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Marina Ioannatou Le code de l'honneur des paiements. Créanciers et débiteurs à la fin de la République romaine In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56e année, N. 6, 2001. pp. 1201-1221. Résumé Le code de l'honneur des paiements. Créanciers et débiteurs à la fin de la République romaine (M. Ioannatou). Le code de l'honorabilité aristocratique détermine l'attitude du créancier et du débiteur : éviter le recours au tribunal pour obtenir satisfaction, payer ses dettes à l'échéance, sans se précipiter. Le refus du tribunal s'explique ainsi : le recours à la procédure ruine définitivement le capital symbolique des valeurs que le créancier a placé dans son débiteur et brise d'un seul coup les liens qui unissent les parties. Abstract Payments honor code: creditors and debtors at the end of the Roman Republic. The aristocratic code of honour determines the suitable attitude of creditors and debtors: avoid judicial requirement, pay debts punctually, without precipitation. The refusal of judicial requirement can be explained: legal procedure destroys definitively the symbolic capital of values that a creditor places on his debtor and "breaks " the bond between the credit partners. Citer ce document / Cite this document : Ioannatou Marina. Le code de l'honneur des paiements. Créanciers et débiteurs à la fin de la République romaine. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56e année, N. 6, 2001. pp. 1201-1221. doi : 10.3406/ahess.2001.280010 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2001_num_56_6_280010

Créanciens Et Débiteurs à La Fin de La République Romaine

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economie romaine

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  • Marina Ioannatou

    Le code de l'honneur des paiements. Cranciers et dbiteurs la fin de la Rpublique romaineIn: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56e anne, N. 6, 2001. pp. 1201-1221.

    RsumLe code de l'honneur des paiements. Cranciers et dbiteurs la fin de la Rpublique romaine (M. Ioannatou).

    Le code de l'honorabilit aristocratique dtermine l'attitude du crancier et du dbiteur : viter le recours au tribunal pour obtenirsatisfaction, payer ses dettes l'chance, sans se prcipiter. Le refus du tribunal s'explique ainsi : le recours la procdureruine dfinitivement le capital symbolique des valeurs que le crancier a plac dans son dbiteur et brise d'un seul coup les liensqui unissent les parties.

    AbstractPayments honor code: creditors and debtors at the end of the Roman Republic.

    The aristocratic code of honour determines the suitable attitude of creditors and debtors: avoid judicial requirement, pay debtspunctually, without precipitation. The refusal of judicial requirement can be explained: legal procedure destroys definitively thesymbolic capital of values that a creditor places on his debtor and "breaks " the bond between the credit partners.

    Citer ce document / Cite this document :

    Ioannatou Marina. Le code de l'honneur des paiements. Cranciers et dbiteurs la fin de la Rpublique romaine. In: Annales.Histoire, Sciences Sociales. 56e anne, N. 6, 2001. pp. 1201-1221.

    doi : 10.3406/ahess.2001.280010

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2001_num_56_6_280010

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ahess_6574http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2001.280010http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2001_num_56_6_280010
  • DU CONFLIT AU CONTRAT

    LIENS DE FINANCES,

    DROIT DU TRAVAIL

    LE CODE DE L'HONNEUR DES PAIEMENTS

    Cranciers et dbiteurs la fin de la Rpublique romaine

    Marina Ioannatou

    Lien juridique de Yobligatio, mais aussi devoir moral servant de support au lien social, le thme de la dette est omniprsent dans la littrature romaine, tant morale qu'historique. Il reprsente, en effet, le reflet de l'histoire politique et sociale de Rome qui, depuis le Ve sicle avant J.-C, est rythme par la rcurrence brutale de la question des dettes1. Durant les premiers temps de Rome, cette question est lie tant l'occupation du sol qu'au besoin de la force de travail. Selon Tite-Live, les crises les plus anciennes de l'endettement s'illustrent par les revendications des dbiteurs qui rclament l'abolition du nexum2 pour prserver la libert de leurs

    1. Sur la question des dettes la fin de la Rpublique, voir Jean- Pierre Royer, Le problme des dettes la fin de la Rpublique romaine , Revue d'histoire du droit [RHDJ, XLV, 1967, pp. 191-240 et 407-450.

    2. Le nexum (de nectere : lier, nouer), constitue l'un des emplois de l'acte juridique par l'airain et la balance (per aes et librm). Mentionne dans la loi des Douze Tables, cet acte extrmement formaliste du trs ancien droit romain est de nature fort controverse et n'a laiss que peu de traces dans la littrature juridique romaine. Sur cette ancienne institution, nous renvoyons Henry Lvy-Bruhl, Cours lmentaire de droit romain, Paris, Les cours de droit, 1951-1952, pp. 114-121. L'auteur y expose les principales thories labores, savoir celle, classique, qui date du milieu du xixe sicle, et voit dans le nexum un contrat de prt d'argent per aes et librm ; celle de Ludwig Mitteis, qui considre le nexum non pas comme un acte juridique gnrateur d'obligation, mais comme une mancipation de soi-mme ; et la sienne propre, suivant laquelle le nexum, avant d'tre un prt d'argent, fut un prt de denres garanti mystiquement par Y aes nexum, alors qu' une poque plus rcente cette garantie aurait pu tre ralise par la formule damnatoire que le prteur prononce contre son dbiteur. ce sujet, voir galement Henry Lvy-Bruhl, Nexum et mancipation , in Quelques problmes du trs ancien droit romain, Paris, Domat-Montchretien, 1934, pp. 139-151 ; Id., L'acte per aes et librm , in Nouvelles tudes sur le trs ancien droit romain, Paris, Recueil Sirey, 1947, pp. 97-115 ; Pierre Noailles, Nexum , Fas et lus. tudes de droit romain, Paris, Les Belles Lettres, 1948, pp. 91-146 ; Jules Imbert, Fides et Nexum , in Studi in onore de V. Arangio- Ruiz, Naples, Jovene, 1953, t. I, pp. 339-363, ici pp. 359-363 ; Geofrey Mac Cormack, Nexi, Iudicati and Addicti in Livy , Zeischrift der Savigny Stiftung fur Rechtageschrichte [ZSS], 84, 1967, pp. 350-354 ; Alan Watson, Rome of the XII Tables. Persons and Property, Princeton,

    1201 Annales HSS, novembre-dcembre 2001, n 6, p. 1201-1221.

  • LIENS DE FINANCES

    corps3 et favoriser l'galit politique. La suppression du nexum par la lex Ptelia Papiria de 326 avant J.-C. n'a pas pour autant mis fin l'endettement4. Depuis la guerre sociale, et jusqu'en 33 aprs J.-C, la question des dettes est au centre des antagonismes sociaux et politiques qui menacent de renverser l'ordre tabli.

    l'poque qui nous intresse, c'est--dire la fin du Ier sicle avant J.-C, l'endettement se situe dans un contexte conomique, social et juridique diffrent des sicles prcdents. Il est devenu le signe d'une rpartition ingale de la richesse et revt des aspects proprement conomiques. En effet, les crises rptitives du crdit qui s'chelonnent de 88 48-47 avant J.-C, ainsi que l'organisation de la vie politique et sociale, accentuent l'endettement et lui confrent un caractre que l'on peut considrer comme endmique et structurel. Il y a alors non pas un, mais toute une multitude d'endettements varis. Ceux-ci se diffrencient selon le statut la fois social et juridique - du dbiteur. En effet, nul n'est pargn par le phnomne : riches et pauvres, urbains et ruraux, snateurs et plbiens, tous sont gravement affects.

    La correspondance de Cicron illustre particulirement bien, parmi les endettements catgoriels, celui de l'aristocratie, qui revt un caractre omniprsent et quotidien. Elle rvle, par ailleurs, un phnomne aussi constant et rcurrent que la pratique du prt intrt par les snateurs et les chevaliers eux-mmes. L'endettement aristocratique n'est pas un sujet nouveau. Il a attir, depuis longtemps, l'attention des modernes. Des tudes d'histoire sociale et de prosopographie conomique traitent des affaires des snateurs et des chevaliers5. D'autres travaux clairent l'aspect proprement cono-

    Princeton University Press, 1965 ; Mario Bretone, Manilio e il nexum , Jura, XXXII, 1981, pp. 143-146.

    3. Pour un dveloppement historique de la servitude pour dette dans l'Antiquit grecque et romaine, voir Moses I. Finley, La servitude pour dette , RHD, IVe srie, XLIII, 1965, pp. 159-184. Sur Rome, voir plus particulirement Leo Peppe, Studi suli' esecuzione personle, I, Debiti e debitori nei primi due secoli dlia repubblica romana, Milan, Giuffr, 1981.

    4. Au sujet de cette loi sur laquelle s'est exerce la sagacit des romanistes, voir Fernand de .Visscher, La Lex Ptelia Papiria et le rgime des dlits privs au Ve sicle de Rome , in Mlanges Paul Fournier, Paris, Recueil Sirey, 1929, pp. 755-765 ; Geofrey MacCormack, The Lex Ptelia , Labeo, 1973, pp. 306-317 ; et Andr Magdelain, La loi Ptelia Papiria et la loi Iulia de pecuniis mutuis , in lus, Imprium, Auctoritas. tudes en droit romain, Rome, cole franaise de Rome, 1990, pp. 707-713.

    5. ce sujet, nous citons titre indicatif les recherches suivantes : Claude Nicolet, L'ordre questre sous la Rpublique romaine, I, Dfinitions et structures sociales, Paris, De Boccard, 1966, II, Prosopographie des chevaliers romains, Paris, De Boccard, 1974 ; Israel Shatzman, Senatorial Wealth and Roman Politics, Bruxelles, Carl Deroux, Latomus-142 , 1975; Henriette Pavis d'EscuRAC, Aristocratie snatoriale et profits commerciaux , Ktema, II, 1977, pp. 339-355 ; Mouza Raskolnikof,

  • M. lOANNATOU LE CREDIT A ROME

    mique et financier de cet endettement. Il en est ainsi, pour ne citer que quelques exemples, des articles de Claude Nicolet, Michael H. Crawford, Martin W. Frederiksen et Charles T. Barlow6, dont les travaux sont essentiellement centrs sur les crises de l'endettement et l'impossibilit conscutive des paiements.

    Le monde de la banque, les oprations de crdit, les techniques comme la rglementation de l'activit bancaire ont fait l'objet de nombreuses tudes. Parmi les plus rcentes et les plus solides, citons celles de Charles T. Barlow7 et de Jean Andreau8. Ce dernier a pos d'une manire irrfutable la diffrence qui spare les financiers de l'aristocratie des banquiers professionnels, les argentarii. Si les aspects proprement conomiques et financiers de la fortune snatoriale ont fait l'objet d'tudes de premire importance, on n'a pas encore tent d'oprer le lien entre les approches conomique, sociale, politique et juridique. Comment l'aristocratie pense-t-elle l'endettement?

    and Public Powers in Antiquity, Milan, Proceedings Eleventh International Economie History Congress, 1994, pp. 83-92.

    6. Claude Nicolet, Les variations des prix et la thorie quantitative de la monnaie Rome, de Cicron Pline l'Ancien , Annales ESC, 26-6, 1971, pp. 1203-1227 ; Ip., Vairon et la politique de Caius Gracchus , Historia, XXVIII, 1974, pp. 143-170 ; Id., conomie, socit et institutions au IIe sicle avant J.-C. : de la lex Claudia Yager exceptas , Annales ESC, 35-5, 1980, pp. 871-894 ; Michael H. Crawford, Roman Republican Coinage, Cambridge, Cambridge University Press, 1974 ; Id., Coinage and Money under the Roman Republic, Londres, Methuen and Co Ltd, 1985 ; Id., Le problme des liquidits dans l'Antiquit classique , Annales ESC, 26-6, 1971, pp. 1228-1233 ; Martin W. Frederiksen, Caesar, Cicero and the Problem of Debt, Journal of Roman Studies [JRS], 56, 1966 ; Id., Reviews and Discussions. Theory, Evidence and the Ancient Economy , JRS, 65, 1975, pp. 164-171 ; Charles T. Barlow, Bankers, Moneylenders and Interest Rates in the Roman Republic, Ph.D., The University of North Carolina, Chapel Hill, 1978 ; Id., The Roman Government and the Roman Economy, 92-80 b. , American Journal of. Philology [AJPh.], CI, 1980, pp. 202- 219.

    7. . . Barlow, Bankers..., op. cit. 8. Jean Andreau, Les affaires de monsieur Jucundus, Rome, cole franaise de Rome,

    1974 ; Id., M. I. Finley, la banque antique et l'conomie moderne , Annali dlia Scuola Normale Superiore di Pisa, VII-3, 1977, pp. 1129-1152 ; Id., changes antiques et modernes. (Du prsent faisons table rase ?) , Les Temps modernes, 35-410, 1980, pp. 412-428 ; Id., propos de la vie financire Pouzzoles : Cluvius et Vestorius , Les bourgeoisies municipales italiennes aux IIe et Ier sicles avant J.-C, Naples, Centre J. Brard, 1983, pp. 9-20 ; Id., La lettre 7, documents sur les mtiers bancaires , Les lettres de saint Augustin dcouvertes par Johannes Divjac, Paris, ditions Augustiniennes, pp. 165-176 ; Id., Brves remarques sur les banques et le crdit au fr sicle avant J.-C. , Annali dell' Instituto Italiano di Numismatica [AIIN], 28, 1982, pp. 99-123 ; Id., Styles de vie et finances prives la fin de la Rpublique , Quaderni di Storia [QS], 16, 1982, pp. 99-123 ; Id., Histoire des mtiers bancaires et volution conomique , Opus, III, 1984, pp. 99-115 ; Id., Modernit conomique et statut des manieurs d'argent, Mlanges de l'cole franaise d'Athnes [MFRA], 97, 1985, I, pp. 373-410 ; Id., La vie financire dans le monde romain : les mtiers de manieurs d'argent (ive sicle av. J.-C.-uf sicle apr. J.-C), Paris, cole franaise de Rome, 1987 ; Id., L'espace de la vie financire Rome , in L'Urbs, espace urbain et histoire (f sicle av. J.-C.-uf sicle apr. J.-C), Rome, cole franaise de Rome, 1987, pp. 157-174 ; Id., Activit financire et liens de parent en Italie romaine , in Parent et stratgies familiales dans l'Antiquit romaine, Rome, cole franaise de Rome, 1990, pp. 501-526 ; Id., Pouvoirs publics et archives des banquiers professionnels , in C. Nicolet (d.), La mmoire perdue, Paris, Publications de la Sorbonn, 1994, pp. 1-17.

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  • LIENS DE FINANCES

    Quelle est son attitude face aux dettes quand elle recourt au crdit pour prter ou emprunter ? L'intrt de ce type de recherche est aussi sa difficult. partir des sources essentiellement littraires, il convient de saisir la ralit juridique des phnomnes lis au crdit : nature du prt, moyens de pression pour obtenir le remboursement, rglement des dettes par la voie judiciaire.

    La question du remboursement des dettes, essentielle pour la comprhension de l'endettement aristocratique, s'articule autour de trois thmes principaux : les rgles d'honorabilit qui dictent l'attitude convenable au crancier et au dbiteur, les modalits pratiques du paiement ( qui en est confie la charge, par quels moyens les ralise-t-on ?), et les consquences pour le dbiteur dfaillant avec les interfrences du code de l'honneur aristocratique. Le sujet de cet article porte sur le premier des aspects voqus : comment un homme de bien, un bonus vir, devait procder pour demander le remboursement de ses dettes ? En d'autres termes, mnager le crdit du dbiteur, lui viter de perdre la face, bref, viter d'tre un avaricieux comme le Pre Goriot. La question mrite d'tre pose aussi propos du dbiteur : s'il doit honorer sa dette avec ponctualit, il doit le faire sans prcipitation. Il ne faut surtout pas laisser croire que le crancier est impatient de recevoir son d. Autrement dit, il s'agit de dgager le code de l'honneur du crancier et du dbiteur non seulement partir des principes recueillis par les moralistes, des arguments des avocats, mais galement des exemples concrets reprsents par le paradigme de Cicron. Le lecteur s'tonnera peut-tre de l'absence remarquable du droit dans cette approche. Elle n'est pas due un dsintrt pour la place du droit romain dans la ralit des rapports d'argent. Tout au contraire, la question est implicitement pose et la rponse clairement donne par les sources littraires : en matire de remboursement des dettes, l'action en justice, dsapprouve, est l'ultime recours ; cranciers et dbiteurs conjuguent leurs efforts afin de l'viter.

    Un bonus vir a horreur des tribunaux

    Un homme de bien rpugne recourir l'action judiciaire, tout d'abord dans son intrt propre. Le capital que le crancier cherche accrotre, c'est un ensemble de valeurs, la fois morales, sociales et politiques. Pour mnager ce capital de valeurs, il lui est interdit de recourir aux tribunaux. La voie suivre lui est dicte par la vertu cardinale de la libercilitas, de cette gnrosit encombrante mais porteuse de gratia. L'homme de bien rpugne galement l'action judiciaire dans l'intrt du dbiteur. Le crancier ne doit pas l'offenser ; il doit, en revanche, mnager son crdit. La condamnation judiciaire du dbiteur pour une affaire pcuniaire entrane une infamie de fait et peut mme aboutir lui infliger le summits dedecus de l'insolvabilit. Par consquent, la saisie des tribunaux, contraire la notion humanitas, est en principe exclue, sauf en dernire extrmit.

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  • M. lOANNATOU LE CREDIT A ROME

    Un homme de bien a horreur des tribunaux dans son intrt propre

    Le devoir suprme de l'homme de bien rside dans la pratique de la liberalitas9. Valeur cardinale du code d'thique nobiliaire, elle s'illustre avant tout comme le principe rgulateur de l'acquisition et de la disposition de la richesse. Je me rfre ce propos au passage fameux, de artificiis et quaestibus , du De officiis, o Cicron opre une distinction fondamentale entre, d'une part, les genres de vie sordidi et, d'autre part, les genres de vie librales10. Il essaie, en effet, de prouver qu'un homme gnreux, un homme liberalis, ne saurait tre pre au gain.

    Dans les relations de rciprocit qu'entretiennent les snateurs romains, la liberalitas se manifeste et se concrtise par un change de valeurs mutuelles. Dans le De officiis, Cicron donne des exemples concrets de cet change de services : assumer les dettes de ses amis, les assister dans l'acquisition et l'accroissement de leur avoir, contribuer au financement de la dotation de leurs filles11, sont autant d'occasions d'un change des valeurs non matrielles qui se soldent par la gratia. Il en va de mme du prt intrt faible ou nul. En effet, lorsque les snateurs romains se prtent les uns aux autres, sans passer par des intermdiaires, ils ne prtent pas pour s'enrichir mais pour tirer les bnfices de la gratia12.

    La gratia est, en effet, le mot cl qui permet de comprendre l'intrt d'un homme de bien pratiquer la liberalitas. Jean-Michel David, qui s'est particulirement intress la notion de gratia, remarque ce propos que ce concept est double. D'un ct, on le traduit par reconnaissance, de l'autre, par crdit. Cela signifie que l'on peut tout aussi bien comprendre le terme de gratia dans un sens passif (la dette de reconnaissance dont on est charg) que dans un sens actif : la crance de gratitude dont on est bnficiaire13. Pour illustrer ce point, prenons comme exemple un service rendu entre amis, tel un prt intrt faible ou nul14. Dans ce cas, le prt engendre deux dettes : l'une matrielle et remboursable, l'autre de gratitude ou de reconnaissance. Cette dette de reconnaissance, destine tre transmise

    9. Sur cette valeur fondamentale du code d'thique nobiliaire, voir surtout Gianfranco Lotito, Modelli etici e base economica nelle opere filosophiche de Cicerone , in A. Giardina et A. Schiavone (dir.), Societa romanci e produzione schiavistica, Bari, Laterza, 1981, vol. III, pp. 103-111, et aussi Koen Verboven, Le systme financier la fin de la Rpublique romaine , Ancient Society, 24, 1993, pp. 87-95.

    10. Cicron, De officiis [De off.], I, 150-151. Sur la disposition de la richesse selon les rgles poses par la beneficentia, la benegnitas et la liberalitas, voir ibid., I, 20-23 et 42-50 ; II, 52 et 58-64.

    11. Ibid., II, 52. 12. ce propos, voir M. Ioannatou, Affaires d'argent dans la correspondance de Cicron.

    L'aristocratie snatoriale face ses dettes, thse de doctorat, Universit de Paris II, 1997, vol. II, chap. 1, Parents, amis et oprations informelles de crdit , p. 295 sq.

    13. Jean-Michel David, Le patronat judiciaire au dernier sicle de la Rpublique romaine, Rome, cole franaise de Rome, 1992, p. 146. Dans le mme ordre d'ides, voir galement Elizabeth Deniaux, Clientles et pouvoir l'poque de Cicron, Rome, cole franaise de Rome, 1993, p. 39 et n. 9.

    14. Pour une analyse du prt d'amiti suivant la littrature morale romaine, voir M. Ioannatou, Affaires d'argent..., thse cite, vol. II, p. 296 sq.

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  • LIENS DE FINANCES

    plutt que liquide, peut s'apparenter soit une crance non remboursable, soit un creditum insolubilium15. Elle dpasse ainsi, et de beaucoup, une dette d'intrts en raison de sa dure, de son cot et parce qu'elle reprsente finalement une alination.

    Si, maintenant, l'on considre la gratia dans son sens actif, il est vident qu'elle exprime le crdit personnel qui permet de dfinir l'homme d'influence. Un homme de bien a donc tout intrt pratiquer la liberalitas, puisque celle-ci est porteuse de gratia. C'est par la liberalitas qu'il fait preuve de sa dignitatis praestantia16 ce qui lui permet d'augmenter son capital de valeurs et de consolider sa position sociale et politique. Entendue dans son sens le plus large, de souplesse et de complaisance, la liberalitas dicte au crancier la manire convenable de rclamer son d. Du mme coup, elle lui permet de se dmarquer, dans sa dmarche de crancier, de l'avarice proverbiale des feneratores .

    ce propos, il convient d'expliquer ce qu'est un fe ne rator. Dans son acception la plus large, le terme dsigne tout prteur intrt, qu'il le fasse sur ses fonds propres ou ceux autrui du fait qu'il exerce cette activit titre professionnel ou de manire occasionnelle17. Dans une acception plus troite, celle qui nous intresse ici, le fenerator est un professionnel du prt intrt. Souvent affranchi, il exerce pour son propre compte. Mais il peut aussi tre un dpendant, esclave ou affranchi, qui prte de l'argent pour le compte autrui, sans tre ncessairement un argentarius.

    Le terme fenerator est porteur par excellence des connotations pjoratives qui sont attaches traditionnellement au maniement de l'argent18. Le profit obtenu par l'usure est qualifi de quaestus odiosus19. Les aristocrates romains n'appliquent ce terme leurs pairs que pour les dnigrer. Le

    15. Snque affirme prcisment que le service rendu titre de beneficium est une crance dont le propre est de ne pas tre remboursable : [...] beneficium creditum insolubile esse [...] (Snque, De beneficiis [De ben.], IV. XII. I).

    16. Sur cette notion par excellence aristocratique qui appartient en propre l'ordre snatorial comme la libertas appartient au peuple , voir Joseph-Marie Hellegouarch, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la Rpublique, Paris, Les Belles Lettres, 1963.

    17. Dans les textes de la littrature morale, le terme fenerator ne s'applique pas une catgorie socio-professionnelle spcifique, mais tout prteur intrt. En ce sens, voir Charles Appleton, Contribution l'histoire du prt intrt Rome : le taux du fenus unciarium , NRHD, 43, 1919, pp. 467-543, ici p. 533. Dans le mme ordre d'ides, voir galement Cosmo Rodewald, Money in the Age of Tiberius, Manchester, Manchester University Press, 1976, p. 33 ; Lon Nadjo, L'argent et les affaires Rome des origines au if sicle avant J.-C. tude d'un vocabulaire technique, Paris-Louvain, Pieters, 1989, pp. 229-230.

    18. ce sujet, voir les remarques critiques de Giuseppe Giliberti, Legatum Kalendrii. Mutuo feneratizio e struttura contabile del patrimonio nel et del Principato, Naples, Jovene, 1984, pp. 1-2, portant sur l'opposition traditionnelle, dans la littrature romaine, de la figure du fenerator celle du rusticus. Sur ce sujet, voir galement Giorgio Maselli, Argentaria. Banche e banchieri nella Roma repubblicana. Organizzazione, prosopografia, terminologia, Bari, Adriatica, 1986, pp. 42, 145 et 149, et Koen Verboven, Le systme financier la fin de la Rpublique romaine , Ancient Society, 24, 1993, pp. 87-95.

    19. Cicron, De off., I. 92, 150. Sur la condamnation de la feneratio par Caton l'Ancien qui n'hsitait pas dclarer que, d'un point de vue moral, le profit commercial tir du prt intrt tait quivalent l'homicide, voir ibid., IL 87. 1979, pp. 261-280.

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  • M. lOANNATOU LE CREDIT A ROME

    recours aux feneratores signifie ne pas avoir de crdit, au sens propre comme au figur20. Recourir aux feneratores revient s'adresser en quelque sorte au mont-de-pit.

    ce qu'il semble, les feneratores n'hsitaient pas poursuivre leurs dbiteurs devant les tribunaux du prteur. Salluste, dans sa Conjuration de Catilina, fustige la cruaut et la violence des feneratores et dnonce la protection dont ils bnficient auprs des juges et snateurs21. Une srie de textes dresse le sinistre portrait d'un fenerator et invite l'homme de bien s'en dmarquer. Selon Snque, rclamer son d avec un cupide empressement n'est pas le propre d'un homme patient et bienveillant. En effet, se faire payer avec une implacable rigueur assnerait la preuve d'une avarice propre aux feneratores22. En revanche, un homme de bien doit rappeler leurs devoirs ses dbiteurs ngligents par de simples avertissements. Par l mme, les mauvaises crances peuvent se transformer en bonnes. Snque explique :

    II y a beaucoup de personnes incapables de nier ce qu'elles ont reu aussi bien que de le rendre ; elles n'ont ni la bont des gens reconnaissants ni la malhonntet des ingrats ; gens incapables d'nergie comme d'empressement : crances lentes rentrer, mais non mauvaises. ces personnes, je n'adresserai pas de sommations, mais un avertissement explicite, et je les ramnerai au devoir auquel elles ne pensent pas23.

    De plus, un homme de bien ne doit pas tenir ses dbiteurs dans une situation de dpendance, comme le ferait un usurier cupide. Celui-ci, considrant le fenus comme une rente, voit d'un bon il le remboursement diffr de la dette : Un prteur intrt a d'ordinaire mauvaise rputation lorsqu'il se fait payer avec une pre rigueur, mais tout autant lorsqu' l'heure du remboursement, par les lenteurs et les difficults qu'il soulve, il cherche des prtextes pour le diffrer24. Selon Snque, toujours, les

    20. ce sujet, voir le discours Pour Caelius de Cicron. Pour prouver les qualits morales de son jeune client, le fameux orateur insiste sur le fait qu'on ne peut pas lui reprocher d'tre cras par l'usure (Cicron, Pro Caelio [Pr. Cael], VII. 17 ; XVII. 42 ; XIX. 44).

    21. Salluste, De conjuratione Catilinae [Cat.], XXXIII. 1. Par ailleurs, bon nombre de sources indiquent l'accroissement des actions en justice en temps de crise de crdit (Appien, Bella Civilia [], I. 54 ; Tite-Live, Epitomae Periochae [Per.], I. 74 ; Cicron, De lege agraria [De leg. agi:], II. III. 18). Nanmoins, pour des raisons de stratgie commerciale, mais aussi politique et sociale, les feneratores peuvent renoncer aux moyens d'action judiciaire et consentir, en revanche, des moratoires. Tel fut prcisment le cas du fenerator Q. Considius qui, ayant prt 15 000 000 sesterces, dcida, au plus fort de la conjuration de Catilina, de ne poursuivre ses dbiteurs en justice ni pour le capital ni pour les intrts (Valre-Maxime, Faits et dits mmorables, IV. 85). D'autres, tels Q. Titinius et L. Ligus, ont choisi, durant la crise de 49 avant J.-C, de ne pas mettre leurs dbiteurs dans une situation difficile en rclamant des intrts levs. Quoique attentifs au lucre, ces feneratores ont prfr renoncer momentanment aux profits de l'usure pour attendre des temps meilleurs.

    22. Snque, De ben., I. II. 3 ; II. XVII. 7. 23. Ibid., V. 12. 1. Dans le mme ordre d'ides, voir ibid., V. XXXIII. 2 : J'avertirai donc,

    mais sans pret, sans clat, sans rcrimination, de manire qu'il pense avoir retrouv le souvenir sans nulle pression extrieure.

    24. Ibid., II. XVII. 7.

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  • LIENS DE FINANCES

    feneratores transforment souvent le fenus en une rente, parce qu'ils ont intrt au remboursement diffr de la dette. En revanche, un bonus vir ne doit pas tenir ses dbiteurs dans une situation de dpendance en les empchant de rembourser.

    La liber alitas prescrit l'homme de bien de prendre en considration, avant d'agir, le motif de l'insolvabilit de son dbiteur. Il convient, en effet, de traiter diffremment celui dont la dfaillance est due quelque malheur fortuit du dbiteur indlicat, coupable d'une inclination pour le luxe et la dbauche. Aussi Snque affirme-t-il :

    II est souverainement injuste de mettre sur le mme plan celui qui a sacrifi la dbauche et au jeu l'argent qu'il tenait d'un crancier et celui qui, victime d'un incendie, d'un acte de brigandage ou de quelque incident plus malheureux encore, a perdu le bien autrui avec le sien25.

    Cicron, en 62 avant J.-C, exprimait dj une ide similaire. Favorable aux milieux d'affaires, il opre une distinction fondamentale entre les prts contracts libidine, destins des dpenses ostentatoires, et ceux qui le sont negoti gerendi studio. Dans son discours Pour Sylla, il invite prcisment les juges reconnatre que les dettes de P. Sittius de Nucrie n'ont pas pour origine le libertinage, mais le got des affaires . Car, poursuit l'orateur, s'il tait endett Rome, il avait dans les provinces et chez les rois trangers des crances considrables26 .

    Mais un homme de bien doit surtout tenir compte des liens de parent ou d'amiti existant entre lui et son dbiteur. Ces liens au fondement des hirarchies sociales, sont l'origine de la ratio summi officii, de la raison du devoir suprme. Ne pas respecter les devoirs qui dcoulent de cette ratio, c'est heurter la conscience publique27. Le discours de Cicron Pour Quinctius est cet gard plus qu'vocateur. Pour avoir accept l'hritage obr de son frre, le client de Cicron se trouva redevable d'une dette d'argent envers Sextus Naevius. Faisant fi de ses liens avec les deux Quinctii (il tait la fois le parent par mariage de P. Quinctius et l'associ de C. Quinctius), Sextus Naevius avait non seulement intent un procs son dbiteur, mais aussi obtenu du prteur l'envoi en possession de son patrimoine pour n'avoir pas comparu en justice. Cicron fustige cette dmarche qui droge aux normes :

    Lorsqu'il s'agissait des droits d'amiti, de la socit, de l'alliance, lorsqu'il convenait de tenir compte de tes obligations morales et de l'estime publique, dans ces circonstances, tu n'as mme pas pris conseil de toi- mme. Tu ne t'es pas dit seulement : Que faire ? Par Hercule ! Si tu

    25. Ibid., VIL XVI. 3. 26. Cicron, Pro Sylla [Pr. Syl], XX. 58. 27. La ratio offici et existimationis imposait l'individu de s'incliner devant les obligations

    prescrites par les normes sociales et la conscience publique. En ce sens, voir Cicron, Pro Quinctio [Pr. Quinct], XVI. 53 et 55. propos de Vexistimatio dans son acception d'opinion publique, voir Zvi Yavetz, Existimatio, Fama and the Ides of March , Harvard Studies in Classical Philology, 78, 1974, pp. 35-65, ici pp. 35-36.

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    t'tais dit seulement ces deux mots [...] ta cupidit, ton avance seraient calmes ; tu aurais accord quelque place la raison et la rflexion ; tu te serais recueilli ; tu n'en serais pas venu cette honte [...]28.

    En effet, selon Cicron, il n'y a que l'avarice qui puisse provoquer la violation des devoirs sacrs qui dcoulent du jus amicitiae, societatis et adfinitatis. En faire abstraction serait le propre des tres perfides et impies :

    On peut facilement s'en rendre compte par ce que je viens d'exposer : il n'est pas de devoir si saint et si solennel que la cupidit n'a coutume d'en affaiblir et d'en violer les obligations. Car, si l'amiti est entretenue par la franchise, la socit par la confiance, la parent par la pit, l'homme qui s'est efforc de dpouiller de sa bonne renomme et de sa situation son ami, son associ, son parent par alliance, cet homme ne doit-il pas confesser qu'il est perfide, menteur et impie ?29

    La question qui se pose est alors la suivante : est-il lgitime de supposer qu'un homme gnreux doive renoncer ses droits de crancier en raison des liens de parent ou d'amiti avec le dbiteur ?

    Le devoir et la coutume imposent l'homme de bien de suivre la voie du juste milieu entre deux ples qui sont l'un et l'autre proscrire : la liberalitas unica et la cupiditas. La premire n'est que le fait des hommes exceptionnels qui pargnent leurs proches en faisant des remises de dettes30. La seconde incite les cranciers faire injure au dbiteur en ayant recours des sommations htives de mise en demeure, des citations en justice31, alors que la consuetudo omnium32 impose l'homme de bien de ne recourir des moyens judiciaires qu'en dernier ressort.

    Le crancier a horreur des tribunaux dans l'intrt de son dbiteur

    Considrons maintenant la voie du juste milieu, c'est--dire les moyens recommands pour obtenir satisfaction sans pour autant outrager le dbiteur. Le plaidoyer de Cicron Pour Quinctius peut servir de guide. Cicron explique qu'un homme de bien doit se montrer diligent dans la gestion de ses affaires. Comment ? En rclamant le remboursement (pecuniam petere) l'chance. Il ne saurait se soustraire cette rgle en prtextant que le

    28. Cicron, Pr. Quinct, XVI. 53 ; sur l'envoi du crancier en possession des biens de son dbiteur en vertu de l'dit du prteur ou missio in bona rei servandae causa, voir infra, p. 1112, n. 45.

    29. Ibid., VI. 26. Sur la notion de perfidie, antonyme de la fides dont il signale la transgression, voir Grard Freybourger, Fides. tude smantique et religieuse depuis les origines jusqu' l'poque augustenne, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 84 sq.

    30. Sur ce genre de liberalitas, lie la bonitas, voir Cicron, Pr. Quinct., XII. 41. 31. Snque, De ben., V. XX. 6 : Au surplus, si ton oblig est homme de bien, patiente,

    de peur de lui faire injure en lui adressant une sommation, comme s'il n'et t, de lui-mme, dispos rendre.

    32. Sur l'apprciation du comportement des cranciers ex offici radone atque ex omnium consuetudine, voir Cicron, Pr. Quinct., XIV. 48 ; XVII. 54.

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  • LIENS DE FINANCES

    droit ne connat pas l'extinction des obligations en vertu de la prescription33. En effet, ne pas rclamer le remboursement peut n'tre pas le fruit d'une gnrosit exceptionnelle, mais d'une ngligence coupable susceptible d'entraner des diffrends. Un crancier doit donc agir en bon pre de famille. Cela implique qu'il adresse son dbiteur au moment propice avertissements et admonestations. C'est aussi l'loge, en des termes loquents, que fait Cornelius Nepos de l'attitude de T. Pomponius Atticus : Son systme tait de ne pas exiger d'intrts exagrs, crit l'historien, mais de ne pas reculer non plus l'chance en accordant un dlai. Ces deux mesures taient excellentes pour ses obligs ; elles empchaient que la patience du crancier ne laisst vieillir leur dette et qu'un intrt usuraire ne l'augmentt34.

    La mise en demeure du dbiteur, Yappellatio, n'est permise que dans l'hypothse o le crancier se heurterait un dbiteur rtif. Dans ce cas, il est lgitime de procder Y appellatio par l'intermdiaire de ses procurateurs35. Les sommations s'adressent aux procurateurs du dbiteur, voire ceux de la caution, si caution il y a36. D'habitude, la caution, srieusement menace, se retourne contre le dbiteur principal faisant pression sur lui. Le dbiteur prfre par ailleurs s'acquitter plutt que de s'exposer au dshonneur de faire payer la caution37. Pourtant, il semble que, dans la pratique, la mise en demeure de la caution n'allait pas de soi. Sommer les cautions, sponsores appellare, signifiait contester au grand jour la fides du dbiteur principal. Un crancier en usait avec beaucoup de circonspection, aprs avoir essuy plusieurs checs de la part de son dbiteur. Les hsitations qu'prouvait Cicron pour sommer les cautions de son ex-gendre, Publius Cornelius Dolabella, en fournissent la preuve. En effet, depuis la sparation de sa fille, Tullia, d'avec P. Cornelius Dolabella, Cicron semble partag

    33. Jean Macqueron, Histoire des obligations. Le droit romain, Aix-en-Provence, Publications du Centre d'histoire institutionnelle et conomique de l'Antiquit romaine, srie Mmoires et travaux-1 , 1971, pp. 438-439, souligne ce propos : L'ide que les obligations puissent s'teindre par l'effet du temps est tout fait trangre au droit ancien : les actions civiles, qui sanctionnent les obligations reconnues par le jus civile, taient encore restes, l'poque classique, des actions perptuelles .

    34. Cornelius Nepos, Atticus, 2. 4. 35. Ainsi que le remarque Jean Macqueron, Le cautionnement moyen de pression ,

    Annales de la facult de droit Aix-en-Provence, 50, 1957, pp. 103-132, ici p. 129, les personnes d'une certaine condition ne s'abaissaient pas porter elles-mmes les sommations.

    36. ce propos, il faut souligner que le cautionnement, qfficium la fois civil et masculin, tait, la fin de la Rpublique, d'autant plus rpandu qu'une vritable frnsie d'emprunts avait saisi les Romains. Sur les modalits juridiques du rle des cautions et de leur engagement, voir l'article de Jean Triantaphylopoulos, La lgislation romaine sur le cautionnement , RHD, XXXIX, 1961, pp. 501-519. Sur l'incapacit des femmes de se porter caution pour autrui, voir Yan Thomas, La division des sexes en droit romain , in G. Duby et M. Perrot (dir.), L'histoire des femmes en Occident, vol. I* L'Antiquit, Pauline Schmitt-Pantel (dir.), Paris, Pion, 1990, pp. 103-156, ici p. 146. Sur l'attestation du cautionnement, au sein du corpus cicronien, en tant que service de crdit relevant des liens de parent et d'amiti, voir M. Ioannatou, Affaires d'argent..., thse cite, vol. II, p. 356 sq.

    1. D'aprs J. Macqueron, Histoire des obligations..., op. cit., pp. 101-134, les Romains, faisant jouer le systme de la libra electio, voyaient dans le cautionnement un moyen de pression beaucoup plus qu'un moyen de satisfaction par substitution.

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  • M. lOANNATOU LE CREDIT A ROME

    entre son droit, bien lgitime, d'obtenir le reversement de la dot de sa fille et son souci d'viter l'pouvante du scandale que ferait clater un ventuel procs. Ayant obtenu tant bien que mal le paiement de la premire et de la deuxime pensio, il s'est rsolu agir avec beaucoup de vigueur et de rigueur, en vue de paiement de la troisime38. Dans une de ses lettres, il soumet l'apprciation d'Atticus les moyens d'action qu'il envisage :

    Si une mise en demeure des cautions risque d'tre assez mal vue, j'aimerais que tu examines ce que vaudrait l'ide suivante : en admettant que nous mettions plus tard les cautions en demeure, nous pouvons citer en justice les mandataires de Dolabella ; et de fait, ses procurateurs n'engageront pas le procs (avec les mandataires de Dolabella) ; s'ils l'engagent, je n'ignore pas que les cautions sont libres de leur obligation. Mais, mon sens, il serait dshonorant que ses mandataires refusent de payer pour lui sous prtexte que la dette est rgulirement cautionne et il est conforme ma dignit de faire valoir mes droits en lui pargnant l'ignominie extrme39.

    Fin juriste, Cicron sait que s'il engage le procs avec le dbiteur principal, il libre dfinitivement les cautions. Il prsume pourtant que les mandataires de Dolabella ne pourront pas ne pas payer en prtextant que la dette est rgulirement cautionne. Nous sommes ainsi en prsence d'un procs de pure forme que Cicron envisage d'intenter dans le but de rendre moins inconvenantes les sommations qu'il adresserait par la suite aux cautions40. Autrement dit, pour viter de se faire la rputation d'un crancier disgracieusement souponneux, il veut d'abord discuter avec les procura- tores du dbiteur principal pour tablir qu'il n'y a rien attendre d'eux ; ce qui lui permettra de s'en prendre ensuite aux cautions. Partag entre son dsir de faire valoir son droit et les considrations d'ordre moral, Cicron s'est finalement rsolu la seule mise en garde des procuratores de Dolabella41.

    Dans l'hypothse o le crancier n'aurait pas exig le remboursement du vivant de son dbiteur, il peut le faire au moment de la succession. On peut ainsi viter la confusion des actifs ou des passifs. Le crancier doit solliciter une entrevue l'amiable avec le ou les hritier(s) pour rclamer son d. Si, la suite de cette entrevue, aucun arrangement n'est trouv, il peut adresser des rclamations l'hritier. cette fin, il doit prendre soin de certifier ses droits de crancier en prsentant des documents crits

    38. ce sujet, il faut remarquer que les raisons qui ont conduit Cicron vouloir agir vehementer et severiter sont d'ordre politique. Tant que Dolabella embrasse et sert la cause des optimates, Cicron adopte son gard une attitude de crancier bienveillant. Mais il ne saurait pardonner son ex-gendre son revirement politique, produit la fin de l'anne 44. La lettre qu'il adresse ce propos T. Pomponius Atticus (Cicron, Ad. Atticum [Ad. Att.], XVI. 15. 1) offre la meilleure illustration de la politisation des affaires prives. Pour un dveloppement dtaill, voir M. Ioannatou, Affaires d'argent..., thse cite, vol. II, p. 554 sq.

    39. Cicron, Ad. Att., XVI, 15. 2. 40. En ce sens, voir Max Kaser, Cic. Ad. Att., 16, 15. 2. Formularprozess ohne litis

    contestatio , in Sodalitas (Scritti in onore di A. Guardino), Naples, Jovene, 1984-1985, vol. V, pp. 3-151, ici p. 151.

    41. Snque, De ben., XVI. 15. 2, et aussi Ad familiares [Adfam.], XVI. 24. 2.

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  • LIENS DE FINANCES

    probatoires du prt (instrumenta)*2. Si quelques points sont contests, ils doivent tre ngocis l'amiable.

    Les actions de droit strict ne sont qu'un recours ultime, car dsapprouv. Dans le traitement de toute affaire, affirme Cicron, il convient d'tre quitable, accommodant, cdant beaucoup sur ses propres droits, mais ayant horreur des procs autant qu'il est permis et peut-tre un peu plus qu'il n'est permis43. Cette rticence user des moyens judiciaires s'explique par les rapports de gratia entretenus par les membres de l'aristocratie snatoriale. Ayant une dimension sociale dpassant de beaucoup le rapport juridique de crancier dbiteur, celle-ci se manifeste la fois comme une marque d'thique nobiliaire et comme une stratgie. En effet, tant que le dbiteur n'a pas rembours, il est dans une situation de dpendance. Le crancier, se prvalant de sa position de supriorit, peut faire valoir ses titres de crances pour tirer des bnfices autres que financiers : se concilier prcisment l'appui et l'obligeance autrui. Dans la mesure o le crancier veut perptuer cette dette morale de reconnaissance, il n'est pas exclu qu'il prfre conserver cet tat de supriorit, plutt que de demander schement son d. C'est prcisment la nuance qu'apporte Cicron dans le De ojficiis : II n'est pas seulement gnreux de cder quelquefois un peu de son droit, mais de temps en temps il est aussi avantageux de le faire44. l'inverse, le recours la procdure ruine dfinitivement le capital de gratia que le crancier a plac dans son dbiteur et brise, ipso facto, les liens personnels qui unissent les parties. Nanmoins, la possibilit pour un crancier de saisir le tribunal du prteur n'est pas totalement carte. Les moralistes romains envisagent cette possibilit en dernire extrmit, c'est--dire lorsque l'on a affaire des dbiteurs malhonntes ou rcalcitrants. Dans son discours Pour Quinctius, Cicron proclame qu'il est lgitime d'avoir recours la saisie judiciaire du patrimoine, la missio in bona*5, quand on est aux prises avec des dbiteurs fraudatores, indefensi et latitantes.

    42. Sur ces crits probatoires, voir J. Macqueron, Histoire des obligations..., op. cit., p. 252 sq. propos de la question controverse de la valeur probante du codex accepti et expensi, voir Georges Appert, Essai sur l'volution du contrat littral et sur la place qu'il a tenue chez les Romains, Revue historique de droit franais et tranger [RD], 11, 1932, pp. 619-659, qui ne croit pas la valeur probante du codex. Dans le mme sens, voir aussi Vincenzo Arangio-Ruiz, Les Tablettes d'Herculanum , Revue internationale des droits de l'Antiquit [RIDA], 1, 1948, pp. 33-42, ici p. 16. Plus rcemment, Pierre Jouanique, Le codex accepti et expensi chez Cicron , RD, XL VI, 1968, pp. 5-31, ici pp. 28-29, soutient que les codex ou tabulae peuvent avoir une valeur probante, sinon titre instrumentante, du moins titre judiciaire . Dans le mme ordre d'ides, voir G. Maselli, Argentaria. anche..., op. cit., pp. 101-102 et 105-106.

    43. Cicron, De off., IL 64. 44. Ibid., XVIII. 64. 45. La missio in bona rei servandae causa, accorde par le prteur, fut une mesure de

    contrainte avant de devenir un acte rgulier de la procdure d'excution sur les biens ou bonorum venditio. ce sujet, voir Paul Ramadier, Les effets de la missio in bona rei servandae causa, Paris, Sirey, 1911. La bonorum venditio, introduite par le jurisconsulte Publius Rutilius Rufus durant sa prture, qui se place entre 123 et 118 avant J.-C, se dcompose prcisment en deux phases bien distinctes l'une de l'autre, savoir la saisie judiciaire du patrimoine et la vente proprement dite. Sur cette voie d'excution, voir surtout Mario Talamanca, La vendita

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  • M. lOANNATOU LE CREDIT A ROME

    Un dbiteur est qualifi de fraudator lorsqu'il a l'intention de tromper ses cranciers par des alinations ou des affranchissements frauduleux. Le latitans est celui qui se cache pour se soustraire Vin jus vocatio46. D'aprs la dfinition donne par Cicron, latitare signifie prcisment se soustraire honteusement aux poursuites47. Suivant le tmoignage de Cicron, la missio est prcisment accorde rencontre de celui qui absens defensus judicio non f ue rit. Mais la missio in bona s'applique galement celui qui ne dfend pas comme il convient (uti opportet), parce que l'dit du prteur assimile ces personnes aux judicatus4S.

    Mais Cicron insiste sur le fait que, mme lorsque l'on a affaire des dbiteurs de mauvaise foi, on doit tout prix viter d'avoir recours la missio in bona qui est la mesure la plus dshonorante et la plus ignominieuse :

    Alors mme qu'ils sont ouvertement victimes de manuvres frauduleuses, les gens de bien n'en viennent cependant cette extrmit qu'avec crainte et prcaution, contraints par la ncessit, leur corps dfendant ; il faut que la partie adverse ait t dfaillante plusieurs comparutions ; il faut qu'ils aient t souvent tromps et jous. Car ils considrent tout ce qu'il y a de grave dans l'acte de faire afficher les biens de l'adversaire. Un honnte homme ne veut pas, mme quand il est dans son droit, gorger un citoyen ; il prfre que l'on se souvienne qu'il a pargn celui qu'il pouvait perdre, plutt que de perdre celui qu'il pouvait pargner49.

    La procdure en question est incompatible avec la notion mme huma- nitas50. Cela s'explique aisment si l'on se rfre aux effets de la missio in bona. En effet, celle-ci met en cause non seulement la fortune du dbiteur, mais aussi son existimatio, l'intgrit de sa rputation, et l'on sait que celle- ci revtait pour les Romains une importance presque aussi grande que la capacit de droit. Les passages du discours de Cicron Pour Quinctius, o l'auteur esquisse les effets de la missio in bona et de son corollaire, la venditio bonorum, sont cet gard rvlateurs : Celui dont les biens sont, en vertu de l'dit, remis en possession autrui, toute sa bonne renomme, toute sa rputation sont elles aussi comprises dans cet envoi en possession [...].

    all'incanto nell processo esecutivo romano , in Studi in onore de P. Frantici, Milan, Giuffr, 1956, II, pp. 237-262.

    46. Digeste [Dig.], 42. 4, 7. 1. Au sujet de Vin jus vocatio, acte introductif de l'instance, voir Henry Lvy-Bruhl, Recherches sur les actions de la loi, Paris, Sirey, 1960, p. 159, n. 5. L'auteur observe que : [...] U 'in jus vocatio n'est pas un prliminaire ncessaire de l'action en justice. Le demandeur n'y procde que si son adversaire n'est pas d'accord avec lui pour faire trancher le dbat en justice.

    47. Ibid, 42. 4, 7. 4. 48. Cicron, Pr. Quinct., XIX. 60. Pour un commentaire de ces dispositions du prteur,

    voir Otto Lenel, Das Edictum Perpetuum. Ein Versuch zu seiner Wiederherstellung, Leipzig, von B. Tauchnitz, 1927, p. 431 sq.

    49. Cicron, Pr. Quinct., XVI. 51. 50. Ibid., XVI. 51 : Telle est, l'gard des gens qui leur sont les plus trangers, voire les

    plus hostiles, la conduite que les honntes gens observent cause de l'estime publique et des devoirs communs l'humanit tout entire.

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  • LIENS DE FINANCES

    Quant celui dont les biens ont t mis en vente, [...] celui-l n'est pas seulement banni du nombre des vivants ; il est mme, s'il peut en tre ainsi, relgu plus bas que les morts51.

    Demander l'envoi en possession des biens d'un de ses pairs n'est donc pas convenable. Toutefois, il est plus infamant d'impliquer un proche, parent ou ami, ce qui a alors des consquences doublement nfastes. Celui qui fait l'objet d'une demande d'envoi en possession est mis au ban de la socit, mais celui qui la formule la lgre entache aussi son nom d'ignominie, ce qui est le propre des tre perfides et impies52. La notion humanitas prescrit ainsi au bonus vir d'pargner celui qu'il peut perdre. Ce principe s'applique non seulement aux personnes extrieures la famille, aux extranet, mais aussi aux ennemis de celle-ci53.

    Aprs cette dmonstration, une conclusion s'impose. Le devoir dicte l'homme de bien de respecter dans ses dmarches de crancier les normes tablies par la consuetudo. En faire abstraction, ne pas respecter les principes de l'quit et de la bonne foi, c'est affliger la partie adverse, mais aussi soi-mme, Y ignominia, la plus honteuse des fltrissures.

    Le dbiteur : de la ponctualit, mais surtout pas de prcipitation

    La bonne foi qui prside au rapport entre le crancier et le dbiteur dtermine galement l'attitude que celui-ci doit tenir envers celui-l. Cette attitude convenable se traduit par une obligation positive et une autre, ngative. La premire est de respondere ad tempus ou, si l'on veut, ad diem solvere ; la seconde impose au dbiteur de ne pas se hter pour rendre.

    L'obligation positive

    Le droit naturel et l'quit exigent du dbiteur de rendre ce qu'il doit54. L'obligation de restitution, relevant du registre de ljustitia et de V aequitas55 a un aspect moral et social prononc. Le crancier s'est engag sur la bonne foi de son dbiteur56. Ce dernier, ds l'engagement pris, a hypothqu son crdit, sa fides. Donc, un homme de rang, soucieux d'assurer son renom, n'a d'autre choix que se montrer respectueux de la bonne foi qui prside aux transactions prives57.

    51. Cicron, Ad. fam. XV. 49 et 50. 52. Ibid., VI. 26. 53. Ibid., XVI. 51. 54. Snque, De ben., III. XIV. 3. 55. Sur ces notions, voir Flix Senn, Les obligations naturelles. La leon de la Rome

    antique , RD, 36, 1958, pp. 59-66, ici p. 22 sq. 56. Dans le De beneficiis (IL XIV. 22), Snque invite le crancier la circonspection dans

    le choix de son dbiteur, car sa seule garantie rside dans la bonne foi de ce dernier. 57. Cicron dfinit la bonne foi que les hommes se doivent entre eux comme constante des

    choses dites et convenues ; De off., I. VIL 23 : Fundamentm autem est justitiae fides, id est dictorum conventorumque constantia et veritas .

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  • M. lOANNATOU LE CREDIT A ROME

    Dans les affaires de prt, ce respect ne peut se traduire que par le paiement scrupuleux des sommes dues. C'est, en effet, au moyen de la solutio53 que le dbiteur dgage et assure la fois son crdit. Honorer ses dettes chance, respondere ad tempus ou ad diem solvere est donc le premier principe observer59. Respecter le dlai de paiement et ne pas demander le report de l'chance est, en effet, une question de pudor et de probitas. Dans une lettre de Cicron M.Fabius Gallus, l'auteur dclare que son honneur ne lui permet pas de solliciter un dlai de paiement pour rclamer ensuite, le jour convenu, la prolongation de l'chance : Mets- toi ma place, s'il te plat : ton honneur ou le mien permet-il de solliciter d'abord un dlai de paiement, puis de rclamer un dlai suprieur un an ?60

    Pour obtenir un nouveau dlai de paiement, on pouvait recourir soit au pacte de constitut61, soit la novation de l'obligation62. Le pacte de constitut prsente nanmoins un gros inconvnient pour le dbiteur, car s'il n'excute pas son obligation le jour convenu, sa dette est augmente de moiti. Nanmoins, il est intressant de noter, pour notre propos, que Cicron ne met point l'accent sur les difficults pratiques de l'obtention d'un nouveau dlai de paiement, mais sur le fait que son honneur l'oblige tenir parole. Autrement dit, les aristocrates romains, connus pour rechercher des dbiteurs qui ad diem solvant, se proccupaient tout autant de payer leurs dettes sine mora63.

    58. Sur le sens du terme solutio, dsignant l'extinction d'une obligation et la libration conscutive du dbiteur, voir Aldo Cenderelli, Varroniana, Instituti e terminologie, giuridica nelle opere cli M. Tenrenzio Varrone, Milan, Universita de Milano/Giuffr, 1973, et aussi Claude Nicolet, Varron et la politique de Gaius Gracchus , Historici, XXVIII, 1974, pp. 276-300, ici p. 276 sq.

    59. La fixation du terme, dies, trouvait habituellement sa place dans le contrat litteris. cet gard, voir Cicron, Aclfam., VIL 23. 1 : J'ai reu une lettre d'Avianus : il m'informait trs gnreusement qu'il tablirait le titre de crance, aprs son arrive, sur son livre de compte, avec l'chance de mon choix.

    60. Ibid., VII, 23. 1. 61. propos de l'attestation du pacte de constitut dans le corpus cicronien, voir Cicron,

    Pr. Quinct., op. cit., V. 18 ; Cicron, Ad Att., op. cit., I. 17. 1. Pour un commentaire du pacte de constitut suivant les Institutes de Gaius (Gaius, Institutes [Inst], IV. 17. 1), voir Robert Villers, Rome et le droit priv, Paris, Albin Michel, 1977, pp. 431-432 et 454-455.

    62. Au sujet de la novation d'obligation, qui se ralise soit verbis, soit litteris, et de ses nombreuses applications, voir Paul Huvelin, Cours lmentaire de droit romain, Paris, Sirey, 1929, pp. 271-286.

    63. A ce sujet, voir les exemples fournis infra, pp. 1220-1221. propos du concept de mora et de son volution en droit romain, voir Roger Vigneron, Offere aut deponere. De l'origine de la procdure des offres relles la consignation, Lige, Facult de droit de Lige, 1979, pp. 52-55, qui remarque : [...] le concept mme de demeure devait tre inconnu de l'ancien droit romain. Celui-ci n'imaginait qu'un seul type d'inexcution, englobant en lui le cas de retard d'excution, et conduisant indistinctement la condamnation du dbiteur. Et la notion de mora qui prsuppose une diffrenciation entre l'inexcution et l'excution tardive s'est seulement introduite une poque o l'on commenait user d'indulgence envers le dbiteur. On situe au premier sicle avant notre re l'apparition du concept de mora dbitons, mais aussi de celui qui lui est parallle : la mora crditons.

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  • LIENS DE FINANCES

    L 'obligation ngative

    Se hter de rendre pouvait tre, du moins pour les prts entre amis, signe d'ingratitude. En effet, cette impatience peut se manifester soit avant que la dette ne soit venue chance, soit avant que le remboursement ne soit rclam. Dans ce cas, la prcipitation du dbiteur peut traduire non plus sa volont d'accomplir le lien juridique de Y obligatio, mais son dsir de rompre le lien social. Celui qui se hte de payer rejette, en effet, l'obligation de gratia. C'est prcisment cela que dit Snque : Celui qui se hte de payer se comporte comme un ingrat qui ne peut voir ici-bas personne qui il doit rendre64.

    Mais il y a plus. Se prcipiter pour payer augure d'une attitude de crancier malveillant, voire d'usurier : Pourquoi toute obligation te pse- t-elle, demande Snque, pourquoi ainsi qu'un pre usurier te htes-tu de sceller le rglement du compte ? Comment procderas-tu pour rclamer, toi qui procdes ainsi pour payer?65 ces considrations, s'ajoute une hirarchisation des obligations pcuniaires. Le decorum prescrit de favoriser le paiement de celles qui sont garanties par caution. La raison en est qu'il tait particulirement mal vu de laisser subir ses cautions la fltrissure de la mise en demeure. Les laisser payer sa place tait le comble de l'ignominie66. Cicron demandait Atticus de veiller l'acquittement jusqu'aux derniers sesterces de celles de ses dettes qui taient ainsi garanties : Si, comme je l'espre, tu viens sans tarder d'pire, je te demande de prendre d'avance les dispositions appropries pour mes dettes garanties par caution, de les liquider intgralement et de me laisser quitte67.

    La minutie propos du paiement est tout la fois un gage d'honntet, de solvabilit, de magnanimit et d'honorabilit, comme le prouvent les loges des orateurs dans les procs. Cicron loue la droiture des dbiteurs qui savent se montrer dignes de la confiance qui leur a t accorde. Citons ce propos l'exemple de C. Rabirius Postumus, qui fut poursuivi en justice pour son rle dans l'affaire d'Egypte. en croire Cicron, C. Rabirius Postumus esprait que la vente de ses biens dsintresst entirement ses cranciers : Mais le malheureux va jusqu' dsirer que, mme si vous le condamnez, la vente de ses biens dsintresse compltement tous ses cranciers. La seule chose qui le proccupe est de faire honneur ses engage-

    64. Snque, Epistulae ad Lucilium [Ep.], X. 81. 32. 65. Ip., De ben., VI. XL. 2. 66. A cet gard, il faut noter que, dans la Table d'Hracle, qui peut tre considre comme

    une sorte de codification des sanctions censoriales, laisser ses cautions payer sa place constituait un des motifs d'exclusion des honneurs municipaux (II. 116 : Prove quo datum depen- sum est erit ). Pour un commentaire de cette disposition, voir Henri Legras, La Table latine d'Hracle (La prtendue lex Iulia municipalis), Paris, Arthur Rousseau, 1907, pp. 28 et 126. Sur la Table latine d'Hracle, voir l'article de Claude Nicolet, La Table d'Hracle et les origines du cadastre romain , in L'Urbs..., op. cit., pp. 1-23.

    67. Cicron, Ad. Att., XVI. 6. 3. propos de l'observance de cette rgle en matire de paiement, voir aussi le commentaire de Pomponms sur le livre IV de Quintus Mucius Scaevola : Dig., XL VI. III. 4.

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    ments68 . cet gard, il faut nanmoins prciser que nous n'avons point affaire l'excution force des crances, mais la confiscation du patrimoine comme peine accessoire de droit pnal. En effet, C. Rabirius Postu- mus avait fait, en 54 avant J.-C, l'objet d'un judicium publicum en vertu de la lex Iulia de repetundis. S'il est bien difficile d'identifier l'action juridique intente contre lui, il est en revanche certain qu'en vertu de celle- ci il aurait t condamn la confiscation de ses biens69. Les possessions de Postumus devant tre vendues par les questeurs, suivant la procdure de la publicatio bonorum, il est fort peu probable que ses cranciers eussent obtenu satisfaction. cette fin, un crancier ne devait disposer que d'une action utile, ventuellement accorde par le prteur, rencontre de l'acheteur des biens ou bonorum sector. Cicron fait galement l'loge de P. Sittius de Nucrie, manieur d'argent, qui avait excell dans le domaine de l'entremise de crdit71. Personnage quivoque, qui fut la fois actif sur le plan financier et politique, P. Sittius avait des intrts considrables dans les provinces. Armateur et marchand de bl engag dans le commerce de gros, il fut un des cranciers les plus importants des provinces et des rois, dont Bocchus II et Bogud de Maurtanie. Ses negotia, se traduisant par des crances pour des milliers de sesterces l'tranger, taient prcisment aliments par des emprunts contracts Rome. Empruntant Rome pour prter aux provinciaux, P. Sittius jouait le rle d'une vritable banque d'investissement au profit de ses bailleurs de fonds qui se recrutaient, selon toute probabilit, au sein de l'oligarchie foncire. Largement endett par son got pour les affaires risques, il avait fait preuve, en croire Cicron, d'intgrit en mettant au-dessus de ses intrts personnels la loyaut due ses cranciers. En une priode de turbulences politiques et de difficults de crdit, P. Sittius avait prfr se dpouiller de son considrable patrimoine pour honorer ses engagements plutt que de contrevenir aux exigences de la fides : II a prfr faire vendre toutes ses proprits et se dpouiller d'un opulent patrimoine plutt que de faire attendre aucun de ses cranciers72. En dpit des affirmations de Cicron, il est pourtant plus que

    68. Cicron, Pro Robino Postumo [Pr. Rab. Post.,], XVII. 46. 69. ce sujet, voir ibid., XVII. 45. 70. En ce sens, voir l'article de Mario Talamanca, Contributi all studio dlia vendita

    all'asta nel mondo classico , Atti dlia Academia dei Lincei, S. VIII, vol. VI, fasc. II, 1954, pp. 158-175. L'auteur reprend l l'ensemble de la discussion sur les moyens de protection que le droit accordait au crancier dont le dbiteur avait t expos la confiscation du patrimoine. S 'appuyant sur le rgime que l'on appliquait l'poque classique propos de l'acqureur des bona caduca, il soutient que, depuis l'introduction de la procdure formulaire, le prteur accordait, peut-tre, une action utile en faveur mais galement encontre du sector chaque fois que la transmission des crances et des dettes tait dj prvue dans la proscriptio . Au sujet de la publicatio bonorum comme peine accessoire de droit pnal, voir Theodor Mommsen, Droit pnal, Paris, Albert Fontemoing, 1907, vol. III, pp. 358-365.

    71. Sur le personnage singulier de P. Sittius de Nucrie, popularis partisan de Catilina et csarien militant, voir Jacques Heurgon, La lettre de Cicron Sittius (Ad. fam., V. 17) , Latomus, IX, 1950, pp. 369-376, ici pp. 369-370. Au sujet de l'entremise du crdit, voir surtout J. Andreau, propos de la vie financire Pouzzoles... , art. cit., p. 4, n. 9.

    72. Cicron, Pr. Syl, XX. 58-59.

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  • LIENS DE FINANCES

    probable que cette vente n'tait pas l'expression spontane de la volont propre de P. Sittius, mais la consquence du procs que lui avaient intent ses bailleurs de fonds73. Il en va de mme des personnages d'extraction sociale modeste. Dans son discours Pour Flaccus, Cicron loue prcisment l'intgrit du Grec Hermippe. S 'tant port caution pour un de ses compatriotes, Hraclide de Temnos, il dut librer son crdit en payant de ses propres deniers les Fufii, cranciers Hraclide74.

    Faut-il voir l de simples formules oratoires, des arguments du barreau destins exalter le ct thique et symbolique de la dignitas ? Il semble que non. En effet, il y a une corrlation troite entre solvabilit, honorabilit et magnanimit. Des exemples concrets, tirs de la correspondance de Cicron, confirment l'importance que l'on attachait la prservation de ce capital symbolique, l'honneur civil. Pour n'en citer qu'un seul, rappelons qu' l't 44 avant J.-C, Cicron envisageait d'assainir son crdit par la vente de certains de ses biens. Craignant que la crise du crdit n'entrant la dfaillance de nombre de ses dbiteurs, il annonait prcisment Atticus qu'il devrait, le cas chant, au mieux contracter un emprunt, au pire procder la vente de quelque possession75. Il prfrait ainsi se dpossder de certains signes matriels de son crdit, plutt que de ce crdit lui-mme.

    Mais il y a plus. La corrlation entre solvabilit, magnanimit et honorabilit est atteste d'une manire exemplaire dans les mesures prises par Csar en 49 avant J.-C, pour pallier l'impossibilit des paiements. En vertu de la lex Iulia de pecuniis mutuis16, les cranciers taient obligs de recevoir en paiement des biens meubles ou immeubles estims selon leur valeur d'avant la guerre civile77. Fonde sur l'ide qu'un dbiteur ne peut pas conserver l'intgrit de son patrimoine au dtriment de ses cranciers78, ni

    73. En ce sens, voir G. Maselli, Argentaria..., op. cit., p. 76 et n. 94. Contrairement cette opinion, C. Nicolet, L'ordre questre..., op. cit., vol. I, p. 308, incline plutt adopter la version de Cicron : Vers 64, il est amen vendre des proprits qu'il tenait de son pre (en Campanie coup sr), pour soutenir ses negotia [...].

    74. Cicron, Pro Flacco [Pr. Flac], 42. 50. 75. lD.,Ad.Att.,XVl. 2. 1. 76. Le lecteur soucieux de la nature et de la porte de la lex Iulia de pecuniis mutuis peut

    se reporter aux articles suivants : Pia Maria Piazza, Tabulae Novae. Osservazioni sul pro- blema dei debiti nei ultimi decenni dlia Repubblica , Atti del II Seminario romanistico garde- sano, Milan, Giuffr, 1980, pp. 37-107 ; Paolo Pina Parpaglia, La lex Iulia de pecuniis mutuis e l'opposizione du Celio , Labeo, 22, 1976, pp. 30-72 ; Vincenzo Giuffr, La d Lex Iulia de, Labeo, XVIII, 1972, pp. 184-188 ; Id., A margine di tre scritti recenti , Labeo, XXVII, 1981, pp. 250-259, ici pp. 256-257 ; A. Magdelain, La loi Ptelia Papi- ria... , art. cit., pp. 707-711 ; et, plus rcemment encore, Pierre Cordier, M. Caelius Rufus, le prteur rcalcitrant, Mlanges de l'cole franaise de Rome, 106-2, 1994, pp. 533-577. Sur la prtendue clause d'insolvabilit (bonam copiam jurare) que, selon la quasi-unanimit des auteurs, contiendrait la lex Julia de pecuniis mutuis, voir nos remarques critiques : M. Ioan- natou, Affaires d'argent..., thse cite, vol. II, pp. 517-519.

    77. Sutone, Julius, XLII. 3 : l'gard des dettes, dissipant ces esprances d'abolition que l'on rveillait souvent, il dcida, pour en finir, que les dbiteurs s'acquitteraient envers leurs cranciers en estimant leurs proprits au prix que chacune d'elles avait cot avant la guerre civile.

    78. Oesar, De hello civili [De bel. civ.,], III. XX.

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    s'en dpossder entirement du fait de la cupidit de ces derniers79, cette procdure offrait la possibilit d'une faillite honorable et profitait surtout aux dbiteurs riches en terres. De l'aveu mme de Csar, ces mesures servaient prserver V existimatio et, par l mme, l'avenir politique de ceux qui acceptaient de s'acquitter moyennant Y aestimatio des biens cder80. l'inverse, ne pas honorer ses engagements en allguant un manque de ressources, en voquant le malheur des temps ou le sien propre, ne pas vouloir sacrifier ses intrts fonciers taient considrs comme l'indice infaillible d'un animus mediocris. Or celui-ci s'oppose la magnanimitas*1, caractristique par excellence de l'homme d'tat82, dont on attend la droiture de la conscience et de l'action. Le moindre soupon d'insolvabilit tait par consquent inconciliable avec la dignitas senatorial.

    Cette incompatibilit est, en effet, due l'opprobre moral qui s'attache au manque de sincrit dans l'excution des conventions. Opprobre qu'exprime, l'poque rpublicaine, le concept moral et social de l'infamie qui sanctionne tout manquement la fides, avant mme qu'elle ne soit judiciairement atteste84. Dsignant la perte de l'honneur civil, l'infamie se traduit en une diminutio existimationis ou en une laesa existimatio. Cette atteinte publique Y existimatio de l'individu se traduit par un vritable

    79. ce sujet, le lecteur peut se reporter au tmoignage de Dion Cassius, relatif l'attitude des prteurs d'argent lors des priodes de crises de crdit (Dion Cassius, Histoire romaine) : D'une part, les dbiteurs abandonnaient les biens hypothqus, et, de l'autre, les cranciers exigeaient leur capital en argent.

    80. C/ESAR, De bel. civ., III. 1. 81. La magnanimitas ou magnitude animi, valeur cardinale dans le monde thico-politique

    cicronien, est mentionne pour la premire fois en 64 avant J.-C. dans le discours de Cicron Pour Murena (XXXVIII. 60). Sur cette notion, voir surtout Cicron, De off., I. 17 ; 24-26 ; 62 ; 64-65. Pour une lecture de la magnanimitas dans la pense cicronienne, voir G. Lotito, Modelli etici e base... , art. cit., pp. 103-111. L'auteur met en parallle le dveloppement de cette notion avec l'expansion imprialiste de Rome et le rle protagoniste en ce domaine de l'lite snatoriale.

    82. Cicron, Paradoxa Stoicorum [Par. St.], IL 1. 16. 83. Ip., Ad. Att., XII. 51. 3 : [...] Rester endett ne serait pas digne de moi [...]. 84. ce sujet, voir les deux ouvrages fondamentaux de Abel Hendy Jones Greenidge,

    Infamia. Its Place in Roman Public and Private Law, Oxford, Clarendon Press, 1894, et Lon Pommeray, tudes sur l'infamie en droit, romain, Paris, 1937. Sur le concept de l'infamie, voir galement Michle Ducos, La crainte de l'infamie et l'obissance la loi. (Cic, De Rep., V. 4. 5) , Revue d'tudes latines [RL], LVII, 1979, pp. 145-165. Sur l'absence d'un concept juridique unitaire de l'infamie, voir Settimio Di Salvo, La lex Laetoria, minore et e crisi sociale fra il ni" e il if sec. a. C, Naples, Jovene, 1979, p. 205, n. 344. Au sujet de l'infamie en tant que sanction juridico-sociale de la bonorum venditio, voir L. Peppe, Studi sull ' esecuzione personle, op. cit., pp. 102-105. Sur la distinction de l'infamie de Yignominia, savoir la fltrissure inflige l'individu par la nota censoria , voir Michel Humbert, Hispala Faecenia et l'endogamie des affranchis , Index, 15, 1987, pp. 131-157, ici pp. 135 et 145. propos de l'usage des dbiteurs qui, prsumant qu'ils allaient mourir insolvables, instituaient hritier un de leurs esclaves, de sorte que le dshonneur de la vente force de leurs biens rejaillisse sur l'hritier plutt que sur eux-mmes, voir Antonio Guarino, II beneficium del hres necessa- rius , Studia e Documenta Historiae et Iuris [SDHI], I, 1944, pp. 240-265. David Daube, Roman Law. Linguistic, Social and Philosophical Aspects, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1969, pp. 93-94, et Georges Fabre, Recherches sur les rapports patron-affranchi Rome la fin de la Rpublique romaine, Rome, cole franaise de Rome, 1981, pp. 276-278.

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  • LIENS DE FINANCES

    ostracisme social. Dans son discours Pour Roscius le Comdien, Cicron fait dcouler l'insolvabilit de la perfidia, elle-mme associe fraus et la malitia85. Celui qui enfreint la foi promise rompt le lien de la fides sur lequel repose la societas vitae*6. On commet ainsi un sacrilge, car on transgresse tout la fois les lois humaine et divine. Mise en parallle avec egestas et Yimprobitas, l'insolvabilit nuit ainsi gravement la fama et Yexistimatio, les biens les plus sacrs dont dpend l'honneur civil de l'individu87. Assimile anciennement un dlit88, elle continue, tout au long de la Rpublique, d'tre l'indice infaillible de la prdisposition au crime envers autrui, voire encontre de la patrie. La dloyaut d'un snateur l'gard de ses cranciers signifie ainsi qu'il droge sa dignitas, en ce sens qu'il dvalue de son propre fait son capital de confiance89. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'insolvabilit devint, la fin de la Rpublique, un sujet de prdilection des invectives politiques. Partant du principe que l'aptitude d'un homme aux honneurs dpendait de sa capacit grer son patrimoine, on en venait facilement prsumer qu'un candidat endett ne brigut les honneurs que pour pallier sa dtresse financire. titre d'exemple, citons les protestations virulentes, en 55 avant J.-C, de P. Clodius Pulcher contre la candidature de T. Annius Milon au consulat. Il faisait prcisment remarquer qu'un candidat aussi endett que Milon considrerait la Rpublique comme un bien lui appartenant en propre90.

    C'est, nous semble-t-il, dans ce contexte de rprobation morale de l'insolvabilit qu'il faut situer et apprcier les tmoignages de Cicron relatifs la ponctualit du rglement de ses obligations pcuniaires. La correspondance de Cicron atteste son empressement rgler ses dettes et sauvegarder ainsi sa renomme, comme en tmoignent les exhortations les plus marquantes l'adresse de son ami Atticus. En janvier 48, il informe ce dernier de l'existence d'un compte en cistophores qu'il possde en Asie, et lui demande de l'affecter au paiement de ses dettes pour assurer son

    85. Cicron, Pro Q. Roscio comdo [Pr. Q. Rosc.^ com.], VIII, 23. Sur le sens du terme fraus, voir les remarques de G. Freybourger, Fides. tude smantique..., op. cit., p. 87 : [...] fraus dsignerait exactement la rupture d'un certain ordre, d'une certaine norme de comportement, d'une catgorie sacre, dont l'expression positive se trouverait tre fides .

    86. Cicron, Pr. Q. Rose, com., VI. 16 : II y a une gale perfidie et un crime gal enfreindre la foi promise, qui est le lien de la vie sociale.

    87. propos de l'importance que les Romains de l'poque de Cicron accordaient ces deux notions, indissociables de l'honneur civil, citons, titre d'exemple, Cicron, Ad. Att., XIII. 20. 4, o Cicron s'exclame que de fama nihil melius, et aussi, Id., Pr. Q. Rose, com., V. 15 : [...] l'estime publique comme le bien le plus sacr . Sur les notions de fama et d'existimatio, voir Z. Yavetz, Existimatio, Fama... , art. cit., pp. 35-65. Sur la notion de fama qui dsigne le prestige social de l'individu, voir plus particulirement G. Freybourger, Fides. tude smantique..., op. cit., pp. 15, 47-48, 185 et 280. Sur la notion existimatio qui, de pair avec dignitas, dsigne l'honneur civil, voir A. H. Jones Greenidge, Infamia..., op. cit., p. 1 sq.

    88. En ce sens, voir C. Appleton, Contribution l'histoire... , art. cit., pp. 469, 480-482. 89. Cicron, Les Catilinaires, II. 10 et 11. 18. 90. ce sujet, voir Scholia Bobiensia, De are alieno Milonis argumentarum, P. Hildebrandt

    (d.), Lipsiae, 1907.

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  • M. lOANNATOU LE CREDIT A ROME

    crdit91. Considrant que sa salus mme tait enjeu, il exprimait subsidiaire - ment l'espoir que son ami, fidle au devoir, y affecterait mme ses biens propres, plutt que de le laisser succomber sous le poids de ses dettes : Je te demande donc avec insistance de me prendre sous ton entire protection de sorte que, si les gens avec qui je me trouve s'en sortent sains et saufs, je puisse m'en tirer sans dommage et attribuer ton dvouement le bnfice de mon salut92. Quatre ans plus tard, Cicron reconnaissait que la dfaillance des dbiteurs au jour de l'chance tait un phnomne frquent. Toutefois, il prcisait Atticus qu'il ne faudrait pas laisser un incident de ce type nuire sa renomme. La dfendre tait au contraire une priorit absolue93. Ainsi, quelques jours plus tard, il pria Atticus d'une manire pathtique : Au nom des dieux, assure le paiement de mes dettes, libre-m'en94.

    L'ensemble de ces tmoignages impose la constatation suivante : un homme de bien n'prouve aucune honte emprunter. La liberalitas implique au contraire que l'on recoure au crdit. On peut mme affirmer que l'on emprunte pour montrer que l'on est capable de rendre. Celui qui emprunte fait ainsi preuve honestas et de probitas. Ne pas emprunter, c'est droger aux normes de la vie aristocratique. Ne pas rendre, c'est entamer de son propre fait son capital de crdit, car l'insolvabilit est incompatible avec la dignitas senatoria. En effet, la bonne foi qui prside aux transactions prives dicte l'accomplissement des obligations. En cette matire, les gens du monde doivent observer un vritable code de l'honneur. Fond sur la coutume des anctres, il dtermine la manire de rclamer son d, ainsi que celle d'honorer ses engagements. L'observance de ce code a une importance gale celle du droit strict. Aussi un crancier agissant en homme de bien doit-il composer un quilibre entre ses intrts financiers et le respect des normes sociales qui commandent le recours au tribunal en dernier ressort. De mme, un dbiteur doit se montrer loyal, mais point empress. Enfreindre le code de l'honneur des paiements serait transgresser les rgles de l'quit et de la bonne foi, ce qui aurait par consquent un effet doublement nfaste : dvaluer son capital de confiance et briser le lien social.

    Marina Ioannatou Universit de Bourgogne

    91. Cicron, Ad. Att., XL 1. 2. 92. Ibid., XI. 1. 2. Sur le sens du terme salus, trs souvent associ dignitas, voir J. Helle-

    gouarch, Le vocabulaire latin..., op. cit., p. 412, qui remarque : [...] les deux mots sont [...] frquemment associs de telle faon que l'un des deux parat renchrir sur l'autre ; l'on peut galement considrer qu'ils constituent parfois un bloc, une expression de caractre global qui marque de faon plus nergique, plus pathtique aussi, la situation du personnage dont la position politique est menace. [...] Cet emploi du mot salus est propre surtout Cicron, car il est le fait de ceux qui, par suite d'une poursuite judiciaire, se trouvent menacs de la perte de leurs droits civiques.

    93. Cicron, Ad. Att., XVI. 2. 2. 94. Ibid., XVI. 6. 3.

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    InformationsAutres contributions de Marina IoannatouCet article cite :Michael H. Crawford. Le problme des liquidits dans l'Antiquit classique, Annales. conomies, Socits, Civilisations, 1971, vol. 26, n 6, pp. 1228-1233.Pagination120112021203120412051206120712081209121012111212121312141215121612171218121912201221PlanUn bonus vir a horreur des tribunauxUn homme de bien a horreur des tribunaux dans son intrt propre Le crancier a horreur des tribunaux dans l'intrt de son dbiteur Le dbiteur : de la ponctualit, mais surtout pas de prcipitation L'obligation positive L 'obligation ngative