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DE L'ÉCOLE

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DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS

, De la syntaxe à l'interprétation 1978

L'Amour de la langue 1978

Ordres et raisons de langue 1982

Les Noms indistincts 1983 .

AUX BOITIONS MAME

' Arguments linguistiques

1973

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JEAN-CLAUDE MILNER

DE L'ÉCOLE )

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

Page 4: DE L'ÉCOLE

ISBN 2-02-006818-4

@ EDITIONS DU SEUIL, MAI 1984

.. " La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une

, .. i;. utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle

- faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses . ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par

les articles 425 et suivants du Code pénal.

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Axiomatique

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Il y a de l'école dans quelques sociétés, et particulièrement dans la

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nôtre. Voilà une proposition certaine ; encore faudrait-il établir ce

qu'elle signifie. Dire que l'école existe, c'est, au vrai, dire seulement ceci : dans une société, il existe des savoirs et ces derniers sont transmis

par un corps spécialisé dans un lieu spécialisé. Parler d'école, c'est parler de quatre choses : (1) des savoirs ; (2) des savoirs transmissibles ; (3) des

spécialistes chargés de transmettre des savoirs ; (4) d'une institution

reconnue, ayant pour fonction de mettre en présence, d'une manière

réglée, les spécialistes qui transmettent et les sujets à qui l'on transmet. Chacune de ces quatre choses est nécessaire, en sorte que c'est nier l'existence de l'école que de nier l'une d'entre elles ; de même, c'est

vouloir la disparition de l'école que de vouloir, pour quelque raison que ce soit, bonne ou mauvaise, la cessation de l'une ou de l'autre. Soit donc des propos qui disent qu'il n'y a pas de savoirs, ou bien que les savoirs ne

sont pas transmissibles, ou bien que la transmission des savoirs ne saurait être l'affaire de spécialistes de la transmission, ou bien que cette transmission ne saurait s'accomplir dans une institution ; il faut avoir

conscience que ceux qui les tiennent - fussent-ils eux-mêmes chargés d'un enseignement - parlent contre l'école : ils peuvent avoir leurs

raisons, peut-être même ont-ils raison ; en tout état de cause, il faut être clair sur ce qu'ils font et disent.

Il va de soi que, de ce point de vue général, les différences

administratives entre les divers régimes d'enseignement en France -

primaire/secondaire/supérieur ou privé/ public - sont de peu de poids : l'école désignera donc aussi bien les collèges que les lycées ou les

universités, aussi bien les établissements confessionnels que les

laïques. Quatre choses lui sont nécessaires ; elles lui sont aussi suffisantes :

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dire qu'il y a de l'école, c'est dire tout ce qui a été dit, mais rien de plus. Ainsi, ce n'est pas dire que tous les savoirs sont transmissibles ; ce n'est même pas dire que tous les savoirs transmissibles sont ou doivent être transmis par l'école ; ce n'est pas dire que les spécialistes chargés de transmettre savent tout ce qu'il y a à savoir en général, ni tout ce qu'il y a à savoir du savoir qu'ils transmettent. Sans doute, on peut toujours ajouter d'autres déterminations aux quatre déterminations essentielles. Par exemple, on peut souhaiter que l'école rende heureux, qu'elle contribue à la bonne santé physique et morale, qu'elle permette un

usage rationnel du téléphone ou de la télévision, etc. Il n'y a rien à redire à cela, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de fins secondes et

surajoutées, de bénéfices additionnels : vouloir en faire des fins princi- pales et des bénéfices majeurs, c'est en réalité renoncer aux détermina- tions essentielles. C'est donc vouloir la fin de l'école.

Les quatre nécessités mentionnées précédemment sont de nature manifestement formelle. Il ne saurait être question de s'en tenir là. En

réalité, toute décision concernant l'école, pour peu qu'elle n'en recher- che pas l'abolition ou la déconstruction, consiste à donner un contenu substantiel aux quatre nécessités formelles. Il s'agit donc toujours premièrement de nommer et de définir les savoirs qu'on voudrait voir

transmis ; secondement de régler les formes institutionnelles et spécia- lisées de la transmission. La première décision implique des choix de

conjoncture qui sont certainement économiques et sociaux, mais aussi

politiques : toute société ne fera pas les mêmes choix, suivant le rapport qu'elle entretient à la science et à la technique, suivant qu'elle dispose ou non d'un État, d'une Nation, d'une Histoire. La seconde décision est en fait celle de la pédagogie, conçue non comme une fin, mais comme un

pur moyen de la transmission : elle n'a souvent que peu de chose à faire avec la pédagogie usuelle et vulgarisée.

Ce que peut et doit être l'école dans un pays tel que la France est donc une question non triviale, qui engage des analyses. Bien conscient - à la différence de la plupart de ceux qui traitent de ces matières - que la tâche est difficile, nous ne projetons ni de l'épuiser ni même de la traiter véritablement. Nous nous bornerons à des remarques susceptibles d'orienter l'attention. Pour le moment, en tout cas, nous nous en tiendrons au formel. C'est que les choses en sont arrivées à un point de confusion tel que le simple rappel du balisage formel se révèle utile. Car les quatre négations de l'école, que l'on peut construire a priori, ne sont

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pas demeurées à l'état de constructions conceptuelles : chacune a été prononcée en fait ; et chacune l'a été par des sujets qui n'avaient par ailleurs que l'école à la bouche ou du moins sa réforme.

Une donnée massive s'impose en effet à l'attention : on ne parle jamais de l'école, aujourd'hui, que du point de vue de sa réforme. C'est là une situation remarquable, mais qui peut se concevoir : après tout, l'école donne forme institutionnelle à quelque chose qui n'a pas un rapport évident aux institutions, nommément les savoirs. En ce sens, elle se compare à l'institution judiciaire qui, en Occident, est pensée dans sa relation à une Idée suprasensible, hétérogène à toute institution et nommée la Justice. Elle se compare également à la machinerie démocratique, qui se veut toujours, mensongèrement ou pas, le traitement institutionnel de ce qui, en soi, n'est pas définissable entièrement en termes d'institution : disons, la liberté et l'égalité.

Ces articulations contradictoires sont vraisemblablement une bonne chose : on sait par les diverses dictatures ce qu'est un appareil judiciaire qui se veut séparé de l'idée de justice et un appareil institutionnel « pur »

qui ne laisse subsister hors de lui aucun principe. On commence à percevoir ce qu'est une école disjointe de toute référence aux savoirs. Mais une institution contradictoire est aussi, par structure, instable, toujours en position critique, puisque toujours en situation d'articuler en langage institutionnel ce qui ne se laisse pas dire intégralement dans ce langage. Cette inappropriation, constamment surgissante, a pour symptôme la réforme : toujours renaît l'espoir qu'on saura mieux traduire en institution le principe non institutionnel. Aussi l'institution

. contradictoire passe-t-elle le plus clair de son temps à discuter d'elle- même et de sa modification : ainsi en va-t-il de la démocratie et de la justice ; l'école ne fait pas exception.

Il y a malheureusement un risque : à force de ne saisir un objet que du point de vue de sa réforme, on oublie volontiers de demander ce qu'il est et ce qu'il peut être. D'autant que le point de vue de la réforme a subi, depuis quelques années, un déplacement curieux ; nulle réforme ne saurait être ici proposée si elle ne vise pas la suppression de l'école. C'est pourquoi l'on retrouve constamment, explicite ou déguisée, la négation de l'une ou l'autre des quatre thèses définitoires - sinon des quatre à la fois.

Il y a ceux qui parlent franchement : l'école est inutile, soutiennent- ils, puisque des sociétés sans école existent. Il est vrai qu'ils ne sont

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guère exigeants quant aux données et confondent souvent les situa- tions : celles où il y a des écoles qui ne ressemblent pas aux nôtres et celles où il n'y a pas d'école du tout. Mais supposons qu'il y ait effectivement des sociétés sans école. Qu'en conclura-t-on ? Rien de plus, semble-t-il, que de la constatation, indubitable quant à elle, que certaines sociétés sont monogames et certaines polygames. Il ne semble pas que la découverte, pour une société monogame, que des sociétés polygames existent, ait de très grandes conséquences pour elle, et inversement. Sauf conversion par la force, les sociétés ne passent pas d'une organisation à une autre dans ces matières. De la même manière, on ne voit pas ce qu'on peut conclure, quand on appartient à une société scolarisée, de l'existence - peu limpide, répétons-le - de sociétés sans école : on ne voit pas que ceux qui en parlent invoquent le recours à la force pour faire disparaître les écoles 1. Ce serait pourtant le seul moyen effectif de transformer la société dans le sens qu'ils souhaitent ou disent souhaiter. Tout au plus pourra-t-on dire que, dans leur bouche, l'évocation des sociétés sans école joue le rôle d'une invocation : l'appel à un idéal inaccessible, mais capable de régler les actions humaines. Une fois encore, soyons net : l'évocation d'une société sans école se réduit alors à un pur et simple bruit de bouche, agréable aux oreilles de celui qui le prononce. Rien de plus.

On dit aussi qu'il n'y a pas de savoirs. L'affirmation est vraisembla- blement absurde : ne pourrait-on définir au contraire toute société comme une circulation de savoirs ? Car les savoirs, en eux-mêmes, ce ne sont pas seulement les savoirs abstraits, facilement voués aux gémonies ; ce sont aussi les savoirs concrets : après tout, le laboureur, le bûcheron, le chasseur sont détenteurs de savoirs spécifiés, aussi peu spontanés que, disons, la métrique latine. Savoir-dire, savoir-penser, savoir-faire, tous se conservent et se transmettent par des voies analogues : l'explication en langue naturelle et la monstration par la mise en acte.

Évidemment, ceux qui disent qu'il n'y a pas de savoirs en général veulent dire autre chose que ce qu'ils disent en apparence : ils veulent

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1. Peut-être sommes-nous là trop optimiste. Peut-être trouverait-on parmi les militants du SGEN ou du SNI des individus prêts à toutes les contraintes. Après tout, Pol Pot était à l'origine un professeur formé à l'école française ; il serait piquant que le rêve du commencement absolu et violent, propre aux Khmers rouges, ne fût rien d'autre qu'un fantasme d'enseignant et qu'on en retrouvât les éléments décisifs dans les propos mous des réformateurs.

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dire que les savoirs effectivement transmis par l'école ne devraient pas être transmis, qu'ils ne méritent pas de l'être : qu'importe en effet le savoir de la métrique latine - à supposer qu'il soit enseigné - en face de ce qui n'est pas enseigné : poterie, tissage ou boulangerie. Mais on voit bien que la question est là toute différente : on fait semblant de parler des savoirs en général pour dire qu'il n'y en a pas, mais en réalité on parle de certains savoirs en particulier pour dire qu'ils ne devraient pas exister. Nous ne discuterons pas ce point ici : tout au plus fera-t-on remarquer qu'il n'y a aucune raison a priori pour qu'on enseigne la

métrique latine dans les écoles, plutôt que la boulangeriç. Mais l'inverse est vrai aussi : il n'y a aucune raison d'enseigner la boulangerie, plutôt que la métrique. C'est une affaire de décision et il serait préférable que la décision fût motivée : bien des gens croient que tout ici va de soi. Les

plus nombreux aujourd'hui tiennent qu'il vaut mieux enseigner aux élèves la fabrication des crêpes que l'orthographe. Nous leur abandon- nerons leur préférence ; simplement nous soulignerons qu'elle ne saurait revendiquer le moindre privilège sur la préférence inverse : l'une et l'autre doivent être justifiées par des raisons, lesquelles, bien évidemment, se révéleront rapidement des raisons de fond. Les péda- gogues du « concret » ont leur philosophie et leur politique, tout comme les autres : il serait bon parfois qu'on puisse les examiner pour elles-mêmes.

Une thèse fréquemment avancée par les ennemis de l'école, c'est qu'il existe des savoirs qui se transmettent ailleurs. Qu'elle n'a donc nul monopole. Cela va de soi : il y a sûrement des savoirs qui se transmettent par des voies non scolaires. Il y en a aussi, il faut bien le dire, qui ne se transmettraient guère, s'il n'y avait nulle école. Peut-on croire sérieuse- ment que les mathématiques ou la physique, sans parler de la philoso- phie, de l'histoire, de la philologie, subsisteraient un instant s'il n'y avait pas, pour les soutenir, une forme de contrainte : une règle de bienséance ' selon quoi, dans nos sociétés, il est tenu pour honorable de les connaître un tant soit peu ? L'école n'est que l'expression institutionnelle de cette bienséance, et, dans une société égalitaire, l'école obligatoire pour tous assure que les patriciens ne seront pas seuls à l'observer. Nous disons bienséance à dessein, ne tenant pas à préjuger de la plus ou moins

grande utilité sociale ou productive des savoirs : il devrait suffire ici que certaines ignorances soient mal supportées. Il en va ainsi en France, où, pour des raisons qu'on peut expliquer, le peuple dans son ensemble

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respecte les savants, déteste les ignorances quand elles lui sont impo- sées, les méprise quand elles se trahissent chez quelque puissant.

N'oublions donc pas les savoirs qui réclament l'école. Mais, enfin, il en est qui ne la réclament pas.

Cela signifie en réalité qu'ils ne réclament pour être transmis le soutien d'aucune obligation scolaire et d'aucune institution contrai- gnante. Pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'ils disposent d'une force de transmission autonome, et celle-ci, dans la plupart des cas, n'est autre que la passion de ceux qui les détiennent et le nombre de ceux qu'ils

passionnent. Aussi ces savoirs rebelles à l'école apparaissent-ils toujours les plus passionnants pour le plus grand nombre : s'il en allait autre- ment, ils seraient, comme les autres savoirs, dépendants pour subsister d'une obligation institutionnelle. Ces savoirs, on les connaît : ils se divisent en gros en deux classes. D'une part, on a ce qu'on peut appeler les savoirs chauds : le savoir du vent qui tourne, de la terre riche en signes secrets, des matières maniables ou non, de la chatte qui pressent le froid prochain, etc. En bref, ce que Sido apprend à sa fille : on sait le prix que Colette y attachait et qu'il ne l'a pas empêchée pourtant d'aller à l'école et d'y apprendre quelque chose que Sido ne lui apprenait pas. Mais passons. L'autre classe est celle des savoirs proliférants : ils changent au gré des modes, mais, quand ils sont dans leur éclat, rien ne semble leur résister. Aujourd'hui la bande dessinée, hier le cinéma, demain autre chose donnent lieu à une érudition qui ne le cède en rien en rigueur et en sécheresse à la philologie classique. Comme cette dernière, elle suscite des assauts et des controverses : le furor philolo- gicus est de même nature que la passion du fan, et inversement. ,

Chauds ou proliférants, il s'agit bien de savoirs. On peut à leur propos distinguer des experts et des ignorants. Ils supposent une transmission explicite - laquelle prend souvent les voies d'une initiation secrète, mais peu importe. Ils ne sont pas innés et ne s'acquièrent pas par imprégnation : voilà le point. Au reste, ils sont, à bien des égards, tout à fait opposés. Les savoirs chauds sont volontiers campagnards et ances- traux : ils viennent des aînés - souvent des pères et des mères, parfois des vieillards. Leur temps est celui de la lenteur, présentée comme un gage d'éternité ; leur forme est la permanence. Les savoirs proliférants circulent au sein d'une même classe d'âge et, par-dessus tout, échappent à la famille. Appartenant aux villes, souvent aux banlieues, leur forme, comme celle des villes, change vite. Aussi leurs détenteurs doivent-ils se

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laisser saisir par la rapidité et le déplacement. Leur temps est celui de l'époque, qui rompt les continuités et s'imagine comme une nouveauté répétée. Tout regroupement ici doit n'imposer ni délimitation fixée dans l'espace ni diachronie un peu longue. Un nom convenu se propose : la jeunesse. Dès lors, les savoirs proliférants sont toujours ce qu'on suppose aux jeunes du moment. Il arrive sans doute que la jeunesse n'en veuille rien savoir, mais qu'importe : il s'agit de structure.

De la campagne à la ville, de la vieillesse à la jeunesse, de la lenteur à la vitesse, de la permanence à la labilité, de la tradition à la rupture, la dissymétrie est absolue ; elle n'empêche cependant pas les nigauds de tout rassembler ; l'école, disent-ils, est condamnée en un instant par l'existence brute de tels savoirs. Certains, plus pragmatiques, souhaitent seulement que l'école, censément affaiblie, bénéficie de la force, apparemment si grande, de ces savoirs : les premiers, disent-ils, sont forts de la légitimité que leur confère leur enracinement biologique et naturel, les seconds sont forts de ce qu'ils emblématisent la jeunesse. L'école est frappée à mort à leurs yeux, pour peu qu'elle ne se ressource pas auprès de ces fontaines, l'une d'éternité rurale et chaleureuse, l'autre de jouvence. D'où la double postulation vers la campagne et vers la ville qui anime, au prix de contradictions risibles, mais vite oubliées, les propos réformateurs.

Une simple réflexion suffirait à montrer cependant que l'école n'a pas besoin de ces savoirs et que ces savoirs n'ont pas besoin d'elle. Bien mieux, ils n'ont force et légitimité que de lui être extérieurs : disons le mot, ils tiennent dans la mesure exacte où ils signifient une résistance au pouvoir institutionnel de l'école. Si celle-ci s'en empare, elle s'affaiblit "t elle-même, parce qu'elle s'affronte à ce qui lui est, d'essence, hétéro- gène ; elle renonce aux savoirs qui, sans elle, disparaissent, mais aussi, elle tue les savoirs chauds ou proliférants, dont la force consistait justement à se vouloir étrangers à toute institution. Enfin, par un mouvement bien intentionné, mais d'essence totalitaire, elle abolit une instance qui, localement, la limitait et suspendait son expansion : comme toute institution, l'école doit être forte dans son ordre, mais, pour cette raison même, cet ordre doit être strictement parcellaire. Il doit y avoir des savoirs dont l'école ne sache rien. Elle doit être suffisamment délimitée pour laisser subsister hors d'elle ces points de résistance ; suffisamment affirmée pour susciter, chez ceux qui

lui résistent, de fortes passions ; suffisamment généreuse pour leur don-

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AXIOMATIQUE

ner, dans l'instant même où ils lui résistent, une pensée et un langage. Toute société articule et transmet des savoirs. Il n'est donc qu'une

seule position cohérente, si l'on croit à l'inanité de ceux-ci. Elle revient à rêver la disparition de quelque société que ce soit. Il n'y a pas de savoir qui vaille, parce qu'il n'y a pas de société qui vaille : tel serait le théorème. Mais, pour le soutenir, il faut des esprits sensiblement plus forts que la moyenne des pédagogues : Rousseau par instants, le maoïsme de la Révolution culturelle, les Khmers rouges, quelques mouvements millénaristes se sont affrontés aux conséquences. Le plus souvent, elles s'accomplissent dans l'horreur sans phrases. Il arrive cependant qu'un tel discours s'articule avec grandeur et générosité. Il n'est rien alors qu'on puisse lui opposer. Sinon qu'il ne s'y agit à aucun instant de la moindre réforme : le mot même ferait sourire ceux qui s'installent de toute leur raison dans le mépris conjoint des savoirs et de la société. On ne peut transiger en la matière : proposer des réformes, c'est vouloir que la société continue ; proposer des réformes qui supposent qu'elle disparaisse, c'est se mentir à soi-même et mentir à tous 1.

Aussi ne faut-il pas s'étonner si les réformateurs donnent toujours le sentiment de ne pas aller jusqu'au bout de leur logique. Il existe des gens pour vouloir explicitement la fin de l'école, mais les réformateurs ne sont pas de ce nombre. Ce dont ils programment la mort, ils disent vouloir le sauver : ils veulent donc et ils ne veulent pas. Pris dans une contradiction patente, ils s'en tirent diversement : par le sophisme inconscient, par la mauvaise conscience ou, c'est le cas le plus fréquent, par le discours de l'Autrement : on ne dira pas que l'école doit disparaître, mais qu'elle doit continuer d'une Autre manière. Qu'à tout observateur impartial, cette Autre manière paraisse rendre toute école impossible, c'est là un détail dont on sera requis de ne tenir aucun compte. On ne dira pas que les enseignants sont l'appendice inutile d'une institution dangereuse et presque criminelle ; on dira seulement qu'ils doivent devenir Autres : animateurs, éducateurs, grands frères, nourrices, etc. La liste est variable. Que, par là, les enseignants cessent d'être ce qu'ils doivent être, c'est encore une fois sortir de la question.

1. Ainsi a-t-on pu lire, sous la plume d'un. défenseur de la récente réforme des Universités, que celle-ci se comparait à une révolution culturelle : de tels propos sont bouffons. Quand les temps sont aux réformes, c'est bien que les révolutions culturelles ont cessé. '

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On ne dira pas que les enseignants n'ont pas à exister, mais qu'ils ont à exister Autrement. Que cette Autre existence consiste à renoncer à soi-même pour disparaître dans la nuit éducative et s'y frotter, tous corps et tous esprits confondus, avec les partenaires de l'acte éducatif - manutentionnaires, parents, élèves, etc. -, seul un méchant pourrait en prendre ombrage.

Mais, pour peu que l'on se détourne des leaders de la réforme et qu'on s'attache au tout-venant de leurs sectateurs, le plus frappant est ceci : tout n'est que pur et simple rond de jambe. Il ne faut pas dire d'eux qu'ils veulent et ne veulent pas, mais qu'ils disent vouloir et ne veulent pas. Combien de laudateurs des récentes réformes des collèges ou des universités qui, en réalité, ne souhaitent à aucun prix qu'elles soient entièrement prises au sérieux ? Ce qui ne les empêche pas de militer, parfois fort activement, pour qu'elles se fassent : c'est que tout pour eux se ramène au geste dont on rêve qu'il sera sans conséquence, à l'hommage de pure extériorité rendu à des valeurs reconnues. La divinité, aujourd'hui, proclame l'école inutile et superflue ; elle exige l'abolition des savoirs : on la sert de toutes les forces qu'on a pu rassembler - grâce à l'école et aux savoirs. Mais, le triomphe venu, on sera catastrophé : « N'aviez-vous pas compris », gémira le sectateur des réformes, à l'adresse des princes dont il s'était fait le fléau, « que je parlais pour ne rien dire ? » Aux princes alors de découvrir, avec amusement s'ils sont cyniques, avec exaspération s'ils sont novices, que le meilleur moyen de chagriner les réformateurs, c'est encore de leur accorder ce qu'ils demandent.

Les universités aujourd'hui, les collèges et les lycées demain illustre- ront assez cette versatilité structurale. Un esprit non prévenu ne peut manquer de s'interroger devant tant de contradictions concentrées. Comment en vient-on à demander la disparition de l'école ? Comment ceux qui articulent cette demande sont-ils justement des gens qui doivent tout à l'école - leurs revenus et leurs pensées ? Comment peuvent-ils prétendre qu'ils sauvent l'école ? Comment la disparition de l'école peut-elle être conçue en même temps comme son extension et son approfondissement ? Quelles forces sont là à l'oeuvre ? Sont-elles matérielles ou intellectuelles ? A ces questions nous tenterons d'appor- ter des réponses.

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Forces ténébreuses . _

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La machine à trois pièces

Une machine règne sur l'école publique en France ; elle régit tous les types d'enseignements, primaire, secondaire et supérieur ; elle est indépendante des gouvernements et des régimes ; elle est immuable : les ministres successifs qui ont cru, par quelque réforme, marquer de leur patronyme sa transformation n'ont jamais été que ses agents, conscients ou inconscients, en tout cas, aisément remplaçables. Qu'importe alors que la plupart d'entre eux aient été des esprits étroits, peu cultivés et paresseux. Qu'importe que la droite ait succédé à la gauche, puis la gauche à la droite : la partie était ailleurs.

La machine est composée de trois pièces qui du reste fonctionnent rarement ensemble : il arrive le plus souvent qu'elles se combinent à deux, laissant la troisième à l'écart. Cependant, la combinaison par deux changeant souvent de nature, toutes les trois tour à tour interviennent et jouent pleinement leur rôle. La première pièce est constituée par

l'ensemble des gestionnaires. Ce sont des fonctionnaires de gouverne- ment, tenus par l'administration des Finances, qu'ils en soient eux- mêmes membres ou qu'ils soient simplement obéissants. Leur axiome

j est connu et simple : il convient de réduire les coûts. Il n'y a là rien de spécifique : on sait que l'Armée, la Justice, la Santé, etc., sont traitées

'.. de semblable façon et seule une conjoncture particulière pourra faire

varier le dessein général. Mais il s'ajoute à cela une volonté plus secrète et spécialement active quand il s'agit des enseignants : les gestionnaires supportent mal - et cela est d'essence - un pouvoir qui puisse s'égaler au leur en étendue et qui, de plus, s'autorise d'une légitimité indépendante ; haine des corps intermédiaires et des zones d'auto- nomie. Il va de soi que l'institution scolaire et universitaire est ici bien gênante, du moins l'institution publique. Les membres en effet en sont des fonctionnaires ; ils représentent l'État, et cela sur la base d'une compétence reconnue et, le cas échéant, sanctionnée par des

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' I FORCES TÉNÉBREUSES ...

concours et des titres nationaux. Leur autorité est donc double : d'une part, elle naît d'une source que les gestionnaires ne peuvent que respecter, puisqu'elle est semblable à celle d'où ils tirent eux-mêmes leur pouvoir, nommément la puissance publique. D'autre part, elle se fonde sur une légitimité tout autre, dont peu de gestionnaires oseraient proclamer la vanité : le savoir Ajoutons-y l'extension de l'institution : en droit, tout Français dépend, à un moment de sa vie, des enseignants. Il est peu d'administrations qui puissent en dire autant.

Les Finances, justement, sont du nombre. Tant que l'enseignant est à la fois un fonctionnaire et un savant, le gestionnaire d'État - et singulièrement le financier - s'inquiète. Contrairement à ce qu'imagine un vain peuple, il ne craint pas les enseignants à opinions : il ne croit pas aux opinions, aussi lui importent-elles peu. Il craint les enseignants légitimes. Afin de mieux assurer leur disparition, il souhaite, entre toutes choses, dénouer le complexe : (a) faire que les enseignants coûtent moins cher ; (b) faire que les enseignants ne puissent en aucun

cas passer pour des représentants de l'État ; (c) faite que leur légitimité n'ait pas une source plus haute que celle des gestionnaires eux-mêmes ; (d) faire qu'ils n'accèdent à nulle espèce d'autonomie. Or le point crucial est le savoir. Dans la mesure où, dans les sociétés modernes, la détention d'un certain savoir, tenu pour recevable selon certains critères (variables, mais déterminés dans une conjoncture donnée) et pour mesurable (grâce au diplôme), confère un titre à revendiquer un certain revenu, dans la mesure donc où, dans nos sociétés modernes, un savoir mesurable est une créance tenue pour valide sur les finances publiques, alors il va de soi que la créance sera d'autant plus élevée que le savoir sera reconnu comme plus étendu. En conséquence, si les enseignants sont très savants, ils tendront à coûter cher. A l'inverse, plus ils seront ignorants, meilleur marché ils seront. Remplacer le savoir par le devoir d'ignorance, ou, si ce mouvement paraît trop violent, le remplacer par une qualité non mesurable - dévouement, abnégation, aptitude à l'animation, chaleur affective, etc. -, voilà de bons bénéfices.

Mais il y a plus que le gain sordide : si les enseignants ne peuvent plus

1. L'enseignant dangereux a donc le profil suivant : il est membre de l'école

publique ; il est instruit ; son savoir est attesté par des titres d'État : agrégation, CAPES, thèse d'État. Voilà donc ce qui doit disparaître : le plus sûr est donc que disparaissent les titres inquiétants. On comprend que les gestionnaires saluent avec bonheur les attaques « progressistes » contre ces divers titres.

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LA MACHINE A TROIS PIÈCES '

faire valoir la mesure dç leur savoir par des titres nationaux, s'ils consentent à ne plus s'autoriser que de leurs vertus privées, ils ne sont

plus des représentants de l'État. Cela en soi n'aurait rien de dramatique, mais souvenons-nous de ce qu'est notre pays. La seule autorité qui compte y est celle de l'administration (la décentralisation n'annonce

guère de changements significatifs sur ce point) ; elle est, en tout cas, la seule à pouvoir, éventuellement, tenir son rang en face des potentats locaux. Réduits désormais au rang d'employés municipaux ou régio- naux, à peu près comparables à des curés de paroisse, les enseignants pèseront peu en face des diverses puissances établies, publiques ou

privées. Leur légitimité sera ce qu'en fera leur employeur : quelles que soient d'ailleurs ses qualités affectives, l'enseignant ignorant n'aura de titre à enseigner que le bon vouloir de l'autorité du lieu et du moment. Et les gestionnaires escomptent bien demeurer seuls, en dernier ressort, à incarner cette autorité.

Enfin, plus un individu sait de choses, plus il est capable d'organiser son temps de manière autonome. Mais aussi, et dans cette mesure

même, il réclame plus âprement le droit et les moyens de mettre en œuvre cette capacité. D'autant que le savoir appelle le savoir : plus un individu sait de choses, plus il est capable d'en savoir de nouvelles et

plus il souhaite en savoir de nouvelles. En vérité, c'est là pour lui, bien

souvent, un besoin. Par un recouvrement compréhensible, ce besoin aura pour lieu de satisfaction le temps autonome que, par ailleurs, il réclame et maîtrise. Sur ce point, se retrouvent et s'appuient, sans

toujours en être avertis, les techniciens conscients de leur compétence (cadres ou autres), les artisans, les paysans, les artistes, et, tout autant, les enseignants savants. De là cette régularité qui étonne les commen- tateurs irréfléchis : plus un enseignant est savant - ce qui, dans une institution d'État, se dit, tant bien que mal : plus un enseignant a de titres nationaux' -, plus il dispose de temps autonome. Au fur et à

1. Comme toute mesure, celle-ci est sujette à caution. D'une part, il n'est pas évident que les savoirs se laissent mesurer adéquatement ; d'autre part, il n'est pas évident que les titres nationaux - tels qu'ils sont - soient la meilleure des mesures possibles. Sur le premier point, il faut bien que, dans une société tout entière dominée par la mesure, les savoirs se plient, tant bien que mal, à la loi commune : n'existe socialement que ce qui est mesurable. Sur le second point, la discussion est ouverte : à première vue, en France, seul ce qui est national fait foi. Si donc la mesure d'un savoir doit faire foi, il faut qu'elle soit nationale. Mais la situation peut changer.

Ajoutons qu'on peut admettre le principe des titres nationaux, mais refuser la manière particulière dont ils sont actuellement définis et organisés.

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mesure qu'on remonte l'échelle des titres et des corps, du primaire au secondaire, du certifié à l'agrégé, du maître-assistant au professeur d'Université, les « services » s'allègent. Cela ne signifie pas, contraire- ment aux commentaires journalistiques, que les individus aient le droit de travailler moins, suivant qu'ils s'élèvent en grade : tous sont censés

travailler, mais la partie contrainte du temps de travail (le « service ») ,diminue, tandis qu'augmente sa partie autonome Une telle organisa-

/ tion n'a qu'une justification, mais elle est forte : le savoir (manuel ou

intellectuel, technique ou théorique, académique ou non) est un droit à

l'autonomie 2. ' Qu'une société reconnaisse ce droit et l'inscrive, d'une manière ou

d'une autre, dans ses réglementations, fera qu'on la tienne pour cultivée ou même pour plus juste qu'une autre. Le sort réservé aux enseignants et l'autorisation qu'on leur donne de se comporter comme tous les membres savants du corps social sont, à cet égard, un critère décisif. Or, on sait aussi que l'autonomie est justement ce que les gestionnaires supportent le moins : c'est pourquoi ils admettent mal qu'aucun savoir y donne accès. Ils redoutent les compétences spécifiques quelles qu'elles soient : les techniciens et les artistes en savent quelque chose. Mais ils les redoutent surtout quand elles se constatent chez des fonctionnaires : - où irait-on si des fonctionnaires et surtout des fonctionnaires de l'État disposaient du moindre temps autonome ?

A persuader donc l'ensemble de la société que les savoirs importent

1. Si par temps libre on doit entendre un temps qui n'appartient pas au temps de travail, le temps autonome est tout le contraire.

2. Que de sottises n'a-t-on pas écrites sur ce sujet. On sait que les gestionnaires ont remis en cause le temps autonome des enseignants savants. De deux manières : dans les collèges, en prévoyant d'aligner le service des agrégés sur celui des certifiés (ce qui est une augmentation) et celui des PEGC sur celui des certifiés (ce qui est une

diminution) ; dans les universités, en augmentant le service des professeurs et en diminuant celui des maîtres-assistants (nous simplifions). A quoi les journalistes de

gauche ont applaudi. Ce qui est ainsi atteint, c'est bien le rapport, jusque-là tenu pour légitime, entre

savoir et temps autonome. C'est donc une question de droit : que, dans les faits, il y ait eu des abus, comme on s'est plu à le répéter, cela peut être vrai. En réalité, les abus sont infiniment moindres qu'on ne le dit, mais il faut pour s'en rendre compte une attention et une information à quoi les gestionnaires et les journalistes ne se croient

pas obligés. Mais y en aurait-il beaucoup, faut-il pour cela renoncer à un droit fondamental, quoique ignoré ?

Parce qu'il y a des journalistes menteurs ou légers, faut-il renoncer à la liberté de la

presse ? Parce qu'il y a des fraudes électorales, faut-il renoncer aux élections libres ?

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peu dans l'école, on aura tout à la fois abaissé les coûts, déstabilisé les

enseignants, invalidé leur légitimité et entamé leur autonomie : d'une seule pierre quatre coups.

Mais un semblable discours ne saurait être tenu ouvertement. Le public ne supporterait pas qu'on lui proposât comme idéal explicite des enseignants gentils et ignorants. Il supporte déjà fort mal qu'on les lui

propose dans les faits, car, on le sait, l'enseignant ignorant est déjà là. Le public ne supporterait même pas qu'on lui expliquât qu'un ensei- gnant doit ne rien coûter : il considère que tout service mérite salaire et ce qui le préoccupe, c'est bien plutôt que le service ne soit pas rendu. Il faut donc des déguisements aux intentions des gestionnaires : ceux-ci ne manquent pas. On peut user de thèmes démocratiques : ainsi l'on dénoncera des privilèges, en confondant sciemment des passe-droits authentiques (lesquels généralement demeurent ignorés et intouchés) et certaines particularités, nécessaires au bon exercice d'un métier défini, ainsi les « services » censément légers et inégaux. On peut user de thèmes décentralisateurs : par là, les gestionnaires sont assurés de se réserver le véritable pouvoir qui, à leurs yeux, est le pouvoir d'État. On peut user de thèmes progressistes : puisque, par nature, les concours et les examens ne peuvent s'appuyer que sur des savoirs déjà bien constitués, il est aisé de les taxer de passéisme. Il va de soi que rien n'est plus archaïsant et immobiliste que le fantasme gestionnaire, mais, de cela, il ne sera pas question. On peut user des thèmes d'efficacité : le temps autonome, par définition, ne se prête pas à la rationalité des décomptes. Du même coup, il devient facilement suspect : ce qui n'est pas contrôlable, seconde par seconde, n'est-il pas nécessairement synonyme d'oisiveté, sinon de gabegie ? Ce qui fait que le gestionnaire, soucieux par démocratie affichée d'égaliser les temps de travail contrô- lés, se gardera de les aligner sur la durée la plus courte : cette solution eût été parfaitement « démocratique », elle aussi, mais justement la démocratie, en réalité, n'avait aucune importance. Ce qui était décisif, c'était la réduction de l'intolérable autonomie. On peut user des thèmes du service public : dire qu'avant toute chose, il faut songer aux enfants (ou aux élèves, ou aux étudiants, ou à la jeunesse, etc.), que l'école est faite pour eux et non pour ceux qui y enseignent, que ces derniers sont au service des enfants (ou des élèves, ou des étudiants, ou de la jeunesse, etc.). Arrive-t-il cependant que, par aventure, la jeunesse fasse entendre quelque parole, le gestionnaire, curieusement, restera

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sourd : la référence en ,effet était de pure apparence. Quand un ministère parle de la jeunesse aux enseignants qu'il emploie, qui donc croira qu'il parle au nom de celle-ci ou qu'il est simplement disposé à lui prêter attention ? Il s'agit seulement de faire taire à jamais des voix qui protestaient.

Les maquillages cependant seraient insuffisants si n'existaient pas une seconde et une troisième pièces, dont l'effet consiste à introduire parmi les enseignants eux-mêmes des alliés occasionnels des gestionnaires et des fournisseurs constants de locutions mensongères.

La pièce seconde est une corporation, aussi fermée, aussi jalouse de ses prérogatives, aussi arrogante à l'égard d'autrui, aussi terrible envers ceux qui la combattent que les corporations médiévales. Il n'est pas aisé de la nommer, surtout si l'on ne veut blesser personne. Faut-il parler des instituteurs ? Mais cela serait injuste à l'égard de ceux qui, portant ce titre, ne partagent nullement les préjugés et les ambitions de la corporation. Faut-il parler des PEGC ? Mais ce serait ne pas tenir compte de la division profonde qui marque un corps inventé, à des fins d'abaissement, par un ministre de médiocre mémoire : certains d'entre eux, il est vrai, ne sont rien d'autre que des instituteurs glorifiés, heureux de leur ignorance, puisqu'elle ne les empêche pas, bien au contraire, d'enseigner ce qu'ils ne savent pas et de faire la leçon à ceux qui savent. Mais il en est d'autres, parfaitement instruits, que le hasard des circonstances ou un talent trop peu académique ont empêchés de réussir les concours de recrutement. Quelle ressemblance entre des ignares et ces esprits souvent originaux, parfois puissants et presque toujours généreux ? Aucune, cela va de soi, et pourtant, par un amalgame dont les appareils ont le secret, ils sont regroupés dans le même syndicat : défendre les uns, c'est, dit-on, défendre les autres ; attaquer les uns, c'est attaquer les autres. Le simple bachelier qui n'a jamais spontanément ouvert un livre et qui, pourtant, grâce à un coup de baguette administratif, est en droit d'enseigner ce qu'il n'a jamais su, est mis sur le même pied que tel autre, brillant étudiant, titulaire de v plusieurs licences, trop indocile, trop nonchalant ou, parfois, trop militant pour se plier aux rudes exercices des concours. Sans parler de ceux qui, simples bacheliers au départ, ont désiré, par éthique ou par passion, suivre, à grands frais, des enseignements de spécialité. Les regroupements administratifs ou syndicaux ne signifient rien en eux- mêmes : ils manifestent seulement l'existence d'un dispositif moral et

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matériel où se trouvent enserrés et confondus les instituteurs et PEGC de toute nature. Le SNI en est la forme visible et audible ; il prétend agir et parler au nom de ceux qu'il regroupe. Il ne fait en vérité que susciter en eux et verbaliser leurs passions basses : leur honte de ne plus être ce qu'ils ont été et qu'ils pourraient et devraient être toujours ; leur ressentiment à l'égard de ceux qui, dans leurs propres rangs et dans les

. autres corps d'enseignement, parviennent encore, tant bien que mal, à être ce qu'ils doivent être. Personne n'échappe aux passions basses ; personne donc ne devrait trop se scandaliser d'en éprouver à l'occasion. Il est plus rare et moins bien admissible que des individus découvrent en elles seules leur principe de rassemblement : voilà pourtant ce qui est arrivé. Comment alors désigner, sans trop d'insulte et sans satire, le dispositif dont le SNI, encore une fois, n'est que la manifestation extérieure ? Le nom le plus approprié paraît bien être le plus simple : la Corporation. /

Son entreprise n'est pas neuve. Depuis bien des années, le discours s tient, et se tient au nom des instituteurs ; il se résume à ceci : la Corporation doit avoir le monopole de tout acte d'enseignement. A cela, deux obstacles : le premier est dû à la stratification verticale de l'école en enseignements primaire, secondaire et supérieur ; le second n'est autre que la division horizontale en école privée et école publique. Voilà ce qui doit disparaître, de telle façon qu'il n'y ait plus qu'une seule école, réservée de part en part à la Corporation.

Pour la division verticale, le discours, pendant longtemps, s'en est tenu aux deux premières strates. L'objectif étant que la Corporation, reine du primaire, pénètre et occupe l'enseignement secondaire. On sait que le ministre inventeur des collèges et des PEGC lui a donné toute satisfaction. La seule limite subsistant actuellement est le baccalauréat : les instituteurs et PEGC ne pouvant légalement le faire passer. Cette limite est fragile : on sait que le baccalauréat est attaqué de toutes parts. Trop cher (suivant quel critère, on ne le dit pas), injuste (sans qu'on définisse ce que serait la justice), aléatoire (affirmation sans preuve), les démonstrations ne manquent pas. Sachons bien qu'elles n'ont qu'un seul but, faire sauter un verrou qui sépare la Corporation de la maîtrise absolue de l'enseignement secondaire.

La victoire étant en vue, l'ambition s'est élargie : on en vient à présent à l'enseignement supérieur. Les divers projets de réforme universitaire proposés par les syndicats doivent se lire à cette lumière : ils tendent à

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abaisser quelques barrières qui pouvaient rendre plus difficile l'accès de la Corporation au monde universitaire (la suppression de la thèse d'État n'a pas vraiment d'autre justification matérielle). Ils consistent aussi à

appliquer aux enseignements et au personnel du supérieur les critères usuels de la Corporation : l'ancienneté, la pédagogie comme fin et non comme moyen, la suspicion à l'égard de la recherche et de toute activité intellectuelle en général, le corps unique, etc. La réforme effectivement

adoptée ne pousse pas jusqu'à son terme la logique d'un tel dessein ; elle en retient malgré tout quelques éléments.

La guerre menée par la Corporation contre les stratifications vertica- les est peu connue du public. Il n'en va pas de même de la division horizontale : qui peut ignorer la querelle de l'école libre ? Là encore, il faut être clair : le thème de la laïcité n'est qu'un leurre, dont la

Corporation, à vrai dire, se moque éperdument. La plupart de ses

membres ne savent même pas ce que ce mot signifie et ne peuvent le savoir. Car la laïcité est la forme, historiquement datable, de la liberté de pensée : comment une telle liberté pourrait-elle occuper des indivi- dus qui détestent la pensée et craignent les libertés ? Toute la question se ramène à ceci : on dit, au nom de la laïcité, vouloir assurer le

, monopole de l'école publique, mais c'est pour assurer le monopole de la 1'

Corporation. Rien d'autre n'importe. On voit alors que la célèbre querelle de l'école libre n'est qu'une moitié du dispositif : elle ne reçoit pas sa signification complète, si elle n'est pas combinée à une autre

querelle, bien moins connue et bien plus acharnée, qui conditionne la

précédente. Cette querelle secrète oppose la Corporation aux autres membres de l'école publique. Aux instituteurs et PEGC qui, malgré leur titre, ne répondent pas aux normes (la première d'entre elles étant le

passage par une École normale d'instituteurs) ; aux agrégés et aux certifiés, qui, enseignant dans le secondaire, ont néanmoins été formés dans le supérieur et, par là, blessent la Corporation ; et, à présent, à la

plupart des membres de l'enseignement supérieur. Le mot d'ordre « un seul corps de la maternelle au Collège de France » n'a pas été proféré par le SNI, mais par le SGEN : peu importe. Comme le chat tire les marrons du feu, les éternels nigauds ont simplement dit tout haut ce qui donnera sens et contenu à une victoire de la Corporation.

Quand il s'agit de combattre les adversaires de l'école publique, la Corporation peut se contenter d'évoquer la laïcité. Il est plus difficile, bien évidemment, de combattre à l'intérieur de l'école publique

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elle-même. Il va de soi que les thèmes de la lutte contre les privilèges, de l'égalité et de la démocratie sont ici bien utiles. La Corporation sait qu'elle a pour elle le nombre. La loi de la majorité lui est donc favorable ; aussi en réclame-t-elle l'application sans phrases - aidée en cela par la tradition politique française qui, on le sait, n'aime guère préserver les droits d'une minorité numérique et qui, malgré Montes- quieu et le modèle anglais, identifie volontiers loi de la majorité et démocratie. De même, le principe d'égalité, interprété en termes mécaniques, permet de dévaluer d'emblée toute supériorité de savoir : les adversaires de la Corporation sont alors interdits de parole, non pas parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils disent, mais justement parce qu'ils le savent. Enfin la lutte contre les « privilèges » est engagée : faute de pouvoir toujours obtenir pour elle-même tout ce qu'elle demande, la Corporation du moins réclame que personne ne soit mieux loti qu'elle ne le supporte.

Ce qui précède ne suffirait pas pourtant. Ce n'est, après tout, que du

bricolage et du détournement de thèmes. La Corporation a besoin de mots qui lui soient propres et légitiment positivement sa domination. C'est là qu'apparaît la pédagogie.

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La pédagogie, dit la Corporation, est la science de l'enseignement ; ' celui qui la détient sait enseigner. Or, ajoute-t-elle, les membres de la j / Corporation détiennent cette science : ils sont formés à ses principes et ils ont l'expérience. Mais alors, il ne saurait leur être demandé, sous z peine d'oppression, de savoir quoi que ce soit d'autre. Bien plus, il ne faudrait pas solliciter outre mesure certains maîtres de la Corporation pour leur faire avouer ce qu'ils croient dans le secret de leur cœur : un savoir défini qui se surajouterait à la pédagogie n'est pas seulement inutile ; il est en vérité dangereux. Car il ne peut que faire obstacle à la \ pureté de l'acte pédagogique. La Corporation n'affirme pas seulement détenir la science pédagogique ; elle prétend aussi en avoir le mono- pole : les instituteurs et PEGC savent enseigner - en vérité, ils ne savent rien d'autre - ; ils sont aussi les seuls à savoir enseigner. Tous les

z autres types d'enseignants en sont du même coup dévalués, et singuliè- <

rement, ceux qui s'autorisent de leur discipline et de la maîtrise qu'ils en ont. En bref, seuls les membres de la Corporation méritent, aux yeux de celle-ci, le titre d'enseignants : étant de purs pédagogues, ils savent tout ce qu'il y a à savoir pour l'être et ne savent pas ce qui les empêcherait de l'être. A s'en tenir aux faits, de telles prétentions sont vraisem- .,

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blalement injustifiées. En vérité, les établissements scolaires tenus par la Corporation (les écoles primaires et une partie des collèges) sont

justement ceux dont on est sûr qu'ils fonctionnent d'une manière

catastrophique. Mais peu importe : ceux qui, instituteurs ou non, oseraient soutenir qu'on ne peut bien enseigner - pédagogie ou pas - que ce que l'on sait, il va de soi que ce sont de mauvais enseignants, des ambitieux qui en souhaitent davantage que la norme ne le permet, des méchants qui, consacrant un peu de leur temps à apprendre autre chose

que de la pédagogie, volent ces instants à ce qui devrait être leur seul et

unique objet. On devine combien de tels propos sont précieux aux gestionnaires ;

on ne s'étonnera donc pas que la Corporation soit depuis toujours et sous tous les régimes l'enfant chérie des administrations. La droite la redoute et la gauche l'aime, facilement satisfaite de retrouver des thèmes qui lui sont familiers et assez peu regardante sur les conséquen- ces de fait qu'ils entraînent. Il semblerait pourtant que le soupçon parfois s'insinue : et si le discours de la Corporation était trop pauvre, dans une conjoncture devenue plus complexe ? Devant un tel soupçon, la Corporation est embarrassée, car elle n'a pas en elle-même les

moyens de renouveler quoi que ce soit : haïssant la pensée, elle ne peut recourir fût-ce au minimum de pensée requis pour une idée originale.

C'est là que la troisième pièce révèle son utilité. N'intervenant dans la machine que depuis 1945, elle est parée de tous les ornements de la

jeunesse ; s'étant infiltrée dans la plupart des centres de décision, elle fait état de son dévouement à la chose publique ; en retour, n'ayant,

malgré sa passion de la gestion, jamais su faire fonctionner la moindre

institution, elle peut se vanter de la pureté propre aux inefficaces. Il

s'agit, bien entendu, des chrétiens démocrates '. Il faut le savoir, en effet : depuis 1945, tous les thèmes de toutes les

1. De même que le SNI est l'expression publique de la Corporation, de même la force chrétienne démocrate dispose d'un syndicat : le SGEN. Celui-ci est numérique- ment peu puissant, il est vrai, mais il bénéficie de l'hégémonie idéologique des chrétiens.

Parmi ses revendications caractéristiques : l'alourdissement général des services ; la

suppression du temps autonome et l'obligation de présence constante des enseignants dans les établissements ; l'alignement du professeur au Collège de France sur l'instituteur de maternelle ; l'abolition de toute différenciation due au savoir ou à la recherche. En bref, le SGEN est cette rareté : un syndicat d'enseignants qui réclame

systématiquement l'abaissement matériel et moral de tous les enseignants.

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réformes de tous les niveaux d'enseignement sont d'origine chrétienne '.\ La Corporation n'y a, de fait, rien articulé, sinon sa volonté de monopole. Des chrétiens, et non pas d'elle, viennent ces locutions et ces t vœux inimitables, où le loyal sans cesse prend un air déloyal : dévalua- tion de l'institution au bénéfice de la communauté ; dévaluation des \ savoirs au bénéfice du dévouement ; dévaluation de l'instruction au t bénéfice de l'éducation ; dévaluation du cognitif au bénéfice de l'affec-

tif ; intrusion dans les âmes et ouverture au monde, etc. La liste est longue et désordonnée, mais nous y reviendrons.

Tout est à présent en place : la dévaluation chrétienne des savoirs

permet à la Corporation de persécuter ceux qui s'opposent à elle et lui

reprochent son ignorance. Elle sert également les buts des gestionnaires qui trouveront le moyen de payer moins ceux qui en savent moins, mais aussi de payer moins ceux qui en savent plus. La dévaluation chrétienne de l'institution sera utilisée par la Corporation contre ceux qui voudraient se servir des stratifications héritées (corps des agrégés, corps des professeurs d'Université, etc.) pour résister à son emprise. Elle satisfait tout autant les gestionnaires qui, entendant se réserver le

monopole des pouvoirs, ne souhaitent rien tant que l'abolition des institutions qu'ils ne contrôlent pas. Enfin, le recours constant au dévouement devra fermer la bouche aux protestataires. S'ils arguent de leur savoir ou simplement de leur attachement à une discipline, on leur fera honte de manquer au devoir d'humilité. N'ont-ils pas compris que leur savoir est de nulle valeur au regard de leur haute mission ? Et si d'aventure ils supportent mal que, non content de les humilier, on alourdisse leurs contraintes et diminue leur salaire, on invoquera les idéaux : n'ont-ils pas compris que leur tâche est si noble, leur dévoue- ment si essentiel qu'ils sont au-delà de toute rétribution matérielle ?

1. II va de soi que la tradition chrétienne est multiple et ne s'identifie nullement aux thèmes qui sont ici visés. On peut conjecturer ce que saint Thomas d'Aquin en eût pensé et l'on sait les sarcasmes de Bernanos à l'égard des chrétiens démocrates. Au reste, il n'est pas vrai que tous les enseignants chrétiens soient au SGEN ni que tous les membres du SGEN soient chrétiens. Avançons même cette proposition apparem- ment paradoxale : le lieu où les thèmes chrétiens démocrates sont le moins répandus, c'est justement l'école catholique ; le lieu où ils sont le plus puissants, c'est l'école publique.

Néanmoins, les thèmes cités appartiennent bien à une certaine tradition chré- tienne ; laquelle, de plus, est devenue hégémonique dans la hiérarchie catholique, sinon chez les fidèles.

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Ce n'est pas que les trois forces n'aient pas leurs points de séparation. Ainsi, la Corporation ne déteste rien tant que l'ouverture et la communauté indifférenciée que souhaitent les chrétiens ; cela va de soi, puisque la Corporation est essentiellement close sur elle-même et revendique le droit d'être un corps séparé de l'ensemble de la société. De leur côté, les gestionnaires ne sauraient permettre que le discours chrétien soit généralisé à l'ensemble des appareils ; ce serait leur propre mort qui serait ainsi programmée. De même, ils ne sauraient permettre que les privilèges réclamés par la Corporation - toute-puissance et irresponsabilité - soient complètement effectifs : s'ils l'étaient, une parcelle de leur propre autorité serait abandonnée. C'est pourquoi les alliances sont temporaires et limitées, mais elles sont aussi sans cesse recommencées grâce à quelques maîtres-mots. Les contradictions entre les chrétiens et la Corporation seront utilement masquées par la mention du mot pédagogie : qu'importe que les premiers l'entendent en un sens et la seconde en un autre. Le mot est lâché et autorise tous les pactes. Les contradictions entre les chrétiens et les gestionnaires ne risqueront pas de prendre un tour critique, pour peu que le discours .

anti-institutionnel soit strictement limité dans ses effets. Justement parce qu'ils haïssent l'école, les gestionnaires sont trop heureux de la soumettre au discours qu'ils détestent le plus ; ayant donné ce gage, s'étant donné le luxe de paraître s'ouvrir à ce qui leur est le plus ennemi, ayant par là obtenu le label de générosité que les chrétiens célèbrent par-dessus tout, ils sont à même d'arrêter les frais. Pas question que le discours chrétien soit suivi d'effets dans les lieux qui importent aux gestionnaires : ni dans les centres de décision, ni dans l'armée, ni dans les tribunaux, ni même dans les quelques « grandes » écoles qui comptent à leurs yeux.

Au reste, les contradictions tripolaires, qui sont les plus dangereuses

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DE LA TRIPLE ALLIANCE A LA RÉFORME UNIQUE

pour l'équilibre d'une machine à trois pièces, n'ont guère de chances

d'émerger. Car il est un talisman propre à, d'un seul coup, orienter les forces dans la même direction, un thème positif où les consonances se révéleront maximales : la démocratisation et l'égalité. A percevoir ces mots, les chrétiens ne peuvent que chanter Hosanna, puisque, depuis longtemps, ils y reconnaissent, retraduites en langue moderne, l'humi- lité des premiers sectateurs du Christ et l'agapè des premières commu- nautés. Mais la Corporation n'est pas moins heureuse, puisque de ces mots, convertis en purs slogans, elle a couvert depuis toujours son

impérialisme. Quant aux gestionnaires, ils entendent là le nom de ce

qui, pris au sérieux et au pied de la lettre, est leur ennemi mortel. Mais, comme ils croient spontanément qu'on ne peut prendre ces mots au

sérieux, ils les tiennent pour de purs et simples synonymes de l'inexis- tence et de l'inefficacité. Quelle chance pour eux qu'ils puissent les

employer à empêcher que soit remise en cause, de quelque manière que ce soit, la puissance oligarchique dont ils se flattent. Dans la mesure même où ils haïssent la démocratie et la croient destructrice, ils s'en remettent à elle pour détruire ce qu'ils haïssent.

L'Éducation nationale se laisse décrire comme une machine à trois

pièces ; elle se laisse également décrire comme une Triple Alliance, dont les partenaires conjuguent leurs forces et, parfois, confondent leurs

langages. L'acte fondamental de l'Alliance, le produit privilégié de la machine, le point où toutes les forces se rassemblent, où les trois pièces fonctionnent dans la même direction, où les partenaires additionnent leurs efforts, c'est la Réforme.

De même qu'il n'y a qu'une seule machine et une seule Triple Alliance, il n'y a, depuis bientôt quarante ans, qu'une seule réforme. Elle affecte successivement ou en même temps tous les types d'ensei-

gnement. Elle est reprise, tour à tour, par des ministres différents et des

gouvernements opposés. Les patronymes donc varient et importent peu : il s'agit toujours d'une transaction conclue entre les partenaires de la Triple Alliance, exprimée dans le langage propre, dans une conjonc- ture donnée, à les diviser le moins. Nous savons déjà qu'en tout état de cause on y retrouvera toujours, venue des gestionnaires, de la

Corporation ou des chrétiens, la haine de ceux qui savent.

Récemment, la Réforme a pris une ampleur inusitée, puisque l'enseignement primaire, seul, y échappe aujourd'hui : qu'il fonctionne très mal est une évidence, mais la Corporation sans doute souhaitait que

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rien n'y changeât et qu'y aurait-il à y changer, doit-elle demander, puisqu'elle y règne déjà de manière exclusive ? En revanche, les collèges, les lycées et les universités sont touchés par des projets presque simultanés et entièrement parallèles Sans doute les détails techniques changent-ils. Il va de soi que chaque type d'enseignement a ses caractéristiques propres, que même la volonté la plus forcenée de tout homogénéiser ne saurait méconnaître. Au reste, la Triple Alliance ne se propose pas pour fin majeure l'homogénéisation comme telle : celle-ci, si elle est accomplie, ne sera jamais qu'une conséquence seconde. L'essentiel est ailleurs et, pour y parvenir, on acceptera toutes les adaptations requises : le dessein est unique ; ses voies peuvent être hétérogènes ou même contradictoires.

On pourrait s'imaginer, par exemple, que l'enseignement supérieur échappe, partiellement ou même complètement, aux contraintes de la Triple Alliance. Après tout, les universités ne sont-elles pas autonomes et, par là même, supposées se gérer elles-mêmes ? Cela devrait bien, n'est-ce pas, limiter les pouvoirs des gestionnaires. Il est constant, d'autre part, que la Corporation est matériellement absente des universités : sa force pourrait tout au plus y être de nature morale et qu'est-ce qu'une force morale ? Enfin, la nature même de l'enseigne- ment supérieur devrait limiter la portée des discours chrétiens : com- ment y prohiber, sans contradiction, le savoir et la recherche ?

La réalité est tout autre. Il est vrai que les universités se gèrent elles-mêmes. Mais leurs budgets sont impérativement fixés dans les bureaux. L'autonomie qu'on leur accorde revient seulement à ceci : certains universitaires doivent se faire aussi gestionnaires. Le curieux, c'est que fort peu d'entre eux y résistent : dès qu'ils touchent un tant soit peu à la gestion, ils adoptent et intériorisent la haine des gestionnaires à l'égard des enseignants. Leur seul souci est de paraître sérieux, spécialement aux yeux des financiers. Ils n'ont plus à la bouche que la rationalisation des coûts, les plans quinquennaux, le redéploiement des moyens, la finalisation des recherches, le ciblage des publics, etc. Grisés

1. Aussi est-il absurde de rejeter ou d'approuver l'un sans rejeter ou approuver les autres. M. A. Touraine fait l'éloge sans réserves de la réforme Legrand, prévue pour les collèges, et critique sévèrement la réforme de l'enseignement supérieur : or, il

s'agit bien des deux parties, étroitement reliées, d'une seule et même réforme. Trouver bon pour les collèges ce qu'on trouve catastrophique pour les universités

suppose une grande inattention, ou bien un profond mépris envers les maîtres et les élèves des collèges.

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d'être, à l'occasion, traités de pair à compagnon par le plus obscur des énarques ou, merveille, par un puissant du jour, certains se retrouvent semblables à ces Juifs mondains, si heureux d'être les bons Juifs de quelque antisémite qu'ils ne cessent de railler leurs coreligionnaires. Ils commencent à dire du mal de leurs collègues, se déclarent prêts à les contraindre, à les dénoncer au besoin, à se faire les limiers du gestionnaire en chasse. Leur récompense est qu'on dise d'eux en haut lieu qu'ils font exception à la règle commune. « Si tous étaient comme vous, dit-on, il n'y aurait pas de problèmes » ; l'universitaire alors rougit et, langue pendante, obtient parfois, en plus de la caresse verbale, un sucre matériel : le moyen de quitter l'université. Récompense suprême qu'on remet généralement aux inventeurs de réformes. Ayant proposé les recettes destinées, disent-ils, à définitivement sauver l'enseignement supérieur, ceux-ci en effet demandent à le quitter au plus vite et deviennent, au gré des faveurs, attachés culturels, chargés de mission : en tout cas, peu de chose. Mais tant que de tels ahuris fonctionnent dans les universités, les gestionnaires y disposent d'un cheval de Troie.

Quant à la Corporation et aux chrétiens, leur influence morale est assez grande pour peser matériellement. Sans doute la Triple Alliance doit-elle compter, dans les universités, avec une force qu'elle a, dans les collèges et les lycées, les moyens d'opprimer davantage : les enseignants qui croient au savoir. Mais enfin la division, spécifique de l'enseigne- ment supérieur, entre professeurs et maîtres-assistants, rappelle par trop la division, spécifique de l'enseignement secondaire, entre agrégés ou certifiés d'une part et PEGC d'autre part, pour ne pas susciter les mêmes discours.

D'autant que la Triple Alliance peut tourner à son profit une situation catastrophique, résultant mécaniquement d'une série de choix anté- rieurs. Dans les années 69-70, on a recruté massivement et, il faut bien le dire, n'importe comment. En conséquence, tous les universitaires ont le même âge : la quarantaine. Du même coup, la pyramide des corps (professeurs et maîtres-assistants) est d'autant plus mal supportée qu'elle traverse des classes d'âge homogènes et sépare des individus qui naguère étaient de même statut. Ajoutons que la communauté des âges recouvre des différences absolues : certains de ces universitaires, que l'on dit encore « jeunes », ont d'eux-mêmes et de la recherche une idée assez haute pour y dévouer la plus grande partie de leur temps et de leur pensée ; d'autres ont renoncé à tout. Du reste, ne croyons pas que les '

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professeurs soient tous du premier type ni les maîtres-assistants du second : les exemples d'injustice surabondent. '

Il existe donc des quadragénaires spoliés : leur valeur personnelle, les travaux qui en témoignent et les titres qui la mesurent, tout leur donne le droit d'occuper une position digne d'eux. Cette position leur est refusée : manque de postes, c'est-à-dire manque d'argent. Il existe aussi des quadragénaires frustrés : si occupés qu'ils aient pu paraître, ceux-là n'ont jamais travaillé, ni pour eux-mêmes ni pour autrui. Tout au plus certains pourraient rappeler des palabres interminables, des réunions incessantes avec leurs collègues, des discussions oiseuses avec leurs étudiants. Ils savent bien que de là ne se fonde aucun droit.

Frustrés quand ils s'examinent, frustrés quand ils se souviennent de ce que parfois ils ont été, frustrés quand ils se comparent, ils s'abandonnent

à la tristesse, d'où naît souvent le manque de générosité. Alors s'offrent à eux les discours de la Triple Alliance. Il leur faut dire du mal de la

) recherche, prise comme critère exclusif : on doit aussi, proclament-ils, prendre en compte la gestion (style gestionnaire), le dévouement (style

1 chrétien), les nouvelles technologies pédagogiques (style Corporation). Bien plus, il faut, à mots plus ou moins couverts, dénoncer l'égoïsme,

l'ambition, en un mot le péché de ceux qui, au mépris des altruismes, ont poursuivi une recherche. Il faut demander que soient écartées les occasions de chute : qui sera tenté de pécher, si l'on supprime ces incitations diaboliques que sont la division entre corps hiérarchisés et la

/ thèse de Doctorat d'État ? Il faut en tout cas que cessent les récompen-

/ ses aux pécheurs : elles seront baptisées privilèges, et le tour sera joué.

j Trois symboles : (a) la suppression de la distinction entre les corps ; (b) j la suppression de la thèse d'État, proclamée d'autorité monument

\ d'érudition stérile' ; (c) la promotion automatique de tout un chacun : les critères de l'activité scientifique ou simplement intellectuelle n'étant

qu'une incitation à la faute et au subjectivisme, on leur substituera des critères « objectifs » : l'ancienneté et le localisme. Par le premier, on criera haro sur toute brillance prématurée ; par le second, on se gardera de tout intrus venu de l'extérieur.

Que personne ne sorte et que personne n'arrive : tel est le mot d'ordre. Ainsi seront maintenus dans les universités des individus qui

1. Que, par là, l'on supprime le seul titre universitaire français qui ait encore une valeur internationale, c'est ce dont les pieux paroissiens, voyant midi à leur clocher, n'auront nul souci.

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haïssent les savoirs, qui se haïssent eux-mêmes et qui, sous couleur de les aimer très fort, haïssent leurs étudiants - leurs futurs rivaux. Ainsi seront maintenus hors des universités ceux qui, venus d'ailleurs et

singulièrement des lycées où ils enseignent, ont fait la preuve de leur talent et de leur activité. z

Les quadragénaires frustrés sont les agents fidèles de la Triple Alliance dans les universités. Ils sont donc forts de toute la force de cette ; %

puissante machine. Pourtant, il est bien rare qu'ils osent parler pour eux-mêmes ; ils préfèrent, et cela, sans doute, est habile, s'ériger en défenseur des spoliés. Pourquoi, disent-ils, faut-il qu'il y ait deux corps, puisque des sujets brillants demeurent maîtres-assistants ? Pourquoi faut-il qu'il y ait une thèse d'État, puisque tel ou tel, titulaires de ce titre, demeurent sans position ? Par ces mots, ils prétendent se battre pour ceux qu'une administration inique a effectivement dépouillés de leurs droits. En vérité, ils s'en font les pires persécuteurs ; en demandant la

suppression des positions dont des universitaires dignes de ce nom ont été exclus, ils éternisent la spoliation au moment même où ils affirment la réparer. Ce qu'ils ont obtenu cependant, c'est bien ce qu'ils voulaient obtenir : que ces chercheurs authentiques demeurent avec les frustrés.

Parlant au nom de tous, y compris de leurs victimes, les quadragénai- res frustrés peuvent passer pour majoritaires. Il y a peu de chances pour que tel soit le cas, mais qu'importe : ils sont les plus bruyants et nul ministère n'y regarde de si près. Pour peu que, par fantaisie ou par crainte ou par tradition, il veuille se réclamer de la majorité, il décidera de s'appuyer sur eux. Surtout si tel quadragénaire frustré, lassé de

l'Université, a décidé de se faire élire au Parlement. Il y a pourtant des limites à tout. Logiques tout d'abord : impossible,

même aux chrétiens et aux pédagogues les plus acharnés, de totalement identifier une université et une école maternelle. Impossible de repro- cher à un universitaire d'en savoir trop ou de pratiquer une recherche

personnelle : cela est bon pour les professeurs de lycée et de collège. A

quoi s'ajoute, infiniment plus décisive, une limite matérielle. La division hiérarchisée entre professeurs et maîtres-assistants déplaît à la Corpo-

' ration, aux chrétiens et aux frustrés. Soit. Pourtant, les gestionnaires sont tentés d'hésiter. Dans le secondaire, nul problème : l'abolition des divisions et l'instauration d'un corps unique contribuent à abaisser les coûts. L'alliance subsiste donc et le principe de la Réforme est clair : unification des services et bientôt des corps. Mais il n'en va pas de même

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pour le supérieur ; là, l'abolition des divisions et des hiérarchies, l'instauration du corps unique contribueraient à augmenter les coûts.

Aussi, par la même logique qui les avait guidés dans le premier cas, les

gestionnaires doivent ici rompre l'unanimité de la Triple Alliance et inverser leur décision 1.

Une fois encore, c'est à l'intérieur du cercle enchanté que se meuvent ceux qui décident sur l'enseignement supérieur. Moyennant des varia- tions conjoncturelles et quelques préférences de style, ils font tous la même chose. Ainsi, Mme Saunier-Séité avait préféré s'appuyer sur les

plus obtus des professeurs ; M. Savary a, quant à lui, préféré s'appuyer sur les plus obtus des maîtres-assistants : de là certaines conséquences. Il faut bien accorder quelques satisfactions à ceux dont on se sert ; or on ne

peut satisfaire de la même manière les uns et les autres. Ces menues différences mises à part, la politique de Mme Saunier-Séité et celle de M. Savary sont identiques entre elles ; de plus, elles sont identiques à ce

qui était avant 1981 et est encore après 1981 pratiqué dans les autres niveaux d'enseignement : abaisser les coûts, réduire le temps autonome des enseignants, soumettre ces derniers à l'autorité sans phrases des

gestionnaires, tout cela au nom de thèmes chrétiens. Pour les lycées, il n'y a guère à commenter : la réforme proposée n'est

qu'une variante atténuée de ce qui est prévu pour les collèges. L'atténua-

tion, sans doute, est due à un rapport de force. Les professeurs de lycée forment un corps relativement homogène : la différence entre agrégés et certifiés existe, mais n'efface pas certains traits communs. Ce qui les

rassemble, c'est une haute image d'eux-mêmes, non pas en tant

qu'individus, mais en tant que corps. Si de plus l'image est si haute, c'est

pour une raison essentielle : elle inclut une relation à un savoir, le plus souvent défini en termes de discipline et garanti par un passage dans

l'enseignement supérieur. Agrégé ou certifié, le professeur de lycée ne se pense pas comme un enseignant, terme indifférencié cher à la

Corporation et aux chrétiens, mais comme un philosophe, un mathéma-

ticien, un historien, etc. Toute décision qui s'attaquerait à ce principe constitutif serait perçue, par les uns et par les autres, comme une atteinte intolérable : l'inégalité des salaires et des services, séparant agrégés et certifiés, en paraîtrait du même coup inessentielle.

1. Telle est la seule raison qui a empêché que ne soit instauré le corps unique dans l'enseignement supérieur. La division entre professeurs et non-professeurs y subsiste donc : la question non résolue est de savoir quel degré de réalité elle conserve.

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Corrélativement, le discours chrétien se heurte à une hostilité structurale, obstacle qui pourrait paraître anodin tant qu'on n'en vient

pas à prendre des décisions effectives, mais en réalité très difficilement contournable, pour peu qu'on cherche à faire passer la Réforme dans les faits. Quant à la Corporation, elle n'a pas encore pénétré les lycées. Elle

n'y parviendra pas, tant que le baccalauréat sera maintenu. Or, il devrait l'être, puisque son existence est une condition nécessaire de la réforme des universités qui a, par ailleurs, été décidée. Il est vrai que l'on n'est

pas à une contradiction près. Ainsi, le rapport sur les lycées justifie la réforme qu'il propose en

dénonçant le mythe de la baisse de niveau. « Il n'y a pas de baisse de niveau », soutient-il. Si l'on considère la quantité et la cohérence des connaissances transmises, cela est sûrement vrai. La conclusion dès lors devrait s'imposer : les professeurs de lycée sont bien formés et font bien leur travail. Pourquoi, dans ces conditions, leur formation est-elle remise en cause et pourquoi leur travail doit-il être bouleversé ? Bien

plus, le même rapport constate que, sur un point seulement, le niveau s'est effondré : l'expression écrite. Mis à part les usuels ronds de jambe sur la civilisation de l'image, une autre conclusion s'impose : la Corpo-

. ration ne fait pas son travail. C'est en effet dans les écoles primaires et dans les collèges, où elle règne, que la maîtrise de la langue devrait être assurée. Par quelle logique l'élévation du niveau des connais- sances doit-elle justifier des réformes qui briment les professeurs, à qui elle est due, et qui exaltent la Corporation, par qui elle est empêchée ?

En vérité, tout s'éclaire avec la rénovation des collèges, dite réforme !

Legrand. On y trouve résumé, de la manière la plus limpide, l'ensemble de mesures et de principes auquel la Triple Alliance suspend aujour- ) d'hui son unité. Grâce à ces projets, il est devenu patent que les laïques purs et durs, les plus intransigeants, n'ont plus à la bouche que des

propos de prêtres : il n'est plus question, à propos des collèges, que d'épanouissement, de lieux de vie, d'ouverture à autrui, d'ouverture au monde, etc. Il va de soi que la Corporation qui réclame à si grands cris la réforme des collèges n'a en réalité que la plus parfaite indifférence pour le contenu propre du rapport Legrand : elle ne l'a guère lu, du reste. t Une seule chose l'y intéresse : que, par des justifications entièrement chrétiennes - mais c'est là un détail - soit maintenue l'ouverture - / octroyée par la droite - des enseignements secondaires à la Corpora- tion. L'évidence que, par une telle ouverture, les enfants du peuple

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n'ont plus désormais en partage que des erreurs, des contre-vérités, des insuffisances, cette évidence était trop incontournable, sans doute, pour qu'on pût la dissimuler longtemps. Un certain Laurent Schwartz, après tout, avait soulevé te voile. Aussi ks thèmes de la docte ignorance étaient-ils là nécessaires : d'où la traduction chrétienne.

On voit du même coup que la laïcité elle-même n'est effectivement

qu'un leurre. Qu'y a-t-il de moins laïque en effet que la réforme

Legrand ? Qu'y a-t-il de moins laïque que de ramener l'enseignant au confesseur ? Car le tutorat n'est rien d'autre que de la direction de conscience. Qu'y a-t-il de moins laïque que de fonder l'école sur le lieu de vie ? C'est retrouver l'ambition des sectes religieuses qui veulent

toujours que leurs cloîtres vaillent des mondes. Ce qui restera, dans l'affaire, le moins compréhensible, c'est qu'un

gouvernement entier ait pu ignorer les structures de son propre pays et la nature des véritables enjeux, au point de s'appuyer sur des alliances aussi instables - au vrai, de pures et simples alliances de mots -, pour régler le sort de l'école. Pour l'enseignement supérieur, il faut sans doute invoquer une profonde indifférence : n'ayant aucune doctrine

propre, l'exécutif s'est abandonné à ceux qui, parmi les parlementaires, appartiennent à l'Université. Il ne savait pas sans doute que, sauf

exception, un universitaire qui demande à se faire élire, a renoncé à toute recherche. Cela ne le qualifie généralement pas pour raisonner sainement sur l'articulation entre l'enseignement supérieur et cette recherche qu'il a toujours ignorée ou qui l'a déçu. La rénovation des

collèges, sans doute, recevait davantage d'attention. Peut-être faut-il même supposer à la réforme Legrand des attraits incomparables, si, comme il semble, elle était censée, entre autres choses, résoudre la célèbre querelle du dualisme scolaire. Car une querelle célèbre est

toujours importante aux yeux des puissants : la susciter, l'entretenir ou, au contraire, l'éteindre leur paraît un dessein digne d'eux. La volonté de

changement, en l'occasion, exigeait qu'on en finît. Ajoutons que, vraisemblablement, le gouvernement, semblable en cela à la majorité des Français, ignorait que la querelle célèbre en cachait une autre, infiniment plus réelle et décisive : s'il fallait, pour éteindre la première, rallumer la seconde et dresser les uns contre les autres les divers membres de l'école publique, il n'en savait rien, et l'eût-il su que peut-être il n'en aurait eu nul souci.

Les réformateurs chrétiens ont dû être sincères. Ils le sont souvent : ils

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tenaient, ont-ils dû dire, la clé d'une réconciliation, puisque, en injectant dans l'école publique les concepts et les locutions du plus progressiste des christianismes, ils comblaient la distance et colmataient

. la fissure entre les deux jeunesses. D'autant qu'entre-temps l'Église avait changé ; ils s'en portaient garants, et pour cause : n'y ont-ils pas le

monopole du pouvoir ? Le gouvernement, plus pragmatique, a dû croire du moins que la Corporation serait suffisamment satisfaite de conquérir l'enseignement secondaire, suffisamment hébétée aussi pour accepter un langage qui lui est étranger et céder sur l'école privée. Il était d'autant plus fondé à le croire que les dirigeants de la Corporation t avaient un temps partagé ce point de vue et juraient que leurs troupes suivraient. De là une stratégie en tenaille : une branche était la Réforme générale des collèges, des lycées et des universités - essentiellement chrétienne dans son langage et, pour les réalités, conforme aux intérêts de la Corporation ; l'autre branche était l'intégration négociée de l'école '

privée à l'école publique, la première se rattachant à la seconde du point de vue administratif, cependant que, par l'autre branche de la tenaille, la seconde se fondait dans la première du point de vue des principes.

On sait ce qu'il en est advenu. Tout le monde s'est trouvé en difficulté : les membres de l'école publique, ennemis de la Corporation, demeurent terrifiés du pouvoir absolu qu'on lui a conféré ; les esprits véritablement laïques, attachés à la liberté de pensée et aux savoirs qui donnent à cette liberté sa forme et son contenu, ont été saisis d'horreur devant l'obscurantisme qui monte - clérical et anticlérical ; les réfor- mistes chrétiens sont devenus l'objet de la haine de leurs collègues, qui craignent d'eux les persécutions et la chasse aux sorcières ; les membres de l'école privée redouteront toujours que les concessions de langage ne dissimulent des entreprises concrètes d'étouffement ; la Corporation craint d'avoir passé un marché de dupes.

Quant aux citoyens qui, pour la plupart, souhaitent une école publique digne de ce nom, c'est-à-dire une école qui échappe à la

Corporation et à la Triple Alliance, on ne leur a laissé d'autre choix que de descendre dans la rue pour défendre l'école confessionnelle (et cela au nom de la liberté, ce qui en vérité est un comble) ou de militer aux accents de la langue de bois pédagogique. On comprend que tous ne s'y résolvent pas : seul leur demeure alors un mutisme désespéré.

Autrement dit, qu'on parvienne ou non à quelque transaction finale, la question véritable n'aura pas cessé de ne pas être posée.

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L'opinion ne sait rien de ce qui est véritablement en cause ; les puissants ne semblent pas mieux éclairés. L'indifférence des premiers jours fait place à l'inquiétude, mais pour autant les notions demeurent aussi confuses que jamais. Ce n'est certes pas céder à la polémique que de diagnostiquer, sur la question de l'école, la plus inquiétante confusion des esprits.

Cela s'explique. La Triple Alliance, dont on a vu la puissance, est un dispositif interne à l'Éducation nationale. En fait, le ministère n'est rien d'autre que la Triple Alliance elle-même. L'existence de cette dernière n'apparaît pleinement qu'au sein du monde compliqué et secret de l'enseignement public, auquel peu de gens comprennent quelque chose. A vrai dire, il semble bien que les plus aveuglés, à cet égard, soient les enseignants eux-mêmes. Par conséquent, cet objet dont on parle tant aujourd'hui - l'école - est déterminé par des forces dont la nature et l'existence même demeurent largement secrètes ou mal décrites.

Mais la presse, dira-t-on ? Il faut bien avouer que, de façon générale, elle s'intéresse peu ou mal aux questions d'enseignement. Elle n'y prête attention que si elles sont devenues l'occasion de quelque trouble de l'ordre public ou de quelque péripétie parlementaire. Cela du reste se conçoit : c'est le sort général des grands appareils. Il en irait de même pour l'armée ou la justice. Autrement dit, dans la plupart des cas, la presse est indifférente, peu informée et, pour cette raison même, relativement impartiale. Impartiale à sa manière, cela va sans dire : elle prendra parti sur l'école, mais ce ne sera pas en fonction de l'école, ce sera en fonction de choix politiques généraux. Ainsi, la presse gouver- nementale soutiendra les décisions du gouvernement, et la presse d'opposition les combattra.

Mais, comme les décisions des gouvernements successifs sont le fait de la Triple Alliance et comme cette dernière demeure la même au

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travers des changements politiques, il arrive que des gouvernements de couleur opposée conduisent en fait la même politique. On voit alors la même presse adopter successivement des positions inverses, suivant qu'elle est ou n'est pas favorable au pouvoir du moment. Ainsi, les journaux qui soutenaient les réformes Fontanet et Haby attaquent aujourd'hui la réforme Legrand, qui leur est semblable - et inverse- ment.

A l'opposé de la presse en général, il existe quelques journaux qui font exception : ils se piquent d'accorder à l'école l'importance qui lui revient ; ils en parlent souvent ; plusieurs de leurs collaborateurs sont des universitaires et leur public est largement composé d'enseignants. A leurs yeux, l'intérêt qu'ils manifestent pour l'école est un cas particulier de l'intérêt plus général qu'ils déclarent porter aux activités de l'esprit, car ils entendent être présents sur la scène culturelle. D'un point de vue politique, ce double intérêt qu'ils manifestent pour les questions culturelles en général et les questions d'enseignement en particulier leur paraît témoigner de leurs inclinations progressistes. S'intéresser en effet à des questions qui ne sont pas directement liées à la production matérielle ou à la défense militaire, cela relève, selon eux, de cette générosité dont ils créditent la gauche : une sorte de substitut indolore d'un anticapitalisme qu'ils ne sauraient entièrement partager, mais dont ils ne souhaitent pas qu'il ait tort.

Ces journaux peuvent être nommés : il s'agit, au premier rang, du Monde et, en brillant second, du Nouvel Observateur. De tels journaux n'existent guère ailleurs qu'en France. Ils attestent, par leur existence même et par leur discours explicite, la position singulière qu'occupe, dans la société française, l'institution scolaire.

Alors que la presse ordinaire choisira de soutenir ou de combattre telle ou telle réforme scolaire et universitaire, pour des raisons d'opportunité, généralement assez explicites, alors qu'elle n'évitera aucune palinodie, suivant, comme d'habitude, les rapports de force, cette presse particulière, qu'on peut appeler presse missionnaire, maintiendra un cap essentiel et se prononcera sur une réforme, non pas à partir de circonstances politiques, éventuellement changeantes, mais à partir de ce qu'elle veut pour l'école : cette presse a, de fait, une doctrine et un dessein.

Parlant beaucoup de l'école, en parlant de façon répétée, avec cohérence et clarté, la presse missionnaire joue, cela se conçoit

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aisément, un rôle essentiel. Par elle, l'opinion se forme ; on peut même soutenir qu'elle détient un monopole : les informations qu'elle dispense font foi et les commentaires qu'elle en propose font autorité.

Or, c'est sur ce point précisément qu'apparaît la première complica- tion. Quand il s'agit de l'école, la presse missionnaire n'est pas une presse d'information, mais d'opinion. Du même coup, elle ne se croit pas tenue de résumer fidèlement les points de vue, surtout quand ils ne sont pas conformes aux siens ; elle ne se croit pas non plus tenue de peser exactement les arguments contradictoires, ni même de présenter l'intégralité des données pertinentes. Pas plus, après tout, que le Figaro ou l'Humanité ne se plient à de telles obligations quand ils rendent compte de ce qui leur importe. Les raisons, de part et d'autre, sont les mêmes : le manque d'impartialité est un droit reconnu de la presse d'opinion.

Évidemment, le bât blesse quelque part : car, en même temps, on prétend à l'impartialité. On dit que l'on interne et cela est faux ; on détient un monopole et il est injustifié. Cela m serait encore rien, si l'on ne devait y ajouter une seconde complication : non seulement la presse missionnaire a une opinion sur l'école, mais encore cette opinion est radicalement hostile à l'école. S'adressant à des membres de l'institution scolaire, écrite en partie par des membres de cette institution, réputée spécialiste de cette institution, elle ne souhaite et ne propose que la mort de cette institution.

Sous couleur d'informer, elle s'est donné pour mission d'acclimater dans les esprits les thèses antiscolaires : elle les répète, mais aussi les développe et les enrichit. Elle y met en vérité une passion singulière, surtout quand elle aborde son objet de prédilection : l'enseignant. A priori, toute mesure qui implique un abaissement matériel ou moral de ceux qui enseignent est par elle accueillie et présentée comme un progrès. Ce n'est pas là seulement le reflet d'une indéfectible fidélité à la Triple Alliance et au ministère - encore que l'on ait parfois le sentiment qu'un journal tel que le Monde ne soit pas seulement un organe officieux en matière d'éducation, mais bien le véritable centre de décision : en bref, l'outil le plus assuré de la Triple Alliance. Mais passons : outre une fonction ministérielle sans mandat et sans titre, peu compatible donc avec les règles de la démocratie élective, la presse missionnaire fait montre d'une flamme bien vive.

De là, si l'on s'en tient à la simple logique économique, un paradoxe :

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la presse missionnaire s'adresse aux enseignants et spécialement à ceux d'entre eux qui sont passés par l'enseignement supérieur : soit que, travaillant dans le secondaire, ils se soient donné une formation universitaire, soit qu'ils exercent eux-mêmes dans l'Université. La chose est connue : la presse missionnaire s'adresse peu à la Corporation, où de fait elle a peu de lecteurs. Cela a des conséquences sur son style : la presse missionnaire reflète dans son langage ce qu'elle sait ou croit être le tic ordinaire de l'universitaire. Cela a des conséquences aussi sur son recrutement : le journaliste typique de cette presse est un demi-habile qui s'est lui-même frotté aux universités, il y a passé souvent quelques mois ou quelques années c'est du reste pourquoi, fort de ses souvenirs d'adolescence, il croit les connaître : cette connaissance est, le plus souvent, fort datée et l'on ne s'étonnera pas si la doctrine de la presse missionnaire sur l'école remonte aux temps où ses journalistes étaient jeunes : 1968-1969 environ. Cela a des conséquences sur les lecteurs visés : on les suppose tous formés par un enseignement secondaire et un enseignement supérieur dignes de ce nom.

Il est alors étrange de constater la violence du ton adopté à l'encontre des enseignants : non pas de tous - il est rare en effet qu'on s'attaque à la Corporation -, mais justement à l'encontre de ceux qui répondent aux critères ci-dessus. Dans l'enseignement secondaire, la chasse à l'agrégé et au certifié est ouverte ; dans le supérieur, la chasse aux professeurs d'Université l'est aussi. Sans doute, les maîtres-assistants et les PEGC, pour le moment, se frottent les mains : ils ont le soutien de la presse missionnaire, mais ils ont tort de se réjouir trop vite. Car leur tour viendra bientôt.

Il suffit de lire ce qui est écrit : tout est bon. Les professeurs d'Université sont paresseux, égoïstes, inefficaces, sans valeur intellec-

tuelle ni scientifique. Les agrégés et certifiés du secondaire sont des

privilégiés, des archaïsmes vivants, des animaux de luxe, des surcoûts. Or, ce qu'on dit des premiers, sous couleur de défendre les maîtres- assistants, et des seconds, sous couleur de défendre les PEGC, o pourrait aussi le dire indistinctement de tous. Et l'on n'y manquera pas. < une fois que le terrain aura été déblayé, ceux-là même qui, aujourd'hui, se voient défendus et loués, se verront injuriés, moqués, sinon calom- niés, à l'égal de ceux qu'aujourd'hui ils rient de voir maltraiter. Si, pour des raisons tactiques, la presse missionnaire a décidé de soutenir tel corps d'enseignants contre un autre, elle est en réalité prête à les

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attaquer tous et, moyennant quelques précautions de style, à réclamer leur tête. Ce qu'elle fait du reste déjà, quand elle le peut, au nom des étudiants et des élèves : alors, elle peut traiter comme un bloc l'ensemble, que, l'instant d'avant, elle subdivisait.

Non pas qu'elle ait la moindre sympathie pour les étudiants et les élèves : de même que les gestionnaires, elle ne parle de ceux-ci que pour contraindre les enseignants. ,

Elle ne s'intéresse pas à ceux qu'elle appelle les usagers de l'école ; elle ne cherche pas à connaître leurs avis ; leur sort et leurs besoins la laissent indifférente. La presse missionnaire n'a, avec ces jeunes gens qui la lisent peu, qu'une relation nominale : les mots « étudiants » et « élèves » lui sont utiles, à l'occasion, comme une arme psychologique. Pour peu que cet usage cesse d'être opportun, l'intense amour des jeunes, qu'on proclamait si fort, s'évanouit comme neige au soleil.

Pourtant, ce sont justement ces gens qu'elle attaque qui la rendent possible : d'une part, en la lisant et en l'achetant ; d'autre part, en lui préparant un public. Car, enfin, si les lecteurs étaient tous tels que les "

souhaitent et les annoncent les réformateurs, ils ne liraient jamais un journal. Le paradoxe est donc entier : une presse s'attache à détruire systématiquement les conditions matérielles de sa propre efficacité ; elle s'attache à briser un groupe social qui l'a faite telle qu'elle est et lui assure un avenir. Il n'est pas très étonnant que la presse missionnaire soit mal en point, ne serait-ce que du point de vue financier : les professeurs sont sans doute patients et naïfs, mais pas au point de soutenir avec acharnement des journaux qui déclarent constamment . vouloir leur décervelage. ,

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, Le paradoxe est si flagrant qu'il faut supposer chez les journalistes 'rnissionnaires une raison bien grande, plus forte en tout cas que les

calculs de l'intérêt bien compris. Cette force n'est autre que la haine. Car le journaliste demi-habile de la presse missionnaire hait tout

enseignant digne de ce nom. Les raisons mesquines ne manquent pas. Elles ne sont pas intéressantes : qu'importe la jalousie d'un ignorant bien payé à l'égard d'un savant mal payé ? qu'importe l'envie ambiva- lente d'un intellectuel manqué à l'égard de celui qu'il perçoit (peut-être .

à tort) comme un intellectuel accompli ? Ce sont des pauvretés. Il y a des raisons plus massives. Une fois encore, il s'agit d'un .

pouvoir : celui qui s'exerce sur les esprits et que les journalistes

p appellent volontiers, par référence sans doute à Platon : l'opinion. Les

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LA PRESSE

journalistes demi-habiles et missionnaires entendent bien être seuls à \ régner ici. C'est pourquoi ils commencent par affirmer très haut qu'ils règnent déjà seuls : l'opinion, ils la font et la défont ; ils en maîtrisent les mécanismes matériels, ouvrant et fermant à leur gré les clapets ; ils en déterminent le contenu par leurs propres commentaires. En réalité, rien n'est plus faux : si l'on considère la manière dont les opinions se forment, le rôle effectif des journalistes est très peu de chose, très inférieur en tout cas à celui des intellectuels en général et des enseignants en particulier. Mais la rumeur est tenace, entretenue du reste par les intellectuels et les enseignants eux-mêmes. Nul n'est plus

. convaincu que ces derniers du pouvoir absolu de la presse ; nul n'est plus empressé à la flatter et à la conforter dans son arrogance. Les politiciens font de même, et les agents économiques. Les seuls à parfois se laisser saisir par le doute, ce sont les journalistes. Mieux que bien des j enseignants, ils sentent en tout cas que toute institution universitaire ou j scolaire, pour peu qu'elle soit forte et consciente d'elle-même, fait / ombre à leur règne exclusif. '

Il arrive même que le doute se fasse plus délétère. Ayant persuadé l'univers de leur puissance extrême, il faut bien aussi qu'ils s'en persuadent eux-mêmes. Et l'entreprise est périlleuse, car elle exige quelque retour sur soi. Ce qu'ils constatent alors ne les satisfait pas : leur puissance est étendue, mais elle n'est pas assurée. Elle dépend de tant de circonstances : bon vouloir d'un patron de presse, faveur des lecteurs, conjonctures, etc. Elle n'est pas intense et surtout elle n'est pas personnelle : c'est le journal qu'on lit, et non le journaliste. Or, sans doute encore trop rongé par le cancer des Lettres, le journaliste missionnaire rêve d'un pouvoir qui s'exerce de sujet à sujet et dont il puisse directement éprouver l'intensité. Disons le mot : il rêve d'être un maître.

Or, c'est cela justement que tout enseignant est en position de devenir. Du moins le journaliste le croit-il, car il y a là du fantasme. Le maître tel qu'il l'imagine n'est en vérité qu'un tyran des esprits : il est vrai que les enseignants ont les moyens de l'être ; infiniment peu d'entre eux le souhaitent et infiniment peu le sont. Beaucoup refuseraient même de raisonner en termes de pouvoir, ce qui est s'aveugler à la réalité ; beaucoup aussi, et c'est heureux, ne consentent à leur pouvoir

. que dans la mesure où il leur est limitativement conféré par une institution et légitimé par un savoir : ils répugnent à une tyrannie qui,

47 .

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1 FORCESTÉNEBREUSES

pourtant, leur est offerte. De tout cela, le journaliste ne sait rien. Il s'en tient à ce qu'il voit : le pouvoir de l'enseignant, dont il méconnaît la nature exacte, n'en est pas moins, à ses yeux, paré de séductions. Il est

peu étendu, mais il est à l'occasion intense ; il est tenu pour légitime ; en tout cas, il est institutionnel et ne dépend du bon vouloir de personne. Par-dessus tout, le pouvoir de l'enseignant s'exerce de sujet à sujet.

Par quelles voies, il ne le comprend pas, mais la blessure est là, béante. Qu'importe qu'il ait l'occasion de téléphoner à son gré aux célébrités du jour, qu'importe qu'il soit lu partout, qu'importe qu'il soit bien payé ; il souhaite un autre type de puissance et celle-ci, croit-il, s'exerce ailleurs : dans la classe la plus obscure, le plus petit des .

enseignants, ignoré de tous et peu payé, a le droit et le moyen d'être un maître.

Il y a là quelque chose que le journaliste ne supporte pas. Car, enfin, l'enseignant est pour lui un objet de dédain : au regard des critères du

Journal, ce n'est rien en effet.ilde plus, parce qu'il est journaliste, le

journaliste raisonne en termes d'opinion : qu'un pouvoir se légitime en termes de savoir - c'est-à-dire le contraire de l'opinion -, voilà une

cause de scandalel'Enfin, quand on se pique de décider sur ce qu'il est '

licite de dire ou de penser dans une conjoncture donnée, comment

supporter que par sa seule existence, une figure calomniée, négligée, insultée suffise à démentir la prétention ?

A toujours rencontrer, chez un être qu'il dédaigne et ne comprend pas, l'objet que par-dessus tout il désire, le journaliste missionnaire perd la mesure. C'est un effet normal de la mécanique des passions. Aussi se fera-t-il l'agent fidèle de la Triple Alliance, alors même qu'il craint les "

gestionnaires, méprise la Corporation et n'est pas nécessairement chrétien.

, Il composera, pour lui rendre service, ce qu'on peut appeler la pensée naturelle de l'école. Grâce à celle-ci, la Réforme multipliée sera

présentée, en toute occasion, comme une partie de l'ordre du monde, '

aussi nécessaire et incontestable que le décours des astres. Du même

coup, la Triple Alliance sera définitivement dispensée d'apparaître au

grand jour : quoi qu'elle demande et quoi qu'elle obtienne, la justifica- tion en aura d'avance été donnée, sans qu'elle ait eu à parler pour elle-même. Le journaliste missionnaire lui a fabriqué un manteau'

d'évidences, dont elle s'enveloppe pour demeurer à jamais invisible. Il - ne faut même pas dire alors que la Triple Alliance est puissante : par

' 48

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LA PRESSE

la pensée naturelle, chaque Français qui pense à l'école aujourd'hui se fait un instant l'agent de cette machine qu'il ignore.

Reste que la pensée naturelle ne parle pas de la Triple Alliance. Son efficace tient justement à ce qu'elle parle d'autre chose. Il convient à présent d'énumérer ses thèmes.

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III

La pensée naturelle de l'école une décomposition

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1 '

. Le discours pieux '

.. ou le roman édifiant ,

Nous avons fait état du discours chrétien et nous en avons énuméré

quelques éléments. Mais son importance est trop grande pour qu'on en reste là. D'autant que l'on touche ici à l'un des fondements de la France

contemporaine, celle du moins qui s'est construite après 1945, sur le déshonneur de la IIIe République et dans l'effondrement progressif de

l'Empire colonial. On sait, ou l'on devrait savoir, que ce qui s'est passé pour l'école n'est qu'un aspect partiel du grand événement politique et institutionnel de l'après-guerre : la réconciliation des catholiques avec la démocratie parlementaire et l'émergence, dans l'Europe catholique, d'une démocratie chrétienne, dont les chrétiens démocrates sont, comme on dit, « l'aile marchante ». Ce n'est pas le lieu ici de traiter la

question dans son ensemble - elle ne se résume certainement pas au bilan du MRP. Un point du moins est sûr : en France, si les catholiques voulaient se réconcilier avec la République, il fallait qu'ils se réconci- liassent avec l'école publique. Ce qu'ils firent, d'une part en y allant - tant comme élèves que comme professeurs -, d'autre part, en la réformant. Car les démocrates-chrétiens sont des réformateurs : on

pourrait du reste résumer leur programme par la concomitance d'un

triple aggiornamento : celui de la République, celui de l'Église et celui de l'École. Il ne semble pas qu'ils aient beaucoup réussi dans les faits. La IVe République, qui est tout le contraire d'une restauration de la IIIe, et

qui rêvait d'être le modèle de la république adéquate aux chrétiens de

gauche, ne s'est pas révélée un succès sans réserve. Quant à l'aggiorna- mento de l'Église, on sait que le bilan en est controversé. Mais, pour l'École, la réussite idéologique est complète. Les thèmes chrétiens y paraissent les plus naturels du monde ; ils resurgissent, tant à droite qu'à gauche, au point que c'est se condamner à la réprobation générale que de les remettre en cause. Les communistes eux-mêmes et les gaullistes, autrefois si revêches à leur encontre, semblent s'être convertis. Il y a là

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

une matrice de langue politique dont la fécondité est inépuisable : la presse missionnaire après tout et le Monde en particulier ont-ils autre chose à annoncer que le triple aggiornamento ?

L'efficacité de ce discours dépasse largement les limites du monde des chrétiens démocrates. On y retrouve des catholiques, des protestants, des juifs, des athées même : en sorte qu'il n'est plus très exact de le nommer par un label confessionnel. Un trait pourtant demeure commun 9 tous ceux qui s'en réclament : chrétiens ou non, croyants ou non, ils

sont pieux. Les principes qu'ils font leurs ont à leurs yeux le même type de vérité qu'un évangile quelconque et ceux qui les rejettent sont

facilement

soupçonnés de bien des péchés.lOn croirait parfois retrouver le ton inimitable de Tartuffe, sinon qu'il ne serait pas juste de les taxer

d'hypocrisie volontaire. En un sens, ils font pire : leur discours est hypocrite par structure, et le demeure à l'instant même où ils le profèrent en toute sincérité. Ils y croient de toutes leurs forces, mais, malgré leur volonté, la duplicité naît d'elle-même du seul agencement des mots et des phrases. Ne les appelons pas des chrétiens, ils ne le sont pas tous et tous les chrétiens ne se reconnaissent pas en eux. Ne les appelons pas des Tartuffes, cela serait blessant. Parlons seulement du discours pieux et, puisqu'ils ne sauraient penser qu'en termes de réformes, nommons-les les réformateurs pieux.

Telle est la source dont proviennent, par application particulière, les thèmes propres à l'école. De ce point de vue, la liste chaotique que nous avions proposée p. 31 peut être ramenée à ses principes fondamentaux. On dirait volontiers que le premier axiome du discours pieux n'est autre que la haine des institutions comme telles : convaincu sans doute que l'idéal serait pour les personnes de se rassembler sans règle, l'on tient que les institutions sont toujours un surplus pernicieux. On s'y résigne, mais c'est bien parce que les hommes sont méchants et que l'histoire en porte les traces. Le préférable, en tout cas, serait que l'on pût se passer d'institutions. On reconnaît là la dialectique de la lettre qui tue et de l'esprit qui vivifie, transposée en langage moderne, c'est-à-dire en phrases anti-institutionnelles. Il va de soi qu'aux oreilles distraites cela ressemble tout à fait aux thèmes libertaires ou anti-autoritaires, resur- gis, notamment, après 68. Il serait aisé, mais fastidieux, de montrer que cela n'a rien à voir. Soyons clair : le discours anti-institutionnel des progressistes pieux - celui du SGEN, par exemple - ne doit rien à 68, sinon par malentendu.

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LE DISCOURS PIEUX OU LE ROMAN ÉDIFIANT

Une différence entre mille est que les cœurs pieux, assurés que les institutions sont en elles-mêmes un mal ou, du moins, un témoignage du mal, ne peuvent néanmoins se résoudre à ne pas s'y résigner. Car, on le sait, les coeurs pieux se résignent, avec tristesse, au péché : les institutions, issues du péché, subsistent donc, comme lui. Alors, le vœu qu'elles n'existent pas se transpose tout bonnement en réforme et la réforme elle-même ne consiste pas à améliorer quelque fonctionnement que ce soit (ce serait là une illusion matérialiste). Par elle, les institutions, auxquelles il faut bien se résigner - nous sommes, n'est-ce pas, sous le règne de la Loi, et non pas sous celui de la Grâce - doivent fonctionner comme si elles n'existaient pas.

D'où le principe de toute réforme pieuse : exténuer l'institution, quelle qu'elle soit, de telle façon que, pratiquement, ce soit presque comme si elle était abolie, comme si du moins elle était transparente. C'est bien le rêve de l'institution nulle ou, à défaut, transparente, qui s'annonce par le nom de communauté. Communauté éducative, com- munauté universitaire, on connaît ce langage. Est ainsi décrit et souhaité un rassemblement où chacun s'entretient avec chacun, où chacun dit tout ce qu'il est à chacun, où chacun donne tout ce qu'il a à chacun, où toutes les fonctions s'échangent, dans une circulation constante, de telle façon qu'il y a à la fois la richesse la plus grande des diversités et l'égalité la plus absolue des pouvoirs. C'est le rêve de la première Église, qui est aussi l'Église dépouillée de toute institution : en fait, les chrétiens sans Église Après le protestantisme hollandais du xvle siècle, il semblerait

. que le catholicisme français en ait retrouvé la puissance d'idéal. L'histoire montre que le concept de l'institution s'est construit par la conviction que de telles communautés étaient impossibles ; à l'inverse, la communauté ne dit rien d'autre que l'abomination de toute institu- tion. Il y a donc antinomie entre les deux concepts. Mais le chrétien réformiste n'en a cure : convertissant l'antinomie en tension dialectique, il a désormais fabriqué un instrument puissant, propre à articuler tout aggiornamento. Il est vrai que le Candide du moment n'y verra jamais

1. On comprend alors que certaines écoles catholiques, tenues par des gens qui croient à l'Eglise comme institution, soient justement rebelles au discours pieux. On

. comprend aussi que, par un retournement étrange, mais compréhensible, certains

parents mettent leurs enfants à l'école catholique, non seulement pour échapper à la

Corporation, mais aussi pour échapper aux réformateurs pieux.

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE .

que de la duplicité. La matrice d'une réforme quelconque est désormais fort simple. Il s'agit toujours de réinterpréter le rassemblement opéré par l'institution, en termes de communauté transparente à soi-même. Qu'il s'agisse de justice, d'armée, de nation, d'école, on aura ainsi le moyen de proposer quelque chose. Sans doute, ce faisant, on aura aussi bien fait s'évanouir ce qu'il y avait de spécifique en chacune et par quoi la justice n'est pas l'armée, l'armée n'est pas la nation, la nation n'est pas l'école. Mais cela importe peu, puisque justement la bonne nouvelle énonce : toutes les institutions se valent et, au fond, ne valent rien.

Mais cette ambition de réforme elle-même se heurte à la triste résistance de la triste réalité. Il convient donc que le coeur pieux devienne réaliste et abaisse son ambition d'un cran. Malgré qu'il en ait, il ne peut - car il est réformiste - proposer des formes radicalement nouvelles. Trop de violence sans doute serait là nécessaire, et la violence aussi est mauvaise. Il reste donc à changer moins de choses qu'on n'aurait voulu et à se contenter de changements qui, du moins, témoignent de l'ambition première. C'est là qu'apparaît le sceau le plus reconnu de la réforme pieuse : puisqu'on ne peut créer la communauté transparente ou nulle, puisqu'il faut se résigner à conserver un tant soit peu les institutions héritées, il convient du moins qu'elles portent les marques de l'Idéal. Mais celui-ci a déjà été reconnu comme impossible : y confronter sans cesse les institutions, c'est donc les ramener sans cesse à leur insuffisance. Mais c'est tout bénéfice, puisque, du même coup, l'on aura fait ressortir leur indignité. Alors apparaît la nécessité de l'excuse : toute institution, comme telle, a besoin d'être excusée. Or la seule excuse valide, c'est d'attester qu'on a tout fait pour se mesurer à l'Idéal, et le seul témoignage valide qu'on a accompli cet effort, c'est l'inefficacité.

Tel est l'alpha et l'oméga des réformes pieuses : à défaut de la communauté parfaite et de l'institution nulle, l'institution inefficace. L'institution est donc conservée ; du moins est-elle modifiée de façon à perdre ses effets propres. Alors la grâce surabonde : l'institution, n'ayant plus d'effets, ne saurait plus faire obstacle à l'Idéal. A chaque fois que ses membres rencontreront l'absence d'effets qu'on a su leur imposer, ils se trouveront ramenés à leur devoir d'humilité, ce qui est toujours bon. Enfin, ils seront du même mouvement convoqués au point d'Idéal impossible, qui se rappelle à eux sans cesse par leur propre insuffisance.

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) LE DISCOURS PIEUX OU LE ROMAN ÉDIFIANT / _,

Les réformes pieuses de l'école, proposées par le SGEN et reprises, par la Triple Alliance, dans la Réforme scolaire, sont donc l'illustration

particulière d'une structure générale. Elles consistent en tout et pour tout à mettre l'institution scolaire dans son ensemble et chaque enseignant en particulier hors d'état d'opérer le moindre effet. L'échec

, de tous est programmé, sinon qu'il est partout présenté comme \

l'accomplissement d'une mission suprême: L'école pourrait tout simple- ) ment se proposer pour fin d'instruire ; ce serait là une tâche parfaite- ment définissable, qui demanderait seulement qu'on s'accordât sur des contenus et des critères. Quels sont les contenus souhaités par une société équitable et éclairée, quels sont les critères recevables distin-

il guant le savoir de l'ignorance?'ce sont des questions non triviales, mais il est possible de les traiter par des voies rationnelles. Or, voilà, aux yeux des coeurs pieux, le plus mauvais point de vue : justement parce que l'entreprise serait rationnelle et accessible aux forces humaines, elle se

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révélerait manquer le point idéal - nécessairement irrationnel est

inaccessible', Aussi l'instruction doit-elle être blâmée : on lui préférera, ) à tout coup, l'éducation. f,

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Or, il serait temps de se demander ce que c'est que l'éducation. -

Manifestement, il s'agit là d'une de ces notions idéales auxquelles on ne , peut donner de contenu qu'en passant d'emblée à la limite ultime.

'" L'éducation, c'est le processus par lequel un sujet est censé s'accomplir entièrement : une perfection absolue dans tous les domaines impor- tants. Montrez-moi une qualité désirable, dit l'éducateur à la société, et

/v j'avouerai que je dois la susciter chez l'éduqué et la susciter sous la forme la plus achevée possible. Nulle exclusion n'est ici légitime et nulle insuffisance ne saurait être tolérée. Aussi en vient-on toujours, quand on veut décrire des contenus éducatifs particuliers, à un à la fois : un

sujet qui soit à la fois sain de corps et sain d'esprit, à la fois intelligent et

généreux de coeur, à la fois amoureux, passionné et époux attentif, à la fois modeste et brillant, et de plus habile de ses mains, etc. ; voilà le résultat que doit viser tout véritable éducateur : en bref, l'homme total, dont le cavalier français et le gentleman anglais, autrefois, l'instituteur

syndiqué, bricoleur et sportif, aujourd'hui, sont les illustrations

conjoncturelles. .. ' . Il va de soi que la tâche est infinie et indéterminée : nul ne peut être

sûr d'avoir parachevé son éducation (à vrai dire, elle devrait se

poursuivre toute la vie) ; nul ne devrait être sûr qu'il a participé

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

efficacement et dignement à l'éducation d'un autre ; nul ne devrait croire que l'éducation soit un métier : c'est bien plutôt une mission, où, n'est-ce pas, sont convoqués tous les hommes de bonne volonté, mais

que seuls sauront mener à bien quelques saints. L'éducation invalide donc tout enseignant ordinaire : qui, en effet, peut se persuader d'être un saint ; qui du reste doit désirer d'en être un ? Elle est aussi ce qui rend l'école impossible, parce qu'elle est impossible elle-même. Si les réformateurs la placent au centre de leurs projets, ce n'est pas qu'ils ignorent ce détail. Bien au contraire, c'est parce qu'ils la croient

impossible qu'ils la proposent comme fin à ce qui doit être réformé.

Ayant mesuré l'institution à cette aune, ils peuvent librement la condamner dans sa forme présente et à venir ; ils peuvent aisément donner mauvaise conscience à ceux qui en font partie. Et sachant que l'éducation, en tant qu'impossible, ne peut être l'affaire de personne, il leur est facile de soutenir qu'elle doit être l'affaire de tous : ce qui, une fois substituée la communauté à l'institution, permet de former un maître-mot : communauté éducative. Là, comme dans les agapes des

premiers chrétiens, toutes les fonctions s'échangent et s'équivalent : tous sont éducateurs, les élèves, les parents, les maîtres, le personnel administratif, les agents divers. Tous s'éduquent eux-mêmes et en même

temps autrui : il ne faut pas dire que le maître ait une fonction propre ; il faut bien plutôt considérer que, comme l'élève, il a sa propre éducation à poursuivre. En tout cas, rien ne le distingue en droit de qui que ce soit : tout de même qu'au Vatican, tout est secret, des camériers aux

balayeurs, de même, dans la communauté éducative, tous sont éduca-

teurs, y compris les cuisiniers. Ces derniers sont requis de composer leurs menus et de cuire leurs plats en songeant bien à chaque instant que leurs gestes, si semblables qu'ils soient aux gestes usuels de leurs

confrères, sont néanmoins tout autres : ils sont, de manière invisible et

miraculeuse, chargés de messages éducatifs. Il va de soi que les cuisiniers n'en croient rien, ayant au reste une trop haute idée de leur art

pour s'estimer honorés d'être pris pour ce qu'ils ne sont pas. Il en va de même de tous ceux qui, dans l'école, ont le sentiment que leur fonction est spécifique et qu'y répond une compétence définie : beaucoup d'enseignants, mais aussi, ce qui devrait compter davantage aux yeux des réformateurs, beaucoup de travailleurs manuels (agents techni-

ques). Dans le fantasme de la communauté transparente à elle-même, ils se découvrent rassemblés, au mépris de leurs savoirs respectifs, pour

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LE DISCOURS PIEUX OU LE ROMAN ÉDIFIANT _..

une tâche que personne ne peut accomplir, ni seul, ni en commu- nauté.

Mais c'est cela justement qui est précieux aux réformateurs pieux : l'école est annulée, et, sur ses ruines, la transparence de tous à tous s'épanouit comme un lis marial. Substituer l'éducation à l'instruction est donc un geste indispensable. Il n'est du reste pas d'indice plus certain de l'emprise des coeurs pieux sur l'école que la modification, censément irénique et généreuse, de l'instruction publique en éducation nationale. Outre la dissolution de l'école en communauté éducative, un tel geste présente d'ailleurs un autre avantage.4Le concept d'instruction, par définition, implique le concept de savoir : croire en l'instruction, c'est croire qu'il est des savoirs et que ceux-ci sont transmissibles. La réciproque est vraie, en sorte que, pour dévaluer l'instruction, il faut aussi dévaluer les savoirs. On sait que ce discours existe : il a sa forme . athée, fondée sur le raisonnement suivant : .

- il n'y a pas de savoirs indépendants des sociétés où ils s'ensei- gnent,

, - or notre société n'est pas une société libre, - donc les savoirs qui s'y enseignent concourent à l'oppression. Ce n'est pas le lieu ici de discuter de la validité du raisonnement. Il

semblerait que les prémisses n'en soient pas indiscutables et que la forme de l'inférence ne soit pas au-dessus de tout soupçon. Peu < importe : la dévaluation « laïque » des savoirs existe. Mais, sans nul j doute, les cœurs pieux l'ont reprise à leur compte : s'appuyant, souvent '

explicitement, sur la thèse que tout savoir, comme tel, est oppressif, ils - déclarent vouloir lutter contre l'oppression, et dans ce dessein, ils ne

peuvent que dévaluer tout savoir. Ce faisant, ils ne font rien d'autre que de retrouver leur thème le plus traditionnel : vilipender les savoirs transmissibles au nom d'un Savoir plus haut, indicible et intransmissible. Une confusion entre mystique et démocratie, voilà donc toute l'af- faire.

Mais enfin, en dehors de ceux qui croient au Père Noël, qui pourrait sérieusement accorder du crédit à de semblables propos ? A supposer même qu'on doive concéder un sens quelconque à la notion d'éducation - hypothèse à nos yeux hautement invraisemblable -, pourquoi le bon point de vue sur une institution serait-il de la convoquer à son impossible ? Pourquoi au contraire ne pourrait-on se demander ce qu'une institution peut faire en droit et se demander ensuite par quels

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_ LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE .. '

moyens et à quelles conditions elle peut le faire en fait ? Il n'est pas certain que le meilleur accès à la médecine soit de la confronter sans cesse à la résurrection de la chair et la vie éternelle, qui, jusqu'à plus ample informé, sont hors de sa portée. C'est pourtant, mutatis mutandis, ce qu'on fait lorsqu'on parle de l'éducation à l'école.

Il n'est pas évident que le meilleur point de vue pour un État soit de convoquer ses citoyens à être des saints. En vérité, on aurait cru, à lire l'histoire, que justement le citoyen n'avait jamais à être un saint et que, de cet axiome, se déduisait la nécessité qu'existent des institutions. Soyons plus net encore : aucun État digne de ce nom ne devrait demander à ses citoyens ni de se faire éducateurs ni de se laisser éduquer. Dans un cas, c'est leur imposer une alternative intenable : ou bien se vouloir saints, et, par là, s'excepter de tout État, ou bien consentir au charlatanisme. Dans l'autre, c'est leur enjoindre d'abdi- quer toute raison, de se livrer corps et âme à un individu, lequel ne . pourra pas ne pas, en dernier ressort, les assujettir à son caprice.

Ajoutons que, parmi les membres de l'école, les enseignants sont loin d'être les seuls à devoir craindre les fantasmes de la communauté éducative. On pourrait soutenir même que les plus menacés sont justement ceux dont on prétendait se soucier entre tous : les élèves. Il faut être bien naïf, en effet, pour ne pas apercevoir qu'à côté du pouvoir de l'école, existe aussi le pouvoir parental. Or s'il est un principe avéré, c'est que la liberté a toujours avantage à la séparation des pouvoirs. A force de vouloir ignorer que, quoi qu'on fasse, des pouvoirs subsistent, à force d'ouvrir l'école aux parents et de transformer les maîtres en famille, les inventeurs de la communauté éducative ont simplement rassemblé et confondu deux pouvoirs : désormais, aucun enfant ne

pourra se protéger par l'école du regard de ses parents, ni l'inverse. Du même coup, chacun est voué à la perpétuation de la rumeur familiale dans l'école et de la rumeur éducative dans la famille. Il est difficile d'en attendre autre chose qu'une structure étouffante.

Une fois de plus, on s'interroge : comment le discours pieux a-t-il pris un tel empire sur les esprits ? Il y a à cela des explications de conjoncture : l'effondrement de la 111, République, qui, il faut bien le dire, a révélé une part de sa vérité dans Vichy, devait nécessairement affecter les institutions qui la caractérisaient. L'École et l'Université ont payé le prix dont l'Armée, la Police et la Justice, autrement plus coupables, pourtant, ont été dispensées. Parallèlement, le discours politique est

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LE DISCOURS PIEUX OU LE ROMAN ÉDIFIANT

devenu de plus en plus muet sur l'école : y a-t-il une politique de droite, une politique socialiste, une politique communiste de ces choses ? Il ne semble pas : ce qu'on entend de ce côté n'est jamais qu'un écho de la

Triple Alliance, plus gestionnaire - et encore - quand il s'agit de la droite, plus chrétien quand il s'agit de la gauche. En tout cas, la tradition laïque et radicale - celle d'Alain, disons - est bien morte. Il faut donc l'avouer : les cœurs pieux étaient seuls à parler, parce qu'ils étaient seuls à avoir quelque chose à dire.

D'autant que ce qu'ils disent rappelle souvent autre chose, qui importe davantage. Nous avons déjà pointé les échos anti-autoritaires dont les distraits créditent le discours pieux de l'institution nulle. Pure confusion auditive. Mais le fait est que la vibration encore présente des thèmes de 68 a été intégralement absorbée par le discours pieux. Celui-ci, lors des événements, s'était révélé aussi peu approprié qu'au- cun des discours constitués ; mais, plus captateur qu'aucun autre - c'est du reste l'un de ses traits majeurs que cette labilité et cette viscosité qui lui permettent de tout attacher et dévorer -, il a su, grâce à Lip, grâce à la CFDT, grâce à la Pologne, grâce aussi aux échecs d'autrui, qui sont sa nourriture de prédilection, il a su se présenter en continuateur de ce qu'il n'avait pas engagé, en héritier de ce qui lui était le plus étranger.

On soupçonne cependant qu'aux raisons de conjoncture doivent s'en ajouter d'autres, plus essentielles. Le discours pieux ne serait-il pas aujourd'hui celui qui divise le moins les notables ? Il devrait être clair en tout cas qu'il se prête constamment à une double lecture. D'autre part, il reprend, en les transposant, certains thèmes dont l'origine politique est évidente : la communauté répète la classe sociale ; le dévouement, la conscience de classe ; la solidarité, la position de classe ; la réforme, la révolution. Ce faisant, il acclimate ces thèmes auprès de ceux qui les eussent peut-être rejetés s'ils avaient gardé leur label d'origine. D'autre part, le discours de l'institution nulle - qu'il s'exprime comme décentralisation, comme autogestion, comme communauté - est, à le bien prendre, strictement équivalent au discours capitaliste libéral : une version adaptée de la main invisible d'Adam Smith. On sait l'aversion que la gauche française éprouve pour de telles références : revêtues du vêtement pieux, elles passent inaperçues et, parfois même, sont approuvées. Il n'est pas impensable en tout cas que s'acclimatent ainsi, sur un sol qui leur est naturellement étranger, les procédures les plus

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE .

ordinaires de l'économie classique : on comprend que le discours chrétien puisse, dans certaines de ses variantes, s'orner du sérieux

gestionnaire. Par la double lecture, on peut donc se flatter de ne rien perdre : ni la

légitimité marxisante, réputée nécessaire à la dignité politique, ni la

légitimité libérale, réputée nécessaire à la dignité économique. Bien mieux : puisque les deux lectures sont, dans la tradition, les plus opposées qui soient, on se découvre, en les combinant, fût-ce dans la

duplicité ou l'équivoque, avoir proposé à la fois une réconciliation (idéal permanent du chrétien moderne) et une nouveauté sans exemple. Être de gauche ou de droite Autrement, en unissant ce qui n'avait jamais été uni, quel miracle. Une chose en tout cas est certaine : au sortir d'une telle cérémonie, les notables n'ont plus aucune raison de ne pas s'entendre.

Sans doute, le langage à double portée rencontre-t-il des limites à son efficacité : quand il s'agit de décider effectivement, les clivages resurgis- sent. Mais pour ce qui ne compte guère, l'école publique par exemple, les notables de toute couleur sont prêts à vivre heureux ensemble. Comme, par le même mouvement, ils évitent de se brouiller avec la

Triple Alliance et s'acquièrent les éloges de la presse culturelle, il faudrait de l'héroïsme pour qu'ils ne cèdent pas. Voilà pourquoi la droite et la gauche sont l'une et l'autre muettes quand la vérité de l'école est en cause ; voilà pourquoi l'on ne perçoit jamais, parlant au moyen des corps politiciens, que l'énergumène de la Réforme.

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le roman du reflet ' " ' . , ,

L'opinion la plus répandue tient que l'école est le reflet de la société. ' Le discours pieux à l'occasion la répète, mais il n'en a pas le monopole ; ce qui se fonde ici, c'est plutôt le discours progressiste, qui lie étroitement réforme scolaire et réforme sociale. Ce discours peut interférer souvent avec le discours pieux, car les coeurs pieux, aujour- d'hui, sont progressistes. Mais la réciproque n'est pas aussi largement vérifiée : il existe bien des progressistes qui ne sont pas du parti pieux, même s'ils ne répugnent pas à s'allier avec ce dernier.

Or une malédiction s'attache au concept de reflet. Toutes les idées qui en font usage se révèlent à l'expérience infiniment obscures. L'école

. comme reflet ne fait pas exception. A vrai dire, nul n'a jamais su exactement ce qu'il fallait entendre par là et l'interprétation oscille entre une tautologie et un mythe. La tautologie, c'est que l'école, faisant

partie d'une société donnée, en portera des marques. Cela va de soi ; le difficile cependant est de dire exactement ce que sont ces marques et

jusqu'à quel point elles affectent le fonctionnement de l'école. Or, là, les bavards souvent se taisent, car il faudrait une analyse fine qui, justement, n'en reste pas à l'évidence massive et triviale de départ.

Le mythe, c'est celui de la correspondance terme à terme entre un microcosme et un macrocosme. L'école est censée refléter en petit,

. comme un miroir sphérique, toutes les déterminations essentielles du

grand ensemble social. Si, comme il arrive souvent, on suppose que la . société se divise en classes et se structure de leur lutte, on ne se

contentera pas de soutenir que l'école est marquée (affectée, traversée, etc.) par la lutte des classes ; il faudra aller plus loin et soutenir que

. l'école, par privilège, est le point de la société où se résume l'intégralité '

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

de la lutte. En tant que lieu particulier de la société, elle est donc le lieu

privilégié de la lutte des classes : thème connu. De là suit un système d'analogies, qui fonctionne essentiellement

comme un système de traductions. Ainsi, toute différenciation à l'intérieur du microcosme de l'école sera censée de même nature qu'une différenciation dans le macrocosme. Si, par exemple, l'école distingue entre des corps d'enseignants ou entre des types d'élèves, il s'agira nécessairement d'une différenciation de classes sociales ; même la différenciation entre enseignants et élèves sera facilement traduite ainsi. De la sorte, c'est une seule et même chose que de vouloir abolir la différence des classes sociales et de vouloir abolir les différenciations internes à l'école. Une illustration anecdotique : la suppression des mentions au baccalauréat, si elle doit être maintenue, n'aura sûrement aucune conséquence pour la société française. Elle aura tout au plus exaspéré certains professeurs (la majorité d'entre eux, semble-t-il), déçu quelques élèves (plus nombreux qu'on ne le croit d'ordinaire) et irrité

quelques familles (la majorité d'entre elles, semble-t-il). La seule

justification qu'on en puisse trouver est justement la logique du microcosme : ces mentions sont, par définition, une différenciation ; or toute différenciation dans le microcosme répond à une différenciation dans le macrocosme, et, comme on doit vouloir supprimer les secondes, on doit aussi vouloir supprimer les premières. De la même manière, quoique avec plus de vulgarité, on a pu lire sous la plume d'un

journaliste, au plus fort du débat lancé par le Monde sur le silence des

intellectuels, l'expression suivante, appliquée aux savants : « des capita- listes du savoir ». Ces mots laissent rêveur : quelle notion faut-il avoir du

capitalisme pour qu'elle puisse être appliquée ici ? D'autant que ces savants publient et enseignent, et entendent donc faire partager leur

savoir ; tel n'est pas généralement le procédé des capitalistes à l'égard de ce qu'ils possèdent. Passons sur les exigences contraignant, chez Marx

- notamment, le bon usage du concept : plus-value et autres détails

négligeables aux yeux du journaliste. En fin de compte, il s'agissait simplement de ceci certaines individus en savent plus que d'autres ; peu importe pourquoi et comment : cela suffit à les différencier. Or toute différenciation est une différenciation de classes : un savant est donc à

l'égard de l'ignorant comme le capitaliste à l'égard de l'ouvrier (ou le riche à l'égard du pauvre ; ou le noble à l'égard du roturier). Le

parallèle, continué, fait peur : cela signifie-t-il que la lutte des classes

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MICROCOSME SCOLAIRE ET MACROCOSME SOCIAL "

doit avoir pour accomplissement la liquidation des savants ? Plusieurs, J au cours de l'histoire, l'ont pensé ; le journaliste ne va pas jusque-là : :1

simple manque de logique, sans doute. 1 1 Ce langage analogique est courant. Par lui, il devient licite de parler

de privilèges, dans des cas où le mot n'a aucun sens. Par lui sont rendus

suspectes toutes les excellences, et légitimes tous les ressentiments. Or, la croyance au microcosme et au macrocosme n'est pas seulement une construction d'analogies verbales. Elle est aussi une conjecture sur les

processus objectifs : non seulement le microcosme et le macrocosme sont analogiques l'un de l'autre, non seulement ils se répondent, mais de

plus tout événement dans l'un peut et doit causer un événement

correspondant dans l'autre. Quand l'action part du macrocosme vers le

microcosme, la conjecture n'est pas incompréhensible ; elle n'est même

pas tout à fait sans fondement : il peut arriver que des changements dans le macrocosme social entraînent des changements dans le microcosme scolaire. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la causalité n'est jamais aussi

simple qu'on imagine. Qui aurait pu penser, par exemple, que la

politique de M. Giscard d'Estaing, inégalitaire dans la société, fût d'un

égalitarisme benêt dans l'école ? Les faits pourtant sont là. Rien donc n'est véritablement explicable en termes de correspondance mécanique, et la conjecture, de ce fait, se vide de tout contenu. Elle devient de plus proprement fantastique à l'instant où elle s'inverse et suppose une / action du microcosme vers le macrocosme. / À Tout changement dans le microcosme entraînera, tôt ou tard, un Î

changement correspondant dans le macrocosme : sur cette croyance, bien des progressistes fondent leur intérêt passionné pour la Réforme scolaire. Celle-ci, leur semble-t-il, ne peut qu'annoncer et, en fait, préparer la réforme sociale!lcomme, d'autre part, on admet, par une évidence venue du bon sens le plus vulgaire, que le plus petit est

plus. facile à manier que le plus grand, le programme s'impose-Personne n'explique cependant dans le détail comment le microcosme affecte le f macrocosme : comment par exemple le fait de ne pas enseigner /

beaucoup d'histoire ou pas du tout de grammaire ou très peu de / philosophie aux élèves issus des classes populaires doit avoir des / conséquences sur l'inégalité des fortunes ; comment, en supprimant les

/ classes au sens scolaire du mot (rapport Legrand), on modifie les /

rapports entre les classes sociales Y comment, en imposant aux profes- seurs une conduite d'affectivité et d'effusion, on transformera la

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' LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

moindre objectivité sociale ou économique. Selon toute apparence, il n'y a là qu'une chaîne de sympathies occultes : le microcosme scolaire est censément soumis à une loi d'égalité démocratique (qu'il y ait de l'escroquerie à identifier l'égalité et la démocratie avec l'ignorance et le frotti-frotta sentimental, nous n'en discuterons même pas) ; il faut bien que, par l'universelle Analogie qui régit le Cosmos, le macrocosme social, à son tour, devienne égalitaire, démocratique et, pour tout dire, gentil.

On regrette que de si belles croyances, dignes de Paracelse, ne puissent toujours se maintenir. Il arrive de fait que certains progressis- tes, éprouvés sans doute par les aléas de la vie, renoncent à l'optimisme et cessent de croire au caractère inéluctable de la chaîne de sympathies. Pour eux, le macrocosme résiste et résistera toujours aux efforts de perfectionnement ; le microcosme alors devient l'instance consolatrice : là du moins, la Réforme est possible et compense les échecs. Le retournement est digne d'attention : ils avaient commencé par affirmer que, de tous points, le microcosme scolaire doit répéter le macrocosme social ; ils finissent par conclure que l'école peut et doit être isolée d'un monde trop rude, pour qu'y soient mis en oeuvre les modes d'organisa- tion souhaités : égalité de tous, démocratie absolue, circulation des fonctions, autogestion, etc. Comment ne pas reconnaître ici le substitut modernisé des Icaries anciennes ? Autrefois, les progressistes se reti- raient de la société qu'ils prétendaient réformer pour construire, loin des hommes et des villes, des communautés idéales : aujourd'hui, certains d'entre eux souhaitent que les établissements scolaires jouent un rôle comparable. L'histoire des communautés utopiques est connue et fort sombre : toutes ont échoué, certaines dans la violence. Il n'y a aucune raison pour que les communautés utopiques modernes, les écoles parfaites et communautaires, annoncées notamment par la rénovation des collèges, connaissent un meilleur sort. Il apparaît bien que l'échec des colonies parfaites était dû à des raisons de structure, et non pas à des causes occasionnelles : les mêmes raisons seront à l'oeuvre dans les collèges réformés.

Mais ce sont là des raisonnements de fait. Or, les faits importent peu ici. Car la croyance au microcosme et au macrocosme n'est pas de leur ressort ; il s'agit d'une vision du monde, aussi peu réfutable qu'aucune autre : que l'école soit le reflet de la société, c'est une idée qui n'est ni vraie ni fausse. Elle est simplement mythique. L'enveloppement, le

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. MICROCOSME SCOLAIRE ET MACROCOSME SOCIAL

reflet, les chaînes de sympathies occultes paraissent empruntés au fonds le plus ancien de la tradition magique : c'est dire qu'on n'est plus ici dans l'univers de la Raison.

De ce que l'école fasse partie de la société, on pourrait tirer une conclusion exactement inverse : une partie ne reflète pas nécessaire- ment le tout auquel elle appartient ; elle n'est pas nécessairement structurée de la même manière que ce tout ; elle peut être à proprement parler partielle, c'est-à-dire isolable et particulière. Autrement dit, rien ne prouve que la société soit l'un de ces systèmes homogènes, où l'on

passe du plus grand au plus petit ou inversement sans rencontrer

d'hétérogénéité. Tout semble prouver au contraire que les diverses

parties du système ne se répètent pas, à supposer même qu'elles ne soient pas dysharmonieuses et contradictoires. L'armée ne répète pas l'école, l'école ne répète pas l'appareil judiciaire, etc.

Il est un peu surprenant de constater que le discours progressiste, si

fréquemment fondé sur la lutte des classes, s'aveugle à un fait, pourtant patent, de l'histoire des idées : lorsqu'il s'est agi pour Marx de proposer une théorie de l'entreprise capitaliste, il ne s'en est certainement pas tenu à l'affirmation pure et simple qu'elle était un lieu de la lutte des classes. Car c'était justement ce qui lûi aurait paru grossier et sans

intérêt ; le Capital consiste bien à analyser les fonctionnements de la division de classes dans l'entreprise, mais l'important est le détail, qui justement ne répète pas platement la division elle-même. Ajoutons que, du Capital, on ne devait, aux yeux de Marx, rien conclure de spécifique sur la justice, l'armée ou l'école : il ne croyait pas que la société fût de

part en part homogène. Renoncer aux mythes de l'enveloppement et du reflet, telle est la

condition d'une pensée propre de l'école. Si même il faut renoncer à

espérer qu'un tel appareil, si important pour tant de sujets, suscite un discours comparable en rigueur et en exhaustivité à ce que Marx avait articulé pour l'entreprise, ou, à un moindre degré, Jaurès ou de Gaulle

pour l'armée, on peut du moins souhaiter négativement qu'on cesse de raisonner en termes occultes et magiques. Mais cet espoir est sans doute

vain, car l'enjeu est trop important. C'est que le mythe de l'enveloppe- ment a pour corollaire un second mythe, lui aussi proprement cosmique. Si l'école répète, comme microcosme, le macrocosme social, c'est aussi

que, en sens inverse, on pense la société tout entière comme une école. Tout se passe comme si l'on n'osait évoquer la dimension du politique

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' LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

qu'en la masquant d'une justification pédagogique ou éducative. On connaît ce lexique un peu étrange. Une politique rencontre-t-elle

quelque difficulté, on s'écriera qu'il y a quelque part une faute pédagogique : on n'a pas bien expliqué, on n'a pas su faire usage de l'arsenal obligé des tableaux (noirs ou pas), des gadgets audio-visuels, de l'illustration qui fait mouche. Nul doute que, dans les démocraties parlementaires, il appartienne à l'exécutif de proposer des explications de ce qu'il a décidé. Le curieux, c'est que cette nécessité, issue de la nature même de la machine démocratique, il faille la maquiller et, en un certain sens, la déshonorer, en recourant au langage de la pédagogie et de l'éducation. Il y a là plus qu'un simple abus de langage ; il y a en vérité une convocation adressée aux citoyens de se saisir en tout et pour tout comme des élèves.

D'autant que le mouvement se poursuit plus avant. Non seulement les explications des décisions, mais les principes des décisions sont articulés en termes d'éducation. Il semblerait qu'on ne puisse défendre la

, nécessité d'une institution quelconque qu'en la présentant comme une machine éducative. Nul ne met en doute la difficulté qu'il peut y avoir pour un exécutif qui se réclame de la liberté à traiter le problème des prisons. A-t-on cependant fait avancer d'un pas le problème en décidant, par un acte de pur lexique, de le rapporter à l'éducation des détenus ? Tout le monde sait qu'il s'agit de bien autre chose et que là justement réside la difficulté : celle-ci, pour tout dire, a été définitive- ment esquivée dès qu'on a employé le mot éducation. De même, nul n'ignore la difficulté qui s'attache à la problématique du châtiment légal. Là encore, il faut prendre un parti et s'y tenir ; mais a-t-on fait avancer d'un pas le problème quand on a défini le châtiment comme une éducation du criminel et du public ? Se donner une armée, définir une politique militaire sont des nécessités pragmatiques ; elles ne sont pas toujours faciles à maîtriser : a-t-on fait avancer d'un pas le problème quand on a défini l'armée par une mission de formation de la jeunesse ? Pourquoi ne pas dire alors que le commerce a pour fin l'éducation de l'acheteur, que l'entreprise est l'école de l'ouvrier, etc. ? La société tout entière est désormais conçue comme une seule machine éducative : le fait social total de Mauss renaît, transformé en acte éducatif global, auquel concourent tous les agents sociaux.

Une anecdote paraît ici pertinente. On se souvient qu'un ministre avait proposé un texte de loi destiné à pourchasser les manifestations

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MICROCOSME SCOLAIRE ET MACROCOSME SOCIAL

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sexistes dans la publicité. Nous ne discuterons pas de l'opportunité d'un tel texte ; le fait est qu'il a suscité des oppositions, dont certaines concernaient la liberté d'expression. A quoi le ministre répondit qu'elle n'avait pas proposé ce texte dans l'intention qu'il fût appliqué. Bien au contraire, tout son vœu était qu'il ne fût jamais appliqué et n'eût de valeur que pédagogique. Le raisonnement, à le bien comprendre, laisse

pantois : supposons que quelqu'un se plaigne qu'on attente à la liberté

d'expression. A quoi cela sert-il de lui répondre qu'il s'agit de pédagogie ? A ceci : à lui faire croire qu'il est des circonstances où il est légitime d'attenter à la liberté d'expression. Quant à l'autorité qui s'arroge le droit de définir de tels cas, c'est le Grand Éducateur, seul maître de décider ce qui doit être matière d'éducation. Bien sûr, il s'agit d'éducation, et qui peut refuser d'être mieux « éduqué » ? Bien sûr, il

s'agit de pédagogie, et donc cela ne tire pas à conséquence, car on sait bien que la meilleure pédagogie est celle du jeu et du faire semblant. Alors, la boucle est bouclée : la politique est réduite à une série de décisions éducatives, sans conséquence matérielle qui vaille la peine qu'on s'y attarde, hormis l'élévation du niveau éducatif de la nation. On ne peut s'empêcher de résumer un tel discours : « la politique n'a pas à vous concerner ; soyez comme une cire molle entre les mains de ceux que vous avez chargés de parfaire votre nature ; jouez avec eux quand ils vous le proposent ; bref, redevenez en tout comme de petits enfants ».

On retrouve ici le rêve de l'institution nulle, reprise sous la forme de la politique indolore. La pédagogie permet de faire croire qu'aucune institution n'est pesante, à partir du moment où elle est rapportée à des fins d'éducation. Elle permet de faire croire également qu'aucune politique ne mérite qu'on s'en plaigne, quels que soient ses caractères, pour peu qu'elle annonce ses intentions formatrices. Or, il n'y a pas de

politique indolore, il n'y a pas d'institution nulle : le croire, c'est se tromper ; le faire croire, c'est mentir. Comment s'étonner alors que la politique soit incompréhensible ? Ce n'est pas d'explication qu'elle a besoin, c'est d'abord d'une claire conscience de ce qu'elle est. Comment s'étonner que les décisions, touchant les institutions, soient systémati- quement mal jugées ? Elles sont présentées justement comme elles ne devraient pas l'être. C'est-à-dire comme la transformation mystique d'une opacité matérielle en nébuleuse idéale. On a lancé des mots magiques, mais cela empêche-t-il les prisons, les armées, les sanctions

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' LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

légales de demeurer ce qu'elles ne peuvent pas cesser d'être : des contraintes ? A ces contraintes, on peut consentir ou décider de résister : il est inacceptable que la question du consentement ou de la résistance soit diluée.

Voilà pourtant ce qu'accomplit la cosmologie pédagogique, complé- ment grimaçant des microcosmes scolaires. Dans le complexe ainsi

constitué, on retrouve la croyance que tout est politique, moyennant seulement l'addition que la politique ici s'identifie avec une pédagogie. Aussi, tout de même qu'il y a une vision politique du monde, qui organise les pensées depuis plusieurs décennies, il y a une vision

pédagogique du monde. On ne s'étonnera pas que la Corporation s'y reconnaisse, puisqu'elle est, par elle, investie d'une légitimité qui s'étend à l'univers entier. On ne s'étonnera pas davantage que l'on parle tant d'ouvrir l'école sur le monde : le monde lui-même est identifié à une école. Le secret de la Réforme se dévoile : l'école vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour l'enseignant, devenu éducateur et arrimé à son

établissement, l'école vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour l'élève, incessamment saisi par l'éducation dans sa famille et hors de sa famille ; l'école vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour tous, du berceau

jusqu'à la tombe. On ne s'étonnera pas enfin que des politiques, apparemment expérimentés, se réclament de ce qui n'est après tout

qu'une fantasmagorie ; ils y trouvent un bénéfice. Pouvoir être jugés suivant des intentions, et non suivant des résultats : comme dans les bons collèges de la bonne rénovation. '

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Toute personne qui parle de l'école tient pour obligée la référence

pédagogique. Il n'est question que d'acte pédagogique, d'innovation

pédagogique, de technologies pédagogiques, de pédagogie, etc. Par ces noms et ces adjectifs, la presse missionnaire convoque à son tribunal tous les enseignants et les condamne, changeant de cible au gré des

circonstances, mais invoquant toujours le même grief : la résistance aux nécessités pédagogiques, lesquelles semblent toujours impliquer un renoncement à soi-même d'un type ou d'un autre. La Corporation agit de même, mais à ses propres fins : on connaît son argumentation, « tous les enseignants sont des agents pédagogiques et ne sont que cela ; mais seuls les membres de la Corporation le savent et incarnent pleinement ce

que tous les enseignants doivent être ». Le signifiant pédagogie devient alors un pur et simple instrument de terreur, destiné à réduire au silence toutes les oppositions. Les coeurs pieux ne sont pas en reste, même si leur penchant naturel vers l'imprécis ôte de son tranchant à leur

propos. Toute l'opinion croit au langage pédagogique : telle est la force de la

pensée naturelle. Il semblerait pourtant qu'à l'origine on ne trouve rien de plus qu'un abus de langage : une inattention quant à la nature

linguistique de l'adjectif pédagogique. Ce lexème a en effet deux

usages : (a) pédagogique est l'adjectif savant répondant au substantif enseigne-

ment 1. Il y répond d'autant plus que le substantif, en l'occurrence, n'a

pas d'autre dérivé. En disant pédagogique, on ne dit, dans cet usage, rien de plus et rien de moins que par le mot enseignement : on suppose peut-être que l'enseignement existe ; on ne suppose rien, ni positive- ment ni négativement, de la pédagogie.

1. De la même manière que, par exemple, tellurique répond à terre. '

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' LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE '

(b) pédagogique est dérivé du substantif pédagogie Dans cet usage, le substantif de départ n'est pas du tout le même qu'en (a) ; il ne s'agit plus seulement de l'enseignement en général, mais d'une formation discursive bien particulière : la pédagogie. En disant pédagogique, on

suppose alors que la pédagogie existe. Cette hypothèse elle-même n'est pas univoque. Pour simplifier,

tenons-nous en à l'interprétation la plus importante : la pédagogie est la théorie scientifique de l'acte d'enseignement ; elle articule des proposi- tions générales, indépendantes des contenus enseignés, des sujets qui enseignent et des sujets à qui l'on enseigne (pédagogie théorique) ; de là s'autorisent des techniques applicables à tous, à tout et en toutes circonstances (pédagogie pratique).

La coexistence des usages (a) et (b) entraîne une ambiguïté : un acte

pédagogique sera interprété tantôt comme un acte d'enseignement, qui ne suppose rien, sinon la possibilité même de l'enseignement, tantôt comme une mise en acte de la pédagogie ; même chose, mutatis

mutandis, pour tous les emplois de l'adjectif 2. D'où un incessant tour de passe-passe : dès que l'on parle de l'école, on

suppose qu'un enseignement est possible ; du même coup, on s'autorise,

par une simple règle de la langue française, à user de l'adjectif pédagogique. Mais, par un glissement de l'usage (a) vers l'usage (b), on croit souvent avoir du même coup fondé la nécessité de la pédagogie. Or, mis à part la logique du calembour, la déduction n'est pas bonne.

Il est parfaitement possible de croire à la légitimité de droit et à la

possibilité de fait d'un enseignement sans pour autant croire à la

pédagogie.t Toute école suppose que des savoirs explicites soient

transmis. Soit. De là ne suit pas qu'il existe des techniques générales,

applicables à tous, à tout et en toutes circonstances, de la transmission ;

de là ne suit pas non plus qu'il existe une théorie générale de la transmission. La conséquence logique est si peu nécessaire qu'on a pu

soutenir la conséquence inverse : il est des gens pour affirmer que la

croyance en une théorie générale de la transmission et l'intérêt exclusif accordé aux techniques pédagogiques sont le plus sûr moyen d'empê-

- 1. De la même manière que, par exemple, terrestre répond à terre. 2. Une telle ambiguïté n'est pas exceptionnelle en français. Ainsi, l'adjectif

linguistique peut répondre au substantif la linguistique ; il peut aussi répondre au substantif langue. Dans le premier cas, il suppose que la science linguistique est possible ; dans le second, il ne suppose rien de tel.

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LE ROMAN PÉDAGOGIQUE

cher toute transmission effective. Sur cette thèse implicite s'est au reste { fondé l'enseignement français durant une longue période et ce ne fut pas celle de sa plus grande inefficacité.

Or, l'enjeu est de taille. Si en effet il existe une théorie autonome, disons : une discipline spécifique, nommée pédagogie, les conséquences sont inévitables : (I) il peut exister des spécialistes de cette discipline ; (II) tout enseignant, comme tel et quelle que soit sa discipline, doit connaître les théorèmes pédagogiques et se conformer aux procédures qui en découlent (techniques pédagogiques) ; (nI) tout enseignant, comme tel, doit donc avoir une teinture minimale de pédagogie ; toutes les disciplines doivent se soumettre à la discipline reine et tous les spécialistes doivent s'incliner devant le pédagogue. Ancillae paedago- giae omnes, dira-t-on, ce qui est le pédagogisme dans sa forme extrême, mais aussi courante.

. Comme la Corporation soutient qu'elle fournit la majorité des spécialistes définis en (i), les conséquences (II) et (III) reviennent à lui conférer une autorité morale et matérielle absolue. On notera que la conséquence (n) est déjà entrée dans les discours : la réforme des concours de recrutement prévoit que tout candidat devra y subir une épreuve à contenu pédagogique ; quant aux syndicats de l'enseignement supérieur, voilà bien longtemps qu'ils déplorent, sans du reste préciser ce qu'ils veulent dire par là, l'indifférence des professeurs à la pédagogie.

La conséquence (III) s'annonce également : primat, dans tout l'ensei- gnement et notamment dans l'enseignement supérieur, de la science pédagogique (nommée aussi, par un pluriel de Tartuffe, sciences de l'éducation) 1.

Et pourtant, rien ne devrait en l'occurrence aller de soi. Considérons la pédagogie théorique : nul ne pourrait citer les oeuvres de quelque grandeur qui l'illustreraient. Il y a, sans doute, les célèbres classiques de l'éducation : on les lit peu ; leur existence brute sans doute suffit. Il y a parmi eux de grands esprits ; mais les plus grands d'entre eux, Montaigne et Rousseau, présentent deux traits remarquables : premiè- rement, ils ne parlent jamais de pédagogie : ils ignorent le mot. Quant à

. la chose, ils sont loin de s'y dévouer à l'exclusion de toute autre et ils

1. Dans les écoles normales d'instituteurs, le nom même de philosophie a été banni et cette discipline n'est plus que l'humble servante de la pédagogie. Aux temps où la philosophie était dite ancilla theologiae, l'Église n'était pas allée aussi loin.

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE ' '

sont loin de lui attribuer la moindre autonomie : en fait, elle ne leur

paraît jamais que l'illustration particulière d'une doctrine générale de l'homme. Mais les pédagogues qui se réclament d'eux font semblant de n'en rien savoir : à aucun instant, ils ne prennent en compte la relation non triviale de la « pédagogie » de Montaigne avec l'anthropologie de la Renaissance finissante et celle de Rousseau avec le Contrat social ou les

, Rêveries. Le deuxième trait est plus étonnant encore : ces classiques de l'éducation ne parlent jamais de l'école.

A aucun moment, ils ne posent le problème qui est le nôtre : l'inscription des sujets dans un appareil qui leur préexiste. Rousseau, dans l'Êmile, construit un lieu idéal, indépendant de toute institution collective. Montaigne n'imagine même pas que l'éducation puisse être autre chose qu'une affaire privée. Aussi ne sont-ils d'aucune utilité pour ce qui nous occupe, nous modernes. Ce qui n'empêche personne de s'y référer souvent dans les discussions. Au prix d'un paradoxe : l'école, dont le caractère institutionnel est patent dans tous les pays et dont le caractère d'institution publique est patent en France, est rapportée à des textes qui n'en parlent pas et ne peuvent pas en parler - à des auteurs qui lui sont étrangers et à qui elle est étrangère. De là des malentendus incessants, qui peuvent mener au pire.

Qu'on se tourne alors vers ceux qui se réclament effectivement d'une théorie pédagogique autonome et qui, secrètement ou publiquement, inspirent les groupes de pression ; on est devant une foule de noms : aucun ne compte plus pour personne, sinon par esprit de secte. Point de Galilée ni de Newton, cela va sans dire, mais pas non plus de Darwin ou de Marx, ni même de Huxley ou d'Engels. Nous mettons au défi ceux qui ont si souvent sur les lèvres le prédicat pédagogique (qu'il soit appliqué à l'acte ou à l'innovation ou aux technologies) de citer une proposition assurée, un argument incontestable, un texte rigoureux ou simplement intéressant ou, plus simplement encore, bien écrit : il n'y en a pas. Au regard des exigences que l'on pourrait raisonnablement formuler en termes de cohérence du raisonnement, de vraisemblance des hypothèses, d'exactitude des données, les textes pédagogiques sont généralement insuffisants En bref, si la pédagogie théorique était une

1. On trouvera un florilège de la littérature pédagogique récente dans l'excellent et courageux ouvrage de J.-P. Despin et M.-C. Bartholy, Le Poisson rouge dans le Perrier ; enquête sur une école au-dessus de tout soupçon. Limoges, Critérion, 1983.

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' LE ROMAN PÉDAGOGIQUE ' .

'. grande chose, cela, semble-t-il, se saurait davantage. Si l'on s'adresse à la pédagogie pratique, une situation curieuse se découvre : parmi ceux

. qui aiment enseigner, le font souvent et avec succès* beaucoup affirment )) très haut qu'ils ne croient pas à la pédagogie ; certains mêmes avouent < leur haine et leur dégoût à l'égard de ce qui se propose sous ce nom : un t mot, disent-ils, inventé par les ignorants pour faire peur à ceux qui t savent. A l'inverse, parmi ceux qui vantent la pédagogie, déplorent t qu'on n'en fasse pas une discipline reine, proclament en définir leur

. compétence majeure, beaucoup n'ont jamais enseigné, beaucoup n'en- seignent plus, beaucoup avouent ne pas aimer enseigner, beaucoup i)

enseignent mal. Cela prouve du moins une chose : en tant que technique, la pédagogie ne peut se flatter d'aucune efficacité manifeste ; encore moins peut-elle se prétendre nécessaire - tant logiquement que pragmatiquement. Ne parlons pas de son homogénéité : elle n'en a aucune. Croire à la pédagogie, à sa validité théorique et à son efficacité pratique, n'est donc rien de plus et rien de moins qu'une opinion sans preuve. Il

Que certains enseignants y adhèrent, libre à eux, à condition que leur croyance soit rationnelle : nulle superstition, fût-elle non strictement religieuse, ne devrait avoir sa place dans l'école. A condition aussi qu'ils n'obligent personne à les suivre - ni maîtres ni élèves - ; le prosélytisme, fût-il non strictement religieux, ne devrait pas non plus avoir sa place dans l'école. Du moins s'agit-il de personnes respectables, aux convictions fortes et sincères, cherchant véritablement à faire correctement leur métier. On n'en peut dire autant du gestionnaire : de la pédagogie, il ne sait rien et ne veut rien savoir ; il l'utilise à ses fins d'intrigant. Quant au journaliste missionnaire dont la plume bave si souvent, comme autant de pâtés d'encre mal filtrée, le substantif pédagogie et le prédicat correspondant, tout ce qu'on peut dire de lui, c'est ceci : il ne peut écrire comme il le fait que s'il n'a mené aucune enquête sur ce qu'est et ce que peut être la théorie pédagogique, sur le bilan effectif des « expériences » qui ont été menées en ce domaine, sur

v la compatibilité réelle de certaines innovations avec les conditions matérielles et surtout financières de la conjoncture présente, sur leurs présupposés et le caractère plus ou moins admissible de ces derniers. En bref, il ne fait pas son métier.

Malgré tout, la pédagogie a de beaux jours devant elle, car elle peut . s'appuyer sur des alliés puissants : tous ceux dont elle sert les intérêts.

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE ' .

De plus, elle a la force de l'évidence, qu'elle tire de deux sources bien différentes : le tabou de l'enfance et les prestiges de la scienza nuova, entendons la communication.

La pédagogie, son nom seul l'indique, se présente toujours, entière- ment ou partiellement, comme une théorie de l'enfance. Or, s'il est une certitude universellement reçue, c'est que l'école a affaire à l'enfance. A vrai dire, c'est presque passer pour un bourreau naissant que de révoquer en doute les postulats : l'enfant doit être au centre de l'école ; la théorie de l'enfance doit fournir à l'école ses principes fondamen- taux ; le bonheur de l'enfant doit orienter tout son effort. Il y aurait là pourtant beaucoup à redire : une institution peut-elle se proposer d'assurer le bonheur de qui que ce soit ? On a de fortes raisons d'en douter. La pédagogie dispose-t-elle d'une théorie complète et adéquate de l'enfance ? Une telle théorie est-elle même simplement possible ? Rien n'est moins sûr. Mais surtout l'école entretient-elle un rapport intrinsèque à l'enfance ?

Au risque de blesser les consciences, nous croyons que la réponse doit être négative. Pour des raisons platement empiriques tout d'abord : croit-on vraiment que les lycéens et les étudiants soient des enfants ? Si l'école n'a pour objet que la seule enfance, que fera-t-on à leur égard ? Au vrai, à quoi bon le demander ; on sait déjà ce qu'on fera, puisque certains ont commencé : infantilisation et maternage, c'est-à-dire le contraire exact de ce qu'il faudrait. Pour des raisons de fond, ensuite. Car il faut ici dénouer un complexe. D'une part, l'école s'accomplit en un lieu et en un temps extérieurs aux activités sociales majeures. Il en a toujours été ainsi et les fantasmes du microcosme/macrocosme n'y pourront rien ; c'est bien pourquoi les Grecs nommaient l'école scholè, ce qui est le loisir, et les Latins, ludus, ce qui est le divertissement : un temps et un lieu disjoints de la production, de la guerre et de la procréation. D'autre part, dans une société où ils forment un groupe reconnu, c'est par ces mêmes traits que les enfants seront distingués : ils ne produisent, ni ne combattent, ni ne procréent. Quoi de plus logique alors que de combiner deux extériorités et de les faire se recouvrir : où sont les enfants ? à l'école ; que fait l'école ? elle recueille les enfants. La correspondance paraît exacte ; elle est pourtant strictement contingente et commode 1. i -

1. La relation entre l'école et le temps improductif est loin d'appartenir au passé. Il semblerait au contraire qu'elle s'affirme aujourd'hui davantage. Les enfants ne sont

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LE ROMAN PÉDAGOGIQUE

De la même manière après tout, la chose militaire est traditionnelle- ment l'affaire des mâles ; dira-t-on pour autant que la masculinité doit être au centre de l'armée et que cette dernière doit faire le bonheur des mâles ? Certains le croient peut-être, mais on sait à quelles aberrations cela les mène. La pensée naturelle de l'école commet, mutatis mutandis, le même paralogisme : constatant que les enfants sont à l'école, elle croit

pouvoir en déduire le principe de tout. Il est curieux du reste de noter combien l'opinion moderne supporte mal les discours de la différence homme/femme et exalte au contraire la différence enfant/adulte, dans des propos qui sont exactement analogues dans leur logique et que les faits empiriques ne corroborent ni plus ni moins. Comment oublier de

plus les circonstances où émergea l'idée d'enfance ? La société indus- trielle naissante poursuivait de plus en plus systématiquement les

improductifs, leur assignant simultanément un concept et un espace. Aux fous, l'asile ; aux oisifs, la prison ; aux femmes, les cuisines ou les

salons ; aux enfants, l'enfance romanesque et, ce qui revient au même, l'éducation romancée. L'Émile s'articule secrètement à la vision d'un monde organisé par et pour la production.

Nous n'avons aucune raison de croire ces choses. Il faudra bien un

jour le demander : l'enfance existe-t-elle ? Freud, en tout cas, ne le

pensait pas. L'enfance, eût-il volontiers soutenu, a été inventée par les adultes pour mieux se supporter eux-mêmes : un fantasme de grandes personnes. Quoi qu'il en soit, tout enseignant aura grand intérêt à se rendre à l'évidence : il n'a pas affaire à l'enfance, il a affaire à des élèves, c'est-à-dire à des sujets. La classe où ces sujets-élèves sont mis ensemble n'a aucune homogénéité prédéterminée - pas de psychologie générale des enfants, pas de caractères raciaux, pas de religion, etc. ; il en est, lui, le maître, en tant qu'agent du savoir à transmettre, le seul principe constitutif La pédagogie et, avec elle, le pathos, pleurard ou extasié, de l'enfance imaginaire s'emploient de leur mieux à lui dissimuler la vérité : il ne doit pas les croire.

plus seuls en cause, mais aussi le « troisième âge » et les chômeurs : d'où les universités du troisième âge et les congés de formation. En bref, l'école est la réponse qu'on donne à ce que la production, par choix ou par nécessité, a laissé de côté.

1. C'est bien pourquoi la pédagogie déteste si fort la classe. On sait que la réforme Legrand la supprime : par le plus, en regroupant les élèves en masses de l'ordre de la centaine d'individus, et par le moins, en subdivisant ces masses en petits groupes de tutorat - une dizaine d'élèves par tuteur : douze, sans doute, comme les disciples.

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Pour la communication, le parallèle devrait sauter aux yeux. La croyance à la pédagogie implique, de toute nécessité, qu'on accorde à la forme de la transmission une importance cruciale : c'est à ce prix en effet qu'elle peut s'attribuer quelque vraisemblance. Il faut que la différence des contenus transmis n'affecte pas la généralité des règles intrinsè- ques de la transmission, dont elle a, prétend-elle, édifié la théorie et la pratique. Le plus sûr est donc que les contenus soient mis hors jeu.

Qui ne voit l'analogie de structure que la pédagogie entretient alors avec le discours de la communication ? Ce discours, lui aussi, se borne, par structure, aux formes de transmission, mais avec une autre brillance. Car, à la différence de la terne pédagogie, il peut effectivement enrôler à ses côtés, fût-ce au prix de quelques déplacements de sens, de grands noms et même des théories reconnues. La scienza nuova permet de tout parler : arts, sciences et lettres, et jusqu'au langage même. Qui plus est, elle est revêtue de pouvoirs quasi divins, puisqu'elle est censément capable de créer en le nommant l'objet qu'elle a à connaître. Tout ici est autonyme : la chose est le nom de la chose, et réciproquement. Ainsi, la communication parle de l'événement, en tant qu'il se détache sur le fond indistinct, mais elle ne saurait en parler qu'en se faisant événement elle-même : en fin de compte, rien n'arrive plus nulle part, sinon précisément ce qu'on nomme les grands moments de communication. Elle parle de ce qui, par son émergence détachée, se construit comme radicalement nouveau, mais elle-même se propose comme l'incessante innovation : en fin de compte rien n'est nouveau, sinon ce qui la modifie elle-même. Elle parle de tout et, dans cette mesure seulement, elle est communication, mais comme tout est communication elle ne parle jamais que d'elle-même.

En principe, le discours a pour domaine toute pensée, toute parole, toute conduite en tant qu'elles se manifestent. Dans la réalité, il y faut une opération supplémentaire : que, par axiome, rien ne soit pris en compte, s'il n'est préalablement rendu adéquat aux supports matériels reconnus de la communication. Car, pour universelle qu'elle se suppose, la communication, en fait, ne retient qu'une part infime de ce qui existe : nommément le Journal, dans toutes ses variantes, écrites,

. parlées et visuelles. Mais, dans la mesure même où elle ne reconnaît l'événement que sous

les espèces de l'innovation, elle entend incarner, par droit divin, la pointe extrême de toute modernité. Il va de soi qu'elle n'y a aucun titre :

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LE ROMAN PÉDAGOGIQUE

le domaine de la communication est le plus obsolète qui soit, pour la raison même qu'il ne s'y passe jamais rien qui compte. Tout est vieux d'avance, comme l'est tout ce qui est du dernier cri : quoi de plus défraîchi que les symboles successifs des temps nouveaux - chemin de fer, voitures, radios, flippers, etc. Il en va exactement de même des media : la forme du livre n'est pas obsolète, elle est simplement non moderne ; mais la presse se ressent toujours de sa date de naissance, qui

\ remonte aux diligences ; la radio de même, qui remonte à la traction avant, comme la télévision à l'âge des scoubidous. "', "

Quant au contenu, on conçoit que le verbe communiquer devienne 1\ chaque jour davantage un verbe intransitif : en effet, le complément d'objet devient chaque jour plus indéterminé. Au vrai, chaque medium de communication n'a qu'un objet dont il puisse s'entretenir et c'est lui-même : la CB parle de la CB, la télévision de la télévision, la radio de la radio, la presse de la presse - en bref, un homme de communication n'a rien à dire, sinon ceci : il faut qu'il y ait de la communication, parce que tout est communication#Dans la répétition des syllabes sacrées, les / capacités de l'individu peuvent introduire des modulations ; aussi y l'animal communiquant habite-t-il des régions diverses : on distinguera ' "

' le plancton qui vogue près de la surface et les monstres abyssaux, souvent près d'être aveugles, nageant dans les profondeurs où la lumière du jour jamais ne parvient. Les cagots superficiels et les abscons prophètes de la religion de l'avenir.

Devant tant d'éclat, le pédagogue ne résiste pas. D'autant qu'à . révérer la communication, il a toutes chances de réjouir la presse

missionnaire. Il raisonnera alors en deux temps : tout d'abord, et c'est peut-être le moins important, il entonnera l'hymne de l'innovation pédagogique, analogue strict de l'innovation médiatique - d'autant plus analogue que, en réalité, elle n'a pas d'autre contenu : l'événement en pédagogie devient alors facilement la pure et simple répétition de l'événement de communication. Le pédagogue, enthousiaste, mur- mure : « quel monde merveilleux où le maître et l'élève peuvent dialoguer par... », là un nom machinique : le téléphone (version 1930), le cinéma (1950), la télévision (1970), l'ordinateur (1985) ; la quincail- lerie ne manque pas. Secrètement persuadé, depuis Goebbels, que les libertés formelles et tout ce qui se résume du nom démocratie sont irrémédiablement anachroniques à l'ère des transmissions rapides, le gestionnaire ne cachera pas sa satisfaction : prosterné devant la commu-

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Page 73: DE L'ÉCOLE

LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

nication, le pédagogue s'est fait son porte-voix, clamant dans la foule le nom du désert qui doit venir. Le journaliste demi-habile, trop heureux, aura enfin trouvé sa perle rare : l'enseignant qui renonce à être un maître et reconnaît que, s'il y a des maîtres, c'est aux rotatives et sur le

petit écran qu'on les trouve. De même que le bon Indien est toujours déjà mort, de même on proposera à l'opinion abusée le portrait du bon

enseignant, si peu distingable du gibier d'audio-visuel que sans doute il n'est rien d'autre.

Cependant, l'essentiel reste à faire ; il faut assurer le second temps du

processus : la magie de la forme et du contenu. Car il s'agit bien d'une

magie : le pédagogue parfois doutait. Saurait-il longtemps empêcher qu'on ne le presse par trop sur la question des énoncés transmis ? Saurait-il empêcher qu'on ne lui demande avec trop d'insistance si vraiment l'on peut proférer efficacement des savoirs dont on ne connaît

pas le premier mot ? Le bon sens a de ces retours inattendus. Or, la communication peut lui proposer son orviétan souverain, le geste qui saurait à jamais dissiper tous les doutes : la possibilité de transformer toute forme en contenu et d'interdire tout contenu qui ne soit pas le commentaire perpétuel d'une forme de transmissionl .La pédagogie, on

le comprend, en rêve depuis toujours, elle qui ne sait parler que des

/ rmes de la transmission. Or, la communication non seulement en

rêve, mais elle y parvient. A ne parler que du principe même de la

communication, on découvre qu'il n'y a de fait rien d'autre à dire que ce

principe même, lequel consiste à énumérer les manières dont on dirait

quelque chose si l'on avait quelque chose à dire. Mais on n'a jamais rien

à dire, parce que tout ce qu'on a à dire, c'est qu'il y à de nouveaux media.

. Un pacte se propose alors : pourquoi ne pas identifier entièrement

pédagogie et communication ?ILe pédagogue découvre avec délices son nouveau privilège : désormais, l'activité de tout enseignant, lequel ne saurait être autre chose qu'un pédagogue, consiste à rappeler à tous, et, notamment, aux élèves, qu'il doit y avoir de la pédagogie. Parce que tout dans l'enseignement est pédagogie. Mais un tel rappel consiste à revenir toujours, pour les aménager pratiquement et les commenter

théoriquement, les nouvelles procédures - incessamment nouvelles et

toujours prometteuses pour des lendemains toujours reculés : on ne

parle que des méthodes qui conviendraient si d'aventure on devait

enseigner quelque chose, mais il n'y a rien à enseigner, parce que tout ce

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Page 74: DE L'ÉCOLE

) LE ROMAN PÉDAGOGIQUE

qu'on a à enseigner, c'est qu'il devrait y avoir des méthodes rénovées de

l'enseignement. En bref, dans les collèges et les lycées rénovés de la bonne réforme, on n'apprendra aux élèves que le collège et le lycée rénové.

Au vrai, le pacte est bien, comme il se doit, un service mutuel : le

pédagogue tient l'école - par la Réforme - ; le communicateur tient le

journal. Les peuples attendent d'eux qu'ils leur disent quelque chose, que le premier articule des énoncés qui instruisent, que le second

présente des informations qu'on puisse croire et déchiffrer. Mais la

parade est prête, car les contenus n'ont plus à être réclamés. A

l'enseignement ennuyeux et vide, se joint le journaliste aphasique, incapable de soulever le moindre lièvre, le photographe incapable de

prendre un cliché qui révèle quoi que ce soit, le cameraman paralysé. Les formes pures doivent suffire : la transmission comme telle, l'image,

. le plan, le papier, la Réforme. Le pédagogue et le communicateur savent les préparer de mille manières et, par elles, assouvir toutes les famines.

Grands cuisiniers devant l'Éternité, ils ont découvert le secret de transformer les moules en pâte et, comme certaine reine aux peuples révoltés, ils savent désormais répondre : « S'ils ont faim, qu'ils mangent des moules à gaufre. »

Page 75: DE L'ÉCOLE

1 :.'

Le roman de l'échec

.

Les bons apôtres gémissent déjà : mais les enfants, mais les étudiants, mais les immigrés, vous n'en parlez pas, vous n'y pensez pas, vous les

méprisez. En un mot comme en cent, vous n'avez rien dit, puisque vous n'avez pas prononcé le mot magique : l'échec scolaire. On connaît en

effet cette carte maîtresse, par quoi l'on a fermé la bouche, depuis des

décennies, à tous ceux qui voudraient traiter de l'école sur un autre ton

que les réformateurs. L'échec scolaire, pour beaucoup, résume la

question de l'école ; sur cet horizon se règle l'opinion quand, un instant, elle oublie la querelle scolaire - la fausse, comme la vraie.

Or, il n'est pas de locution plus ambiguë que celle-là. Encore que son

usage, en lui-même, soit parfaitement univoque : on ne parle de l'échec scolaire que pour condamner l'école. Une fois encore, on peut énumé- rer des variantes : ou bien l'on condamne l'école telle qu'elle est

puisqu'elle produit l'échec scolaire. On proposera alors des réformes

pour y remédier. Ou bien l'on condamne toute école, parce que toute

école, censément, produit l'échec. Dans ce cas, on ne peut que souhaiter une destruction radicale. Si, malgré tout, l'on propose des réformes, c'est pur manque d'audace et pour ne pas dire ouvertement ce qu'on veut. Et l'on retrouve le discours de l'institution nulle : la bonne école est l'école disparaissante, parce que alors seulement elle sera sans effet et donc sans production d'échec.

Bien évidemment, il est vain de distinguer trop nettement entre les

points de vue, parce que ceux qui les adoptent les adoptent volontiers l'un et l'autre ; successivement ou en même temps. Cette confusion, qui n'étonnera pas ceux qui ont pratiqué le discours pieux, est à son tour

r doublée par une autré., Les mots mêmes d'échec scolaire peuvent

)) entendre en deux sens : (a) Il s'agit de l'échec à l'école. Les

escriptions abondent ; elles se résument tout bonnement à ceci :

'existence du mauvais élève, de la mauvaise note, de l'examen raté.

t 82

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Page 76: DE L'ÉCOLE

LE ROMAN DE L'ÉCHEC

Rien de moins, mais rien de plus : tout ici est interne à l'institution. (b) il s'agit de l'échec de l'école : le fait que l'école n'assure pas la fonction

qui j devrait être la sienne- Cela suppose évidemment une définition de cette fonction et un solide de référence qui permette d'établir si elle est '

assurée ou non. Ce solide de référence, en toute logique, doit être

indépendant de l'institution ; autrement dit, il doit lui être extérieur -

économique, politique, social, intellectuel, suivant les choix. Pour ceux

qui ont décidé que l'école avait principalement à donner un métier, son échec sera le chômage ; pour ceux qui ont décidé qu'elle avait

principalement à transmettre des savoirs, son échec sera toute espèce d'ignorance ou d'incompétence. Il y a là matière à discussion et aucune conclusion n'est évidente à l'avance. Quoi qu'il en soit, tout ici est externe à l'institution.

Le pathos de l'échec scolaire ignore la différence. Elle est pourtant capitale, ca?il pourrait bien se faire que l'école suscite de l'échec au sens \ (a), sans échouer au sens (b) : c'est en fait ce qu'on observe tous les )

jours. Le mauvais élève de quinze ans ne fait pas forcément le raté ou t

l'ignare de quarante. Inversement, une école peut ne pas susciter t d'échec au sens (a) et pourtant échouer au sens (b) : selon

toute' vraisemblance, le collège de la Réforme aura justement ce caractère. 11

La disjonction des deux échecs est d'autant plus imaginable que les . lieux et les temps de l'un et de l'autre sont entièrement distincts. L'échec

au sens (a) a pour lieu la classe et pour temps la scolarité - en fait, l'enfance et l'adolescence, en tant que ce sont des périodes retirées de l'activité de production. L'échec au sens (b) a pour lieu la société tout entière et pour temps la vie productive. Au reste, pour l'individu qui échoue, rien ne se vaut : échouer dans l'école, ce n'est rien de plus qu'une aventure de jeunesse, sinon d'enfance. Un souvenir plus ou moins triste. Sauf accident, il n'y a nulle raison d'en faire un drame.

Échouer, à cause de l'école, dans la vie dite, non sans raison, réelle, cela est sans recours. Alors, mais alors seulement, l'on est en droit de parler d'un échec de l'école. Il est effectivement dramatique, mais justement la

Réforme, telle qu'elle est annoncée, n'y parera d'aucune façon. Sans doute, ceux qui croient à l'école comme microcosme sont hors

d'état de faire la différence. Comme ils croient que l'école est une société tout entière et la société tout entière une école, l'échec à l'école est indistingable de l'échec de l'école. Aussi le mauvais élève devient-il à leurs yeux le témoin de toutes les déchéances de la terre ; la mauvaise .

83 .

Page 77: DE L'ÉCOLE

' LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE ,

note répète toutes les marques d'infamie et l'examen raté préfigure toutes les douleurs et les petites morts de la vie. S'étant érigés en

protecteurs permanents de l'humanité, ils croient de leur devoir de faire en sorte que rien de cela n'existe plus. Aussi l'école, pour ne plus produire d'échec au sens (b), doit censément ne plus produire d'échec au sens (a).

'

On retrouve alors les confusions du départ. Car, pour accomplir ce beau programme, on peut choisir plusieurs voies. La plus simple consiste à vider de son sens toute notion liée à un échec possible : il ne doit plus y avoir de moyen de désigner tel ou tel comme mauvais élève. Il ne doit donc plus y avoir de notes. Qu'une école serait belle, ajoute-t-on, si elle n'avait plus pour finalité l'examen, ni le diplôme. Puis, voyant l'incrédulité se peindre sur les visages, on gémit en son for intérieur sur le conservatisme et la dureté de cœur des hommes. Les vrais prosélytes, au reste, ne se laissent pas arrêter pour si peu : usant de la liberté qu'ils se donnent de retraduire les déterminations de l'école en déterminations sociales - microcosme/macrocosme -, ils ont tôt fait de dénoncer le rapport de classe qui se dissimule dans la différence bon élève/mauvais élève, l'oppression qui s'énonce dans les notes ou les

mentions, la brisure mortelle qu'entraîne la scansion de l'examen. Mais les plus réalistes reconnaissent, en soupirant, que les temps ne sont pas venus.

Ils proposent alors un paquet d'inventions Lépine, dont l'effet consiste à user et à vider peu à peu de tout contenu le système qu'on ne

peut détruire trop vite. L'examen, si blessant, est atténué en contrôle

continu ; la note subsiste toujours, mais, au lieu d'être attribuée par un

maître, elle est le fruit d'une auto-évaluation où l'élève détermine lui-même s'il a mené à bien le projet qu'il avait lui-même construit ; le

rapport entre maître et élève est maintenu, mais il est présenté comme un contrat, par lequel les partenaires, égaux en droits, s'accordent

'

ensemble sur un programme ' : que l'un des partenaires soit supposé en savoir plus que l'autre ; que, dans les collèges et les lycées, l'un soit un adulte et l'autre un enfant ou un adolescent ; que, après tout, il arrive

que la contradiction, le développement inégal, l'antagonisme soient des conditions nécessaires d'un processus, tout cela est évidemment tenu

pour négligeable. On retrouve une fois encore et toujours la structure de

1. Cf. rapport Legrand, passim.

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_ LE ROMAN DE L'ÉCHEC _

l'institution disparaissante ; on ne peut, pour des raisons de conjonc- ture, décider la disparition entière et définitive ; on maintient donc,

, mais pour l'oeil seulement : une école en toiles peintes. On a ainsi supprimé tout ce qui pourrait ressembler à une rupture, à

une limite, à un événement propres à l'école et intérieurs à l'institution. Faire en sorte que rien jamais n'arrive à personne, ni à l'élève ni au

_ maître ; faire en sorte que la vie s'écoule continûment, sans occasion d'intérêt, de passion, de douleur ou de plaisir, de joie ou de tristesse, et ainsi accomplir en petit ce qu'on rêve pour la société tout entière. Société sans conflits, sans histoire et, autant que possible, sans mort, c'est-à-dire sans vie ni désir.

En supprimant l'échec, on a aussi supprimé le succès. Car, on a honte de le rappeler, cet échec scolaire qu'on dénonce - l'échec au sens (a), l'échec dans l'école -, il n'est qu'une des faces de la structure, l'autre étant le succès. De la même manière, les petits malheurs des mauvaises notes et des examens ratés sont l'autre face des petites joies des bonnes notes et des examens réussis. Sans doute, on peut et doit en sourire : quoi de plus dérisoire que ces joies qui restent enfantines, même quand un adulte les éprouve ? Mais, si l'on a l'âme suffisamment tendre pour s'émouvoir des drames du mauvais élève, pourquoi ne l'aurait-on pas assez ensoleillée pour se féliciter des happy endings du bon élève ? D'où vient cette autorité qu'on s'arroge de condamner le second, au bénéfice du premier ? D'où vient cette valorisation mesquine des petits drames ? Et, après tout, si cela fait plaisir à quelques-uns, quel mal y a-t-il ? Empêche-t-on le bon peuple de jouer au tiercé ou au loto ? Pourquoi empêcher ceux que cela amuse de collectionner des mentions ? Ils ne font, à vrai dire, de mal à personne. Et s'il y a faute morale à aimer les distinctions sans conséquence, laissons à Dieu, si l'on y croit, le soin de

. sonder les reins et les c<eurs : la puissance publique devrait ici être neutre, c'est-à-dire véritablement laïque. Qu'elle soit finalement main- tenue ou pas, la suppression des mentions au baccalauréat n'a pu être décidée que par capucinade et c'est proprement vouloir attrister toute l'humanité que d'interdire à certains les occasions d'un contentement innocent.

Mais soyons plus sérieux. Si l'école doit exister, elle aura certains effets ; pour que ceux-ci soient lisibles, des signes et des signaux sont nécessaires. Or, on peut le déplorer, mais c'est là la réalité, nous vivons dans un monde qui mesure et calcule : les signes et les signaux lisibles

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doivent être rédigés en termes de mesure. Telle est la finalité des notes et des examens : signifier aux individus saisis par l'école que celle-ci a

accompli quelque effet. Il va de soi que le détail technique, en la

matière, est toujours modifiable et il ne faut pas hésiter à changer ce qui peut ou doit l'être. Mais la finalité elle-même doit être maintenue.

Le succès et l'échec sont seulement la traduction pour l'individu de ces

messages que lui adresse l'école à propos des effets qu'elle produit. Ils sont indissolublement liés : supprimer l'échec, au nom de l'égalité,

.

c'est aussi supprimer le succès et c'est du même coup supprimer tout

repère. Les effets de l'école, privés de ce qui pourrait les signaler, équi- valent dès lors à un pur néant. La conséquence, au reste, est voulue

par certains : on sait que les hommes véritablement pieux haïssent, par-dessus tout, les effets comme tels. Seule l'inefficacité leur paraît

'

admirable. '

Si les signaux sont exprimés comme une mesure, c'est par une loi

générale de nos sociétés : en fait, c'est une marque que la société imprime sur l'école. Pour que cette marque disparaisse, il faudrait que la société fût transformée, et cela, de fond en comble, puisqu'il faudrait que tout le langage de la mesure eût disparu. Aucune société moderne ne

répond à cette condition, quel que soit par ailleurs son mode d'orga- .

nisation. Une école qui n'émette aucun signal ou des signaux qui ne soient pas des mesures est donc bien de l'ordre du songe : un îlot enchanté de lisse sérénité au sein d'un monde traversé de ruptures et de failles.

'

Qu'on ne se laisse pas troubler par le fait. en lui-même évident et

trivial, que les mesures ne sont pas toujours fiables, que le savoir

quantifié n'épuise pas tous les savoirs possibles, que la distribution du succès dans l'école, comme toute autre, peut recouvrir des injustices. Tout cela est vrai, mais de peu d'importance, si du moins il existe des

moyens de corriger, hors de l'école, les injustices de l'école. Il faut qu'il y ait des mesures explicites - la technique de la note et de l'examen

semble, tout bien considéré, la plus simple - ; il faut qu'il y ait des succès et, par conséquent, des échecs. Il faut que succès et échecs aient des conséquences matérielles. Il ne faut pas que celles-ci soient irrémédiables.

L'essentiel est donc, comme il se doit, hors de l'école. Faire en sorte

que l'échec dans l'école n'entraîne pas immanquablement l'échec hors de l'école.

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Page 80: DE L'ÉCOLE

LE ROMAN DE L'ÉCHEC

Sur ce point, les réformateurs progressistes croient aisément triom-

pher. Car, une fois rendus conscients de la différence entre les échecs interne et externe, ils s'imaginent facilement détenir le secret de toutes les améliorations. Sans doute, certains d'entre eux se bornent à répéter à satiété la proposition magique : la suppression de l'échec dans l'école est le symbole de sa suppression hors de l'école. Mais d'autres savent bien

qu'on ne devrait pas régler les problèmes de manière seulement

symbolique. Plus réalistes, ils ajoutent que la suppression de l'échec dans l'école est le seul moyen efficace de supprimer l'échec hors de l'école. Les inventions Lépine qu'ils proposent se trouvent alors

justifiées d'une manière nouvelle. Il ne s'agit plus seulement d'obtenir

par elles un microcosme heureux, au sein d'un macrocosme promis au

bonheur, mais encore malheureux. Il s'agit plutôt de remédier au désordre du monde : le contrôle continu, l'auto-évaluation, le contrat

éducatif, etc., sont alors présentés comme des moyens de rendre l'école efficace. Par eux, l'école, dit-on, accomplira d'un coup toutes ses fonctions : la première consiste à rendre les enfants heureux - il va de

soi, bien évidemment, qu'un enfant normalement constitué devra toucher le comble du bonheur, s'il est inséré dans une communauté où l'on s'occupera constamment de lui ; où on le convoquera sans cesse à s'évaluer lui-même ; où non seulement il sera contrôlé continûment, mais où il contrôlera continûment les autres. Tout enfant qui aurait horreur de ça et réclamerait un peu de liberté et de vie privée ne saurait être qu'un anormal - un pervers, peut-être ; en tout cas, un méchant. La seconde consiste à rendre les enfants un tant soit peu moins ignorants - il va de soi, bien évidemment, que les enfants demandent par-dessus tout d'en apprendre davantage : des détails tels que l'ambivalence, par laquelle un sujet peut repousser violemment ce qu'il désire structurale-

ment, sont à négliger ; y aurait-il des individus assez compliqués pour agir ainsi ? La troisième enfin consiste à donner aux enfants un métier : il va de soi que, entre le monde de l'école et le monde productif, il ne

peut y avoir qu'une harmonie profonde, troublée seulement à l'occasion

par le conservatisme des uns et l'esprit de lucre des autres. Mais, les accidents une fois écartés, tout ne peut que s'accorder merveilleuse- ment. On n'a même pas à craindre, jamais, qu'il y ait des contretemps ; qu'ainsi l'école transmette un savoir dont la production ne veut plus, ou

que l'évolution technique soit plus rapide que la croissance d'un

individu ; que de ce fait l'individu soit, au moment où il arrive sur le

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE '

marché du travail, un pur et simple archaïsme aux yeux des employeurs. Ces choses-là n'arrivent jamais, on le sait.

L'ennui, c'est que ce qui va de soi aux yeux des réformateurs

progressistes ou pieux ne va pas de soi dans la réalité. Leurs inventions

Lépine ont toutes chances de n'assurer aucun bonheur ; tout simple- ment parce que aucune mesure institutionnelle, jamais, n'assure le bonheur. Elles ont toutes chances de ne garantir aucune transmission du

savoir, parce que, justement, aucune effusion ne transmet jamais rien. Sans doute, il n'y aura plus ni notes ni examens et, partant, plus d'échec reconnaissable - la suppression des thermomètres, on le sait, fait

disparaître toutes les fièvres. Mais cela affecte-t-il les conjonctures extérieures ? Cela empêche-t-il que l'échec et le succès ne soient constamment déterminés par elles ? Tout ce qui aura été obtenu, c'est

que l'école, dans ce succès et cet échec, devienne quantité nulle au

regard de ce qui n'aura pas disparu : la fortune, la naissance, les relations. Pour ceux qui n'ont rien de ces biens matériels, l'échec hors de

l'école, qui est à la fois l'échec de l'école et l'échec de chacun, est inéluctablement programmé : ne dirait-on pas qu'il est, par certains réformateurs pieux, érigé en valeur suprême, par l'exaltation religieuse du dénuement de l'esprit et du corps ?

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Le roman technologique

Un argument fort, le seul peut-être que puissent avancer les réforma- teurs, invoque la discontinuité absolue : quelque chose aurait eu lieu, touchant les savoirs, qui serait sans précédent et ferait que ce qui était vrai naguère serait désormais faux et réciproquement. Une telle logique devrait, il est vrai, paraître suspecte, car elle revient à rendre vain tout examen rationnel : il devient impossible de s'appuyer sur quelque expérience que ce soit, puisque, appartenant au passé, elle est anté- .

rieure à la coupure décisive et ne saurait en rien éclairer le présent. L'argument revient à demander une confiance aveugle à l'égard de ceux qui l'avancent et se proclament seuls à savoir manier, sans expérience préalable et sans exemple, l'absolument nouveau. Mais enfin la faiblesse logique d'un argument n'a jamais affecté son efficacité : aussi faut-il l'examiner pour lui-même, dans ses diverses formes.

Car celles-ci sont multiples. Il est des versions affaiblies et rustiques : on évoquera par exemple la mutation technologique.

La chanson est connue : la télévision, la civilisation de l'image, la publicité, etc. Tout cela, censément, rend inutile et incertaine l'institu- tion scolaire Le curieux, c'est que de tels propos se font entendre depuis fort longtemps et que la mutation technologique décisive change de nature au fil des circonstances ou, plus banalement, des modes : il y a

quelques décennies, la grande presse ; il y a quelques années, la radio, puis la télévision - constituant avec la précédente le bloc plus large de l'audio-visuel, et avec la presse et l'affiche le bloc plus large encore de la civilisation de l'image ; aujourd'hui pointe à l'horizon une figure nouvelle qu'on regroupe avec les susnommées sous le chef de la

1. Variante faible : tout cela rend inutiles certains savoirs scolaires. Variante triviale : tout cela rend inutiles l'écriture et la lecture. Variante vulgaire (illustrée par certains dignitaires de la Corporation) : l'illettré est l'avenir de l'homme.

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° LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE ..

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communication, bien qu'elle soit peut-être propre à les abolir : l'infor-

matique, revanche tardive de la civilisation du texte et de la communi- cation froide sur la civilisation de l'image et de la communication chaude. Or, cette variation est suspecte. Car il faut bien constater qu'à chaque apparition de quelque nouveau fossoyeur, l'institution scolaire survit, se modifiant sans doute quelque peu, mais beaucoup moins qu'on ne le dit. En tout cas, ni la presse, ni la radio, ni la télévision ne l'ont fait

disparaître. Bien plus, à bien analyser les faits, il faut conclure que les mutations technologiques, en ce domaine, ont étonnamment peu de

conséquences. '

Considérons ainsi l'imprimerie. Il est fort douteux que son apparition et son extension aient grandement modifié la nature de l'acte d'ensei-

gnement ou des institutions qui le pratiquent?1 Le changement radical concerne le stockage et l'accessibilité des savoirs ; le livre imprimé, sur

ce point, a constitué, sans nul doute, une rupture décisive. Mais pour ce

qui est de la transmission comme telle, la rupture n'apparaît pas évidente. Après tout, nous qui avons enseigné pouvons témoigner que tout passe essentiellement par la parole et l'écriture manuscrite

(celle du

tableau noir et celle des notes prises aux cours). On pourrait même soutenir que l'invention de l'écriture elle-même n'a pas dû modifier profondément ce qu'il pouvait y avoir d'école : on sait que certaine transmissions de savoirs fort raffinés ne recourent qu'à l'enseignement oral ; la poésie, dans bien des cultures, ne saurait avoir d'autre statut. L'audio-visuel n'échappe pas à la règle, non plus que l'informatique : leur efficacité majeure, tout comme l'imprimerie ou l'écriture, concerne le stockage et l'accessibilité des savoirs. Sur ce point, il est hors de doute

que les mutations constatées sont d'ores et déjà profondes, et promet- ' tent de le devenir davantage. Pas plus que l'école ne saurait ignorer

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l'écriture ou l'imprimerie, elle ne saurait ignorer les capacités nouvelles dont elle peut ici disposer. Mais pour l'acte essentiel, pour la transmis- sion comme telle, rien n'est changé : ce qui était impossible avant le demeure aujourd'hui et notamment qu'on puisse bien enseigner et

expliquer ce qu'on ne sait pas et qu'on n'a pas compris. L'école, il faut s'en persuader, est une formation essentiellement

archaïque. Ce n'est pas le seul exemple, dans nos sociétés : il en va de même, après tout, des systèmes de parenté, de la monogamie, de la sédentarité, du langage articulé lui-même. Voit-on que les mutations

technologiques les affectent ? A en croire certains observateurs des .... .. , 90 '- _

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années 60, la prospérité croissante et les gadgets nouveaux devaient

_ entraîner, à court terme, la déconstruction de ces structures anciennes : de nouvelles formes d'union, plus circulatoires que les précédentes, de

_ nouveaux nomadismes, de nouvelles communications, plus substantiel- les que les sèches langues. On voit bien aujourd'hui ce qu'en vaut l'aune : les Français ont-ils oublié la signification des noms de parenté ? Ont-ils cessé de se référer à la monogamie ? Sont-ils sur les chemins à

. changer chaque jour de lieu d'habitation ? Ont-ils renoncé au langage en général ou même à leur propre langue ? Nullement : il en va de même de

' l'école ; vraisemblablement contemporaine du langage et n'exigeant du reste que celui-ci comme condition nécessaire de son fonctionnement,

. elle est, comme lui, indifférente aux ruptures techniques. La conjoncture actuelle est de plus paradoxale de ce point de vue.

Dans la série des mutations, la plus décisive est toujours censément la dernière. C'est donc par l'informatique que l'école se voit aujourd'hui sollicitée. Or, il semble bien qu'au rebours des mutations antérieures, liées à l'audio-visuel, l'émergence de l'informatique restitue à la littéralité l'importance qu'elle passait pour avoir perdue : le maniement

. du Basic ressemble davantage au thème latin ou à l'exercice d'orthogra- phe qu'à une fulguration d'images ou de slogans. On y retrouve ce qu'il y a de plus ancien dans les savoirs enseignés : bâtons, chiffres et lettres. Plutôt donc qu'en révolution, la technologie s'accomplit ici en restaura-

tion. M Disons la chose brutalement : les conséquences de la mutation

informatique sont très exactement l'inverse de ce qu'était censée ) installer la civilisation de l'image, y compris dans sa variante audio-

Î/ visuelle. Telle est la réalité qu'on

tente de masquer par le discours de la , communication généralisée% La lettre à nouveau domine l'univers : en

vérité, elle n'avait jamais cessé de le dominer ; seules des formations parasites, liées à la prospérité et à ses surplus, avaient donné à croire le contraire : l'audio-visuel a multiplié les marchandises - objets maté- riels, concepts, images -, lesquelles n'entretenaient plus qu'un rapport

. distendu avec la production. C'est pourquoi du reste le discours de la " communication est volontiers antiproductif, évoquant tantôt la crois-

sance douce ou la nouvelle croissance, tantôt la fin du travail, etc. Les objets qu'il propose concernent le temps qui échappe à la production - d'où le pathos sur le temps libre - et l'argent du surplus - d'où le pathos sur la dépense et la consommation. Ces surplus de temps

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

et d'argent, symétriques l'un de l'autre, on n'y croit guère en période de crise. Restent alors les instances qui n'avaient jamais cessé d'être, mais que les voiles dissimulaient : la production, le temps de travail, la finance, mais aussi les savoir-faire et les savoir-penser. C'est là que, depuis toujours, s'installe la lettre, comme signe et comme instrument de maîtrise ; après l'hiéroglyphe et l'alphabet, après le chiffre, après l'imprimerie, vient aujourd'hui l'informatique. Presse, publicité, télévi- sion y sont irrémédiablement étrangers. Du même coup, tout projet qui prétend, à propos de l'école, se réclamer en même temps de la mutation audio-visuelle et de la mutation informatique - èt cela, au nom de la communication - est un projet inconsistant. Il faut choisir et si, par modernisme affiché, l'on veut choisir l'informatique, il faut rompre avec ce qui l'entrave : la haine de la littéralité. Retour à la lettre, telle est la plus récente directive de l'époque i.

Rien ne s'y approprie moins que le discours de la communication. Ne parlons même pas de l'exaltation de l'affectif, si chère au discours pieux et à la rénovation des collèges ; certaines âmes croient que la lettre tue et l'esprit vivifie. Libre à elles, mais là encore il faut choisir : on ne peut d'un même mouvement installer, à grands frais, des ordinateurs dans les collèges et, en même temps, mettre en place une organisation qui, dans les faits et secrètement, suppose leur inutilité, leur indignité et leur abandon.

Que ceux qui évoquent la mutation informatique le sachent bien : une seule école est adéquate à ce qu'ils annoncent et souhaitent, et elle doit être intégralement fondée sur la littéralité. C'est-à-dire sur toutes les

1. Encore faut-il que l'informatique soit reconnue pour ce qu'elle est : une

discipline spécifique. La Corporation sent bien que son combat doit aujourd'hui se

porter sur ce terrain. Ne pouvant, sous peine de conservatisme, s'opposer à l'ordinateur, elle réclame que tous les enseignants soient informaticiens. Mais ce maximalisme ne doit pas faire illusion. De la même manière, le ministère a récemment demandé que tous les enseignants aient le souci de la langue française ; c'était dans l'immédiat pour faire passer l'amputation d'une heure imposée aux

programmes de français. C'était aussi, à plus long terme, pour empêcher que nul

spécialiste ne puisse pointer les insuffisances - pourtant notoires - de la Corpora- tion.

Le même raisonnement s'applique à l'informatique : il faut, il est vrai, que tous soient capables de programmer, comme tous doivent être capables de maîtriser la

langue française. Cela suppose un enseignement fort, assuré par des spécialistes qui ne cèdent sur rien. Poser en thèse que tous doivent enseigner l'informatique, c'est aller tout droit au pire : le bavardage indistinct, accessible, sans exigence, à tout petit pédagogue, le maniement sans principes de logiciels achetés dans le commerce.

Reste à savoir ce qu'en penseront les gestionnaires - et les informaticiens.

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LE ROMAN TECHNOLOGIQUE

formes d'acribie, en quoi la littéralité se déploie : acribie dans les données, dans les démonstrations et dans les concepts. Mais c'est là l'école la plus archaïque : à la technologie la plus avancée, seule répond

. l'école néolithique. Au demeurant, soyons sérieux : toutes les nouvelles technologies,

opposées par certains à l'école, supposent que des savoirs aient d'ores et déjà été transmis. Pour l'informatique, cela va de soi ; mais il en est de même de la presse, qui réclame au moins quelque savoir de la langue, et de la publicité, qui réclame au moins quelque savoir de l'image. En fait, la limite qui sépare le savoir du non-savoir - limite problématique et idéale - n'est nullement touchée par les mutations techniques : elles supposent la question résolue et n'en modifient que des aspects annexes. Or il suffit que la limite subsiste pour que l'école y trouve son lieu : bien loin qu'elle soit rendue superflue par les techniques nouvelles, elle est, par elles, constamment et secrètement supposée.

Ajoutons que les confusions ne sont utiles à personne. L'école n'a rien " à gagner à se dissoudre au bénéfice apparent des technologies ; mais ces

dernières n'ont rien à gagner à se laisser absorber par le discours de l'éducation. Bien au contraire, le pire qui puisse arriver à la télévision et à la radio, c'est qu'on leur assigne une mission éducative : tout d'abord

parce que de telles missions n'existent pas, et ensuite parce que, dans un tel mouvement, toute pensée propre de ce que peuvent le son et l'image est rendue impossible. N'en a-t-on pas déjà fait l'amère expérience ? N'a-t-on pas assez constaté l'appauvrissement inéluctable d'une télévi- sion et d'une radio érigées en substituts de l'école ? Il n'est que de songer au tout-venant des dramatiques françaises, à leur prétentieuse nullité et à leur ennui mortel. C'est en réalité l'autre face de ce que les réformateurs installent : la presse aphasique, la télévision et la radio ennuyeuses répondent aux écoles et aux universités vidées de leur contenu. L'informatique résistera nécessairement mieux, puisqu'elle est fondée sur un savoir dur et des techniques pointues. Malgré cela, la prédiction est assurée : pour peu que, dans l'école, on ne se contente pas de l'enseigner comme un savoir dur et une technique pointue, pour peu qu'on lui impose de se substituer à l'enseignement comme tel, pour peu que d'auxiliaire indispensable, on l'érige en maîtresse, l'informatique est perdue et stérilisée à jamais.

L'articulation des mutations technologiques à l'école est certaine, mais elle n'est pas du tout là où le pathos ordinaire la situe : elle ne

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' LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

concerne nullement la forme de la transmission des savoirs ; aucune technologie n'a jamais eu sur ce point la moindre conséquence. Elle concerne uniquement le contenu des savoirs transmis.

Il appartient en effet à l'école, par les savoirs eux-mêmes, de préparer les mutations à venir : car enfin, sauf exception anecdotique, on sait bien que la nouveauté, dans les techniques, vient des savoirs - ce qu'on appelle ordinairement la Science. Il appartient à l'école, en second lieu, de réinscrire dans les savoirs qu'elle transmet les conséquences de contenu que les renouvellements entraînent. Cela est vrai de façon générale. Nos sociétés, en effet, s'imaginent évolutives et se perçoivent sans cesse convoquées par des événements sans précédent dans leur histoire, leur discours, leur outillage, etc. Que ce soit là un fantasme ou pas, peu importe : le rôle de l'école, que les sociétés évolu- tives lui reconnaissent ou, au besoin, lui imposent, consiste juste- ment à transformer toujours le nouveau sans précédent en précédent et en héritage transmissible. L'exigence qui lui est ainsi adressée par les technologies n'est qu'une facette particulière de l'exigence générale. '-

On sait au reste que cette convocation se traduit, à l'égard de l'école, comme une contradiction : le temps de l'institution, quelle qu'elle soit, est fondé sur le continu et l'absence de coupure. Il est incompatible naturellement avec la structure de l'événement. Mais cette contradiction n'est pas neuve : elle a toujours existé. Elle ne suppose nullement l'institution nulle, mais au contraire l'institution forte : en bref, la constatation que les contenus sont incessamment nouveaux ne signifie : nullement que l'institution qui les énonce doive changer de nature. Seuls, les énoncés doivent changer - dans leur syntaxe ou dans leur lexique. Comme d'habitude, c'est justement la question qui a été évitée. A force de parler sans cesse de mutations techniques, on n'a pas un instant réfléchi sur ce qu'elles sont en général, ni sur ce qu'elles sont en ce moment. Première erreur : on a raisonné en termes de communica- tion. De ce fait, on n'a pensé qu'aux formes de la transmission et non au contenu des savoirs transmis. L'intérêt se concentre donc sur les technologies de la transmission ; en bref : l'audio-visuel. L'informati- que, récemment venue à l'attention, est elle-même absorbée dans ce modèle : il ne lui convient nullement. Deuxième erreur, liée à la première : comme on n'a raisonné qu'en termes de communication, la pensée est demeurée globale et, rassemblant tout sous le chef unique de

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. LE ROMAN TECHNOLOGIQUE .

la mutation, elle n'a pas prêté attention aux éventuelles contradictions. Elles sont pourtant flagrantes. Troisième erreur : l'adaptation, néces- saire par hypothèse, a été traitée de la pire manière, puisqu'on l'a abordée par les voies de la professionnalisation. Sur cette base, on le

sait, est fondée la Réforme des universités, mais le même point de vue, bientôt, prévaudra pour tous les types d'enseignement. Ordre est donné à l'école, dans son ensemble, de se conformer à l'organisation donnée du marché du travail. Or, le propre des sociétés industrielles est

. justement que cette organisation varie ; précisément parce que les mutations techniques existent, les professions changent de définition, se

réorganisent, disparaissent, apparaissent, distribuent autrement leur hiérarchie. Si le contenu des savoirs est déterminé trop précisément par la configuration du moment et par les prévisions qu'elle autorise, toute la logique de la mutation est, d'un seul geste, rendue vaine. La lourdeur

propre à toute institution tend à pérenniser une situation vouée à se modifier ou à se retourner.

Et qu'on ne nous parle pas de planification ou de prévisions à court ou à long terme. Le rythme, dans ces affaires, est toujours surprenant ; l'échec des experts est ici notoire : aucun d'entre eux n'a jamais efficacement prévu à dix ans de distance ce qu'il en serait non pas même de la situation économique, mais bien de ce que la société définirait comme compétences et qualifications souhaitables. Or, du point de vue d'un individu « enseigné », si l'on tient compte de l'aval et de l'amont, un enseignement professionnalisé se déploie, en gros, sur dix ans, pendant lesquels on ne saurait lui imposer des réorientations brusquées. Comme, d'autre part, on raisonne sur des enseignements de masse, l'élasticité de l'organisation ne peut être fort grande : là encore, le temps de permanence doit approcher dix ans. Durant cette période, tout peut arriver du côté des techniques : en bref, professionnaliser l'école, à

quelque niveau qu'on le fasse, c'est à coup sûr programmer le vieillissement prématuré de toutes les formations. Par le souci avoué de lier plus étroitement l'institution scolaire à l'utilité productive - fût-elle

rebaptisée utilité sociale -, on établit en fait l'immobilisation et

l'impossibilité de préparer aucune mutation : on fabrique des fossiles. Il n'est pas évident que l'école doive se proposer pour fin unique de

servir les exigences de la société industrielle. Mais, puisque l'on parle de mutations et de modernisation, il convient d'en parler sérieusement. Les

conséquences sont à l'inverse de ce qu'on dit généralement. A supposer

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

qu'on veuille s'en tenir à l'affirmation brute : il y a de la mutation - sans entrer dans aucun détail ; sans analyser les différences qui séparent les

technologies ; sans, notamment, prendre en compte les caractères

propres de la prétendue révolution informatique -, même alors, une conclusion s'impose : les savoirs à transmettre doivent être suffisam- ment versatiles pour demeurer compatibles avec des technologies toujours variables et pour, avant toute chose, garantir à celui qui les détient la maîtrise de toute mutation présente ou à venir. Cela suppose des savoirs stratégiques : abstraits, théoriques et souvent formels.

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' Le roman sociologique

L'argument technologique n'est pas véritablement l'argument fort. Il en est un autre, infiniment plus convaincant, parce que fondé sur une mutation incontournable. Il est profondément vrai en effet que, du point de vue de son extension, l'école est tout autre qu'elle n'a été. Non seulement l'enseignement primaire, mais le secondaire et bientôt le supérieur sont ouverts à tous, au moins en droit, et, il faut l'espérer, en fait. De là un accroissement quantitatif incomparable, mais surtout une modification qualitative des sujets saisis par l'école : les couches sociales ne sont plus les mêmes, ni les demandes affichées, ni les critères de ce qui est recevable ou irrecevable dans les conduites ou les langages, ni les héritages culturels, etc. Un nom, pour l'opinion, résume la rupture : les immigrés 1. '

Sans doute, cet usage n'est pas entièrement approprié : ce n'est pas la première fois qu'il y a des immigrés en France ; ceux-ci d'autre part ne forment nullement un ensemble homogène et il y a déjà bien du racisme à les rassembler sans avoir égard aux différences. A moins, comme il arrive trop souvent, qu'on ne songe qu'aux Maghrébins et, parmi eux,

aux Beurs : simplification dangereuse. Mais, enfin, il ne faut pas exagérer la précision philologique ; par le nom d'immigrés, s'énonce confusément une évidence : quelque chose est changé, du point de vue du moins des critères sociologiques. Une question se pose : quelles conclusions est-on autorisé à tirer d'une telle évidence ?

Les conclusions usuelles sont à vrai dire fort suspectes. La première concerne les savoirs et soutient qu'aucun d'entre eux ne saurait tenir en face des masses populaires. Et comme il faut bien constater que l'école est ouverte désormais à ces masses, elle doit abandonner toute référence

1. Autre nom possible : le loubard (préférablement, de banlieue). La discussion qui suit pourrait être menée de la même manière, moyennant quelques détails.

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1 ! LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

aux savoirs. De tels propos affleurent chez les réformateurs ; ils sont souvent explicites chez les journalistes et il arrive que certains ensei- gnants, désespérés par les difficultés de leur tâche, les fassent leurs à leur tour. Certaine presse libérée accueille volontiers ces déclarations cavalières, où l'on croit emporter d'autant plus la conviction qu'on aura adopté un style goguenard : « Qu'est-ce qu'ils en ont à foutre, les gosses d'immigrés, de » - ici, un nom de discipline, de théorème, d'auteur, etc., au gré des circonstances Il y aurait beaucoup à redire à de tels propos : on pourrait rappeler que, après tout, l'immigration n'est pas chose nouvelle ni même la convocation de l'école à l'enseignement de masse. L'école primaire est ouverte aux peuples depuis longtemps : croit-on vraiment que les instituteurs de la zone, dans l'entre-deux- guerres, n'aient pas eu eux aussi à se colleter avec des enfants dont les parents ne parlaient pas le français, avec le prestige de la délinquance, avec le chômage ? Ils n'en tiraient pas généralement la conclusion que l'école doit disparaître et renoncer aux savoirs. D'un point de vue plus général, il conviendrait de manifester quelque défiance à l'encontre du langage populiste, singulièrement quand il parle des immigrés. L'amour des immigrés dont il se veut porteur est strictement l'envers de la haine des immigrés : il est de même nature. Les bougnoules sont comme des chiens, s'écrie le raciste ordinaire ; mais le pieux et sentimental anti-raciste pense et dit exactement la même chose, surtout quand il s'occupe d'enseignement : comme pour les chiens, il faut apprendre à vivre avec les immigrés (« vivre ensemble », n'est-ce pas ?), et pour y parvenir il faut, comme pour les chiens, les aimer très fort. Comme pour les chiens, enfin, il ne faut leur apprendre que ce qui les concerne : disons, pour être bref, le caniveau. Transformer l'école en caniveau pour immigrés, tel est le programme populiste, auquel concourent les réformateurs pieux : c'est abominable.

Sans doute, il faudrait bien de la naïveté pour croire que les masses demandent à s'instruire, pour croire que tout baignera dans l'huile, que des adolescents à qui tout répète que seule la délinquance les attend, accepteront aisément de s'intéresser à quoi que ce soit qui se révèle inutile à commettre un délit ou éviter une sanction judiciaire. Mais enfin ces évidences ne suffisent pas ; elles ne sont que partielles : ou faut-il croire comme les dames du xixe siècle que les classes populaires

1. Variante non exclusive : « Qu'est-ce qu'ils en ont à foutre, les loubards (de banlieue) de » - les mêmes noms peuvent suivre.

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sont les classes dangereuses et ne connaissent que la force brutale et le crime ? N'en déplaise aux modernes patronnesses, les peuples - et les immigrés - ont, eux aussi, quelque rapport au langage et à l'entendement. C'est dire qu'ils ont quelque rapport aux savoirs et à l'école : rapport peut-être difficile et sinueux, mais qui ne saurait être nié sans honte. ' , _

Une variante atténuée de la thèse consiste alors à soutenir que seuls certains savoirs intéressent les peuples et que les autres leur sont inutiles, sinon hostiles. Il est facile de voir que revient ici sous une forme à peine déguisée la croyance que l'ignorance peut être souhaitable, singulièrement pour les classes inférieures. Celui qui, de plus, se déclarant fort ami du peuple, vouera aux gémonies les savoirs abstraits et compliqués des bourgeois, pour vanter les savoirs concrets et simples que les peuples doivent aimer par-dessus tout, celui-là dans la réalité dira ceci : les peuples n'ont droit qu'à ce qui sert la production. Or, la seule opinion digne, en la matière, tient que les peuples ont droit à tous les savoirs, sans excepter les savoirs abstraits ou improductifs ; qu'aucun d'entre ceux-ci ne leur est naturellement étranger, ni inutile, ni ennemi. Et qu'il faut agir en toutes circonstances de telle façon que ce droit de principe s'effectue autant qu'il est matériellement possible. L'école, dans un temps où les peuples sont supposés s'y rendre, ne doit donc rien céder sur les savoirs, ni sur leur abstraction, ni sur leur sophistication, ni sur leur distinction. Reste à faire en sorte que la transmission s'accom- plisse : les principes ayant été posés, c'est à chacun, placé en position d'enseigner, de déterminer, dans des circonstances infiniment variables, la stratégie la plus efficace. Il s'agit là essentiellement d'un acte du sujet, dans sa singularité la plus absolue ; aucun règlement administratif ne lui sera d'aucune utilité. Que, dans certains cas, la loi de la rue l'emporte, cela peut être vrai, mais ne saurait affecter l'essentiel. '

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Certains observateurs ont cru pouvoir soutenir que l'enseignement français, celui surtout que, depuis M. Haby, l'on essaie d'abolir dans les lycées, était fondé sur des principes de classe. Ces principes avaient deux caractères : d'une part, ils étaient implicites, en sorte qu'il était impossible de les apprendre autrement que par imprégnation ; d'autre part, ils étaient détenus par une classe déterminée. Ces deux caractères combinés les rendaient inaccessibles à qui n'appartenait pas par nais- sance à la bonne classe. Or, c'étaient ces critères secrets qui étaient censément décisifs et non pas ce qui s'enseignait explicitement : les rites

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

de bienséance intellectuelle donc, et non pas les savoirs positifs. Ainsi se

perpétuait, grâce à l'école et notamment à l'enseignement secondaire et supérieur, la transmission d'un héritage, à la fois constitué de discours, de pratiques et de pouvoirs. On aura reconnu les thèses, désormais célèbres, de Bourdieu et Passeron.

On aurait pu croire que de là se déduirait un principe nouveau : s'attaquer aux implicites. Autrement dit, réformer l'école en recourant au principe des Lumières : faire qu'il n'y ait aucune séparation entre le public et le privé et que tout ce qui motive les décisions puisse être exposé à tous. Un enseignement dont tous les critères soient déclarés, qui s'en tienne aux savoirs explicitables et pourchasse les préférences secrètes et inavouables d'un groupe, voilà un programme qui s'accorde avec les observations citées à l'instant. Pourtant ces mêmes observations ont justifié tout autre chose. Car les réformateurs s'en sont effective- ment appuyés pour proposer leurs inventions Lépine ; or celles-ci organisent l'exact contraire d'un explicite : s'installe, par une réforme du type proposé par M. Legrand, le règne de l'implicite et du secret. Seuls les signes ont changé : au lieu des rites de la bienséance bourgeoise, que débusquaient - non sans quelque mauvaise foi - Bourdieu et Passeron, ce sont les rites de la bienséance petite- bourgeoise, c'est-à-dire la conformité et la routine. Que nul n'en sache plus qu'il ne doit, réclame-t-on ; ce qui dans la bouche du petit pédagogue devient rapidement : « Que nul n'en sache plus que moi. » Et il poursuit : « J'ai décidé, dans le secret de mon cœur, quel était le type idéal du petit Français, j'ai décidé qu'il devait aimer le sport et le bricolage, mais que la lecture était un vice. J'ai décidé sur- tout qu'il devait être convivial et que l'homme seul était un danger pour tous : aussi je travaille moi-même en équipe et j'exige de mes élèves qu'ils fassent de même. Toute conduite qui ne répond pas à ces critères est un danger pour moi et donc un danger pour la société tout entière. » Ces paroles ni les critères qu'elles annoncent ne se font en- tendre ouvertement, sans doute craint-on d'être taxé d'intolérance et de s'aliéner certains appuis. La presse missionnaire, après tout, pourrait connaître un sursaut de conscience. Aussi le secret est-il plus sûr. ,

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Néanmoins l'impudence a ses lois et l'on aperçoit déjà les fruits d'une alliance entre le petit pédagogue et le persécuteur. Pourtant, rien dans les circonstances ne les justifie ni l'un ni l'autre : il y a bouleversement ;

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soit ; la conséquence n'est pas ce qu'on en dit, mais ceci : ont désormais accès aux savoirs des sujets sans prédécesseurs ni héritage.

La situation elle-même n'est pas neuve : à la fin du xixe siècle déjà, des enfants d'illettrés apprirent à lire. Elle est inédite cependant par ses dimensions. Il est du reste curieux de constater combien l'on s'acharne à la masquer ou à l'atténuer. Les plus soucieux de n'en tenir aucun compte étant justement ceux qui s'en réclament hautement. C'est en effet à des fins de dissimulation que servent certains propos lénifiants sur les référents culturels : on vante, encore et toujours, la richesse inépuisable des traditions (maghrébines, occitanes, loubardes, etc.). C'est le pathos connu des savoirs chauds et des savoirs proliférants. A peine se fait-il légèrement plus plausible quand il s'agit des immigrés, dont certains se réclament de cultures au sens le plus plein.

Quelques distinctions cependant ne seraient pas inopportunes : entre les cultures d'une part - les unes écrites, les autres orales ; cultures féodales, cultures paysannes, cultures urbaines, etc. -, entre leur accessibilité d'autre part : qui peut ignorer la différence entre le Vietnamien qui sait lire le vietnamien et le Maghrébin qui ne sait pas lire l'arabe ? Il faut beaucoup aimer le confusionnisme pour ne pas tenir compte de tels détails. Quoi qu'il en soit, là n'est pas la question : car le point est que, à ces savoirs hérités, l'école en France sera toujours inadéquate. On peut le regretter, mais il faut savoir que c'est propre- ment pour elle se renier elle-même que de chercher à s'ouvrir aux savoirs traditionnels ; c'est aussi abolir ces derniers : car ils ne sont pas moins inadéquats à l'école que celle-ci ne l'est à leur égard. La vérité, c'est que, les possèdent-ils ou pas, les immigrés sont également seuls devant l'école. Et il en va de même de la plupart des sujets issus des peuples. Bien loin qu'il faille s'apitoyer et gémir, il faut reconnaître là leur grandeur : ce ne sont pas des héritiers, ce sont des fondateurs.

L'élève moderne ne peut se réclamer de personne, sinon de lui-même et de son maître. Il est proprement incroyable qu'on en ait pu déduire la nécessité de l'affaiblissement de l'école. C'est tout le contraire qui est vrai : précisément parce qu'il n'est plus d'héritiers, l'école aujourd'hui doit être volontariste, ambitieuse et résistante. Précisément parce qu'il n'est plus de recours (de famille ou de classe), elle doit porter les savoirs au maximum de leur explicitation et de leur extension. La conséquence est si évidente qu'il faut supposer de bien grandes forces pour qu'elle ait pu être obscurcie. Mais ces forces justement existent. Passons sur le

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sordide : le gestionnaire a fait ses comptes et a calculé que, devant

l'augmentation du nombre, il fallait, sous peine de crise budgétaire, s'en tenir à des enseignements peu coûteux. La Corporation lui a prêté son appui. Mais il y a autre chose : la domination exclusive, quand il s'agit des problèmes de l'école, de la conceptualisation sociologique. On ne saurait mettre en doute les merveilleuses intentions des réformateurs : comme tout le monde, ils constatent la mutation qui a ouvert, plus qu'avant, l'institution scolaire à des groupes sociaux qui en étaient naguère exclus. Comme d'autres, ils souhaitent en gérer les suites matérielles. Comme beaucoup, ils s'adressent, à cette fin, au langage politiqué et raisonnent en termes de démocratie et de démocratisation. Mais la difficulté se révèle immédiatement : ils ne s'autorisent, pour décrire la mutation elle-même, que du langage sociologique et, du même coup, les mots de démocratie et de démocratisation sont retraduits suivant les règles exclusives de ce dernier langage. Dès lors, au lieu de raisonner sur une égalité de droits - ce qui est le lieu de la question politique de la démocratie -, ils raisonnent sur une égalité statisti- que.

Il s'agit uniquement, de ce point de vue, d'assurer une composition homogène, en termes strictement sociologiques, des divers publics scolaires. On parle d'école et d'université de masse. On calcule les pourcentages d'ouvriers, de paysans, de cadres, etc. On ne parle plus d'égalité des droits, mais d'égalité des chances : pur et simple tour de passe-passe, où, par une malhonnêteté peut-être inconsciente, le mot « chance » est employé de manière ambiguë. D'une part, il appartient au vocabulaire statistique et annonce une répartition des groupes sociaux ; de l'autre, il est employé de manière affective et résume des destins individuels. « Donnez-leur une chance », sanglotent les travail- leurs sociaux ; « égalisez les statistiques », traduisent aussitôt les ges- tionnaires ; les réformateurs pieux se présentant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre et parlant, comme de coutume, à double entente.

« Définissez des droits, respectez-les et faites-les respecter », voilà bien plutôt ce qu'on souhaiterait entendre : il devrait revenir aux

politiques véritables de proférer une telle injonction à l'intention des réformateurs. Il ne semble pas qu'ils l'aient jamais fait : peut-être, après tout, sont-ils, eux aussi, devenus des sociologues amateurs.

Leur grande erreur consiste à croire qu'il faut se mettre à l'écoute des demandes. Sans doute si l'on interroge le moindre élève, le moindre

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étudiant, le moindre enseignant même - en bref, si l'on fait un sondage d'opinion -, ils répondront que tout savoir est ennuyeux, que tout examen est une contrainte qu'il faudrait voir disparaître, etc. Mais le problème est ailleurs : l'école est articulée aux savoirs et ceux-ci peuvent être objets de passion. Pour cette raison même, il est difficile à ceux qu'ils intéressent de le confesser. Volontiers, ils préfèrent se dissimuler derrière le seul affect avouable : l'ennui. Corrélativement, le sujet supposé savoir quelque chose qui passionne et qu'on ne sait pas encore peut susciter tout autant la haine que l'amour ou l'admiration. Tel est le lieu contradictoire et violent de la seule pédagogie réelle. Tout le contraire de ce que croient les tendres âmes : elle passe par l'absence de commune mesure entre celui qui désire savoir et celui qu'on suppose savoir, par l'absence de dialogue effusif, par la rupture incessante et incessamment colmatée. Dans le monde de la mesure, l'absence de commune mesure se projette en inégalité. Celle-ci, bien évidemment, n'est qu'imaginaire. Dans le meilleur des cas, celui qui sait sait cela aussi et ne croit pas à la supériorité qu'on lui attribue. Mais, s'il est sage, il ne se hâtera pas de détromper l'élève : l'inégalité fantasmée est le moteur efficace du dispositif. Quoi qu'en disent les pédagogies pieuses, la véritable structure est ceci : faire de l'inégalité fictive le moyen de l'égalité effective. '"

Car, on le concédera volontiers aux amoureux de la justice, il n'y a du point de vue de Sirius aucune hiérarchie entre celui qui en sait plus et celui qui en sait moins, ni, en particulier, entre le maître et l'élève. La question n'est pas du tout là : l'école doit construire un espace fictif où cette inégalité est maintenue, parce que, par là seulement, le désir de savoir d'un sujet peut trouver à s'inscrire 1.

Supposons même qu'on adopte un instant le point de vue sociologique . L'école jl. Supposons même qu'on adopte un instant le point de vue sociologique. L'école doit être un lieu de résistance à toutes les injustices et notamment les plus criantes d'entre toutes : celles de la fortune et de la naissance. Comme de coutume, les solutions pieuses vont tout à l'encontre d'un tel dessein, que pourtant elles affirment

partager ; disons le mot : pour que l'école résiste à l'inégalité, il ne faut pas qu'elle soit

égalitaire, il faut qu'elle soit inégalitaire. Qu'elle oppose sa propre inégalité à

l'inégalité de la société. Quelle injustice y a-t-il à redouter ? Aucune en amont, s'il a été institué un système efficace de bourses et d'aides. Aucune en aval, s'il a été institué un système efficace de rattrapages, de passerelles, de décrochages, etc"Aux

gestionnaires de bien faire leur travail, au lieu de se décharger à coups de réformes sur ceux qui n'en peuvent mais.

A l'inégalité interne et structurante, on peut du reste ajouter l'inégalité externe : le

parti socialiste, autrefois, souhaitait que les enfants les plus pauvres disposent des meilleurs enseignements. (Cf. rapport Mexandeau.) Une telle conception n'est pas

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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE

A ces mots, les cœurs pieux et progressistes pousseront des cris d'effroi. N'est-il pas certain que les peuples demandent par-dessus tout

l'égalité, et spécialement le peuple français ? Et, comme il est aussi certain que toute politique authentique doit accomplir ce que les

peuples demandent, ne faut-il pas instaurer l'égalité maximale dans l'école ? Égalité entre les maîtres - un instituteur vaut un professeur agrégé, lequel vaut un professeur d'Université, etc. (corps unique des

enseignants de la maternelle au Collège de France). Égalité entre les élèves : ni mention, ni notes, ni examen discriminateur, ni contrôle des

connaissances, ni sélection, etc. Égalité entre les maîtres et les élèves : c'est au vrai l'enseignant qui apprend de ses élèves et non pas l'inverse ; être vraiment enseignant c'est découvrir et proclamer qu'on ne sait rien

(aveu tristement véritable dans certains cas) ou, mieux, que ce qu'on sait n'est qu'illusion ou ordure. Une fois encore, il conviendrait de ne pas s'en tenir aux demandes. Les peuples - et, parmi eux, les élèves et les étudiants - demandent peut-être l'égalité, mais ce qu'ils désirent est tout autre chose, et c'est la justice. Celle-ci peut être égalité de droits, égalité de moyens, égalité de chances (pour autant que ces mots aient un

sens) ; elle n'est sûrement pas égalité inerte des plaisirs et des peines, des passions et des désintérêts, des bonheurs et des malheurs. Elle est tout le contraire : le droit légal et la possibilité matérielle, pour chacun, de s'accomplir jusqu'à son point extrême dans le champ qu'il a choisi, au

gré de son plaisir. C'est la liberté antique, c'est la morale de Descartes, c'est aussi la Déclaration des droits rédigée par Robespierre.

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absurde ; elle n'a cependant de sens que si l'on sait distinguer entre un bon et un mauvais enseignement. Comme, sur ce point, la plus grande confusion règne, le vaeu, pour respectable qu'il soit, demeure unyoeu strictement pieux.

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IV

Ruine de l'école , et misère des intellectuels

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Les intellectuels et l'école , a.;

Ainsi, parmi les mutations qui censément pullulent, fort peu sont effectives et celles qui le sont rendent caducs en leur principe tous les projets des réformateurs courants. Qu'il s'agisse des collèges, des lycées, des universités, les thèmes agités s'articulent autour de la modernisation et de la démocratisation. Mais, derrière les thèmes, il n'y a que des images d'Épinal, lesquelles de plus sont irrémédiablement datées : elles ont quarante ans. Elles ont resurgi, lors de la retombée de Mai 68, quand on vit, les batailles de rue terminées, poindre comme autant de clowns défraîchis les constructeurs d'une école prétendument rénovée : comme si cela avait jamais été la question. Par ce bain de jouvence inespéré, elles ont retrouvé des couleurs nouvelles et ceux qui

. les proposent peuvent se prévaloir d'un mouvement de masse passé. Seul un regard inattentif peut se laisser tromper : les titres des seconds

, sont nuls, le vieillissement des premières s'est impitoyablement accé- léré. S'il faut absolument parler de modernisation, qu'on le fasse sérieusement, et l'on aura tôt fait de trouver à ce qui est proposé sous ce

' chef le parallèle éclairant : qu'on se souvienne des experts qui firent édifier Fos au moment même où la sidérurgie allait entrer dans sa crise la plus profonde - ou les abattoirs de La Villette, au moment où les camions frigorifiques allaient les rendre inutiles. Qu'on se souvienne des milliards dépensés alors en pure perte.

Le même avenir est promis aux réformes de l'école ; le gouffre financier est assuré, avec cependant un détail de plus : on aura, dans l'affaire, ruiné la vie de milliers d'individus.

De la même manière, s'il faut parler de démocratisation, qu'on le fasse sérieusement et sans sociologie : on conclura sans peine que les réformateurs ne connaissent pas le sens de ce mot. Inutiles donc, quant à leurs objectifs avoués, les réformes pieuses sont aussi dangereuses : passons sur certains objectifs inavoués, mais conscients - on songe ici

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aux manoeuvres de la Corporation. Mais il est des effets qui ne sont pas toujours voulus et qui sont pourtant inéluctables : ils affectent un

complexe de croyances entrecroisées. Que les savoirs et les libertés aient partie liée, que l'école soit

l'institution où ce lien se noue, que les intellectuels aient en charge d'en

épeler le discours, on l'a cru longtemps : c'est cela qu'on nomme les Lumières. Or, les Réformes touchent, dans l'école, systématiquement, tous les points où les fils se mêlent : les savoirs, les intellectuels et les libertés. En France, une certaine articulation s'est établie entre l'école et les intellectuels : beaucoup d'enseignants sont des intellectuels et

beaucoup d'intellectuels sont des enseignants. Cette double relation cependant n'est ni vraie partout ni vraie depuis toujours. Dans beaucoup de pays, les enseignants ne sont pas des intellectuels et, s'il y existe des intellectuels, ils n'ont aucun lien spécial à l'école. Même en France, la double relation n'est devenue constante qu'après la guerre de 1914 ; il semblerait de plus qu'aujourd'hui, elle se dénoue. En ce sens, la question de l'école, telle qu'elle se pose aujourd'hui dans notre pays, est

compliquée d'un événement encore secret : quelque chose est en train de se passer qui touche le statut social des intellectuels, et le symptôme de cette modulation a pour théâtre de manifestation les lieux d'ensei- gnement.

Si les enseignants et les intellectuels intersectent, c'est pour une raison d'institution : la tradition française était, jusqu'à une date récente, qu'on recrutât les enseignants en termes de savoir. Ce principe a une traduction matérielle : les concours de recrutement, mais ce n'est pas l'essentiel'. Ces concours eux-mêmes ne sont que l'expression contin- gente et modifiable du principe et c'est ce dernier qui est crucial ; on peut l'énoncer ainsi : celui qui engage un individu comme spécialiste de

Il ... 1. La superstition des concours de recrutement n'est donc pas de mise. On peut

admettre leur réforme ou même leur suppression, à condition que soit maintenue, par d'autres voies, la liaison qu'ils assuraient, tant bien que mal, entre la fonction

d'enseignement et les savoirs. Les concours ont été sévèrement critiqués. Mais les griefs sont de deux sortes :

d'une part, on leur reproche de privilégier excessivement les critères de pur savoir (aux dépens de l'affectivité ou de la pédagogie ou de quelque autre référent

supposément préférable) ; d'autre part, on leur reproche de ne pas s'appuyer sur les savoirs les plus accomplis, tels que la recherche scientifique les développe.

Là encore, il faut choisir : loin qu'ils se renforcent mutuellement, les deux types de

griefs se détruisent.

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la transmission d'un savoir ne doit tenir compte que de la maîtrise que détient cet individu de ce savoir.

Les fondements d'un tel principe sont de deux ordres : ils sont d'une part liés à une théorie de la transmission des savoirs ; mais d'autre part, ayant été énoncés à propos de l'école publique, ils sont aussi liés à une théorie de la puissance publique.

La première théorie est positive et s'énonce comme suit : - transmettre un savoir, c'est proposer des données précises et

exactes et c'est en donner des explications claires ; - on n'explique clairement et l'on ne décrit exactement et précisé-

ment que ce qu'on sait bien : on transmet donc d'autant plus efficace- ment qu'on en sait plus et mieux ;

- on en sait d'autant mieux et d'autant plus qu'on s'intéresse, comme sujet, au savoir qu'on transmet.

Cette théorie a été fortement battue en brèche. Ceux qui croient à la pédagogie la rejettent : cela se conçoit. En effet, elle revient à nier qu'il existe une pédagogie autonome : n'existent que les nécessités inhérentes à la clarté des explications, à la précision et à l'exactitude des données. De même, ceux qui croient à l'homme total - que la fonction de synthèse soit par eux pensée comme âme (spiritualisme pieux) ou . comme conscience de classe (progressisme) ou autrement - disent leur mécontentement : la théorie en effet est, par construction, parcellaire et suppose qu'on peut et doit, chez les partenaires de l'école, ne prendre en compte que leur entendement. En fait, elle écarte toute éducation et ne retient que l'instruction.

Une telle théorie ne va pas de soi. Néanmoins, elle n'a jamais été réfutée empiriquement. Elle a même été appliquée avec quelque succès, lorsqu'il fallut apprendre à lire aux Français. Mais aussi, le débat sur l'école n'est jamais empirique.

La seconde théorie est négative et s'énonce comme suit : la puissance publique n'a pas à tenir compte d'autre chose, quand elle décide d'attacher un sujet à l'école, que de son savoir ; réciproquement, un sujet appartenant à l'école n'a à y faire état que de son savoir.

Concrètement, cela signifie que la puissance publique n'a pas à tenir compte des opinions, fussent-elles exprimées publiquement, à condition qu'elles ne soient pas exprimées dans l'école. De même, la puissance publique n'a pas à tenir compte de la vie privée, tant qu'elle demeure, précisément, privée ; en particulier, elle n'a pas à tenir compte des

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RUINE DE L'ÉCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS

activités sexuelles, fussent-elles notoires, tant que, par l'intéressé, elles sont mises hors circuit. Le devoir de neutralité de la part de l'enseignant, les libertés respectées du côté de l'État, tels sont les termes du contrat. En clair : le recrutement sur la base exclusive du savoir est la forme

historique qu'ont prise, quand il s'agit de l'école, les libertés formel- les.

Des sectateurs de l'affectivité, on souhaiterait savoir jusqu'à quel point ils sont prêts à aller : veulent-ils dire que les libertés formelles doivent prendre aujourd'hui une autre forme ? Si oui, laquelle ? Sont-ils en mesure de prouver que cette forme nouvelle assure autant de garanties que la précédente ? Ou bien veulent-ils dire que les libertés formelles, en elles-mêmes, sont périmées - du moins quand il s'agit des enseignants ? Tout cela est capital et requiert davantage que des

bavardages flous. D'autant qu'on est en droit de s'inquiéter. Ainsi, il

paraît aller de soi qu'un enseignant aujourd'hui doit croire à la

pédagogie. Il est même prévu (rapport sur les lycées) que les concours de recrutement désormais devront inclure une épreuve portant spécifi- quement sur ce domaine. Mais enfin la croyance à la pédagogie est,

répétons-le, une pure et simple affaire d'opinion : des enseignants fort

respectables et, qui plus est, fort efficaces opinent catégoriquement que la pédagogie est une farce (Alain employait un mot plus fort). Qu'ils aient raison ou tort n'est pas le problème : leur croyance ne vaut pas moins que la croyance inverse et ne devrait nullement les disqualifier.

Dès lors, l'inclusion obligée de la pédagogie (ou des sciences de l'éducation) dans la formation des enseignants n'est rien de moins

qu'une intrusion dans les croyances privées. lf .. On peut aller plus loin : ne croire ni à la pédagogie ni aux sciences de

l'éducation, c'est mettre tout ce qui s'émet sous ce nom au rang, disons, - de l'astrologie - une manière fantasmatique de déterminer les desti- nées (après tout, l'orientation pédagogique rappelle à certains égards la

pratique des horoscopes). Pour ceux qui adoptent cette position, c'est proprement se renier eux-mêmes que de se soumettre aux principes et aux injonctions de discours qu'ils jugent insanes. Si de plus la puissance publique doit leur imposer semblable soumission pour qu'ils deviennent ou même demeurent enseignants, la situation ainsi créée a un nom : l'interdiction professionnelle pour délit d'opinion.

De semblables remarques seraient plus appropriées encore touchant la rénovation des collèges : ce n'est plus alors seulement la pédagogie

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qui est mise au poste de commandement, mais tout bonnement l'affectivité. Or, on ne voit pas pourquoi les enseignants devraient renoncer au droit de déterminer seuls et librement leurs sentiments. Un État ou simplement une administration qui s'arrogeraient le pouvoir de fixer d'avance les investissements affectifs de leurs administrés seraient, à juste titre, tenus par tous pour tyranniques. Voilà pourtant ce que le

ministère, sur les avis d'un réformateur, se dispose à décider. Au risque de choquer, un enseignant qui fait bien son travail doit avoir le droit de ne pas aimer les enfants Et qu'on ne raconte pas que, faute d'aimer les

enfants, il fera nécessairement mal son travail : les preuves du contraire sont surabondantes. Au reste, ces questions sont tellement plus compli- quées que ne l'imaginent les braves coeurs ; qui dira qui aime et qui n'aime pas, qui aime bien et qui aime mal, qui hait sous couleur d'aimer et qui aime sous couleur de haïr ? Sûrement pas l'État, ni un Comité d'établissement. Il vaut mieux laisser tout cela de côté et se donner les

moyens institutionnels de n'avoir rien à en savoir. Quels que fussent ses défauts, la tradition de Jules Ferry se donnait de

tels moyens. Si recouverte qu'elle soit, elle fonde, par des raisons à la fois politiques et théoriques, une conviction encore assez largement répandue : en France, les enseignants doivent savoir quelque chose. Il est de plus admis qu'ils doivent, comme sujets, s'intéresser à ce qu'ils savent. Voilà ce qui les qualifie comme intellectuels : dans la plupart des

cas, en effet, cet intérêt qu'on attend d'eux est indistingable de l'investissement passionné dans un objet de pensée qui caractérise les intellectuels. La conséquence pratique est du reste claire : il n'est pas tenu, traditionnellement, pour impropre que les enseignants se tiennent informés de ce qui se passe dans leur discipline ; il n'est même pas jugé scandaleux qu'ils se livrent à une recherche personnelle, indépendam- ment de quelque visée pédagogique que ce soit. D'autre part, il arrive

que, au moment de décider s'il deviendra ou non enseignant, un sujet se décide en raison de son intérêt pour une discipline, et non pas en raison d'un amour des enfants ou d'un dévouement à l'humanité ou d'un besoin de chaleur affective, etc.

Cela ne va pas sans ratés : d'une part, les savants incapables

1. En vérité, l'enseignant ne saurait avoir à l'égard de ses élèves qu'un seul devoir : les respecter, c'est-à-dire les traiter en sujets. Mais il faudrait pour cela qu'il puisse se respecter lui-même ; voilà ce qui semble le plus difficile à certains petits pédagogues. On les comprend, à défaut de les excuser. -

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d'enseigner. On en parle beaucoup ; cela ne prouve pas qu'ils soient très nombreux. Cela ne prouve pas non plus que le principe qui les suscite soit en lui-même mauvais ou même inférieur à quelque autre principe que ce soit : si l'on examinait les effets du principe pédagogiste, qui exige des enseignants qu'ils soient de bons animateurs, des personnalités chaleureuses et expansives, des nourriciers diligents, il n'est pas certain que l'on y trouverait moins de ratés et de pires : car, enfin, il faut être bien naïf pour ignorer ce que l'amour peut entraîner de haine, ce que le dévouement peut contenir de violence, ce que l'expansion infinie du coeur peut susciter de terreur. N'évoquons même pas les distorsions pédophiliques du pédagogisme 1.

Sachons du moins nous souvenir que les pédagogies sont toujours bien près de s'accomplir en prise de contrôle.

D'autre part, il n'est pas sans inconvénients pour les savoirs intellec- tuels qu'ils intersectent trop avec les savoirs enseignés. On sait que les agrégés de l'enseignement secondaire sont formés par le supérieur : cela se déduit aisément du principe. La conséquence a été que l'enseigne- ment supérieur lui-même en a été affecté et appauvri : on dénonce, et à bon droit, la stérilisation qu'a entraînée l'agrégation. Cette stérilité n'est pas due à l'exigence que les enseignants du supérieur soient agrégés du secondaire - exigence de pur fait, et non de droit -, mais au fait que beaucoup de disciplines soient organisées en vue de l'agrégation. Mais la conséquence, pour être parfois vérifiée, n'est pas nécessaire et la conséquence inverse a été observée tout autant : le maintien de certains savoirs grâce aux réquisits des concours.

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Il faut aller plus loin : nul doute que l'arrimage de l'enseignement supérieur à l'enseignement secondaire a eu des conséquences qui ne sont pas toutes bonnes. Mais enfin, pour être équitable, il faudrait bien aussi réfléchir à ce qui a lieu lorsque cet arrimage n'existe pas : l'enseignement supérieur américain serait un exemple utile à méditer.

Il passe, et c'est pratiquement un dogme, pour le meilleur du monde. Aussi est-il invoqué souvent, lorsqu'on discute de l'école, à des fins du reste diverses : contre les universitaires français, l'on fait valoir que les universitaires américains ont des charges plus lourdes et pourtant

1. On s'en voudrait de rappeler des banalités ou même de jouer les Pères la Pudeur. Mais, enfin, il faut vraiment.ne rien vouloir connaître des réalités pour négliger les risques : appeler les enseignants et les élèves aux décharges affectives, voilà qui fait venir d'étranges pensées.

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LES INTELLECTUELS ET L'ÉCOLE

produisent mieux et plus. Pur et simple on-dit, qui ne résiste pas à

l'analyse. Contre l'enseignement secondaire, on souligne que l'impor- tance n'en est pas si grande, puisque les universités américaines s'en

passent fort bien : nul ne met en doute en effet la nullité des high schools. En tout cas, l'on célèbre volontiers les vertus d'une organisa- tion détachée de toute référence aux besoins scolaires d'une nation et libre de développer en toute tranquillité des recherches savantes ou

technologiques. Il serait bon parfois qu'on sache de quoi l'on parle. Quand on décide

de porter une appréciation sur un système universitaire, il ne suffit pas d'observer ce qu'il est en un instant donné. Il faut aussi prendre en

compte des durées plus longues et dessiner une évolution ; par-dessus tout, il faut raisonner en termes de causes et de conséquences, se demander en bref quelles sont les causes qui entraînent tels ou tels caractères jugés, par hypothèse, excellents. Sans doute, les conditions matérielles des universités américaines sont fort bonnes, sans doute les savants de grand calibre y sont plus nombreux qu'ailleurs, sans doute les étudiants passionnés et brillants s'y pressent en foule. Reste cependant la seule question qui tranche : dans quelle mesure le système américain est-il en mesure d'assurer par ses propres forces l'émergence renouvelée de ces savants de grand calibre et de ces étudiants brillants ? Seule une

question de ce genre permet de vérifier les vertus intrinsèques d'une

organisation ; on nous accordera sans peine que le jeu des conditions

extrinsèques - circonstances mondiales, puissance financière - ne doit

pas, en l'occasion, affecter le jugement. Bref, le critère décisif est celui de la fécondité propre. Or, à cet égard, le système américain est vraisemblablement le pire du monde : il est pratiquement incapable d se renouveler par lui-même. Cet état de choses a été masqué au cours d l'histoire par des épisodes sauveurs : le premier et le plus important es

l'importation massive des universitaires allemands ou slaves chassés pa le nazisme ou le stalinisme. De là viennent les grands noms qui on le nazisme ou le stalinisme. De là viennent les grands noms qui o illustré des lieux où, sans eux, régneraient la scolastique et le provinci - lisme. La linguistique avec Jakobson et d'autres, l'histoire de l'art avec

Panofsky, la physique avec Einstein illustrent ce point. Or, cette

génération à présent s'est éteinte et ce qu'on voit, c'est le désert i.

1. Une exception apparente : la grammaire transformationnelle. Elle a pris naissance aux Etats-Unis et s'y est développée de manière importante. Néanmoins, elle n'eût pas été possible sans l'influence de la linguistique européenne (on connaît le

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Sauf dans les cas où une seconde vague d'importation a pris la succession : il est intéressant à cet égard de consulter la liste des prix Nobel. Ils travaillent en majorité aux États-Unis, mais, en majorité également, ils ont été formés ailleurs : en Angleterre, en France, en Allemagne, etc. La force du système est donc essentiellement économi- que : grâce à des finances solides, il est capable de s'attirer les savants qu'il est, par lui-même, incapable de former. En réalité, ce sont les systèmes secondaires des pays européens qui pallient la nullité des high schools américaines.

Autre facteur, le nombre absolu. En termes relatifs, la « producti- vité » du système américain est extrêmement faible : le nombre des universitaires étant donné, le nombre, parmi eux, de ceux qui se livrent à une recherche digne de ce nom est extrêmement faible. Combien de thèses de doctorat qui dépassent à peine le niveau d'une maîtrise européenne, combien de docteurs qui proprement ne savent rien, n'ouvrent jamais un livre, ne savent pas l'histoire de leur propre pays, etc. ? Au reste, le pédagogisme n'est pas moins fort aux États-Unis qu'en France, et le discours philistin s'y donne libre cours : là aussi, la recherche est souvent objet de suspicion. L'enseignant américain est littéralement au service des étudiants, qui, rappelons-le, sont des clients payants. Les paradis de la recherche ne sont donc que des îlots disséminés. Mais alors intervient la quantité absolue : peu nombreux en

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termes relatifs, les universitaires de grand calibre sont, en termes absolus, très nombreux. D'où des effets mécaniques : la communauté savante est quantitativement suffisante pour fonctionner et ne risque pas de tomber, comme en France, au-dessous du minimum en deçà duquel ne reste plus que la dispersion des individus.

Un tel système durera ce qu'il durera. Le caractère pernicieux de sa structure commence déjà de se faire sentir : atomisation des disciplines, esprit de paroisse poussé à l'extrême, jusqu'à verser dans l'esprit de secte, stérilité et talmudisme. A trop distendre les relations entre l'enseignement secondaire et la recherche savante, voilà ce qu'on obtient. Il en ira de même en France, avec cette différence que nous ne disposons ni des finances, ni de la souplesse administrative, ni sans doute de la volonté d'y remédier en attirant à nous des savants venus

rôle décisif de Jakobson) ; elle s'est constituée contre la linguistique américaine. On

peut même se demander si aujourd'hui elle ne trouve pas dans certaines universités

européennes un terrain d'élection, alors qu'elle est pratiquement chassée des universités américaines.

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d'ailleurs. Au reste, doit-on considérer comme un idéal une organisa- tion où tous les savoirs un peu sophistiqués seraient le monopole de savants étrangers, importés à coups de faveurs individuelles ? Mais passons : les moyens mêmes font défaut. Un autre exemple : le modèle incontesté de tous les enseignements supérieurs de tous les temps est incontestablement l'université allemande du xixe siècle. Jamais, nulle part, il n'y eut autant de savants de première grandeur, aussi originaux, aussi nombreux, avec des conditions de travail aussi favorables, etc. Entourés de respect, conscients de leur valeur, « décentralisés », cosmo- polites, parfois même libéraux, on ne venait pas leur reprocher comme on le faisait en France - comme on le fait encore aujourd'hui - d'être abstraits, détachés de la nation, etc. Lorsqu'ils travaillaient honnête- ment et activement, les journaux ne se piquaient pas de les tourner en dérision : bref, le ton Nouvel Observateur eût été jugé pour ce qu'il est, indécent. Libre de toute contrainte non scientifique, et notamment libre de toute contrainte à l'égard de l'enseignement secondaire, telle est l'image de l'universitaire allemand d'avant 1933. Mais aussi, comment oublier ce qui a eu lieu ? De fait, cette université majestueuse s'est évanouie en quelques mois. Vidée de sa substance, humiliée, déshono- rée, elle ne s'est jamais remise du désastre. Ce qui a rendu cela possible, c'est justement qu'elle n'était arrimée à aucune grande fonction sociale d'enseignement public. Trop coupée de l'enseignement secondaire, elle en a été fragilisée et il a été facile d'identifier sa coupure avec la coupure de tous temps reprochée à la communauté juive : les deux ont, de fait, péri en même temps.

D'avoir été liée à l'enseignement secondaire, à une époque où, sans être l'enseignement de tous, il était néanmoins ouvert à toute la bourgeoisie, y compris la petite, l'Université française a, sans nul doute, tiré une force : nul n'en parle plus aujourd'hui, mais il faut bien dire que, des institutions de la III° République, c'est la seule à avoir résisté un tant soit peu 1.

Un contrat de fait s'était conclu, au fil des temps. Recrutant des intellectuels comme fonctionnaires d'enseignement, l'État acceptait

1. Ne parlons pas des individus, encore que Cavaillès méritât autre chose que des oublis systématiques. Parlons des institutions : une faculté entière a été déportée, pour avoir, la première dans sa région, organisé la Résistance. On ne sache pas que ni un tribunal, ni une préfecture, ni un corps d'armée aient osé quoi que ce soit de cet ordre.

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tacitement qu'ils agissent à la fois comme des intellectuels et comme des

enseignants. Le sujet passionné pour un certain savoir admettait que, pour pouvoir s'y adonner librement, il devait dévouer une partie de son

temps à l'explication et à la divulgation. Chacun pouvait y trouver son

compte : les enseignants ainsi recrutés faisaient souvent fort bien leur travail ; les intellectuels ainsi payés disposaient de quelques moyens pour s'accomplir et de plus éprouvaient parfois une jouissance effective à pratiquer l'acte d'enseignement. Une sorte de mécénat discret s'est ainsi instauré, succédant, sur une échelle bien plus grande, au mécénat royal ou mondain.

Au reste, il s'agit de bien autre chose que de confort financier. On sait

que l'école est souvent un employeur mesquin et tatillon - les réformes en cours ne font qu'accentuer ces traits. Mais, tant que le contrat tacite est respecté, les intellectuels, de l'école, retirent un bénéfice dont ils rient volontiers, mais qui leur est secrètement précieux : un accrochage social. La hantise de la plupart d'entre eux a bien été au cours des siècles

qu'on les traitât en parasites. Telle était l'opinion qui se dissimulait souvent sous les pensions et les dîners des bienfaiteurs ; combien d'humiliations et de souffrances dans les mécénats personnels de

naguère. Le mécénat impersonnel de l'école est à cet égard infiniment

plus doux, et même, à l'occasion, plus respectueux des dignités, puisqu'il lui arrive de reconnaître que le salaire versé répond à un travail effectif et n'est pas une libéralité seigneuriale.

Nulle part ailleurs qu'en France, il faut le dire, les intellectuels sont aussi peu traités en parasites. Le monde moderne, semblable en cela au monde ancien, veut être amusé et se déclare prêt à payer pour ses distractions. Les distractions de la pensée se paient moins cher, mais se paient aussi, tout comme les distractions des sens. Là se constitue l'intellectuel comme bouffon, à quoi échappe l'intellectuel qui enseigne. S'il est un peu attentif, l'intellectuel voyageur ne manque pas de découvrir des lieux infiniment plus agréables et luxueux que l'école française. Le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, etc. Ne voilà-t-il pas des paradis où les intellectuels peuvent trouver de l'argent et des facilités incomparables avec ce qu'ils obtiendraient ici ? Pourtant, au bout de quelques semaines, le soupçon s'insinue : et si les intellectuels n'étaient si choyés que parce qu'ils sont autant d'animaux de compagnie ? Comment ignorer ce sentiment de déréalisation qui saisit l'observateur dans ces mondes agréables ? Par contraste, l'Europe

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et, singulièrement, la France apparaissent des lieux où les pensées et les mots ne sont pas d'avance dépourvus de conséquences. Les intellectuels français se plaignent de ne compter pour rien ; ils avouent par là même que la question a un sens et qu'ils devraient compter pour quelque chose. Dans la plupart des pays, une semblable plainte ne pourrait pas même être émise : elle serait saugrenue.

Croit-on qu'au sentiment de parasitisme social suffit à faire obstacle l'éclat d'une littérature, des sciences, du cinéma ou de la peinture ? Croit-on que la presse et la télévision puissent jouer là le moindre rôle ? Sûrement pas. Il y faut autre chose, un relais plus matériel et institutionnel : nous avançons la proposition que ce relais n'est autre que l'école. C'est parce que l'école leur prête son assise, son inscription sociale et sa respectabilité, que les intellectuels peuvent ne pas se tenir pour d'éternels parasites. Ce qu'on appelle la vie intellectuelle en France est, dans son organisation matérielle, fondée sur ce contrat secret.

Or, voilà que l'ensemble se défait. Pour des raisons financières, tout d'abord : de bons esprits ont jugé qu'il était impossible de poursuivre le mécénat. Pour des raisons de doctrine ensuite : la pédagogie est devenue le dernier mot de l'école, et l'éducation son but suprême. Or, on l'a déjà noté, ce sont là des concepts totalitaires ; ils impliquent l'engagement total de ceux qui en sont saisis. Dès lors, l'intérêt qu'un sujet peut prendre à la discipline qu'il enseigne ne peut paraître qu'une jouissance égoïste, dérobée au sacrifice intégral qu'il doit faire de son être à chacun de ses élèves. Si, de plus, il se livre à une recherche personnelle, il vole à son propre profit du temps et des pensées : il importe peu que rien ne puisse lui être reproché de positif, que ses tâches obligées soient effectivement assurées, que même il soit un enseignant efficace, le cas échéant plus efficace et plus attentif que tel autre, qui, quant à lui, ne mène aucune recherche propre. Car il a péché contre l'esprit, ce qui est pire que d'avoir péché contre la lettre : il a

prévariqué en pensée, sinon en acte, et retiré une parcelle de son temps à ce qui devait l'occuper tout entier : l'acte éducatif. Qu'on ne croie pas que nous caricaturions : les propos sont effectivement tenus et les accusations sont lancées i.

1. Cf. pour des citations et des exemples, Le Crime de chercher : un plaidoyer pour les enseignants chercheurs du secondaire, Livre blanc des enseignants chercheurs des

lycées et collèges publié par le CEDRE, Paris, 1983.

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De là une situation explosive au sein des établissements scolaires. Car les sujets sont encore nombreux à être entrés dans l'enseignement sur les bases de l'ancien contrat. Ils se trouvent désormais devant des règles entièrement nouvelles, qui leur sont non seulement étrangères, mais de plus radicalement hostiles. S'ils font valoir leurs titres, on les raille, en leur disant que là n'est pas le problème, on les insulte en les traitant de privilégiés, on les calomnie en les accusant de ne pas accomplir leur travail. S'ils font valoir une recherche personnelle, on leur fait savoir qu'ils n'ont aucun droit à penser par eux-mêmes : qu'ils soient des intellectuels, cela les regarde eux seuls ; cela ne regarde pas leur employeur, qui, du reste, préférerait qu'ils ne le fussent pas.

Une véritable chasse aux sorcières commence ainsi à prendre forme. Au reste, il n'est pas nécessaire qu'une recherche propre soit menée pour susciter les haines, il suffit qu'un intérêt soit manifesté pour la discipline elle-même : c'est là le véritable enjeu de la polyvalence. Enseigner une seule discipline, cela ne se justifie que d'une seule manière : s'il est souhaité que les enseignants se passionnent pour leur discipline, l'on ne peut raisonnablement exiger d'eux qu'ils se passion- nent pour plusieurs disciplines à la fois. Ainsi la monovalence relative des enseignants du secondaire, séparant par exemple mathématiques, sciences biologiques et physique, réunissant les lettres françaises et les lettres anciennes, mais les séparant de la philosophie, traduisait, d'une manière empirique et de ce fait même contingente, le principe majeur : l'intérêt supposé et souhaité de l'enseignant pour un savoir particulier. Si en revanche, l'importance du savoir est déniée et si l'enseignant n'est plus censé éprouver le moindre intérêt de pensée - en dehors de l'acte éducatif-, alors la monovalence ne se justifie plus. Il est caractéristique que l'on ait simultanément remis en cause l'importance du savoir comme critère de recrutement et la monovalence. On s'est autorisé pour ce faire de bien des motifs : l'exemple étranger ; les économies budgétaires ; l'interdisciplinarité, etc. La raison véritable est ailleurs : il s'agit de bien faire sentir aux enseignants qu'il ne saurait plus être question pour eux d'être des intellectuels.

Les conséquences pour l'école sont importantes. Les conséquences pour les intellectuels ne le sont pas moins. En tout cas, les intellectuels .

qui enseignent sont, quant à eux, poussés au désespoir. L'école, employeuse avare et mesquine, permettait pourtant naguère un mini- mum d'espace de liberté : elle ne prétendait pas contrôler les pensées

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dans tous les instants de la vie et elle accordait plus de temps autonome que d'autres employeurs. Cela est fini : le temps autonome est de plus en plus chichement mesuré ; et dans son principe même, il est attaqué : l'enseignant secondaire est convoqué à se transformer en missionnaire éducatif de tous les instants ; ses pensées les plus intimes doivent être tissues de la matière pédagogique. Les enseignants du supérieur eux-mêmes n'ont plus véritablement le droit d'être des intellectuels : c'est un privilège qu'on leur concède, de manière toujours précaire et révocable, et qu'ils doivent payer par une disponibilité de tous les instants.

De toute manière, à supposer même que le supérieur offre encore des conditions d'existence un peu décentes, les intellectuels du secondaire n'en peuvent retirer aucun bénéfice : d'ici l'an 2000, il n'y aura aucun poste dans les universités ; ceux qui y seraient créés seront réservés à la promotion interne - et, de préférence, strictement locale - de ceux qui sont déjà en place. Et, comme tout le monde dans les universités a le même âge - la quarantaine -, ceux qui sont nés trop tard ou n'ont pas, au bon moment, su ou pu ou voulu profiter des places offertes, sont condamnés aux ténèbres extérieures. En fait, les intellectuels du secondaire sont comme des rats pris au piège : ils ne peuvent sortir de la nasse ; et s'ils y restent, c'est pour se voir reprocher ce qu'ils sont : tout est prêt pour qu'ils ne puissent plus travailler pour eux-mêmes et pour qu'ils ne puissent plus enseigner comme ils croient devoir le faire. Tout leur sera impossible : l'accomplissement de leurs talents et l'exercice de leur métier. Comme le procureur fasciste requérant contre Gramsci, le ministre de la Triple Alliance a décidé : il faut empêcher ces cerveaux de fonctionner pour toujours. -

La misère morale est donc là, dans ces attaques constantes, menées à la fois par l'administration, par les collègues et par la presse. L'intellec- tuel transcendantal est encore exalté - pour combien de temps ? on peut se le demander. L'intellectuel réel, en tant qu'il gagne sa vie en enseignant, est pourchassé et mis dans l'obligation soit de renoncer à sa pensée, soit de renoncer à vivre décemment.

Cela est d'autant plus grave que la majorité des intellectuels qui enseignent tiennent tout autant à l'école qu'à leur savoir propre. Parce que, sans se l'avouer toujours, ils nourrissaient une belle illusion, un peu ridicule, mais point antipathique : le sujet, employé par l'école, se met à croire qu'une harmonie peut régner entre l'institution employeuse et

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lui-même. Que, de fait, la grandeur de l'une coïncide avec la grandeur de l'autre : c'est par ce qu'elle a de grand, croit-il, c'est-à-dire par son

respect des savoirs et son dessein de les transmettre, que l'école admet qu'elle a besoin de lui ; c'est par ce qu'il a de grand, c'est-à-dire par la passion qu'il éprouve pour un objet de pensée, qu'il la servira le mieux. Cette illusion se réclame d'une figure historique, l'esprit des Lumières, où répondent heureusement à l'extension et à l'approfondissement des savoirs, assurés par une école efficace, l'extension et l'approfondisse- ment des libertés, assurés par des dispositifs démocratiques. Rêve, sans nul doute, dont l'école de la République est devenue le symbole en partie illusoire. Mais après tout il est des rêves pires et celui-là, du moins, non seulement ne saurait faire de mal à personne, mais toutes les fois qu'on a tenté de ne pas le tenir systématiquement pour impossible ou daté, on a plutôt rendu la vie plus facile.

Les intellectuels qui enseignent ont donc perdu de tous côtés. La persécution qu'ils subissent s'autorise d'une réforme où s'annonce la perte de ce qui leur était le plus précieux : l'harmonie entre l'institution qu'ils servent et leur passion subjective. Passe encore que la brisure s'accomplisse au nom d'un discours qu'ils méprisent : réduction des coûts ou haine affichée des intellectuels. L'intolérable est ailleurs : le discours d'oppression s'avoue obscurantiste et, dans le même instant, ceux qui l'articulent se voudraient héritiers des Lumières. Corruptio optimi pessima, murmurerait-on, si l'on osait encore parler le latin de l'Église. - '

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Les intellectuels à l'époque de leur indifférenciation

Si l'école cesse de jouer, dans les faits et pour des raisons de principe, son rôle de mécène, qui le jouera sur une échelle comparable ? Si de plus, elle cesse de leur proposer son assise sociale, où les intellectuels pourront-ils trouver un asile ? Sans doute, la presse est là, et les mass media, tout disposés, disent-ils, à accueillir les intellectuels en mal d'argent et trop heureux d'avoir contribué à leur rendre l'école inhabitable. Mais on découvrira bientôt qu'ils sont des employeurs redoutables : mangeurs de temps, mangeurs de pensée, mangeurs d'hommes. L'hécatombe au reste a déjà commencé. Car ces articles multipliés, ces romans bâclés, ces essais dont les premiers passent pour vifs et prestes, mais dont les seconds s'accomplissent en rapidité rance et en savoirs trop courts, ils sont bien souvent l'oeuvre d'esprits cultivés, ouverts et curieux ; mais le temps leur manque, et la possibilité d'être patients. Ils n'ont ni le loisir ni bientôt le goût d'apprendre ce qui doit être appris et que l'ingéniosité ne saurait remplacer. Les pires devien- nent méchants, c'est-à-dire journalistes ordinaires, détestant spéciale- ment les intellectuels qui, contrairement à eux, ne cèdent pas. Les meilleurs ont encore en eux-mêmes le respect des savoirs ; mais ils ne peuvent plus se passionner pour eux, ni donc les pratiquer, encore moins les fonder ni les continuer. Bientôt, ce respect ne sera plus qu'une politesse de bonne compagnie, qui les empêchera de se joindre au ricanement usuel. Les bonnes relations qu'ainsi ils continueront d'entre- tenir avec les grands intellectuels qu'ils admirent devront remplacer, à leurs propres yeux, les travaux qu'ils auraient pu et dû, en d'autres circonstances, accomplir eux-mêmes. Mais il aurait fallu, n'est-ce pas, qu'autre chose leur fût offert que le monde pressé de l'édition et de l'audio-visuel : or, aujourd'hui, grâce à quelques ministres malinten-

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tionnés ou ahuris, grâce à une coalition de forces obscures, la seule institution qui pouvait tenir bon se trouve fermée à qui désire penser au-delà de l'opinion.

Ainsi, avec la fin de l'école, une conjoncture nouvelle se dessine en France. On peut la résumer par ces mots : la misère des intellectuels.

On avait oublié que cela fût possible. Sans doute, on se souvenait des

imprécations des écrivains à l'encontre de la bourgeoisie commerçante. Mais, justement, c'étaient là des thèmes littéraires : comment croire

qu'un jour, en pleine paix, dans une société dite avancée, fière de ses écrivains, de ses philosophes, de ses savants, ce fût justement le retour d'un tel spectre que l'on pût annoncer ? Telle est pourtant la réalité :

aujourd'hui, l'intellectuel n'a plus pour choix que de cesser de faire ce

qu'il se doit à lui-même et aux autres ou de cesser de vivre. Misère doit s'entendre ici au sens le plus matériel. La moindre enquête révélerait combien le mouvement s'est accéléré depuis quelques années : des chercheurs sans ressources, obligés de vivre aux crochets d'autrui ou de

grappiller des besognes subalternes ; des enseignants obligés pour pouvoir poursuivre leurs travaux de renoncer à une partie de leur salaire ; des qualifications inutilisées ou gaspillées, des non-qualifica- tions systématiquement préférées, etc. En vérité, c'est à serrer le cœur. Le pire peut-être est pourtant la misère morale. Une blessure a été

infligée, dont chaque intellectuel paraît souffrir. Il ne l'avoue pas toujours, mais aussi il ne s'avoue pas toujours à lui-même ce qu'il est.

Ce qui caractérise l'intellectuel, c'est évidemment la nature dite « intellectuelle » de son objet. Nul, malheureusement, n'a jamais bien su ce que cela voulait dire ; on peut admettre pourtant que quelque chose de l'ordre de l'universel y est impliqué, mais après tout l'intuition courante devrait ici suffire. Nous ferons donc comme si l'on pouvait distinguer aisément parmi les savoirs ceux qui peuvent porter le nom voulu. Mais ce qui caractérise l'intellectuel, c'est encore autre chose : l'intérêt ou plutôt la passion qu'il nourrit pour ce qu'il a élu comme son objet. Curieusement, ce dernier point est systématiquement passé sous silence dans les propos habituels ; comme si l'on touchait là un tabou. Pourtant, on ne voit pas comment n'en pas tenir compte : l'intellectuel, en bref, est quelqu'un qui s'intéresse à ce qu'il fait et qui, en tant du moins qu'il fonctionne comme intellectuel, fait ce qui l'intéresse. C'est là, en vérité, son seul privilège, à supposer du moins que les circonstan-

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LES INTELLECTUELS A L'ËPOQUE DE LEUR INDIFFÉRENCIATION

ces matérielles lui permettent de l'exercer. C'est aussi le point d'entente fondamental qui l'unit à ceux qui, artisans, ouvriers, artistes, hommes de guerre ou même hommes d'argent, connaissent par quelque côté une passion comparable : la nature des objets maniés n'est pas de ce point de vue l'essentiel. Il est au contraire des gens qui, selon toute apparence, manient des objets dits intellectuels. Ils écrivent, parlent, pensent ou font semblant. Pourtant ils n'appartiennent pas au monde de l'intellec- tuel ; c'est que, tout en maniant ces objets, ils éprouvent pour ceux-ci la plus entière indifférence, n'y percevant que l'occasion d'un pouvoir ou d'un gain. Les fonctionnaires, les journalistes et les politi- ciens en illustrent pour la plupart le type fondamental : on conçoit que l'intellectuel trouve en eux ses ennemis les plus constants. Non pas donc le peuple, comme on se plaît parfois à le répéter, mais justement les manipulateurs des peuples, voilà ceux qu'il doit craindre.

En mentionnant l'intérêt, on en a dit déjà plus qu'il n'est accoutumé. On n'en a cependant pas dit assez. Car, s'il s'intéresse à ce qu'il fait, l'intellectuel s'y intéresse dans la mesure exacte où il est convaincu de ne le faire comme personne d'autre. Son objet ne le retient que par cette facette exclusive qu'il conjecture - à tort ou à raison - ne briller que pour lui seul. Là naissent les thèmes bien connus de l'originalité et de l'invention, la croyance au style, les querelles de priorité : il s'agit pour un sujet d'entretenir une passion par la découverte, toujours répétée, parce que justement toujours fragile, que l'objet de celle-ci n'est distribué à personne. Aussi les intellectuels sont-ils toujours, soit dans la grandeur soit dans la mesquinerie, des sujets singuliers, et leur objet, si ordinaire qu'il puisse paraître aux yeux non prévenus, doit être, lui aussi, singulier. Tantôt, la matière elle-même sera si peu ordinaire qu'elle paraîtra n'avoir aucun antécédent : c'est l'objet nouveau, découverte, invention, rupture, renversement ; tantôt, seule la manière peut passer pour originale. Qu'importe : à chacun doit revenir sa part de

singularité. De cela, les intellectuels n'aiment pas parler. Les plus avertis s'en

taisent. Les plus sots, pressés d'en finir avec la vérité, se hâtent de tout nier : nul n'est plus acharné à parler d'œuvre collective (équipes de recherche, instituts, laboratoires, etc.), sinon même à effacer, pour la galerie, toute marque d'intérêt (« si je fais ce que je fais, c'est par hasard », « c'est un job comme un autre », « il faut bien gagner sa

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vie») L'ennui, bien souvent, est le seul affect qu'ils osent confesser. Certains, plus retors, usent de métaphores : répugnant à déclarer ouvertement leur passion, ils la retraduisent dans un langage supporta- ble pour les autres et pour eux-mêmes ; les comparaisons avec la terre (« je suis un laboureur, penché sur mon sillon ») et avec l'artisanat (rempaillage de chaises ou cathédrales, suivant qu'on est modeste ou arrogant) ont là quelques occasions de rendre service. Mais quand on en vient au faire et au prendre, seule la singularité leur importe. Les intellectuels supportent fort mal qu'on la dissolve. Tout propos qui démontre que leur objet existe ailleurs, que leur manière a eu des précédents, ou simplement que leur activité doit se confondre avec d'autres, est pour eux une blessure. Il ne convient surtout pas de voir dans une telle sensibilité un amour-propre excessif : il s'agit d'une condition sine qua non de leur fonctionnement. C'est donc systémati- quement les insulter que de faire mine de croire que tous se valent et que tout se vaut.

Or, les pratiques de l'indifférenciation sont devenues générales, ou mieux, obligées. Elles définissent, à côté du pédantisme de l'ignorance, un code de politesse inversée, un cérémonial de la grossièreté dont chaque interview dans la presse, chaque émission dite littéraire, chaque circulaire ministérielle, chaque décision législative paraissent l'expres- sion ponctuelle. D'autant que les pratiques peuvent s'autoriser de concepts : il existe, entièrement développé, un discours indifférenciant.

S'y enchaîne une série de concepts qu'on peut bien dire collecteurs, comme les égouts du même nom. Leur fonction consiste à faire s'évanouir toute différenciation parmi les objets intellectuels. De la sorte, tout intellectuel qui revendiquera sa singularité pourra être réduit au silence. Ces concepts collecteurs sont légion : l'interdisciplinarité est un moyen propre, dans une institution, à condamner ceux qui ont investi quelque passion dans une discipline. Prise en rigueur, elle pourrait désigner la combinaison articulée de savoirs précis ; dans les faits, elle se ramène le plus souvent à la juxtaposition des ignorances. Il s'agit ' i '

1. Symptôme fréquent : le mythe du laboratoire et la chasse au chercheur isolé. Le CNRS est une mine d'exemples. Le plus récent est la suspicion à l'égard du livre : un chercheur, pour faire preuve de son activité, ne saurait faire valoir que des

publications à caractère collectif (de préférence, audio-visuelles) ; le livre est une forme trop archaïque quant à son support, et trop individuelle quant à sa

signature.

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LES INTELLECTUELS A L'ÉPOQUE DE LEUR INDIFFÉRENCIATION

seulement que le philosophe renonce à la philosophie, l'écrivain à la

littérature, le physicien à la physique, etc., de façon que chacun,

convoqué à son point d'incompétence, comprenne enfin qu'il n'y a pas de savoir et que l'intellectuel doit renoncer à lui-même. Le travail en

équipe rassemble les individus pour qu'ils constatent, à plusieurs, qu'aucun ne tient à rien, que pour cette raison aucun n'a de secret pour aucun, et qu'en tout état de cause chacun doit se conclure - sinon se souhaiter - remplaçable à toutes fins par n'importe qui. La communi-

cation, dont on connaît les utilités multiples, assure au mieux la fonction de grand collecteur. En son nom, tout est inclus dans tout, littérature, philosophie, arts, non sans quelques touches de science positive. Discours étale, visqueux, recouvrant tous les savoirs et brouillant leurs contours : la vase communicante. Les noms de ceux qui s'en réclament ne manquent pas : journalistes ou conseillers des princes, ils jouent tous le même rôle : précipiter les intellectuels, dans leur ensemble et dans leurs singularités, vers l'abîme.

Quelles que soient ses versions particulières, le discours indifféren- ciant se propose souvent comme discours moderniste. Il prétend avoir

pour lui le sens de l'histoire. Aussi les intellectuels sont-ils fort mal armés pour lui résister : ne sont-ils pas structuralement modernes, eux

qui ont pour effet de donner justement forme et contenu à l'image de ce

qui doit venir ? Tout intellectuel croit, secrètement, que son objet n'a

pas eu de précédent ; il se meut donc toujours dans la forme de la nouveauté radicale : à lui entre tous, il appartient, croit-il, d'épeler l'avenir. Or, il arrive aujourd'hui que ce soit au nom de la modernité elle-même que se présente le discours anti-intellectuel. Discours des

media, des nouvelles communications, discours en fait marxiste vul-

gaire. Car tout repose, en dernier ressort, sur un recours, parfois dissimulé,

pàrfois explicite, aux catégories du premier livre du Capital. On ne raisonne qu'en termes de travail et tout se passe comme si la seule

pensée autorisée se devait de parler de travailleurs et de travail

intellectuel, d'une manière à la fois parallèle et opposée aux travailleurs et au travail manuel. Soit. Adoptons, ne serait-ce que pour un temps, un semblable langage, et examinons les conséquences. Bref, soyons marxiste conséquent : le travail manuel moderne a pu prendre la forme du travail indifférencié. C'est même le signe le plus certain, aux yeux de

Marx, que le capitalisme, qui a suscité cette forme, n'est rien de

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RUINE DE L'ÉCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS

moins qu'une oppression. Il est curieux de constater que le discours dominant aujourd'hui, tenu non pas par la droite, mais par la gauche qui se réclame volontiers du marxisme, ne soit rien d'autre que celui du travail intellectuel indifférencié. Aujourd'hui, l'intellectuel est convié à subir le même sort que l'artisan ou l'ouvrier spécialisé : renoncer à ce

qui fait son être, pour devenir le pendant, dans l'ordre du travail intellectuel, du travailleur sans qualification, du travailleur abstrait, propre à toutes les tâches requises par la production. Le manoeuvre intellectuel, voilà la forme qui se dessine à l'horizon.

Tout comme le manoeuvre manuel, le manoeuvre intellectuel est propre à tout, puisqu'il n'est propre à rien. Il n'a pas à être payé beaucoup puisqu'il n'a aucune qualification. Il est aisément remplaça- ble, puisque tous les manoeuvres se valent. La figure moderne qui le réalise dans la société en général, c'est le polyvalent intellectuel : le plumitif des journaux, le présentateur moyen de la radio et de la télévision, c'est enfin l'instituteur modèle de la Corporation. Ce dernier, comme les autres, est polyvalent, peu cher, prêt à toutes les servitudes, sinon à toutes les servilités.

On voit alors à quoi mènent tous ces beaux discours sur l'interdisci- plinarité, l'équipe pédagogique et la communauté éducative : la polyva- lence de l'instituteur ou du professeur de collège, modèle Legrand, n'est autre que l'instauration du travail intellectuel indifférencié ; l'équipe éducative, c'est l'équipe des manoeuvres ; la communauté éducative, c'est le pendant, dans l'école, de l'atelier. Tout de même que le taylorisme s'est proposé comme technique inerte de la division, imposée de l'extérieur au travail manuel indifférencié, de même la pédagogie ordinaire fonctionne comme division imposée de l'extérieur au travail intellectuel indifférencié.

Les contradictions alors fourmillent. Car les réformateurs ne révo- quent pas en doute les jugements de Marx : comme lui, ils condamne- raient le mouvement qui plonge le travail manuel dans l'indifférencia- tion. Pourtant le même mouvement est présenté comme instauration de la démocratie, quand il s'agit du travail intellectuel. Puisqu'ils sont volontiers sociologues et marxistes vulgaires, ils ne devraient pas, d'autre part, ignorer une évidence : l'organisation présente de l'indus- trie ne prolonge nullement l'évolution antérieure. Sans doute, le travail indifférencié y demeure la règle, mais à en croire les technocrates, il constitue un archaïsme : l'avenir est au contraire au travail manuel

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différencié. Or, c'est au même moment et par référence au même discours technocratique qu'on entend instaurer, dans le travail intellec- tuel, sous couleur de le moderniser, une organisation jugée ailleurs obsolète. Enfin, pour inhumaine qu'elle ait été, la grande industrie du xixe siècle était du moins cohérente et efficace : elle parvint aux fins

, qu'elle s'était proposées. Comme toute transposition mécanique, la

grande industrie scolaire et intellectuelle des réformateurs a au contraire toutes chances d'échouer. Autant croire en effet qu'on pourrait sans contradiction appliquer à l'artisanat les conditions propres à la grande industrie 1. On peut se vouloir progressiste à tous crins, on ne pourra pourtant aller au-delà de l'objectivité : le travail intellectuel ne se

conçoit que différencié. Et il ne se conçoit que différencié, parce qu'il ne

peut se poursuivre que par l'intérêt qu'y investissent les sujets. Et cet intérêt exige la singularité, le point, peut-être illusoire, qui ne se partage avec personne. On criera à l'individualisme bourgeois, à l'archaïsme, à

l'illusion, à l'égoïsme, cela importe peu : les faits sont là. Qu'on dise alors clairement que les intellectuels doivent se sacrifier au

bien commun et disparaître. Qu'on dise que la liberté et l'égalité n'ont

pas besoin de savants ou même que les savants leur sont nuisibles. Mais

qu'on ne croie pas pouvoir aménager les contradictions : convoquer les intellectuels à consentir à leur propre indifférenciation, c'est les convier à disparaître. Anodine et même risible, la Réforme - Legrand et autres - doit de ce fait être incessamment combattue et profondément méprisée. Elle doit être combattue parce qu'elle souhaite la disparition de quelque chose qui importe, elle doit être méprisée parce qu'elle organise la disparition de ce dont elle déclare vouloir le maintien : elle est donc à la fois pernicieuse et mensongère. Mais les raisons mêmes qui devraient la faire combattre et mépriser sont aussi les raisons de son

incroyable popularité auprès de ceux qui manipulent les opinions. Elle est en effet homogène de part en part aux pensées des mass media. Elle

impose à l'intellectuel qui enseigne la même loi d'indifférenciation qui régit la presse et la télévision. Comme ces dernières, elle érige en idéal

indépassable de l'humanité le journaliste, qui sait lire et écrire, mais ne sait rien de plus.

1. On pourrait même si l'on y tient poursuivre une comparaison avec l'artisanat et même le compagnonnage : le travail intellectuel, surtout dans sa forme universitaire, connaît ses chefs-d'ceuvre, ses jurandes, ses ateliers, etc. Il ne connaît certainement pas l'usine, ni même la manufacture. ... .

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Il va de soi qu'aucune institution ne se prête à transcrire intégralement les passions singulières, et l'école est une institution. Du moins, certaines organisations permettent-elles mieux que d'autres des tra- ductions partielles. Ainsi vaut-il mieux qu'elles consentent à raisonner en termes de spécialité, de discipline et même de corps. Par ces repères, en eux-mêmes contingents, l'intellectuel peut parfois parler sa singula- rité.

Il arrive que tel sujet, en se pensant philosophe et en croyant au corps des spécialistes de philosophie, ne défende rien d'autre qu'une corpora- tion ridicule. Mais le contraire arrive aussi : il arrive qu'en défendant les professeurs de philosophie, l'agrégation de philosophie, la classe de philosophie, il défende non pas les insignes eux-mêmes, mais ce dont ils sont les insignes : le droit pour tout homme de penser, le droit pour quelques sujets de se passionner pour la pensée et le droit enfin de nommer cette passion à l'aide du nom philosophie. De la même manière, il arrive qu'en se croyant chargé de représenter la littérature, en se croyant seul capable d'en faire enseignement, on travaille à vider de son sens toute écriture et toute langue. Mais le contraire arrive aussi : qu'en défendant les professeurs de lettres, l'existence d'un savoir transmissible dans l'ordre de la littérature, l'intérêt pour la langue, on défende une cause digne : le droit pour tout individu vivant en France d'avoir accès à ce qui a donné forme et substance au signifiant France, le droit de penser que ce signifiant se laisse représenter dans l'ordre de la langue et des dits, et non pas dans l'ordre de la race ou des villages de naissance, le droit pour certains de se passionner pour des objets de langue et, le cas échéant, d'en faire leur spécialité. ,

Rien n'est plus sinistre donc que la hâte à conclure en de telles matières. Or, le polyvalent dans son journal et le gestionnaire dans ses bureaux sont toujours disposés à aller vite en besogne. Pour peu que l'on résiste aux réformes indifférenciantes, ils ont tôt fait de convoquer les mots magiques : résistance au changement, archaïsme des corpora- tions, défense obstinée des privilèges, sinon attachement immoral à la propriété (« capitalistes du savoir »). Cette hâte est mortelle. Que ne prennent-ils le temps et la peine de distinguer ? Mais il est si facile de s'assourdir et de ricaner. Il est trop clair que l'on a pu naguère, pour défendre les savoirs intellectuels, les intellectuels et l'école qui, en France, les accueille, proposer des discours un peu faibles, un peu tendres, un peu, disons le mot, ridicules. C'est sans doute que la

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passion, quand elle s'énonce, est toujours faible et ridicule aux yeux de ceux qui ne la partagent pas - aux yeux surtout de ceux qui n'en éprouvent aucune. Le journaliste qui ne sait rien, le fonctionnaire qui ne croit à rien, le gauchiste revenu de tout sont dès lors prêts à unir leurs railleries. Ils ont en face d'eux des sujets et tout sujet est comique, dès qu'il abaisse sa garde et se dévoile. Le rire est d'autant plus fort que certains de ces sujets étaient eux aussi revenus de tout et, le cas échéant, seraient capables d'en faire la théorie mieux que personne. Quoi de plus drôle alors que de les saisir en flagrant délit de tenir à quelque chose ? Quoi de plus drôle que de découvrir que ce à quoi ils tiennent ce sont des bibliothèques, des musées ou même des lycées et des facultés ? La bonne farce, on s'en tape encore sur les cuisses dans les cafés.

Mais qu'ils prennent garde à leur tour ceux qui rient si fort. Tous, journalistes, fonctionnaires, gauchistes revenus de tout, à l'instant où ils rient, se sont transformés, sur un point seulement, mais pour toujours, en bourreaux de l'esprit. Et qu'on ne croie pas s'excuser d'avoir ricané des enseignants, en arguant de son amitié pour les arts, les lettres et les sciences. Car l'enchaînement est nécessaire : la mise à mort des intellectuels qui enseignent atteint aussi bien les intellectuels qui n'enseignent pas, les artistes, tous ceux en fait qui ne sauraient justifier leur objet que par une passion, déclarée ou secrète. La haine des savoirs et des institutions qui les transmettent n'est que la part avouée d'un mouvement général et masqué : le nouveau philistinisme.

Le philistinisme ancien se perpétue et ne surprend pas : incompréhen- sion obtuse des bourgeoisies locales, méfiance des politiciens, terreur blanche des municipalités reconquises, il n'est que de lire les journaux. Avec un peu de mémoire, intellectuels et artistes se souviennent que, dans leur pays, il est toujours des phases de ce genre ; au vrai, c'est la face obscure de la France, condition peut-être de sa face lumineuse. S'il faut en croire le passé, le triomphe du pire est, dans ce champ, toujours provisoire.

Mais le discours généralisé de l'indifférenciation installe un philisti- nisme plus redoutable. Car tout désormais est affecté. Le langage, tout d'abord : de même que les mots d'école, de savoirs, d'enseignement, ont été bannis, de même on substitue au théâtre l'animation, à la sculpture les arts plastiques, à la médecine la santé. En toute occasion, on pourchasse le mot propre et connu de tous, au profit d'un mot englobant, qui ne dit rien à personne : un gros mot et un mot sale. Au

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mot propre, par tradition,et par choix, un sujet risquait d'attacher de l'intérêt : il est des gens pour désirer faire du théâtre ou simplement y aller ; qui désirera jamais s'engluer dans une animation ? Ces mots, à la vérité, ne désignent rien de positif : nul ne saurait énumérer en extension ce qui appartient ou non au Théâtre, à la Sculpture, à la Médecine - il en va de même pour la Littérature, la Philosophie ou la Science. On sait pourtant que, au fil des temps, de grandes causes y ont trouvé leur lieu et que, aujourd'hui encore, on peut imaginer d'y rencontrer des choix déchirants ou des instants jubilatoires. En fait, ils disent une limite à partir de quoi quelque chose d'important peut commencer.

Les gros mots, à l'inverse, sont faits pour tout émousser ; qui les

emploie répète à qui veut l'entendre que la limite n'existe pas et qu'il n'y a jamais à reconnaître quelque importance que ce soit à quoi que ce soit du Théâtre, de la Sculpture, de la Médecine, de la Littérature, de la Philosophie, de la Science. Il va de soi que le plus gros des gros mots n'est rien de moins que la culture : proféré par certaines bouches, il est comme la pancarte marquant une fosse commune. Qu'importe alors aux intellectuels et aux artistes qu'on multiplie, à l'égard des individus ou même de l'ensemble, des séductions et des flatteries. Il suffit qu'elles s'autorisent du mot fatidique pour que la faute ait été commise.

D'autant que les mots ne sont pas démentis par les décisions. Comment un musicien pourrait-il supporter, en tant qu'il est musicien, c'est-à-dire passionné, que l'on institue une Journée de la Musique, à partir du principe, explicitement énoncé, que toute musique se vaut ? Le problème n'est pas qu'aucun musicien désire hiérarchiser, il désire simplement un sens précis des distinctions. Rien n'a été gagné, murmure-t-il, à faire croire qu'un orchestre rock et Mozart se valent, sinon la disparition de la musique comme telle. Car, croire à la musique, c'est justement savoir que le rock et Mozart ne se comparent pas. D'où suit qu'on peut les aimer l'un et l'autre, mais justement pas du même point. Comment croire, de même, que la poésie compte un seul instant pour des gens qui en construisent une notion telle que René Char et Charles Trenet en soient une incarnation interchangeable ? Là encore, la figure ainsi dessinée n'est rien de moins que l'indifférenciation de la mort.

On se souvient des invectives lancées par les artistes autrefois contre l'esprit boutiquier. Sous la monarchie de Juillet, les grands noms de ce

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qui devint la gauche partageaient leur fureur et scellèrent une alliance dirigée contre les philistins. L'on croit encore que cette alliance est de nature ; il n'en est rien. Elle reposait sur des circonstances éphémères : lorsque la fonction philistine était incarnée par l'épicier, il était aisé de combiner la haine de l'artiste contre l'utilité commerçante et la haine du peuple contre le financier. On reconnaît la matrice de bien des discours d'inauguration : l'avant-garde artistique et intellectuelle comme strict analogue de l'avant-garde politique. Or, la configuration s'est déplacée. Les boutiquiers aujourd'hui ne comptent plus guère. La garde nationale où ils se regroupaient n'existe plus. Le roi-citoyen est mort en exil. Pourtant la fonction philistine subsiste, différemment incarnée : non plus l'épicier, mais l'homme d'appareil et le fonctionnaire non qualifié ; non plus la garde nationale, mais le regroupement professionnel ou syndical ; non plus l'activité marchande indifférenciée, mais le travail intellectuel indifférencié.

Le mot d'ordre des philistins n'est plus « enrichissez-vous », mais « désintéressez-vous ». Ils tiennent que c'est une faute majeure de s'intéresser à quoi que ce soit et, comme ils se veulent amis du peuple et moralistes, ils y voient à la fois une faute contre les masses et une faute morale. Car enfin, s'écrieront-ils, l'ouvrier a-t-il les moyens de s'inté- resser à son produit (souvenir mal digéré des Manuscrits de 1844) ? Le pédagogue s'intéresse-t-il à ce qu'il enseigne (nullement, puisqu'il ne s'intéresse qu'à ses élèves) ? Quel privilège injustifié dès lors que de pouvoir faire état d'un tel intérêt, sinon d'une passion. Pour peu qu'ils soient frottés de vocabulaire psychanalytique - chose courante chez les gestionnaires progressistes -, ils dénonceront le narcissisme de l'intel- ligentsia, et pour peu qu'ils soient sensibles à la morale usuelle - chose courante chez les réformateurs -, ils s'efforceront de lui faire honte de son égoïsme. Tout comme leurs prédécesseurs boutiquiers imposaient à toute chose la limite de l'utilité marchande, ils imposeront la limite de l'utilité sociale. Laquelle sera définie par certains groupements, à la lumière d'un type idéal : le pédagogue ignare, à la fois arrogant et honteux de lui-même.

Du même coup, la clé n'est plus l'argent et l'alliance d'autrefois n'a plus de base : il n'est plus inconcevable qu'un gouvernement de gauche souhaite, sans le savoir peut-être, servir les philistins.

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L'école et les savoirs

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Les savoirs dans une école juste '

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Est juste, aux yeux des peuples, une législation qui permet à chacun d'inscrire sa singularité, c'est-à-dire justement ce qui le fait absolument distinct de tout autre. Voilà ce que les Révolutionnaires avaient admirablement compris : « la liberté, écrit Robespierre, est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauvegarde ».

Dans un langage plus moderne, une politique digne de ce nom doit garantir à chaque sujet le droit et les moyens d'accomplir, autant qu'il est en lui, le désir qui l'anime. Que ce soit un devoir impossible, soit ; du moins a-t-il un sens et l'on ne devrait pas trop se presser de le négliger.

, Que ce soit un devoir vide, parce qu'un sujet ignorerait le plus souvent çe qu'il désire lui-même, non pas. Il dispose de balises et de repères pour l'imagination : dans notre société qui calcule et mesure, il incarnera volontiers l'instant de son propre accomplissement sous les espèces de l'excellence. L'inégalité et la compétition qui apparemment en découlent ne doivent pas faire illusion : elles n'importent guère, au regard de l'essentiel qui est l'accomplissement - ce que Robespierre eût appelé le libre exercice de quelque faculté. On peut regretter que notre société ne propose à l'imagination que le langage de la mesure, mais elle est ainsi : tant qu'elle le demeurera, on ne saurait dénier à personne le droit à l'excellence sans lui dénier le droit de s'accomplir.

Or, les excellences sont incommensurables les unes aux autres. Cela signifie qu'aucune ne blesse aucune autre : l'excellence dans l'ordre du savoir-penser n'offusque pas l'excellence dans l'ordre du savoir-faire ou du savoir-dire. Aucun sujet, exerçant à son gré son droit à l'excellence,

1. Nous soulignons. La citation vient du projet de Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, proposé à la Convention le 24 avril 1793, an I de la République.

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ne lèse les droits d'autrui, pourvu que tous l'exercent de leur côté. Si tel ou tel se croit offensé parce que tel autre sait plus de choses que lui ou les sait mieux - qu'il s'agisse de penser, de faire ou de dire -, une seule

réponse : celui-là s'est fait tort à lui-même en n'exerçant pas son droit.

Car, s'il l'avait exercé, il ne ressentirait nulle offense. Avis à la

Corporation. Nous poserons en thèse que, parmi les facultés de l'homme, il

convient de compter la faculté de savoir. L'institution qui lui donne lieu de s'exercer est l'école. Une loi juste sur l'école a pour seule fin de régler l'exercice de cette faculté. N'y ayant aucune limite qui s'autorise des droits d'autrui, chacun est en droit d'y atteindre son point d'excellence : en donner les moyens effectifs, telle est la seule utilité qu'on doive

requérir de l'institution. Toute loi qui, organisant l'école, bafoue le droit à l'excellence et borne - en fait et au principe - l'exercice de la faculté de savoir est donc sans fondement politique : elle est, eût dit Robes-

pierre, essentiellement tyrannique et injuste. Or, toutes les lois proje- tées ou votées récemment touchant l'école et l'université ont ce caractère. Dans les collèges, il est enjoint aux élèves qui veulent en savoir plus de s'en tenir aux termes du contrat éducatif propre à l'établissement. Il est enjoint aux enseignants de prendre pour modèle ceux d'entre eux qui en savent le moins. Dans les universités, il est

enjoint aux professeurs de s'en tenir, quant à ce qu'ils peuvent enseigner, et aux étudiants, quant à ce qu'ils peuvent apprendre, aux nécessités du monde économique : ce qu'on appelle pompeusement « professionnalisation » n'étant rien d'autre qu'une interdiction adres- sée à tous de s'intéresser à autre chose qu'à ce que pourrait souhaiter un

employeur possible (lequel, bien souvent, n'est malheureusement qu'un employeur fictif).

Cette position peut invoquer toutes les raisons du monde : nécessités

économiques, modernisation, changement, égalisation des chances, etc. Elle est radicalement injuste.

Un cynique pourrait néanmoins soutenir que, injuste en droit, une telle limitation peut se révéler utile en fait. Après tout, une politique réaliste n'est-elle pas de l'ordre de l'utile ? Or, il faut être clair : le

principe de l'école, le seul qui lui donne un sens, est le suivant :

. aucune ignorance n'est utile '

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LES SAVOIRS DANS UNE ÉCOLE JUSTE ' .

Autrement dit, il ne sert à rien à personne d'ignorer quoi que ce soit. Aussi n'y a-t-il rien de plus déplacé que la question qui fleurit sur toutes les lèvres : « A quoi sert-il d'enseigner telle chose ? », parce que cette

question implique qu'il peut être inutile de la savoir. Or, ce n'est pas là le bon point de vue : il peut se faire qu'il ne soit pas utile de savoir une

chose, mais ce qui est sûr, c'est qu'il est toujours et sûrement inutile de

l'ignorer. Voilà la seule règle qui doit guider une politique qui se règle sur l'utilité. Ainsi, il ne faut pas demander s'il est utile de savoir la

métrique latine, ou la logique mathématique, ou le basic, ou la

géométrie fractale : il faut demander au contraire s'il est utile de les

ignorer. Qu'on ne croie pas que le principe aille de soi. Sherlock Holmes se

félicitait d'ignorer la structure du système solaire, disant qu'il s'agissait là d'une connaissance inutile ; de même, Descartes raillait les savoirs

philologique et historique. Dans l'un et l'autre cas, ils ne pouvaient se

justifier à leurs propres yeux que par une supposition implicite : de telles connaissances étaient non seulement inutiles, mais dangereuses ; encombrant l'esprit, elles l'empêchaient de fonctionner comme il devait - c'est-à-dire comme puissance déductive pour l'un et comme lieu de l'évidence pour le second. Certaines ignorances étaient donc à leurs

yeux utiles. De même Montaigne. De même Rousseau et la plupart des

classiques de l'éducation. De grands esprits donc ont soutenu la thèse de l'utilité de certaines

ignorances - et nous ne parlerons pas des saints mystiques qui furent nombreux à y croire. Il suffit que nous ayons à rencontrer une tradition bien française, que Flaubert appelait le « pédantisme de l'ignorance ». Le mépris à l'encontre de tout ce qui se propose comme savoir, à quoi l'on préfère une disponibilité polyvalente, nommée souvent intelligence. Il en est des formes élevées : Montaigne ou Descartes encore. Il en est des formes basses ; le mépris des savoirs se fait agressif et l'intel-

ligence est ravalée à ce qu'en font les petits malins : l'astuce et le sys- tème D.

Mais à quoi bon tout confondre : il y a le mépris des savoirs que l'on maîtrise, lequel naît de la modestie ; il y a le mépris des savoirs que l'on ne maîtrise pas, lequel vient de la vanité. Il y a le mépris à l'égard de certains savoirs que l'on maîtrise, au nom d'autres savoirs que l'on juge plus hauts : Descartes n'ignorait ni les lettres classiques ni la scolasti-

que ; il les jugeait seulement de valeur nulle au prix de la sagesse. Il y a

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.. L'ÉCOLE ET LES SAVOIRS

le mépris à l'égard des savoirs que l'on ne maîtrise pas au nom des savoirs que l'on maîtrise : c'est le mépris du lettré pour le mathématicien ou le mépris du mathématicien pour le lettré ou du philosophe pour le philologue ou du philologue pour l'historien. Variantes du conflit des facultés : il n'y a là rien de grave, tant que la puissance publique ne s'en mêle pas et ne tranche pas, d'autorité, en faveur de l'un ou l'autre mépris. Ici, comme ailleurs, son devoir est de rester neutre ou, si la nécessité s'en fait sentir, de maintenir les équilibres : confrontée au mépris réciproque des techniciens et des savants « fondamentalistes », des disciplines « concrètes » et des disciplines « abstraites », c'est proprement, de sa part, commettre une forfaiture que d'intervenir et de faire pencher la balance.

Il y a aussi, ce qui est d'une tout autre nature, le mépris des savoirs que l'on ne maîtrise pas au nom de sa propre absence de savoir : c'est

l'ignorantisme militant. Il se déploie largement aujourd'hui dans les cercles qui s'occupent de l'école. Il se manifeste ouvertement chez les journalistes, pour des raisons que l'on sait : il est, chez eux, structurel. Il se manifeste aussi chez certains instituteurs ou PEGC à l'égard de leurs collègues plus titrés : on craint de manquer à la charité, sinon à l'exactitude, en parlant ici de pur et simple ressentiment.

Il est vrai que tous ces mépris sont souvent confondus, intentionnel- lement ou non : l'histoire du syndicalisme chrétien dans l'Université - nommément du SGEN - n'est rien d'autre que la transition constante du mépris modeste de certains savants à l'égard de leur propre savoir au mépris arrogant de quelques ignorants à l'égard du savoir des autres. Les premiers, bien entendu, sont sans défense à l'égard des seconds : leur modestie les empêche de combattre, puisque défendre les savoirs leur paraît se défendre eux-mêmes, ce que leur maxime morale leur interdit. Incapables, par leur personnalisme impénitent, de distinguer entre leur individualité d'une part et d'autre part le savoir que cette individualité occasionnellement incarne, ils sont prêts d'un même mouvement à abandonner la première à l'humilité requise par leur morale et le second à l'humiliation requise par le ressentiment d'autrui. Nous n'avons aucune raison d'accepter ces confusions. La tradition française du mépris à l'égard des savoirs, si grands qu'en puissent être les représentants, est dangereuse et il faut la combattre.

Que de grands esprits parlent d'ignorances souhaitables ou même utiles, libre à eux - d'autant qu'en général ils ne sont pas, pour leur

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LES SAVOIRS DANS UNE ÉCOLE JUSTE

part, très ignorants. Mais. ce qu'on peut admettre d'une subjectivité, dont le discours n'oblige personne et, du reste, n'entend obliger personne, on ne saurait l'admettre d'une institution, et moins encore d'une institution d'État : tout propos ici vaut une décision contraignante et toute limitation vaut une interdiction. Quelle puissance jugera, dans l'ordre des ignorances, de ce qui est utile ou inutile ? L'État ? On re- trouve alors la pire des choses : l'ignorance érigée en soutien d'un pou- voir. Une telle figure a un nom dans l'histoire : c'est l'obscurantisme.

On regrette de devoir dire qu'elle a resurgi récemment dans la politique française.

Si aucune ignorance n'est utile, l'école comme institution a comme horizon l'encyclopédie de tous les savoirs. Elle est, comme institution, ce qu'était l'Encyclopédie comme oeuvre littéraire. On ne saurait justifier en droit aucune lacune dans ce qui est enseigné. En fait, cela va sans dire, les choix sont inévitables, mais il faut bien voir que c'est toujours par une contingence externe : la finitude de la vie humaine et les limites de l'entendement. Encore faut-il que la dure nécessité n'efface pas l'idéal encyclopédique - le seul conforme à la nature de l'institution scolaire. Aussi cette institution doit-elle manifester le plus possible qu'elle continue de se régler sur cet idéal. Il faut donc qu'elle inclue des institutions de pur savoir, des universités par exemple. Mais c'est à tous les niveaux que l'idéal doit imprimer sa marque. Le signe le plus explicite est l'exigence que les enseignants soient très savants, le plus savants possible : ce qui, étant donné toujours la finitude de la vie humaine et les limites de l'entendement, implique leur recrutement sur les titres les plus élevés possibles, leur spécialisation et leur monova- lence. Si, pour des raisons qui s'expliquent mal, ce principe ne peut être maintenu à l'école primaire, il convient qu'il le soit le plus tôt possible, dès le collège. Dans l'enseignement primaire, il convient que les instituteurs eux aussi soient le plus savants possible : polyvalents peut-être, s'il faut s'y résigner, mais aussi curieux et informés qu'ils le peuvent 1. C'est en tout cas le devoir qu'il faut leur proposer explicite- ment, alors que, bien souvent, on leur propose le devoir contraire.

1. Cela implique, semble-t-il, qu'ils soient systématiquement formés par l'ensei-

gnement supérieur et non pas dans des couveuses telles que les écoles normales d'instituteurs. Cela implique aussi que leur culture n'ait pas pour seul horizon les laudateurs de l'ignorance utile, fussent-ils aussi prestigieux que Montaigne ou Rousseau.

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Ces principes étant posés, et étant admis que leur validité ne saurait être qu'idéale, il reste à déterminer des contenus. Question tabou : la thèse familière des spécialistes de l'éducation et des réformateurs qui, explicitement ou implicitement, s'en inspirent, c'est que les contenus n'importent pas. Seule importe la forme, c'est-à-dire les méthodes

pédagogiques : celles-ci seront d'autant plus pures que les contenus seront plus pauvres. Mais, par ailleurs, les contenus subsistent toujours, si peu que ce soit ; comme malgré tout, ils ne sont pas censés importer, aucune pensée n'est accordée à leur détermination : restent alors les fantasmes du Français moyen sur ce que doivent être une enfance, un bonheur, une normalité. La Réforme s'est ornée au fil des ans de

multiples patronymes (Fouchet, Fontanet, Haby, Legrand, etc.) ; un seul en vérité lui convient et c'est Dupont-la-Joie.

On retrouve le ruralisme : l'école doit proposer le petit supplément de

campagne qui est censé manquer aux citadins, toute classe se faisant fermette ou cabanon. Par prosaïsme militant, on demande que l'école soit concrète et interdise à chacun l'usage abstrait de sa pensée ; les livres sont dangereux : apprendre à lire est un mal 1 ; quant à écrire, quoi de plus pernicieux ? Mieux vaut s'en tenir aux techniques imprécises de

l'expression indifférenciée. Dans les célèbres crêpes, bûchettes et pâte à modeler, l'on reconnaît le bricolage du dimanche, et dans les activités d'éveil (visites d'entreprises, présence dans des émissions de radio, animations diverses) la promenade du même jour. Sport en pantoufles, méridionalisme et enfin, par-dessus tout, familialisme : le Dupont pédagogue veut que l'école soit pour l'élève comme une maison de vacances où l'on prépare des confitures, où l'on joue au grenier, où la bonne grand-mère, sous sa coiffe paysanne (qu'elle soit, dans les faits, représentée par un instituteur barbu est négligeable), instille au passage quelques leçons d'éternelle sagesse : que l'homme n'est ni bon ni

1. Si la réalité n'était pas tragique, l'on rirait volontiers des pédagogues et . réformateurs saisis par Talbot. Ceux qui proclamaient bien haut l'inutilité de la lecture et voyaient dans les illettrés les précurseurs de l'avenir, on les retrouve médusés devant l'incontournable horreur : des ouvriers de quarante ans qui effecti- vement ne savent pas lire.

Même scénario, en moins douloureux, pour l'enseignement de l'histoire. Une intervention venue d'en haut a, de fait, balayé les structures et les principes des pédagogues. Mais, après le premier mouvement de désarroi, ces derniers se sont remis : verbalement, ils accordent tout à la discipline protégée, renonçant du même coup à leurs jouets favoris ; dans les faits, on verra bientôt que tout est comme avant : haine de la discipline historique, interdisciplinarité bête et prime à l'ignorance.

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mauvais, que trop de savoir nuit, que le fer chaud brûle, etc. Faire en retour que l'école soit pour le maître comme une seconde famille : éventuellement, un substitut de progéniture pour certains célibataires pieux et inféconds i.

Pétain, en tout cas, n'est pas loin. A force de ne pas vouloir choisir, à force de prétendre qu'il n'y avait pas lieu de le faire, on en arrive ainsi à ce qu'il faut bien appeler un avilissement des esprits. Ce qu'une école transmet doit faire l'objet d'une décision explicite et ne saurait être laissé à la nécessité aveugle de la non-pensée. Les principes du choix sont clairs, même si l'on peut discuter du détail de leur application. Il y a deux critères généraux : l'indépendance de la nation et l'exercice par chaque sujet de toutes ses libertés - ce qui est l'exercice de toutes ses facultés. Une nation ne connaît pas à l'égard d'elle-même d'autre devoir que celui d'assurer, passivement, quand elle le peut, activement, quand elle le doit, son indépendance. Elle ne connaît pas à l'égard de ceux qui vivent, ne fût-ce qu'un instant, sur son territoire, d'autre devoir que celui de leur permettre le plein exercice de leurs libertés.

Reste à décider du détail. Il faut alors tenir compte de quatre conditions. La première est que tous les savoirs sont égaux en dignité, mais ne le sont pas en puissance et en fécondité. La seconde est que les voies de l'indépendance varient au fil des conjonctures : à l'ère du marché mondial, l'indépendance économique et technique est néces- saire, si elle n'est pas suffisante. La troisième est que les voies de l'indépendance varient aussi suivant les nations : en France du moins, elles passent par une histoire et par une langue. La quatrième est que l'exercice des libertés, reconnu en droit, peut être rendu difficile en fait, non pas par des mesures policières - à cela, on sait résister -, mais par la force de l'opinion.

La première condition peut se dire autrement : il est des savoirs stratégiques qui donnent la clé d'une famille d'autres savoirs. Ainsi nul .n ne doute que le formalisme mathématique ne soit un tel savoir dans tu l'ordre des sciences. Certains pensent que la thermodynamique a ce jf tj statut ; d'autres que la biologie cellulaire le mérite davantage 4 les s s

1. On comprend alors que, parmi les enseignants les plus rétifs à appliquer la j réforme des collèges (réforme Legrand), il faille compter les mères de famille. Elles n'ont pour leur part nul besoin d'un supplément familialiste ; bien au contraire, l'école où elles enseignent fonctionne comme le lieu qui les affranchit, pour un temps bien déterminé, de la famille.

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débats sont ouverts, mais, en tout cas, ils ont un sens. Il en va de même dans toutes les branches du savoir. Cela suit du reste de la proposition que l'horizon de l'école est l'encyclopédie : il n'est pas d'encyclopédie sans la détermination d'une organisation des savoirs et il n'est pas d'organisation des savoirs qui ne consiste à en reconnaître certains pour décisifs. Il va de soi que la gestion, imposée par les nécessités de la finitude, impose aussi de préférer les savoirs stratégiques aux autres : ainsi les décisions, déterminées par les conjonctures, devront aussi tenir compte de l'organisation théorique des savoirs. Laquelle est proprement une affaire de philosophie : implicite ou explicite (il vaudrait mieux

a qu'elle fût explicite). ' La seconde condition implique que l'école transmette tous les savoirs

propres à assurer l'indépendance appropriée à l'ère du marché mondial.

Nous disons bien : tous les savoirs. Cela n'est pas sans conséquence, car, 'ustement, les techniciens ne s'accordent pas sur ce qui leur est

écessairé Ainsi les informaticiens, qui, comme les ingénieurs des mines autrefois, incarnent aujourd'hui la lutte pour l'indépendance, se divisent en deux groupes : selon les uns le savoir informatique se suffit à lui-même et rend inutile tout autre savoir ; selon les autres, au contraire, le savoir informatique suppose comme requisit logique l'encyclopédie de tous les savoirs possibles. Un tel débat est un symptôme : en aucune circonstance, on ne peut faire une confiance aveugle aux représentants d'une technologie pour déterminer ce que cette technologie entraîne comme conséquences. Il convient alors de s'en remettre au raisonne- ment : toute technologie - et sur ce point les technologies nouvelles n'innovent en rien - est, depuis le xvil siècle, à penser comme la forme

appliquée d'une branche de la Science ; réciproquement, toute branche de la Science peut être pensée comme la théorie de quelque technologie. L'indépendance technique suppose donc la Science. Elle suppose, autrement dit, que soit transmis tout ce qui est nécessaire à ce que la

. Science existe, c'est-à-dire se modifie. t ' La troisième condition n'a qu'une seule conséquence, mais elle est

capitale : sont nécessaires, comme disciplines spécialisées, l'enseigne- ment de l'histoire, celui de la langue et celui des Lettres.

tj La quatrième condition affirme que, dans les démocraties formelles, il ) n'est pas de puissance plus dangereuse pour les libertés que l'opinion - ) qu'il s'agisse de l'opinion brute ou de l'opinion médiatisée. Là où elle

règne, point de liberté d'expression ou de pensée car on ne peut plus

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dire ou penser que ce qui est recevable par une communauté de fait ou

par des techniques de communication ; point de droit de vote effectif : le

uffrage n'est plus qu'un cas particulier du sondage ; point d'état de

croit : l'opinion courante l'a toujours emporté d'avancelet la seule loi alide est désormais, dans sa violence nue ou insidieuse, la loi de

1. L'école n'a qu'un devoir : résister à la puissance de l'opinion. Il ne

sert à rien de se voiler la face et de faire des ronds de jambe sur la nécessaire ouverture du monde, sur la réconciliation souhaitée entre l'école et l'audio-visuel. Ce sont des fariboles, si l'on oublie l'essentiel :

ut'école peut et doit user de toutes les techniques anciennes et nouvelles

qui lui sont accessibles. Elle doit user de l'informatique, de la télévision, de la presse, etc. Mais cet usage, non seulement licite mais nécessaire, a une fin spécifique : résister aux thèmes que ces mêmes techniques usuellement justifient. Retourner incessamment les techniques contre leur finalité manifeste, tel est le mouvement ; il est sophistiqué et réclame pour être mené à bien des sujets dominateurs et sûrs d'eux- mêmes. Tout le contraire de l'effacement et de l'humilité qu'on prône aux enseignants.

En droit, tous les savoirs contribuent à détruire le pouvoir absolu de

l'opinion. Mais seul un esprit léger pourrait s'en tenir là : dans la réalité, quelque savoir stratégique est requis, pour affirmer et démontrer qu'il existe un au-delà de la doxa. En France, du moins, un tel savoir existe : il s'appelle la philosophie 2. t,

1. De ce point de vue, la politique scolaire d'un réformateur pieux tel que M. Savary est directement antinomique de la politique pénale d'un réformateur laïque tel que M. Badinter. Le premier met en place les mécanismes que le second combat. Après tout, les collèges rénovés produiront bientôt des magistrats, des policiers, des jurés : ayant été entraînés systématiquement à ne pas penser par eux-mêmes, on peut s'interroger sur le degré de résistance qu'ils sauront opposer à l'opinion.

2. C'est pourquoi l'enseignement de la philosophie est une bonne chose. Avec l'existence dans les lycées d'une classe qui porte ce nom et d'un corps de professeurs spécialisés, se joue une partie décisive, touchant la nature de l'école.

Faire croire que la vraie philosophie est l'affaire de tous, c'est-à-dire de cette minorité qui parle imaginairement au nom de tous, nommément les journalistes (Nouvel Observateur et Mme Saunier-Séité) ; faire croire que la philosophie est une

. variante de la littérature ou des sciences économiques (M. Savary) ou qu'elle doit disparaître (M. Haby) ou que son enseignement peut être saupoudré sans dommages de la sixième à la terminale (gribouilles divers), voilà autant de positions où s'atteste le dessein mal dissimulé d'installer l'opinion au poste de commandement - autrement dit, d'attenter aux libertés.

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Post-scriptum

Bien que ce ne soit pas ici le lieu de discuter le détail des « programmes », un mot s'impose à propos des langues dites régionales. Il n'y a aucune raison de ne pas leur appliquer le principe général : il est inutile que qui que ce soit ignore le gascon, le béarnais, le picard, le breton, etc. Mais, justement, il faut bien voir qu'il s'agit du principe général et qu'il n'y a là place pour aucun privilège lié aux régions géographiques. Qui plus est, la réalité - regrettable ou pas - est que très peu de gens peuvent revendiquer véritablement ces langues comme une authentique langue maternelle, car le propre d'une langue mater- nelle, c'est que le sujet la parle et la tienne, pourrait-on dire, de naissance : ce qui n'est vérifié que pour quelques langues régionales (par exemple, l'alsacien, qui du reste n'a jamais été intégré à aucun système scolaire que ce soit, situation digne de réflexion). Dans le cas général, enseigner les langues régionales consiste à enseigner des langues à des sujets qui ne les parlent guère : tout au plus en ont-ils une teinture, mais pas plus, disons, que celui qui apprend l'anglais, après l'avoir entendu à longueur de journée chanté sur les disques et les radios. Un tel enseignement est donc soumis aux mêmes règles et contraintes que tout enseignement des langues étrangères. Il est parfaitement légitime qu'un tel enseignement ait lieu ; que, s'il y a des agrégations d'allemand ou de russe, il y ait des agrégations d'occitan, de corse, de breton, etc., aussi rigoureuses et exigeantes que les autres. Une chose cependant est sûre : de même que l'école n'a pas à proposer des substituts de famille aux âmes pieuses qui ont choisi de ne pas procréer, de même qu'elle n'a pas à proposer des substituts d'enfance paysanne à ceux dont les parents ont choisi la ville, de même elle n'a pas à proposer des substituts de langue maternelle à ceux qui, par fantaisie, ont décidé que le français, qu'ils parlent depuis leur naissance, ne suffisait pas à leurs rêves.

Il va de soi que la question des langues nationales des immigrés vivant en France est plus compliquée dans les faits. Mais le principe général s'applique encore : l'école, dans la mesure de ses moyens, doit enseigner à qui souhaite les apprendre toutes les langues ; elle doit donc enseigner aux Maghrébins, mais pas à eux seulement et seulement à ceux d'entre eux qui désirent l'apprendre, l'arabe (littéral et dialectal) ou le berbère. De même, elle doit enseigner le vietnamien, le laotien, le cambodgien,

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le turc, le portugais, le castillan, le catalan, le yiddish, le polonais, et,

pourquoi pas, le quechua, le tamoul et toutes les langues du monde.

Que l'on procède à des choix est raisonnable ; mais le principe ne peut

pas être sociologique et l'on ne peut raisonner en termes de ghetto : il ne

faut surtout pas préjuger de ce que désirent les immigrés. Rien ne dit

qu'ils ne désirent pas connaître la langue française, comme telle, aussi

profondément ou mieux ou moins bien que telle ou telle autre langue, celle de leur nation d'origine ou quelque autre. Les généralités sont, dans la matière, les plus sottes : rien ne serait plus injuste que de

supposer a priori que les jeunes Maghrébins n'ont droit qu'à l'arabe

dialectal, les jeunes Cambodgiens au cambodgien, etc. Comme de

coutume, le propos charitable est toujours sur le point de verser au

racisme. Tout individu vivant en France a droit au tout, imaginaire, mais

pour cette raison même efficace, de la langue française i.

1. Nous disons bien le tout, avec Chrétien de Troyes et Racine et Céline et Queneau. Que surtout nul ne borne les loubards et immigrés aux parlers que, par une vanité incessamment réversible en abjecte humilité, ils s'imaginent leur être seuls naturels et accessibles : soit les fameux idiomes populaires, censément chauds et proliférants, qu'exaltent à l'envi les ignorantins.

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..... Les savoirs dans un pays libre ..

Les Français se plaisent à croire qu'ils vivent dans un pays libre. Plus

qu'une certitude empirique, il s'agit là d'un voeu : ils souhaitent ne pas pouvoir penser à la signification du nom propre France sans y inclure la réalité des libertés formelles et de leur exercice. Car, malgré les

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logiciens, les sujets parlants croient volontiers que les noms propres ont '. une signification, quitte à admettre qu'elle se réduit à des images précaires. Pour le nom France, la signification reçue se laisse représen- ter comme un lieu où vivent, le plus agréablement possible, des sujets libres.

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Et pourtant, on ne saurait passer sous silence ce qu'on redit depuis des

siècles ; d'un point de vue empirique et réaliste, la France se laisse aussi décrire comme un pays d'autorités. Un réseau serré y saisit les individus : notables locaux, administration nationale, officiels de toute nature, les systèmes se croisent, se contredisent, se renforcent. La centralisation longtemps a été désignée comme la cause principale de cette incessante capture ; il va de soi qu'il n'en est rien : la décentrali- sation, chère autrefois à la droite rurale et reprise aujourd'hui de tous côtés, n'opère au mieux qu'un déplacement d'accent ; au pire, elle ..

ajoute un système fort d'enserrement à ceux qui existent déjà. Dans le

couple centralisation/décentralisation, se perd en vérité la seule ques- tion qui compte : la possibilité pour un individu, s'il le préfère, de ne s'insérer dans aucune collectivité partielle - groupe politique, syndicat, corps administratif, etc. - sans perdre pour autant, si peu que ce soit,

'

aucun de ses droits, ni aucun de ses pouvoirs. La réalité empirique est la suivante : nous vivons dans un pays où

aucun de nous, pris dans son isolement, n'est tenu pour capable en fait d'exercer sa liberté. En sorte que la sauvegarde de l'individu réside seulement dans son caprice - c'est la célèbre humeur individualiste des

. Français, symétrique inverse d'une organisation trop pressante - ou,

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pire, dans le privilège et le passe-droit. De là un langage perpétuelle- ment confus : toute attaque, menée au nom de la justice égalitaire contre un privilège, peut tout aussi bien dissimuler un obstacle adminis- tratif de plus élevé contre une possibilité de choix individuel, mais, inversement, la défense d'un privilège inique se formulera explicitement au nom des libertés. Il y a là la structure d'un couple infernal, dont l'origine est claire : en France, la liberté individuelle demeure à jamais une notion immigrée.

Cela n'est pas vrai seulement des discours. Il y a aussi les réalités matérielles : à bien considérer les choses, le degré de précarité des libertés formelles est proprement incroyable en France. On l'a vu avec Vichy qui, sur ce point comme sur d'autres, a mis au jour un secret jusque-là bien gardé. La morale de l'histoire est en effet la suivante : le peu de différence réelle entre la IIIe République, démocratie parlemen- taire, et l'État français du maréchal Pétain. Et il est une autre morale : les « réformes » de Vichy sont peu étrangères à l'imaginaire politique français ; si peu en fait que beaucoup d'entre elles ne font qu'annoncer des « réformes » ultérieures, décidées aussi bien par la IVe République que par la Ve République gaulliste ou centriste ou socialiste. Quant à la labilité infâme qui permet, en quelques jours, de passer d'un régime formellement démocrate à un État policier, on l'a observée bien souvent, sous les Républiques récentes, à l'occasion des guerres

· coloniales ou de Mai 68. Qu'on ne raconte pas ici de sornettes sur la différence de la droite et de la gauche : quand il le faut, il se trouvera toujours quelqu'un, d'un côté ou de l'autre, pour avancer une bonne raison de céder sur les droits de l'homme et du citoyen : la raison d'État, l'intérêt général, la solidarité, l'égalité, la crise, etc. Le discours machiavélien à droite, la vulgate marxiste à gauche, permettant de sacrifier les garanties légales formelles au nom des déterminations prétendument réelles : politiques pour le premier, économiques pour la seconde.

Faut-il en conclure cependant que la France est, de structure, un État ' policier ou plutôt un despotisme de l'autorité publique (nationale ou

locale, suivant les cas) ? Sûrement pas : tout de même que le Néron de Racine, le monstre est seulement naissant. Mais il est incessamment sur le point de s'achever. A tout instant l'État absolu menace de s'instau- rer ; à tout instant aussi la funèbre cérémonie se suspend. La IVe, la Ve République et Vichy le révèlent : le fonctionnement des autorités en

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L'ÉCOLE ET LES SAVOIRS

France n'est jamais sans rencontrer d'obstacles. Ne parlons pas des

temps troublés : ils ne sont pas notre propos. C'est en tous temps, y compris les plus paisibles et les plus ordinaires, que la structure des

pouvoirs en France est sur le point de restreindre au maximum l'aire des individus. C'est donc en tous temps qu'on peut constater ce mouvement de suspens, par lequel un fonctionnaire s'empêche ou est empêché d'exercer, dans sa plénitude, la puissance que lui confère l'entrecroise- ment des textes. Sans doute, les individus résistent, mais cette résistance

elle-même, qui ne fait pas couramment usage de la force, serait

insuffisante, si elle n'était accompagnée d'autre chose : il est possible de faire honte au petit potentat, soit qu'il intériorise cette honte, soit que la crainte d'un scandale public suffise à accomplir des effets équivalents. Il ne faut pas se contenter de parler à ce propos de l'opinion et de la

pression qu'elle exerce, car il s'agit justement d'expliquer pourquoi l'opinion est ce qu'elle est et pourquoi elle peut susciter chez le potentat quelque effet. Tout cela suppose que, quelque part, une limite des

pouvoirs soit définie et reconnue par une majorité, y compris, le cas

échéant, par les potentats eux-mêmes. Cette limite n'est pas dans les textes des lois et des constitutions, ou, si

elle y est énoncée, ce n'est pas cet énoncé qui lui confère sa force. Il y faut un garant supplémentaire ; celui-ci réside dans l'assentiment que les

sujets, rassemblés, donnent à l'existence de la limite. Le même mouvement s'observe dans toutes les nations qui se disent et se veulent libres. Cependant, l'existence de cette limite, également supposée en divers lieux, s'incarne en symboles variables : l'Habeas corpus en

Angleterre, la tolérance (verdraagzamheid) aux Pays-Bas, la Constitu- tion aux États-Unis. Il s'agit là, on le voit, de textes et de concepts particuliers.

Pour la France, rien de tel : la limite décisive ne saurait se résumer en un symbole unique ; bien plutôt, elle est incarnée par une multiplicité d'événements historiques, de dates, de noms, de concepts, auxquels on n'a accès que par le savoir.

C'est parce qu'il a appris des choses sur la Révolution française, sur Voltaire et sur Victor Hugo ; c'est parce qu'il sait que la philosophie existe, et enseigne - par Platon, ou Descartes, ou Rousseau, ou Kant, ou d'autres -, que les commandements du pouvoir sont parfois résistibles ; c'est par ces savoirs historiques, littéraires ou conceptuels que l'individu est amené à supposer qu'il y a une limite. C'est par ces

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mêmes savoirs que le potentat peut être persuadé de suspendre son geste. Peu importe en fait que, en lui-même, il soit ignorant : il faut et il suffit qu'il admette que de tels savoirs existent et qu'il est bon de les détenir. Ainsi, le fonctionnaire, si puissant qu'il soit au regard de la lettre des textes, ne se croit cependant pas toujours tout permis ; il arrive même qu'il n'applique pas dans son entièreté un règlement qu'il juge inique. En tout cas, il est possible de susciter les forces qui l'arrêtent.

Il faut bien voir qu'en temps normal - et nous ne parlons que du temps normal- il n'existe en France aucune autre limite que celle-là. Or elle suppose une instruction. La différence avec les démocraties protestantes est éclatante. Un Anglais connaît le nom de l'Habeas corpus, mais il lui suffit, pour être sensible à ses effets de limite, d'une connaissance vague. Les circonstances historiques de la définition, les réquisits conceptuels, la description exacte de ce qui est par là garanti sont d'importance secondaire : la liberté individuelle, qu'institue ce nom crucial, s'articule comme la conviction confuse, caractéristique du bon Anglais, que certaines décisions sont inadmissibles. La tolérance hollandaise est un sentiment diffus qui enveloppe toutes les circonstan- ces de la vie, telle du moins qu'un Hollandais digne de ce nom la comprend. Quant aux droits garantis par la Constitution des États-Unis, les Américains eux-mêmes imaginent volontiers qu'ils relèvent d'une disposition infuse - un fragment du code génétique propre au peuple élu par l'Histoire. On conçoit que l'amour des libertés formelles puisse dans ces nations ne pas être incompatible avec des particularismes, sinon des racismes. ... " .

Bien au contraire, le garant des libertés, dans l'imaginaire français, n'est ni confus, ni diffus, ni infus : il s'agit bien de savoirs au sens plein de ce mot : nul ne les détient s'ils ne lui ont pas été enseignés, et seul celui qui les sait peut les enseigner. Ce sont des savoirs explicitables et qui exigent, pour être efficaces, l'exactitude et la précision. Ce sont des savoirs différenciés, au point qu'on a pu les répartir en disciplines : histoire, littérature, philosophie. Ce sont enfin des savoirs abstraits et, du point de vue économique, totalement improductifs.

En vérité, nous ne faisons que répéter une constatation de fait, dont, au fil des temps, les conséquences se sont révélées structurales : la France, pendant un siècle, est demeurée la seule grande démocratie à avoir pu fonctionner dans une tradition qui ne fût pas protestante.

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Véritable paradoxe, si l'on,considère l'Europe et son histoire. Pour cette

raison, il a fallu mettre au point des mécanismes compliqués et uniques en leur genre : les libertés formelles ne pouvaient se réclamer de cette sorte de consensus implicite et d'imprégnation que seuls les églises et leurs prêcheurs peuvent susciter. Elles ne pouvaient se réclamer, en dernier ressort, que d'une date, laquelle, de plus, a longtemps produit, non pas le consensus, mais la division : 1789.

L'instruction et l'école, qui la transmet, viennent exactement à ce

point de paradoxe : les libertés formelles dans un pays où le protestan- tisme n'avait pas triomphé. Il est vain alors de déplorer, comme le font volontiers les rêveurs libéraux, que les choses en France ne se passent pas comme dans les pays anglo-saxons : elles se passent autrement pour des raisons de fond. Il est vain de critiquer le système scolaire français, comme le font volontiers les réformateurs divers, en arguant qu'il est seul à fonctionner comme il le fait : la France est aussi le seul pays où les libertés et l'école se nouent de cette manière. Il est vain de comparer les

systèmes scolaires de démocratie à démocratie : de là ne peut naître aucune lumière, puisque la fonction proprement politique de l'institu- tion est insuperposable 1.

La France ne connaît pas l'Habeas corpus ; la tolérance à la hollandaise lui semble inconsistante, elle se permet de changer périodi-

1. Cela suffit à vider de leur pertinence la plupart des propos tenus par les sciences de l'éducation.

Pour ne prendre qu'un seul exemple, un réformateur gestionnaire, nommément M. P. Aigrain, a critiqué le système des concours, en remarquant qu'aucun pays, hormis la France, ne l'a adopté. Comment ne pas répondre : et alors ? D'une telle constatation, rien ne suit.

Il pourrait se faire, après tout, que la France eût à résoudre un problème dont les termes ne se retrouvent nulle part ailleurs. D'une part parce que l'école en général y joue un rôle unique en son genre, d'autre part parce que son histoire politique est elle aussi unique en son genre. A-t-on jamais vu les « classes dirigeantes » se diviser aussi profondément qu'en France ; a-t-on jamais vu les fractions s'employer à exclure aussi systématiquement les fractions momentanément vaincues ? Pendant des décennies, des individus, qu'apparemment leur naissance ou leur fortune destinaient au pouvoir, s'en sont trouvés écartés : les grands bourgeois par les aristocrates, puis le contraire, les orléanistes par les légitimistes, puis le contraire, les républicains par les royalistes, puis le contraire, les nationaux par les collaborateurs, puis le contraire. On ne trouve pas cela dans les autres grandes démocraties, où par le jeu des mariages et des ententes, les « classes dirigeantes » s'unissent plus solidement.

C'est dans cette division que le système des concours a trouvé sa logique et sa continuité. On remarquera qu'aujourd'hui, où il est battu progressivement en brèche, les notables sont réconciliés et le recrutement par la naissance a repris ses droits.

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quement de Constitution et ne s'identifie réellement à aucune. C'est pourquoi les démocraties protestantes, profondément, n'y comprennent rien, toujours prêtes à constater, désolées ou ravies, que les Français ignorent les libertés. Conclusion sotte et bien digne du localisme impénitent des cultures protestantes : ce qu'il faut dire, c'est que les libertés en France passent par une autre voie. Une voie de pur savoir.

Du même mouvement qu'ils se veulent une nation libre, les Français se veulent donc une nation savante. Et comme les vrais savoirs sont, en droit, accessibles à tous, les libertés dignes de ce nom doivent l'être également : du même mouvement qu'ils se veulent savants et libres, ils se veulent aussi universels. Telle est la véritable idéologie française : contrairement aux images anglo-saxonnes, les nôtres accordent malaisé-

ment les libertés aux particularismes. On peut en sourire et pointer que, dans les faits, l'amour des libertés se combine avec bien des xénopho- bies : c'est déjà beaucoup que ces combinaisons, trop souvent constata- bles, soient tenues pour illégitimes i.

L'idéologie française, s'il faut reprendre ce nom, est donc ce paradoxe : une particularité qui ne se supporte elle-même que revêtue des insignes de l'Universel, grâce à un savoir qui la théorise ou simplement la parle 2. Mais cette structure, une seule institution est en position de lui donner substance : l'école. Encore faut-il qu'elle s'arti- cule aux savoirs et traite ses agents comme des supports de savoir, c'est-à-dire des intellectuels. Les peuples en France discernent cela ; c'est pourquoi l'école leur importe. Ils perçoivent confusément que, dans un pays doté d'une administration lourde et marqué d'une tradition absolutiste, elle est seule propre, en tant qu'institution, à y acclimater les libertés formelles.

Ils veulent des maîtres savants, aussi capables dans leur partie que les travailleurs manuels souhaitent de l'être dans la leur. Ils veulent que, grâce à ces maîtres, tous aient part à l'abstraction et sachent la manier sans crainte. Ils n'ont que faire de la gentillesse ni de l'effusion, car ils attendent de l'école non pas qu'elle soit gentille, mais qu'elle soit juste :

1. On comprend que la question des immigrés soit à cet égard cruciale, comme lieu de la contradiction la plus aiguë entre universalité et particularité.

2. Ainsi, ceux qui attaquent l'idéologie française en montrant qu'elle est particu- lière se révèlent du même coup partie prenante de cette idéologie même : elle est seule en effet à juger à ce degré toute particularité comme une faute.

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à leur égard, immigrés et Français sans héritage, en les convoquant à ne rien céder de ce qui les fait grands ; à l'égard d'elle-même en se

contraignant à ne rien céder de son essence. Le devoir des uns et de l'autre est de s'affronter à la contradiction : c'est pour des raisons universelles que les particularités demandent à être reconnues ; c'est par des voies particulières que les individus accèdent à l'universel. La seule médiation efficace est justement de l'ordre des savoirs, où chacun s'inscrira comme il le désire dans des énoncés transmissibles à tous. Aussi l'école ne doit-elle rien céder sur les savoirs et s'en tenir à eux : s'il faut pour cela qu'elle refuse de compter avec les différences, qu'elle fasse comme si elles n'existaient pas, qu'elle tourne le dos à la gentillesse fade, le prix doit être payé. S'y refuser, fût-ce au nom d'une sensibilité

chaleureuse, est un crime, quand cela revient à installer au pouvoir, déguisée en mère nourricière, la bête immonde.

Voilà précisément ce qu'ont fait les réformateurs pieux. L'école

faible, l'institution transparente et presque nulle, l'ignorance érigée en valeur utile, c'est, en France, à court terme, la domination sans partage des petits, moyens et grands potentats ; c'est la misère matérielle et morale des intellectuels ; c'est le verrouillage des discours et des

techniques ; c'est le racisme installé comme principe secret de toute chose.

Les réformateurs ne veulent rien de tout cela. Leurs intentions sont

pures ; leurs dogmes sont pieux ; leur sensibilité est vive. Ils se bornent, selon toute apparence, à refuser à chacun ce qu'il désire et à lui

expliquer qu'il avait tort de le désirer : ce doux entêtement peut exaspérer, mérite-t-il tant de fureur ? Ces doutes charitables ne sont pas de saison : les réformateurs sont impardonnables. Ils ont joué avec le feu et nous risquons tous d'être embrasés.

Car la voie des libertés, lorsqu'elle passe par des savoirs abstraits, se révèle infiniment glissante. Dans les démocraties protestantes, le

symbole qui incarne la limite décisive de tous les pouvoirs suscite un assentiment fort, d'autant plus fort qu'il est en même temps le symbole de la nation elle-même. L'Angleterre n'est rien d'autre que l'Habeas

corpus, ce qui peut se dire autrement : une Angleterre sans Habeas

corpus est une contradiction dans les termes. Il en va de même pour les

Pays-Bas et la tolérance, les États-Unis et la Constitution. Dans ces nations qui se disent et se veulent libres, le symbole de ce qui les constitue en nations est en même temps et au même degré le symbole de

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ce qui les constitue en nations libres ; réciproquement, le symbole de la limite constitutive des libertés est en même temps et au même degré le

. symbole de la nation comme telle. Pour la France, l'articulation ne vaut pas : tout tient à certains fragments de savoir ; il suffit qu'ils soient ignorés ou méprisés pour que l'assentiment s'éteigne et avec lui la certitude de la limite. Il n'y a nulle contradiction à supposer une France

qui ignore la Révolution française, Voltaire et Victor Hugo et toute la philosophie : il y a si peu de contradiction que c'est très exactement ce

que projettent les réformateurs pédagogues. De ces derniers, il faut dire littéralement qu'ils ne savent pas ce qu'ils

font. Ils ne connaissent pas la structure de leur propre pays ; ils s'aveuglent aux conséquences de ce qu'ils proposent. Ce n'est pas seulement par un raisonnement général qu'on peut prédire que l'igno- rance organisée prélude aux lynchages occasionnels et aux dictatures permanentes. Ce n'est pas par une préférence personnelle pour l'esprit des Lumières, c'est par une analyse spécifique de la manière dont fonctionne une structure de pouvoir.

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Table

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I. AXIOMATIQUE 7 7

II. FORCES TÉNÉBREUSES 19

1. La machine à trois pièces .................................................. 21

2. De la Triple Alliance à la Réforme unique ........................... 32

3. La presse ........................................................................ 42

III. LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE : UNE DÉCOMPOSITION 51

1. Le discours pieux ou le roman édifiant ................................. 53

2. Microcosme scolaire et macrocosme social : le roman du reflet 63

3. Le roman pédagogique ...................................................... 71

4. Le roman de l'échec ......................................................... 82

5. Le roman technologique .................................................... 89

6. Le roman sociologique ...................................................... 97

IV. RUINE DE L'ÉCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS 105

1. Les intellectuels et l'école .................................................. 107

2. Les intellectuels à l'époque de leur indifférenciation ............... 121

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V. L'ÉCOLE ET LES SAVOIRS 133

1. Les savoirs dans une école juste ..................................... 135

2. Les savoirs dans un pays libre ........................................ 146

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