23
En 2002, trois quarts de la population pau- vre des pays en développement – 883 mil- lions d’habitants – vivaient en zone rurale. 1 La plupart dépendent, directement ou indirectement, de l’agriculture pour leur subsistance. Une agriculture inclusive et dynamique pourrait donc réduire drasti- quement la pauvreté rurale et contribuer ainsi à la poursuite des objectifs du Mil- lénaire pour le développement en ce qui concerne la pauvreté et la faim. Il existe de nombreux exemples du rôle moteur joué par l’agriculture dans la croissance à des stades précédents du pro- cessus de développement et de son impact en termes de réduction de la pauvreté. Plus récemment, la croissance agricole accélérée de la Chine – grâce au système de respon- sabilisation des ménages, à la libéralisation des marchés et à la rapide évolution tech- nologique – a été largement responsable du recul de la pauvreté rurale – de 53 % en 1981 à 8 % en 2001 (thème A). La croissance agricole a été le précurseur de l’accélération de celle de l’industrie, de même que les révolutions agricoles ont précédé les révo- lutions industrielles qui se sont propagées à travers le monde à climat tempéré, de l’Angleterre au milieu du XVIIIe siècle, au Japon à la fin du XIXe. 2 L’agriculture a également été à l’origine d’opportunités commerciales attractives, comme les produits à forte valeur ajoutée pour les marchés intérieurs (l’industrie lai- tière au Kenya, l’aquaculture au Bangladesh, les légumes pour supermarchés en Amé- rique latine) et internationaux (les cafés fins au Rwanda, l’horticulture au Chili, au Guatemala et au Sénégal). Des succès ont également été rencontrés dans les cultures traditionnelles faisant l’objet de demandes nouvelles, telles que les exportations de maïs fourrager du Laos vers la Chine et le sucre de canne pour les biocarburants au Brésil. Parallèlement à ces expériences fruc- tueuses, d’autres tentatives de tirer profit de l’agriculture se sont soldées par des échecs. Le cas le plus interpellant est la performance insatisfaisante de l’agriculture en Afrique subsaharienne, particulièrement lorsqu’on la compare avec la révolution verte en Asie du Sud (figure 1.1). Au milieu des années 1980, les rendements céréaliers étaient fai- bles tant en Asie du Sud qu’en Afrique sub- saharienne tandis que la pauvreté était éle- vée dans les deux régions. Quinze ans plus tard, les rendements avaient augmenté de plus de 50 % en Asie du Sud et la pauvreté avait baissé de 30 %. En Afrique subsaha- rienne, les rendements et la pauvreté étaient restés inchangés. La sécurité alimentaire demeure un défi pour la plupart des pays africains en raison du faible taux de crois- sance agricole, de l’expansion démographi- que rapide, des faibles recettes en devises et des coûts de transaction élevés dans l’éta- blissement de liens entre les marchés inté- rieurs et internationaux. Dans d’autres régions également, l’agri- culture doit relever des défis importants. Dans les endroits où le secteur rural non agricole connaît une croissance accélérée, le redéploiement de la population active s’effectue avec un certain retard, ce qui a pour effet de concentrer la pauvreté dans les zones rurales et d’accroître les dispari- tés entre revenus ruraux et revenus urbains. Ce fossé constitue une source importante de tensions politiques et d’insécurité. Dans les régions où la part de l’agriculture dans l’économie a diminué de manière signi- ficative, comme c’est le cas en Amérique latine, il est toujours difficile de connecter les ménages ruraux pauvres aux nouveaux sous-secteurs agricoles dynamiques, que ce Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux Quelle contribution l’agriculture peut-elle faire au développement? 1 RE PARTIE 32 1 chapitre

Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

En 2002, trois quarts de la population pau-vre des pays en développement – 883 mil-lions d’habitants – vivaient en zone rurale.1 La plupart dépendent, directement ou indirectement, de l’agriculture pour leur subsistance. Une agriculture inclusive et dynamique pourrait donc réduire drasti-quement la pauvreté rurale et contribuer ainsi à la poursuite des objectifs du Mil-lénaire pour le développement en ce qui concerne la pauvreté et la faim.

Il existe de nombreux exemples du rôle moteur joué par l’agriculture dans la croissance à des stades précédents du pro-cessus de développement et de son impact en termes de réduction de la pauvreté. Plus récemment, la croissance agricole accélérée de la Chine – grâce au système de respon-sabilisation des ménages, à la libéralisation des marchés et à la rapide évolution tech-nologique – a été largement responsable du recul de la pauvreté rurale – de 53 % en 1981 à 8 % en 2001 (thème A). La croissance agricole a été le précurseur de l’accélération de celle de l’industrie, de même que les révolutions agricoles ont précédé les révo-lutions industrielles qui se sont propagées à travers le monde à climat tempéré, de l’Angleterre au milieu du XVIIIe siècle, au Japon à la fin du XIXe.2

L’agriculture a également été à l’origine d’opportunités commerciales attractives, comme les produits à forte valeur ajoutée pour les marchés intérieurs (l’industrie lai-tière au Kenya, l’aquaculture au Bangladesh, les légumes pour supermarchés en Amé-rique latine) et internationaux (les cafés fins au Rwanda, l’horticulture au Chili, au Guatemala et au Sénégal). Des succès ont également été rencontrés dans les cultures traditionnelles faisant l’objet de demandes nouvelles, telles que les exportations de maïs fourrager du Laos vers la Chine et le

sucre de canne pour les biocarburants au Brésil.

Parallèlement à ces expériences fruc-tueuses, d’autres tentatives de tirer profit de l’agriculture se sont soldées par des échecs. Le cas le plus interpellant est la performance insatisfaisante de l’agriculture en Afrique subsaharienne, particulièrement lorsqu’on la compare avec la révolution verte en Asie du Sud (figure 1.1). Au milieu des années 1980, les rendements céréaliers étaient fai-bles tant en Asie du Sud qu’en Afrique sub-saharienne tandis que la pauvreté était éle-vée dans les deux régions. Quinze ans plus tard, les rendements avaient augmenté de plus de 50 % en Asie du Sud et la pauvreté avait baissé de 30 %. En Afrique subsaha-rienne, les rendements et la pauvreté étaient restés inchangés. La sécurité alimentaire demeure un défi pour la plupart des pays africains en raison du faible taux de crois-sance agricole, de l’expansion démographi-que rapide, des faibles recettes en devises et des coûts de transaction élevés dans l’éta-blissement de liens entre les marchés inté-rieurs et internationaux.

Dans d’autres régions également, l’agri-culture doit relever des défis importants. Dans les endroits où le secteur rural non agricole connaît une croissance accélérée, le redéploiement de la population active s’effectue avec un certain retard, ce qui a pour effet de concentrer la pauvreté dans les zones rurales et d’accroître les dispari-tés entre revenus ruraux et revenus urbains. Ce fossé constitue une source importante de tensions politiques et d’insécurité. Dans les régions où la part de l’agriculture dans l’économie a diminué de manière signi-ficative, comme c’est le cas en Amérique latine, il est toujours difficile de connecter les ménages ruraux pauvres aux nouveaux sous-secteurs agricoles dynamiques, que ce

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux

Quelle contribution l’agriculture peut-elle faire au développement?

1RE PARTIE

32

1c h a p i t r e

Page 2: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 33

soit en tant que petits paysans ou en tant qu’ouvriers agricoles. En outre, l’agricul-ture est, partout, un utilisateur majeur des ressources naturelles – dont elle abuse fré-quemment. En faisant un meilleur usage des ressources en eau et des terres et en fournis-sant des services environnementaux tels que la gestion des bassins versants, l’agriculture peut rendre la croissance plus durable sur le plan environnemental.

Ce chapitre utilise une perspective macro-économique pour montrer qu’une stratégie consistant à rééquilibrer les inci-tations dans les domaines de l’agriculture, de la production et des services, et à aug-menter la quantité et la qualité des inves-tissements dans l’agriculture, peut s’avérer payante dans de multiples contextes. Pour élaborer de manière appropriée des politi-ques différenciées, ce chapitre présente une typologie des pays fondée sur la contribu-tion de l’agriculture à la croissance et à la réduction de la pauvreté dans trois types de pays : les pays à vocation agricole, en mutation et urbanisés. Il passe en revue les politiques et modèles d’investissement du passé et propose un cadre facilitant la com-préhension de l’économie politique derrière l’élaboration des politiques agricoles.

La transformation structurelle Le processus du développement économi-que exige la redéfinition constante des rôles

de l’agriculture, de l’industrie et des servi-ces. Deux phénomènes empiriques récur-rents caractérisent cette transformation structurelle. Premièrement, aux niveaux inférieurs du développement, les contribu-tions de l’agriculture au produit intérieur brut (PIB) et à l’emploi sont importantes (jusqu’à 50 % et 80 % respectivement), mais elles diminuent au fur et à mesure que les pays se développent (figure 1.2). Deuxiè-mement, il existe un fossé persistant entre la part d’agriculture dans le PIB et la part de l’agriculture dans la population active. Ces deux faits stylisés suggèrent un rôle essentiel mais évolutif, pour l’agriculture, d’instrument de croissance et de réduction de la pauvreté.

Ces modèles de transformation structu-relle ont été observés au cours de l’histoire dans la plupart des pays développés et sont actuellement en marche dans les pays en développement qui connaissent la crois-sance. Il existe cependant des écarts nota-bles. Dans la plupart des pays subsahariens, au cours des 40 dernières années, la pro-portion de main-d’œuvre dans l’agricul-ture a baissé considérablement malgré une croissance quasi nulle du PIB par habitant, comme illustré par le Nigéria (figure 1.2). Il en va de même pour l’Amérique latine depuis 1980, comme illustré par le Brésil. Ce phénomène s’inscrit dans la logique d’urbanisation de la pauvreté observée dans

Figure 1.1 Les rendements céréaliers sont élevés et la pauvreté est faible en Asie du Sud, tandis qu’ils stagnent en Afrique subsaharienne

Sources : Ravallion & Chen, 2004 ; Banque mondiale, 2006y.

Page 3: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

34 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

ces deux régions. Par contraste, le redé-ploiement de la population active en dehors de l’agriculture a été très lent en Chine, en partie à cause de restrictions sur la mobilité de la main-d’œuvre.3

La contribution de l’agriculture est essentielle mais diminue à mesure que les pays se développentDans nombre de pays pauvres, l’agriculture produit toujours une large part du PIB et occupe une forte proportion de la popula-tion active (en moyenne 34 et 64 %, respec-tivement, en Afrique subsaharienne).4 Dans la fourchette de pays affichant un PIB par habitant compris entre 400 et 1 800 $, dont nombreux sont asiatiques, l’agriculture est responsable d’en moyenne 20 % du PIB et 43 % de l’emploi. Ces taux baissent à, res-

pectivement, 8 et 22 % pour les pays (prin-cipalement d’Europe de l’Est et d’Amérique latine) dont le PIB par habitant se situe entre 1 800 et 8 100 $. L’ajout à l’agriculture de liens en amont et en aval (agriculture éten-due) augmente généralement sa part dans l’économie de moitié ou plus, particulière-ment dans les pays à moyen revenu.5

La proportion importante d’agriculture dans les économies pauvres suggère qu’une forte croissance de l’agriculture est cruciale pour favoriser la croissance économique glo-bale. A mesure que le PIB par habitant aug-mente, la proportion d’agriculture diminue, de même que sa contribution à la croissance. Par ailleurs, la valeur absolue de la produc-tion agricole augmente, à cause de la crois-sance plus rapide des secteurs non agrico-les. De plus en plus, l’agriculture contribue

Figure 1.2 As countries develop, the shares of GDP and labor in agriculture tend to decline, but with many idiosyncrasies

Source : Equipe RDM 2008, à partir des données de Banque mondiale (2006y).Note : La liste des codes de pays (en 3 lettres) et des pays qu’ ils représentent peut être trouvée en page xviii.

Page 4: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 35

à façonner la durabilité environnementale du processus de croissance, et ce à travers le spectre du développement. Elle constitue un utilisateur majeur des ressources naturelles rares (elle est responsable de 85 % des pré-lèvements d’eau dans le monde en dévelop-pement et de l’utilisation de 42 % des terres) ainsi qu’un fournisseur souvent peu reconnu de services environnementaux (fixation des carbones, gestion des bassins versants et réduction de la déforestation).

La capacité de l’agriculture à réduire la pauvretéL’écart important et persistant entre les contributions respectives de l’agriculture au PIB et à l’emploi suggère que la pauvreté reste concentrée dans l’agriculture et dans les zones rurales – tandis que la croissance non agricole s’accélère, de nombreux ruraux restent pauvres.

Les observations microéconomiques tirées d’études de la Banque mondiale sur la pauvreté dans de nombreux pays confir-ment que l’incidence de la pauvreté sur les ménages agricoles et ruraux augmente de

façon persistante (thème A). En outre, dans les endroits où la croissance non agricole s’est accélérée, les disparités entre revenus ruraux et revenus urbains se sont accrues. En Asie de l’Est, par exemple, le rapport de la pauvreté rurale à la pauvreté urbaine est passé de 2 :1 à 3,5 :1 entre 1993 et 2002, mal-gré une baisse substantielle de la pauvreté absolue. Selon les prévisions, malgré une urbanisation rapide, le monde en dévelop-pement devrait rester principalement rural dans la plupart des régions jusqu’à environ 2020 (encadré 1.1) et la majorité des pauvres devraient continuer à vivre dans les espaces ruraux jusqu’en 2040.6

La concentration persistante de la pau-vreté (absolue et relative) dans les zones rurales illustre la difficulté à redistribuer les revenus générés hors de l’agriculture et l’inertie profonde dans le reclassement de la main-d’œuvre tandis que les économies se restructurent. La migration de l’agriculture vers les zones urbaines est souvent retardée par le manque d’information, les coûts, les écarts de compétences, le vieillissement et les liens sociaux et familiaux. En consé-

eNc Adré 1.1 Dynamiques de la population rurale

Selon les estimations, 2,5 milliards de person-nes, sur les 3 milliards de ruraux, sont impli-quées dans l’agriculture : 1,5 milliard vivant dans des ménages de petits exploitants et 800 millions travaillant pour eux. La taille de la population rurale devrait continuer à croître

jusqu’en 2020 et commencer ensuite à dimi-nuer, à cause d’une croissance démographique plus faible et de l’urbanisation rapide dans la plupart des pays (voir figure ci-dessous). L’Asie du Sud n’entamera cette baisse que vers 2025 et l’Afrique vers 2030 au plus tôt. Par contre, les

populations rurales d’Amérique latine et d’Asie de l’Est sont déjà en recul depuis 1995. Toute-fois, la proportion de la population vivant dans les zones rurales est déjà en baisse sur tous les continents, y compris en Afrique.

Les populations des pays en développement resteront principalement rurales jusqu’en 2020.

Source : Nations Unies, 2004.

Page 5: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

36 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

quence, de nombreuses personnes demeu-rent en zone rurale, avec des espérances insatisfaites d’une vie meilleure, ce qui provoque des tensions sociales et politiques qui peuvent mettre en péril le processus de croissance. Une croissance plurisectorielle de l’économie rurale semble essentielle à la réduction de la pauvreté, tant absolue que relative.

En effet, une simple décomposition fait apparaître que 81 % de la réduction de la pauvreté rurale à l’échelle mondiale pendant la période 1993-2002 peut être imputée à une amélioration des conditions dans les zones rurales, la migration n’étant responsable que de 19 % de la réduction.7

L’avantage comparatif de la croissance agri-cole dans la réduction de la pauvreté est confirmé par des études économétriques. Les résultats de ces observations économé-triques par pays indiquent que la croissance du PIB générée dans l’agriculture présente des avantages importants pour les pauvres et est au moins deux fois plus efficace, en

termes de réduction de la pauvreté, que la croissance générée par d’autres secteurs (encadré 1.2). Toutefois, à mesure que les pays s’enrichissent, la supériorité de la croissance provenant de l’agriculture dans la capacité à fournir des avantages aux pau-vres semble décliner.

Les trois monde d’une agriculture au service du développementA la lumière du rôle changeant de l’agricul-ture dans la promotion de la croissance et la réduction de la pauvreté, les pays sont clas-sifiés, dans ce Rapport, en trois catégories (à vocation agricole, en mutation ou urba-nisé), sur base de la part de la croissance globale provenant de l’agriculture et celle de la pauvreté globale (mesurée au seuil de 2,15 $ par jour) dans le secteur agricole. Trois grappes d’économies structurelle-ment différentes émergent, chacune étant confrontée à des défis distincts en termes de formulation des politiques agricoles (figure 1.3 et tableaux 1.1 et 1.2). Dans les économies à vocation agricole (dont la plu-part se situent en Afrique subsaharienne), l’agriculture contribue de manière signi-ficative à la croissance et les pauvres sont concentrés dans les espaces ruraux. Le défi politique majeur est d’aider l’agriculture à jouer son rôle de moteur de la croissance et de la réduction de la pauvreté.

Dans les économies en mutation (situées principalement en Asie et dans la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient), la contribution de l’agriculture au déve-loppement est moins importante mais la pauvreté reste essentiellement rurale. L’ac-croissement des disparités entre revenus ruraux et revenus urbains y crée des ten-sions politiques et sociales.8 La croissance dans l’agriculture et dans l’économie rurale non agricole est nécessaire à la réduction de la pauvreté et à celle des disparités entre ruraux et urbains.

Dans les économies urbanisées (situées principalement en Europe de l’Est et en Amérique latine), l’agriculture ne contri-bue que pour une faible part à la crois-sance. La pauvreté n’est plus un phéno-mène rural, bien que l’incidence du seuil

eNc Adré 1.2 Données inter-pays sur l’effet de la croissance agricole en termes de réduction de la pauvreté

Sur la période 1981-2003, dans 42 pays en développement, 1 % de la croissance du PIB due à l’agriculture a augmenté les dépenses dans les trois déciles les plus pauvres au moins 2,5 fois plus que la croissance due au reste de l’économie (voir figure ci-dessous).

De même, Bravo-Ortega et Lederman (2005) concluent qu’une augmentation du PIB global due à la productivité de la main-d’œuvre agricole est en moyenne 2,9 fois plus efficace pour augmenter les revenus du quintile le plus pauvre dans les pays en développement et 2,5 fois plus efficace pour les pays d’Amérique latine qu’une aug-mentation équivalente du PIB due à la pro-ductivité de la main-d’œuvre non agricole. Se concentrant sur la pauvreté absolue et se basant sur des observation dans 80 pays sur la période 1980-2001, Christiaensen et Demery (2007) stipulent que l’avantage comparatif de l’agriculture a baissé de 2,7 fois plus efficace dans la réduction de la pauvreté au seuil de 1 $ par jour dans le quart le plus pauvre des pays de l’échan-tillon, à 2 fois plus efficace dans le quart le plus riche des pays. Utilisant des régressions inter-pays par région et se concentrant sur la pauvreté au seuil de 2 $ par jour, Hasan et Quibriam (2004) concluent à des effets plus larges de la croissance agricole sur la

Les gains en termes de bien-être social issus de la croissance due à l’agriculture sont sensiblement plus importants pour les ménages des cinq plus pauvres déciles de dépenses.

Source : Ligon & Sadoulet, 2007.Note : les deux courbes sont sensiblement différentes au niveau de confiance de 95 % pour les cinq déciles de dépense les plus pauvres.

réduction de la pauvreté en Afrique subsa-harienne et en Asie du Sud, mais à des effets plus larges de réduction de la pauvreté de la croissance due aux autres secteurs en Asie de l’Est et en Amérique latine.

Page 6: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 37

Figure 1.3 Les pays à vocation agricole, en mutation et urbanisés constituent les trois mondes de l’agriculture

Source : Equipe RDM 2008.Note : La contribution de l’agriculture à la croissance est obtenue en multipliant le taux de croissance agricole par la part moyenne du secteur sur la période divisée par le taux de croissance du PIB (calculé à partir du DDP 2006 de la Banque mondiale). Les parts de pauvreté rurale marquées d’un point vert proviennent de Ravallion, Chen & Sangraula (2007) et utilisent le seuil de pauvreté de 2,15 $/jour. Les parts de pauvreté rurale marquées d’un losange orange sont projetées avec le recul estimé de la part de pauvreté rurale sur la part de population rurale, la part agricole du PIB, le log du PIB par habitant en dollars US de 2000, et des dummies régionales. Les trajectoires dynamiques sont tirées de Ravallion & Chen (2004) pour la Chine ; Banque mondiale (2000b) pour l’Inde; la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (http://www.eclac.org) pour le Brésil ; et le Bureau central de statistiques (http://www.bps.go.id) pour l’Indonésie, avec taux de pauvreté basés sur les seuils de pauvreté nationaux. Les flèches correspondent aux trajectoires du Brésil, de la Chine, de l’Inde et de l’Indonésie. Les abréviations de noms de pays peuvent être trouvés en page xviii.

Tableau 1.1 Caractéristiques démographiques et économiques des trois types de pays, 2005

Pays à vocation agricole Pays en mutation Pays urbanisés

PopulationTotal (millions) 615 3 510 965Population rurale (millions) 417 2 220 255Proportion de population rurale (%) 68 63 26Croissance démographique annuelle, 1993–2005 (%) 2,5 1,4 1,0

Distribution géographique de la population rurale (%)Afrique subsaharienne 82,2 13.6 4,2Asie du Sud 2,2 97.8 0Asie de l’Est et îles du Pacifique 0.9 96,1 2.9Moyen-Orient et Afrique du Nord 8 92 0Europe et Asie centrale 0 12 88Amérique latine et Caraïbes 2,2 9,7 88,1

Population active (en 2004)Total (millions) 266 1 780 447Agricole (millions) 172 1 020 82Part de l’agriculture (%) 65 57 18

EconomiePIB par habitant (en $ US de 2000) 379 1 068 3 489Croissance annuelle du PIB, 1993–2005 (%) 3,7 6,3 2.6

AgricultureValeur ajoutée agricole par habitant (en $ US de 2000) 111 142 215Part de l’agriculture dans le PIB (%) 29 13 6Contribution agricole à la croissance, 1993–2005 (%) 32 7 5Croissance annuelle du PIB agricole, 1993–2005 (%) 4 2,9 2,2Croissance annuelle du PIB non agricole, 1993–2005 (%) 3,5 7 2,7

Sources : données sur la population active : FAO, 2006a ; autres données : Banque mondiale, 2006y.Note : les moyennes sont pondérées et basées sur 74 pays comptant au moins 5 millions d’habitants, sauf pour la valeur ajoutée agricole, qui est basée sur 71 pays, en raison de données man-quantes. Les données concernent l’année 2005, sauf indication contraire.

Page 7: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

38 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

de pauvreté de 2,15 $ par jour soit 63 % plus élevée dans les zones rurales que dans les zones urbaines. L’agriculture agit comme n’importe quel secteur mar-chand et est prédominante dans certaines régions. Dans ces économies, l’agriculture peut réduire la pauvreté rurale résiduelle en insérant les ruraux pauvres en tant que producteurs directs et en créant de bons emplois pour eux.

Il n’existe aucune méthode universelle permettant à un pays à vocation agricole de passer dans la catégorie des pays urbanisés et à haut revenu. Toutefois, les trajectoires empruntées par la Chine (entre 1981-1985 et 1996-2001), l’Inde (entre 1965-1970 et 1989-1994), l’Indonésie (entre 1970-1976 et 1990-1996) et le Brésil (entre 1970-1975 et 1990-1996) sont évocatrices (figure 1.3). La Chine et l’Inde ont toutes deux évolué de la catégorie des pays à vocation agricole vers celle des pays en mutation sur une période de 15 à 25 ans, mais avec peu de change-ments dans la proportion rurale de la pau-vreté. L’Indonésie, qui appartenait déjà à la catégorie des pays en mutation dans les années 1970, a continué à réduire son taux de pauvreté rurale, tout comme le Brésil, qui appartient désormais à la catégorie des pays urbanisés.

Les trois catégories de pays capturent les grandes caractéristiques distinguant le rôle de l’agriculture dans la croissance et la réduction de la pauvreté dans les pays et

fournissent un cadre permettant d’orien-ter le débat et facilitant la formulation des mesures politiques. Quoi qu’il en soit, des variations sensibles demeurent entre (et au sein de) certains pays d’une même catégo-rie (encadré 1.3).

Les pays à vocation agricoleDans les pays à vocation agricole, dont la plupart se situent en Afrique subsaharienne, l’agriculture a été responsable d’environ un tiers de la croissance globale pour la période 1993-2005. Ces pays comptent plus d’un demi-milliard d’habitants, dont 49 % vivent avec moins de 1 $ par jour et 68 % dans les espaces ruraux (tableaux 1.1 et 1.2). Du simple fait de sa taille, le secteur agricole est capital pour le développement, au moins à moyen terme. Les secteurs des cultures de base et des exportations agricoles occupent tous deux une place centrale mais jouent des rôles distincts dans la promotion de la croissance et de la réduction de la pau-vreté. Le secteur de la culture des denrées de base est généralement le sous-secteur le plus vaste et il fournit principalement le marché intérieur. Le secteur des cultures non vivrières produit essentiellement pour l’exportation et est souvent dominé par les produits traditionnels mais, de plus en plus, il inclut également de nouveaux sous-sec-teurs dynamiques de produits à forte valeur ajoutée, tels que les légumes, les fleurs et le poisson.

Tableau 1.2 La pauvreté dans les trois types de pays, 2002

Pays à vocation agricole Pays en mutation Pays urbanisés

Population (millions)Total 494 3 250 888Population rurale 335 2 100 251

Pauvreté (au seuil de 2,15 $ par jour)Taux de pauvreté total (%) 80 60 26Ruraux pauvres (millions) 278 1 530 91Proportion de ruraux dans le total des pauvres (%)

70 79 39

Taux de pauvreté rurale (%) 83 73 36Taux de pauvreté urbaine (%) 73 35 22

Pauvreté (au seuil de 1,08 $ par jour)Taux de pauvreté total (%) 49 22 8Ruraux pauvres (millions) 170 583 32Proportion de ruraux dans le total des pauvres (%)

70 82 45

Taux de pauvreté rurale (%) 51 28 13Taux de pauvreté urbaine (%) 45 11 6

Source : Ravallion, Chen & Sangraula, 2007. Note : Les moyennes sont pondérées et basées sur 60 pays parmi ceux du tableau 1.1 pour lesquels les données relatives à la pauvreté sont documentées dans les sources. Les seuils de pauvreté sont définis en dollars de parité de pouvoir d’achat de 1993.

Page 8: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 39

Le secteur des cultures de base non échangea-bles. Dans une large part des pays à voca-tion agricole, le secteur des cultures de base reste, dans une grande mesure et malgré la mondialisation, non marchand et ce, pour deux raisons. La première est que les cultu-res locales, comme le manioc, l’igname, le sorgho, le millet et le teff, qui ne sont pas commercialisées à l’international (même si elles le sont parfois au niveau régional), prédominent souvent dans les habitudes alimentaires locales. La seconde est que l’économie alimentaire locale reste isolée des marchés mondiaux en raison des coûts élevés de transport et de commercialisa-tion, particulièrement dans les arrière-pays ruraux9 et les pays sans accès à la mer. En Ethiopie, le prix du maïs peut varier de 75 $ (prix paritaire à l’exportation) à 225 $ (prix paritaire à l’importation) à la tonne sans

déclenchement du commerce internatio-nal. Le secteur des cultures de produits de base non échangeables représente 60 % de la production agricole au Malawi et 70 % en Zambie et au Kenya.10

Lorsque le secteur des cultures de base est important et constitué de biens non échan-geables, les gains en productivité dans ces cultures augmentent les disponibilités ali-mentaires globales et réduisent les prix. Les salaires nominaux des travailleurs non qua-lifiés ainsi que les prix de tous les intrants à forte intensité de main-d’œuvre restent ainsi à leur niveau le plus bas, ce qui contribue à rendre concurrentiel le secteur des biens non alimentaires échangeables.11 En ce qui concerne les produits de base africains, des éléments indiquent une corrélation néga-tive entre la production par habitant et le prix du maïs en Ethiopie et au Ghana, du

Figure 1.4 Les externalités pécuniaires et salariales ont dominé l’élasticité à long terme de la pauvreté rurale aux rendements céréaliers en Inde, 1958–94

Source : Datt & Ravallion, 1998a. Note : l’effet direct sur les revenus inclut celui de rendements et d’un taux d’emploi plus élevés.

eNc Adré 1.3 L’hétérogénéité nationale des grands pays reproduit celle des trois mondes de l’agriculture

Dans les très grands pays, les régions ou états peuvent tomber sous différentes catégories. L’Inde, globalement un pays en mutation, compte aussi des états à vocation agricole,

comme l’Uttar Pradesh et le Bihar, et quelques états urbanisés (voir figure ci-dessous). De même, le Mexique, un pays majoritairement urbanisé, possède quelques états en muta-

L’Inde, en mutation, possède des états à vocation agricoles et urbanisés et le Mexique, urbanisé, compte des états en mutation et à vocation agricole

Sources : Central Statistical Organization and Planning Commission pour l’Inde ; Instituto Nacional de Estadística Geografía e Informática (INEGI) pour le Mexique.

tion et deux états à vocation agricole. Par contraste, tous les états brésiliens sont urba-nisés et, en Chine, toutes les provinces sont en mutation, sauf celle de Hainan.

Page 9: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

40 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

sorgho au Burkina Faso, au Mali et au Sou-dan, du manioc au Ghana et (dans une fai-ble mesure) du millet au Burkina Faso, au Mali et au Soudan. Seul le Kenya, du fait de son intervention sur les prix, ne suit pas ce modèle. Toutefois, ce mécanisme de trans-mission ne sera viable que si les gains dans la productivité totale des facteurs augmentent plus rapidement que les prix ne baissent, de sorte que la rentabilité soit préservée pour les fermiers. Dans le cas contraire, ceux-ci pourraient abandonner les technologies qui avaient initialement induit ces gains.

Les effets, en termes de réduction de la pauvreté, d’un renforcement de la pro-duction du secteur agricole dépendent de la position des pauvres en matière de commercialisation et de l’élasticité-prix de la demande alimentaire.12 Les ména-ges pauvres, acheteurs nets de produits alimentaires, bénéficient des prix bas sur les produits alimentaires aussi longtemps que le gain de dépenses réduites en nour-riture reste plus supérieur à la perte pro-voquée par la réduction du revenu salarial.

Les producteurs, vendeurs nets de produits alimentaires, par contre, n’engrangent des gains que si la productivité s’accroît plus rapidement que les prix ne chutent. Etant donné que la demande en denrées alimen-taires de base est habituellement inélastique quant au prix, les producteurs pourraient y perdre. Quoi qu’il en soit, une productivité accrue pour les cultures de base réduit, dans la plupart des cas, la pauvreté glo-bale car, en plus des populations pauvres des zones urbaines, plus de la moitié des ménages ruraux pauvres sont généralement des acheteurs nets de produits alimentaires (chapitre 4).

Les observations microéconomiques effectuées à Madagascar sont éloquentes. Bien que le riz ne soit habituellement pas concerné par les problèmes d’échangeabi-lité, il s’est avéré être non échangeable dans les zones rurales de Madagascar en raison de coûts de transport élevés. L’analyse des résultats de recensements municipaux montre que le doublement des rendements du riz réduit le taux d’insécurité alimen-taire dans la communauté par 38 points de pourcentage et réduit la période de faim de 1,7 mois (c’est-à-dire d’un tiers). La chute des prix du riz et l’augmentation des salai-res nominaux des ouvriers agricoles ont donné un coup de fouet aux salaires réels bénéficiant particulièrement aux plus pau-vres, qui sont souvent des acheteurs nets de riz et des fournisseurs de main-d’œuvre. Les vendeurs nets pauvres en ont également bénéficié, les gains en productivité excédant le déclin des prix alimentaires.13 Les études économétriques consacrées à l’Inde sur la période 1958-94, où de nombreux ruraux pauvres sont sans terres, indiquent que les effets de la productivité sur les prix et salai-res ont été plus importants en termes de réduction de la pauvreté sur le long terme que les effets directs sur les revenus agrico-les, qui se ressentaient surtout sur le court terme (figure 1.4).

Le secteur agricole des biens échangeables. La mondialisation et de nouveaux pro-ducteurs dynamiques (par exemple, pour les producteurs de café au Vietnam) ont eu pour effet de renforcer la concurrence dans les produits d’exportation tradition-

eNc Adré 1.4 L’avantage comparatif de l’agriculture en Afrique subsaharienne

L’avantage comparatif de l’agriculture a trois origines.

Premièrement, les dotations en fac-teurs de production. La plupart des éco-nomies africaines et à vocation agricole sont relativement riches en ressources naturelles mais pauvres en main-d’oeuvre qualifiée, ce qui suppose un avantage comparatif dans les produits primaires non transformés. Dans certains pays, une combinaison de ressources et de dotations en capital humain indiquent un avantage comparatif dans les produits primaires transformés, même si d’autres facteurs peuvent, à ce jour, avoir empêché le développement d’un secteur de la trans-formation.

La seconde origine est la différence de productivité et de coûts. Ceux-ci sont déterminés par l’environnement commer-cial, l’infrastructure (routes, électricité, communications) et les institutions (de réglementation, juridiques, financières), qui influencent l’efficacité des opérations des firmes et industries. L’environnement commercial est plus important pour la manufacture et les services à forte valeur ajoutée car ils utilisent ces facteurs de

manière plus intensive. Les enquêtes de la Banque mondiale sur le climat de l’in-vestissement soutiennent la thèse selon laquelle les coûts indirects inhérents à un mauvais environnement commercial sont plus élevés en Afrique que dans le reste du monde en développement.

Troisièmement, les économies d’échelle dynamiques. La seule présence d’économies d’échelle désavantage les nouveaux arrivants dans la concurrence avec les pays qui ont déjà développé leur base industrielle. Les économies à voca-tion agricole ont manqué l’expansion de la manufacture intensive en main-d’oeuvre qui a stimulé le développement en Asie dans les années 1980. Les chances de voir l’Afrique émerger en tant qu’exportateur important de produits manufacturés suscitent toujours le débat. Toutefois, sur base de l’avantage comparatif actuel et émergent, un portefeuille varié d’expor-tations primaires transformées et non transformées (dont des services comme le tourisme) restera l’option principale pour générer des devises à moyen terme

Source : Collier & Venables, à venir ; Eifert, Gelb & Ramachandran, 2005 ; Wood & Mayer 2001.

Page 10: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 41

nels. Toutefois, le récent boom dans la pro-duction de cacao des petites exploitations au Ghana (de 390 000 tonnes en 2001 à 740 000 en 2006)14 résultant de nouvel-les plantations, de nouvelles variétés et de nouveaux procédés de sélection, subsé-quent à la hausse des prix sur les marchés mondiaux, suggère que plusieurs pays afri-cains sont compétitifs dans le secteur des produits agricoles primaires. Le thé kenyan en est un autre exemple. En outre, il existe un réel potentiel pour continuer à accroître les rendements. De nouveaux marchés sont également apparus pour les exportations traditionnelles, telles que les cafés hauts de gamme, et pour les produits agricoles non traditionnels à forte valeur ajoutée, tels que les légumes (au Sénégal), le poisson (en Ouganda) et les fleurs (au Kenya).15

La contribution macro-économique déterminante de l’agriculture de pro-duits échangeables à la croissance globale est l’opération de change, qui permet les importations d’intrants et de biens d’équi-pement. Les pays possédant des ressour-ces minérales, tels que la Zambie, sont, de toute évidence, moins tributaires de leurs exportations agricoles. Par contre, les pays à vocation agricole dépendent de l’agricul-ture pour une large part de leurs opérations de change, comme le montrent les exporta-tions de tabac au Malawi.

Les effets, en termes de réduction de la pauvreté, du développement de l’agriculture de produits échangeables, dépendent de la participation des petits paysans et des ména-ges pauvres à la production. Les exportations non traditionnelles à forte intensité de main-d’œuvre peuvent aussi avoir des effets sensi-bles sur la réduction de la pauvreté locale en générant de l’emploi, comme c’est le cas au Kenya et au Sénégal,16 malgré des normes ali-mentaires plus strictes et de plus nombreuses chaînes de marché à intégration verticale, qui ont tendance à privilégier les fermes moyen-nes (chapitre 5).

Les liens avec les secteurs non agricoles. En complément aux instruments macro-écono-miques que sont les prix pour l’agriculture non échangeable et les opérations de change pour l’agriculture échangeable, la croissance agricole peut renforcer la croissance dans

d’autres secteurs grâce à l’utilisation, sur la consommation et la production, de l’effet d’entraînement. L’investissement des reve-nus agricoles dans des biens et services non échangeables produits intérieurement aura pour effet de stimuler la demande en pro-duits et services intérieurs. Les liaisons de la production opèrent en aval en favorisant la croissance de l’agro-industrie et de la com-mercialisation des produits alimentaires, et en amont par la demande en intrants et services intermédiaires. La disponibilité des ressources (esprit d’entreprise, capacité excé-dentaire) et un climat de l’investissement favorable, qui permettent une réaction de l’offre à partir du secteur non agricole, sont cruciaux pour la création de telles liaisons.

L’évidence empirique confirme ces effets multiplicateurs.17 La force des multi-plicateurs agricoles varie en fonction de la structure économique du pays. Les petites économies avec des secteurs échangeables importants (par exemple, le Lesotho) dis-posent de plus petits multiplicateurs que les grandes économies présentant une large proportion d’agriculture et de services non échangeables (par exemple, le Cameroun, le Nigéria et la Tanzanie). La plupart de ces effets d’entraînement s’opèrent à travers le commerce et les services. Par conséquent, il est probable que la mondialisation et les importations peu coûteuses de biens

eNc Adré 1.5 Un rôle pour l’agriculture dans les pays riches en minéraux d’Afriques

L’agriculture constitue un tiers de l’éco-nomie dans les pays d’Afrique riches en minéraux. Entre 1985 et 1999, l’agriculture a contribué, en moyenne, deux fois plus que l’industrie à leur croissance globale. Toutefois, la pauvreté reste très répan-due malgré un PIB par habitant supérieur en moyenne à celui des pays pauvres en minéraux. Les expériences contrastées, avant 1997, de l’Indonésie et du Nigéria, deux grands exportateurs de pétrole, sont éloquentes.

L’Indonésie a soutenu son secteur agri-cole indirectement, au moyen de dévalua-tions régulières du taux de change, four-nissant des incitations aux producteurs de biens agricoles échangeables, et directe-ment, par le réinvestissement de recettes pétrolières inattendues dans l’infrastruc-

ture rurale, l’irrigation, le crédit agricole et des subventions pour les engrais. Le Nigéria, en revanche, a pris des mesures néfastes à l’agriculture, directement, par l’intermédiaire des offices de commercia-lisation, et indirectement, par les taux de change fixes qui taxaient lourdement les exportations agricoles et subventionnait des importations bon marché.

En Indonésie, la pauvreté mesurée à 1 $ par jour a chuté, entre 1981 et 1996, de 47 à 14 %. Au Nigéria, elle a augmenté, sur la même période, pour passer de 58 à 70 %. Le contraste dans la gestion de l’agriculture explique en grande partie ces résultats très divergents.

Sources : Mwabu & Thorbecke, 2004 ; Banque mondiale,1982.

Page 11: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

42 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

manufacturés dans les marchés ruraux – disons, à partir de la Chine – n’aient qu’un effet limité sur la solidité de ces liaisons. En outre, elles permettent aux nouvelles exportations à base agricole de créer égale-ment des liaisons

L’agriculture en tant que moteur initial de la croissance. L’agriculture est un moteur efficace de la croissance dans la plupart des pays à vocation agricole, car ces pays doi-vent produire eux-mêmes l’essentiel de leurs besoins alimentaires et sont susceptibles de garder un avantage comparatif en agricul-ture, au moins à moyen terme. Considérons d’abord la production alimentaire. Dans les pays à faible revenu, la demande en pro-duits de consommation courante résulte de l’expansion rapide de la population et de la grande élasticité des revenus. En Afrique, l’on prévoit que la demande en produits

alimentaires atteindra 100 milliards de dol-lars d’ici 2015, soit le double de son niveau de 2000.18 Avec des denrées alimentaires de base essentiellement non échangeables et des ressources en devises souvent insuffi-santes pour importer des céréales de subs-titution, la production alimentaire, dans les pays à vocation agricole, doit suivre la demande (thème C).

Considérons maintenant les exporta-tions. A l’exception des produits textiles de Maurice et, plus récemment, du Kenya et de Madagascar dans le cadre d’un accord commercial préférentiel (plus précisément, l’Acte africain de croissance et d’opportu-nités), les exportations de produits manu-facturés n’ont jamais décollé en Afrique subsaharienne. Par contraste avec les pro-duits manufacturés exportés par les pays en mutation d’Asie, les exportations africaines ne sont constituées que de produits primai-res à l’état brut. Si cette différence est par-tiellement due à des politiques macro-éco-nomiques et commerciales, la composition de ces exportations correspond largement à l’avantage comparatif de la plupart des pays africains (encadré 1.4). Pour cette raison, la stratégie de croissance des pays à vocation agricole doit s’attacher, pour les années à venir, à améliorer la productivité agricole.

Ce que l’histoire nous apprend. Une producti-vité agricole plus élevée, générant un surplus agricole, taxé de manière à financer le déve-loppement industriel et permettant la baisse du prix des produits alimentaires, a étayé le développement en Europe occidentale, aux Etats-Unis, au Japon et, plus tard, à Taïwan, en Chine et en Corée du Sud.19 Plus récem-ment, la croissance rapide de la productivité agricole en Chine et en Inde a été largement imputée à l’industrialisation naissante et a induit une réduction rapide de la pauvreté.20 Un des enseignements cruciaux qui peuvent être retirés de ces expériences fructueuses est que les effets négatifs de l’extraction d’un surplus agricole ont toujours été contreba-lancés (ou éliminés) par les investissements publics dans la recherche scientifique sur les technologies agricoles et dans l’infrastruc-ture rurale, dont l’irrigation.

Une extraction prématurée et exagéré-ment élevée, rendue possible par les distor-

eNc Adré 1.6 Appuyer les agriculteurs sans base fiscale forte : la leçon thaïlandaise

Jusqu’aux années 1960, la Thaïlande était un pays à vocation agricole et le riz consti-tuait l’essentiel de ses revenus d’exporta-tion. Ces exportations étaient lourdement imposées, principalement par la levée d’une taxe proportionnelle aux quantités exportées (la rice premium), qui était d’en-viron 30 % jusqu’à la moitié des années 1970. Cette taxe avait le double objectif d’augmenter les revenus du gouverne-ment pour l’investissement et de garantir des produits alimentaires bon marché aux consommateurs urbains. Tandis que le PIB par habitant doublait et que les expor-tations de produits manufacturés à forte intensité de main-d’œuvre augmentaient (40 % à la fin des années 1970), les dispa-rités croissantes entre revenus ruraux et urbains ont forcé les politiques à promul-guer des mesures visibles de soutien aux agriculteurs.

Après une période d’instabilité poli-tique, le Fonds d’aide aux agriculteurs fut créé en 1974 sur base des importants revenus fiscaux perçus sur le riz qu’ont engendrés de fortes augmentations des cours mondiaux de cette denrée pendant la crise alimentaire de 1973-75. Le fonds entreprit différents programmes d’aide aux agriculteurs, dont un soutien des prix par des achats de riz par le gouverne-ment. Néanmoins, le programme fut vite

abandonné, principalement parce que les revenus fiscaux du riz diminuaient avec la baisse des prix mondiaux après la crise alimentaire.

Cet exemple illustre bien le dilemme de la formulation de politiques dura-bles pour solutionner les disparités rurales-urbaines. Le programme était contradictoire car il tentait de soutenir les agriculteurs sur base des revenus fiscaux de leur imposition, sans solide base fiscale en dehors de l’agriculture. Même si le pro-gramme avait fonctionné, l’augmentation des prix du riz aurait rencontré une forte résistance de la part des consommateurs urbains défavorisés.

A mesure que l’économie thaïlandaise a progressé, la taxe sur le riz a été graduel-lement réduite, puis abolie en 1986. De nouveaux programmes de soutien ont depuis vu le jour, comme le programme de prêt sur récolte. Des prêts à faible taux d’intérêt sont consentis par le gouverne-ment sans mise en garantie du riz ou avec une récolte en garantie qui annule la dette au cas où les prix du riz n’atteignent pas un niveau déterminé. Toutefois, il est peu probable que ce genre de programme soit durable ou suffisamment efficace pour combler les écarts de revenus.

Source : Hayami, 2005.

Page 12: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 43

sions des politiques urbaines, ainsi que le manque d’investissement public dans l’agri-culture, malgré un bon potentiel de crois-sance, sont mises en évidence dans la section suivante comme raisons clés des performan-ces agricoles léthargiques dans de nombreux pays à vocation agricole. La croissance et la réduction de la pauvreté au Ghana, dans les années 2000, prouvent qu’une croissance agricole robuste et équilibrée est toujours faisable aujourd’hui (thème A). Dans les pays, et dans les régions à l’intérieur des frontières, présentant de mauvaises condi-tions agro-écologiques, les contributions de l’agriculture à la croissance seront limitées. Néanmoins, l’agriculture est toujours sus-ceptible de jouer un rôle complémentaire important dans la réduction de la pauvreté et la sécurité alimentaire (thème C). L’in-tensification de l’agriculture sera également cruciale pour renverser les dégradations des ressources naturelles, particulièrement les terres et forêts, en tant que point de départ d’une croissance agricole durable. Comme en témoignent les expériences contrastées de l’Indonésie et du Nigéria, tous deux grands exportateurs de pétrole, promouvoir la croissance agricole est un moyen efficace de réduire la pauvreté, aussi dans pays riches en minéraux (encadré 1.5).

Les pays en mutationPlus de 2 milliards de personnes, c’est-à-dire les trois quarts de la population rurale des pays en développement, vivent dans les zones rurales des pays en mutation, englo-bant la majeure partie de l’Asie du Sud et de l’Est, de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ainsi que quelques pays d’Europe et d’Asie centrale. Bien que l’agriculture n’a contribué que pour 7 % à la croissance durant la période 1993-2005, elle est tou-jours responsable de 13 % de l’économie et emploie 57 % de la population active. Malgré une croissance rapide et la baisse des taux de pauvreté dans plusieurs de ces pays, la pauvreté reste répandue et, dans une grande mesure, rurale – plus de 80 % des pauvres vivent dans les espaces ruraux. Les ressources naturelles sont soumises à une pression croissante de l’agriculture et à la compétition pour les terres et les ressour-ces en eau engendrée par l’expansion rapide

des populations urbaines et les secteurs non agricoles.

La gestion des disparités entre milieux ruraux et urbains. Les disparités croissan-tes entre revenus ruraux et urbains sont une caractéristique déterminante des éco-nomies en mutation. En Chine, l’incidence de la pauvreté urbaine a diminué deux fois plus vite que celle de la pauvreté rurale entre 1980 et 2001 ; en Indonésie, 2,5 fois plus vite sur la même période et en Thaïlande, 3,7 fois plus vite entre 1970 et 1999.23

Les secteurs non agricoles assurent désormais l’essentiel de la croissance éco-nomique. Cependant, la migration de la main-d’œuvre hors de l’agriculture et des zones rurales ne suit pas le rythme de la restructuration des économies au profit des secteurs non agricoles. En Chine, des entra-ves politiques de longue date à la mobilité de la main-d’œuvre24 ont pénalisé les populations rurales tandis que les écono-mies urbaines connaissaient une expansion accélérée. En Inde, le faible niveau d’édu-cation de la plupart des travailleurs ruraux constitue la raison principale de leur inca-pacité à trouver un emploi dans l’économie des services en plein boom.

Figure 1.5 Le rapport de la transformation des aliments à la valeur ajoutée agricole augmente avec les revenus

Source : Banque mondiale, 2006y ; UNIDO Industrial Statistics Database, 2005.Note : La liste des codes de pays (en 3 lettres) et des pays qu’ ils représentent peut être trouvée en page xviii.

Page 13: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

44 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

Certaines mesures peuvent facilitent l’absorption plus rapide de la population active agricole par l’économie urbaine : les investissements dans le capital humain et les mesures visant le marché du travail, telles que la formations professionnelle, les services de transport et le jumelage des emplois et des travailleurs (chapitre 9). Cependant, des retards substantiels sont accumulés dans la formation profession-nelle. En outre, les mêmes mesures renfor-cent l’attractivité de la migration, ce qui gonfle le nombre d’urbains sans emploi et débouche sur une congestion urbaine et une urbanisation de la pauvreté. D’im-portantes synergies peuvent être obtenues grâce à une complémentarisation de ces mesures par d’autres politiques promou-vant la croissance du revenu rural et un ralentissement de la migration de sortie du secteur traditionnel.25

La croissance du revenu rural peut contribuer dans une large mesure à la réduction de la pauvreté dans les pays en mutation (thème A). Par exemple, la réduc-tion de la pauvreté dans les zones rurales a contribué à hauteur de 75 à 80 % à la baisse radicale de la pauvreté nationale en Chine durant la période 1980-2001. Une tendance similaire a été observée en Indonésie, où l’accent a été mis sur l’émergence de peti-tes agglomérations rurales (« l’urbanisation sans migration »).26

La réduction de la pauvreté rurale grâce à la nouvelle agriculture et à l’emploi non agri-cole. Par le passé, de nombreuses tentatives de réduire la pauvreté rurale et de s’atta-quer à aux disparités croissantes en matière de revenus par le renforcement de la pro-tection agricole ont produit des résultats mitigés. Il est également peu probable que l’appel actuel à des subventions à l’agricul-ture en vue de remédier à la faible capacité fiscale dans les pays en mutation fournisse une solution durable à la pauvreté rurale massive (encadré 1.6).

L’augmentation de la productivité agri-cole, y compris celle des rendements des cultures de base, est cruciale pour contrer les pressions exercées sur la protection agri-cole. Les cultures de base sont toujours le sous-secteur agricole le plus important (il

représente un peu plus d’un tiers de la pro-duction agricole en Chine et en Inde et un peu plus de la moitié au Vietnam). Dans certains pays qui sont des acteurs majeurs des marchés internationaux, il est égale-ment nécessaire de continuer à se focaliser sur les cultures de denrées alimentaires de base en vue d’assurer la sécurité alimen-taire nationale. Toutefois, la croissance des revenus a modifié la composition habituelle des dépenses alimentaires, qui délaissent davantage les denrées alimentaires de base non transformées pour privilégier les régi-mes plus variés comportant des aliments transformés (chapitre 2). Ainsi, la crois-sance agricole est de plus en plus guidée par la rapide croissance de la demande en pro-duits de l’élevage et cultures à forte valeur ajoutée, qui sont également plus exigeantes en main-d’œuvre.27

L’impact sur la pauvreté de la croissance du secteur agricole dépendra donc de plus en plus de la participation des pauvres à ces nouveaux processus de croissance, que ce soit en tant que petits producteurs ou en tant qu’ouvrier agricoles. Les chaînes d’ap-provisionnement à intégration verticale peuvent toutefois leur poser des problè-mes particuliers (chapitre 5), bien que des données récentes suggèrent que les petits fermiers pauvres prennent une part active à la rapide expansion de l’économie horticole en Chine.28

L’emploi non agricole. L’agriculture ne peut résoudre à elle seule le problème de la pauvreté rurale : l’emploi rural non agri-cole joue lui aussi un rôle important. Le potentiel de l’agriculture à contribuer à la réduction de la pauvreté rurale diffère selon les pays. En Chine, où les terres sont relativement équiréparties, la croissance du PIB émanant de l’agriculture a permis une réduction de la pauvreté presque qua-tre fois supérieure à celle engendrée par l’industrie ou les services29 Le développe-ment agricole rapide a également contribué substantiellement à la réduction radicale de la pauvreté au Vietnam au cours des 15 dernières années et est susceptible de rester une importante voie de sortie de la pauvreté pour de nombreux pauvres dans ce pays.30 En Inde et en Indonésie, toute-

Page 14: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 45

fois, on a estimé que la contribution de la croissance du secteur rural des services à la réduction de la pauvreté a été au moins égale à celle de la croissance agricole.31 En Inde, les effets de la croissance économique non agricole sur la réduction de la pauvreté sont plus grands dans les états présentant des niveaux initiaux plus élevés de produc-tivité agricole et de niveau de vie rural.32

Dans de nombreux cas, la croissance de l’emploi rural non agricole reste étroitement liée à celle de l’agriculture, étant donné que celle-ci devient un fournisseur plus impor-tant d’intrants intermédiaires des autres secteurs, tels que celui des aliments manu-facturés (liaisons en aval) (figure 1.5). Le commerce et le transport ruraux, souvent de produits alimentaires, constituent jusqu’à 30 % de l’emploi rural non agricole.33 En Chine rurale, des estimations économé-triques suggèrent des effets intersectoriels significatifs de la croissance agricole sur certaines activités non agricoles, alors que peu d’éléments permettent d’identifier un effet d’entraînement inverse.34

Cependant, l’urbanisation et la mondia-lisation font en sorte que la croissance de l’emploi rural non agricole s’opère d’une manière de plus en plus indépendante de l’agriculture. Les régions indiennes présen-tant la croissance la plus faible en termes de productivité agricole ont, par ailleurs, connu la plus forte croissance dans le sec-teur rural non agricole échangeable.35 Lors-que le capital et les produis sont mobiles, les investisseurs recherchent les opportunités de bas salaires dans les zones où les reve-nus n’ont pas augmenté par suite d’une plus forte productivité agricole. En Asie de l’Est, la surpopulation urbaine et le coût plus élevé de la main-d’œuvre urbaine ont sti-mulé la sous-traitance en milieu rural dans des secteurs variés, tant pour les marchés intérieurs qu’à l’exportation.36 Sans l’ex-pansion rapide de l’emploi rural non agri-cole grâce à la sous-traitance à des entrepri-ses spécialisées dans l’exportation situées dans les petites villes et villages, la pauvreté rurale et les inégalités seraient beaucoup plus prononcées dans la province de Hubei, dans le centre de la Chine.37

La réduction de la pauvreté par l’inter-médiaire de l’emploi rural non agricole

s’opère souvent de façon indirecte. En Inde et au Bangladesh, relativement peu de pau-vres accèdent à des emplois non agricoles.38 Ceci dit, en absorbant les travailleurs sala-riés agricoles non pauvres, l’emploi non agricole exerce une pression à la hausse sur les salaires agricoles, un phénomène dont bénéficient les pauvres.

Les pays urbanisésL’agriculture n’est responsable que de 6 % des économies urbanisées, sa contribution à la croissance étant du même ordre. Par contre, l’industrie et les services alimen-taires et l’agro-industrie peuvent représen-ter jusqu’à 30 % du PIB. Bien que près des trois quarts de la population des pays urba-nisés vivent en zones urbaines, 45 % des pauvres vivent en zones rurales et 18 % de la population active travaille toujours dans l’agriculture. La plupart des pays d’Améri-que latine et de nombreux pays d’Europe et d’Asie centrale appartiennent à cette catégorie.

L’agriculture : un bon secteur présentant un potentiel de réduction de la pauvreté. Dans les pays urbanisés, l’agriculture opère de la même manière que les autres secteurs échangeables et est souvent économique-

Figure 1.6 La productivité de la main-d’oeuvre a été une source plus importante de croissance dans l’agriculture que dans le secteur non agricole, 1993-2005

Source : FAO, 2006a.a. Taux de croissance annuel du secteur (égal à la somme des taux de croissance de l’emploi et de la productivité de la main-d’oeuvre.).

Page 15: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

46 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

ment importante dans des sous-régions spécifiques. Elle fournit des opportunités de croissance dans les sous-secteurs possé-dant un avantage comparatif, ainsi que des services environnementaux – les nouveaux marchés pour les biocarburants, l’échange de droits d’émission de carbone et la préser-vation de la biodiversité faisant émerger des opportunités qui, dans une large mesure, restent à saisir. Le fossé principal se situe à présent entre le secteur rural traditionnel et les secteurs rural et urbain modernes. La pression sur la protection agricole, quant à elle, demeure.

L’essentiel de l’agriculture étant échan-geable, la croissance de la productivité n’exerce pas d’effet à la baisse sur les prix, et les propriétaires terriens perçoivent la plus grande part du surplus. Les effets de l’agriculture en termes de réduction de la pauvreté sont tributaires de la distribu-tion des terres et de l’intensité en main-d’œuvre. De plus en plus, la pauvreté est réduite par l’engagement de main-d’œuvre non qualifiée. Une large part de la crois-sance du PIB agricole du Chili peut être imputée à un boom à forte intensité de main-d’œuvre des exportations agricoles durant les 20 dernières années. Les ruraux pauvres, dont de nombreuses femmes, en ont indirectement bénéficié par le biais de leur engagement par des gros exploitants et des agro-industriels. L’impact de réduction de la pauvreté a été substantiel, malgré des

chaînes de valeur à intégration verticale. L’on estime que chaque pourcent de l’ex-pansion des productions agricole et agro-industrielle a permis une réduction de 0,6 à 1,2 % du taux de pauvreté national.39

Mais les succès de l’agriculture ne sont pas toujours synonymes de réduction de la pauvreté. Par suite de la libéralisation des échanges et d’une amélioration des incita-tions par les prix, le Brésil a connu, durant les années 1990, une croissance agricole extraordinaire. Toutefois, il est difficile de déterminer dans quelle mesure ce boom a réduit la pauvreté rurale, car l’emploi agri-cole a connu une baisse et un déplacement vers des fonctions salariées plus qualifiées à mesure que la production est devenue plus exigeante en capital. La réduction de la pauvreté rurale a résulté, dans une large mesure, des transferts de revenus et de l’emploi dans l’économie rurale non agricole.40

Dans le cadre de la stratégie visant à mettre l’agriculture au service du dévelop-pement, le défi, pour les pays urbanisés, consiste à créer des opportunités qui per-mettront aux petits exploitants d’approvi-sionner les marchés alimentaires modernes et des emplois bien rétribués dans l’agri-culture et l’économie rurale non agricole (chapitre 10). La concentration rapide dans l’agro-industrie et le commerce de détail alimentaire rendent ce défi encore plus complexe (chapitre 5).

Figure 1.7 La politique macro-économique et la croissance agricole se sont améliorées en Afriquesubsaharienne

Source : http://www.icrgonline.com. Note : Le score macro-économique est la moyenne des scores du solde budgétaire, de l’inflation et de la stabilité du taux de change, fournis par le International Country Risk Guide. Chaque point représente un pays.

Page 16: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 47

Le développement agricole, parent pauvre potentielLes possibilités, passées en revue dans ce Rapport, de mettre l’agriculture au service du développement n’ont, certes, été exploi-tées que dans une trop faible mesure. Sans nul doute, l’agriculture doit encore prouver qu’elle peut servir de moteur à la croissance dans la plupart des pays subsahariens, où les populations s’urbanisent lentement sans que cela réduise pour autant la pauvreté. Même dans les pays en mutation, les défis posés par la pauvreté rurale et les disparités entre les revenus restent énormes, malgré de spectaculaires croissances dans certains pays.

Quatre hypothèses pourraient expliquer l’écart existant entre les objectifs et la réa-lité :

• La croissance de la productivité agricole est intrinsèquement lente. Il est difficile, par conséquent, d’exploiter le potentiel de l’agriculture en matière de croissance et de réduction de la pauvreté.

• Les mesures macro-économiques, com-merciales et sur les prix discriminent indûment l’agriculture.

• Des partis pris pour les espaces urbains ont faussé l’allocation des investisse-ments publics et de mauvais placements ont été effectués dans l’agriculture.

• L’appui officiel au développement de l’agriculture a régressé.

Le secteur agricole est-il moins productif ?Certains se réfèrent à la croissance, souvent observée, plus lente dans le secteur agricole que dans le reste de l’économie, pour arguer que l’agriculture est un secteur intrinsèque-ment moins dynamique. Le premier à avoir émis cet argument est Adam Smith, pour qui la productivité est condamnée à croî-tre plus lentement dans l’agriculture que dans l’industrie à cause d’obstacles plus importants à la spécialisation et la division du travail dans la production agricole. Plus récemment et en particulier pour l’Afri-

Tableau 1.3 Les dépenses publiques sont faibles dans les pays à vocation agricole

Pays à vocation agricole Pays en mutation Pays urbanisés

1980 2004 1980 2004 1980 2004

Dépense publique dans l’agriculture en tant que part de la dépense publique totale (%)

6,9 4,0 14,3 7,0 8,1 2,7

Dépense publique dans l’agriculture en tant que part du PIB agricole (%)

3,7 4,0 10,2 10,6 16.9 12,1

Part de l’agriculture dans le PIB (%) 28,8 28,9 24,4 15,6 14,4 10,2

Source : Fan forthcoming.Note : Les chiffres pour les pays à vocation agricole sont basés sur 14 pays (dont 12 d’Afrique subsaharienne), ceux des pays en mutation sur 12 pays et ceux pour les pays urbanisés sur 11 pays.

Figure 1.8 L’aide publique au développement à destination de l’agriculture a fortement diminué entre 1975 et 2004

Source : OCDE, 2006a.Note : données amorties par des régressions pondérées localement..

Page 17: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

48 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

que, il a été argumenté qu’une croissance agricole rapide serait difficile à cause du caractère intrinsèquement défavorable de la base agro-écologique, de l’appauvrisse-ment accéléré des sols, de la faible densité de population, du mauvais fonctionnement des marchés et de la concurrence mondiale.41

Dans ce débat, il est important de distin-guer le taux de croissance de la production agricole (ou la valeur ajoutée) du taux de croissance selon certaines mesures de pro-ductivité, telles que la productivité du tra-vail ou la productivité totale des facteurs. Une comparaison du taux et des sources de la croissance en valeur ajoutée dans l’agri-culture et dans les secteurs non agricoles durant les 15 dernières années dessine des tendances différentes dans les trois mondes de l’agriculture (figure 1.6). Dans les pays en mutation, le dynamisme extraordinaire du secteur non agricole se traduit par son taux de croissance élevé et soutenu, fondé tant sur l’augmentation de l’emploi que sur celle de la productivité du travail – comme l’in-dique clairement cette décomposition de la croissance. Toutefois, les taux de croissance dans l’agriculture et les secteurs non agrico-les sont similaires dans les pays à vocation agricole et dans les pays urbanisés. De plus, la productivité a connu une croissance plus rapide dans l’agriculture que dans les autres secteurs dans chacune de ces deux catégo-ries de pays.

En outre, la productivité totale des fac-teurs (PTF) a crû plus rapidement dans l’agriculture que dans l’industrie et ce, dans plusieurs contextes. Pour 50 pays à faible et moyen revenu, sur la période 1967-1992, la croissance moyenne en PTF a été de 0,5 à 1,5 point de pourcentage plus élevée dans l’agriculture que dans les autres secteurs, avec des différences comparables du point de vue du développement.42

Ces conclusions n’ont pas pour objet de revendiquer la supériorité de la croissance agricole en PTF au cours des dernières décennies, mais bien de réfuter la notion selon laquelle l’agriculture serait un secteur arriéré, où les investissements et mesures politiques seraient automatiquement moins efficaces pour la génération de croissance. Les cas du Brésil et du Chili – où les pro-duits agricoles sont devenu majoritairement

échangeables et où la croissance agricole a excédé celle du secteur non agricole depuis plus de dix ans – prouvent que l’agriculture peut être un secteur dynamique. Toutefois, dans de nombreux pays où elle est moins échangeable, la croissance est susceptible d’être plus lente que celle des secteurs non agricoles, comme le veut la loi d’Engel (la part du revenu allouée aux dépenses ali-mentaires est d’autant plus faible que le revenu est élevé).

Les politiques macro-économiques, de prix et commerciales sont-elles discriminantes à l’égard de l’agriculture ?De nombreuses preuves attestent du fait que la lenteur de la croissance agricole est liée au parti pris des politiques macro-économiques et sectorielles à son encon-tre. L’étude de Krueger, Schiff et Valdés (1991),43 qui a fait date, a documenté clai-rement la manière dont 18 pays taxaient l’agriculture par rapport aux autres sec-teurs. Les interventions induisaient une baisse de 30 % du prix relatif des produits agricoles dans le cadre d’un indice des prix non agricole. Ce parti pris politique était plus marqué dans les pays à vocation agri-cole d’Afrique subsaharienne, où des taux de change surévalués, une forte protection douanière pour l’industrie et des taxes sur les exportations agricoles contribuaient à la distorsion. Selon des estimations, une réduction de 10 points de pourcentage de l’imposition sur le secteur augmenterait la croissance globale annuelle de 0,43 points de pourcentage.

Depuis cette étude, la plupart des pays en développement ont sensiblement amé-lioré leurs politiques macro-économiques et réduit leurs distorsions à l’égard de l’agriculture (chapitre 4). Des résultats combinés, comprenant trois éléments clés d’une politique macro-économique rationnelle (le fiscal, le monétaire et le taux de change) indique une nette améliora-tion depuis le milieu des années 1990 dans presque tous les pays d’Afrique subsaha-rienne (figure 1.7). Une association posi-tive est également observée entre l’amélio-ration de ces résultats et la performance de l’agriculture.

Page 18: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 49

Des données économétriques au niveau du pays montrent que les périodes de crois-sance rapide dans l’agriculture et les réduc-tions substantielles de pauvreté ont été pré-cédées de réformes. En Ouganda, la hausse des prix du café – provoquée dans une large mesure par la libéralisation du marché inté-rieur, mais également par la dévaluation du taux de change et par des prix favorables au niveau mondial – a sensiblement réduit la pauvreté rurale entre 1992 et 2000 en stimulant une réaction de l’offre. Selon les estimations, une augmentation de 10 % du prix du café réduit l’effectif de la pauvreté de 6 points de pourcentage.44 En Chine, 60 % de la spectaculaire augmentation de la pro-duction agricole et 51 % de la réduction de la pauvreté rurale, de 33 à 11 points de pour-centage, entre 1978 et 1984, ont été imputés à des réformes institutionnelles, en particu-lier celle du système de responsabilité des ménages, et à des réformes sur les prix.45

Même là où les politiques macro-éco-nomiques et de prix ont été réformées, des politiques commerciales internationales – en particulier celles qui accordent des protections et subventions aux pays mem-bres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – continuent à imposer des coûts substantiels à l’agriculture des pays en développement. Les politiques commerciales mondiales dépriment les prix des produits agrico-les sur les marchés internationaux de 5 % en moyenne (chapitre 4). À ce jour, seuls de modestes progrès ont été réalisés pour réformer ces politiques et l’on attend beau-coup, à cet égard, du Sommet de Doha.

Les dépenses publiques sont-elles l’objet de partis pris en faveur des besoins urbains ?Certains pays exemplaires en matière d’agriculture ont investi dans le secteur agricole avant de le taxer (directement et indirectement) pour financer le dévelop-pement industriel.46 C’est la lourde exploi-tation de l’agriculture au stade précédant celui des investissements (publics) subs-tantiels dans le développement agricole qui s’est révélée fatale, particulièrement en Afrique. La poule était souvent tuée avant

d’avoir pu pondre son œuf d’or. La part de dépenses publiques dans l’agriculture dans les pays à vocation agricole (principalement en Afrique) est sensiblement inférieure (4 % en 2004) à celle des pays en mutation au moment de la stimulation de leur crois-sance agricole (10 % en 1980) (tableau 1.3). Le niveau des investissements agricoles en Afrique subsaharienne est insuffisant pour permettre une croissance soutenue. Une récente intercession du Nouveau par-tenariat pour le développement de l’Afri-que (NEPAD) demandant l’augmentation des dépenses agricoles à 10 % des budgets nationaux vise à inverser cette tendance, en rapprochant les dépenses de celles qui ont permis le succès des actuels pays en mutation.

Pour évaluer les allocations intersec-torielles des investissements publics, il conviendrait, idéalement, de comparer sys-tématiquement les retours sur les dépenses entre les secteurs. Une telle démarche pose-rait cependant de nombreuses questions conceptuelles, méthodologiques et relati-ves au traitement des données. Des retours importants sur la recherche et la vulgari-sation agricoles ont été documentés, une méta-analyse rapportant des taux de retour allant de 35 (en Afrique subsaharienne) à 50 % (en Asie) pour 700 études, de loin supérieurs au coût de l’argent accessible aux pays en développement (chapitre 7).47 Alors que les projets d’irrigation étaient souvent inefficaces en Afrique subsaharienne dans les années 1970 et 1980, aujourd’hui, les retours sur projets atteignent souvent la fourchette de 15-20 % communément obte-nue dans le reste du monde (chapitre 2).48 Des données provenant de zones rurales de l’Ouganda désignent la R&D agricole et les routes d’accès comme investissements profitables.49

En Asie et en Amérique latine, la baisse des financements publics de l’agriculture reflète partiellement la perte d’importance de l’agriculture pour l’économie (tableau 1.3). Récemment, des renversements se sont produits dans plusieurs pays, dont la Chine, l’Inde et le Mexique,50 motivés par le besoin de combattre la pauvreté et de réduire les disparités entre revenus ruraux et urbains.

Page 19: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

50 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

Les dépenses agricoles ont fréquemment été biaisées en faveur d’un subventionnement de biens privés (par exemple, des engrais ou crédits) et utilisées pour réaliser des trans-ferts socialement régressifs. Elles sont, dans l’ensemble, moins productive que les inves-tissements dans les biens publics de base comme la recherche agricole, l’infrastruc-ture rurale, l’éducation et la santé.51 Les dis-torsions en faveur des biens privés s’aggrave souvent à mesure que le PIB par habitant des pays augmente, comme ce fut le cas en Inde, où les subventions à l’agriculture sont pas-sées de 40 % des dépenses publiques agrico-les en 1975 à 75 % en 2002 (chapitre 4). Les sous-investissements dans l’agriculture, par-ticulièrement fréquents dans les économies à vocation agricole, sont souvent aggravés par les mauvais placements, fréquents dans les économies en mutations et urbanisées.

L’aide au développement agricole a considérablement diminuéLa part réservée à l’agriculture dans l’aide officielle au développement (AOD)52,53 a diminué de manière significative dans les vingt dernières années, passant d’environ 18 % en 1979 à 3,5 % en 2004 (figure 1.8). Elle a également régressé en termes absolus, de 8 milliards de dollars (US$ de 2004) en 1984 à 3,4 milliards en 2004. La baisse la plus importante concerne la contribution des institutions financières multilatéra-les, particulièrement la Banque mondiale. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, le gros de l’AOD agricole est allé à l’Asie, en particulier à l’Inde, en sou-tien de la révolution verte, même si cette aide a considérablement diminué par la suite. L’AOD totale pour l’agriculture en Afrique54 a quelque peu augmenté dans les années 1980 mais est revenue, aujourd’hui, à son niveau de 1975, c’est-à-dire environ 1,2 milliards de dollars. Cette perte d’inté-rêt pour l’agriculture est pour le moins sur-prenante car elle est survenue en présence d’une croissance de la pauvreté rurale.

Un certain nombre de raisons expliquent le déclin de l’appui des bailleurs de fonds à l’agriculture et au développement rural : (1) la chute, au niveau international, des prix des produits qui restreignaient la rentabilité de l’agriculture dans les pays en développe-

ment, (2) l’accroissement de la concurrence au sein de l’AOD, en particulier celle des secteurs sociaux, (3) les réactions urgentes à de nombreuses crises, (4) l’opposition des fermiers, dans les pays de certains bailleurs de fonds, à un appui de l’agriculture dans leurs marchés d’exportation principaux, et (5) l’opposition de groupes environne-mentaux qui considéraient l’agriculture comme un participant à la dégradation des ressources naturelles et à la pollution de l’environnement.

Les efforts de développement agricole infructueux ont également influencé les attentes des bailleurs de fonds. Il est pro-bable que l’« agroscepticisme » de certains d’entre eux résulte de leur expérience des interventions manquées dans le domaine de l’agriculture, telles que le développement rural intégré à grande échelle et le système de formation et visites pour la vulgarisation, tous deux appuyés par la Banque mondiale.55 Une mauvaise connaissance des dynami-ques agraires, une faible gouvernance et la tendance des bailleurs de fonds à privilégier des approches trop générales, ont contribué aux échecs. Les difficultés liées à la mise en œuvre sont particulièrement problémati-ques dans le cas d’une faible gouvernance ou d’une dispersion spatiale des plans d’ac-tion. Cette expérience souligne le besoin de renforcer les capacités de planification des bailleurs de fonds et des pays et d’investir dans la gouvernance et les institutions, en vue d’un accroissement de l’efficacité au niveau de la mise en œuvre (chapitre 11).

Depuis 2001, un regain d’intérêt pour l’agriculture s’opère dans le chef des gou-vernements et des bailleurs de fonds, sinon dans les actes, au moins dans les discours. La raison en est un changement de la donne dans les circonstances qui avaient favorisé la diminution de l’appui à l’agriculture. Cette attention nouvelle est due à une hausse internationale des prix des produits agricoles, à une priorité plus haute accor-dée à l’agriculture par les gouvernements des pays en développement, et à de nouvel-les approches des projets de développement agricole basées sur la décentralisation, la participation et les partenariats entre sec-teurs public et privé, avec des chances de succès accrues.

Page 20: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 51

à devenir autonome sur le plan alimentaire lorsque le gouvernement des Etats-Unis a décidé, au milieu des années 1960, d’utiliser l’aide alimentaire comme un instrument de politique étrangère.57 L’Indonésie (sous Suharto) est un exemple de régime à parti unique à avoir lancé une révolution verte.

Il semble que les régimes autoritaires africains disposaient de moins d’incitations politiques pour soutenir la petite agricul-ture. Les Etats africains ont utilisé tant la coercition que le soutien stratégique aux gros exploitants pour museler l’opposition aux politiques de prix qui taxaient l’agricul-ture.58 Il existe également de nombreux cas dans lesquels les Etats africains ont produit de sérieux efforts pour intensifier la produc-tion agricole mais, contrairement à l’Asie, beaucoup se focalisaient sur la production à grande échelle, sans succès durables.59

Les crises économiques peuvent donner aux responsables politiques plus d’autono-mie pour engager des réformes qui seraient difficiles à imposer en temps normal. De nombreuses réformes ayant trait au rôle de l’Etat dans l’agriculture ont été introduites, s’inscrivant dans un ajustement structurel rendu inévitable par la crise de l’endette-ment – par exemple, le démantèlement des offices de commercialisation en Ouganda (encadré 4.4).

De plus en plus souvent, les décideurs politiques cherchent à maximiser l’appui politique dans les limites de leurs ressources financières. Le soutien politique est généra-lement associé aux changements escomp-tés en termes de bien-être pouvant résulter d’une politique délibérée. Ainsi, les politi-ciens pourraient favoriser les groupes qui sont en perte de vitesse plutôt que les autres. Les subventions agricoles ont été introduites dans les années 1930 aux Etats-Unis, lors-que les revenus agricoles ont chuté de 50 % de plus que leurs équivalents urbains. Les subventions sous la forme d’électricité, en Inde, sont maintenues partiellement en tant que compensation des disparités de revenus croissantes entre secteurs agricole et non agricoles. Les profondes réformes lancées en Chine en 1978 ont répondu à l’impérative nécessité de restaurer l’indépendance ali-mentaire du pays et un niveau de vie mini-mum pour tous ses citoyens. Dans les démo-

L’économie politique du plan d’action agricoleAlors que la disparition des croyances relati-ves à une soi-disant faible productivité sous le poids de l’évidence n’est qu’une question de temps et tandis que le contexte macro-économique est résolument plus favorable, un meilleur entendement politico-écono-mique des politiques agricoles est néces-saire pour remédier à la négligence, aux sous-investissements et mauvais placements perpétuels dans le secteur. Cette vision sera utilisée dans les chapitres 4 à 8 en vue d’in-terpréter les résultats des politiques, et dans les chapitres 10 et 11 pour l’élaboration de plans d’action pour mettre l’agriculture au service du développement qui satisfassent aux critères de faisabilité.

Le processus d’élaboration de la politique agricoleL’élaboration de la politique agricole peut être vue comme étant le résultat d’un mar-chandage politique entre les politiciens et les citoyens.56 Les citoyens peuvent être des individus atomistiques qui demandent une action politique en échange de leur confiance (les votes) ou ils peuvent être organisés en groupes de pression qui défen-dent des intérêts particuliers.

Les objectifs nationaux et le processus d’élaboration des politiques. Les politiciens jouissent de divers degrés d’autonomie. Ils ont leurs propres buts, par exemple, être réélu ou maintenir la légitimité, amélio-rer le bien-être de leur circonscription ou poursuivre une certaine vision pour leur pays. Les institutions telles que la structure de la bureaucratie, les formes alternatives de représentation, les mécanismes d’élabora-tion des programmes et les systèmes de sti-mulants imposent leurs préférences et leur puissance. Il existe de nombreux exemples de réformes politiques majeures menées par un Etat avec une autonomie considérable en termes de prise de décision. La révolution verte en Asie, par exemple, s’est déroulée dans un double contexte de systèmes poli-tiques à la fois démocratiques et non démo-cratiques. En Inde, la force motrice de cette révolution a été la détermination politique

Page 21: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

52 RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE 2008

en action collective. Leur nombre diminue et leur accès aux ressources augmente tandis que les disparités croissantes entre revenus agricole et non agricoles fournit une cause à l’action. Par le passé, dans les économies industrialisées, les fermiers ont constitué des groupes de pression étonnamment effi-caces dans la poursuite de protections et de subventions pour l’agriculture, qu’il a été extrêmement difficile de démonter malgré la diminution rapide du nombre de fermiers (voir chapitre 4).61

La démocratisation de nombreux pays en développement a accru les possibilités, pour les petits paysans, de former des orga-nisations en vue d’influencer la politique. En Afrique occidentale, par exemple, les organisations de producteurs et les parle-ments sont de plus en plus impliqués dans la formulation de stratégies et politiques agri-coles (voir chapitre 11).62 Ils ont influencé le processus politique au Sénégal et au Mali. Il reste à voir si ces politiques agricoles seront à même d’augmenter les allocations de bud-gets à l’agriculture.

Pourquoi utiliser des instruments politiques inefficaces ?Des informations imparfaites sur les effets sur le bien-être impliquent que certains ins-truments politiques sont politiquement plus efficaces que d’autres, même s’ils sont moins efficaces économiquement. Les politiciens, privilégiant l’appui politique à court terme par rapport au bien-être dans leur circons-cription, préfèrent les instruments politi-quement efficaces. Par exemple, le soutien des prix est préféré aux transferts directs de revenus étant donné que l’autosuffisance appelle parfois un sentiment nationalitaire des électeurs, que les fermiers craignent une stigmatisation de l’aide excessivement visible et que l’information sur le coût des transferts directs pourrait déboucher sur des renversements de politique. Certains instruments présentent des avantages plus simples à présenter aux clients politiques, comme les projets d’investissement ou l’aide alimentaire. Les taxes à l’exportation, qui sont à l’origine d’importantes distor-sions, pourraient donc être maintenues de manière à procurer des recettes fiscales qui peuvent être réutilisées dans le cadre de la

craties, les votes des agriculteurs peuvent s’avérer très influents. Les élections de 2004 en Inde, par exemple, ont été remportées par une coalition de partis qui avaient pro-mis d’apporter une solution à la « détresse agraire ».60

L’action collective et le processus d’élabora-tion des politiques. Les groupes organisés de citoyens peuvent exercer une forte influence sur le processus politique. La puissance des groupes de pression dépend de leur capacité à subvenir aux coûts d’organisation et de la resquille. Des données empiriques extensi-ves montrent que les groupes restreints et plus concentrés géographiquement fonc-tionnent mieux, de même que les groupes bien organisés et avec un fort leadership. Pour être efficaces, les groupes de pres-sion ont besoin de moyens financiers – par exemple, pour participer aux campagnes électorales. Ils ont également besoin de moyens humains, tels que des compéten-ces aptes à influencer la politique. Enfin, ils ont surtout besoin d’un capital social, composé, entre autres, de puissantes asso-ciations mutuelles pouvant être mobilisées pour les démonstrations et pressions poli-tiques. Dans les économies en développe-ment, les coûts de transaction des fermiers en action collective sont élevés, eu égard à leur grand nombre, à leur nature dispersée, aux coûts élevés de transport et d’informa-tion, à la pauvreté et aux fortes relations de patronage avec une classe de grands pro-priétaires fonciers susceptible de poursui-vre des intérêts opposés. Pour cette raison, les intérêts des petits paysans sont souvent mal représentés et la politique est l’objet de distorsions en faveur des intérêts urbains et de ceux de l’élite foncière.

Les pauvres des zones urbaines, par contraste, n’ont pas besoin d’un niveau élevé d’organisation pour mettre en œuvre une action de protestation publique, comme en témoignent les émeutes du pain en Egypte. Les groupes industriels disposent de plus de ressources financières pour influencer la politique et ils appartiennent souvent à des élites sociales, dont le capital social facilite l’exercice de pressions. A mesure que les pays s’urbanisent et s’industrialisent, les fermiers sont confrontés à moins de défis

Page 22: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois

Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois mondes ruraux 53

risque d’irréversibilité une fois que les sub-ventions ont été introduites.

Un nouveau rôle pour l’agriculture dans le développementLes arguments prônant l’utilisation des pouvoirs de l’agriculture pour la réduction de la pauvreté et en tant que moteurs de la croissance dans les pays à vocation agricole sont toujours très actuels. Une utilisation efficace exige l’adaptation des plans d’action aux types de pays et aux contextes natio-naux et régionaux. Toutefois, à l’exception de certains succès convaincants, tout le potentiel de l’agriculture n’a pas été exploité dans de nombreux pays, à cause de partis pris politiques défavorables au secteur agri-cole et de sous-investissements, aggravés par de mauvais placements et la négligence de certains bailleurs de fonds, avec des coûts élevés en termes de souffrance humaine. De nouvelles opportunités d’exploiter ce poten-tiel émergent aujourd’hui, en même temps, toutefois, que de nouveaux défis, consistant particulièrement à poursuivre une appro-che de la croissance agricole qui est axée sur les petits producteurs et qui réconcilie les fonctions économique, sociale et environ-nementale de l’agriculture. Les chapitres suivants passeront en revue les instruments disponibles pour mettre l’agriculture au service du développement et traiteront de la manière de définir et de mettre en œuvre des plans d’action spécifiques à chaque catégorie de pays.

rémunération des clients politiques et des défenseurs des groupes ethniques.63 Cer-tains instruments ont des coûts qui sont plus aisément dissimulables – par exemple, les impôts sur les bénéfices, par opposition à l’impôt foncier ou à la taxe sur la valeur ajoutée. Les coûts sociaux nets sont échan-gés contre la faisabilité politique et les gains redistributifs.

L’incapacité à s’engager de manière crédi-ble dans un processus politique dynamique pourrait, à l’avenir, forcer les gouvernements à adopter des politiques sous-optimales. Les groupes désavantagés par une réforme anticipent une situation encore pire à long terme, malgré la promesse actuelle de com-pensations. Le manque d’un instrument d’engagement permettant la compensation en cas de retard entre la mise en œuvre d’une politique et les effets de répartition représentent un obstacle majeur à la prise de décision. Le statu quo qui en résulte au niveau des distorsions a été utilisé pour jus-tifier l’opposition aux réformes des échan-ges et à la suppression des subventions en échange de meilleurs services publics dans le futur. La décentralisation et la plus grande proximité entre l’électorat et les politiciens peuvent constituer une part de la réponse. L’accroissement de l’autonomie des orga-nismes compensatoires et l’inscription des compensations dans la législation – comme cela a été fait avec le PROCAMPO mexicain pour rendre les négociations de l’Accord sur le libre échange nord-américain politique-ment acceptables pour les producteurs de cultures en concurrence avec les importa-tions – ont été utilisés avec succès, avec le

Page 23: Croissance économique et réduction de la pauvreté …siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/...Croissance économique et réduction de la pauvreté dans les trois