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1 Culture générale et libertés fondamentales Le présent document a été conçu à titre privé. Sa publication en ligne n’est donc pas autorisée. Pascal Mbongo

Culture Générale Et Libertés

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Bagage de culture politique en matière de libertés

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Culture générale

et libertés fondamentales

Le présent document a été conçu à titre privé.

Sa publication en ligne n’est donc pas autorisée.

Pascal Mbongo

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I. QU’EST-CE QUE LA LIBERTÉ : MON CHIEN EST-IL LIBRE ?................................................................................. 4

II. QU’EST-CE QUE LA LIBERTÉ ? HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DES LIBERTÉS POLITIQUES ................................... 6

III. QU’EST-CE QUE L’INDIVIDUALISME ? UNE SOCIÉTÉ D'INDIVIDUS EST-ELLE POSSIBLE ? ................................ 8

IV. QU’EST-CE QUE LE POUVOIR ? LES FONDEMENTS DE L'AUTORITÉ.............................................................. 11

V. QU’EST-CE QUE LE POUVOIR ? ET SI NOUS AIMIONS ÊTRE DOMINÉS ? ....................................................... 13

VI. PHILOSOPHIE MORALE ET DROITS FONDAMENTAUX. LA QUESTION DE L’AUTONOMIE DE LA VOLONTÉ ET

DU CONSENTEMENT......................................................................................................................................... 17

VII. LA « BANALITÉ DU MAL » REVISITÉE .......................................................................................................... 19

VIII. L’ETAT DÉMOCRATIQUE ET LIBÉRAL ......................................................................................................... 21

IX. POPULISME ET DÉMOCRATIE. ..................................................................................................................... 26

X. L’UNIVERSALISME DES DROITS DE L’HOMME EN DÉBATS. QU’EST-CE QUE LA MONDIALISATION ?............ 29

XI. L’UNIVERSALISME DES DROITS DE L’HOMME EN DÉBATS. MONDIALISATION OU OCCIDENTALISATION ? 34

XII. L’UNIVERSALISME DES DROITS DE L’HOMME EN DÉBATS. UNIVERSELS, LES DROITS DE L’HOMME ? ....... 37

XIII. LA SOCIÉTÉ SAISIE PAR LE DROIT ? ............................................................................................................ 43

XIV. LE DROIT INTERNATIONAL, UNE JUSTICE DES VAINQUEURS ? .................................................................. 49

XV. ECONOMIE ET LIBERTÉS. QU'EST-CE QUE LE CAPITALISME ? ..................................................................... 52

XVI. LES SCIENCES ET LES TECHNIQUES MENACENT-ELLES L'HOMME ? ........................................................... 59

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I. Qu’est-ce que la liberté : mon chien est-il libre ?

Jean-François Dortier Le libre arbitre est sans doute un mythe que les individus se racontent à eux-mêmes. Mais cela ne veut pas dire que la liberté n’existe pas. Il se pourrait même qu’elle ne soit pas le propre des humains.

L’oncle André avait un chien. Un beau berger allemand affublé du nom de Basile. Dans les années 1970, quand on habitait un pavillon de banlieue, il était d’usage de mettre le chien en laisse. Et d’attacher la laisse à la niche. De sorte que Basile a passé sa vie entière dans un espace de cinq ou six mètres carrés sans pouvoir courir, marcher, se promener (sauf en de rares dimanches après-midi). Et tout seul. Alors que les chiens – descendants des meutes de loups – adorent la compagnie. Depuis, la vie des chiens s’est humanisée. Le mien vit à la maison, il peut sortir dans le jardin quand il le veut. Tout (ou presque) lui est permis. Sauf de monter sur le canapé (ce qu’il fait quand même quand on n’est pas là: je le sais puisque l’on retrouve ses poils sur le canapé à notre retour). À part cela, Basile Junior (c’est son nom) a le droit de vaquer assez librement où bon lui semble dans la maison ou dans le jardin. Peut-on dire que mon chien est libre ?

D’aucuns diront qu’un chien reste un chien. Certes, il peut se promener à loisir chez nous, mais sa vie reste rivée à ses instincts. Basile Junior passe beaucoup de temps à dormir, dresse l’oreille quand son maître arrive, agite sa queue pour montrer son contentement, est fou de joie quand on le promène, etc. Bref, il suit fidèlement son instinct de chien. Sa liberté intérieure reste assez pauvre. Et même quand il va en cachette se loger sur le canapé, c’est parce qu’il est attiré par l’odeur irrésistible de son maître absent (1).

À ce stade de la discussion, on a appliqué à notre ami le chien un vieux débat philosophique sur le libre arbitre. Et à ce niveau, les humains et les chiens sont comparables. C’est Voltaire qui le dit (2). Dans un premier sens, on peut dire que la liberté correspond à l’absence de contraintes. Liberté de mouvement, de pensée, de choisir son métier, etc.:«La liberté n’est donc autre chose que de pouvoir faire ce que je veux» (Voltaire).

Liberté et évolution

Quelques philosophes ont cherché à montrer que la liberté s’inscrit dans la logique de l’évolution. Pour le philosophe allemand Hans Jonas (3), les premières formes de liberté apparaissent avec les premières formes de vie. Plus précisément, la liberté naît avec la capacité de mouvement. Au cours de l’évolution, les organes du mouvement (nageoires, pattes, ailes) et ceux de la perception (yeux, oreilles, nez) ont évolué en même temps. Pour une huître, rivée à son rocher, il n’est besoin d’avoir des yeux, un odorat, des oreilles. Il lui suffit d’ouvrir et de fermer sa valve : l’eau lui amène ses éléments nutritifs. Dès que les animaux commencent à se déplacer pour trouver de la nourriture, ils doivent être dotés d’organes perceptifs pour voir, sentir, entendre les choses à distance. Ce déracinement leur procure une «liberté de mouvement» qui est la première phase de la liberté (4). À un stade plus tardif de l’évolution apparaissent des organismes dotés d’un degré supérieur de liberté. La sélection naturelle a deux façons d’agir sur les organismes vivants. El le peut les munir d’organes et d’instincts précisément adaptés à un environnement donné : le castor a des dents adaptées à la coupe du bois et l’instinct qui le pousse à construire des barrages. Mais de nombreuses espèces ont été dotées d’une capacité d’apprentissage qui leur permet d’apprendre et d’innover plutôt que d’adopter des conduites instinctives, figées et stéréotypées. Les lions apprennent à chasser, le singe à casser des noix, certains pinsons à chanter auprès de leurs congénères. Cette souplesse comportementale autorise à l’animal (et à l’humain) un espace de liberté supplémentaire, puisqu’ils ne sont plus soumis à des instincts rigides mais à une culture plus souple et malléable. L’être humain, selon Daniel Dennett, possède de surcroît la capacité réflexive de se distancier de sa culture d’appartenance. C’est encore un nouveau stade de la liberté, propre aux humains (5).

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II. Qu’est-ce que la liberté ? Histoire de la conquête des libertés politiques

La première étape de la liberté passe donc par la liberté de mouvement. Cela suppose la mobilité physique. Mais cela passe aussi, chez les humains, par des droits sur la libre circulation. Le droit de circuler librement fut l’une des premières conquêtes des libertés civiles en Occident. Être libre, c’est aller où bon nous semble tout comme penser ce que l’on veut, exercer le métier que l’on souhaite. Tout cela nous semble naturel, mais c’est oublier qu’il s’est agi d’une longue conquête historique en Occident (6).

Le libéralisme politique a conquis l’Angleterre et les Provinces-Unies au XVIIe siècle. Ce fut une idéologie de combat contre l’absolutisme monarchique et les autorités religieuses. John Locke (1632-1704) en a énoncé le premier les principes : le but de l’organisation politique n’est pas la pu issance de l’État mais des individus libres de penser, croire, circuler, organiser leur vie comme ils l’entendent dès lors que la liberté d’autrui n’est pas menacée. Le libéralisme politique est représenté en France au XIXe siècle par des hommes comme Benjamin Constant (1767-1830), inlassable dénonciateur de la tyrannie et des régimes despotiques (jacobin ou bonapartiste) et auteur du discours «De la liberté des Anciens et des Modernes», ou Alexis de Tocqueville (1805-1859).

Une fois la liberté formelle atteinte, il faut passer à la liberté concrète. Il ne s’agit plus d’avoir le droit, mais d’avoir le pouvoir concret de faire ce que l’on entend. Dans son livre Rationalité et liberté en économie, l’économiste Amartya Sen considère la liberté réelle comme la «capacité effective de l’individu de choisir sa vie» (7). Cette liberté n’est atteinte que si l’individu maîtrise des ressources nécessaires. Un pauvre n’est pas libre d’acheter une voiture s’il n’en a pas les moyens. Le développement économique et la répartition des droits sont des conditions de la liberté. Edgar Morin soulignera encore que la liberté conquise sur la nature est une dépendance par rapport au système techno-économique.

Dans le domaine politique, le philosophe Isaiah Berlin (1909-1997) propose une distinction similaire entre deux concepts de liberté (8). La «liberté négative» correspond au fait de ne pas être entravé par autrui dans la réalisation de ce que nous souhaitons faire. L’absence de censure de la presse est une liberté négative. La «liberté positive» est le pouvoir de contrôler les décisions publiques ou d’y prendre part. La participation au vote dans une démocratie est une liberté positive.

Libre arbitre ou autonomie de la volonté ?

Mais d’autres penseurs font valoir que cette vision des choses ne résolvait pas entièrement le problème de la liberté. Le chien est libre d’aller où bon lui semble, mais sa volonté elle-même est déterminée par ses instincts et ses conditionnements (qui le font suivre les odeurs et obéir à ses pulsions). Il n’est pas «libre» de vouloir manger ou ne pas manger. De ce point de vue, nous sommes comme les chiens. Pour Baruch Spinoza, il existe toujours des motifs intérieurs qui nous poussent à agir de telle ou telle façon. Certains sont conscients (comme la faim), d’autres restent obscurs et nous sont étrangers (la notion d’inconscient n’existe pas encore à l’époque de Spinoza, mais il en a déjà l’intuition). De ce point de vue, le libre arbitre – ou une action qui n’aurait pas de cause – n’est qu’une illusion. La seule vraie liberté n’est pas dans l’absence de raison d’agir, mais dans la «détermination», c’est-à-dire la capacité à suivre sa volonté. Supposons que je veuille abandonner mes études d’ingénieur (voulues par mes parents) pour me lancer dans la vie d’artiste. Une liberté non appuyée sur une volonté claire produit des individus anxieux et angoissés, indéterminés. Je vais d’abord devoir franchir des obstacles extérieurs (la pression familiale entre autres), peut-être trouver les moyens financiers nécessaires à une école (c’est la liberté réelle d’A. Sen). Je devrai aussi surmonter mes propres faiblesses. Car la voie choisie est incertaine et peu aisée. Elle suppose beaucoup de travail, de surmonter les périodes de découragement. Et là, on touche à un autre aspect de la liberté qu’Emmanuel Kant nomme «l’autonomie». L’autonomie, ce n’est pas l’absence de contraintes mais la possibilité de se fixer à soi-même sa propre loi (9). En l’occurrence, l’autonomie du peintre ou musicien en herbe suppose beaucoup

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d’autodiscipline. Cela cadre mal avec un milieu de bohème où vivent des aspirants artistes. Pour faire face aux failles de sa propre volonté, le philosophe John Elster rappelle qu’il existe quelques recettes. La plus connue est la «ruse d’Ulysse» qui consista à se faire attacher au mât du bateau pour résister au chant des sirènes, un chant irrésistible mais mortel. C’est l’ultime paradoxe de la liberté. Elle consiste, pour se dompter, à se tenir soi-même en laisse. Pour libérer son esprit et réfléchir en paix, saint Augustin suggérait de se mettre à l’écart des femmes. Aujourd’hui, certains élèves demandent à leurs parents de les inscrire en pension afin de se prémunir contre leur penchant à la paresse et la distraction, de s’autocontraindre à travailler. C’est le paradoxe suprême de la liberté : devenir son propre esclave. Pour résumer, à la question : «Peut-on être libre ?», beaucoup de philosophes répondent que le libre arbitre total est une fiction. Mais la liberté a un sens dès lors qu’on la considère sous l’angle relationnel, c’est-à-dire comme l’affranchissement par rapport à une contrainte interne ou externe. La liberté est toujours une conquête. Comment faire pour se libérer de soi et des autres ? En se donnant les moyens de réaliser sa volonté : s’assurer d’abord de ses choix, tout mettre en œuvre pour les réaliser, ce qui peut passer par des contraintes librement consenties. Une soumission à soi-même en quelque sorte. Vous avez compris ? Bon, je vous quitte. Mon chien tourne en rond et gémit devant la porte. C’est l’heure de sortir et il va me harceler jusqu’à ce que je lui obéisse… NOTES (1) Nous aimons à croire que nous sommes très différents. (2) Voltaire, «De la liberté», in Dictionnaire philosophique, 1764, rééd. Flammarion, coll. «GF», 2001. (3) H. Jonas, Évolution et Liberté, Rivages, 2000. (4) D’un autre côté, elle le subordonne à d’autres contraintes (Edgar Morin sur l’animal). (5) D.C. Dennett, Théorie évolutionniste de la liberté, Odile Jacob, 2004. (6) J.-F. Dortier, «La conquête des libertés en Occident», Sciences Humaines, n° 86, août-septembre 1998. (7) A. Sen, Rationalité et liberté en économie, Odile Jacob, 2005. (8) I. Berlin, Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1988. (9) Comme le dit l’étymologie du mot, autonomos venant de auto (soi) et nomos (loi). D’après E. Kant, Critique de la raison pure, 1781, rééd. Puf, 2007. Lire aussi " William James et le libre arbitre " Thomas d'Aquin (1225-1274)

Il estime que les animaux agissent par instinct, l’être humain d’après un jugement. Celui-ci possède le libre arbitre sinon il ne pourrait se conformer aux préceptes énoncés par Dieu, c’est-à-dire discerner le bien du mal. Des philosophes comme Érasme ou René Descartes admettront la doctrine du libre arbitre comme une caractéristique spécifiquement humaine. Les protestants, tel Martin Luther, considèrent au contraire que la vie humaine suit un destin implacable : c’est la théorie de la prédestination. Baruch Spinoza (1632-1677)

Rejetant l’idée de libre arbitre, il estime que «la volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire», c’est-à-dire qu’elle nécessite une cause. En fait, selon Spinoza, «les hommes se trompent en ce qu’ils pensent être libres», parce qu’ils ignorent les causes qui les poussent à agir. Emmanuel Kant (1724-1804) Il a surtout insisté sur la notion d’autonomie, en tant qu’aptitude humaine à respecter des principes moraux dictés par la raison et la volonté personnelle. Être libre, c’est suivre une voie morale intérieure qui passe par une autodiscipline et le refus de céder à ses passions. Jean-Paul Sartre (1905-1980) On retrouve le thème de la liberté et de l’engagement. Jean-Paul Sartre refuse toute vision «naturaliste» et déterministe de l’humain qui l’enfermerait dans un destin qui le dépasse. Ni Dieu ni nature ne commande à l’homme ce qu’il doit faire. La vie humaine est contingente et dépourvue de sens. Cette contingence, ou «facticité», est le fondement de la liberté humaine mais aussi de son angoisse. Cette liberté est aussi la source de l’»engagement» qui ne peut trouver d’autres raisons qu’en lui-même.

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III. Qu’est-ce que l’individualisme ? Une société d'individus est-elle possible ?

Xavier Molénat

Comment, dans les sociétés modernes, parvenons-nous à faire société tout en affirmant une

autonomie personnelle ? Les débats en cours révèlent une grande confusion dans l’analyse des

rapports entre l’individuel et le social.

«Be yourself» (sois toi-même), nous enjoignait il y a peu une publicité pour un parfum. «Deviens ce que tu es», nous commande tout aussi impérativement une marque à crocodile.

Ces slogans expriment combien dans nos sociétés s’est diffusée une conception de l’individu comme être singulier, doté d’une intériorité et qui doit trouver «au fond de lui» les ressources pour construire son identité et son action. Mais si les sociétés occidentales contemporaines ont poussé l’individualisme jusqu’à son extrême logique, elles n’en ont pourtant pas le monopole. Michel Foucault avait proposé (1), pour y voir plus clair, de distinguer plusieurs dimensions de l’individualisme. L’attitude individualiste, tout d’abord, «caractérisée par la valeur absolue qu’on attribue à l’individu dans sa singularité, et par le degré d’indépendance qui lui est accordé par rapport au groupe auquel il appartient ou aux institutions dont il relève». La valorisation de la vie privée, ensuite, «c’est-à-dire l’importance reconnue aux relations familiales, aux formes de l’activité domestique et au domaine des intérêts patrimoniaux».

L’intensité des rapports à soi, enfin, «c’est-à-dire des formes dans lesquelles on est

appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut». Ces différentes dimensions se rencontrent indépendamment dans l’histoire. Selon M. Foucault, les aristocraties militaires encourageaient l’individu à «s’affirmer dans sa valeur propre, à travers des actions qui le singularisent et lui permettent de l’emporter sur les autres», sans donner de valeur particulière à la vie privée ou aux rapports de soi à soi. La bourgeoisie occidentale du XIXe siècle faisait jouer un rôle central à la vie privée comme marque de réussite, diminuant par là la valeur de l’individu et de ses capacités introspectives. L’ascétisme chrétien des premiers siècles valorisait le rapport de soi à soi mais rejetait les valeurs de la vie privée…

La spécificité des sociétés modernes est sans doute de combiner ces trois aspects,

donnant à l’individualisme une dimension jusqu’alors inédite. Ce qui n’a pas manqué de faire naître des angoisses sur «la disparition du lien social». Chacun replié sur sa sphère privée ne se préoccuperait plus de son voisin. Même dans l’espace public, l’invasion des téléphones portables transformerait l’individu en monade fermée à la rencontre. La culture psychologique qui infuse les médias engendrerait un narcissisme qui favoriserait une introspection des ego au détriment de la volonté de changer le monde.

Un effacement des normes ? Depuis vingt ans, néanmoins, certains sociologues ont tenu à rappeler les aspects positifs

de ces transformations. «Droits individuels et citoyenneté, (…) consolidation d’une intimité et protection des “jardins secrets” de nos intériorités personnelles, (…) mouvement de libération des femmes et nouveaux droits des enfants bousculant les cadres de la famille patriarcale, (…) progression des marges de choix individuelles dans la vie quotidienne (dans la vie sentimentale, les loisirs, les repères moraux, etc.), espace élargi donné à la réflexivité des personnes (c’est-à-dire au retour sur ce qui s’est passé et sur soi, y compris critique)(2)» Qu’ils soient positifs ou négatifs, on peut cependant déceler derrière ces jugements un double préjugé contestable : l’affirmation de l’individu, c’est l’effacement des normes (des valeurs, des «repères»…), et donc moins de société.

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Si certaines normes – comme le mariage ou l’appartenance religieuse – ont effectivement été relativisées, les individus ont toujours un sens assez sûr de ce qui se fait ou ne se fait pas. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann l’a bien montré à propos de la pratique des seins nus sur la plage (3). Dans les discours des vacanciers, «chacun fait ce qu’il veut» en la matière, il n’y a plus d’interdit moral. En réalité, on voit cependant que des normes implicites cadrent cette pratique : seuls les «beaux» seins (hauts, fermes, jeunes) sont acceptables. Afficher au plein jour une poitrine trop grosse ou trop vieille vous attirera en revanche des regards désapprobateurs.

Ensuite, on tend à réduire les règles sociales à la contrainte : face à un individu qui

voudrait désormais faire ce qui lui plaît, le «social» serait ce qui interdit d’agir à sa guise. Or, comme le souligne le sociologue Alain Ehrenberg, s’appuyant en particulier sur les travaux du philosophe Ludwig Wittgenstein, «la notion de règle sociale ressemble plutôt à quelque chose qui nous dirige – une référence – qu’à une contrainte (4)». Le sport en est un bon

exemple : le football comporte des règles contraignantes (ne pas toucher le ballon avec les mains, ne pas faire tomber les adversaires) et arbitraires (c’est-à-dire non fondées dans la nature), mais sans elles, je ne pourrais pas jouer au football. Autrement dit, «la vie sociale n’est pas ce qui empêche de…, mais ce qui rend possible l’action humaine, qui lui fait découvrir des possibilités proprement humaines».

Bref, l’autonomie individuelle que valorisent les sociétés occidentales ne consiste pas en

une «invention de soi» où «l’individu produirait à lui tout seul, subjectivement et grâce à sa capacité réflexive, le lien social dans ses interactions avec d’autres sujets». Car «ce n’est pas parce que les choses semblent plus “personnelles” aujourd’hui qu’elles sont pour autant plus intérieures et moins sociales. (…) L’idéal d’autonomie avive la tension, propre à la société démocratique, entre la croyance que l’on trouve dans notre intériorité psychique, dans notre moi, la source de toutes nos actions et le fait que l’individu agit et pense dans un système institué.» Certes, un individu moderne peut se fixer une règle à lui-même («Il faut que je travaille moins et que je passe plus de temps avec mes enfants»).

L’autonomie est une règle Mais, comme le souligne le philosophe Vincent Descombes, «il ne peut faire cet acte

d’autodétermination que dans le contexte social d’une société humaine dans laquelle il y a toute sorte de règles. Cet individu qui se fixe une règle (…) est quelqu’un qui met en œuvre des idées qu’il a prises dans la société, des idées sociales (5).»

Individu autonome et règles sociales, loin d’être des antonymes, constituent donc une

seule et même réalité : nous vivons dans des sociétés d’autonomie généralisée, caractérisée «par l’ancrage dans la vie quotidienne de chacun d’un double idéal de réalisation de soi (valeurs de choix et de propriété de soi) et d’initiative individuelle (la capacité à décider et à agir de soi-même est le style d’action le plus valorisé) (6)». Les transformations du mode de

fonctionnement des institutions le montrent bien. Dans les années 1960-1970, l’école, la prison, l’asile psychiatrique… ont été fortement critiqués en raison du pouvoir quasi absolu qu’ils s’arrogeaient sur les individus qui en étaient «captifs». On parlait alors d’institutions disciplinaires (M. Foucault) ou totales (Erving Goffman). Aujourd’hui, tout se passe comme si ces institutions avaient intégré ces critiques et rejeté des fonctionnements passifs et normatifs pour faire place à «l’initiative» de l’individu. À l’école par exemple, le maître mot est l’autonomie de l’élève, qui doit au maximum prendre en charge son activité intellectuelle sans dépendre du professeur (fonctionnements en ateliers, recherche de solutions dans des documents mis à disposition…) (7). À l’individu qui sollicite l’octroi du revenu minimum d’insertion (RMI), on demande de construire un «projet» de retour à l’emploi «qui l’engage personnellement». L’institution ne fournit pas de solution clé en main, elle accompagne le RMIste dans une démarche qu’il a lui-même construite. Même la prison, dans un pays comme le Canada, fait place à l’initiative individuelle, en construisant des programmes

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thérapeutiques individualisés dans lesquels le prisonnier peut s’impliquer pour se corriger et espérer retrouver la liberté. Là encore, pas de contrainte : c’est à l’individu de se prendre en charge et de savoir sur quels points il veut travailler pour ne plus être dangereux (8).

Une société du travail sur soi Se dessine ainsi ce que les sociologues Didier Vrancken et Claude Macquet ont qualifié

de «société du travail sur soi (9)», où «le style d’action qui a la plus grande valeur est celui où le patient du changement en est en même temps l’agent (10)». Nous voilà donc tous sommés d’être des entrepreneurs de nous-mêmes. Reste que chacun n’a pas les mêmes capacités à agir de manière autonome et à se transformer. Comme l’a montré le sociologue Robert Castel (11), les personnes en situation précaire sont privées des ressources (revenus, formation…) qui assurent une indépendance et une sécurité minimales. Comment agir de soi-même, se prendre soi-même pour objet, construire un projet quand on ne sait pas de quoi demain sera fait ?

On peut également souligner le coût subjectif de ce nouveau fonctionnement social. Alain

Ehrenberg a montré comment la dépression s’est répandue au moment même où s’amorçait le basculement d’un modèle disciplinaire de gestion des conduites vers de nouvelles normes enjoignant à devenir soi-même et à prendre des initiatives. La dépression serait une pathologie de la responsabilité. Elle surgit quand nous n’arrivons pas à être à la hauteur : ne parvenant pas à définir qui nous sommes, nous ne parvenons plus à agir. «La dépression et l’addiction sont les noms donnés à l’immaîtrisable quand il ne s’agit plus de conquérir sa liberté, mais de devenir soi et de prendre l’initiative d’agir. (…) Défaut de projet, défaut de motivation, défaut de communication, le déprimé est l’envers exact de nos normes de socialisation (12).»

Au final, on voit donc pourquoi «il n’y a (…) pas à choisir entre l’individu et la société, les

deux objets nous étant donnés avec le paradoxe qui leur est associé : l’individu est pleinement social et la société est la résultante des actions individuelles (13)». De même, rappelle François de Singly, «l’individualisme n’est en rien une perspective asociale ou antiétatique. Bien au contraire, il requiert une organisation sociale et étatique telle que l’émancipation soit possible, et pour tous (14)». Valoriser au plus haut point l’individu n’est donc qu’une manière, parmi d’autres, de faire société.

NOTES

(1) M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. III, Le Souci de soi, 1984, rééd. Gallimard, 1997. (2) P. Corcuff, J. Ion et F. de Singly, Politiques de l’individualisme. Entre sociologie et philosophie, Textuel, 2005. (3) J.-C. Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus, 1995, rééd. Pocket, 2001. (4) A. Ehrenberg, «Agir de soi-même», Esprit, juillet 2005. (5) V. Descombes, «Individuation et individualisation», Revue européenne des sciences sociales, t. XLI, n°127, 2003. (6) A. Ehrenberg, «Sciences neurales, sciences sociales : de la totémisation du soi à la sociologie de l’homme total», in M. Wieviorka (dir.), Les Sciences sociales en mutation, Sciences Humaines Éditions, 2007. (7) B. Lahire, «Fabriquer un type d’homme “autonome” : analyse des dispositifs scolaires», in L’Esprit sociologique, La Découverte, 2005, nouvelle éd. 2007. (8) G. Chantraine, «La prison postdisciplinaire», Déviance et société, vol. XXX, 2006-3. (9) D. Vrancken et C. Macquet, Le Travail sur soi. Vers une psychologisation de la société ?, Belin, 2006. (10) A. Ehrenberg, «Agir de soi-même», op. cit. (11) R. Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003. (12) A. Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 2000. (13) F. Dubet, «Pour une conception dialogique de l’individu», EspacesTemps.net, 21 juin 2005. (14) F. de Singly, «Les disparitions de l’individu singulier en sociologie», in P. Corcuff, J. Ion et François de Singly, Politiques de l’individualisme, op. cit

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IV. Qu’est-ce que le pouvoir ? Les fondements de l'autorité

L'autorité est souvent assimilée à un pouvoir devant lequel on s'incline, par crainte ou par respect, sans que son détenteur soit contraint d'employer la force. On la considère aussi aujourd'hui sous l'angle des relations entre personnes.

LES FORMES DU POUVOIR

Pour les sciences sociales, le pouvoir se caractérise par des processus d'interactions entre les individus au sein de la société. Le politologue américain Robert Dahl, dans Qui gouverne ? , a fourni une définition devenue aujourd'hui canonique: un individu (seul ou représentant d'une organisation, d'un Etat...) exerce un pouvoir sur un autre individu, dans la mesure où il obtient de ce dernier des comportements, des actions, voire des conceptions que celui-ci n'aurait pas eu sans son intervention.

Le pouvoir ne se confond pas avec la force, quoiqu'il lui soit souvent lié. Il suppose surtout la volonté d'agir en direction de buts reconnus. Ceux qui détiennent le pouvoir, les élites politiques par exemple, usent de la puissance, ont besoin d'autorité. Ils recherchent le prestige, l'un des attributs fondamentaux de l'autorité et du pouvoir. Le pouvoir est classiquement associé à la domination, qui suppose une emprise exercée par un individu, un groupe ou une institution sur d'autres individus. Plus que la notion de pouvoir, celle de domination évoque une relation de commandement, de maîtrise, et réciproquement d'obéissance, de soumission.

Les formes de pouvoir non hiérarchique (l'influence) sont particulièrement étudiées en sciences humaines. La psychologie sociale distingue de multiples champs et moyens d'influence. La plus répétée est celle qu'exerce l'environnement social (famille, institutions, sociabilités) sur l'individu, par effet de conformisme ou de différenciation. Dans les rapports interpersonnels, la séduction, la confiance, la culpabilisation, le chantage, l'appel à l'autorité, la gestion de l'information, l'appel à la raison, etc., sont quelques-uns des outils utilisés couramment pour influencer les autres.

LES CARACTÉRISTIQUES DE L'AUTORITÉ

L'autorité peut être attachée à la fonction (représentant de l'Etat, prélat...), mais elle peut découler de la capacité individuelle. Le chef d'une Eglise, le roi ou le père de famille ont incarné ce pouvoir dans les sociétés anciennes et modernes. Une abondante littérature s'est penchée sur la capacité d'un détenteur de pouvoir d'entraîner l'adhésion de ses subordonnés. Nommée leadership par les sciences humaines, cette aptitude fait implicitement référence aux mécanismes d'identification positive, voire de projection des subordonnés sur le leader. L'autorité est en moyenne aujourd'hui plus partagée et plus diffuse dans la société, les institutions et la famille. Les sciences humaines distinguent quelques caractéristiques fondamentales de l'autorité.

SAVOIR

Le savoir est une ressource relative selon le type d'autorité. C'est par exemple la capacité d'agir face au danger qui fonde l'autorité et le prestige des chefs militaires. Dans la forme «légale rationnelle » d'autorité propre à la société industrielle, la connaissance scientifique et administrative est essentielle. Aujourd'hui, l'alliance de connaissances scientifiques, relationnelles ou autres, constitue la condition d'un bon exercice de l'autorité.

LÉGITIMITÉ

Schématiquement, trois formes principales de légitimité du pouvoir se sont succédé historiquement. La légitimité sacrée ou guerrière fondait le pouvoir des rois et chefs des sociétés traditionnelles. La légitimité étatique et scientifique s'est substituée à ce modèle. Un nouveau principe de légitimité «rationnelle négociée », fondée sur la compétence des individus et leurs négociations, s'est ajouté aux précédents dans la société contemporaine.

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RECONNAISSANCE

La reconnaissance par les subordonnés de la légitimité du pouvoir et de son exercice est l'une des conditions de l'autorité. Actuellement, la reconnaissance de l'autorité fait problème. Elle ne découle plus naturellement du statut ou de la position professionnelle. Elle s'ancre sur la compétence du détenteur de l'autorité et fait l'objet de négociations permanentes.

SOUMISSION

La soumission à l'autorité a été étudiée par la psychologie sociale. Une célèbre expérience de Stanley Milgram dans les années 60 a montré que les deux tiers des gens pouvaient administrer des punitions potentiellement mortelles, parce qu'un chercheur en blouse blanche le leur demandait (voir l'article de Gaëtane Chapelle, p. 34).

THÉORICIENS

Max Weber (1869-1924)

Dans Economie et société, le sociologue allemand analyse les types d'autorité et de domination qui sont pour lui des formes de légitimation du pouvoir :

- La forme traditionnelle repose sur le respect sacré des coutumes et de ceux qui détiennent du pouvoir en vertu de la tradition.

- La forme légale se fonde sur la validité de la loi, établie rationnellement par voie législative ou bureaucratique.

- La forme charismatique repose sur le dévouement des partisans pour un chef en raison de ses talents exceptionnels.

Ces trois types de légitimité/autorité sont dans la réalité juxtaposés et enchevêtrés.

Kurt Lewin (1890-1947)

Kurt Lewin a mesuré en 1938-1939, avec R. Lippit et R.W. White, l'impact des styles de leadership sur le comportement des enfants, leur productivité, et l'atmosphère du groupe. Ces expérimentations montrent la supériorité du style démocratique sur le laisser-faire total ou sur le style autoritaire en ce qui concerne l'efficacité des groupes. Les travaux de Lewin sur l'influence sociale, l'autorité et le leadership ont particulièrement inspiré les théoriciens des organisations.

Hannah Arendt (1906-1975)

Pour Hannah Arendt, le pouvoir est une propriété des organisations et l'autorité des individus en découle. Elle s'interroge sur les moyens de concilier la démocratie et la soumission à une autorité parce que la forme «légale-rationnelle » des Etats modernes s'est avérée impuissante face aux totalitarismes. Elle rejoint les réflexions de Rousseau et de Durkheim, pour qui la soumission à la loi du plus grand nombre n'est pas une garantie suffisante empêcher une minorité d'étendre son emprise et sa domination.

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V. Qu’est-ce que le pouvoir ? Et si nous aimions être dominés ?

Martin Duru

Et si l’homme n’était pas cet être assoiffé de liberté qu’on nous dépeint souvent mais celui que le pouvoir subjugue au point de s’y soumettre de soi-même ? C’est l’hypothèse impertinente que posait déjà La Boétie au XVIe siècle

Si Étienne de La Boétie s’était exprimé dans le langage d’aujourd’hui, il se serait probablement exclamé : mais ils sont masos ou quoi ? Dans le Discours de la servitude volontaire, écrit dans le courant du XVIème siècle, il constate avec effarement qu’un «million de millions d’hommes» vit sous le joug d’une tyrannie féroce et se complaît dans cette

situation d’asservissement généralisé. Il s’agit là d’une véritable énigme : comment se fait-il que l’homme, qui est né libre, se retrouve dans les fers et se plie de lui-même à la domination d’un pouvoir inique ? Selon l’ami de Montaigne, l’origine de la tyrannie ne réside pas dans la lâcheté ou dans la crainte du peuple, qui n’aurait d’autre choix que de se soumettre à un régime répressif permanent. C’est bel et bien la «servitude volontaire» des hommes qui permet de rendre compte de leur oppression. Étrange paradoxe : l’état d’esclavage n’est pas subi mais voulu par ceux-là mêmes qui le connaissent. En l’occurrence, les hommes désirent être malmenés et spoliés par le tyran, et c’est une telle disposition qui sert de fondement au pouvoir politique. Celui-ci ne peut se déployer dans toute sa violence que dans la mesure où les individus ont la volonté constante de tendre le bâton pour se faire battre.

L’hypothèse de La Boétie laisse donc entrevoir que le pouvoir, ici appréhendé sous la forme extrême de la tyrannie, est l’obscur objet du désir… des dominés eux-mêmes. Le ressort d’un tel phénomène doit être recherché dans le domaine des croyances et des représentations dont le pouvoir est le dépositaire. Les hommes sont comme «enchantés» et «charmés» par le tyran et la servitude volontaire est inséparable d’une telle fascination. C’est

l’image d’une autorité omnipotente et s’appliquant à l’ensemble du corps politique qui capte et séduit les gouvernés.

Foule subjuguée

Le processus psychologique à l’œuvre relève de l’identification: chaque homme s’identifie au tyran et croit incarner le pouvoir par le biais de cette projection imaginaire. C’est ainsi le fantasme de ne faire qu’un avec celui qui exerce la domination qui explique la tendance à se soumettre de soi-même à un ordre marqué par l’oppression continuelle. Ce fantasme devra être savamment entretenu par le tyran, en permanence soucieux de sa popularité et de sa capacité à subjuguer les foules. Il s’agira pour le pouvoir de maintenir son emprise sur le peuple en le rendant un peu plus maso encore…

Le concept de servitude volontaire situe par conséquent l’analyse du pouvoir non du côté des éventuelles pulsions sadiques de ceux qui le possèdent, mais du côté de l’obéissance aveugle de ceux qui s’y plient. Une obéissance qui semble intériorisée et ancrée profondément dans le psychisme des individus. Il n’est donc pas étonnant que la psychanalyse se soit saisie du problème, en étudiant les mécanismes inconscients de la domination. Dans son article de 1921 intitulé «Psychologie des foules et analyse du moi», Sigmund Freud prend l’exemple de formations collectives organisées comme l’Église catholique ou l’armée. Nous sommes en présence de masses humaines qui sont «avides d’autorité» et ont «soif de soumission». Cette aspiration se concentre sur la figure tutélaire du meneur, soit du prédicateur représentant le Christ soit du commandant en chef. Ce leader charismatique apparaît comme un substitut symbolique du père et fait office d’un «idéal du moi», c’est-à-dire d’un modèle auquel chaque individu souhaite se conformer. La logique

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d’identification fonctionne à nouveau ici : les hommes se projettent dans la personne investie du pouvoir et sont de ce fait prêts à le suivre quoi qu’il en coûte. De même, car ils abandonnent leur narcissisme et portent leur affection sur un même être perçu comme extraordinaire, les membres de la foule s’identifient les uns aux autres, ce qui crée une communauté fusionnelle. La cohésion des masses étudiées par Freud repose in fine sur des liens de nature libidinale : les individus qui les composent aiment leur chef et vivent dans l’illusion que celui-ci les aime en retour d’un amour égal.

Un consentement éclairé ?

Des moyens tels que la manipulation idéologique et la propagande doivent permettre de renforcer ces attachements émotionnels et de conforter cette conviction, en favorisant l’essor d’un culte de la personnalité. Le désir des dominés, articulé à leur besoin d’identification, se trouve à la racine de l’autorité… Une servitude volontaire revue et corrigée à la lumière de l’inconscient, en somme.

Mais en suivant cette pente, n’est-on pas conduit à adopter une vision purement aliénante du pouvoir ? Chez La Boétie, les hommes sont fascinés par le tyran, chez Freud, les foules sont hypnotisées par le meneur. Une dimension essentielle se voit occultée, au grand dam de ces auteurs : celle de la liberté ou de l’autonomie des êtres qui sont confrontés au pouvoir. Or, il est possible d’envisager une autre approche où celui-ci ne s’appuie pas sur une soumission de type psychologique mais sur un consentement éclairé des individus qui en font l’expérience.

Revenons à la philosophie politique. Toute une tradition a cherché à concilier liberté et pouvoir en montrant que ce dernier naît d’un contrat ou d’un pacte, ce qui suppose un choix réfléchi de la part des hommes qui le concluent. Le philosophe anglais John Locke est emblématique du versant libéral de cette tradition : dans le Traité du gouvernement civil (1690), il défend la thèse selon laquelle ce sont les individus eux-mêmes qui décident par convention d’instituer la société civile et le pouvoir politique qui en est le corollaire. L’État est créé afin d’arbitrer de manière impartiale les conflits et de garantir les libertés fondamentales, au premier rang desquelles la propriété et la sécurité.

Le droit de révolte

Telle est sa mission première, et elle lui est confiée par les hommes qui acceptent d’obéir aux lois censées protéger leurs droits inaliénables. L’assujettissement n’est donc plus de mise, dans la mesure où le pouvoir ne se soutient que du consentement actif du peuple. De même, nul désir énigmatique d’être dominé, mais une adhésion rationnelle aux impératifs de la vie en commun et un rapport de confiance aux institutions en place. Et J. Locke de pousser dans ses derniers retranchements une telle conception : si le pouvoir po litique dégénère en absolutisme ou en tyrannie, s’il use de ses prérogatives de manière arbitraire au lieu de défendre les libertés des individus, alors ces derniers ne sont plus tenus d’obéir. Le peuple possède un droit de résistance dès lors que le pacte originel a été brisé, et ce par les hommes au pouvoir eux-mêmes. Il ne s’agit pas tant ici de justifier la rébellion violente que de lancer un appel solennel : si les hommes se retrouvent dans une situation d’oppression manifeste, ils ne doivent pas se résigner à la servitude ; il est nécessaire qu’ils se prennent en main afin de renverser le régime devenu illégitime et de jeter les bases d’un nouveau gouvernement. Certes, J. Locke n’entre pas dans le détail des modalités de l’insurrection populaire, mais le principe qui sous-tend son propos est clair : seule la volonté d’être libre permet de s’ériger contre la domination politique injustifiée et les formes de passivité qu’elle est susceptible d’entraîner. La Boétie n’est pas loin : pour ce dernier, la sortie de l’esclavage ne passe pas par un tyrannicide sanglant, mais par le développement du refus de servir. C’est l’affirmation d’un véritable désir de liberté émanant du peuple qui

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mettra définitivement fin à l’ère de la servitude volontaire. Tel un colosse aux pieds d’argile, le tyran s’effondrera dès lors que les hommes cesseront d’être subjugués par sa figure et de croire en sa toute-puissance.

L’insoumission de la liberté

Le pouvoir se heurte ici à des résistances qui sont l’expression de l’autonomie des gouvernés. Une autonomie qui peut être suspendue dans les cas de fascination pour l’autorité, mais qui doit être supposée et exercée afin que les individus reconnaissent la légitimité du pouvoir et ne s’inclinent pas mécaniquement devant lui. Le postulat de la liberté et l’idée selon laquelle l’existence même du pouvoir implique la possibilité de telles résistances se retrouvent dans les analyses d’un penseur nettement plus proche de nous, à savoir Michel Foucault. Il est vrai que ce dernier réfléchit sur la question du pouvoir dans une optique spécifique : il ne s’intéresse pas en priorité au pouvoir politique, c’est-à-dire aux institutions publiques et aux règles juridiques par lesquelles l’État organise la vie des citoyens. De manière générale, le pouvoir ne doit pas être conçu comme l’ensemble des mécanismes permettant aux gouvernants d’assurer leur domination sur les gouvernés. Selon M. Foucault, le pouvoir définit essentiellement un type de relation entre les individus ; il renvoie à un processus concret au terme duquel certains hommes déterminent la conduite d’autres hommes. Or, une telle conception pose la problématique des rapports de force qui s’instaurent dans la mise en œuvre du pouvoir. Et dans un article de 1982 baptisé «Deux essais sur le sujet et le pouvoir», M. Foucault refuse explicitement d’envisager ces rapports sous l’angle de la servitude volontaire. Le désir d’être esclave et l’amour du maître sont des hypothèses mystérieuses qui masquent le fonctionnement réel du pouvoir : celui-ci s’exerce sur des «sujets libres», sur des individus ou des groupes qui sont toujours en mesure d’adopter des «stratégies de lutte», de refus ou de contournement des actions qui leur sont prescrites. «L’insoumission de la liberté» et les résistances diverses qui en sont la manifestation constituent le réquisit et le pendant irréductible de toute relation de pouvoir. Il n’en résulte pas une opposition binaire entre la liberté et le pouvoir, mais un rapport dynamique marqué par l’incitation et la provocation permanentes. De telles analyses ont été relayées de manière concrète par la sociologie des organisations (encadré p. 62).

Ainsi, ce qui se laisse à penser, de La Boétie à M. Foucault, c’est que les hommes ne sont jamais totalement démunis face au pouvoir. À la différence de la violence pure qui impose une contrainte physique de fait, celui-ci repose sur des croyances et des formes de reconnaissance qui peuvent à tout moment être ébranlées. Qu’il nous amène à agir d’une façon déterminée ou qu’il nous hypnotise, le pouvoir apparaît dans toute sa précarité dès lors que la liberté reprend ses droits. La piqûre de rappel n’est pas simple à administrer, mais elle a au moins le mérite d’exister : finalement, face au pouvoir, nous ne sommes peut-être pas obligés d’être masos…

Lire aussi " Au cœur des rapports de force "

Aristote (-384/-322)

L’homme est un «animal politique» qui vit naturellement dans la cité. Fort de cette thèse, Aristote propose une typologie des gouvernements, de la monarchie à la démocratie, et s’interroge sur les critères de leur légitimité morale. Un régime apparaîtra comme juste s’il sert l’intérêt commun et promeut l’égalité des citoyens. Ces conditions peuvent être atteintes si la constitution prévoit un système d’alternance entre les gouvernés et les gouvernants, ce qui rend possible la participation de tous à l’exercice du pouvoir.

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Nicolas Machiavel (1469-1527)

Dans Le Prince (1513), Machiavel expose les techniques permettant à l’homme qui a acquis le pouvoir de maintenir son autorité. Si la nécessité l’exige, il doit savoir se faire «lion» et «renard», et employer des moyens comme la violence et la ruse. La conservation du pouvoir est un enjeu primordial qui légitime le recours au mal et implique ainsi une émancipation de la politique par rapport à la morale. Le prince doit également s’attacher les faveurs du peuple en se faisant aimer et craindre de lui.

Thomas Hobbes (1588-1679)

Ce philosophe anglais est un théoricien du contrat social comme origine du pouvoir politique. Dans le Léviathan (1651), il forge l’idée d’un état de nature où les hommes se livrent des conflits incessants et vivent dans l’insécurité permanente. Pour se sortir de cette «guerre de tous contre tous», ils concluent un pacte par lequel ils abandonnent leurs prérogatives naturelles à une puissance souveraine. L’État est donc créé afin d’assurer la paix civile, et il peut s’arroger tous les droits pour remplir cette fonction.

Hannah Arendt (1906-1975)

S’élevant contre toute une tradition, Hannah Arendt refuse de penser le pouvoir sous l’angle de la domination. Selon elle, le pouvoir est une force positive irréductible à la violence et qui est l’attribut non d’un individu isolé mais d’un groupe. Il naît lorsque des hommes décident de se rassembler, de se concerter et de prendre des initiatives en commun. Le pouvoir constitue une dynamique collective d’action qui s’incarne dans l’histoire au travers des mouvements de révolution ou de contestation des autorités établies.

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VI. Philosophie morale et droits fondamentaux. La question de l’autonomie de

la volonté et du consentement

Dans la philosophie morale contemporaine, deux grandes conceptions du consentement sont en

concurrence1. Ce sont elles qui structurent des débats tels que : l’opposition entre abolitionnistes et

réglementaristes de la prostitution2 ; le droit au refus de soins pour des raisons religieuses ; la

légitimité d’une interdiction de la circoncision non seulement à l’égard des mineurs mais également à

l’égard des majeurs ; la légitimité d’une légalisation de l’euthanasie ; la légitimité d’une incrimination

de la consommation de stupéfiants ; la légitimité d’une incrimination pénale du barebacking3,…Autant

de débats sur la question de savoir si l’État démocratique et libéral est justifié à vouloir protéger

l’individu contre ce qu’il estime être un mauvais usage par l’individu de sa propre liberté alors

que classiquement la liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas à autrui.

1. La conception absolutiste de l’autonomie personnelle et du consentement

Cette conception est au cœur de l’« éthique minimale »4 qui en infère notamment : 1. la

circonscription du domaine de la morale aux rapports à autrui ; 2. le principe de non-nuisance à autrui

qui exclut toute condamnation morale des dommages que l’on se cause volontairement soi-même

(suicide, mutilation), des dommages qui sont le fait d’adultes consentants (sadomasochisme), ainsi que

des atteintes abstraites ou symboliques telles que l’atteinte à Dieu ou au drapeau national.

Objections :

Cette conception est jugée par certains absurde puisque « si elle était adoptée, nul ne serait jamais

admis à consentir à quoi que ce soit, puisque nul n’est jamais capable de démontrer en aucune manière

qu’il est autonome ».

2. La conception relativiste du consentement5

Elle postule qu’il n’y a de définition du consentement que conventionnelle, cette définition

conventionnelle (ou stipulative) étant formalisée dans le droit en général, et dans le droit pénal en

particulier. Ainsi, l’Etat est fondé à abstraire du consentement certaines catégories de personnes (en

raison de leur vulnérabilité) et certains agissements (en raison de leur dangerosité pour l’intégrité

physique et mentale des personnes)

Objections :

Cette conception a du mal à objectiver la distinction entre les cas de « vices du consentement»

(déficience mentale, enfance) qui sont évidents et ceux qui le sont moins. On le voit d’ailleurs au fait

que la doctrine critique de la Cour européenne des droits de l’homme pour ses arrêts sur le

1 Sur ces conceptions, voir Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes,

Gallimard, 2007. 2 Le débat porte sur la question de savoir si l’on peut concevoir que l’acte prostitutionnel soit

« contractuel ». 3 Pratique consistant dans une relation sexuelle non protégée avec un partenaire dont on sait qu’il est

porteur du virus du SIDA. La contestation de l’incrimination cette pratique, prisée dans certains

milieux homosexuels, a été portée par le juriste et écrivain Guillaume Dustan. 4 Ruwen Ogien, La panique morale, Grasset, 2004 ; voir également Marcela Iacub (juriste) et Patrice

Maniglier (philosophe) dans leur Antimanuel d’éducation sexuelle (Editions Bréal, 2005). 5 Voir notamment : Michela Marzano, Je consens, donc je suis, P.U.F, 2006

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sadomasochisme6 manque quelque peu à son objet parce que si l’on voit de quelle morale du

consentement elle relève, elle ne propose guère à la Cour un critère objectif de départ entre d’une part

les cas où ce consentement est « authentique » et donc absolutoire de toute responsabilité juridique et,

d’autre part, les cas où il ne l’est pas.

6 CEDH, K. A. et A. D. c/Belgique (2005) – CEDH, Laskey, Jaggard et Brown (1997). L’une des

choses les plus frappantes dans les arrêts de référence de la Cour européenne des droits de l’homme

c’est que la référence au consentement y est presque toujours mobilisée de manière factualiste. Dans

son argumentation relative à la licéité des clubs échangistes (arrêts du 21 décembre 2005), la Cour

suprême du Canada semble avoir la même prévention. L’argumentation de la Cour s’était en effet

organisée autour de trois « critères » : l’existence ou non d’un préjudice physique ou moral pour les

participants ; l’affectation ou non de l’autonomie ou de la liberté des sociétaires de tels clubs du fait de

leur exposition au public ; la possibilité pour les sociétaires de tels clubs de développer des

comportements antisociaux directement imputables à leur fréquentation de ces clubs.

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VII. La « banalité du mal » revisitée

Jean-François Dortier

Comment des hommes ordinaires peuvent-ils devenir des bourreaux ? Simplement en exécutant les ordres, expliquait Hannah Arendt. Une série d’études récentes remet en cause ces conclusions. La « soumission à l’autorité» n’est pas aussi facile à induire qu’on l’a dit.

L’expression « banalité du mal» provient du sous-titre du livre qu’Hannah Arendt a consacré au procès d’Adolf Eichmann, le haut fonctionnaire nazi chargé de la logistique de la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale (1). Ayant fui vers l’Argentine après la guerre, A. Eichmann est retrouvé par les services secrets israéliens en 1960, arrêté puis conduit en Israël où son procès s’ouvre en 1962. H. Arendt assistera à tout le procès pour le New York Times. Durant ces auditions, A. Eichmann n’a cessé de proclamer qu’il n’a fait « qu’exécuter les ordres». Le témoignage de cet homme, apparemment si ordinaire, qui ne semble obnubilé ni par la haine ni par l’idéologie, va convaincre H. Arendt de sa thèse sur la banalité du mal. La monstruosité d’un régime peut parfaitement s’appuyer sur le travail ordinaire de fonctionnaires zélés se soumettant aux ordres. Pas besoin de haine ou d’idéologie pour expliquer le pire, la soumission suffit.

Quelque temps plus tard, le psychologue américain Stanley Milgram entreprend de démontrer expérimentalement ce que H. Arendt a révélé au procès Eichmann : la soumission à l’autorité suffit pour transformer un homme ordinaire en bourreau. C’est ainsi qu’est réalisée l’expérience la plus célèbre de toute l’histoire des sciences humaines (2). Au début des années 1960, S. Milgram recrute des personnes qui croient participer à une expérience scientifique. Il leur est demandé d’administrer des chocs électriques à des sujets attachés sur une chaise s’ils ne répondent pas correctement à des questions. D’abord étonnés, les bénévoles s’exécutent de leurs tâches, n’hésitant pas à envoyer des décharges électriques de plus en plus puissantes. L’expérience se révèle donc concluante : on peut commettre des actes violents sans forcément être poussé par la haine. Il suffit d’être sous l’emprise d’ordres impérieux. Chacun d’entre nous pourrait donc devenir un bourreau ?

Des hommes ordinaires

Quelques années plus tard, l’expérience connue sous le nom de « Stanford prison experiment» semble confirmer le fait. En 1971, le psychologue Philip Zimbardo monte une expérience où des étudiants sont invités à rester quinze jours enfermés dans un bâtiment. Les uns joueront le rôle de gardiens, les autres de prisonniers. Mais au bout de quelques jours, des gardiens commencent à se livrer à des brutalités et humiliations sur leurs prisonniers. L’un deux, rebaptisé John Wayne, prend son rôle de maton avec un zèle plus qu’excessif. Au bout d’une semaine, l’expérience doit être stoppée ! Pour P. Zimbardo, la preuve est faite : porter un uniforme, se voir confier un rôle dans un lieu inhabituel suffisent à transformer un sympathique étudiant en un impitoyable tortionnaire. Il vient d’ailleurs de publier un nouveau livre dans lequel il relate l’expérience de Stanford, et y voit une explication à ce qui s’est passé à la prison d’Abou Ghraib en Irak, où des soldats américains se sont livrés à des actes de torture sur des prisonniers irakiens (3).

Cette expérience a été explicitement évoquée par Christopher Browning, dans Des hommes ordinaires, pour expliquer les conduites du 101e bataillon de réserve de la police allemande. Celui-ci, composé d’hommes ordinaires, pères de famille, ouvriers et membres de la petite bourgeoisie, exécuta 40 000 Juifs polonais en 1942 et 1943 (4).

Tous les faits et analyses semblent donc confirmer la thèse de la banalité du mal. Pourtant, ces derniers mois, une série de publications est venue remettre en cause ce que l’on tenait pour évident. Et les certitudes vacillent.

Dans un article de janvier (5), deux psychologues britanniques, Alexander Haslam de l’université d’Exeter et Stephen D. Reicher de l’université de Saint Andrews rouvrent le dossier, jetant un pavé dans la mare. « Jusqu’à récemment, il y a eu un consensus clair entre psychologues sociaux, historiens et philosophes pour affirmer que tout le monde peut succomber sous la coupe d’un groupe et qu’on ne peut lui résister. Mais maintenant, tout d’un coup, les choses semblent beaucoup moins certaines.»

Les remises en cause sont d’abord venues de travaux d’historiens. Les publications sur A. Eichmann se sont multipliées ces dernières années. L’historien britannique David Cesarani s’est livré à un réexamen minutieux de sa biographie (Becoming Eichmann: Rethinking the life, crimes, and trial of a « desk killer», 2006). Contrairement

à l’image qu’il a voulu donner de lui-même lors de son procès, A. Eichman fut un antisémite notoire, parfaitement

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conscient de ce qu’il faisait. Il a pris des initiatives qui allaient au-delà de la simple exécution des ordres. L’image du fonctionnaire anonyme n’était qu’une ligne de défense. Et H. Arendt est tombée dans le piège. Peut-être même a-t-elle accepté un peu vite ses conclusions parce qu’elle permettait de formuler une thèse forte et percutante : les systèmes monstrueux vivent de la passivité des individus ordinaires.

De son côté, l’historien Laurence Rees a rouvert le dossier Auschwitz (6). Il montre que les organisateurs de la solution finale n’étaient pas des exécutants serviles. Les ordres donnés étaient souvent assez vagues et il fallait que les responsables de la mise en œuvre prissent des initiatives et fissent preuve d’engagement pour atteindre les buts fixés. Selon L. Rees, cet engagement est d’ailleurs ce qui donne force au régime totalitaire. Il faudrait donc autre chose que de la simple soumission à un système pour aboutir à des crimes de masse. Cela nécessite aussi que les exécutants des basses besognes croient à ce qu’ils font, adhèrent à leur mission, se mobilisent activement. L’obéissance ne suffit pas, l’idéologie compte (7).

La morale des bourreaux

Ainsi que la morale. Oui, la morale ! Les « exécuteurs» de génocides – en Allemagne, au Rwanda… – n’étaient pas des psychopathes ou des hordes de sauvages assoiffés de sang, ni des exécutants aveugles. Ils agissaient en toute conscience pour ce qu’ils jugeaient être le bien. Dans l’expérience de S. Milgram, il y a fort à parier que les sujets devenant bourreaux agissaient avec le sentiment de faire progresser la science. Autrement dit, soulignent A. Haslam et S. Reicher, ils trouvaient leur comportement moralement justifiable.

Un autre mécanisme intervient dans le passage à l’acte. Plus les bourreaux se sentent étrangers aux victimes, plus est aisée leur élimination. Les meurtriers de masse n’ignorent pas la morale commune ; ils portent des valeurs, ont le sens du devoir et des interdits comme chacun d’entre nous. Simplement, c’est à qui peut s’appliquer cette morale commune qui change. Les limites entre le « eux» et le « nous». Dès lors qu’un groupe n’est plus inclus dans l’humanité commune, tout devient possible. Telle est la thèse développée par le psychologue Harald Welzer, dans son livre Les Exécuteurs (Gallimard, 2007), qui passe en revue des

témoignages de massacre, au Viêtnam, en Yougoslavie ou au Rwanda.

Enfin, le sentiment de menace est un élément important souligné tant par A. Haslam et S.D. Reicher que par H. Welzer. Les gens qui commettent des massacres le font dans des périodes de guerre ou de guerre civile. Ils ont le sentiment que leur monde s’écroule et que leur communauté est menacée. Ils ont parfaitement conscience de vivre une situation exceptionnelle, et qu’il faut agir selon des normes inhabituelles. Ce sont des hommes certes ordinaires, mais vivant dans un contexte extraordinaire.

NOTES

(1) Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll « Folio

essais», 1991.

(2) Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, 1974.

(3) Philip Zimbardo, The Lucifer Effect: Understanding how good people turn evil, Random House, 2007. (4) Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la

Solution finale en Pologne, 1996, rééd. Tallandier, 2007.

(5) Alexander Haslam et Stephen D. Reicher, « Questioning the banality of evil», The Psychologist, vol. XXI,

n° 1, janvier 2008.

(6) Laurence Rees, Auschwitz: The Nazis and the « final solution», BBC, 2005.

(7) Voir Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste,

1966, rééd. Seuil, coll. « Points essais», 1998.

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VIII. L’Etat démocratique et libéral

Pascal Mbongo

Quels sont les principes politiques intellectuels qui fondent la démocratie représentative

et que le droit constitutionnel vient formaliser ?

Comment les Etats démocratiques et libéraux pensent-ils la question de l’organisation des

pouvoirs publics ? Ils la pensent à partir de la doctrine de la séparation des pouvoirs mais

il faudra voir que différentes conceptions de la séparation des pouvoirs ce sont

développées. Et c’est cette multiplicité de conceptions qui aboutit à la distinction entre les

régimes parlementaires et les régimes présidentiels.

Il convient de distinguer les fondements idéologiques de la démocratie libérale (= des pays

relevant du constitutionnalisme) de ses aménagements juridico- politiques.

A. Les fondements idéologiques

Les démocraties libérales = régimes dont la matrice intellectuelle est la notion de liberté. Ces

régimes croisent en réalité deux définitions de la liberté : La liberté autonomie - La liberté de

participation

1. La liberté-autonomie

Cette première conception postule l’existence d’une sphère de la vie individuelle dans

laquelle il ne saurait y avoir d’immixtion extérieure ni de la part des pouvoirs publics ni de la

part d’autres individus.

Cette liberté autonomie est reconnue, consacrée, garantie par tous les textes

constitutionnels des démocraties occidentales sans exception.

Cette liberté autonomie est garantie en France en particulier par l’article 4 de la

DDHC « la liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas à autrui ».

Cette liberté autonomie se traduit elle-même dans une valeur commune à l’ensemble

des démocraties libérales cette valeur s’appelle : le pluralisme.

On entend par pluralisme : toute conception éthique, philosophique, politique ou juridique qui

repose sur l’idée selon laquelle il existe une diversité d’opinions, de croyances, d’intérêts et

de morales dans la société et que la défense ou la promotion de cette diversité est non

seulement une condition du progrès mais également une condition de la démocratie.

Nota bene : le pluralisme est une chose complexe en effet, le pluralisme suppose d’une

part la neutralité de l’Etat et d’autre part la tolérance des citoyens.

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La neutralité de l’Etat en ce sens qu’il doit s’interdire de s’immiscer dans la concurrence des

opinions, des valeurs et intérêts qui existent. Autrement dit, il doit s’interdire de biaiser le

marché des opinions, des idées... La tolérance des citoyens renvoient pour sa part à

l’autolimitation dont chacun doit faire preuve d’interférer dans les croyances, préférences,

intérêts d’autrui.

Ces deux exigences sont plus simples à énoncer intellectuellement qu’à formaliser

juridiquement.

Exemples :

Lorsque l’Etat « autorise » le mariage homosexuel ne donne-t-il pas raison à une des

opinions qui existent dans la société ?

La tolérance des citoyens est-elle une donnée naturelle ou un construit juridique ?

2. La liberté-participation

Cette autre manière de définir la liberté consiste à dire que la liberté c’est la faculté

pour chacun de prendre part à la formation des décisions qui intéressent la cité.

Cette autre conception de la liberté est un héritage de Jean Jacques Rousseau

puisqu’ici il y’a liberté dans la mesure où « obéir à une loi à la formation de laquelle

on a pris part c’est s’obéir à soi-même ».

Cette liberté est elle aussi consacrée, aménagée par les textes constitutionnels des

démocraties libérales.

Cette conception de la liberté a été inventée et pratiquée initialement sous l’Antiquité

grecque néanmoins les grecques ne concevaient pas la liberté-participation comme les

modernes : les démocraties libérales. En effet, chez les grecques la participation des

individus dans la cité passait essentiellement par des consultations directes dans les

assemblées populaires. Dans les démocraties libérales modernes la participation du

citoyen à la vie de la collectivité passe essentiellement par la voie de l’élection

d’organes qui vont être considérés comme représentant la volonté générale. Dans cette

mesure les démocraties libérales sont également appelées démocraties représentatives.

La question que l’on peut se poser est de savoir pourquoi au XVIIIe siècle c’est le

principe de la représentation politique qui s’est imposé comme mode d’exercice de la

participation politique ?

Une raison pratique : l’impossibilité de rassembler régulièrement les citoyens dans de

grands Etats modernes.

Une raison politique : il s’agissait alors d’éviter que les passions populaires et

l’ignorance populaire ne viennent « pervertir » la raison publique ; autrement dit l’on

voulait confier le pouvoir de décision à des élites instruites, cultivées donc

« rationnelles » mais légitimées par l’élection. Montesquieu : « le peuple est apte à

choisir ses gouvernants et il n’est pas apte à gouverner ». Au fond la démocratie

représentative est un régime « élitiste » pour les uns, « aristocratique » pour les autres

et « oligarchique » pour d’autres encore.

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B. L’aménagement juridico-politique de la démocratie libérale

Deux questions se posent ici :

par quelles procédures le pluralisme est-il garanti ?

par quelle procédures la participation politique est-elle assurée ?

1. Les garanties du pluralisme

Il existe différentes règles protectrices du pluralisme :

les règles relatives à la liberté des opinions et des croyances :

Liberté de conscience (norme constitutionnelles et CEDH)

Liberté de religion (norme constitutionnelles et CEDH)

Liberté d’expression (norme constitutionnelles et CEDH)

Ces libertés se prêtent régulièrement à des cas difficiles : affaire des caricatures de Mahomet,

le débat sur la « liberté de conscience » des maires en matière de mariage homosexuel,

l’incrimination du négationnisme…

Les règles relatives aux libertés de la vie privée et de la vie personnelle

ex : droit à la vie privée, droit au secret des correspondances, droit à la vie familiale normale,

liberté d’aller et venir. Ces libertés elles aussi se prêtent à des cas difficiles : la prostitution,

l’avortement, l’homosexualité, l’homoparentalité.

Les règles relatives aux libertés économiques

Droit de propriété

Libertés d’entreprendre

2. Les modalités de la participation politique : les votations populaires

La participation des citoyens à la décision publique se fait soit à travers la désignation des

gouvernants soit à travers une implication directe dans la formation des actes juridiques

publics.

La désignation des gouvernants se fait par voie d’élection ainsi 2 enjeux :

Quels sont les fonctions de l’élection ?

Quels sont les procédures électorales ?

Page 24: Culture Générale Et Libertés

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Les fonctions de l’élection

L’élection a pour fonction de conférer une légitimité à ceux qui gouvernent.

Par légitimité on entend la justification du pouvoir du droit que certains individus ont de

commander à d’autres hommes.

Cette notion a été creusé par les philosophes, les sociologues, les juristes. S’agissant des

juristes deux enjeux les ont spécialement motivés :

Pour beaucoup de juristes il existe un glissement de la légitimité dans les Etats

démocratiques. On serait passé d’une légitimité démocratique à une légitimité démo-

libérale.

Autrement dit la question de légitimité porte de moins en moins sur la question de

l’origine du pouvoir mais sur l’exercice du pouvoir. Est-ce que le pouvoir est exercé

dans le respect des droits fondamentaux ?

Ce glissement d’une légitimité démocratique à une légitimité démo-libérale consiste

au fond à considérer que le pouvoir n’est pas légitime simplement parce qu’il est élu

mais aussi parce qu’il est exercé dans le respect des droits fondamentaux sous le

contrôle des juges. C’est ce glissement qui fait dire à beaucoup que les démocraties

contemporaines sont « des démocraties dualistes ».

La question avec cette démocratie dualiste est de savoir si elle n’est pas

constitutivement conflictuelle autrement dit si les deux légitimités (celle procédant

l’élection et celle procédant du contrôle des juges) ne sont pas condamnées à entrer

en conflit.

Ce premier enjeu est celui qui travaille les discussions, les débats sur les juridictions

constitutionnelles, les juridictions internationales et les juridictions européennes.

Le deuxième enjeu soulevé par la notion de légitimité en droit tient au fait que ce

concept est clivant chez les juristes.

Les juristes hérités de Kelsen ont à cet égard une thèse originale puisqu’ils

considèrent que s’interroger sur la légitimité du pouvoir ne relève pas spécialement

de la science du droit à moins de considérer que légitimité et légalité sont légitimes.

Pour les normativistes (kelseniens) la seule question qui se pose dans un ordre

juridique est de savoir si une règle de cet ordre juridique est valide au regard d’une

règle supérieure ? Légitimité et Légalité sont synonymes. Ce point de vue est

contesté par tous ceux qui sont hostiles au normativisme et qui considèrent qu’un

gouvernement légitime n’est pas simplement un gouvernement constitué selon les

formes légales. Pour eux, un gouvernement ou un pouvoir est légitime pour autant

qu’il est créé et qu’il agit conformément à des principes supérieurs de justice et de

morale. Ainsi un gouvernement ou un pouvoir légitime est celui qui n’édicte pas

de lois injustes. Toute la question est de savoir ce qu’est une loi injuste :

- est-ce une loi contraire à la religion ? (cela pose problème dans les Etats laïques car tout le monde n’est pas croyant et tous les croyants n’ont pas les mêmes

croyances)

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- est-ce une loi contraire à la conscience individuelle ? (cela pose problème car tout le monde n’a pas la même conscience individuelle)

- est-ce une loi contraire à la morale ? Laquelle ? collective ou individuelle ?

Cette question (légalité et légitimité) sont-ils synonymes ? a pris une importance particulière

avec l’Etat nazi et l’Etat fasciste. En filigrane le débat est celui-ci : le droit nazi était-il du

droit ou non ? le droit de Vichy était-il du droit ? Quand est-ce qu’un fonctionnaire doit dire

qu’il ne peut pas exécuter ce que sa hiérarchie lui demande de faire ?

Les procédures électorales

Dans une acception large la notion de procédure électorale va donc désigner :

la réglementation du droit de vote (de la capacité à voter)

la réglementation du droit à l’éligibilité (les conditions pour être candidat à une élection politique)

les règles du calendrier électoral

les règles relatives à « la propagande électorale » (à la publicité politique des

candidats)

les règles relatives aux modes de scrutins

les règles relatives aux contentieux des élections (quels sont les juges compétents ? quels sont leurs pouvoirs ?).

La nature du lien entre les électeurs et élus

À travers leur vote les électeurs accorde un mandat à leur élu. Quelle est la nature de ce

mandat ? Cette notion de mandat peut avoir des significations différentes en droit

constitutionnel :

le mandat politique peut d’abord être impératif = il y’a mandat impératif lorsque

l’élu reçoit des électeurs des instructions obligatoires dans ce cas l’élu est tenu de

faire ce que les électeurs lui ont demandés de faire. Ce type de mandat est largement

prohibé dans les démocraties occidentales, en France c’est l’article 27 de la

constitution « tout mandat impératif est nul » or il n’empêche et paradoxalement que

les élus sont souvent en train de se retrancher derrière « les volontés de leur

électeurs ».

le mandat politique peut être représentatif = il y’a mandat représentatif lorsque l’élu

n’est pas lié par les volontés de ses électeurs. Autrement dit, lorsque les élus ne

peuvent pas être révoqués durant leur mandat par les électeurs, lorsque les élus ne

peuvent pas être contraints à la démission par les électeurs. On voit bien que ce

mandat participe de cette idée selon laquelle il faut épurer la décision publique

des pressions populaires.

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IX. Populisme et Démocratie.

Et si le populisme était constitutif de l’hypermodernité ?

Pascal Mbongo

Le Monde.fr | 04.11.10 | 17h32

L’on n’a jamais autant parlé de populisme qu’aujourd’hui : à propos de l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public ; à propos des propositions d’augmentation des salaires ou de nationalisation des banques dans le contexte de la crise économique ; à propos du « grand débat national sur l’identité nationale » lancé en 2009 par le Gouvernement... Et cette qualification n’est pas circonscrite à la France puisqu’elle a pu être appliquée à des faits politiques ou à des résultats électoraux en Italie, aux Pays-Bas, en Suède, au Danemark, aux États-Unis, en Suisse, etc.

S’il est entendu que les acteurs et les discours politiques auxquels cette qualification est

rapportée ne revendiquent pas, au moins sur un plan méthodologique, le principe libéral de la modération, l’on ne saurait pourtant parler de populisme sans garder à l’esprit que, comme presque toutes les catégories du lexique politique – et spécialement celles précisément auxquelles se rapportent le label populisme – ce mot est piégé. De fait, dans presque tous les contextes politiques et tous les champs sémantiques dans lesquels cette catégorie est mobilisée, la référence au populisme brasse des représentations négatives. En France en particulier, il s’agit pour une large part d’un jugement politico-moral disqualifiant qui s’est développé à mesure de la prospérité ou de l’enracinement du Front national dans l’espace politique français.

Plus généralement, ce label tend désormais à désigner tout acteur politique dont la stratégie

et/ou le discours mobilise(nt) plusieurs données réputées « objectives » par les adversaires du populisme. La première donnée dont il est convenu de dire qu’elle caractérise le populisme consiste dans l’imputation par les « populistes » à différentes puissances ou à différents détenteurs de pouvoirs sociaux (le « pouvoir médiatique », les « puissances d’argent », « les élites ») d’une volonté d’aliéner les volontés populaires. A travers cet argument, l’accusation de populisme exprime une défiance à l’égard d’une vision holiste des groupes sociaux et à l’égard d’une réduction de la politique à des « complots » (en l’occurrence le complot de certains détenteurs de pouvoirs sociaux).

La deuxième donnée dont il est convenu de dire qu’elle caractérise le populisme consiste dans le

caractère « démagogique » des analyses et de l’offre politiques des acteurs concernés. C’est à travers ce second critère que la qualification de populisme contient un jugement moral. Cette qualification sert à reprocher à celui ou à ceux que l’on qualifie de « populiste » de corrompre moralement le « peuple » en lui vantant des propositions de politiques publiques (en matière fiscale, en matière de politique d’immigration, en matière de politique économique, en matière de construction européenne, etc.) dont le « populiste » est supposé savoir qu’elles (ses propositions) sont « déraisonnables » ou « inapplicables ».

A ces deux critères, certains ajoutent le critère du charisme du chef. Ce critère est ambigu dans la

mesure où si le charisme suppose en général que le « leader populiste » a des qualités personnelles spécifiques (des qualités esthétiques, des qualités rhétoriques), ces qualités spécifiques ne sont pas unanimement prêtées à tous les leaders « populistes », ni par les observateurs, ni même par leurs supporters. Ici on est un peu devant l’histoire de l’œuf et de la poule (le charisme précède-t-il l’offre politique ou est-ce l’offre politique qui rend charismatique ?) et la psychologie sociale ne tranche pas définitivement en faveur de l’une des deux hypothèses.

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Il reste que des deux « critères » du populisme qui viennent d’être exposés, c’est, malgré les

apparences, le second critère qui est la faiblesse structurelle de l’opprobre que l’on entend jeter sur les « populistes ». Pour dire les choses autrement, si la qualification de « populiste » ne dérange pas vraiment ceux qui sont ainsi désignés, ni les citoyens qui leur accordent leurs suffrages (même si bien sûr il peut y avoir des formes de « culpabilité » ou de honte, comme celles qui ont pu conduire durablement des électeurs du Front national à ne pas rapporter leurs préférences aux instituts de sondages), c’est parce que, fondamentalement, cette qualification est perçue comme étant anti-démocratique par ceux qu’elle désigne. Ce qui a pour conséquence d’anesthésier relativement les électeurs dont les critiques du populisme voudraient espérer un sursaut démocratique. Pour ainsi dire, peu ou prou, l’électeur captif d’idées réputées populistes se sent comme injurié, comme méprisé. Et, à tort ou à raison, il en infère – cette critique est évidemment aussi vieille que la démocratie représentative elle-même – que la démocratie n’est pas ce qu’elle prétend être.

De fait, en tant qu’elle est d’abord un système de croyances et de représentations avant d’être un

système de normes juridico-politiques, la démocratie (égalité du suffrage, faculté de chaque citoyen d’être tour à tour gouvernant et gouverné) postule et suggère tout à la fois – comme sa petite fille que sont les sondages d’opinion – que la capacité à produire une opinion est à la portée de tout le monde et que toutes les opinions se valent (l’opinion et le vote d’un « boutiquier » valent l’opinion et le vote d’un philosophe, pour reprendre une opposition développée par Platon à l’appui de son refus de la démocratie pure). Or, l’accusation de populisme postule pour sa part nécessairement que la capacité à produire une opinion n’est pas à la portée de tout le monde, que toutes les opinions ne se valent pas (l’opinion d’un expert du « réchauffement climatique » vaut davantage que celle de M. et Mme tout le monde), que certains objets ou certaines questions sont ou doivent être en dehors du champ du relativisme démocratique. Du même coup, ce que la qualification de populisme révèle – peut-être malgré elle – au citoyen bien disposé à l’égard des discours jugés populistes, c’est une contradiction structurelle de la démocratie représentative entre le principe démocratique d’une part et le principe représentatif d’autre part.

En effet, si d’un côté l’idéal démocratique repose sur les deux postulats qui viennent d’être

rapportés, la représentation pour sa part présente une fonction de re-médiatisation du système politique qui, dans la meilleure des hypothèses, doit préserver les gouvernants des pressions populaires dangereuses ou tyranniques. La critique contemporaine du populisme ré-explicite donc l’idée que la représentation ne découle pas seulement d’une impossibilité matérielle pour de grands États de pratiquer au quotidien la démocratie directe mais plus fondamentalement de l'idée que la masse des individus n'est pas en mesure de (bien) gérer les affaires publiques, faute d’expertise ou faute de pouvoir renoncer à leur quête du bonheur privé. Ce qu’il faut essayer de comprendre, c’est pourquoi cette ré-explicitation est souvent faite honteusement par la critique contemporaine du populisme, celle-ci préférant insister sur l’idée que ce dernier n’est qu’une inconséquence (ponctuelle) de certains problèmes sociaux (la pauvreté, la crise de l’État-providence, les migrations internationales, etc.) dont nul ne sait pourtant si et dans quel délai ils pourront être dépassés, ni s’ils ne seront pas suivis par d’autres problèmes sociaux non moins aigus et complexes.

On fera volontiers l’hypothèse que si l’anti-populisme n’ose pas revendiquer la part élitiste,

aristocratique ou professionnaliste de la démocratie représentative, c’est pour savoir que, sociologiquement et psychologiquement, la messe est dite. L’hypermodernité démocratique – et la revendication subséquente par le sujet démocratique d’une expertise universelle, puisqu’il est « expert de sa propre vie » et que tout intéresse sa « propre vie » – s’accommode modérément des légitimités et des instances en surplomb, des « paroles autorisées », des « experts » et des « intellectuels ». De fait, l’argument tiré de « l’incompétence » des gouvernants ou des journalistes n’a jamais autant été éprouvé dans l’histoire démocratique qu’aujourd’hui ; et les productions des « travailleurs du savoir », dans l’ordre de la connaissance humaine et sociale notamment, n’ont

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jamais été aussi assimilées qu’aujourd’hui à de « simples » productions littéraires. A cette précision près que ce n’est plus seulement le « peuple », celui que se représentent les « brèves de comptoir » ou les émissions « populaires » de la télévision, qui a le monopole de la disqualification comminatoire (« ce sont des conneries ! ») de la parole des gouvernants, des experts ou des journalistes. Les classes « cultivées » ne sont plus les dernières à la pratiquer à l’égard des discours relevant ou non de leurs compétences professionnelles spécifiques, au point que tout le monde est désormais en situation de se formaliser du populisme d’autrui et… de se voir reprocher à l’occasion son propre populisme.

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X. L’universalisme des droits de l’homme en débats. Qu’est-ce que la

mondialisation ?

Sylvie Brunel

Depuis le début des années 1990, la «mondialisation» désigne une nouvelle phase dans l’intégration planétaire des phénomènes économiques, financiers, écologiques et culturels. Un examen attentif montre que ce phénomène n’est ni linéaire ni irréversible.

«Avant, les évènements qui se déroulaient dans le monde n’étaient pas liés entre eux. Depuis, ils sont tous dépendants les uns des autres.» La constatation est banale, hormis le fait que celui qui la formule, Polybe, vivait au IIe siècle avant J.-C. ! La mondialisation, cette création d’un espace mondial interdépendant, n’est donc pas nouvelle. Certains la font même remonter à la diffusion de l’espèce humaine sur la planète…

Dès l’Empire romain, une première mondialisation s’est organisée autour de la Méditerranée. Mais il faut attendre les grandes découvertes, au XVe siècle, pour assurer la connexion entre les différentes sociétés de la Terre et la mise en place de cette «économie-monde» décrite par l’historien Fernand Braudel (1). Une mondialisation centrée sur l’Atlantique culmine au XIXe siècle: entre 1870 et 1914 naît un espace mondial des échanges comparable dans son ampleur à la séquence actuelle. Ouverture de nouvelles routes maritimes, avec le percement des canaux de Suez et de Panama, doublement de la flotte marchande mondiale et extension du chemin de fer, multiplication par 6 des échanges, déversement dans le monde de 50 millions d’Européens, qui peuplent de nouvelles terres et annexent d’immenses empires coloniaux…, la naissance de la mondialisation telle que nous la connaissons aujourd’hui a commencé il y a un siècle et demi.

Mais le processus n’est pas linéaire: la Première Guerre mondiale puis la grande dépression des années 1930 suscitent la montée des nationalismes étatiques, une fragmentation des marchés, le grand retour du protectionnisme. La mondialisation n’est plus à l’ordre du jour jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide et la constitution des blocs figent ensuite le monde pendant près d’un demi-siècle. Pourtant, la mondialisation actuelle est déjà en train de se mettre en place. Jacques Adda la définit comme «l’abolition de l’espace mondial sous l’emprise d’une généralisation du capitalisme, avec le démantèlement des frontières physiques et réglementaires (2)». Selon l’OCDE,

elle recouvre trois étapes:

• l’internationalisation, c'est-à-dire le développement des flux d’exportation ;

• La transnationalisation, qui est l’essor des flux d’investissement et des implantations à l’étranger ;

• La globalisation, avec la mise en place de réseaux mondiaux de production et d’information, notamment les NTIC (nouvelles technologies d’information et de communication).

La mondialisation actuelle, ce «processus géohistorique d’extension progressive du capitalisme à l’échelle planétaire», selon la formule de Laurent Carroué (3), est à la fois une idéologie – le

libéralisme –, une monnaie – le dollar –, un outil – le capitalisme –, un système politique – la démocratie –, une langue – l’anglais.

A chaque phase de mondialisation, on retrouve les mêmes constantes: révolution des transports et des moyens de communication, rôle stratégique des innovations (les armes à feu au XVe siècle, la conteneurisation après la Seconde Guerre mondiale, Internet depuis les années 1990), rôle essentiel des Etats mais aussi des acteurs privés, depuis le capitalisme marchand de la bourgeoisie conquérante à la Renaissance jusqu’aux firmes transnationales et aux ONG aujourd’hui.

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D’abord et avant tout une globalisation financière

C’est le «doux commerce», selon la formule de Montesquieu, qui fonde la mondialisation: ce que les Anglo-Saxons appellent globalisation (le terme mondialisation n’a pas son équivalent anglais) est né d’un essor sans précédent du commerce mondial après 1945. Depuis cette date, les échanges progressent plus vite que la production de richesses. Ils sont dopés par la généralisation du libre-échange, avec la mise en place du Gatt (l’accord général sur les tarifs et le commerce) en 1947 et la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en 1995.

La mondialisation actuelle est d’abord et avant tout une globalisation financière, avec la création d’un marché planétaire des capitaux et l’explosion des fonds spéculatifs. La fin de la régulation étatique qui avait été mise en place juste après la Seconde Guerre mondiale s’est produite en trois étapes: d’abord, la déréglementation, c’est-à-dire la disparition en 1971 du système des parités stables entre les monnaies, qui se mettent à flotter au gré de l’offre et de la demande ; ensuite, la désintermédiation, possibilité pour les emprunteurs privés de se financer directement sur les marchés financiers sans avoir recours au crédit bancaire ; enfin, le décloisonnement des marchés: les frontières qui compartimentaient les différents métiers de la finance sont abolies, permettant aux opérateurs de jouer sur de multiples instruments financiers. Grâce aux liaisons par satellite, à l’informatique et à Internet, la mondialisation se traduit par l’instantanéité des transferts de capitaux d’une place bancaire à une autre en fonction des perspectives de profit à court terme. Les places boursières du monde étant interconnectées, le marché de la finance ne dort jamais. Une économie virtuelle est née, déconnectée du système productif: au gré des variations des taux d’intérêt des monnaies et des perspectives de rémunération du capital, la rentabilité financière des placements devient plus importante que la fonction productive. Les investisseurs peuvent choisir de liquider une entreprise, de licencier ses salariés et de vendre ses actifs pour rémunérer rapidement les actionnaires.

L'avènement des doctrines libérales

Comment en est-on arrivé là ? Le tournant décisif se produit dans les années 1980. En 1979, l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne signifie l’avènement des doctrines libérales. La même année, le Sénégal inaugure le premier «plan d’ajustement structurel»: la crise de la dette vient de commencer pour les pays en développement, obligés d’adopter des «stratégies de développement favorable au marché», selon la formule des institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI). Cette unification des modèles économiques gagne non seulement le monde en développement mais aussi les pays de l’Est: c’est en 1979 toujours que la Chine libéralise son agriculture. Cinq ans plus tard, en 1984, elle ouvre ses premières zones économiques spéciales. Cinq ans après encore, la disparition du mur de Berlin annonce celle de l’Union soviétique en 1991, année où l’Inde, jusque-là nationaliste, protectionniste et autarcique, se libéralise à son tour.

En dix ans, la face du monde a résolument changé. La fin de la guerre froide crée l’illusion qu’une communauté internationale est née, qui va enfin percevoir «les dividendes de la paix». Le capitalisme paraît avoir triomphé, au point que Francis Fukuyama annonce «la fin de l’histoire». Les firmes transnationales amorcent un vaste mouvement de redéploiement de leurs activités. La décennie 1990 est jalonnée par de grandes conférences internationales où les acteurs traditionnels de la diplomatie, les Etats et les institutions internationales, se voient bousculés, interpellés par de nouveaux acteurs, qui privilégient la démocratie participative. Filles de la mondialisation, dont elles utilisent un des ressorts essentiels, le pouvoir des médias et de la communication, les ONG se fédèrent en réseaux planétaires grâce à l’utilisation d’Internet. Elles imposent la vision nouvelle d’un monde interdépendant, où les grandes questions – pauvreté, santé, environnement – doivent être appréhendées de manière globale. Le Sommet de la Terre (Rio, 1992) inaugure ainsi l’ère du développement durable.

Le réseau plutôt que le territoire

Mais l’apparente unification de l’espace planétaire cache de profondes disparités. A l’espace relativement homogène d’avant la révolution industrielle s’est substitué un espace hiérarchisé entre des territoires qui comptent dans l’économie mondiale et d’autres qui sont oubliés. «Le monde de la

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globalisation est un monde de la concentration, de toutes les concentrations: la moitié de l’humanité réside sur 3 % des terres émergées, et la moitié de la richesse mondiale est produite sur 1 % des terres», explique Olivier Dollfus (4). La mondialisation a à la fois des centres d’impulsion et des

périphéries, intégrées ou au contraire délaissées. Les espaces moteurs de la mondialisation appartiennent à l’»archipel métropolitain mondial», une toile de grandes mégalopoles, essentiellement localisées au sein de la Triade (Etats-Unis, Europe, Japon), qui sont reliées entre elles par des réseaux.

La logique du réseau évince celle du territoire: réseaux de transport (des hommes, des marchandises, des matières premières, de l’énergie), mais aussi réseaux de télécommunications et réseaux relationnels. Malgré les extraordinaires progrès des technologies, il n’y a donc aucune abolition du temps et de l’espace, mais la distance n’est plus métrique: elle s’apprécie en fonction de l’équipement des lieux en réseaux, qui définit leur accessibilité et leur attractivité. Les effets de centralité se renforcent, au détriment des territoires ou des populations qui n’ont pas d’»avantage comparatif» dans la mondialisation, pas de pouvoir d’achat ou pas de matières premières par exemple. Ceux-là disparaissent dans des trous noirs, sauf quand l’enclavement leur confère précisément la valeur d’un isolat, culturel ou naturel (5). Le tourisme, première industrie mondiale, peut ainsi parfois renverser la hiérarchie des lieux en muséifiant de prétendus paradis perdus (6).

Le grand retour des États

La mondialisation renforce donc les inégalités. Sur un plan spatial, puisque l’accentuation de la rugosité de l’espace s’observe à toutes les échelles: planétaire, régionale, nationale, locale. Mais aussi sur le plan social: l’écart entre ceux qui peuvent saisir les opportunités offertes par la mondialisation et ceux qui ne trouvent pas leur place, entre riches et pauvres, se creuse à toutes les échelles. Un cinquième de l’humanité seulement consomme (et produit) les quatre cinquièmes des richesses mondiales. Sans régulateur, la mondialisation engendre la marginalisation des plus faibles et la prolifération des activités illicites, voire criminelles. Sans contre-pouvoir, le capitalisme finit par aboutir à des situations de concentration et de monopole qui ruinent la concurrence et remettent en question les mécanismes du marché. Face à ces logiques comme à l’émergence de multiples passagers clandestins, il faut des régulateurs.

Loin d’abolir le rôle des Etats, la mondialisation leur redonne au contraire tout leur sens: seule la puissance publique peut réguler la mondialisation en fixant des normes, en redistribuant les richesses, en aménageant le territoire. Tentations du protectionnisme, fermeture des frontières, mise en œuvre de législations contraignantes, la mondialisation s’accompagne paradoxalement du grand retour des Etats. Le libre-échange est contesté dès lors qu’il compromet certaines questions jugées essentielles, comme l’emploi, la sécurité, la santé ou l’accès à l’énergie. Les zones d’influence se reconstituent par le biais des accords bilatéraux. Entre le dirigisme des pays émergents, le «socialisme de marché» de la Chine et du Viêtnam, les dictatures d’Asie centrale, et le grand retour du nationalisme en Amérique centrale, le libéralisme est loin de régner sur la planète, y compris et surtout dans sa patrie d’adoption, les Etats-Unis, qui le remettent en question depuis que le centre de gravité du monde s’est déplacé de l’Atlantique vers le Pacifique avec la montée en puissance de la Chine.

Loin d’abolir l’espace, la mondialisation redonne au contraire toute leur force aux singularités locales. «En tant que changement d’échelle, c’est-à-dire invention d’un nouvel espace pertinent, la mondialisation crée inévitablement des tensions sur les configurations locales préexistantes en les menaçant d’une concurrence par sa seule existence (7).» L’incertitude face aux mutations du monde,

la rapidité des changements suscitent en réaction une réaffirmation des identités locales, une réactivation des communautés d’appartenance: recherche de socles identitaires, montée des communautarismes, la mondialisation fragmente paradoxalement le monde. Jamais les combats mémoriels et l’intolérance religieuse n’ont été aussi aigus.

Absence d’une gouvernance et de régulateurs mondiaux, grand retour des Etats et du local, la mondialisation est ainsi en train de se muer imperceptiblement en «glocalisation (8)», juxtaposition à

l’infini de politiques locales, visant à décliner à leur façon une économie mondiale qui s’inscrit d’abord et avant tout dans des lieux, un «espace vécu», pour reprendre la formule du géographe Armand Frémont (9). «Le local n’est plus le foyer d’une socialisation rassemblée dont la communauté villageoise était la forme la plus aboutie, mais le point de rencontre, voire de confrontation entre des

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groupes dont chacun possède son propre espace d’action et de référence (10).»

En ce début de XXIe siècle, la mondialisation se trouve ainsi, paradoxalement, en recul. Comme si elle n’avait constitué qu’une phase historiquement datée dans l’histoire de l’humanité.

Notes

(1) F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, 1979, rééd. LGF, 3 vol., 2000. Voir aussi La Dynamique du capitalisme, 1985, rééd. Flammarion, coll.»Champs», 2005. (2) J. Adda, La Mondialisation de l’économie. Genèse et problèmes, La Découverte, 7e éd. 2006. (3) L. Carroué, D. Collet et C. Ruiz, La Mondialisation. Genèse, acteurs et enjeux, Bréal, 2005. (4) O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences po, 2e éd., 2001. (5) J. Lévy, Le Tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde, Belin, 1999. (6) S. Brunel, La Planète disneylandisée. Chronique d’un tour du monde, éd. Sciences Humaines,

2006. (7) J. Lévy et M. Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie, Belin, 2003. (8) Y. Lacoste, De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, Armand Colin, 2003. (9) A. Frémont, La Région, espace vécu, Flammarion, coll. «Champs», 1999. (10) O. Dollfus, op. cit.

Sylvie Brunel

Géographe et économiste, professeure des universités à l’université Paul-Valéry de Montpellier et à l’IEP-Paris, elle a publié, entre autres, La Planète disneylandisée. Chronique d’un tour du monde, éd. Sciences Humaines, 2006 ; Le Développement durable, Puf, coll. «Que sais-je ?», 2004 ; L’Afrique, Bréal, 2003.

L'économie

■ L’économie-monde en chiffres

Considérons un instant notre planète comme un seul pays. Quel est son produit intérieur brut ? En 2005, il s’est élevé à 44 000 milliards de dollars (4 fois celui des Etats-Unis, 25 fois celui de la

France).

Une croissance économique soutenue

Croissance du PIB mondial 2005: + 3,6 % 2006 (prévisions): + 3,7 % 2007 (estimations): + 3,5 % 2008 (estimations): + 3,5 % L’économie du monde se porte bien, mais le revenu par tête reste modeste: 6 987 dollars par habitant et par an (ou 7 680 dollars à parité de pouvoir d’achat, PPA).

■ L’inégale répartition des revenus

Le monde conserve de très fortes inégalités. Il compterait une trentaine de millions de ménages millionnaires et, à l’autre bout de l’échelle des revenus, 1,39 milliard de personnes qui, tout en travaillant, vivent sous le seuil de pauvreté (2 dollars par jour ou moins pour elles et leur famille). Parmi elles, 550 millions ne dépassent pas le seuil d’extrême pauvreté (1 dollar par jour).

Source: Banque mondiale, 2003.

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La population

La population mondiale, horizon 2050

Le monde conserve une croissance démographique importante (1,2 % par an), avec une population estimée à 6,5 milliards d’habitants en 2006. Cette croissance ralentit.

Croissance démographique: trois scénarios

L’espérance de vie reste modeste: 67 ans en moyenne. Mais elle a considérablement augmenté: la population mondiale a gagné plus de 20 ans d’espérance de vie ces cinquante dernières années, soit près de cinq mois d’espérance de vie en plus chaque année. Toutefois, de fortes disparités persistent (26 ans en Sierra Leone contre 74 ans au Japon).

La croissance des classes moyennes

Les classes moyennes sont en augmentation dans le monde. Elles devraient regrouper 1,1 milliard de personnes en 2030 (avec un revenu de 16 000 à 68 000 dollars/an pour une famille de quatre personnes), soit 16 % de la population, contre 400 millions aujourd’hui.

Source: «Gérer la prochaine vague de mondialisation», rapport de la Banque mondiale sur les perspectives de l’économie mondiale 2007.

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XI. L’universalisme des droits de l’homme en débats. Mondialisation ou

occidentalisation ?

Daniel Cohen

La mondialisation ne tient pas ses promesses. Alors que les modes de vie, les savoirs, les technologies se diffusent à l’échelle planétaire, la grande majorité de l’humanité n’est pas en mesure de participer à la fabrication d’un destin humain partagé.

Il est tentant d'interpréter la mondialisation comme la continuation, par d’autres moyens, de l’occidentalisation du monde. Que l’on mette l’accent sur la domination économique ou culturelle, l’Occident, désormais emmené par les Etats-Unis, semble parachever l’œuvre amorcée il y a cinq cents ans de colonisation du monde. Cette lecture donne une clé d’interprétation du rejet de la mondialisation. L’hégémonie culturelle se heurte au réveil des grandes civilisations hier asservies. L’hégémonie économique attise le renouveau des forces anticapitalistes. Nouvelle guerre des religions ou nouvelle lutte des classes planétaires, la mondialisation renoue avec des combats anciens.

Cette lecture a le mérite de la simplicité historique. Elle n’a que l’inconvénient de confondre le mythe et la réalité. Le principal problème de la mondialisation aujourd’hui n’est pas qu’elle aiguise les conflits religieux ou la lutte des classes. Il tient à une cause plus simple et plus radicale: la mondialisation ne tient pas ses promesses. Elle donne l’image d’une proximité nouvelle entre les nations qui n’est pourtant que virtuelle. Le développement, tel que l’a analysé Amartya Sen, consiste à donner aux personnes, aux sociétés, les moyens de construire des destins dignes de leurs attentes. Le problème de la mondialisation est qu’elle a, à ce jour, davantage modifié les attentes des peuples qu’accru leurs capacités d’agir.

Même dans les cas a priori les plus favorables, la situation reste accablante. Si la côte Est de la Chine devient le nouvel atelier du monde, 800 millions de paysans pauvres espèrent obtenir le droit de venir y résider. Plus de la moitié de la population indienne ne sait toujours pas lire et écrire. La tâche qui attend les pays pauvres pour devenir à leur tour des centres prospères reste considérable, pour certains, décourageante. On ne prendra jamais assez la portée de cette statistique essentielle: la moitié de la population de la planète vit avec moins de deux euros par jour. Il leur faut, à partir de cette base fragile, construire des routes, éduquer leurs populat ions, maîtriser des technologies en constante évolution. Tout reste à faire qui leur permette de devenir des acteurs à part entière de la mondialisation. Pour accéder à Internet, il faut d’abord des lignes de téléphone. Pour prescrire un médicament, on a besoin de médecins. Pour la majeure partie des habitants pauvres de notre planète, la mondialisation reste une idée inaccessible.

La théorie des leviers

La richesse d’un pays est bien davantage actionnée par une série de leviers, pour reprendre une image proposée par Joel Mokyr, qui se soulèvent l’un l’autre, que mue sous le seul effet du travail humain. Un premier levier est celui qui tient à l’éducation ou l’expérience professionnelle. Un homme qui sait lire et écrire aura plus de capacités qu’un analphabète. Le deuxième levier est celui qu’offrent les machines. Un ingénieur n’aura pas la même efficacité s’il dispose ou non d’un ordinateur. Les machines actionnent elles-mêmes un troisième levier, plus mystérieux: ce qu’on appelle «l’efficience globale», qui inclut le progrès technique et l’efficacité organisationnelle des entreprises. Les puces dans les ordinateurs, tout comme une bonne organisation du travail, démultiplient la force des machines. C’est cette triple dimension multiplicative qui explique la croissance économique moderne ; c’est celle qui éclaire la pauvreté des pays pauvres.

Les pays pauvres actionnent les mêmes leviers que les pays riches. Le drame est que ceux-ci sont chacun légèrement décalés par rapport à ce qu’il faudrait (1). Selon nos calculs, ils souffrent d’un handicap de 35 % en chacun de ces trois termes. Quand l’ouvrier d’un pays riche actionne

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un levier dont le rapport est de 100, son homologue dans un pays pauvre dispose en moyenne d’un levier dont le rapport n’est que de 65. L’éducation, le capital et l’efficience globale sont, chacun, inférieurs d’un tiers environ. Dans la mesure où l’interaction entre ces trois leviers est multiplicative, le travailleur d’un pays pauvre ne dispose au total que d’un rendement de 65 % multiplié par 65 %, remultiplié par 65 %, ce qui ne fait finalement que 27 % du niveau atteint dans les pays riches: on retrouve le ratio d’environ 1 à 4 entre le revenu des riches et des pauvres.

Le résultat est encore plus spectaculaire dans le cas des pays qui sont en bas de l’échelle. En Afrique par exemple, chacune des trois composantes de la richesse vaut environ 50 % du niveau des plus riches. Après multiplication de ces trois termes, la productivité du travailleur africain n’est pas supérieure à 12,5 % de celle du travailleur français. Un pays pauvre ne peut plus espérer rattraper les pays riches en se contentant d’accélérer, s’il y parvient, les cadences du travail. La faiblesse du coût du travail ne parvient pas, ou difficilement, à compenser le handicap global d'une société pauvre: infrastructures faibles (énergie chère), prix des matières premières plus élevées (ce qui est a priori un comble), prix du capital plus élevé du fait d'une pénurie globale… C’est le fait que les handicaps se cumulent qui rend aujourd’hui extrêmement difficile de sortir de la pauvreté. Ni l’éducation, ni l’investissement, ni l’achat de technologies étrangères ne sont suffisants à eux seuls, s’ils ne sont pas actionnés en même temps que les autres leviers.

L’esprit du capitalisme

Le capitalisme est incapable de produire par lui-même «l’esprit» dont il a besoin pour prospérer. Max Weber l’imputait au protestantisme, et nombreux sont ceux qui y voient l’apanage de l’Occident. La divergence spectaculaire de destins après-guerre entre Taïwan et la Chine populaire donne, a contrario, une illustration de la fragilité de cette thèse. La diffusion des comportements est beaucoup plus fréquente qu’elle ne le laisse penser. Les ressemblances démographiques et sociologiques sont ainsi beaucoup plus fortes entre un pays islamique et un pays voisin qui ne l’est pas qu’entre deux pays islamiques éloignés dans l’espace. Cela n’augure nullement d’une «civilisation planétaire», mais porte certainement la promesse de croisements multiples. Lorsque Samuel Huntington écrit que «quelque part au Moyen-Orient, une demi-douzaine de jeunes peuvent bien porter des jeans, boire du Coca-Cola, et cependant faire sauter un avion de ligne américain», il tient des propos raisonnables en tant que tels mais parfaitement réversibles. Les Iraniens peuvent brûler un drapeau américain devant les caméras de télévision et pourtant adopter en privé le comportement qu’ils dénoncent en public. Cela n’est pas dû à l’effet mécanique d’un rapprochement de leurs conditions matérielles, mais au fait que «quelque chose», associé à la culture occidentale, voire hollywoodienne, les attire. Le paradoxe central de notre époque tient au fait que l’idée d’une citoyenneté mondiale, a priori inaccessible, est curieusement en avance sur l’égalisation des niveaux de développement.

Du seul fait qu’ils existent, bien davantage que parce qu’ils exploitent économiquement ou abêtissent culturellement les autres peuples, les pays riches posent un problème existentiel aux autres nations. Qu’ils créent aujourd’hui pour l’ensemble de la planète les technologies dont celle-ci va se servir est à la fois immensément utile (ils paient le coût de leur expérimentation) mais également l’expression d’une tyrannie. Tout se passe comme s’ils interdisaient également la découverte d’autres possibles. L’existence du téléphone ou de la télévision rend impossible de penser ce qui pourrait advenir d’un monde où cette découverte n’aurait pas été faite. Les techniques sont bien davantage que de simples instruments. Le paléontologue André Leroi-Gourhan expliquait que c’est grâce à l’usage des outils que l’Homo sapiens était parvenu à progresser de manière cumulative, plutôt que par la transmission directe des pensées, des idées, d’une génération à une autre. Pour les pays du Sud, et dans une certaine mesure aussi pour les pays européens vis-à-vis des Etats-Unis, être dépossédés de la création de nouveaux savoirs, de nouvelles technologies, équivaut à une exclusion de l’Histoire. Un homme n’est pas heureux simplement du fait qu’il consomme tel ou tel légume. Les chemins qui le mènent à constituer son goût, le processus qui le conduit à faire un choix plutôt qu’un autre est aussi capital que ce choix lui-même. Les pays pauvres veulent disposer du tout à l’égout et de médicaments, mais cette

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demande n’est pas contradictoire avec une autre, qui est de participer aussi à l’écriture d’une histoire mondiale qui ne se résume pas à imiter mécaniquement les pays les plus avancés.

Comprendre la mondialisation exige que l’on tienne à égale distance la vision mécanique de ceux pour qui les étapes de la croissance économique sont fixées à l’avance, et le relativisme des tenants du choc des civilisations pour lesquels chaque peuple ne saurait que persévérer dans son être. Parce que l’espèce humaine est insécable, chaque peuple est interpellé par les découvertes techniques ou morales qui sont faites par les autres. C’est aussi pourquoi le monde ne sera jamais «juste» tant que les peuples n’auront pas la conviction qu’ils contribuent tous à la découverte et la fabrication d’un destin humain partagé.

Daniel Cohen

Professeur d’économie à l’École normale supérieure et à l’université Sorbonne–Paris-I. Directeur du Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications), il a écrit plusieurs livres sur la mondialisation, dont Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997 ; et La Mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004. Il a récemment publié Trois leçons sur la société postindustrielle, Seuil, 2006.

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XII. L’universalisme des droits de l’homme en débats. Universels, les droits de

l’homme ?

Par François Jullien

Le Monde diplomatique, février 2008.

Les droits de l’homme ne sont internationalement protégés que depuis 1948. Ce sont les Nations unies qui, devant l’ampleur des crimes nazis, ont consacré leur « universalité » au travers de traités et d’organes de contrôle (commissions, tribunaux). Le concept s’est imposé, porté par les « sociétés civiles ». De n’importe

quel pays, de n’importe quelle couleur, chacun a le droit d’être protégé contre l’assassinat politique, la « disparition », la torture, l’emprisonnement arbitraire, les traitements inhumains. Contre la discrimination si l’on est femme, si l’on pratique une religion – ou si l’on ne croit en aucune. Sous prétexte qu’il appartient

à telle société plutôt qu’à telle autre, devrait-on accepter qu’un être humain puisse être réduit en esclavage ? Qu’un enfant soit condamné au travail forcé ?

Pourtant, cette idée d’universalité fait l’objet de contestations. Certains rappellent qu’elle a ponctuellement

servi de paravent à l’impérialisme des puissances européennes au XIXe siècle (« interventions d’humanité »). D’autres la rejettent au prétexte qu’elle serait purement « occidentale ». Plusieurs

intellectuels soulignent que ces droits, d’origine européenne, n’auraient pas d’équivalents dans d’autres cultures tout aussi avancées. Ces remises en cause inquiètent des associations, telle Amnesty international, qui craignent qu’elles n’aboutissent à des régressions. François Jullien considère pour sa part que la notion

de droits de l’homme est contingente. Mais cela n’implique pas, pour lui, de renoncer au combat pour la dignité humaine dans le monde.

Les Occidentaux posent les droits de l’homme, et même les imposent, comme devoir-être universel, alors

que ces droits sont issus d’un conditionnement historique particulier. Ils réclament que tous les peuples y souscrivent, sans exception ni réduction possibles, tout en constatant que, de par le monde, d’autres options

culturelles les ignorent ou les contestent. Jusqu’où l’Europe peut-elle pousser ce déni et oublier l’agencement composite, forcé et même hasardeux, dont ces droits sont le produit au sein même de sa propre histoire ?

On peut vérifier le caractère hétéroclite, pour ne pas dire chaotique, de la fabrication de l’universel : la

Déclaration des droits de l’homme de 1789, par exemple, est née de projets préparatoires multiples et même, pour une part, inconciliables ; elle a fait l’objet d’infiniment de négociations et de compromis ; elle

est formée de l’association de fragments pris de divers côtés – un terme ici, une phrase ailleurs, ses articles étant repris, dépecés, réécrits (1). Elle a été reconnue, et votée, par ses auteurs eux-mêmes comme « non

finie ». « Sans doute le plus mauvais de tous les projets est peut-être celui qu’on a adopté (2) », confie l’un d’eux au soir de l’adoption.

Mais, en même temps, dès lors que tout rapport à l’événement y est mis prudemment à distance, dès lors

que, par peur d’accroître les dissensions, en est écarté tout ce qui ferait paraître un enjeu trop précis, ce texte, rédigé à la hâte, où la mauvaise foi se mêle parfois à l’enthousiasme, revêt une abstraction qui le sacralise. Se présentant lui-même comme inengendré, né tout armé du cerveau des Constituants, il se pare

d’une aura mythique (il a été conçu « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême ») et prétend à une universalité de principe. A l’envers de ce qu’elle dit d’elle-même, la prétention à l’universalité ne serait-elle pas la seule façon de faire tenir ensemble, en la dépassant, une hétérogénéité menaçante ?

Si on oublie sa difficile production, le texte frappe par sa réussite historique. Toute trace de contingence

effacée, le voici – et ce, légitimement – tiré vers l’idéal et le nécessaire. Au point que cette Déclaration de

1789 a fait souche (elle a été reprise dans les Constitutions françaises de 1793, 1795, 1848 et 1946, sans parler de la Déclaration universelle adoptée par les Nations unies en 1948). Certains ont même regretté, au moment de la rédaction du préambule de la Constitution française de 1946, la brièveté, la majesté, la

simplicité de « notre grand texte de 1789 », tandis qu’on « sent dans le texte de 1946 que les articles ont des origines diverses, ont été pensés en plusieurs langues, traduits les uns dans les autres (3) ». Or qu’une

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telle Déclaration soit constamment à réécrire montre déjà assez que l’universalité à laquelle elle prétend

n’est pas donnée, mais vaut à titre d’idée régulatrice, idée jamais satisfaite et guidant indéfiniment la recherche – faisant travailler.

Il faudra donc se rappeler ce que notre invention des droits de l’homme, déclarés universels, possède, en

Europe même, de contingent et par conséquent de singulier dans l’histoire des idées, si l’on ne veut plus se tromper sur l’universalité qu’on peut leur prêter. Ne s’imposant qu’à l’époque moderne, les droits de l’homme sont à l’évidence le produit d’une double abstraction (occidentale). A la fois des « droits » et de l’« homme ».

Des droits : cette notion privilégie l’angle défensif de la revendication et de l’affranchissement du sujet (de

la non-aliénation) consacrés en source de la liberté (le « devoir » n’étant lui-même conçu que dans la dépendance de la notion de « droit »). De l’homme : celui-ci s’y trouve isolé de tout contexte vital, de l’animal au cosmique, la dimension sociale et politique relevant elle-même d’une construction postérieure.

C’est seulement en tant qu’individu que l’« homme » est absolutisé, puisqu’il n’est conçu de but à toute association que la « conservation » de ses « droits naturels et imprescriptibles » (cf. Déclaration de 1789, article 2).

Isolation, abstraction et absolutisation, allant de pair, ont donc été le prix à payer pour ériger cet universel.

Or qu’est-ce qui, en même temps, se défait sous ces opérations conjointes ? Rien de moins que ce que l’on

pourrait nommer l’intégration de l’humain en son monde – intégration désignant précisément à l’endroit ce dont aliénation dit l’envers.

Deux logiques culturelles se font face : celle de l’émancipation et celle de l’intégration

De façon significative, même la famille, niveau minimal d’intégration introduisant sa médiation entre l’individu et la société, est absente des Déclarations de 1789 et 1793 (et n’apparaît en 1795 que sur un

mode rappelant étonnamment les « cinq relations » confucéennes : « Nul n’est bon citoyen s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux »). Dans la Déclaration universelle de 1948, la référence à « tous les membres de la famille humaine » reste à statut vaguement métaphorique, allusif, plus rhétorique qu’explicatif.

Ainsi, en évacuant toute dimension religieuse (l’Etre suprême de 1789 n’est invoqué qu’à titre de

spectateur), en défaisant le groupe (caste, classe, gens, tribu, parenté, guilde, corporation, etc.), en refusant toute hiérarchie préétablie (puisque l’égalité y est posée en principe de base), et d’abord en coupant l’homme de la « nature » (le souci de l’environnement et de son développement durable ne nous revenant

que tout récemment, comme s’il nous fallait rattraper aujourd’hui dans l’urgence ce que nous aurions inconsidérément négligé), le concept des droits de l’homme trie et prend partidans l’humain. Or les options qu’il y inscrit ne peuvent elles-mêmes avancer de justification, du moins ultime, que celle de leur

universalité. De là le cercle logique dans lequel la pensée de l’universel paraît enfermée : celui-ci est non seulement la fin, mais aussi le garant et la caution de sa propre opération d’abstraction.

De fait, deux logiques culturelles se font face : celle de l’émancipation(par l’universalité des droits de

l’homme) et celle de l’intégration(dans le milieu d’appartenance – familial, corporatif, ethnique, cosmique). La question est désormais, pour le monde à venir, de savoir si elles demeureront inconciliables.

Pour mieux comprendre, essayons d’expliquer pourquoi le concept de droits de l’homme ne trouve aucun

écho dans la pensée de l’Inde classique (ou, dit à l’envers, pourquoi celle-ci se découvre plutôt indifférente à son égard). En Inde – on le sait, même de loin, comme un fait massif devant lequel l’intelligence

européenne est saisie d’un vacillement irrépressible –, il n’y a pas isolationde l’« homme ». Ni vis-à-vis des animaux : la coupure des êtres humains avec eux n’est qu’insuffisamment pertinente dès lors qu’on admet des renaissances des uns dans les autres et que l’animal possède également le pouvoir de comprendre et de

connaître. Ni vis-à-vis du monde : l’adhérence au monde est telle qu’il n’est pas conçu d’ordre naturel dont l’homme se détacherait. Ni vis-à-vis du groupe, enfin : celui-ci, déterminé hiérarchiquement par sa fonction

religieuse, est la réalité première, où l’individu ne trouve lui-même qu’un statut minimal – celui, irréductible, qui est cantonné au psycho-physiologique de ce qui souffre ou qui jouit.

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La philosophie européenne ne peut pas ne pas en être ébranlée : l’« homme », en Inde, est si peu une entité

que sa vie et sa mort sont vides de toute signification, destinées qu’elles sont à se répéter indéfiniment. On n’y trouve donc aucun principe d’autonomie individuelle ni non plus d’autoconstitution politique à partir desquelles des droits de l’homme soient à déclarer. Quand la liberté est le dernier mot de la pensée

européenne, l’Extrême-Orient, en face d’elle, inscrit l’« harmonie » – et, à cet égard, l’Inde communique effectivement avec la Chine à travers le bouddhisme. Sans doute est-ce donc plutôt l’« Occident » qui, en introduisant la rupture – l’isolation de l’homme –, source d’effraction et, par suite, d’émancipation, fait exception.

Si l’on se réfère à la typologie des cultures, la marge d’éclosion des droits de l’homme est exiguë, en dépit

de leur prétention universelle. Quand la perspective de la transcendance domine au point d’aboutir à la constitution d’un autre monde, ces droits sont résorbés dans un ordre qui les dépasse, cosmique ou théologique. Quand c’est celle de l’immanence qui prévaut, ils ne sont pas en mesure de se détacher du cours spontané des choses et ne peuvent émerger des rapports de forces.

L’islam, à l’évidence, est dans le premier cas. Le Coran et la tradition qui en émane fixent une loi qui, de création divine, atteindrait le « sommet final dans la réglementation des rapports humains (4) ». La peur

du Jugement dernier, élément premier de la foi islamique, ne reconnaissant pas aux droits de l’homme de plan autonome où se déployer, elle les réduit à l’insignifiance.

C’est l’abstraction dont ils procèdent qui les rend communicables à d’autres cultures

La Chine est dans le second cas. Car comment dit-on « droits de l’homme » en chinois, en le traduisant de

l’« occidental » ? Ren (« homme »)-quan. Désignant en propre la balance et l’opération de la pesée, quan sert à dire aussi bien le « pouvoir », notamment politique (quan-li), que ce que nous entendons par « circonstance » ou par « expédient » (quan-bian, quan-mou) : ce qui, par sa variation et s’opposant à la

fixité des règles (jing), permet à la situation de ne pas se bloquer, mais de continuer d’évoluer conformément à la logique du processus engagé. Aussi, que ces deux sens se rejoignent au sein du terme qui sert à traduire « droit(s) » quand on dit « droits de l’homme » rend manifeste la torsion subie – même si

cette greffe étrangère a bien pris en chinois moderne : quand ils revendiquent les droits de l’homme, les jeunes Chinois de la place Tiananmen savent désormais comme les Occidentaux de quoi ils parlent. Reste

qu’on ne peut faire fi de l’écart précédent des pensées, au risque, sinon, de renoncer à la clairvoyance de tout engagement politique.

La revendication d’une universalité des droits de l’homme viendrait-elle du fait que le mode de vie

occidental, né du développement à la fois de la science et du capitalisme, a fini par s’imposer dans le reste du monde et qu’il est donc désormais nécessaire – ou fatal – d’adopter l’idéologie des rapports humains, à la fois sociaux et politiques, allant de pair avec ces transformations ? Ou bien cette légitimité viendrait-elle

de ce que la pensée européenne qui a porté les droits de l’homme exprime effectivement un progrès historique : de ce que, à l’instar du développement de la science à partir du début du XVIIe siècle et

contemporains de celui-ci, ils constituent un gain pour l’humanité qui, comme tel, ne se serait produit lui aussi que dans la seule Europe ? Outre que cette justification vaut accusation, au moins tacite, de toutes les autres cultures, sa critique tombe sous le sens, y compris de l’ethnocentrisme le plus obtus : car au nom de quoi jugerait-on d’un tel progrès si ce n’est déjà au sein d’un cadre idéologique particulier ?

Cette objection montre que toute justification idéologiqued’une universalité des droits de l’homme est sans issue. Plutôt que d’en émousser le concept en le livrant à des accommodations qui rendraient les droits de

l’homme transculturellement acceptables, parce qu’au rabais, il faudrait prendre le parti inverse : celui de faire fond sur leur effet de concept, dont ils tirent un gain à la fois d’opérativité et de radicalité. Car, d’une part, c’est bien l’abstraction dont ils procèdent qui seule, en les détachant de leur culture et milieu

d’origine, les rend communicables à d’autres cultures : autrement dit, ce n’est pas seulement parce que l’Occident les a promus au moment où il accédait au sommet de sa puissance et pouvait prétendre, par

impérialisme, les imposer au reste du monde qu’on en débat aujourd’hui entre les nations ; mais aussi parce que ce statut d’abstraction les rend isolables, donc intellectuellement maniables, commodément identifiables et transférables, et en font un objet – outil – privilégié pour le dialogue. On ne pourrait par exemple faire de l’« harmonie » un enjeu comparable, internationalement discutable entre les cultures (5).

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D’autre part, leur capacité de radicalité – ou nudité – conceptuelle fait qu’ils se saisissent de l’humain au

stade le plus élémentaire, à ras d’existence. Ils l’envisagent sous cette ultime condition : en tant seulement qu’il est né. Or, sous cet angle, c’est moins l’individu qui est visé que le fait simplement qu’il y va de l’homme. « De l’homme » n’étant pas tant ici un génitif possessif (au sens de : qui appartient à l’homme)

que partitif : dès lors qu’il y a de l’homme qui est en cause, un devoir-être imprescriptible, a priori, apparaît.

Mais une telle radicalité n’aurait-elle été conçue qu’à propos des droits de l’homme et dans le cadre

européen ? Pensons, selon l’exemple chinois, au cas de celui qui, apercevant soudain un enfant sur le point de tomber dans un puits, est aussitôt pris de frayeur et fait un geste pour le retenir (non parce qu’il

entretiendrait une relation privilégiée avec ses parents, ou qu’il voudrait s’en faire un mérite, ou qu’il craindrait sinon d’être blâmé...) : ce geste nous échappe, il est complètement réactif ; nous ne pouvions pas ne pas le faire. Or, selon le philosophe chinois Mencius (6), « qui n’a pas une telle conscience de la pitié

n’est pas homme ». Bref, qui n’aurait pas tendu le bras « n’est pas homme ».Plutôt que de partir d’une définition de l’homme qui nécessairement serait idéologiquement déterminée et, de ce fait, particulière, Mencius fait surgir – et ce, négativement, lui aussi, à partir de son défaut inadmissible – ce qui, en soi, en

tant que réaction incontrôlée d’« humanité », a vocation d’universalité. Il ne s’agit donc pas là d’un « universalisable » en tant qu’énoncé de vérité ; mais est universalisantce refus irrépressible : de laisser

l’enfant tomber dans le puits. Et ce cri qu’on jette (ce bras qu’on tend) devant cet enfant sur le point de tomber dans le puits est à l’évidence, sans qu’il soit besoin d’interprétation ni de médiation culturelles, celui – « foncier » – du sens commun de l’humain. Prendre en compte, autrement dit, la disparité des

cultures et la façon dont elle nous oblige à débusquer l’impensé de notre pensée n’est pas pour autant renoncer à l’exigence du commun.

La capacité universalisante des droits de l’homme tient plus encore à cet autre fait : leur portée négative (du

point de vue de ce contre quoi ils se dressent) est infiniment plus ample que leur extension positive (du point de vue de ce à quoiils adhèrent). Car si, du point de vue de leur contenu positif, on sait désormais combien celui-ci est contestable (par son mythe de l’individu, du rapport contractuel associatif, par sa

construction du « bonheur » comme fin dernière, etc.), s’ils ne peuvent par conséquent prétendre enseigner universellement comment vivre (en exigeant que leur éthique soit préférée à toute autre), ils sont un

instrument incomparable, en revanche, pour dire « non » et protester : pour marquer un cran d’arrêt dans l’inacceptable, caler sur eux une résistance.

Outil indéfiniment reconfigurable (c’est pourquoi on réécrit à chaque nouveau moment historique leur

Déclaration) en même temps que transculturellement sans limites (dès lors qu’il élève une protestation décontextualisable et « dénudée » : au seul nom de l’être né) : les droits de l’homme nomment précisément cet « au nom de quoi », d’ultime recours, qui, sans eux, resterait sans nom et donc laisserait sans capacité

d’intervenir et de s’insurger. Or, que cette fonction négative, insurrectionnelle, l’emporte sur la dimension positive de la notion, rejoint la fonction plus générale qui fait la vocation de l’universel : celle de rouvrir

une brèche dans toute totalité clôturante, satisfaite, et d’y relancer l’aspiration. Car le fait n’est-il pas aisément constatable ? Tous ceux qui, de par le monde, invoquent les droits de l’homme n’adhèrent pas pour autant à l’idéologie occidentale (et même la connaissent-ils ?) ; mais ils trouvent dans ceux-ci l’ultime

argument ou plutôt instrument, repris inlassablement de main en main et disponible pour toute cause à venir, non pas tant pour dessiner une nouvelle figure d’opposition, dont on peut toujours soupçonner qu’elle fait encore jeu commun avec son partenaire-adversaire, que pour – plus radicalement – refuser.

Alors que l’opposition toujours est diverse parce qu’orientée par son contexte, le refus se désolidarise

initialement de ce qu’il rejette et vaut comme geste unique : ouvrant soudain sur l’inconditionné en faisant

crier à nu ce que j’évoquais précédemment, à titre de notion ultime et même indépassable, comme le sens commun de l’humain. Or, sur leur versant négatif, les droits de l’homme réussissent à dire exemplairement cette universalité du refus.

Cela nécessite de se « déboîter » quelque peu de nos termes usuels. Plutôt que de revendiquer une

universalitéarrogante des droits de l’homme qui nous condamnerait à méconnaître, dans un déni qui leur est mortel, combien ils sont culturellement marqués ; ou alors de renoncer, par dépit théorique, à l’arme

insurrectionnelle, de protestation, qu’ils constituent et qui peut a priori servir universellement en tous lieux

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de notre planète (en quoi ils sont, jusqu’à ce jour, sans équivalent ni remplaçant possibles), mieux vaut ouvrir une déviation dans nos mots. Et, par la notion d’universalisant, exprimer à la fois deux choses :

— au lieu de supposer aux droits de l’homme une universalité qu’ils posséderaient d’emblée,

l’universalisant donne à entendre que de l’universel s’y trouve en cours, en marche, en procès (qui n’est pas achevé) : en voie de se réaliser ;

— en même temps, au lieu de se laisser concevoir comme une propriété ou qualité passivement possédée, l’universalisant fait entendre qu’il est facteur, agent et promoteur : qu’il est en lui-même vecteur d’universel, et non par référence et sous la dépendance de quelque représentation instituée.

Le caractère universalisant des droits de l’homme est donc de l’ordre, non du savoir (du théorique), mais de

l’opératoire (ou du pratique) : on les invoque (ils « interviennent ») pour agir, dès l’abord, sur toute situation donnée. D’autre part, leur extension n’est pas de l’ordre de la vérité, mais du recours.

Une telle radicalité n’aurait-elle été conçue que dans le cadre européen ?

Ce qui distingue l’universalisant de l’universalisable est précisément une telle différence de plan. L’universalisable est ce qui prétend à la qualité d’universalité, en tant qu’énoncé de vérité. Aussi rencontre-

t-il inévitablement l’épineux problème de son pouvoir-être : devant justifier au nom de quoi cette extension qu’il s’arroge est légitime, l’universalisable court toujours le danger d’être taxé d’une prétention abusive en s’accordant plus que ce à quoi il a droit (puisqu’il n’est pas l’universel avéré) ; d’être tenu pour frauduleux,

par conséquent, ou pour le moins litigieux. L’universalisant, quant à lui, est indemne de ce problème de légitimité : puisqu’il est ce qui fait surgir – par défaut et de façon opératoire – de l’universel, il ne prétend pas, il fait ; et l’on mesure sa valeur à la puissance et à l’intensité de cet effet.

Disons ainsi que les droits de l’homme sont un universalisantfort ou efficace. Car la question, avec les

droits de l’homme, n’est plus de savoir s’ils sont universalisables, c’est-à-dire s’ils peuvent être étendus

comme énoncé de vérité à toutes les cultures du monde – ou plutôt, dans ce cas, la réponse est « non » ; mais de bien s’assurer qu’ils produisent un effet d’universel servant d’inconditionnel (telle est leur fonction d’arme ou d’outil négatif) au nom de quoi un combat a priori est juste, une résistance légitime.

François Jullien.

Philosophe et sinologue, professeur à l’université Paris-VII (Denis-Diderot). Ce texte reprend les thèses d’un ouvrage qu’il vient de publier : De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, Paris, 2008.

(1) Lire Les Déclarations des droits de l’homme de 1789, textes réunis et présentés par Christine Fauré, Payot, coll. « Bibliothèque historique », Paris, 1988 ; cf. aussi Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l’homme, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, 1989.

(2) Adrien Duquesnoy, député de Bar-le-Duc, cité dans Christine Fauré, Les Déclarations..., op. cit., p. 16.

(3) Georges Vedel, cité dans Christine Fauré, Les Déclarations..., op. cit., p. 17. Le préambule de la

Constitution de 1946 (comprenant une Déclaration des droits sociaux, dont le droit au travail) a été repris dans la Constitution du 4 octobre 1958, actuellement en vigueur.

(4) Sami A. Aldeeb Abu-Salieh, Les Musulmans face aux droits de l’homme, Dieter Winkler, Bochum, 1994, p. 14.

(5) C’est cet argument de l’« harmonie » qui est systématiquement avancé par les dirigeants chinois pour

faire pièce à la postulation occidentale des droits de l’homme ainsi qu’à la dénonciation que les Occidentaux font de leurs violations en Chine. Comme le remarque la presse chinoise ces derniers mois, les Jeux olympiques, refusés à Pékin une première fois au nom des droits de l’homme, mais concédés pour

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2008 sous la pression des intérêts économiques et de leur réalisme politique, font monter en puissance ce conflit de valeurs.

(6) Nom latin de Meng-tsu (vers 372-289 av. J.-C.).

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XIII. La société saisie par le droit ?

PHILIPPE CABIN

Derrière l'engorgement des tribunaux et la prolifération des textes juridiques se cache un paradoxe: les individus sont demandeurs de règles, mais ne veulent pas qu'elles soient trop contraignantes. Une contradiction qui traduirait le passage d'un droit imposé et surplombant à un droit contractuel et négocié.

Le 19 décembre 2000, le Conseil constitutionnel annule la baisse de la CSG (contribution sociale généralisée) et de la CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale) sur les bas salaires. Motif: cette disposition introduirait «une rupture caractérisée de l'égalité devant l'impôt». Dix jours plus tard, les neuf sages récidivent en censurant l'«écotaxe», qui consistait à taxer les entreprises polluantes. Une assemblée de juges, n'ayant pas de mandat démocratique, interdit des mesures qui ont été voulues par une majorité élue au suffrage universel. Bien plus encore que la multiplication des procédures judiciaires à l'encontre de responsables politiques, cette intervention du Conseil constitutionnel accrédite l'idée que la raison juridique tend à s'imposer à la légitimité politique.

Cette apparente montée en puissance du droit n'affecte pas que le politique: si l'on en croit les travaux qui étudient le fait juridique, nous assisterions à un phénomène massif de «juridicisation des rapports sociaux». Ainsi, selon Jacques Chevallier, professeur de droit à l'université Paris-II, le champ juridique ne cesse de s'étendre: de plus en plus d'acteurs (instances internationales, européennes, locales, ou encore organismes indépendants comme la Cnil ou le CSA) produisent du droit ; la justice est sollicitée de toutes parts: conflits familiaux, responsabilité médicale, travail, urbanisme... ; des enjeux collectifs comme la bioéthique ou l'environnement appellent l'élaboration de règles ; le besoin de sécurité (urbaine, sanitaire, alimentaire...) conduit lui aussi à toujours plus de normes. «Les textes prolifèrent, couvrant des domaines toujours plus étendus et diversifiés de la vie sociale, et les dispositions qu'ils comportent sont de plus en plus précises et détaillées (1) .»

Cette explosion du droit est pourtant loin d'être univoque. Elle renvoie à des mécanismes multiples et parfois contradictoires. Elle répond à un besoin de régulation d'activités sociales nouvelles. Mais dans bien des domaines, elle s'enracine dans de profondes mutations sociologiques et politiques. L'Etat s'effaçant, le droit se trouve directement confronté à la société civile. Il n'apparaît alors plus comme hégémonique, mais plutôt porté par les attentes et les turbulences de celle-ci. Doit-il s'adapter aux moeurs, doit-il au contraire maintenir et préciser les repères de l'ordre social ?

Nouveaux enjeux, nouvelles règles

Derrière tous ces enjeux se profile néanmoins une évolution sociale: les démarches et les normes juridiques se multiplient, mais elles sont moins contraignantes. Nous passerions ainsi d'un droit imposé, venant d'en haut, à un droit négocié, fondé sur le contrat et l'autorégulation, et dont les lieux de production se diversifient. De nombreuses recherches montrent en effet la dissémination des normes et la diversification de leur mode de production. La régulation juridi-que est de moins en moins l'apanage de la loi et de l'espace théâtralisé du tribunal: elle s'exprime dans de multiples situations sociales. Pour tenter d'y voir un peu plus clair, il est utile de distinguer différents champs de cette inflation juridique.

L'appel au droit résulte pour une part de l'apparition d'enjeux nouveaux qui réclament des règles du jeu. Ces poches de carence juridique naissent des progrès de la technique (développement des outils informatiques et des techniques de communication, progrès de la biologie), de l'émergence de nouvelles préoccupations sociales (environnement, sécurité alimentaire), ou encore de transformations structurelles (internationalisation).

Les progrès de la biologie constituent un foyer important de la demande sociale de droit. Les enjeux sont ici cruciaux car ce sont des questions relatives à la nature et à la dignité humaines qui sont en cause: on peut aujourd'hui transformer, voire fabriquer, des individus. Les diverses formes de procréation assistée, les recherches sur le patrimoine génétique et sur l'embryon humain, l'expérimentation sur les malades, les greffes d'organes soulèvent des interrogations majeures. Faut-il

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par exemple repenser le droit de la filiation en fonction des nouvelles techniques de procréation ? Comment les règles juridiques peuvent-elles permettre un contrôle efficace et une application de principes éthiques ?

La généralisation de l'outil informatique crée aussi des risques et des incertitudes considérables. Risques quant à la protection de la vie privée et du consommateur: la collecte d'informations à l'insu de l'utilisateur, la constitution et l'échange de bases de données comportementales, les paiements à distance sont autant de pratiques qui réclament la mise en place d'encadrements juridiques, tant pour des raisons de principes (droits de l'individu) que pour des raisons de confiance et d'efficacité. Incertitudes quant à la notion de propriété intellectuelle: les logiciels, les bases de données, les pages Web sur Internet sont-ils des oeuvres au même titre qu'un roman ou qu'un film ? Comment contrôler la circulation sur la Toile des données de toutes natures (articles, statistiques, musique...) en respectant le droit d'auteur ? Face à l'ampleur de ces débats, le juriste Michel Vivant affirme que nous devons entièrement revoir nos schémas de pensée (2).

Internet ne connaît pas de frontières. Ainsi face à l'assignation en justice du portail d'accès Yahoo! pour avoir permis en France la commercialisation d'objets nazis, l'avocat de la société américaine opposait le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui fait de la liberté d'expression une valeur fondamentale. Sans entrer dans les détails de cette affaire (localisation juridique de l'entreprise, solutions techniques pour interdire l'accès des internautes français à certains sites), elle illustre un phénomène plus général: celui de la mondialisation des échanges et des sociétés. Dans de multiples domaines, en effet (finance, environnement, lutte contre la criminalité organisée et la corruption...), l'aménagement du droit international semble insuffisant et amène de nombreux spécialistes à réclamer la construction d'un «droit commun». Pour Mireille Delmas-Marty, professeur à l'université Paris-I, cette entreprise comporte de sérieux écueils. Elle risque de devenir l'affaire de quelques professionnels et, ce faisant, d'être encore plus opaque pour les citoyens. En outre, le danger est grand de voir s'imposer un modèle juridique hégémonique: celui des Etats-Unis. Le droit, en effet, est bien plus qu'une science ou une technique, il est un fait éminemment culturel. Notre droit, qui nous semble à la fois évident et naturel, est le résultat d'une histoire singulière: celle des pays occidentaux. Les anthropologues ont montré l'extrême diversité des systèmes juridiques. Un proverbe chinois dit que «l'Etat est bien administré quand l'escalier de l'école est usé et que l'herbe croît sur celui du tribunal». Dans ce pays, les conflits doivent se régler par la transaction ou la conciliation, et le droit revêt un caractère exceptionnel et essentiellement répressif (3).

M. Delmas-Marty plaide pour un «droit commun pluraliste» prenant en compte la diversité des cultures juridiques. Le projet se heurte à des contradictions majeures, notamment entre respect des particularismes et droits fondamentaux: voir la question des droits de l'homme en Chine ou celle des droits de la femme dans les pays musulmans. Plusieurs expériences montrent pourtant qu'il est possible d'avancer dans cette voie. Ainsi, le Tribunal pénal international de La Haye a tenté de synthétiser, pour son code de procédure, l'ensemble des grandes traditions juridiques, pas seulement occidentales. M. Delmas-Marty voit également dans la communauté européenne le laboratoire d'un pluralisme juridique (4).

Le droit contre l'État ?

La modification des rapports entre droit et politique ne procède pas d'un vide juridique, même si cet argument fut employé pour justifier certaines infractions au financement des partis. L'émancipation des juges par rapport aux politiques renvoie en France à des transformations profondes des conceptions du pouvoir et des principes organisateurs de la société. Ainsi la notion d'«Etat de droit» a changé de signification (5). La conception d'un Etat garant des droits et des libertés fondamentales est en effet, au tournant des années 80, bousculée par la critique des abus et de la croissance des appareils bureaucratiques. L'Etat devient suspect. Suspect de brider le fonctionnement du marché, l'expression de la «société civile» et la liberté de l'individu. Il va se trouver progressivement sous surveillance du juge, qui peu à peu prend sa place de garant de l'Etat de droit.

Pour le magistrat Denis Salas, cette situation traduit le passage d'une démocratie jacobine à une nouvelle configuration qu'il appelle «démocratie d'opinion». Selon le mythe de la République jacobine, la loi votée par les élus du peuple est souveraine car elle est l'«expression de la volonté générale»: elle ne saurait donc être contrôlée par une instance supérieure. La Constitution de la ve République bâtie en 1958 illustre cette vision: le président de la République nomme les membres du Conseil

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supérieur de la magistrature, et le Conseil constitutionnel est censé avoir pour fonction essentielle de surveiller le travail du Parlement. Or, le Conseil constitutionnel va peu à peu acquérir un pouvoir de contrôle. Il place la Constitution et les principes fondamentaux de la République au-dessus de la loi. Ainsi, résume Jacques Caillosse, «l'idée s'est imposée, en vingt ans, que la loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution» (6). Il n'est plus pensable de déclarer, comme le faisait le député André Laignel en 1981 en plein débat parlementaire: «Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires.»

Cette subordination du politique au juridique ne s'exerce pas uniquement par un contrôle a priori des textes. Elle se manifeste aussi par une «pénalisation» de la vie publique: autrement dit le fait que les responsables politiques et les fonctionnaires soient de plus en plus amenés à rendre des comptes devant la justice et les citoyens. «La justice cesse de surveiller la société pour le compte du pouvoir politique et étend son contrôle à ce même pouvoir (7) .» Le tribunal devient en quelque sorte, par ses vertus (publicité, contradiction, argumentation, recherche de la vérité) un nouveau théâtre de la «démocratie d'opinion».

S'il est aujourd'hui courant de demander des comptes aux responsables, c'est en partie à la suite de scandales et de drames comme l'affaire du sang contaminé ou celle du tunnel du Mont-Blanc, dans lesquelles des individus, par négligence, par incompétence ou par intérêt, ont mis en danger la vie d'autrui. Mais cette tendance s'inscrit dans un processus général de mutation de la notion de responsabilité. On est passé d'une responsabilité fondée sur la faute individuelle à une responsabilité fondée sur l'idée de risque et de sécurité. Conséquence, une demande croissante de sanctions, mais aussi de réparation des victimes. D'où la multiplication des contentieux et requêtes d'indemnisation de toutes sortes: des médecins, des enseignants, des élus locaux sont ainsi poursuivis dans des cas d'accidents.

Si cette demande des victimes, mais aussi de la société, est légitime, elle n'est pas sans créer des inquiétudes: recherche d'indemnisation comme une fin en soi, et plus généralement crainte d'une «dérive à l'américaine», c'est-à-dire de l'instauration d'une société de la méfiance où le contentieux tiendrait lieu de lien social.

Le droit sous l'emprise des mœurs ?

La demande de régulation juridique affecte la plupart des secteurs de la vie sociale. Ainsi, le droit de la famille a vu en trente ans une succession de réformes sous l'impulsion des transformations des moeurs. Les rapports de couple et les relations parents-enfants ont changé, les divorces et les familles recomposées augmentent, les homosexuels réclament une reconnaissance, etc. Et le droit suit, au point que l'esprit même de la loi a complètement changé: elle ne cherche plus à promouvoir l'institution familiale, mais à définir des droits individuels au sein du groupe famille (voir l'article de Jacques Commaille, p. 28).

Cet exemple témoigne d'une question récurrente quant aux fonctions du système juridique. Le droit est un phénomène social par essence: il ne saurait donc être déconnecté des pratiques sociales. Emile Durkheim estimait que lorsque le droit s'opposait trop aux moeurs, c'était le signe d'un dysfonctionnement. La législation sur l'avortement ou le Pacs est issue, pour une large part, de la reconnaissance d'une évolution des moeurs. Mais en même temps, le droit définit et défend un ordre social, en référence à des valeurs fondamentales et par l'application de règles contraignantes. Ainsi, le fait qu'une règle juridique ne soit pas respectée par les citoyens, par exemple la limitation de vitesse, n'impliquera pas forcément que l'on supprimera ou que l'on changera cette règle: on peut aussi essayer de renforcer les sanctions. Cette dialectique, souligne Louis Assier-Andrieu, est au coeur de la nature dynamique du phénomène juridique. Les lois gouvernent les moeurs, mais en retour celles-ci alimentent la transformation des lois (8).

Le droit semble donc, dans une large mesure, à la remorque des changements sociaux, sommé de s'adapter à une société en perpétuelle effervescence. Voilà qui relativise le discours sur «l'emprise du droit», ou plutôt qui attire l'attention sur la complexité des situations et sur le caractère ambigu des demandes sociales.

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De plus, les fonctions du droit diffèrent d'un domaine à l'autre. Prenons l'exemple du droit du travail: celui-ci a été conçu pour protéger le salarié contre le pouvoir du patronat et du marché, l'entreprise étant comprise comme un espace de subordination. Depuis quelques années, le droit du travail est dénoncé comme contraignant par les employeurs. De fait, beaucoup de pratiques managériales nouvelles (externalisation et sous-traitance notamment) ont pour objectif de s'affranchir des contraintes juridiques. Ainsi en France, certaines compagnies de taxi remplacent leurs chauffeurs salariés par des chauffeurs indépendants locataires de leur véhicule (9). Dès lors, le champ du droit du travail comme système de règles applicables tend à se réduire. Ce qui amène parfois le droit du travail comme institution à réagir: ainsi un arrêt de la Cour de cassation de 1985 a requalifié le contrat de travail de plombiers-zingueurs du bâtiment, considérés comme artisans indépendants, en contrat de travail classique, au motif que ces derniers, n'ayant qu'un seul donneur d'ordre et ne disposant d'aucune liberté d'horaire et de prix, étaient de fait dans un rapport de subordination (10).

L'évolution du travail illustre une tendance sociale lourde: le passage d'une société hiérarchisée, dans laquelle la norme vient d'en haut, à une société d'individus qui sont amenés de plus en plus souvent à négocier et à résoudre des différends en dehors d'une institution ou d'une autorité supérieure. Les situations sociales sont de plus en plus singulières et complexes. Le besoin de sécurité et la technicisation de la société entraînent une production effrénée de normes techniques (par exemple dans le domaine alimentaire, dans la sécurité des jouets, des automobiles...).

Dans ce contexte, les individus réclament toujours plus de normes. Ce qui explique un paradoxe: les règles prolifèrent, mais en même temps, elles sont plus souples et moins contraignantes, du fait de la volonté d'émancipation individuelle. Les règles juridiques, qui étaient générales et abstraites, et formaient un tout cohérent et stable, doivent devenir précises, détaillées, pour ne pas dire «sur mesure». Nous passerions ainsi, soutient J. Chevallier, d'un droit général et stable à un droit flexible, d'un droit rigide à un droit mou, d'un droit unitaire à un droit pluraliste, d'un droit imposé à un droit négocié (11).

Le juge-arbitre

Les conventions, les contrats, les consultations publiques, la création de comités spécialisés traduisent cette évolution. Exemple avec la pollution des eaux par les nitrates et phosphates: un organisme (le Corpen) a été créé, réunissant des syndicats agricoles, des centres de recherche, des industriels, des distributeurs d'eau, des associations de consommateurs et de défense de l'environnement, des élus, des représentants des ministères. Il définit des normes techniques, et plus généralement joue un rôle central dans l'élaboration du droit des pollutions agricoles (12). On pourrait ainsi multiplier les exemples de micro-secteurs où la production de normes s'opère par la négociation.

Ce processus de construction négociée et d'éparpillement de la norme juridique va de pair avec une multiplication des instances qui produisent du droit. Les autorités administratives indépendantes (Conseil de la concurrence, Conseil supérieur de l'audiovisuel, Commission des opérations de bourse - Cob -, Cnil...) sont une illustration de ces entités, à la fois administratives, juridiques, consultatives. Cette même dynamique se manifeste par une profusion de formes hybrides de régulation juridique, qui sont à la limite du droit et de la norme sociale: codes de conduite (dans la police, chez les snow-boarders, dans la presse), chartes (chartes d'entreprise, charte du contribuable), normalisation dans l'industrie (normes ISO, labels...).

De la même manière, les procédures d'enquête publique lors des grandes décisions d'aménagement (routes, grands travaux, aménagement urbain, problèmes environnementaux) ont été élargies et facilitées, traduisant l'émergence de nouveaux droits procéduraux des citoyens: introduction d'une «concertation préalable obligatoire» avec les habitants, encouragement des référendums locaux, création d'une «Commission nationale du débat public» (13).

Le passage d'une régulation hiérarchique à une régulation de l'arbitrage et de la négociation est également perceptible à travers les usages que font les citoyens du système judiciaire. Certes, le nombre de procédures ne cesse d'augmenter (voir schéma, p. 23): le juge est en quelque sorte victime de son succès.

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Mais de nouvelles pratiques judiciaires, comme l'arbitrage, la médiation, la conciliation, connaissent un développement considérable dans le droit civil. Une étude récente portant sur 1 200 dossiers de médiation juridique montrait que 53 % des médiations avaient fait l'objet d'un accord(14). Si le recours à ces modalités a pour vertu et pour justification de désengorger la machine judiciaire, il témoigne aussi d'un souci des citoyens d'échapper à une bureaucratisation excessive, au profit de procédures plus souples et plus informelles. Il illustre une vision nouvelle du juge, qui deviendrait une sorte d'ingénieur social, ayant pour fonction première de guider les comportements sociaux, plutôt que de les sanctionner (15).

Au cœur des contradictions de la société

Ce diagnostic d'une justice douce et contractuelle mérite cependant d'être relativisé. D'une part, droit pénal et droit civil ne suivent pas forcément le même chemin. D'autre part, nous sommes loin d'une société dans laquelle tous les conflits se régleraient autour d'une table entre gens de bonne compagnie. Le juge représente toujours l'autorité, et toute société possède ses interdits et définit des frontières entre le licite et l'illicite. Comme le rappelle Alain Supiot, «le Pacs est un contrat certes, mais c'est un contrat assorti de prohibitions à l'inceste». L'interdit à l'oeuvre dans le mariage «ne disparaît donc pas, mais s'épanouit au sein même de la sphère contractuelle» (16). Les valeurs et les principes qui définissent ces frontières se recomposent sans cesse. Les figures du mal changent: ainsi la pédophilie apparaissait il y a seulement quelques années comme une déviance relativement bénigne.

Le fait juridique est, c'est indéniable, en expansion et en effervescence. Les sollicitations de l'appareil judiciaire ne cessent d'augmenter. Les normes prolifèrent, de même que les instances juridiques (du Tribunal pénal international de La Haye jusqu'aux commissions départementales d'équipement commercial, en passant par les maisons de justice...).

Il semble pourtant excessif de parler d'une emprise du droit sur la société. Certes, le droit apparaît de plus en plus comme un registre alternatif à d'autres formes de régulation, comme le politique ou l'économique. Mais il est amené parallèlement à se transformer en permanence. Le fait juridique se trouve au centre d'un large faisceau de demandes et de processus sociaux complexes, ambigus et contradictoires entre eux. Il est à la fois producteur et reflet de la société.

Le droit en France: composantes et mots clés

Droit objectif et droits subjectifs

Le droit objectif renvoie au corpus des règles qui définissent l'ordre social et aux dispositifs destinés à appliquer et à sanctionner ces règles (en gros, les lois et les institutions judiciaires) ; les droits subjectifs désignent les prérogatives qu'un individu tire du droit objectif. Ce sont les «droits à» (par exemple les droits de l'homme).

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Les règles de droit

On distingue la loi (votée par le Parlement) du règlement (qui émane du pouvoir exécutif ou de l'administration). Il y a une stricte hiérarchie des règles: la Constitution, puis les textes et accords internationaux, puis les lois, puis les règlements (décrets, arrêtés, circulaires...), les contrats...

Les subdivisions du droit

Outre le droit international, on distingue le droit public (rapports entre personnes privées et pouvoirs publics: droit constitutionnel, administratif, fiscal...) et le droit privé (qui se divise lui-même en de nombreuses catégories: droit du travail, de l'assurance, de la consommation...). En outre, le droit civil régit les rapports entre les particuliers (par exemple famille, propriété, contrats); le droit pénal défini t les infractions et les sanctions qui leur sont applicables.

Les institutions juridictionnelles

Elles se subdivisent entre juridictions administratives, pour le droit public (tribunaux administratifs, Conseil d'Etat), et juridictions judiciaires, pour le droit privé. Au sein de ces dernières, on trouve des tribunaux civils (tribunal d'instance, tribunal de grande instance, cour d'appel) et des tribunaux pénaux (tribunal de police pour les contraventions, tribunal correctionnel pour les délits et cour d'assise pour les crimes, ainsi que les cours d'appel). Enfin, la Cour de cassation se trouve au sommet de la hiérarchie, mais elle ne juge que la conformité au droit, et non le fond des affaires. Par ailleurs, il existe des juridictions particulières, où siègent des magistrats non professionnels: tribunaux de commerce, conseils de prud'hommes (conflits du travail)...

Les magistrats

Les magistrats du siège (ainsi dénommés parce qu'ils siègent à l'audience) sont les juges à proprement parler: ils incarnent l'indépendance de la justice. Les magistrats du parquet (magistrature dite debout parce qu'ils requièrent debout) n'ont pas à juger. Ils représentent l'État et la société, et requièrent en leur nom.

La jurisprudence

Une source de création de droit au même titre que la loi. Il s'agit de l'ensemble des décisions de justice prises pendant une période donnée. La jurisprudence traduit le travail d'interprétation de la loi par le juge.

Les autres formes de droit

À côté des lois édictées par le pouvoir public et les institutions judiciaires existent d'autres formes de droit, fondées sur les idées de contrat et de conciliation. Par exemple :

- Les conventions collectives sont des accords entre un employeur ou un groupe d'employeurs, et une ou plusieurs organisations de salariés, qui déterminent les conditions de travail dans un secteur donné.

- La médiation consiste à mettre en présence deux parties en conflit sous l'auspice d'un médiateur de justice et à les amener à résoudre leur différend.

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XIV. Le droit international, une justice des vainqueurs ?

La justice des vainqueurs. De Nuremberg à Bagdad, Danilo Zolo, Éditeur: Jacqueline Chambon

Résumé: Une critique de la neutralité affichée du droit international et de son impuissance à contenir

les conflits.

Aurore LAMBERT

L’ordre international actuel procède de la volonté d’en finir avec l’anarchie des traités de Westphalie

(1648) qui reconnaissaient aux États souverains le droit de se faire la guerre, mais l’encadraient. La

Société des Nations, puis l’Organisation des Nations Unies, au contraire, ont mis la guerre hors la loi.

Cette qualification de la guerre d’agression comme crime international devait donner naissance "à un

ordre juridique unitaire et cohérent" capable, sinon de garantir une paix stable et universelle, au moins

de "limiter les effets les plus destructeurs de la violence de guerre sur les personnes, les biens et l’environnement naturel".

Dans La justice des vainqueurs. De Nuremberg à Bagdad (Éditions Jacqueline Chambon), Danilo

Zolo, professeur de philosophie du droit et de droit international à l’Université de Florence, cherche à

démontrer que notre droit international est, au pire, un moyen pour les États qui dominent le monde d’arriver à leurs fins, au mieux, une justification a posteriori de leurs actes.

Son argumentation s’articule autour de deux contradictions principales au sein de notre droit : ses

seuls sujets sont les États mais il justifie la condamnation d’individus, et il est impuissant face aux conflits alors qu’il prétend les éradiquer.

La justice pénale internationale est une aberration juridique

Le droit international ne reconnaît traditionnellement que les États comme sujets, pourtant il a justifié

l’arrestation, la condamnation et l’exécution de Saddam Hussein et, avant lui, de tous ceux qui ont été

jugés et condamnés par les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. La guerre, crime contre la paix, est ainsi alignée sur le même plan que le crime contre l’humanité.

Il y a une contradiction manifeste au sein de la justice pénale internationale entre la souveraineté des

États, reconnue, et la subjectivité internationale attribuée aux individus, entre l’universalisme et le particularisme, deux notions juridiques antagoniques mais réunies ici au sein du même système.

Une seconde contradiction réside dans ce que Danilo Zolo appelle la "dualité des justices" : le fait que

l’agression ne soit pas jugée selon la même norme que les autres crimes. Ce fut le cas par exemple en

ex-Yougoslavie. Le tribunal ad hoc, financé par les États-Unis, a refusé de mettre en cause les

agissements de l’O.T.A.N., comme s’il y avait une hiérarchie entre les victimes dues aux violations

des droits de l’homme et les victimes dues à la guerre d’agression. Pour éviter la menace que constitue

la possibilité de tels jugements, les États-Unis n’ont toujours pas ratifié les statuts de la Cour pénale internationale, en exercice depuis 2003.

La guerre humanitaire

La guerre humanitaire entre en contradiction avec le principe même de notre droit international :

l’interdiction de la guerre. Parce que les droits de l’homme sont placés au-dessus de la paix, leur

violation peut légitimer une guerre d’agression, y compris sans l’autorisation des institutions

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internationales, comme nous l’avons vu au Kosovo en 1999. Le plan "moral", éthique, est distingué ici du plan juridique.

Peut-être, s’interroge Danilo Zolo, faudrait-il alors actualiser notre régime juridique pour prévoir

l’utilisation légitime de la force ?

Le droit international est inefficace

Là en effet réside la contradiction principale aux yeux de l’auteur : en mettant la guerre hors la loi, on

a cessé de l’encadrer.

Des millions de morts civils et militaires sont dues aux conflits depuis la Seconde Guerre Mondiale,

mais seulement dans des zones n’appartenant pas au clan des vainqueurs : au Proche-Orient, au Caucase, au Tibet, sans parler des massacres liés au terrorisme.

La guerre d’anéantissement est devenue possible. Les institutions internationales, parce qu’elles sont

incapables de s’opposer à ceux qui détiennent réellement le pouvoir, ont laissé se développer un état

de guerre civile globale, où toute menace sur leurs intérêts entraîne une guerre d’agression de la part

des "vainqueurs" auxquels s’opposent les terroristes : "L’ordre international n’est pas aujourd’hui en

mesure d’imposer aux grandes puissances de la planète le respect de règles et de procédures qui

rendent la guerre moins destructrice et moins meurtrière." La meilleure illustration en est le fait qu’aucun État n’ait jamais demandé de sanction ou de réparation suite à une guerre d’agression.

Danilo Zolo évoque un "conflit néo-colonial" opposant l’Occident aux pays qui résistent à son

ambition d’hégémonie planétaire. Le terrorisme global intervient en réponse à une "guerre globale

préventive". C’est cet état de menace permanente qui rend possible une "industrie de la mort

collective", illustrée par les fusils mitrailleurs en couverture. Cette analyse permet de réintroduire du

conflit, un antagonisme ami/ennemi inspiré de Carl Schmitt, dans un monde officiellement gouverné

par une visée pacifiste universelle.

On peut regretter le fait que Danilo Zolo évoque sans les analyser les guerres napoléoniennes (les

guerres coloniales se déroulant sur un territoire extra-européen, elles ne sont pas concernées par la

doctrine schmittienne) qui ont fait voler en éclats la légalité des guerres interétatiques. C’est pourtant

bien l’anarchie de ce système qui a suscité le besoin d’institutions supranationales garantissant une paix stable.

Le droit international sert les intérêts des plus forts

La seule fonction des institutions internationales, pour Danilo Zolo, est finalement leur caractère

"adaptatif et légitimant" car elles ne sauraient garantir un ordre international pacifié par le biais de

cette justice pénale internationale dont l’essence même est contradictoire. Au contraire, même : rien ne

semble avoir changé depuis La Fontaine : "Selon que vous serez puissant ou misérable, la justice vous fera blanc ou noir."

Ce sont les États vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale qui ont créé notre droit international, afin

que celui-ci leur bénéficie. Ce ne sont ses statuts qui rendent celui-ci illégitime, mais sa mise en

application depuis les guerres d’agression des États-Unis au Vietnam et de l’Union soviétique en

Afghanistan, puis la guerre du Golfe de 1991 et les interventions en Afghanistan en 2001 et en Irak en

2003. Ce sont ces mêmes États qui bénéficient du trafic d’armes planétaire.

Le conseil de sécurité de l’O.N.U. n’ayant pas le "monopole de l’utilisation légitime de la force", mise

en œuvre directement par des États ou des alliances d’États même dans le cas d’interventions décidées

par l’institution, nous assistons à un retour à l’anarchie westphalienne. Sans police ou armée pour le

faire respecter, le droit international ne peut pas être appliqué.

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La citation d’Hitler en quatrième de couverture ("Quand on commence et qu’on mène une guerre, ce

n’est pas le droit qui importe, c’est la victoire"), outre son caractère provocateur, semble induire l’idée

qu’il n’est pas possible de sortir d’un système où les institutions sont "normativement incohérentes et

politiquement inefficaces". Peut-être, selon Danilo Zolo qui y fait une discrète allusion, parce que les droits de l’homme, au fondement de notre droit, ne seraient pas si universels.

L’étude de Danilo Zolo met en lumière les imperfections de notre système mais ne propose aucune

solution pour l’améliorer, parce qu’il en condamne la philosophie même : le "pacifisme

internationaliste" de Kant, Kelsen et Habermas. Il aurait été pourtant intéressant de se demander à quelles conditions un droit international, avec les institutions qui existent déjà, peut être juste.

rédacteur : Aurore LAMBERT, Critique à nonfiction.fr

Illustration : United Nations Photo / Flickr.com

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XV. Economie et libertés. Qu'est-ce que le capitalisme ?

Xavier de la Vega

Sciences humaines, n° Spécial N° 11 - mai-juin 2010 Alors que le capitalisme semble régner sans partage sur tous les recoins de la planète, les historiens débattent comme rarement sur sa genèse. Depuis que des chercheurs ont entrepris de réviser de fond en comble l’histoire économique des contrées non européennes, c’est une nouvelle histoire du capitalisme qui se profile.

Les travaux d’histoire globale ont remis sur le tapis la question des origines du capitalisme en montrant que nombre de ses ingrédients constitutifs peuvent être repérés bien avant le XVIe siècle, tant en Europe qu’en Asie, qu’il s’agisse de l’existence de marchés développés, du système de crédit, de contrats salariaux, de l’impérialisme (1)… Ce courant de recherche prolonge en ce sens la vision de Fernand Braudel, pour lequel le capitalisme se définit comme un ensemble de pratiques présentes dans de multiples sociétés, à de multiples époques (2). D’une manière qui semble contre-intuitive aujourd’hui, tant on a pris l’habitude, bien à tort, d’assimiler le capitalisme à l’économie de marché, l’historien français définit le premier en l’opposant à la seconde. Alors que l’économie de marché renvoie à des échanges de proximité intervenant dans des marchés réglementés et transparents, comme ceux des foires de Champagne au Moyen Âge, pour Braudel, le capitalisme consiste à contourner les règles de la concurrence pour dégager des profits exceptionnels. Le capitalisme est alors la recherche de positions de monopole, obtenues notamment en allongeant le circuit commercial jusqu’à le rendre opaque. Il trouve ainsi sa meilleure incarnation dans le commerce au long cours, pratiqué tout autant par les marchands vénitiens que par les diasporas juives, arabes ou indiennes qui, dès le Ier millénaire, font transiter des marchandises de la Méditerranée à l’océan Indien, de la mer Noire à la Chine. Comme l’observe l’historienne Ellen Meiksins Wood, cette vision présente néanmoins le risque de «naturaliser le capitalisme (3)», et finalement de considérer que, puisqu’il est présent depuis la nuit des temps, il représente l’horizon indépassable des sociétés humaines. Elle risque aussi de faire perdre de vue la singularité d’un système économique dont l’émergence a bouleversé l’histoire de l’humanité. C’est sur cette singularité qu’insistaient autant Karl Marx, Max Weber ou Karl Polanyi. À leurs yeux, un mode d’organisation économique entièrement inédit était né en Europe, quelque part entre le XVIe et le XIXe siècle. Comme le montre bien Philippe Norel, le meilleur usage de l’histoire globale consiste à expliquer comment un tel système a pu voir le jour en Europe et éventuellement pourquoi seulement sur le Vieux Continent. La quête rationnelle du profit Raison de plus pour rappeler en quoi consiste la spécificité du capitalisme. Marx identifie sans hésitation la rupture fondatrice de son avènement : il la trouve dans la formation d’un prolétariat obligé de vendre sa force de travail pour subvenir à ses besoins. Dès cet instant, les entreprises capitalistes peuvent prospérer. Possédant le contrôle des moyens de production (les équipements acquis, les terres louées aux propriétaires terriens), elles sont en mesure d’»exploiter» les travailleurs, c’est-à-dire de s’approprier une partie de la valeur qu’ils produisent (la plus-value). Elles peuvent également organiser le travail à leur guise afin d’en tirer le meilleur profit. Pour Marx, elles n’ont d’ailleurs guère le choix, et c’est là à ses yeux le second trait distinctif du capitalisme : se livrant une concurrence sans relâche, elles doivent sans cesse accroître les rendements pour avoir une chance de survie.

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La vision wéberienne n’est au fond pas très éloignée de celle de Marx. Pour Weber, le capitalisme est le premier système économique entièrement organisé autour de la quête rationnelle du profit (4). Si l’appât du gain est une affaire ancienne, elle ne devient le principe d’organisation de la société que si certaines conditions sont réunies, parmi lesquelles Weber, comme Marx, place l’appropriation des moyens de production par des entreprises privées, ainsi que l’existence de travailleurs prêts à l’embauche et le développement de marchés libres. Mais il insiste aussi sur la nécessité d’institutions préalables au déploiement de cette rationalité singulière, telle que l’existence d’un système de comptabilité (sans laquelle aucun calcul de rentabilité n’est possible), ou celui d’un droit rationnel (indispensable pour garantir la propriété privée et trancher les différents commerciaux). Cet ordre social singulier est enfin fondé sur des valeurs : Weber disserte sur les origines protestantes de l’« esprit du capitalisme», cet ensemble de maximes à connotation éthique qui modèlent selon lui les comportements d’épargne et de dur labeur. L’économiste hongrois Karl Polanyi complète la définition en insistant, comme le faisait déjà Marx, sur une prégnance inédite de l’échange marchand. Cela signifie que tant la satisfaction des besoins élémentaires que l’acquisition des objets qui peuplent le quotidien des hommes impliquent une transaction. Cela signifie aussi que le travail et la terre sont transformés en marchandises, de sorte que la vie humaine et la nature sont désormais régies par les conditions du marché. C’est ce que Polanyi appelle la « marchandisation» de la société. Alors que toutes les sociétés antérieures avaient veillé à contenir cette logique, selon l’économiste hongrois, le propre du capitalisme est de lui donner libre cours, et même de la pousser toujours plus loin, au risque de mettre la société en péril (5). Pour nos trois auteurs, donc, seule l’Europe s’est engagée dans la voie capitaliste de développement. Polanyi y voit une impasse. À ses yeux, la société ne pouvait que réagir à ce processus de marchandisation en tentant de contenir sévèrement la sphère de l’échange marchand : il voyait dans l’émergence des États providence et de leurs mécanismes redistributifs les signes d’une « grande transformation». Marx et Weber considèrent au contraire, chacun à sa manière, que le capitalisme engage l’humanité sur la voie d’un mouvement irréversible de changement social. Marx voyait ainsi d’un bon œil l’aventure coloniale européenne, qui emporterait l’ensemble de la planète sur une voie de développement certes profondément inégalitaire, mais qui jetterait les bases de l’avènement du socialisme. Weber a quant à lui ouvert une longue lignée de travaux qui inscrivent le capitalisme au sein d’un mouvement séculaire de modernisation des sociétés, tradition à laquelle on peut rattacher autant l’œuvre de Joseph Schumpeter que les travaux de Walt Whitman Rostow (6). En énonçant ses « stades de la croissance économique», ce dernier considérait les transformations survenues en Europe comme la voie naturelle du développement économique. Ses phases de « démarrage» (diffusion de l’esprit scientifique, premiers entrepreneurs), « décollage» (révolution industrielle) et « maturité» (deuxième révolution industrielle, développement de la consommation de masse) étaient tout simplement calquées sur l’expérience européenne. Bref, l’avènement du capitalisme, tel qu’il s’est déroulé en Europe, est le passage obligé de la modernisation économique pour l’ensemble de la planète. Ne négligeons pas l’histoire de la Chine !

C’est là une conviction que les recherches en histoire globale ont considérablement relativisée. Elles ont solidement établi que les autres régions du monde n’ont pas attendu les lumières européennes. La Chine a ainsi connu sous la dynastie des Song une phase de modernisation économique (il n’y a pas d’autres mots) tout à fait remarquable, fondée sur l’essor du marché intérieur et l’avènement d’innovations technologiques de premier ordre (des techniques agricoles à la navigation au long cours, en passant par la machine à filer) (7). L’historien américain Kenneth Pomeranz (8) a par ailleurs établi que la région chinoise du delta du Yantzé possédait jusqu’à 1820 des niveaux de productivité du travail et de

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consommation équivalents ou supérieurs à ceux de l’Angleterre. Il est donc erroné d’identifier capitalisme occidental et modernisation économique. De même qu’il est trompeur de considérer la « réémergence» contemporaine de l’Asie comme le fruit de sa conversion au capitalisme occidental, même si le déploiement planétaire de ce dernier y a contribué. L’histoire globale a ainsi mis au jour l’existence d’une autre voie de modernisation économique, qui ne se réduit pas à celle suivie par l’Occident. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Adam Smith, le grand économiste écossais, est peut-être le premier historien global. Dès la fin du XVIIIe siècle, il s’attachait à comprendre les trajectoires respectives de l’Europe et de la Chine. Smith voyait dans la voie chinoise le « cours naturel» de la richesse des nations, fondé sur l’essor du marché intérieur. Partant des progrès de l’agriculture, le pays avait progressivement développé des activités industrielles, jouant à plein sur le cercle vertueux de la spécialisation et de l’amélioration des techniques. Smith constatait que l’Europe avait procédé à l’inverse. Depuis les premières cités-États italiennes jusqu’à l’apogée des Provinces unies hollandaises, le Vieux Continent avait fondé son essor économique sur la capture de marchés extérieurs – l’Empire britannique se préparait déjà à prendre le relais. Pourquoi l’Europe s’est-elle engagée dans une telle voie ? L’analyse de Braudel constitue sur ce point un jalon important lorsqu’il insiste sur une singularité de l’Europe : la facilité avec laquelle les pratiques capitalistes ont pu s’épanouir, alors qu’elles se sont heurtées ailleurs à l’opposition du pouvoir politique. C’est en croisant les analyses de Smith et de Braudel que des historiens contemporains comme Giovanni Arrighi (9), Beverly Silver ou Eric Mielants s’attachent à préciser les contours de cette « voie occidentale» – la « voie capitaliste». Celle-ci s’appuierait en définitive sur la proximité, la complémentarité même, entre les élites économiques et le pouvoir politique. Alors que la Chine a toujours tenu ses capitalistes à distance, les États occidentaux ont généralement prêté main-forte aux velléités conquérantes de leurs élites marchandes, puis industrielles. Ce cocktail d’expansionnisme et de militarisme constituerait en définitive la spécificité de la voie de développement occidentale. La voie occidentale Une telle analyse est contestée par tous ceux qui relativisent le rôle joué par les conquêtes de territoires et de marchés extérieurs dans l’expansion du capitalisme. Ceux-là n’entendent pas (toujours) justifier l’aventure coloniale. Ils considèrent en revanche que les capitalismes européens n’en avaient pas besoin pour fonder leur essor – une affirmation qui fait évidemment l’objet de débats. Ce diagnostic s’applique en particulier à l’après-guerre, lorsque la progression des rémunérations ouvrières a assuré des débouchés intérieurs aux grandes entreprises fordistes. Il n’est cependant pas interdit de retenir une intuition stimulante, suggérée tant par la pensée smithienne que par les apports de l’histoire globale. Comme le pensait Braudel, le capitalisme n’est pas réductible à l’économie de marché. C’est plutôt un agencement singulier du marché et des pouvoirs économique et politique, un agencement parmi d’autres possibles. NOTES : (1) Voir P. Norel, L'Histoire économique globale, Seuil, 2009. (2) F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe-XVIIIe siècle), 3 vol., 1979, rééd. LGF, 2000. (3) E. Meiksins Wood, L’Origine du capitalisme. Une étude approfondie, Lux, 2009. (4) M. Weber, Économie et société, 1921, rééd. Stock, 2003. (5) K. Polanyi, La Grande Transformation, 1944, rééd. Gallimard, coll « Tel», 2009. (6) W.W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique. Un manifeste non communiste,

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3e éd., Economica, 1997. (7) Voir E.H. Mielants, The Origins of Capitalism and the « Rise of the West», Temple

University Press, 2007. (8) K. Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale, Albin Michel, 2010. (9) G. Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, Max Milo, 2009.

Quelques grandes figures de l'histoire du capitalisme mondial Karl Marx (1818-1883)

Ce penseur critique du capitalisme a produit une analyse scientifique des transformations économiques, sociales et politiques intervenues au cours de l’histoire. Dans son œuvre maîtresse, Le Capital, publiée entre 1867 et 1894, il explique l’avènement du mode de production capitaliste et analyse la relation entre capital et travail : les capitalistes concentrent le capital et accumulent les richesses en utilisant le travail des prolétaires. Pour Marx, le chômage et la paupérisation croissante résultant de ces rapports de production conduiront à la « révolte du prolétariat» dans les pays industrialisés, vouant le capitalisme à disparaître. Max Weber (1864-1920) Juriste de formation, le grand sociologue allemand est le premier à analyser la dimension culturelle du capitalisme : dans ses travaux, il analyse notamment l’influence de l’éthique religieuse sur le comportement économique, étudiant de nombreuses religions et aires géoculturelles. En 1901, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il rappelle que le protestantisme valorise le travail et la réussite professionnelle de l’individu : ainsi pour Weber, le rôle de l’éthique protestante fut déterminant dans l’essor du capitalisme occidental. John M. Keynes (1883-1946) Cet économiste britannique n’est pas un adversaire du capitalisme mais pense que livré à lui-même, il peut générer chômage et crises. En 1936, dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, il recommande des politiques de grands travaux, une répartition plus égalitaire des richesses, ainsi qu'une politique monétaire destinée à encourager l'investissement. Des politiques d’inspiration keynésienne furent appliquées au cours des trente glorieuses (1945-1975), et connaissent un regain d’intérêt depuis la crise mondiale de 2008. Joseph A. Schumpeter (1883-1950)

Pour cet économiste autrichien, le capitalisme est un système dynamique caractérisé par une alternance de phases de croissance et de crise. L’apparition d’innovations technologiques fondamentales est source de croissance. Mais lorsque le potentiel de développement de ces innovations est épuisé, la crise survient et se prolonge jusqu’à l’émergence de nouvelles innovations, à l’origine d’un autre cycle de croissance. Ce renouvellement cyclique des innovations technologiques constitue le « processus de destruction créatrice». Schumpeter souligne dans ce processus le rôle essentiel des entrepreneurs : poussés par la recherche de profit, ils encouragent l’émergence de nouvelles techniques toujours plus performantes. Karl Polanyi (1886-1964) L’économiste et historien hongrois met en évidence la rupture qu’a constituée l’avènement d’un marché où les prix sont déterminés par le jeu de l’offre et de la demande, sans aucune intervention extérieure. En 1944, dans La Grande Transformation, Polanyi décrit l’ascension et la décadence de cette économie de marché entre les années 1830 et 1930 : cette période marque la tentative d’imposer un marché libre de la terre, de la monnaie et du travail. Mais elle aurait engendré tant de tensions économiques et sociales qu’elle a imposé un retour au

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dirigisme après la crise de 1929. Pour Polanyi, l’instauration d’un marché libre correspond donc à une brève période dans l’histoire. Fernand Braudel (1902-1985) Cet historien français a étudié la genèse du capitalisme. Dans la période préindustrielle existait une économie de marché occupant certes une place restreinte dans la société mais qui fut le siège de transformations décisives, menant vers le capitalisme. L’émergence de celui-ci est donc bien antérieure à la révolution industrielle. En 1979, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Braudel décrit l’apparition progressive de « l’économie-monde capitaliste», à partir du XIIIe siècle. Celle-ci se diffuse à l’échelle mondiale à travers une succession de centres regroupant chacun à son tour la majorité des activités économiques : Gênes, Venise, Bruges, Amsterdam puis Londres et New York. Justine Canonne

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XVI. Les sciences et les techniques menacent-elles l'homme ?

Catherine Halpern

Malgré tout ce qu’on lui doit, la technique aujourd’hui fait peur, comme l’attestent les problèmes éthiques soulevés par le clonage. Mais cette crainte est-elle justifiée ? C’est en tout cas la nature même de l’homme que la technique interroge.

La technophobie a aujourd’hui le vent en poupe. Quelques mots suffisent, OGM, énergie nucléaire, clonage ou nanotechnologies, pour que l’échine se hérisse et que la peur du danger technique envahisse chacun. La technique est accusée de tous les maux : elle rompt les équilibres naturels et menace l’environnement, elle est aux mains d’une sphère marchande sans scrupule, quand elle ne dégrade pas le lien social… Et de dénoncer pêle-mêle Internet ou les jeux vidéo qui font de leurs utilisateurs des autistes, le lobby des industries pharmaceutiques ou les déchets toxiques. La technique, on l’aura compris, n’est pas vraiment en odeur de sainteté. Et pourtant, dans le même temps, les consommateurs se ruent en masse vers les dernières innovations, avides de gadgets plus ou moins utiles. Tel le téléphone portable qui comme un couteau suisse cumule toutes les fonctions, appareil photo, lecteur de musique ou de vidéo voire lampe torche. Technophobes et technolâtres à la fois. Serions-nous devenus complètement schizos ?

Il n’est pas simple de choisir son camp car du côté des technophiles comme de celui des technophobes, bien des arguments font mouche. Les philosophes qui défendent la technique mettent souvent en avant sa dimension proprement humaine. C’est ainsi que l’historien des sciences Georges Canguilhem, dans un article intitulé «Machine et organisme» (in La Connaissance de la vie, Vrin, 1992), rappelle l’origine vitale, biologique de la technique. René Descartes dans sa théorie de l’animal-machine réduisait l’organisme à du mécanique, G. Canguilhem à l’inverse propose de penser les machines sur le modèle du vivant en y voyant des organes de l’espèce humaine.

Comprendre les machines

La technique est d’abord un phénomène biologique. Ou pour parodier une célèbre devise : «Rien de ce qui est technique ne nous est étranger.» Démontant l’opposition entre culture et technique, le philosophe Gilbert Simondon compare l’hostilité à la technique à la xénophobie : «La machine est l’étrangère ; c’est l’étrangère en laquelle est enfermé de l’humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l’humain. La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture (1).» Les objets techniques, que nous gagnerions à mieux connaître, contiennent une réalité humaine. Et de la même manière qu’il faut repenser la nature de l’objet technique, il faut aussi interroger cette «nature» dont on se réclame si volontiers aujourd’hui. François Dagognet condamne ainsi la mythologie de la nature qui prospère aujourd’hui. C’est oublier, rappelle-t-il, que les paysages qui pour nous incarnent cette nature originelle ont été façonnés par l’homme. Les fruits et les légumes «naturels» que nous mangeons résultent le plus souvent d’espèces croisées, sélectionnées et ne sont en rien le produit du hasard (2). N’oublions pas non plus tout ce que nous devons à la technique. Ce sont les machines qui assurent notre bien-être et notre survie. Elles nous chauffent, nous éclairent, nous transportent, nous guérissent… Elles nous aident chaque jour à nous débattre avec un milieu souvent hostile. Combien d’entre nous seraient encore en vie sans elles ? Mais comment ne pas également entendre la voix des suspicieux ?

La technique pose d’indiscutables questions éthiques. Sa puissance aujourd’hui est telle qu’elle peut constituer une menace pour la nature et même annihiler l’humanité tout entière. Cette prise de conscience pèse lourdement depuis les explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Un tel

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état de fait, inédit jusqu’alors, nous oblige à repenser nos devoirs moraux. C’est la thèse de Hans Jonas dans Le Principe responsabilité (1979), dont le sous-titre indique l’enjeu : «Une éthique pour la civilisation industrielle». L’éthique traditionnelle centrée sur les rapports entre les hommes ne nous permet pas de faire face aux défis moraux posés par le développement technique. Il faut désormais penser nos obligations vis-à-vis de la nature et notre responsabilité par rapport à l’avenir puisque les effets de la technique peuvent avoir un impact à long voire à très long terme. Pour anticiper les dangers qui guettent l’homme et la nature, H. Jonas propose ce qu’il appelle une «heuristique de la peur» : il faut cultiver délibérément une peur désintéressée, apte à déceler les dangers de la technique.

La technophobie ne serait donc pas toujours une passion irrationnelle. D’autant que la question technique est étroitement liée à des intérêts économiques comme le martèle Jürgen Habermas. C’est ce qui inspire ses craintes concernant certaines recherches génétiques. Comme H. Jonas, il estime que nous devons désormais anticiper l’innovation technique pour ne pas nous trouver pieds et mains liés par elle, mis devant le fait accompli sans espoir de retour en arrière. Dans L’Avenir de la nature humaine (3), il dénonce ainsi un «eugénisme libéral» qui estime légitime que les parents puissent faire le choix de certaines caractéristiques génétiques pour leur enfant. Dans des économies libérales, quelques-uns seraient prêts à «commander» un enfant comme ils commanderaient une voiture en faisant le choix de ses caractéristiques et de ses options. Or comment l’enfant qui serait le fruit d’une telle décision pourrait-il se considérer comme l’auteur de sa propre vie s’il sait qu’il a fait l’objet d’une programmation eugénique ? Pour J. Habermas, c’est l’individu dans son autonomie qui est ici menacé. La collusion avec les intérêts économiques est souvent au cœur des crises qui ont mis à mal la confiance du public. Il suffit de songer au scandale de l’amiante ou à l’affaire du sang contaminé.

La réalité inhumaine

Mais la peur de la technique si vivace aujourd’hui ne cache-t-elle pas également une inquiétude existentielle ? Telle est la thèse d’Ollivier Dyens dans un récent ouvrage intitulé La Condition inhumaine et sous-titré «Essai sur l’effroi technologique» (Flammarion, 2008). Si l’homme est déstabilisé par la croissance exponentielle des techniques, c’est d’abord parce qu’elles changent entièrement le regard qu’il porte sur le monde et sur lui-même : «L’aliénation que nous ressentons aujourd’hui, le mal-être qui semble être le lot d’une majorité de citoyens prend racine dans le fait qu’il n’y a plus de condition humaine, que l’idée même de cette condition s’efface et disparaît à chaque amélioration informatique, à chaque transformation socio-économique.» Les techniques nous donnent accès à des niveaux de réalité que nous ne pourrions apercevoir autrement. Or cette réalité inhumaine qu’elles nous dévoilent n’est pas à notre mesure : elle n’a pas de sens fait pour nous et entre en tension avec notre réalité biologique, qui ne vise pas tant à comprendre qu’à survivre. «Ce n’est pas l’omniprésence des technologies qui nous angoisse, mais bien les lectures du monde qu’elles nous forcent à accepter (là où le cosmos n’est peut-être qu’une série de cordelettes qui vibrent, là où temps et espace se déforment par le poids des étoiles, là où existent des horizons par-delà lesquels les lois physiques s’effondrent). Ce n’est pas l’omniprésence des technologies qui nous alarme, mais ces lectures du monde qui remettent aussi, et surtout, en question la forme, la structure, l’essence même du vivant et de l’humain (...).» L’homme par exemple n’est peut-être plus à penser comme un individu singulier, autonome et conscient. Le formidable réseau des télécommunications, les techniques d’archivages, les bases de données stockent, engrangent, font circuler des millions d’informations qui ne sont plus à la mesure du cerveau humain. Peut-être sommes-nous plus proches des fourmis que nous le croyons. N’y aurait-il pas à l’œuvre une intelligence collective où se mêlent humain et technique, biologique et inorganique, que notre intelligence individuelle peine à voir ? Autre exemple : grâce aux techniques, nous savons que notre estomac abrite d’immenses colonies de bactéries. Et si, comme le soutiennent certains scientifiques, l’homme n’était que le véhicule de survie de ces bactéries, leur hôte ? Autant de perspectives ouvertes qui donnent le vertige… Mais il n’y a là nulle nostalgie pour O. Dyens. Les machines, si elles nous dévoilent l’insensé, enrichissent aussi notre monde et la compréhension que nous pouvons en avoir. Elles ne nous sont pas étrangères car en nous s’entrelacent le naturel et l’artificiel. Qu’elles soient de nature existentielle, éthique ou

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politique, nos craintes vis-à-vis de la technique ne montrent-elles pas que c’est en fait de nous-mêmes, et non d’une froide altérité, que nous avons peur ?

NOTES

(1) G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, 1958, rééd. Aubier, 2001. (2) Voir «Penser le vivant», rencontre avec F. Dagognet, Sciences Humaines, n°142, octobre 2003. (3) J. Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002.