ' a v e c les T u r c s , r i e n n ' é t a n t j a m a i s déf in i t i f , il f a u t c o n s t a m m e n t r e m e t t r e l ' ouv rage s u r le mé t i e r .

B ien q u e le roi a i t t e n t é en va in de c r é e r u n e C o m p a g n i e des I n d e s o r i en t a l e s , spéc ia l i sée d a n s le t r a f i c des épices exo t iques , il s ' i n t é r e s s e t o u j o u r s à n o t r e e x p a n s i o n out re-

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mer mais comprend la nécessité de concentrer ses efforts et il choisit Terre-Neuve et le Canada où nos chances de succès paraissent meilleures et plus sûres.

Dès 1598, il y envoie le sieur de La Roche en qualité de lieutenant-général. Celui-ci ne fait qu'un bref aller et retour. L'année suivante, Chauvin, capitaine de la marine royale, et le Malouin Pontgravé obtiennent le monopole du trafic sur la rivière du Saint-Laurent, « à la charge qu'ils habiteraient le pays et y feraient une demeure ». Il s'agit donc là de la première tentative d'un établissement permanent. Les rigueurs du climat font échouer le projet. Chauvin meurt ; Pontgravé rentre en France avec les sur- vivants.

L'affaire est reprise avec plus de méthode et de rigueur par un homme remarquable, Samuel Champlain, capitaine de la marine royale, originaire de Brouage en Saintonge. En 1603, il remonte le Saint-Laurent avec Pontgravé jusqu'au Grand-Saut-Saint-Louis, reconnaît l'emplacement de la future cité de Québec, à cent quatre-vingts lieues de la côte orientale, puis explore à fond l'arrière-pays jus- qu'aux Grands Lacs, dont l'un porte encore son nom.

Pendant ce temps, Pierre de Gua, seigneur de Monts, autre Saintongeais, fonde un établissement en Acadie, à l'embouchure du Saint-Laurent, sur la rive sud, puis à Québec (1608), selon les indications de Champlain.

Dans son exploration raisonnée, menée avec ténacité, l'intrépide Champlain rencontre de nombreuses tribus indiennes. Il a de bonnes relations avec les « gentils » Algonquins et les « bons » Hurons, qui lui prêtent assistance et le guident mais sont les ennemis des « cruels » et puissants Iroquois. Il ne peut, de ce fait, amadouer ces derniers dont l'hostilité pèsera lourd plus tard dans la balance.

La France est maintenant implantée au Canada et ne cessera de s'y renforcer, mais graduellement. Ses premiers pionniers, tous d'origine terrienne, n'y cherchent ni or, ni diamants, ni minerais. Lescarbot, écologue avant l'heure, résume ainsi leurs aspirations : « La plus belle mine que

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je sache, c'est du blé et du vin, avec la nourriture du bétail. Qui a ceci a de l'argent. Au surplus, les mariniers qui vont de toute l'Europe chercher du poisson aux Terres- Neuves et plus outre, y trouvent de belles mines sans rompre les rochers, éventrer la terre, vivre en l'obscurité des enfers, car ainsi faut-il appeler les minières. Ils y trouvent, dis-je, de belles mines au profond des eaux, et au trafic de pelleteries et fourrures d'élans, de castors, de martres et d'autres animaux dont ils retirent de bon argent au retour de leur voyage ».

Ce passage est caractéristique de la mentalité française. Dans nos possessions d'Outre-Mer, partout et toujours, nous donnerons la priorité à l'agriculture, au détriment de la prospection et de l'exploitation minières. Nous n'ouvrirons une mine que lorsqu'elle nous crèvera les yeux et alors nous n'exploiterons que les filons riches, ce qui grossit le profit immédiat mais réduit sensiblement la durée de vie du gisement et le tonnage du minerai extrait.

Des querelles de religion affaiblirent bientôt les Fran- çais, au témoignage même de Champlain, et les jésuites y jouent un rôle néfaste. Leur intransigeance n'a d'égale que celle des protestants.

D'autre part, si le roi encourageait effectivement les pionniers, l'aide de l'Etat restait faible. Sully écrivait : « On ne tire jamais de grandes richesses des terres situées au-dessous de quarante degrez ». Et surtout l'opinion publique, soucieuse avant tout des menaces sur le conti- nent européen ou des rivalités entre catholiques et pro- testants, se désintéressait du Canada, terre lointaine où des écervelés allaient jeter leur gourme et où quelques rares financiers risquaient un petit nombre d'écus dans l'espoir d'un gros profit immédiat. Seuls l'opiniâtreté et le génie de quelques hommes, tel Champlain, empê- chaient l'entreprise de péricliter complètement.

1. Sully voulait dire : « au-dessus » et non « au-dessous » de quarante degrés.

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Enfin, l'orage s'amoncelait au sud du pays. Le gouver- nement britannique, qui menait une politique de peuple- ment anglais sur la côte est de l'Amérique du Nord et y fondait bientôt treize colonies, s'irrita vite de la présence française au Canada dans laquelle il voyait une menace pour son entreprise. D'où, dès le début, des inci- dents de frontière qui ne tournèrent pas à notre avantage en raison de la disproportion des forces en présence, et cela d'autant que les Iroquois prêtèrent aux agresseurs un appui complet, par haine de nos alliés algonquins et hurons.

Richelieu attache à l'expansion française outre-mer une importance toute particulière. Il a compris que la puis- sance de l'Espagne, laquelle a mis la main sur le Portugal, procède très directement des richesses qu'elle tire de ses colonies du Nouveau Monde et de ses comptoirs des Indes. Il faut donc que la France s'implante partout où sont les Espagnols afin de limiter leur extension d'abord, puis de tirer de terres hier encore inconnues, aujour- d'hui inoccupées, des ressources accroissant notre force.

Du même coup, on mettra aussi un frein aux ambitions des Anglais et des Hollandais — qui sont grandes.

En somme, Richelieu est colonial pour mieux défendre la France en Europe. Et, pour ce faire, il est comme François I partisan de l'occupation, qui seule crée des droits réels, opposables aux prétentions d'autres nations.

Ce vaste dessein implique la création d'une bonne et solide marine. Il s'y attachera, sans avoir le temps de la mener à bien, en qualité de « grand maître et surinten- dant de la navigation et commerce de France ». Il entend appliquer au Canada une politique de peuplement français en provenance de nos provinces maritimes de l'ouest, riches en solides cultivateurs et éleveurs, familiers de la mer qui baigne leurs côtes. Plusieurs dizaines de familles constituent un premier échelon dont l'Acadie reçoit la majeure partie.

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Quant aux Indiens, ils seront bien traités. On ne tou- chera pas à leurs coutumes, à leur organisation sociale. On leur prêtera aide et assistance, sans tenter, du moins dans l'immédiat, de les assimiler, encore moins de les convertir. Mais ceux qui le feraient de leur plein gré deviendraient alors les égaux des colons français.

Afin d'alléger les charges de l'Etat, qui doit en priorité assurer l'intégrité de nos frontières et veiller à la paix intérieure, Richelieu est favorable à l'institution de gran- des compagnies à charte, privilégiées, exerçant un véri- table monopole, poursuivant un but précis, le commerce et la colonisation, à l'instar des compagnies constituées déjà par les Anglais et les Hollandais.

De nombreux particuliers seront donc intéressés au développement des colonies nouvelles et l'Etat s'en trou- vera soulagé. C'est d'autant plus nécessaire que la créa- tion et l'entretien de la flotte de guerre, pion majeur de cette stratégie « tous azimuts », seront très onéreux.

Enfin, l'Etat contrôlera ces grandes compagnies. Il leur fixera des objectifs et restera entièrement maître du jeu.

La première compagnie fut celle du Morbihan (1625), puis vinrent celle de la Nacelle de Saint Pierre Fleur- delysée (1627), celle des Cent Associés, celle des Iles d'Amérique, toutes quatre axées sur l'Amérique du Nord et les Caraïbes.

D'autres sont, par la suite, fondées pour l'Afrique occidentale, Madagascar et les Indes orientales.

Le principe était bon mais l'application se révéla le plus souvent décevante car Richelieu ne pouvait tout suivre dans le détail. Néanmoins, le bilan de l'œuvre des compagnies fut sur bien des points positif.

Les ordres religieux introduits au Canada, les récollets d'abord, les jésuites ensuite, après 1625, constituent très vite un facteur de trouble. Ils se livrent en effet, sans retenue, malgré les protestations de Champlain, à une évangélisation intense parmi les Indiens ; ils métamor- phosent les Hurons en enfants de chœur candides dont la forte confédération des Iroquois, ou gens des Cinq-

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Nations comme ils s'appelaient entre eux, ne fait bientôt qu'une bouchée grâce aux armes à feu fournies par les Anglais. Richelieu, empêtré dans la lutte contre les protes- tants et la mise au pas des grands de la noblesse, ne peut envoyer à Champlain les deux cents ou trois cents hommes de guerre que celui-ci lui réclamait pour sou- mettre les Iroquois déchaînés. Et notre gouverneur, assiégé dans Québec par les Anglais et leurs alliés, sera contraint à la capitulation.

Nous ne recouvrerons cette ville et sa province qu'en 1632, par le traité de Saint-Germain.

Toutefois, nos colons se mettent au travail de la terre, à la grande satisfaction de Champlain, qui meurt en 1635, puis de M. de Montmagny, qui le remplace comme gou- verneur.

Aux Antilles, d'Esnambuc fonde une « habitation » à Saint-Christophe. Après avoir résisté aux attaques anglai- ses et espagnoles, il ne s'y maintient pas, mais sa compa- gnie à privilèges réoccupe l'île dix ans plus tard, en 1635, puis prend possession de la Martinique, de la Guadeloupe, de la partie occidentale de Saint-Domingue et de leurs annexes marines. Elle s'empare aussi, en 1638, de l'île de la Tortue, repaire de boucaniers, de flibustiers, de pirates. En 1642, sept mille Français sont déjà installés aux Antilles qui reçoivent alors un gouverneur du roi.

Vers 1638, de l'autre côté de l'Atlantique, le capitaine Thomas Lambert établit une « habitation » sur l'emplace- ment de l'actuelle ville de Saint-Louis-du-Sénégal. Il tente de faire de même au cap Vert (Dakar), mais il en est empêché par les Hollandais de l'île de Gorée.

En 1638, le marchand rouennais François Cauche recon- naît Madagascar en vue d'y créer un établissement, mais sans résultat concret.

En 1642, la Société de l'Orient confie à Jacques Pronis, protestant rochellois, une expédition assez nombreuse.

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Fort-Dauphin est construit dans la Grande Ile, Sainte- Marie est tenue dans la baie d'Antongil.

Brutal, maladroit avec les indigènes, Pronis est mis aux fers par ses gens révoltés. Rétabli dans son comman- dement par un navire de la compagnie, il exige le départ des mutins qui obéissent à son ancien subordonné, Claude Le Roy. Les exilés sont déportés à la Grande Mascareigne, appelée plus tard île Bourbon 1

Etienne de Flacourt, chargé par la compagnie d'en- quêter sur ces événements, remet de l'ordre dans la colonie, amnistie les révoltés et prend possession officiel- lement de l'île Bourbon.

Après quelques erreurs initiales, il pratique une plus sage conduite à l'égard des indigènes de Madagascar et conclut avec ses voisins immédiats des pactes d'amitié.

Finalement, l'œuvre de Richelieu fut importante et durable. M. Jules Harmand a porté sur elle le jugement suivant :

« Le seul politique français qui semble, sous l'Ancien Régime, avoir compris l'importance politique des colo- nies, c'est Richelieu. Il a parfaitement saisi le lien qui doit exister entre les colonies et la marine, l'appui mutuel qu'elles se fournissent et la valeur du seapower. Mais l'impérialisme de Richelieu devançait trop son temps. Ses moyens d'action n'étaient point à la hauteur de son génie. Du reste, la situation en France, en Europe, les luttes extérieures et continentales où le grand ministre se trouvait engagé ne lui permettaient pas d'asseoir ses desseins sur la base qu'il lui eût fallu. L'opinion, trop étroite dans sa partie agissante, en dépit de ses efforts pour l'entraîner, était trop ignorante pour le suivre et l'aider. »

1. Aujourd'hui La Réunion.

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Au contraire de Richelieu, Colbert envisage les rapports avec les colonies sur un plan essentiellement mercantile, en vue d'en tirer le maximum de profits immédiats.

C'est l'homme de l'ordre administratif, des règlements minutieux, précis, prévoyant tout, sauf l'imprévisible, qui n'entre pas dans ses calculs, parce qu'illogique. Et cet autoritaire, ce dogmatique, pour parvenir à ses fins, n'hésite pas au besoin à user de bas moyens.

Il s'attache d'abord à remettre de l'ordre dans nos possessions d'Outre-Mer, pratiquement livrées à elles- mêmes depuis la mort de Richelieu (1642).

Pour lui, l'intérêt de la Métropole passe avant celui des colonies. Il est ainsi le véritable inventeur du « Pacte colonial », qui aura la vie dure et peut se résumer ainsi : « Les colonies sont faites pour enrichir la France qui se réserve le privilège exclusif du commerce avec elles. La Métropole vend cher à ses colonies des produits " finis manufacturés, et leur achète à bon marché des produits bruts qu'elle transforme ».

Georges Hardy a parfaitement défini en ces termes les vues de Colbert : « Les colonies l'intéressent dans la mesure, surtout, où elles peuvent fournir les tradition- nelles " denrées coloniales " que la France ne peut pro- duire ; à cet égard, des colonies tropicales comme les Antilles ou les Indes lui semblent plus désirables que des possessions de climat tempéré, comme le Canada ou l'Afrique du Nord, et la traite des nègres, qui seule permet les cultures des Antilles, lui apparaît comme le plus néces- saire et le plus louable des trafics ».

Colbert, comme Richelieu, compte d'abord sur les compagnies de commerce et de colonisation, et il en fait créer de nouvelles, fort nombreuses : Compagnie des Indes occidentales, Compagnie des Indes orientales, Com- pagnie du Levant, Compagnie du Sénégal et Cap Vert, Compagnie de la Chine, Compagnie de Saint-Domingue, Compagnie de l'Asiento, Compagnie pour la vente des castors, deuxième et troisième Compagnie de la Chine,

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dont l'ensemble constitue un vaste réseau englobant la presque totalité des terres connues.

Pour mettre en valeur les colonies et mieux assurer leur défense par leurs propres moyens, il est partisan d'un fort peuplement français aux Antilles, mais aussi au Canada en raison de la proximité des treize colonies anglaises de la côte orientale de l'Amérique septentrionale. Plusieurs centaines de familles s'implanteront ainsi peu à peu au Canada. Elles y cultiveront la terre mais pour- ront également se livrer à l'exploitation forestière ou minière. Colbert encourage les familles nombreuses, fait envoyer au Canada des jeunes filles « saines et fortes », favorise les mariages.

Opposé à l'extermination des indigènes, il voudrait les appeler « en communauté de vie avec les Français ». Il désire les instruire « dans les maximes de notre religion et même de nos mœurs », afin de « composer avec les habitants du Canada un même peuple et fortifier par ce moyen cette colonie, changer l'esprit de libertinage qu'ont tous les sauvages en celui d'humanité et de société que les hommes doivent avoir naturellement ».

Malgré ses efforts, les compagnies, manquant de moyens financiers et trop portées au profit immédiat aux dépens des investissements productifs à long terme, périclitent graduellement, comme auparavant celles voulues par Richelieu. Nos « habitations », nos postes, nos comptoirs, médiocrement gérés, chichement pourvus, très sommai- rement mis en état de défense, restent faibles et peu peuplés alors que, plus au sud, les colons de la Nouvelle- Angleterre, plus nombreux que les nôtres, très soutenus par le gouvernement de Londres, qui ne lésine pas sur les moyens, deviennent solides et prospères.

Cela tient à l'indifférence générale des Français, lesquels, trop absorbés par les guerres en Europe, à leurs fron tières mêmes, si souvent menacées, ne prêtent qu'une médiocre attention aux lointaines colonies dont ils ne comprennent ni l'intérêt ni l'utilité.

En désespoir de cause, Colbert change ses batteries. Il

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ne soutient plus les grandes compagnies à charte. Celle des Indes occidentales disparaît en 1674, celle des Indes orientales se bornera désormais à des opérations com- merciales. Il assimile alors les colonies aux provinces de France. Elles reçoivent en conséquence la même organi- sation et relèvent désormais du ministère de la Marine.

Le Canada, ravagé à nouveau par les Iroquois, de 1643 à 1660, renaît à la vie grâce à la sagesse de l'intendant champenois Talon (1625-1694). Contrairement à Colbert, épris des Antilles qui lui fournissent sucre et épices, Talon voudrait faire de la vallée du Saint-Laurent et de la région des Grands Lacs, reconnue par Champlain, le support d'un vaste Empire français d'Amérique s'étendant du Canada jusqu'au golfe du Mexique par la vallée du Mississippi.

Voilà enfin un grand et vaste dessein qui nécessite des moyens à sa mesure. C'est bien là que le bât blesse. Parfai- tement conscient des difficultés, Talon attire de nouveaux colons — ils sont bientôt sept mille —, développe le commerce, fonde une petite industrie, encore bien modeste, et dispose enfin du régiment de Carignan pour le maintien de l'ordre. Il parvient à ravitailler les Antilles en grains, ce qui ravit Colbert. Ses démêlés avec les jésuites, véritable fléau du Canada, le contraignent mal- heureusement à rentrer en France. Pour diminuer l'in- fluence paralysante des jésuites, dont profitent par trop les Anglais et leurs alliés iroquois, Colbert facilite l'instal- lation de sulpiciens et de prêtres séculiers. Rien n'y fait. Frontenac, successeur de Talon, connaît les mêmes diffi- cultés que lui avec la Société de Jésus.

Quant aux Iroquois, stipendiés par les Anglais, établis à New York depuis 1667, ils sont enfin mis à la raison en 1690. La lutte se fait alors vive entre Canadiens français et colons anglais. Elle est fort inégale, les premiers n'atteignant pas vingt mille en 1714, alors que les seconds sont déjà deux cent cinquante mille. En outre, Londres ne ménage pas son soutien à ses ressortissants.

En dépit de leur faible nombre, les Français, devenus

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d'excellents trappeurs, de remarquables coureurs des bois et des combattants hors ligne, réalisent d'étonnantes prouesses.

Robert Cavelier de La Salle, originaire de Rouen, reconnaît la vallée de l'Ohio et la région des Grands Lacs à partir de 1769. Ayant appris plusieurs langues indiennes, il explore à fond les lacs Ontario, Erié, Huron, Michigan, parvenant ainsi au cœur de l'Amérique du Nord. Puis il descend le cours puissant du Mississippi (1681-1683) jus- qu'au golfe du Mexique Là, au débouché du fleuve dans la mer, il fiche en terre un arbre équarri portant les armes du roi et enterre à son pied une plaque de plomb avec l'inscription suivante : « Au nom de Louis XIV, roi de France et de Navarre, le 9 avril 1682 ».

Engageant toute sa fortune et celle de ses proches, il jalonne le Mississippi et l'Ohio de petits postes. Il baptise enfin la nouvelle province du nom de Louisiane, qu'elle porte encore de nos jours, et fonde Louisville, sur le fleuve Colbert.

Ainsi, par cet exploit dont l'audace confond d'admira- tion, les colonies de la Nouvelle-Angleterre sont encer- clées. Ne pouvant désormais s'étendre vers l'ouest, elles sont confinées sur une étroite zone côtière, entre les monts Alleghanys et l'océan Atlantique.

Après un séjour en France, à Versailles, Cavelier de La Salle crée la Compagnie de la Louisiane ou d'Occident. Le roi lui donne quatre navires et deux cent quatre-vingts hommes pour organiser les pays découverts et fonder un poste à l'embouchure du Mississippi. Beaujeu, comman- dant naval, las de ne pouvoir trouver l'estuaire du fleuve, abandonne de La Salle et ses compagnons sur la côte inhospitalière du Texas, à cent lieues à l'ouest du Missis- sippi.

Ils errent alors pendant deux ans, sans retrouver le

1. Ce fleuve, le Messaschébé des Indiens, avait été découvert déjà de 1671 à 1673 par Jolliet et le père Marquette, qui suivirent son cours jusqu'aux Arkansas.

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fleuve, dépourvus de vivres, recrus de fatigue. Beaucoup meurent de maladie. Les survivants finissent par se mu- tiner et deux d'entre eux assassinent leur chef en 1687.

Douze ans plus tard, en 1699, un Canadien français d'origine normande, Pierre Le Moyne d'Iberville (1661- 1706), surnommé le Cid canadien, redécouvre, venant de la mer, l'embouchure du Mississippi et y retrouve l'arbre aux armes royales de Cavelier de La Salle. Il sera le premier gouverneur de la Louisiane et aura pour succes- seur son frère Jean-Baptiste.

Au début du XVIII siècle, Canadiens français et colons anglais de la côte s'affrontent toujours rudement. Les premiers ont la sympathie agissante des Indiens, à l'excep- tion des Iroquois bien entendu, ce qui compense leur infériorité numérique ; l'espoir de Colbert de faire une nation franco-canadienne par la fusion des deux races n'apparaît plus comme une chimère.

Les traités d'Utrecht et de Rastadt mettent fin à la guerre de Succession d'Espagne. En ce qui concerne l'Outre-Mer, ils sont loin de nous être défavorables. A la mort de Louis XIV (1715), la France possède :

— Dans l'Amérique du Nord, le Canada, du Saint-Lau- rent inclus aux Grands Lacs, et la Louisiane, c'est-à-dire la vallée du Mississippi avec une partie de ses affluents ;

— Dans les Antilles, la Martinique, la Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade, Saint-Martin, Grenade et les Grenadines, Tobago, Sainte-Lucie, l'île de la Tortue ;

— Dans l'Amérique du Sud, Cayenne et une partie de la Guyane ;

— En Afrique occidentale, les comptoirs du Sénégal, de la Gambie et de la Casamance ;

— Dans l'océan Indien, l'île Bourbon et l'île de France ; — Aux Indes, Pondichéry, Mazulipatam, des comptoirs

à Ceylan et sur la côte du Bengale. C'était là un vaste domaine, assez disparate, dont l'orga-

nisation et la mise en valeur dépassaient nos moyens et que de hardies initiatives privées avaient constitué. Il restait l'objet de la convoitise des Anglais, l'Espagne affai-

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blie n'étant plus à craindre. Il suscitait — et c'est là une cause de déclin — bien peu d'intérêt en France. Comme le note Georges Hardy : « L'opinion des contemporains n'était pas encore convertie à l'expansion coloniale. Seuls, quelques hommes, en avance sur leur temps, en voyaient vraiment l'intérêt et les entreprises coloniales ne vivaient, ne produisaient quelques résultats que grâce aux prodiges d'audace et de vaillance des coloniaux ».

Si, d'une façon générale, les autochtones n'eurent pas à se plaindre de nous et tirèrent même profit de notre pré- sence, il ne faut pas dissimuler que la traite des Noirs d'Afrique constitue une faute inexcusable contre l'huma- nité. Nos possessions des Antilles furent mises en valeur par la main-d'œuvre noire et il en fut bientôt de même en Louisiane. Les Anglais, de leur côté, utilisèrent aussi beau- coup d'esclaves noirs pour travailler la terre des colonies méridionales de la Nouvelle-Angleterre. Et les traités de 1713 leur reconnurent le privilège exclusif d'importer en Amérique espagnole et au Brésil les nègres nécessaires aux travaux dans les plantations et les mines.

La traite des Noirs demeure en définitive la honte des Européens qui se disent civilisés de longue date, et le fait que les Arabes s'y soient aussi livrés et s'y livrent aujour- d'hui encore, clandestinement, ne diminue en rien notre propre responsabilité.

Le bel héritage colonial laissé par Louis XIV sera consi- dérablement agrandi, puis en majeure partie perdu, sous le règne de Louis XV, à la suite des guerres malheureuses de la Succession d'Autriche, puis de la guerre de Sept Ans, et de la supériorité maritime de l'Angleterre.

Au surplus, les finances de la France, déjà en mauvais état à la mort du grand roi, sont compromises par la faillite du banquier Law, créateur du billet de banque, ou monnaie de papier.

Law tente d'enrichir la France en développant consi-

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dérablement son commerce colonial. Il compte pour cela sur les grandes compagnies à charte. En 1718, il crée la Compagnie d'Occident, ou du Mississippi, dont les actions sont payables en billets d'Etat, puis il reprend, à l'amiable, les privilèges de la Compagnie des Indes orientales, de celles de Chine, d'Afrique, de Guinée, de Saint-Domingue. Les capitaux affluent aussitôt, la spéculation fait folle- ment monter les cours et c'est bientôt la faillite car les actionnaires, qui escomptaient de substantiels, mais impossibles, bénéfices immédiats, prennent soudain peur, et réclament en masse le remboursement immédiat de leurs actions, ce qui ne se peut — d'où la banqueroute.

L'échec accroît la méfiance des Français à l'égard des entreprises outre-mer. Quelques-unes de nos colonies ont toutefois tiré profit de ce regain d'activité. La Loui- siane a reçu un nouvel apport de sang français, mais les volontaires sont rares, et la plupart des nouveaux venus, racolés de force, sont de qualité douteuse. Tout le monde a lu le récit des aventures de Manon et du chevalier des Grieux. Néanmoins, une quarantaine de villages sont créés, de vingt familles chacun, dont toutes reçoivent un lot de terre de deux cent quatre-vingts arpents. La Nou- velle-Orléans, sur le Mississippi, est fondée en 1722.

Des soldats du roi, avec leurs officiers, cadets de familles nobles, tiennent le long du fleuve les postes établis par Cavelier de La Salle et Le Moyne d'Iberville. Certains feront souche par des mariages avec des créoles.

Les Antillais bénéficient largement de la vente libre du sucre de canne et du rhum. En quelques années, les plantations de la Martinique quintuplent. Selon un mémoire de 1733, le sucre procure « plus de profit à la France que toutes les mines du Pérou n'en donnent à l 'Espagne ». Le café, dont la culture a été introduite à Cayenne d'abord, à la Martinique ensuite, entre 1722 et 1728, donne lieu à un grand trafic d'exportation. En 1740, il y a soixante mille Blancs et deux cent cinquante mille hommes de couleur, au lieu de vingt-cinq mille et soixante- dix mille en 1700.

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La Compagnie des Indes orientales devient plus solide qu'elle ne l'avait jamais été, sans connaître toutefois le plein succès financier, car elle doit armer en guerre ses navires. Elle possède les établissements de l'île Bourbon, de l'île de France, de Rodriguez, puis les Seychelles, et acquiert même aux Indes les comptoirs de Mahé (1725) et de Kärikäl (1739).

Mais en Amérique du Nord, le Canada, laissé à l'écart parce que trop vaste, trop froid, continue à végéter, bien que ses limites occidentales atteignent déjà les montagnes Rocheuses, ce qui n'est pas un mince exploit. Il ne compte, vers 1735, que quarante mille colons environ et le total de ses échanges se situe aux environs de quatre millions. Or les treize colonies anglaises voisines totalisent un million d'habitants blancs, avec un commerce annuel d'une cinquantaine de millions.

Bien que relativement modestes, nos progrès aux Antilles et dans l'océan Indien n'en inquiètent pas moins les Anglais. Un député s'écrie à la Chambre des com- munes : « Notre richesse est diminuée ; il est temps de ruiner le commerce de l'insolente nation qui nous a chassés du marché du continent ».

Les Anglais vont s'y appliquer. Au Canada, en effet, les Français, soucieux de consolider

leurs positions fort avancées, édifient des forts le long de la rivière Ohio, affluent de gauche du Mississippi, le grand fleuve de la Louisiane. Les milices des colons anglais font de même, face à nos positions, malgré nos protestations, M. de Jumonville, officier français envoyé en parlemen- taire au fort adverse (« Nécessité »), est tué avec dix de ses hommes, l'officier des colons anglais, George Washington, ayant donné l'ordre de tirer. La riposte française est immédiate. Attaqué, Fort-Nécessité doit capituler, Wash- ington est prisonnier. Or la France et l'Angleterre sont en paix...

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Aux Indes, les relations entre Français et Anglais s'enve- niment également, malgré la paix.

Dupleix, gouverneur pour le compte de notre Com- pagnie des Indes orientales depuis 1741, fin connaisseur du pays, de ses langues, de ses religions, de ses mœurs et coutumes, pratique, à partir de ses comptoirs, une habile politique d'attraction et d'entente avec les « princes hindous » voisins qui se sont partagé les dépouilles du Grand Empire des Mongols. Sa femme, aussi avertie que lui et surnommée la bégum par les « Hindous », le soutient avec efficacité.

Il ne s'agit pas, en l'occurrence, de faire des Indes une colonie, ni même un véritable protectorat, comme on l'a parfois écrit à tort, mais bien une zone d'influence fran- çaise dans laquelle nous offrirons aux princes hindous une aide et une assistance dans tous les domaines, une telle situation devant être, de toute évidence, des plus favo- rables, à la longue, au commerce français.

Cette idée neuve n'est comprise à Paris ni des dirigeants de la Compagnie à l'esprit « boutiquier », ni des ministres du roi, mais les Anglais flairent le danger. L'influence française va vite devenir prépondérante dans la péninsule des Indes, alors qu'eux n'y possèdent que trois gros comptoirs : Bombay, Madras, Calcutta. Sur ce terrain, ils sont battus d'avance. Ils ne peuvent s'y résigner.

Sa compagnie, inquiète, recommande la prudence à Dupleix. Celui-ci propose alors aux dirigeants locaux de la compagnie anglaise rivale un pacte de neutralité. Ils s'y refusent et se préparent à la lutte. Les devançant, Dupleix attaque. Avec l'aide de la petite flotte du Malouin Mahé de La Bourdonnais, gouverneur de l'île de France et de l'île Bourbon, il obtient la capitulation de Madras après quatre jours de siège. De leur côté, les Anglais échouent devant Pondichéry, que défend Dupleix. Mahé de La Bourdonnais adopte alors une attitude suspecte et on le dit acheté par nos adversaires. Rappelé en France, il y sera embastillé.

De plus en plus allant, l'infatigable Dupleix, à la tête

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de. ses milices, les « cipayes », intervient dans les querelles intestines des princes hindoux, soutient les plus forts, les plus intéressants, fait triompher leur cause. Il est bientôt l'arbitre du Carnatic, du Deccan, des Circars et de la puissante confédération des Mahrattes, soit d'un domaine plus vaste que la France, peuplé de vingt millions d'habitants.

Ayant reçu de substantiels renforts de sa métropole, la compagnie anglaise reprend l'offensive et bat une des colonnes de Dupleix à Trichinopoli, en 1752, ce qui contraint notre gouverneur à demander du secours en France. Sa compagnie le lui refuse car elle ne veut pas d'une guerre qui absorbe les bénéfices commerciaux. En 1754, elle le relève de son poste. On reconnaîtra plus tard qu'il avait raison, mais c'en est fini pour lui des Indes et il mourra pauvre, en France.

Le successeur de Dupleix, le très incapable Godeheu, conclut alors à Madras un marché de dupes avec la compagnie anglaise. En effet, les deux parties contrac- tantes renoncent mutuellement à tout droit de suzeraineté, même vague, sur les princes hindous. Or les Anglais n'en possédaient aucun et nous perdons tous les nôtres, bien réels.

Il n'est pas inutile de rappeler que ces événements, au Canada comme aux Indes, se déroulent toujours en temps de paix...

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CHAPITRE II

EXPANSION ET DECLIN APRES LA GUERRE DE SEPT ANS

La malheureuse guerre de Sept Ans (1756-1763) va permettre aux Anglais de démanteler à peu près complè- tement notre premier empire colonial, en exploitant à fond les revers que vont nous infliger, en Europe même, la Prusse du Grand Frédéric et ses alliés.

Avant même toute déclaration de guerre, tout début des hostilités, les Anglais s'emparent, sans coup férir, en pleine mer ou dans leurs ports, de centaines de nos navires de commerce, ceux des Espagnols n'étant pas davantage épargnés. C'est là un véritable acte de piraterie. Il va peser lourd sur la suite des opérations navales.

Ce nouveau conflit est le fruit de l'alliance conclue entre l'Angleterre, dont le roi possède en Allemagne le duché de Hanovre, et Frédéric II de Prusse. Pour faire face à la menace, la France, par un renversement de sa politique traditionnelle, s'allie à l'Autriche, jusqu'alors son prin- cipal adversaire terrestre. La Saxe, la Suède, la Russie soutiennent la France.

Les Français battent les Anglo-Hanovriens à Kloster Seven, dans le Hanovre (1757), mais ne retiennent pas prisonnières les forces adverses vaincues. Aux termes de

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la capitulation conclue, ils leur permettent de se retirer derrière l'Elbe, sur engagement formel de ne plus se battre contre la France. Le premier ministre anglais, William Pitt, désavoue alors la capitulation et le tour est joué. Le danger reste néanmoins grand pour la Prusse, qui ne sera sauvée que par le génie de son roi face à l'inca- pacité des généraux français, Richelieu, inventeur de la mayonnaise, et Soubise, qui donna son nom à une purée et, sans jeu de mots, se fit proprement rosser en 1758, à Rossbach. Avec l'aide des Anglo-Hanovriens, le roi de Prusse nous chasse du Hanovre et de la Westphalie. Frédéric II tient longtemps en échec Russes et Autrichiens mais ne peut finalement empêcher, en 1760, l'occupation de Berlin. Il paraît perdu quand la mort de l'impératrice de Russie entraîne le retrait des troupes russes, le nouveau tsar, Pierre III, étant un admirateur passionné de Frédé- ric II.

La guerre sur le continent n'est pour les Anglais qu'un théâtre secondaire d'opérations, destiné à fixer le gros des forces françaises, leur objectif principal restant la destruction de l'Empire colonial français, au Canada et aux Indes en premier lieu — ceci leur est d'autant plus aisé que leur supériorité navale est évidente, écrasante.

Au Canada, le marquis de Montcalm, attaqué simul- tanément sur le Saint-Laurent, le lac Champlain et l'Ohio, ne dispose que de dix mille hommes, dont trois mille paysans-miliciens, et de quelques centaines d'Indiens.

En face de lui, soixante mille hommes de troupes britan- niques et miliciens des treize colonies anglaises.

Habile manœuvrier, Montcalm supplée à la faiblesse numérique par la tactique, la mobilité, l'audace. Avec moins de trois mille hommes, il défait vingt-cinq mille Anglais à Fort-Carillon, sur le lac Champlain, mais, dès 1758, il n'en est pas moins coupé de la Louisiane et ses positions avancées sont perdues, dont Louisbourg, porte de l'Atlantique.

En 1759, une flotte anglaise transportant dix mille hommes, aux ordres du général Wolfe, remonte le Saint-

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Numéro d'édition : 582 Numéro d'impression : 1793 Dépôt légal : 4 trimestre 1981

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