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DALCROZE Le Rytm, La Musique

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    University of Toronto

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  • LE RYTHME, LA MUSIQUE ET L'DUCATION

  • NEUCHATEL (sUISSe) 1920

    1802

  • E. JAQUES-DALCROZE

    LE RYTHME, LA MUSIQUEET L'DUCATION

    PARISLIBRAIRIE FISCHBACHER

    Rue de Seine, 33ROUART, LEROLLE & Ce

    Rue d'Astorg, 29

    LAUSANNEJOBIN & Cie, Editions musi

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  • A MON AMIADOLPHE APPIA

    AVANT-PROPOS

    Il y a vingt-cinq ans que j'ai fait mes dbuts dans la pdagogie, au Conservatoirede Genve, en qualit de professeur d'harmonie. Ds les premires leons, en consta-tant que l'oreille des futurs harmonistes n'tait pas prpare entendre les accordsqu'ils avaient la tche d'crire, je compris que l'erreur de l'enseignement usuel estde ne faire faire d'expriences aux lves qu'au moment mme o on leur demanded'en noter les consquences, au lieu de les imposer tout au commencement destudes, au moment o corps et cerveau se dveloppent paralllement, se communi-quant incessamment impressions et sensations. En effet, m'tant dcid en cons-quence faire prcder les leons de notation harmonique, d'expriences particu-lires d'ordre physiologique tendant dvelopper les fonctions auditives, je m'aperusbien vite que chez les plus gs de mes tudiants, les sensations acoustiques taientretardes par des raisonnements anticips et inutiles, tandis que chez les enfantselles se rvlaient d'une faon toute spontane, et engendraient tout naturellementl'analyse./ Je me mis ds lors duquer l'oreille de mes lves ds l'ge le plus tendreet constatai ainsi que non seulement les facults d'audition se dveloppent trs vite

    j une poque o toute sensation neuve captive l'enfant et l'anime d'une curiositnoyeuse, mais encore qu'une fois son oreille entrane aux enchanements naturelsde sons et d'accords, son esprit n'a plus aucune peine s'habituer aux divers procdsVde lecture et d'criture.

    Cependant, chez un certain nombre d'lves dont les aptitudes auditives se dve-loppaient d'une faon normale, la culture musicale me narut retarde par l'incapacito ils se trouvaient de mesurer galement les sons et de rythmer leurs successionsd'ingale dure. L'intelligence percevait les variations sonores dans le temps, maisl'appareil vocal ne les pouvait pas raliser. J'en conclus que tout ce qui, en musique,est de nature motrice et dynamique, dpend non seulement de l'oue, mais encore

  • 6 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET L EDUCATION

    d'un autre sens, que je pensai d'abord tre le sens tactile, puisque les exercices mtri-

    ques effectus par les doigts favorisent les progrs de l'lve. Cependant les rac-tions que je remarquai dans les autres parties du corps que les mains, pendant le jeuau piano : appels du pied, oscillations du tronc et de la tte, tressaillement de toutl'tre, etc., m'incitrent bientt penser que les sensations musicales, de nature ryth-

    mique, relvent du jeu musculaire et nerveux de Yorganisme tout entier. Je fis faireaux lves des exercices de marche et d'arrt, et les habituai ragir corporellement

    l'audition des lythmes musicaux. Ce fut l le dbut de la Rythmique , et je pensaiun moment en avoir termin avec les expriences et pouvoir construire, sans autres,un systme rationnel et dfinitif d'ducation musicale ! Mon erreur ne dura pas long-temps. En effet je constatai bientt que sur dix enfants, deux au plus ragissaient d'unefaon normale, que la conscience motile-tactile, le sens spatial et gyratif, existent

    aussi rarement l'tat de puret complte que le sens auditif intgral, que les musi-ciens nomment audition absolue . L'arythmie musicale se rvla moi comme laconsquence d'une arythmie gnrale et sa gurison me parut dpendante d'une du-cation spciale crer de toutes pices, et visant ordrer les ractions nerveuses, accorder muscles et nerfs, harmoniser l'esprit et le corps. J'en arrivai ainsi consi-drer la musicalit uniquement auditive comme une musicalit incomplte, recher-cher les rapports entre la motilit et l'instinct auditif, entre l'harmonie des sons et

    celle des dures, entre le temps et l'nergie, entre le dynamisme et l'espace, entre lamusique et le caractre, entre la musique et le temprament, entre l'art musical etcelui de la danse. C'est l'histoire de mes recherches, de mes ttonnements et de meserreurs, comme de mes dcouvertes dfinitives, qui se trouve rsume dans les diverschapitres du prsent volume. Selon une ordonnance chronologique, ces chapitresexposent mes ides telles qu'elles furent consignes partir de 1897 jusqu' nos joursdans des rapports ou dans des articles de revue ^. Le lecteur trouvera dans la premirepartie du livre un certain nombre de contradictions et dans la seconde des rptitionsde jugements noncs auparavant sous des formes diffrentes, mais il me semble quecette srie de transformations et de dveloppements d'un principe gnral sont denature intresser les pdagogues et les psychologues; c'est pourquoi j'ai renonc refondre, comme j'en avais primitivement l'intention, tous ces articles selon un plandfini et dans un principe d'unit. Il peut tre utile que les spcialistes de l'enseigne-ment soient mis mme de refaire eux-mmes toutes les tapes que j'ai parcourueset dont les quelques tablissements d'instruction secondaire et suprieure qui se sont

    (1) Un certain nombre des derniers chapitres sont indits. Les autres ont t publis (quelques-uns partielle-ment), dans la Tribune de Genve, dans la Semaine littraire, le Mercure de France, le Monde musical, le Courriermusical, le Mnestrel, et la Grande Revue. Certains d'entre eux, enfin, ont paru en partie dans des rapports pda-gogiques, tel celui dit par l'Association des musiciens suisses, sur la Rforme de l'enseignement scolaire.

  • AVANT-PROPOS

    engags sur la voie que je leur traais, n'ont encore parcouru que les premires. Ils serendront compte que l'ide gnrale qui a prsid la conception et la constructionde mon systme est que l'ducation de demain doit avant tout apprendre aux enfants voir clair en eux-mmes, puis mesurer leurs capacits intellectuelles et physiquesd'aprs une comparaison judicieuse avec les efforts de leurs prdcesseurs, et lessoumettre des expriences leur permettant d'apprcier leurs propres forces, de lesquilibrer et de les adapter aux ncessits de l'existence individuelle et collective.

    Il est insuffisant de communiquer aux enfants et aux jeunes gens une instruc-tion gnrale fonde uniquement sur la connaissance de ce qu'ont fait nos aeux. Lesducateurs doivent s'appliquer leur fournir les moyens la fois de vivre leur proprevie, et d'harmoniser celle-ci avec celle des autres. L'ducation de demain est toute dereconstruction, de prparation et de radaptation; il s'agit pour s'y prparer de r-duquer les facults nerveuses, de faire connaissance avec le calme, la rflexion et laconcentration d'esprit, et d'autre part, d'tre prt obir aux commandementsinopins dicts par la ncessit, ragir sans trouble, donner le maximum de sesforces sans rsistance ni contradictions.

    Plus que jamais l'humanit aura besoin, en ces temps de reconstruction sociale,de la rducation de l'individu. L'on a beaucoup discut et crit sur les modificationsqu'apporteront fatalement l'esprit social et artistique de demain, les troubles gra-ves qui nous empchent actuellement d'avoir une vision nette et claire des gestes accomplir demain, pour le maintien de nos ides de culture. Il me semble qu'avanttout, il s'agit d'apprendre nos enfants prendre conscience de leur personnalit, dedvelopper leur temprament, de librer de toute rsistance leur rythme de vie indi-viduel. Plus que jamais il convient de leur enseigner les rapports entre l'me et l'es-prit, entre le subconscient et le conscient, entre les qualits d'imagination et de rali-

    sation. Concepts et actes ne doivent pas tre localiss. Une ducation s'impose, quirgle les rapports entre nos forces nerveuses et nos forces intellectuelles. A peine sortisdes tranches, les soldats doivent tre mme de continuer la lutte sous d'autres for-mes; et dans nos coles, il faut que nos ducateurs se prparent ds aujourd'hui lutter contre certain flchissement de la volont et de la confiance, et incitent partous les moyens possibles les gnrations nouvelles combattre, en la mesure de leurspouvoirs personnels, pour prendre possession d'eux-mmes et se trouver prts mettretoutes leurs forces ralises au service de la socit future.

    Au point de vue artistique, je prvois que les efforts individuels continueront intresser l'opinion publique, mais il me semble qu'un besoin d'union et de collecti-visme forcera beaucoup de personnalits apparemment loignes de l'art, se grouperpour l'expression de leurs sentiments communs. Et ds lors, un nouvel art natra,

  • 8 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    fait du concours de multiples aspirations l'idal, de vouloirs diffrents, mais prts s'unir pour l'extriorisation commune des sentiments. Et ds lors, le rle d'une duca-tion psycho-physique, base sur la culture des rythmes naturels, sera, de par la volontpeut-tre irraisonne de tous, appele jouer un rle important dans notre vie civi-que. Nous aurons au thtre des pices o le peuple jouera un rle souverain et inter-viendra comme entit, au lieu de collaborer comme comparse. Nous nous apercevronsalors que toutes nos ides courantes touchant la mise en scne thtrale, ont t for-ges par le souci de l'individu et non par la connaissance des ressources d'une fouleagissante. Nous nous rendrons compte qu'une technique nouvelle du groupementdes masses s'impose, que les efforts gniaux d'un Gmier ou d'un Grandville Bakern'ont pu encore compltement raliser dans le domaine lyrique. Et c'est prcismentla connaissance approfondie de nos synergies et antagonismes corporels qui nous don-nera la formule de l'art futur de l'expression des sentiments par la foule. C'est la musi-que qui fera le miracle de grouper cette foule, de la dissocier, de l'animer comme del'apaiser, de r instrumenter , et de r orchestrer , selon les principes d'une ryth-mique naturelle. Une ducation des sentiments intrieurs lui permettra de les ext-rioriser en commun au prix de nombreux sacrifices individuels. Et de nouvellesmusiques natront qui auront le pouvoir d'animer les masses, de leur enseigner lesmultiples faons de contrepointer, de phraser, de nuancer les priodes d'ordre sonore,cres en vue d'une extriorisation plastique. Tous les essais de rnovation de la dansesont actuellement insuffisants. Une nouvelle danse et une nouvelle musique vont cer-tainement surgir, inspire l'une et l'autre par la connaissance des innombrables res-sources du corps humain, en connexion intime avec tous les besoins d'idal, d'mo-tivit et d'expression stylises 'que, seule, peut concrtiser une musique dicte par lesimprieuses ncessits de dynamisme et d'agogisme qu'imposent les fluctuations dutemprament humain.

    Je consigne en certains chapitres mes observations sur les faons multiples d'in-

    terprter corporellement les lignes musicales sonores. Mais je tiens, en cet avant-propos, faire connatre dores et dj ma conviction intime, qu'aprs la guerre, lesgnrations nouvelles prouveront la ncessit de se grouper pour l'extriorisationde leurs sentiments, et qu'un art nouveau est appel natre, cr spontanmentpar tous ceux qui considrent la musique magnifique et puissante comme l'animatrice,la stylisatrice du geste humain, et celui-ci comme une manation minemment musicale de nos aspirations et de nos volonts.

    E. Jaques-Dalcroze.Aot 1919.

  • LES ETUDES MUSICALES ET L'EDUCATION

    DE L'OREILLE

    (1898)

    Inanit des tudes d'harmonie sans Vacquisition ou Vutilisation pralable de Vaudition int-rieure . Ncessit de cultiver les facults auditives des harmonistes. Nature des exer-cices dits de dveloppement de Voreille. Dangers des tudes spcialises, et particuli-rement de celles du piano, non accompagnes d'tudes gnrales. Le rle des facults tactilo-motrices dans l'ducation musicale. Pressentiments d'exercices particuliers propres rgler et dvelopper le temprament.

    Un des prceptes favoris des matres d'harmonie est qu' il ne faut jamais s'aiderdu piano pour construire et noter les successions d'accords .... Fidle la tradition,je m'appliquai rpter cet axiome en mes classes, jusqu'au jour o un lve me dittout navement : Mais, monsieur, pourquoi me passerais-je du piano, puisque sanslui je ne puis rien entendre ?... Subitement se mit trembler en moi un rayon devrit. Je compris que toute rgle non forge par la ncessit et par l'observationdirecte de la nature, est arbitraire et fausse et que l'interdiction d'utiliser le pianon'aurait de raison d'tre que si elle tait adresse des jeunes gens possdant l'audi-

    , iion intrieure. Les sensations tactiles peuvent, en une certaine mesure et dans certains

    \ cas, suppler celles de l'oue, et l'on connat des compositeurs possdant d'incom-pltes facults auditives qui parviennent crire d'intressantes uvres qu'ils com-

    ' posent, comme l'on dit, au. piano. Ils n'ont certainement pu tudier l'harmonie qu'enngligeant d'observer la loi suprme, car il est impossible de noter de justes succes-sions d'accords si une oreille intrieure ne nous apporte pas l'cho anticip de leurrsonnance. De deux choses l'une, ou bien il faut composer au piano si l'on n'a pasd'oreille, ou il faut se passer du piano si l'on en possde une. Les professeurs ont doncpour devoir, ds qu'ils imposent leurs lves l'obligation de noter les harmonies

  • 10 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    sans le secours d'un instrument, de faire natre en eux le sens auditif musical, et de

    dvelopper leur sentiment mlodique, tonal et harmonique l'aide d'exercices sp-ciaux. Existe-t-il des exercices de ce genre ? Ces exercices sont-ils enseigns dans lescoles de musique ? Telle est la question que je me posai de prime-abord et que jem'efforai de rsoudre en fouillant les bibliothques et en compulsant les programmesd'enseignement des Conservatoires. La rponse fut : non, il n'existe pas de procdspdagogiques pour renforcer les facults auditives des musiciens, et aucune cole de musi-que ne s'inquite du rle que jouent ces facults dans les tudes musicales.

    Entendons-nous bien : il existe certes des livres nombreux en lesquels sont consi-gns de nombreux exercices de lecture vue, de transposition, de notation et mmed'improvisation vocale. Mais tous peuvent tre effectus sans le secours de l'oreille;ceux de lecture et d'improvisation l'aide du sens musculaire, ceux de transpositionet de notation l'aide du sens visuel. Aucun ne s'adresse directement l'oreille, etcependant c'est par le canal de celle-ci que s'enregistrent en notre cerveau les vibra-tions sonores. N'est-ce pas un non-sens que d'enseigner la musique sans s'occuperaucunement de diversifier, graduer et combiner en toutes leurs nuances, les gammesde sensations qui veillent en notre me l'harmonie des sentiments musicaux ? Com-ment est-il donc possible que dans l'enseignement actuel de la musique il ne soit faitaucun cas de la qualit principale qui caractrise le musicien ?

    Je m'appliquai donc inventer des exercices destins reconnatre la hauteurdes sons, mesurer les intervalles, scruter les sons harmoniques, individualiserles notes diverses des accords, suivre les dessins contrapuntiques des polyphonies, diffrencier les tonalits, analyser les rapports entre les sensations auditives etles sensations vocales, dvelopper les qualits rceptives de l'oreille, et grce une gymnastique d'un nouveau genre s'adressant au systme nerveux crer entrele cerveau, l'oreille et le larynx les courants ncessaires pour faire de l'organisme toutentier ce que l'on pourrait appeler une oreille intrieure.... Et je me figurai navementqu'une fois ces exercices invents il ne me resterait plus qu' les appliquer dans desclasses spciales !...

    Hlas, les difficults que j'avais rencontres, en construisant mon systme pourle dveloppement de l'oreille, n'taient rien ct de celles que je rencontre en cher-chant introduire ce systme dans l'enseignement. Les grands arguments contrecette introduction sont que le vrai musicien doit possder tout naturellement les qua-lits ncessaires l'exercice de son art, et que l'tude ne peut pas suppler aux donsnaturels. D'autre part le temps des tudes tant dj trs limit, il ne peut trequestion parat-il d'embarrasser les lves d'tudes nouvelles les empchant dese livrer aux exercices de technique digitale. Du reste les tudes instrumentales suffi-

  • LES TUDES MUSICALES ET l'DUCATION DE l'oREILLE 11

    sent pour former un bon musicien etc., etc. Certains de ces arguments sont justesen l'espce, et il est vident que ne devraient se consacrer l'art musical que les sujetsparticulirement dous, c'est--dire possdant les ncessaires qualits de reconnais-sance des sons, ainsi, naturellement, que celles de sensibilit des nerfs et d'lvationdes sentiments sans lesquelles n'existe pas de musicien parfait. Mais enfin, le fait queles classes d'instruments sont remplies d'individus ne sachant ni entendre ni couterla musique, nous permet bien de constater que les conservatoires admettent que l'onpuisse chanter ou jouer du piano, sans tre musicien-n ! Pourquoi ds lors ne s'oc-cuper que de l'instruction digitale de ces lves et non de leur ducation auditive ?

    Quant aux sujets bons musiciens qui se vouent aux tudes de composition oude direction orchestrale, n'est-il pas permis de supposer que des exercices quotidiensde discernement des degrs d'intensit et de hauteur des sons, des analyses d'ordresensoriel des timbres et de leurs combinaisons, des polyphonies et des harmonies tous les degrs de l'chelle sonore, seraient susceptibles de rendre leur oreille encoreplus fine et leur intelligence musicale encore plus souple ? Il me semble d'ailleurs quedans les tudes d'harmonie proprement dites (et mme dans des classes telles quecelles du Conservatoire de Paris, o l'on n'admet que des tudiants possdant l'audi-tion absolue) il me semble que l'on ne cherche pas suffisamment dterminer etanalyser les rapports qui existent certainement entre la sonorit et le dynamisme,entre la hauteur des sons et leur accentuation, entre la plus ou moins grande vitessedes mouvements sonores et le choix des harmonies. Les tudes musicales sont tropfragmentes et spcialises. Celles de piano ne sont pas relies celles de l'harmonie,celles d'harmonie ne le sont pas celles des styles travers les ges, celles d'histoirede la musique ne s'appuient pas sur la connaissance de l'histoire gnrale des peupleset des individus. Les programmes sont riches en matires diverses mais il n'existepoint d'unit d'enseignement. Chaque professeur se meut dans son troit domainesans entrer en contact avec ceux de ses collgues qui enseignent des branches musi-

    cales diffrentes. Et cependant la base de l'art musical il y a l'motion humained'une part, la recherche esthtique des combinaisons sonores de l'autre. Vibrations

    des sons, vibrations des mouvements motifs devraient se combiner et s'harmoniseret aucune des branches de la musique ne devrait tre sparable des autres.

    Le style musical varie selon les climats et les latitudes et, par consquent, selon

    les tempraments tels que les trempent et modifient les milieux et les conditions devie. Les divergences d'harmonie et de mouvement qui caractrisent les musiquesdes diffrents peuples proviennent donc de l'tat nerveux et musculaire des organis-

    mes, indpendamment mme des facults auditives diverses. Ne conviendrait-il pasde consacrer dans les tudes musicales davantage d'attention aux facults motrices

  • 12 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    des lves, cet ensemble de ractions, d'lans, de stations et de reculs, de mouve-ments spontans et de mouvements rflchis, qui constitue le temprament ? J'ai tsouvent frapp de voir la peine qu'ont les petits enfants suivre en marchant unemusique trs lente, s'arrter ou repartir brusquement au commandement, dcon-tracter leurs membres quand ils ont eu peur, orienter ou combiner leurs mouvementsde bras quand on leur enseigne les gestes d'une chanson. Quoi d'tonnant alorsque s'coule tant de temps perdu entre leurs vouloirs de mouvement et leurs possi-bilits de ralisation, ce que tant de petits larynx soient inhabiles, tant de cordesvocales peu souples et prcises, tant de souffles mal rgls dans l'exercice du chant,et aussi dans la faon de scander et partager le temps, d'mettre la note au momentqu'il faut. Ce n'est donc pas seulement l'oreille et la voix de l'enfant qu'il conviendraitd'exercer, c'est encore tout ce qui, dans son corps, coopre aux mouvements rythms,tout ce qui, muscles et nerfs, vibre, se tend et se dtend, sous l'action des impulsionsnaturelles. Ne serait-il pas possible de crer des rflexes nouveaux, d'entreprendreune ducation des centres nerveux, de calmer les tempraments trop vifs, de rglerles antagonismes et d'harmoniser les synergies musculaires, d'tablir des communi-cations plus directes entre les sens et l'esprit, entre les sensations qui avertissent l'in-

    telligence et les sentiments qui recrent des moyens sensoriels d'expression ? Toutepense est l'interprtation d'un acte. Puisqu'il a sufii jusqu'aujourd'hui de donner l'esprit la conscience du rythme grce aux seules expriences musculaires de la mainet des doigts, ne lui communiquerions-nous pas des impressions beaucoup plus intensessi nous faisions collaborer l'organisme tout entier des expriences susceptibles d'veil-ler la conscience tactile-motrice ? Et je me prends rver d'une ducation musicaledans laquelle le corps jouerait lui-mme le rle d'intermdiaire entre les sons et notrepense, et deviendrait l'instrument direct de nos sentiments, les sensations del'oreille se fortifiant de toutes celles provoques par les matires multiples suscepti-bles de vibrer et de rsonner en nous, la respiration scandant les rythmes des phrases,les dynamismes musculaires traduisant ceux qui dictent les motions musicales. Al'cole l'enfant apprendrait donc non seulement chanter et couter juste et enmesure, mais se mouvoir et penser juste et rythmiquement. L'on commenceraitpar rgler le mcanisme de la marche et l'on allierait les mouvements vocaux auxgestes du corps tout entier. Et ce serait l la fois une instruction pour le rythme etune ducation par le rythme....

    Hlas, quand je pense la peine que j'ai actuellement faire accepter par lesducateurs musicaux la possibilit d'exercices ayant pour but d'apprendre l'enfant couter les sonorits avant de les excuter et de les noter graphiquement, veillerla pense avant d'en entreprendre la traduction, je me demande si l'ducation des

  • LES TUDES MUSICALES ET l'DUCATION DE l'oREILLE 13

    centres moteurs entrera jamais dans le domaine de la possibilit ? Les hommes serefusent tout essai nouveau ds que certains essais antrieurs leur donnent unequelconque satisfaction et que leur esprit s'est habitu n'en plus contester l'utilit.Tout acte librateur auquel ils ont daign consentir leur semble dfinitif et immuable,et toute vrit de demain leur apparat aujourd'hui comme un mensonge. Et cepen-dant la pense humaine se dveloppe peu peu en dpit des rsistances, les idess'claircissent, les vouloirs s'affermissent, les actes se multiplient. Qui sait, le jourviendra peut-tre o, les pdagogues reconnaissant universellement la possibilit derenforcer les divers modes de sensibilit grce des procds d'adaptation, de varia-tion et de supplance, l'ducation musicale s'appuiera moins exclusivement surl'analyse et davantage sur l'veil des sensations vitales et la conscience des tats affec-tifs. Ce jour-l natront de toutes parts des mthodes bases sur la culture des sensa-tions auditives et tactiles combines et il me sera donn d'prouver la joie silencieusede ceux qui ont pu profrer, un moment douloureux de leur vie, l'ternel E pursi muove!

    ^ Y

  • II

    UN ESSAI

    DE RFORME DE L'ENSEIGNEMENT MUSICALDANS LES COLES

    (1905)

    La musique ne joue l'cole qu'un rle effac et secondaire. Rle des tudes de chant dans lescollges musicaux des XVI^^ et XV11^^ sicles. Les arguments des rtrogrades. Lamusique devrait tre enseigne par des musiciens. Ce qu'il faut demander aux coliers.

    Inutilit d'une ducation musicale n'inculquant pas aux enfants /'amour de la musique.

    Ncessit d'une limination progressive des sujets non dous pour la musique et cration de

    classes spciales pour enfants ayant l'oreille et la voix fausses, ou ne possdant pas de suffi-

    santes facults rythmiques. Programme d'tudes et classification des facults de l'enfant. Comment dvelopper l'audition relative ? Les tonalits et les gammes. Exercices

    propres renforcer le sens du rythme. La marche et la mesure. Les nuances musicales

    et l'improvisation.

    Il ne sufft pas que l'lite des artistes et des amateurs soit plus instruite que par

    le pass pour que le niveau musical s'lve et se maintienne dans un pays. Si le peuple

    n'est pas mis mme de suivre mme distance le mouvement de l'lite, unfoss infranchissable ne tardera pas se creuser entre deux lments qui de nos joursdoivent s'unir pour coexister. Si l'aristocratie intellectuelle est seule quipe pour

    marcher la conqute du progrs, la masse mal entrane se lassera de la suivre. Les

    chefs du mouvement non rejoints, et ne pouvant se passer du concours des grossestroupes seront forcs de retourner en arrire pour les retrouver, ou, continuant

    seuls leur route, aboutiront au bizantinisme. Et que l'on ne nous objecte pas que c'estle propre des progressistes de marcher seuls en claireurs et que la masse finit toujourspar les rejoindre !... La masse ne les rejoindra que si on lui en fournit la possibilit,

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 15

    que si elle est assez entrane et assez courageuse pour parcourir sans se lasser toutes

    les tapes de la route. Ce ne sont videmment pas les mthodes d'ducation des siclesderniers qui permettront nos enfants de se prparer comprendre et s'assimilerles procds artistiques modernes. Nos artistes se sont forg de nouveaux instrumentsde cration; il faut mettre ces mmes instruments entre les mains des amateurs. Deplus, il faut leur en enseigner le maniement et les leur confier l'poque o l'appren-tissage leur sera le plus facile, o leurs mains assouplies s'adapteront le mieux aux outils,o l'envie de les essayer et de s'en servir n'aura pas t teinte par la fatigue, o l'ac-coutumance aux procds anciens ne les empchera pas d'en employer avec succsde nouveaux.... Or, aucune volution, aucun progrs ne peut s'accomplir sans le secours

    de la jeunesse. C'est dans les esprits vierges que les ides nouvelles poussent leurs plusprofondes racines. Tords comme tu voudras la baguette encore verte, dit un pro-verbe persan, elle ne pourra tre redresse que par le feu. Mais tu n'arriveras passans la hache faonner un pieu !... Plus tt nous provoquerons chez l'hommel'closion des convictions et des jugements, mieux nous assurerons leur dure et leursolidit. Il faut voir dans les enfants les hommes de demain !

    Le progrs d'un peuple dpend de l'ducation donne ses enfants.Si l'on veut que le got musical, au lieu d'tre l'apanage des classes leves,

    pntre dans les couches les plus profondes de la socit, j'ajouterai que l'ducationmusicale doit comme l'instruction scientifique et morale tre donne l'cole.

    Evidemment la foi religieuse n'est plus l pour inspirer, comme autrefois, lesducateurs et conserver l'tude de la musique la place qu'elle occupait jadis dansl'ducation gnrale. Il est beaucoup d'honntes gens qui se demandent pourquoil'cole maintient sur ses programmes des leons de chant alors qu'elle ne fournit nos enfants aucune occasion de chanter ni l'glise, ni dans les ftes profanes enfan-tines, ni dans les rcrations, ni dans les cours de gymnastique comme adjuvant etcomplment rythmique.

    Ces honntes gens qui constatent ainsi que la musique n'est pas enseigne dans unbut pratique ou moral mais simplement pour charmer une fois par an les oreillesdes inspecteurs scolaires n'ont pas tort de se dsintresser des tudes musicales

    scolaires et de les considrer comme sans importance. Mais s'ils veulent se donner lapeine de rflchir, ils comprendront que ces tudes peuvent et doivent avoir un butprcis, et ds lors ils s'appliqueront les encourager et favoriser leur dveloppement.

    L'enseignement musical priv n'est gure accord qu'aux enfants de famillesrelativement aises et les parents, le plus souvent, n'y soumettent leur progniture quepar snobisme ou par respect pour la tradition. Aucun matre particulier, dont l'ensei-gnement constitue l'unique gagne-pain, ne se dcidera cesser d'instruire un lve

  • 16 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    parce qu'il est mal dou. De mme, aucun de nos conservatoires d'amateurs ne fermerases portes un enfant, ft-il sourd ou idiot. De ce fait dcoule la dplorable cons-quence que l'enseignement donne des brevets de capacit une quantit de nullitsmusicales aggraves de snobisme, les hommes tant malheureusement presque touspersuads que s'ils ont tudi, ils doivent savoir quelque chose et que, parce qu'ils sesont occups d'une question, ils doivent la comprendre. Ajoutez cela que si l'tat deprosprit de certains parents leur permet de favoriser d'un enseignement musicaldes enfants mal dous pour la musique, au dtriment de l'art mme, la pauvretempche d'autres parents, toujours au dtriment de l'art, de faire instruire leursenfants musicalement talents. Sans compter ceux qui, faute d'un contrle tranger,ne dcouvrent le talent d'un enfant que lorsqu'il est trop tard pour le dvelopper.L'enseignement obligatoire de la musique l'cole est l'unique moyen de classer lesforces vives d'un pays. S'il est bien compris, bien organis, bien rparti entre des

    matres intelligents et capables, les enfants seront au bout de deux trois ans, au plus,orients dans un sens ou dans un autre; les uns mieux dous, prpars continuerleurs tudes musicales qu'ils pousseront jusqu'au point que leur permettront d'at-teindre leurs facults naturelles ; les autres, les incapables, dispenss de leons qui leur

    sont inutiles et, grce cette dispense, destins rendre eux aussi de grands services

    l'art, en consentant ne pas s'en occuper et en n'entravant pas son essor par desprtentions ridicules. Le coche chant par La Fontaine ne serait peut-tre pas arrivau but si la mouche prtentieuse s'tait multiplie. L'essaim volant, zigzagant etbourdonnant et agac le cocher et affol les chevaux.... Que le ciel nous prserve desmouches musicales !

    Le talent dit Montesquieu est un don que Dieu nous a fait en secret et quenous r\^lons sans le savoir !

    Si tout enfant tait oblig par la loi de passer un examen devant un jury d'ar-tistes et de voir contrler ses progrs pendant quelques annes, aucune intelligenceartistique ne passerait inaperue, aucune incapacit ne serait pas signale.

    Le classement de ces intelligences et de ces incapacits tant opr, les aptitudes

    encourages et les nullits rendues peu dangereuses, l'enseignement s'exercerait vi-demment d'une faon plus efTicace. Les rsultats obtenir ne dpendraient plus quede deux facteurs importants, dont nous parlerons plus loin en dtail : les moyensd'ducation et le choix des ducateurs. Si les autorits scolaires comprennent leurmission et arrivent par tous les moyens en leur pouvoir donner aux lves convenablement dous une bonne instruction musicale primaire, ceux qui sont dous excep-tionnellement, une ducation artistique plus complte, non seulement elles introduiront dans la vie scolaire un lment nouveau de vie, de rcration, de joie et de

    -J

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'ENSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 17

    sant, non seulement elles assureront l'art un certain nombre d'adeptes dont leconcours lui sera plus tard infiniment utile, assureront et fortifieront l'existence dessocits de chant, provoqueront la formation aussi de socits instrumentales com-pltement autochtones, mais encore elles se prpareront pour l'avenir des recruesprcieuses en formant par slection des instituteurs musicaux d'un savoir prouv,d'un talent reconnu et qui seront au courant des mthodes d'enseignement.

    Tous ces avantages sont de nature justifier de nos jours la ncessit de rformerl'enseignement musical scolaire, alors mme que les proccupations de notre poquen'ont plus le caractre religieux et traditionnel de celles qui, aux XVI "^^ et XVII "^^sicles, incitrent nos pres favoriser les tudes musicales. L'on tudiait alors la mu-sique pour tre mme de participer dignement, au point de vue musical, aux cr-monies du culte. La formation du got musical n'tait donc qu'une consquence deces tudes conues dans un but pratique. Aujourd'hui que le zle religieux n'est ma-nifestement plus l'incitateur de l'enseignement vocal, c'est un devoir pour nous denous demander si nos coles ne font que continuer une tradition par respect de laroutine ou si le principe gnrateur des progrs de jadis est (aujourd'hui qu'il a perdusa vitalit) remplac par un principe nouveau ? Que celui-ci soit le dsir d'affirmerdavantage le got musical et de prparer les enfants l'tude en commun desuvres classiques ou modernes, ou encore un souci d'hygine et une raction contrele surmenage, peu importe ! L'essentiel est que nous sachions rellement pourquoinous conservons l'enseignement musical au programme de nos coles. Puis, au caso cet enseignement serait reconnu d'utilit publique, que nous nous demandionssi nos gnrations actuelles sont en progrs sur les prcdentes ? Au cas o il seraitprouv qu'aucun progrs ne s'est accompli, il nous restera rechercher les causes dustatu quo, puis les moyens de faire progresser les gnrations nouvelles. Les progrsde l'homme sont une des consquences des proccupations de l'enfant. Les bonnesides semes l'cole se transformeront plus tard en actes, pourvu qu' la connais-sance de leurs moyens de ralisation ait t joints la suggestion de l'effort tenter etl'amour du rsultat artistique obtenir. Alors seulement nous serons certains de voirnotre pays continuer voluer normalement, nos socits de chant se tourner versl'avenir au lieu de se spcialiser dans les traditions, et la virtuosit devenir un moyend'expression au lieu d'tre le but mme des tudes musicales. Alors seulement le cultede la beaut s'installera notre foyer et comblera les vides qu'y a provoqus l'affai-blissement de la foi religieuse. Nos artistes, mieux soutenus et mieux compris par lesamateurs, renonceront vouloir conqurir les pays trangers et se fixeront au paysdont, comprenant mieux les instincts, ils sauront mieux chanter les beauts.

    Le temps refleurira o le peuple exprimait en chantant ses joies et ses douleurs.

  • 18 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    Les enfants ayant rappris entonner en chur les chansons qui charmrent nospres, sentiront germer en eux l'envie d'en crer de nouvelles, et nous verrons dispa-

    ratre des programmes de nos concours musicaux cette fcheuse division actuelle duchant en deux catgories : le chant populaire et le chant artistique.

    Il est bien entendu que si, aprs discussion, le principe mme de l'enseignementde la musique dans les coles est jug inutile, la lecture des suggestions suivantes nepeut tre aux ducateurs d'aucune utilit ! Si, au contraire, la ncessit d'tudes musi-cales est reconnue.... Mais voyez !... En ce moment o je me prpare rassemblermes notes et en tirer des consquences, voici que l'inquitude envahit mon espritet gagne mon cur, que je me demande s'il vaut bien la peine de constater et de faireconstater ce qui est, puisque notre devoir tous, musiciens et patriotes, sera ensuiteet sans tarder, de renoncer notre quitude, de rclamer ce qui doit tre, de demander qui de droit une rforme radicale de l'enseignement, puis de consacrer l'obtenirle temps qu'il faudra !... A ces mots, voyez-vous dans des milliers de tombes grimacerle rictus de milliers de rformateurs ? Le temps qu'il faudra ! ! rptent des voixricanantes au fond des spulcres o sont enterrs avec tant de vieux corps, tant dejeunes penses mais connaissez-vous bien, pauvres vivants, le nombre incalcu-lable d'heures, de jours et d'annes que reprsente ce temps qu'il faudra ? C'estcelui que mettront tant d'autorits diverses examiner vos desiderata, tant de com-missions les discuter, tant d'ignorants ne pas les comprendre, tant d'entts les

    combattre, tant d'arrivistes les promettre, tant d'arrivs les oublier ! Ce tempsqu'il faudra dpassera peut-tre le temps que vous avez encore vivre et du reste,quand vous serez morts, n'enterrera-t-on pas avec vous vos projets de rforme commel'on a enterr les ntres ? Croyez-nous-en, l'on n'obtient jamais de rforme radicale....demandez peu; peut-tre ce peu vous l'accordera-t-on aprs vous l'avoir fait long-temps attendre, mais n'efrayez personne en demandant beaucoup, vous n'obtien-drez rien du tout !... Les chagrins et les dcouragements guettent ceux qui dsirentle mieux pour les autres, et qui drangent ces autres en leur quitude en leur fai-sant constater qu'ils ont quelque chose dsirer de plus, un quelque chose qu'ils igno-raient ne pas possder. Vivez gostes et heureux en sachant vous contenter de cequi est, puisque le statu quo contente le reste de l'humanit ?....

    Mais voici qu'au lieu de l'abattre, ces paroles d'outre-tombe relvent notre cou-rage ! Est-il bien certain que toute ide de rforme se heurte constamment l'indiff-rence ? Cette ide n'aura-t-elle pas des chances de ralisation, mme immdiate, si

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGXEMENT MUSICAL DANS LES COLES 19

    elle arrive son heure ? Et cette heure n'est-elle pas en train de sonner chez nous,alors que tant d'artistes isols sentent le besoin de se grouper pour se connatre, pours'aimer et pour combattre, serrs les uns contre les autres, pour l'avnement du pro-grs et le triomphe du beau ?... Oui, l'heure est venue o, de par l'efort des volontsrunies, vont s'imposer les ides communes. Et le temps qu'il faudra pour les imposer,nous le passerons confiants et joyeux, car nous marcherons en phalange serre, lesyeux fixs sur le mme but et les curs battant du mme espoir (i).

    L'enseignement musical dans nos coles ne produit pas les rsultats que l'on auraitle droit d'en attendre, parce que les autorits scolaires s'en remettent la routine etaux inspecteurs du contrle des tudes. Or, comme de la routine relve galementla nomination des inspecteurs et qu'aucune attention, qu'aucun encouragement nesont accords l'initiative particulire de ceux de ces fonctionnaires qui dsirentsortir des chemins battus, il en rsulte qu'aucune innovation de principes n'est relever dans l'enseignement depuis un grand nombre d'annes. Les thories pestalo-zienne et frbelienne touchant l'ducation musicale du premier ge ne furent misesen pratique que dans les coles prives. Les trs originaux essais ducatifs de Kau-bert, vers 1850, ne reurent aucun appui en haut lieu. L'utilit de la gymnastique su-doise n'a t reconnue qu'aprs 15 ans de lutte opinitre. Les principes gniaux d'ana-lyse et d'instruction du rythme et de l'expression de Mathis Lussy, notre compatriote,un des plus grands thoriciens modernes, n'ont pas attir l'attention de nos autoritsscolaires. Cela n'est pas tonnant ei^ somme, car je ne sache pas (si je me trompais, ceserait terrible !) que l'lment musical soit reprsent dans nos conseils d'instructionpublique, ni que ceux-ci aient jamais eu l'ide de demander conseil aux musiciensde profession (^). Je dis qu'il serait terrible que par hasard dans tel ou tel autre canton,

    des musiciens eussent t appels faire partie officiellement des conseils scolaires ouconsults officieusement par eux, car l'tat actuel de l'enseignement nous permettrait

    de conclure que leur influence aurait t absolument nulle ! ! Il est donc prfrable decroire que c'est sans le vouloir que nos dpartements d'instruction publique n'ont pasassur par tous les moyens en leur pouvoir le dveloppement des tudes musicales ! Sans le vouloir c'est--dire parce qu'ils ne s'intressaient pas la question et n'en

    souponnaient pas l'importance.

    (1) Le Dpartement de l'Instruction publique du canton de Genve vient d'introduire la Rythmique titre d'essai dans trois classes des coles primaires, et comme branche facdtative, dans deux classes de l'Ecolesuprieure des jeunes filles (1919).

    (2) Les conseillers d'Etat chargs du dpartement de l'instruction dans les cantons de Genve et de Vaudviennent de nommer une commission de musiciens charge de rformer l'enseignement musical scolaire. C'est deleur dcision que dpend la rforme radicale rve (1919).

  • 20 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    La musique est, en dehors des grands centres artistiques, tenue en trs pitreestime par nos ducateurs, voire mme par nos artistes peintres ou sculpteurs et noslittrateurs, et il n'est pas rare de voir nos journalistes les plus intresss au dve-loppement artistique du pays, considrer la musique comme quantit ngligeable etsignaler les essais musicaux avec la souriante indulgence de l'homme qui daigne pro-tger, ou avec une blessante affectation de supriorit dont leur ignorance en la ma-tire donne la seule explication plausible. L'on pourrait croire que la mme incon-science ou le mme ddain n'existent pas en France, pays o la comprhension de lamusique fait partie du bagage obligatoire du littrateur, mais ce n'est l qu'une appa-rence. Et, si l'on peut signaler avec joie l'introduction dans les coles franaises dutrs intressant recueil des chansons de Maurice Bouchor, l'on est oblig de constaterd'autre part que le systme d'enseignement musical scolaire est chez nos voisinsencore plus rudimentaire que chez nous, d'o entre autres la lamentable dca-dence du chant choral en France, le manque fcheux de socits mixtes, la popularitdes chansons de caf-concert et la crise de l'oratorio. Dans les coles allemandes lesystme de l'enseignement vocal par le rebchage est partout en vigueur et les sugges-tifs conseils d'un Karl Storck et autres spcialistes n'ont pas encore attir l'attentiondes autorits scolaires. Bien plus : les coles frbeliennes sont en dcadence. Seules,la Belgique et la Hollande comprennent toute l'importance d'un systme pdagogiquebien ordonn.

    Notre pays est pourtant de ceux dont les institutions scolaires sont le plus uni-versellement admires, grce la bonne organisation qui les caractrise, grce l'es-prit d'initiative et d'intelligence de la plupart de nos dpartements d'instructionpublique. Comment se fait-il ds lors que seul l'enseignement musical et en gnrall'enseignement artistique y soit trait en paria et abandonn la routine ? C'estque nos autorits scolaires n'ont aucune connaissance en matire musicale et ne tien-nent pas en acqurir. L'on m'objectera qu'il n'est pas ncessaire qu'il y ait ungographe dans un comit scolaire pour que l'enseignement de la gographie soitforcment bien donn ! Sans nul doute.... mais il n'est pas non plus un membred'un comit d'tudes qui ne soit capable de comprendre la valeur des tudes degographie et celle des matres chargs d'enseigner cette branche. Il lui sufTit pourjuger, d'avoir reu une ducation gnrale de l'esprit, d'avoir le jugement sain etl'entendement ouvert et.... de savoir lire ! Il en est de mme en ce qui concernecertaines branches d'enseignement spcial telles que la gymnastique. Il n'est pasbesoin d'tre un professionnel [en la matire pour juger de son utilit et pour sesentir dispos favoriser son extension. Les raisons mmes qui font juger utilesl'assouplissement et l'hygine bien comprise du corps sont fournies par le corps

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 21

    lui-mme. Et quant aux moyens pratiques de dvelopper la souplesse et d'assurer

    l'quilibre des membres, il est facile de les connatre; pour cela encore il faut savoir

    lire intelligemment. En matire musicale il n'en est pas de mme. Celui qui a eutoujours l'oreille fausse ne sent pas la ncessit de fournir autrui une oreille renduejuste grce la pratique d'exercices spciaux. Celui qui n'entend ni les mlodies ni

    les harmonies n'prouve pas le dsir de mettre les autres mme de les apprcier. Et supposer mme que par respect pour la tradition il y consente, il ne saura pas choisirles bons moyens d'duquer l'oreille et de lui faire analyser les rapports et les combinai-

    sons des sons, ni reconnatre les mrites des hommes experts auxquels il remet le soinde choisir ces moyens, sa place. L'esprit de la musique s'exprime en une langue

    spciale que nos autorits scolaires ne savent pas lire. Et malheureusement elles ne

    songent mme pas se faire faire la lecture ! Et cependant ce sont elles qui nommentles instituteurs et dcident du choix des mthodes !... Voil pourquoi la musique n'estpas en progrs chez nous comme les autres branches d'enseignement. Voil pourquoi

    l'on ne sait ni dchiffrer, ni phraser, ni noter, ni mettre le son dans nos coles. Voil

    pourquoi nos filles sont muettes.... et nos fils aussi ! Mais voyons ! nous dit Monsieur Quelconque que l'on rencontre partout

    il n'est pas besoin qu'il y ait une direction gnrale pour que les rsultats de l'ensei-

    gnement soient bons. A ce compte-l, ne faudrait-il pas que les leons de chant fussentdonnes dans nos coles par des spcialistes ? Elles le sont cependant par des matres

    ordinaires qui se tirent merveille de leur tche. Je ne nie pas. Monsieur Quelconque, qu'il y ait dans nos coles des matres excel-

    lents.... mais il en est de mauvais aussi, et cela n'arriverait pas ou en tout cas moins

    souvent s'il y avait une direction comptente ou bien informe, et des tudes pda-

    gogiques plus compltes au point de vue musical. Or, il suffit qu'il existe de mauvais

    instituteurs dans un tablissement pour que les lves confis leurs soins ne fassent

    point de progrs. Lorsqu'aux examens vous devrez tablir la moyenne des succs

    obtenus, celle-ci sera infrieure ce qu'elle et t si tous les matres avaient t bien

    choisis. Et c'est l surtout, ne l'oublions pas, ce qui nous proccupe. Il importe qu'en

    sortant de l'cole, le plus grand nombre possible d'lves aient reu une ducationmusicale suffisante pour les besoins artistiques de la vie et pour l'utilisation de leurs

    facults naturelles normalement et logiquement dveloppes. Or, ces matres capables

    dont vous me parlez, vous doutez-vous des rsultats qu'ils pourraient obtenir s'ils

    avaient tudi la musique d'une faon plus rationnelle ? Je ne veux pas analyser icien dtail les mthodes employes; elles varient, en effet, selon les pays; mais je croispouvoir affirmer sans crainte d'tre dmenti qu'elles sont presque toutes bases surl'analyse thorique et non sur l'exprimentation sensorielle. Aucun art n'est plus prs

  • 22 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    de la vie que la musique. On peut dire qu'elle est la vie elle-mme. Aucun art ne s'estdvelopp et ne se dveloppe encore plus rapidement qu'elle; aucun autre n'a inspirplus de thoriciens ingnieux, fait natre plus de systmes d'ducation se simplifiantd'anne en anne, ce qui est une preuve de leur valeur pdagogique. Choisir entre euxest difficile, sans doute, et nous ne ferons aucun reproche aux autorits scolaires de

    n'avoir pas su bien choisir. Mais ce qui est rprouver, c'est qu'elles n'aient pas choisi,c'est que l'on ait prfr partout sauf exception, je le rpte s'en tenir aux m-thodes du pass. Quel est le critrium infaillible qui nous certifiera l'excellence d'unsystme d'enseignement ? C'est le rsultat pratique de ce systme, les connaissancestechniques des lves ayant suivi l'enseignement. Ces rsultats, voulez-vous que nous

    les examinions ensemble ?Aprs les quatre cinq ans d'tudes musicales faites dans les tablissements pri-

    maires, les lves sont-ils capables dans la proportion de 50 ^/q :1 de battre en mesure une mlodie joue rubato par le matre ?2 de dchiffrer avec justesse et mesure, soit la premire, soit la seconde partie

    d'un chant populaire avec paroles ?3 de deviner si une mlodie qu'on leur chante est en do, en fa, en sol ou en si

    bmol ? Si elle est 2, 3 ou 4 temps. Si elle est en majeur ou en mineur ?Ce n'est pas l, me semble-t-il, exiger beaucoup ! L'on exige bien davantage

    d'lves auxquels on enseigne une langue trangre qu'ils doivent, aux examens,savoir lire et mme crire sans trop de fautes. Notez, de plus, que je ne parle que du50 % des lves....

    Aprs cinq six ans d'tudes dans les tablissements secondaires et suprieurs,les lves sont-ils capables :

    1 de faire ce que nous avons demand aux lves des coles primaires ?20 de noter, dans la proportion du 50 ^c une mlodie facile qu'on leur chante

    pour la premire fois et une autre mlodie plus difficile qu'ils connaissent par cur,mais qu'ils n'ont encore jamais vue note ?

    3 de reconnatre si un petit morceau qu'on leur joue est une gavotte, un menuet,une marche ou une mazurka ?

    40 d'improviser quatre mesures dans une tonalit quelconque ?5 d'apprcier une modulation ?6 d'apprcier et de noter l'audition un changement de mesure ?7 d'exposer clairement et de mettre en pratique une seule rgle de prosodie

    musicale et de mettre deux vers en musique ?8 de citer et de mettre en pratique une seule rgle de phras ou de nuanc ?90 de citer trois noms de compositeurs clbres et leurs uvres les plus importantes ?

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 23

    10 de donner un renseignement sommaire sur la diffrence qui existe entre un

    lied, une sonate et une symphonie ?Les questions 2, 3 et 4 quivalent la demande que l'on ferait un lve de

    sixime anne d'un cours d'anglais ou d'allemand, d'crire sous dicte une phrase

    anglaise ou allemande et de rpondre par quelques mots allemands ou anglais une

    question pose dans la mme langue. Ah, mais ! ah mais ! s'crie Monsieur Quelconque, nous ne nous entendons plus :

    vous demandez aux lves des coles des choses qu'ils ne peuvent pas savoir ! Comment cela. Monsieur Quelconque ? Mais sans doute ! L'on ne demande pas aux enfants sortant de l'cole primaire

    de battre un rubato en mesure, ni de savoir en quelles tonalits sont crits les

    chants nationaux.... L'on n'apprend pas aux lves des coles suprieures improvi-

    ser, ni moduler, ni connatre la prosodie musicale et autres facties. On ne parleheureusement pas non plus ces pauvres enfants, qui ont dj tant faire, desmusiciens classiques ni de leurs compositions.... Que leur apprend-on alors ? Mais les notes, les silences.... Les silences surtout !

    .... Les valeurs, les dizes, les bmols, les chiffres..., que sais-je ? la musique

    enfin !

    Les questions que je pose vos lves ne se rattachent-elles donc pas la

    musique ? Si.... mais....

    Mais quoi ? Mais elles sont trop difficiles ! Non pas. Monsieur Quelconque, oh, que non pas ! Elles sont des plus lmen-

    taires. Toutes, elles relvent du solfge, non de l'harmonie, et les deux dernires n'exi-gent mme aucune connaissance thorique. Un bon Suisse n'a pas besoin d'avoir tu-di six ans l'histoire pour parler de Guillaume Tell, de Winkelried, ou du gnralDufour ! Enfin on n'enseigne pas tout cela nos lves, na ! Dans ce cas l'enseignement est incomplet. On ne peut demander tous les lves d'une classe d'avoir la voix et l'oreille

    justes. Il faut alors liminer ceux qui ne les ont pas, comme on dispense les aveugles

    des exercices de tir et les culs-de-jatte des leons de gymnastique. Ce n'est pas la mme chose.

  • 24 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    Si, Monsieur Quelconque, c'est la mme chose. Enfin comment voulez-vous que nos enfants apprennent tout ce que vous

    citez, avec une heure de leon par semaine ? Si une heure ne suffisait pas, il faudrait donc leur donner deux heures et mme

    davantage.... le nombre suffisant enfin pour que l'enseignement leur soit profitable....Mais rassurez-vous, Monsieur Quelconque, une heure suffira pourvu que les lvessoient mis mme de chanter en dehors des leons et pourvu que la musique fasse partiede leur vie de tous les jours. De deux choses l'une : ou bien l'enseignement musical doittre organis de faon musicaliser les lves, c'est--dire veiller leur tempra-ment et leurs facults auditives, ou bien [il faut le supprimer compltement dans lescoles et abandonner aux tablissements privs le soin d'instruire musicalementnotre jeunesse.... Mais [comment ?... plat-il ?,.. qu'entends-je ?... Vous grommelez.Monsieur Quelconque, que le tiers des lves diplms de nos Conservatoires nesavent ni improviser ni moduler ? Qu'ils ne seraient capables de rpondre aucunedes questions ci-dessus poses ? Mais c'est trs grave, ce que vous affirmez l. Mon-sieur Quelconque ! Oseriez-vous l'crire dans le Journal de Genve ou dans les BaslerNachrichten'y

    Je l'crirais avec douleur, mais je l'crirais ! Diable ! c'est qu'il faudrait alors modifier aussi le systme d'enseignenient

    dans nos conservatoires !

    * *

    Hlas, nous l'avons dit, le chant et la musique sont considrs l'cole commedes objets d'enseignement non ncessaires l'ducation. Comme cependant un grandnombre de parents tiennent ce que leurs enfants sachent chanter, on fait le nces-saire l'cole pour que les lves puissent en en sortant faire semblant d'avoir tudi

    la musique. On ne fait pas clore en leurs sens et en leur cur un vritable amourpour elle, on ne la leur fait pas vivre ! C'est son ct extrieur qu'on leur enseigne et

    non ses qualits motives et vraiment ducatrices. On ne leur apprend mme pas l'couter. La seule musique qu'entendent les coliers c'est celle qu'on leur fait excu-ter. Et comment parviennent-ils chanter quelques lieds ? Uniquement par imita-tion. Quand donc nos [autorits proscriront-elles des tudes le systme dit laperroquet ? [Quand reconnatront-elles l'utilit d'une participation plus intime desexercices de chant la vie mme de l'cole, la musique s'y trouvant troitementlie, la potisant de son charme mlodique, l'animant, l'gayant et la fortifiant deson rythme ? Quand obligeront-elles les lves, filles et garons, de frquentesrptitions de churs plusieurs parties, et leur donneront-elles ds l'cole o ils

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGXEMENT MUSICAL DANS LES COLES 25

    se seront habitus chanter ensemble et se connatre l'envie d'entrer en commun

    dans les socits mixtes ? Elles constateront alors qu'il y a un point de contact crer

    entre l'enseignement musical scolaire et les tudes conservatoriennes alors que

    l'un va hue, les autres dia, sans vouloir se connatre ni chercher raliser l'alliance

    utilitaire de l'aveugle et du paralytique !,.. Et elles feront accompagner, en des exer-

    cices publics, les churs scolaires par des instrumentistes des conservatoires, groups

    en orchestre, inculquant ainsi aux premiers le got de la musique symphonique, aux

    seconds celui de la musique chorale.

    Ce qui sera vtilleux, c'est le choix des matres ! De nombreuses liminations

    devront tre faites dans le corps enseignant et il est craindre que quelques suscep-

    tibilits ne s'veillent, que plus d'une protestation ne s'lve ! En effet, le nombre est

    trs grand des instituteurs primaires non dous pour la musique, mais qui sont obligs

    de la professer quand mme. Ils ont tous fait certaines tudes musicales l'Ecolenormale, mais combien d'entre eux en ont vritablement profit ? A combien lesatisfecit final n'a-t-il t accord l'examen pour le diplme d'instituteur que parce

    qu'ils avaient prouv leur savoir en d'autres branches que la musique et qu'on ne vou-

    lait pas les faire chouer l'preuve finale cause d'une incapacit artistique de peu

    d'importance ? Ils deviendront d'excellents instituteurs en tous les domaines, sauf

    en celui des sons, feront faire des progrs leurs lves en gographie, en arithmtique,

    en littrature, leur apprendront devenir de bons citoyens au jugement droit et auxides saines, mais, parce qu'ils ne sont pas musiciens eux-mmes, ils ne dve-

    lopperont pas les instincts musicaux de leurs lves ! Ils tiendront trois quatre

    gnrations d'enfants l'cart des joies artistiques, abaisseront le niveau musical de

    toute une localit pendant de longues annes et nuiront ainsi au dveloppementgnral du pays ! L'influence de tels instituteurs est si nfaste au point de vue spcial

    qui nous sollicite, qu'il ne peut tre question pour des raisons sentimentales de la lais-

    ser subsister, si l'on a vraiment cur de relever musicalement le pays. Le fait de

    maintenir aux postes de matres de musique des instituteurs l'oreille et la voix

    fausses est mme d'une telle anormalit qu'il est impossible que les hommes intelli-gents et instruits que sont la plupart de nos rgents ne comprennent pas la ncessit

    absolue de crer un nouveau mode de faire ! Il est noter que ceux d'entre eux quisont bons musiciens, qui aiment l'art musical et s'entendent en professer les lois

    (j'en connais un grand nombre) n'-auront pas souffrir d'un nouvel tat de choses, caril sera d'utilit publique de les maintenir leur poste. S'intressant la musique, ils

  • 26 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    ne demanderont pas mieux que de s'assimiler les mthodes nouvelles et d'tre mis mme de complter leur ducation pdagogique. Quant aux instituteurs auxquelsleur incapacit musicale retirera le droit d'enseigner la musique, il nous semble qu'ils

    ne penseront pas non plus se plaindre. Donner des leons sur un sujet que l'on n'aimeni ne comprend doit tre pour tout homme intelligent une trs grosse corve et il esttoujours dsagrable de se sentir manifestement incapable d'accomplir soi-mme ceque l'on est charg d'apprendre autrui. Or, pour cette raison-l comme pour plu-sieurs autres, il est indispensable que l'enseignement musical primaire soit aussi

    bien que le suprieur confi des professionnels. Car de la musicalit du matredpendent les progrs plus ou moins rapides des lves, de mme que leur ardeurau travail ne peut tre veille que par l'ardeur dploye par le matre dans son ensei-gnement.

    Quoi qu'en puissent penser certains thoriciens auxquels les vibrations produitespar le frottement de la plume sur le papier paraissent aussi agrables l'oreille quecelles qui engendrent le son musical, l'audition joue cependant un certain rledans le plaisir occasionn par la musique, dans l'analyse et la cration des sons, dansl'apprciation de leurs combinaisons harmoniques et de leurs successions mlodi-ques ! Nous dirons mme au risque de froisser certain critique sourd de notre con-naissance qu'il est difficile d'apprcier, de juger et mme d'entendre la musiquesi l'on n'a pas d'oreille ! La meilleure mthode d'enseignement nous semble donc trecelle qui tout en mettant le plus rapidement possible les lves mme de noterles mlodies, les rythmes et les harmonies est le mieux susceptible aussi de dve-lopper les facults auditives d'o dpendent le got et le jugement musicaux. A cetgard, l'enseignement collectif dans les coles prsente un avantage que n'offre pascelui des conservatoires. Des motifs d'ordre pratique forant les lves se priver dusecours d'un instrument, ils doivent eux-mmes mettre en chantant les sons qu'ilsapprennent noter, et les rapports de l'appareil vocal et de l'appareil auditif sont si

    intimes que les progrs d'audition sont lis troitement aux progrs d'mission, etvice-versa. La production mcanique des sons sur un instrument ne ncessite aucuneffort de l'oreille; celle-ci ne sert que de moyen de contrle, et mme, son dfaut, lecontrle de la vue et du toucher est suffisant pour obtenir une justesse convenable-ment approximative. Tout au contraire, les efforts tents par l'lve pour assurer lajustesse des sons vocaux amnent un dveloppement progressif des facults de l'oreille.En d'autres termes, l'enseignement l'aide d'un instrument peut amener mieuxentendre, celui qui est bas sur le chant amne mieux couter.

    Le choix de l'ducateur joue donc un grand rle dans les tudes du dveloppementde l'oreille. Il doit ncessairement possder des qualits normales d'audition, tre

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 27

    rompu la pratique de la musique et connatre les lois de l'mission vocale. Il doitavoir tudi le chant, connatre les principes qui rgissent la respiration et l'articula-

    tion, et avoir une connaissance spciale des registres des voix enfantines. Actuelle-

    ment on ne dveloppe pas les voix des lves dans nos coles. On ne leur enseigne pasl'exercice si prcieux de la gymnastique pulmonaire, ce qui les prive d'un apporthyginique indispensable. On ne leur apprend pas chanter en voix de tte, ce quirestreint tout jamais leurs moyens vocaux. Il faut que le matre sache dvelopperles moyens physiques d'expression de ses lves.

    Il doit tre ensuite et non moins videmment un artiste de got et de talent, unhomme de tact et d'autorit, aimant les enfants et sachant s'en faire comprendre.Non est loquendum, sed gubernandum ! Si, en effet, il ne suffit pas que l'enseignementde sujets pratiques tels que la gographie et l'histoire soit donn par des matres trsau courant de la question traiter pour obtenir des rsultats satisfaisants et durables,

    et si ceux-ci dpendent de l'intrt gnral que les matres savent dgager de leur sujet,comme de la mise en valeur de ses consquences morales et sociales, plus forte rai-son devons-nous demander ceux qui assument la tche d'enseigner une questiond'art autant que de technique, un sentiment artistique profond et la facult de lecommuniquer aux autres. Le matre de musique doit chercher veiller dans l'mede ses lves le sentiment du beau. L'on parle trop souvent aux enfants de la beautsans leur expliquer ce que c'est. Il est pourtant aussi dangereux de se tromper en ensei-gnant le beau qu'en enseignant le vrai ! Le matre doit aussi rvler ses lves l'exis-tence d'un art conventionnel et faux pour le mettre mme d'en mpriser les produits.Il doit appuyer chacune de ses dmonstrations sur des exemples pris chez les matres,et leur apprendre comment et grce qui l'art s'est dvelopp jusqu' nos jours, dansquel sens il est susceptible de se dvelopper encore. Il leur suggrera l'enthousiasmepour les belles uvres et l'envie de les interprter dans le respect des intentions del'auteur. La grande qualit du pdagogue est de savoir suggrer, et, comme le dit sibien J. F. Amiel en une comparaison qui touche de prs notre sujet : il doit liredans l'me enfantine comme dans un cahier de musique. Alors, rien qu'en changeantde clef, l'on maintient l'attrait et l'on change la chanson.

    Et que l'on ne nous objecte pas que c'est trop demander un matre d'aborder l'cole des questions de got, de nuance et d'esthtique, que c'est l l'affaire desmatres spciaux en des tablissements suprieurs, et que l'enseignement obligatoiredoit s'en tenir aux tudes de technique. C'est au contraire affirmons-nous en touteconnaissance de cause au dbut des tudes que l'apprentissage de la beaut doittre entrepris conjointement celui de ses moyens d'expression. L'on ne se perfec-tionnera bien dans une technique que si l'on aime l'objet auquel elle s'applique. Le

  • 28 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    sentiment esthtique doit tre dvelopp paralllement la connaissance des lois l-

    mentaires de l'art et ds sa premire leon l'lve doit tre inform que les tudes

    qu'il va entreprendre s'adressent autant son me qu' son cerveau et qu'il doitapprendre aimer, non pas seulement comprendre.

    La seule grande difficult pratique que suscitera notre projet est ce choix desducateurs pendant les cinq six premires annes de son adoption. Plus tard, ce

    choix s'oprera tout naturellement comme nous le verrons tout l'heure parmjles lves les mieux dous des classes de perfectionnement, mais, en attendant que laslection soit faite, que les nouvelles mthodes d'enseignement aient produit leur rsul-tat, il faudra recourir aux obligeants offices et au dveloppement de professionnelsenseignant par intrim. Ce sera pour eux une grande responsabilit que cette initia-

    tion des lves des devoirs futurs d'une si grande importance. L'avenir artistique

    du pays sera entre leurs mains et dpendra de leur zle, de leur conscience et de leursaptitudes. Placs au poste d'honneur, ils rempliront avec entrain la noble mission

    d'ouvrir la beaut les esprits de leurs petits compatriotes et de former pour l'avenir

    des ducateurs comptents connaissant la pratique de l'art musical et anims du dsir

    fervent de le propager et de le faire aimer.

    Si, au point de vue du dveloppement artistique du pays, l'enseignement obli-gatoire de la musique dans les coles prsente cet immense avantage de ne laisseraucun talent inaperu et d'assurer ds l'enfance aux tempraments musicaux la cul-ture ncessaire, il serait fort dangereux que les conditions de cet enseignement fussent

    les mmes pour les enfants talents que pour ceux qui le sont moins ou pas du tout.Il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit de l'enseignement non d'une science, mais

    d'un art ! Un enfant peut aimer les sciences dit La Rochefoucauld mais toutesles sciences ne lui conviennent pas. Tous les enfants ne naissent pas artistes et, s'il

    existe des cas o un instinct musical endormi ou lent natre peut tre rveill ouexcit par des soins vigilants, le plus souvent l'enseignement ne sera utile qu'aux

    enfants plus ou moins prdestins en subir l'influence. Comme le proclame SanchoPanza : Rien n'a qui assez n'a ; la plus belle fille du monde ne peut donner que cequ'elle a; l o il n'y a rien, le diable perd ses droits; arbre mort n'aura point de feuil-

    les; l'on ne fait pas d'omelette sans ufs; la sauce ne fait pas le poisson; il n'est pas

    donn tous d'aller Corinthe; pour faire un civet il faut un livre !... Ce qui nousprouve qu'il serait inutile d'insister outre mesure pour rendre un enfant musicien si

    cet enfant n'a aucun germe de musicalit. La sagesse consiste ds lors ne favoriser

    i

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 29

    d'un enseignement musical que les enfants les mieux dous. Mais le bon Sanchoajoute : Une seule pomme pourrie contamine tout le panier !... et ce proverbe, bassur l'observation d'un phnomne naturel universellement constat, nous met sur lavoie d'une importante rforme. L'inaptitude complte de certains lves d'une classecompromet l'avancement de la classe toute entire ! Il faut donc au bout de quelquetemps d'observation ne pas autoriser continuer les tudes musicales tout lve priv

    d'une voix et d'une oreille justes, ainsi que du sens de la mesure et du rythme !Que l'on ne s'effraie pas de la complication apporte par les soins de cette limi-

    nation l'organisation des tudes ! Cette complication n'est qu'apparente. Il n'existeheureusement que fort peu de cas au maximum le 5 % de complte incapacitmusicale, auditive et rythmique (^). En raison mme de leur raret, ces cas d'inhrmit sontaussi faciles reconnatre et classer que ceux d'idiotie dans les tudes gnrales, decriminalit dans la vie de tous les jours. Au bout d'une anne d'enseignement musical(les rsultats d'un examen d'admission ne seraient pas convaincants, car certaines

    voix fausses se rectifient par la pratique, et des exercices raisonnes ont souvent raisonde la paresse d'oreille ou de l'inaptitude la mesure), au bout d'une anne d'exp-riences disons-nous le professeur aura reconnu quels sont les lves totalement

    incapables de suivre la classe et les fera entrer dans des classes spciales. Il leur resterala ressource, au cas o ils tiendraient pratiquer la musique quand mme, de faire destudes de piano dans un conservatoire ! Le premier classement par limination per-mettra de continuer les tudes partir de la deuxime anne dans des conditionsbeaucoup plus favorables et sera suivi d'une srie de classements successifs que nousallons indiquer sommairement. Grce eux, l'organisation des tudes se fera d'unefaon trs mthodique et trs claire.

    Supposons un enseignement prvu de six ans.Au bout d'une anne, quelques lves se trouvent, la suite de l'examen, exclus

    de l'enseignement. Le mme examen fait constater que les lves restants sont dousingalement quant l'esprit rythmique, la justesse des voix et les facults auditives.Les uns possdent ces trois qualits, d'autres n'ont que les deux premires, d'autresles deux dernires, d'autres que la premire et la troisime. A ceux qui ont l'oreilleet la voix justes, mais qui sont dnus de l'instinct du rythme, l'on fera doubler uncertain cours de Rythmique dont nous parlerons plus loin et qui est inscrit au pro-gramme de premire anne. Tout en doublant ce cours spcial, ils continueront lestudes communes de la deuxime anne. A la fin de celle-ci, l'examen permettra defaire un nouveau classement, qui, aprs limination dfinitive des oreilles fausses,groupera les lves restants dans les catgories suivantes :

    (1) Voir chapitre XIV, pages 199, 200 et 201.

  • 30 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    A) Les lves reconnus ds la premire anne comme possdant les trois qualitplus les lves n'ayant fait preuve au premier examen que de deux qualits, maisayant acquis la troisime aprs la seconde anne d'tudes.

    B) Les lves ayant la voix fausse, mais possdant les deux autres qualits.C) Les lves ayant l'oreille peu dveloppe, mais possdant le sens rythmique

    et tant capables, grce la souplesse de leur appareil vocal de chanter juste quancils sont soutenus par une masse chorale. (Ce cas est assez frquent.)

    D) Les lves ayant la voix etl'oreille justes, mais tant dnus du sens rythmique^ iCe classement mettra le matre mme de diviser les lves de troisime anne;

    en deux sections parallles :De la premire (section I) feront partie les lves du classement A et ceux du clas-j

    sment B. Ces derniers (voix fausse mais oreille juste et rythmique inne ou acquise);seront dispenss des exercices de chant et se borneront couter les chants et battre'la mesure.

    De la section II feront partie les lves de la catgorie C, qui au cours de la troi-sime anne d'tudes chercheront perfectionner leurs facults auditives, et les l-ves du classement D qui continueront suivre la classe de gymnastique rythmique.

    A la suite de l'examen final de la troisime anne, il y aura un avant-dernierclassement : ceux des lves de la catgorie B qui auront acquis pendant l'anne lesqualits musicales qui leur faisaient dfaut, seront introduits dans la section I. Ettous les lves ayant conserv leur inaptitude rythmique seront dfinitivement li-mins.

    La section I comprendra donc toujours les lves dous des trois qualits quifont le musicien complet, ainsi que ceux qui ont l'instinct du rythme, l'oreille juste etla voix fausse.

    La section II sera compose des lves ayant l'instinct du rythme mais dontl'oreille, incapable d'analyser les accords et d'apprcier les finesses musicales, sera

    nanmoins assez juste pour contrler la justesse naturelle de la voix.Ces deux sections continueront leurs tudes parallles pendant les deux annes

    suivantes d'enseignement, raison toujours d'une heure par semaine. Un dernierclassement aura lieu la fin de la cinquime anne et aura le rsultat suivant :

    La section I sera partage en deux.Dans la section I a, seront admis les lves de la section I qui manifesteront des

    capacits musicales particulires. Ils seront favoriss pendant la sixime anne d'tu-des d'un enseignement plus complet.

    Quant aux sections I b (comprenant les lves non admis dans la section I a) etII, elles continueront leur marche rgulire.

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 31

    Enfin, la fin de la sixime anne d'tudes, les meilleurs lves de la section I aseront admis aprs examen suivre les cours de l'Ecole normale destine former

    les futurs matres de musique. Tout cela est fort ingnieux sans doute.... Tiens, Monsieur Quelconque, vous revoil ? Je vous salue ! Tout cela, dis-je, cher matre, a l'air fort ingnieux sur le papier, mais

    me parat d'une ralisation impraticable. (Je ne vous cacherai point que ces classe-

    ments m'ont fait mal la tte !) D'abord il y aura pour certaines classes deux heuresde leons par semaine, suscites par cette fameuse classe de Rythmique dont vousnous parlerez disiez-vous tout l'heure. Et....

    Pardon, Monsieur Quelconque, il ne s'agit pas d'un cours supplmentaire

    cr pour les lves en question ! Ceux-ci seront simplement invits suivre pour la

    deuxime fois le cours que les lves de premire anne suivront pour la premire. Oui, oui, j'entends bien ! Cependant, une fois votre classe organise en deux

    sections, il faudra bien une heure de leon pour chaque section, ce qui fait deux heurespar semaine pour la classe si je ne me trompe. Or les autres branches.... Votre calcul est juste. Monsieur Quelconque. Je prvois deux heures par

    semaine pour la classe pendant trois ans, et mme trois pendant la troisime anne,o la section I est divise en I a et I b. Mais il n'en rsultera pas une diminution deleons pour les autres branches, les heures tant partages entre trois sections de la

    mme classe. Soit, mais le budget ?... L'augmentation du budget ne sera pas grande et sera largement compense

    par les avantages indniables du classement. D'ailleurs n'y a-t-il pas en plusieursvilles suisses des coles o les cours de musique comprennent deux heures de leonspar semaine ? Ces coles sont privilgies par mon systme, qui pendant deux ans neprvoit qu'une leon hebdomadaire (^). Admettons ! j'ai une plus grave objection vous prsenter : votre classement

    est excessivement dlicat oprer ! A quoi votre jury saura-t-il reconnatre que telslves sont dnus de justesse d'oreille ? A ce qu'ils ne sauront pas reconnatre ni noter les intervalles qu'on leur chan-

    tera.

    Et de justesse de voix ? A ce qu'ils chanteront faux. Et de.... machine rythmique ?

    (1) L'exprience de ces dernires annes m'a prouve que deux hevu-es par semaine de leons de musiquesont indispensables. (E. J. D.) (1919.)

  • 32 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    A ce qu'ils ne sauront pas partager le temps en parties gales, ni accentuerles temps forts. Mais vous parliez de justesse relative de l'oreille ? La possdent ceux qui ne peuvent apprcier les notes d'une mlodie que par

    comparaison un son donn. Tandis que ceux qui les peroivent sans qu'il y ait unpoint donn de comparaison possdent l'audition absolue et que ceux qui savent]analyser les superpositions du son ont l'oreille musicale. Prenez un exemple fournipar vous-mme. Voyons, quelle est cette note ? Oui, oui, une autre fois !... Alors vous croyez que les jurs sauront apprcier

    ces nuances ?

    Oui, si ce sont des professionnels. Qu'ils ne se tromperont jamais dans leurs diagnostics ? L'on est toujours expos se tromper. Mais rassurez-vous, l'erreur qui pourra^

    tre commise n'aura jamais la gravit de celle qui, actuellement, compromet les rsul-tats de l'enseignement musical scolaire, cette erreur fondamentale qui consiste lais-ser des incapables participer aux tudes collectives. D'ailleurs, nos jurs ne commet-tront jamais que des erreurs de nuances et celles-ci seront facilement rectifies par leprofesseur habituel. S'il y a par hasard de grosses erreurs partages par le professeur,les lves auront toujours la ressource d'en appeler l'enseignement priv. Entre nous, bien franchement (je ne le dirai personne), la classification des

    lves en sujets possdant les trois qualits et sujets n'en possdant que deux n'est-elle pas une chinoiserie d'artiste ? Elle a, selon vous, un but vritablement pratique ?un but bourgeois ? j'entends un but utile et srieux ?

    Oui, Monsieur Quelconque, ce but existe, pratique, srieux et utile ! Et ce butest de ne pas demander certains lves plus qu'ils ne peuvent fournir; de conduireles autres aussi loin qu'ils peuvent aller; de ne pas dcourager les moins capablesen les mettant en contact avec des lves naturellement dous qui accomplissent ense jouant ce qu'eux-mmes n'obtiennent qu'avec peine; de ne pas exposer non plusles lves naturellement musiciens se laisser gagner par la paresse, en les mettant mme de se dcouvrir par comparaison une supriorit naturelle dont ils seraienttents d'abuser. Je vous le rpte : la musique est un art bien plus qu'une science.Il ne suffit pas d'tre intelligent pour en suivre les tudes, il faut encore tre un peu

    artiste. Se borner en enseigner l'cole les principes rudimentaires, c'est la rabais-ser au niveau des moins dous, c'est nuire ceux qui sont capables d'en approfondirtous les secrets. Si vous n'accordez pas ceux-ci des tudes plus compltes, il vautmieux alors supprimer compltement l'enseignement, car l'cole laisse peu de tempsaux enfants aux garons surtout pour faire des tudes artistiques prives. Intro-

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMEXT MUSICAL DANS LES COLES 33

    (luisez l'art l'cole, mais n'en faites pas un art de contrefaon. Dvoilez-en toutesles beauts ceux qu'un examen judicieux voiis aura dsigns comme capables des'en pntrer. Quant aux autres, mettez-les dans des classes spciales. Tous ces lvesde capacit moyenne, groups ensemble, ne verront pas leurs instincts naturels d'mu-lation comprims par le sentiment que, quoi qu'ils fassent, ils ne seront jamais les pre-miers. Ils progresseront dans la mesure de leurs moyens, sortiront de l'cole sachantapprcier la musique et prpars rendre en tant qu'amateurs intelligents des servi-ces srieux l'art, en apportant aux socits musicales l'appoint de leurs connaissan-ces. Quant aux prdestins ils s'lanceront en avant, libres de toute entrave, et donne-ront l'essor leurs instincts naturels. Leur but, situ plus loin et plus haut, sera plusdifficile atteindre; qu'importe ! puisque vous leur aurez permis de dployer leursailes ! Ce but, leur matre le leur montrera de la main et ils l'atteindront, guids parleur instinct, aids par leur travail, soutenus par leur courage.... Ce seront nos artis-tes de demain !

    *

    Si vous demandez un pdagogue quelle est la meilleure mthode d'enseignement,il ne vous rpondra pas brle-pourpoint : c'est la mienne ! Car la modestie estune vertu.... pdagogique ! Mais il y a bien des chances pour que la mthode dont ilvous prnera les avantages soit effectivement la sienne. Vous la reconnatrez du resteaux analogies qu'elle prsentera avec le caractre de son crateur. Selon que celui-cisera pdant, expditif, naturel ou tatillon , la mthode sera tatillonne, naturelle,expditive ou pdante. Je vais plus loin. Les enfants soumis cette mthode devien-dront, eux aussi ( moins d'tre de temprament trs personnel) des pdants, desexpditifs, des naturels ou des tatillons ! Tant il est vrai que l'homme descend du singeet que l'enfant, s'il suit des mthodes surannes d'ducation, a une tendance yremonter. Mais le rle de l'ducateur est de diriger la volont des enfants et de fairenatre leur personnalit. Mieux vaut leur donner la facult de choisir entre le bienet le mal, le beau et le laid, que de leur enseigner tout ce qui est mal ou tout ce qui estbien. Il faut allumer en leur esprit une douce lumire dont leur rflexion augmenterale raj'^onnement. Et, comme dit Montaigne : il convient qu'on mette en fantaisie l'enfant une honneste curiosit de qu'on veut lui faire savoir et qu'on le gouverneen aiguisant sa faim de science ! La meilleure mthode d'enseignement est celle qui,ds la premire leon raisonne, offre l'lve un problme rsoudre, sans que l'ypuissent aider sa mmoire ni son instinct d'imitation. Aprs une premire anne de pr-paration la musique, d'exercices rythmiques qui satisfont le besoin de mouvementet d'amusement de l'enfant et dveloppent celui-ci au point de vue physique et men-

  • 34 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION_

    ^

    tal, aprs une srie d'exercices gymnastiques des lvres et de la langue suscits parl'tude des vocales et des consonnances, je suppose que commence l'tude du chantproprement dit. A ce moment, je dirai, abordant rsolument la question technique,que le premier soin du matre de musique doit tre de faire apprcier l'enfant ladiffrence qui existe entre le ton et le demi-ton. Tant qu'il ne saisira, soit en chantantsoit en coutant, cette diffrence qu'avec hsitation, il ne peut tre question d'aborderun autre sujet d'tudes, sinon l'on commettrait une erreur analogue celle d'enseignerles mots d'une langue avant d'en avoir fait connatre les lettres. Or, nous n'hsiteronspas dire que les neuf diximes des matres de chant ou d'instruments font entre-prendre l'tude des gammes avant d'avoir exig des lves une connaissance parfaiteet absolue de ces deux lments naturels. Dans ces conditions, jamais les lves nereconnatront les tonalits, jamais ils ne comprendront la musique !

    Toute bonne mthode de musique doit tre base sur l'audition des sons autantque sur l'mission.

    Et si les facults d'audition sont rudimentaires chez un lve, il faut s'appliquer les dvelopper avant d'entamer l'tude de la thorie. Le bruit du tambour est subisans analyse ni rflexion; (c'est mme pour cela que le tambour est un instrumentessentiellement militaire.) A beaucoup d'enfants, le son ne parat qu'un bruit, et ilserait absurde de leur faire commencer l'tude comparative des bruits. C'est par l'ef-fort de la pense qu'ils apprendront distinguer o commence le son; il faut doncaiguillonner et orienter la pense; les exercices de mmoire ne seront utiles qu'ensuite. La mmoire a crit Diderot ne conserve les traces des sensations et des juge-ments qui en sont la suite, qu'autant que celles-ci ont le degr de force qui produitla sensation vive.

    Ici nous touchons un point trs important qui a soulev bien des discussions,celui de l'audition absolue, c'est--dire de la perception inne et naturelle de la placede chaque son dans l'chelle des sonorits, et de la correspondance entre le son et lemot conventionnel (ou la lettre) qui le dsigne. Il est des enfants qui, ds qu'ils con-naissent les noms des notes, s'crient l'audition de tel son : C'est un la, un mi ouun fa dise sans qu'ils aient besoin de rflchir davantage que pour constater : Voicidu vert en voyant un arbre au printemps. Or, beaucoup de pdagogues prtendentque l'audition absolue est inne et ne s'acquiert pas par l'tude. Sans doute, mais destudes pratiques peuvent crer l'audition relative. Ds qu'un enfant est assez bien doupour pouvoir apprcier sans jamais se tromper (les spcialistes comprendront l'im-portance de ce mot jamais) la diffrence du ton et du demi-ton, il est possible de provo-quer en son esprit par la comparaison et par la suggestion, la correspondance imm-diate entre le nom et la note elle-mme. Il faut qu'il se produise au cours de la

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 35

    perception auditive une perptuelle circulation d'insensibles raisonnements. Les moyens

    de provoquer et d'enchaner ces raisonnements forment la base naturelle d'une bonne

    mthode d'enseignement musical. La place nous tant mesure, nous sommes forcsde renvoyer des ouvrages spciaux ceux de nos lecteurs qui dsirent approfondir

    ce sujet. Mais nous tenons, avant de poursuivre, proclamer notre conviction trs

    nette et base sur des expriences nombreuses, que l'audition relative peut chez tous

    les sujets ayant l'oreille juste, tre provoque par l'ducation, condition que cetteducation soit commence de bonne heure et qu'elle prcde l'tude d'un instrument.

    L'audition absolue n'est du reste absolument indispensable un musicien que

    s'il est appel enseigner la musique, et si j'insiste pour qu'on cherche la provoquer

    chez l'enfant, c'est que ne l'oublions pas notre enseignement scolaire doit, selon

    nos plans, prparer les lves les mieux dous exercer plus tard la profession d'ins-tituteurs.

    Sitt la diffrence des tons et demi-tons perue par les lves, commencera l'tude

    comparative des gammes, c'est--dire des suites de tons et demi-tons qui caractri-

    sent les tonalits. Et ce propos, nous nous permettons, sans vouloir le moins du mondeimposer nos ides, de vous communiquer un petit moyen personnel, fruit de notreexprience professionnelle. Chaque gamme tant forme par la mme succession detons et de demi-tons dans un ordre toujours le mme, l'lve ne saura reconnatre l'audition une gamme d'une autre que d'aprs la hauteur de sa tonique. Les rapportsd'une gamme une autre lui chapperont car, pour lui, la mlodie de la gamme dela bmol, par exemple, n'est que la mlodie de la gamme d'ut, transpose une sixtemineure plus haut, ou une tierce majeure plus bas. Mais si vous lui faites chercherla succession des notes de la gamme de la bmol en commenant par l'ut, toniquede la gamme d'ut (soit : ut, r b, mi b, fa, sol, la b, si b, ut), l'lve reconnatra imm-diatement que cette mlodie diffre de celle qui caractrise la gamme d'ut. Il se ren-dra compte que les tons et demi-tons ne sont pas la mme place et (comme il connatl'ordre tabli des tons et demi-tons dans une gamme allant de la tonique la tonique),il lui sera facile en constatant quelle place ils occupent dans la gamme reconnatre, deretrouver la tonique de cette gamme et de dire le nom de la tonalit. En un an leslves arrivent facilement ainsi reconnatre toutes les tonalits. Le fait de choisir lanote ut comme ton initial permet toutes les voix de chanter toutes les gammes, leschangements apports l'ordre de succession des tons et demi-tons sufTisant donnerl'impression des gammes diverses. Dans les autres mthodes, la chose est impossible l'enfant dont la voix a peu d'tendue, ainsi qu' l'apprenti chanteur qu'on n'autorise user que d'un registre limit. Quelle que soit d'ailleurs l'tendue des voix, on n'initiejamais la diversit des gammes qu' l'aide de moyens fcheux de transposition; et

  • 36 LE RYTHME, LA MUSIQUE ET l'DUCATION

    si mme on fait chanter certaines gammes leur hauteur vraie, on nghge de fairesaisir leurs rapports, ainsi que nous le faisons au moyen de l'altration successive desdiverses notes de la gamme d'ut.

    Un autre avantage de ce systme est qu'en peu de temps, il grave dans la m-moire l'ut fondamental et qu'il apprend ainsi chanter juste sans recourir au diapa-son, sans se donner le la ni se le faire donner. L'avantage est prcieux surtout aupoint de vue de l'audition musicale. L'lve form selon notre mthode n'aura pas depeine discerner la tonalit d'un morceau quelconque, grce la perception desaltrations qu'y subit la gamme tonique d'ut, et, rompu au chant des intervallesdivers dans les milieux divers, je veux dire dans les diverses tonalits, il recon-natra aisment toutes les notes, quel que soit l'instrument qui les produise.

    Il est donc de toute importance, dans notre systme, que le professeur s'attache graver dans la mmoire, et pour ainsi dire dans le gosier de ses lves, l'ut fonda-mental (i\ Il faut aussi que, pour prparer l'audition musicale intelligente, il donneen contre-partie aux exercices d'intonation ce qu'on pourrait appeler des exercices dereconnaissance ou d'appellation, de mme qu' l'Ecole primaire on exerce de front lalecture et l'criture. En d'autres termes, il faut qu' l'issue du cours de solfge, l'tu-diant soit capable aussi bien de nommer les notes d'un exercice chant par autruique de le chanter lui-mme. Pour le conduire ce rsultat, le matre l'habituerads le dbut discerner dans quel ton un autre lve chante un exercice dontl'tude est acheve, puis nommer ou crire sous dicte les notes d'un exercice pris

    au hasard, enfin distinguer des notes quelconques dans une tonalit quelconque.

    Je ne saurais trop insister sur ce point; on peut ainsi, sans perte de temps, donneraux facults musicales un dveloppement double.

    Que l'on recourt du reste ce systme ou un autre, peu importe ! L'essentielest que l'tude des tonalits soit faite de la faon la plus consciencieuse et la plus mti-

    culeuse. Elle doit durer deux trois ans, davantage peut-tre, en tous cas le tempsqu'il faudra pour que la connaissance des rapports tonals entre eux soit selon l'ex-

    pression de Montaigne dj cit non incorpore l'esprit mais attache; car ilne faut arrouser l'me mais la teindre, et si elle n'est pas change par le savoir et n'apas mlior son estt imparfait, certainement il vauet mieulx la laisser l !

    Une fois les gammes sues, tout le reste des tudes musicales, sauf, bien entendu^ce qui touche au rythme ne sera plus qu'un jeu, l'lve en trouvant l'explicationdans les gammes mmes. Les intervalles ? fragments de gammes, avec interruption

    (1) Ou le la, ou n'importe quelle autre note, mais le do prsente l'avantage d'tre la tonique de la gamme-type. C'est grce la culture du sentiment musculaire que les lves prouveront la sensation qu'ils mettent ouentendent la note-tjrpe.

  • UN ESSAI DE RFORME DE l'eNSEIGNEMENT MUSICAL DANS LES COLES 37

    des sons intermdiaires. Les accords ? superposition des notes d'une gamme. Les rso-lutions ? satisfaction accorde aux not