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Étienne Bonnot de CONDILLAC (1715-1780) Philosophe français Abbé de Mureau TRAITÉ DES SENSATIONS AUGEMENTÉ DE L’EXTRAIT RAISONNÉ Librairie Arthème Fayard, Paris, 1984. Corpus des œuvres de philosophie en langue française Un document produit en version numérique par Jean-Marc Simonet, bénévole, Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web : http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

CONDILLAC Traite Des Sensations

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CONDILLAC Traite Des Sensations

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  • tienne Bonnot de CONDILLAC

    (1715-1780)

    Philosophe franais Abb de Mureau

    TRAIT DES SENSATIONS

    AUGEMENT DE LEXTRAIT RAISONN

    Librairie Arthme Fayard, Paris, 1984. Corpus des uvres de philosophie en langue franaise

    Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole, Courriel : [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web : http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

    http://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Condillac 2 Trait des sensations

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, ancien pro-fesseur des Universits, bnvole. Courriel : [email protected]

    partir du livre (fac simile de la Bibliothque nationale de France) :

    tienne Bonnot de Condillac

    Philosophe franais (1715-1780)

    Trait des sensations

    Tir des uvres de Condillac, revues, corriges par lauteur,

    Ch. Houel, Imprimeur, Paris, 1798.

    Corpus des uvres de philosophie en langue franaise.

    Librairie Arthme Fayard, Paris, 1984.

    Polices de caractres utilises : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 15 septembre 2010 Chicoutimi, Ville de Sague-nay, province de Qubec, Canada

  • Condillac 3 Trait des sensations

    TIENNE BONNOT DE CONDILLAC

    1715-1780

    TRAIT DES SENSATIONS

    AUGMENT DE LEXTRAIT RAISONN DU TRAIT DES SENSATIONS

    Texte revu et corrig par lauteur, conforme ldition posthume de 1798

  • Condillac 4 Trait des sensations

    Table des matires

    Avis important au lecteur

    Dessein de cet ouvrage

    PREMIRE PARTIE

    Des sens qui, par eux-mmes ne jugent pas des objets extrieurs.

    Chapitre premier. Des premires connaissances dun homme born au sens de lodorat.

    Chapitre II. Des oprations de lentendement dans un homme born au sens de lodorat, et comment les diffrents degrs de plaisir et de peine sont le principe de ces oprations.

    Chapitre III. Des dsirs, des passions, de lamour, de la haine, de lesprance, de la crainte et de la volont dans un homme born au sens de lodorat.

    Chapitre IV. Des ides dun homme born au sens de lodorat.

    Chapitre V. Du sommeil et des songes dun homme born lodorat.

    Chapitre VI. Du moi, ou de la personnalit dun homme born lodorat.

    Chapitre VII. Conclusion des chapitres prcdents.

    Chapitre VIII. Dun homme born au sens de loue.

    Chapitre IX. De lodorat et de loue runis.

    Chapitre X. Du got seul, et du got joint lodorat et loue.

    Chapitre XI. Dun homme born au sens de la vue.

    Chapitre XII. De la vue avec lodorat, loue et le got.

  • Condillac 5 Trait des sensations

    SECONDE PARTIE

    Du toucher, ou du seul sens qui juge par lui-mme des objets extrieurs.

    Chapitre premier. Du moindre degr de sentiment, o lon peut rduire

    un homme born au sens du toucher.

    Chapitre II. Cet homme, born au moindre degr de sentiment, na au-cune ide dtendue, ni de mouvement.

    Chapitre III. Des sensations quon attribue au toucher et qui ne donnent cependant aucune ide dtendue.

    Chapitre IV. Considrations prliminaires la solution de la question : Comment nous passons de nos sensations ma connaissance des corps.

    Chapitre V. Comment un homme born au toucher dcouvre son corps et apprend quil y a quelque chose hors de lui.

    Chapitre VI. Du plaisir, de la douleur, des besoins, et des dsirs dans un homme born au sens du toucher.

    Chapitre VII. De la manire dont un homme born au sens du toucher, commence dcouvrir lespace.

    Chapitre VIII. Des ides que peut acqurir un homme born au sens du toucher.

    Chapitre IX. Observations propres faciliter lintelligence de ce qui se-ra dit en traitant de la vue.

    Chapitre X. Du repos, du sommeil, et du rveil dans un homme born au sens du toucher.

    Chapitre XI. De la mmoire, de limagination et des songes dans un homme born au sens du toucher.

    Chapitre XII. Du principal organe du toucher.

  • Condillac 6 Trait des sensations

    TROISIME PARTIE.

    Comment le toucher apprend aux autres sens juger des objets extrieurs.

    Chapitre premier. Du toucher avec lodorat.

    Chapitre II. De loue, de lodorat et du tact runis.

    Chapitre III. Comment lil apprend voir la distance, la situation, la figure, la grandeur et le mouvement des corps.

    Chapitre IV. Pourquoi on est port attribuer la vue des ides quon ne doit quau toucher. Par quelle suite de rflexions on est parvenu dtruire ce prjug.

    Chapitre V. Dun aveugle-n, qui les cataractes ont t abaisses.

    Chapitre VI. Comment on pourrait observer un aveugle-n, qui on abaisserait les cataractes.

    Chapitre VII. De lide que la vue jointe au toucher donne de la dure.

    Chapitre VIII. Comment la vue, ajoute au toucher, donne quelque connaissance de la dure du sommeil, et apprend distinguer ltat de songe de ltat de veille.

    Chapitre IX. De la chane des connaissances, des abstractions et des dsirs, lorsque la vue est ajoute au toucher, loue et lodorat.

    Chapitre X. Du got runi au toucher.

    Chapitre XI. Observations gnrales sur la runion des cinq sens.

    QUATRIME PARTIE

    Des besoins, de lindustrie et des ides dun homme isol qui jouit de tous ses sens.

    Chapitre premier. Comment cet homme apprend satisfaire ses be-

    soins avec choix.

    Chapitre II. De ltat dun homme abandonn lui-mme, et comment les accidents auxquels il est expos, contribuent son instruction.

  • Condillac 7 Trait des sensations

    Chapitre III. Des jugements quun homme abandonn lui-mme peut porter de la bont et de la beaut des choses.

    Chapitre IV. Des jugements quun homme abandonn lui-mme peut porter des objets dont il dpend.

    Chapitre V. De lincertitude des jugements que nous portons sur lexistence des qualits sensibles.

    Chapitre VI. Considrations sur les ides abstraites et gnrales, que peut acqurir un homme qui vit hors de toute socit.

    Chapitre VII. Dun homme trouv dans les forts de Lithuanie.

    Chapitre VIII. Dun homme qui se souviendrait davoir reu successi-vement lusage de ses sens.

    Chapitre IX. Conclusion.

    Dissertation sur la libert.

    Rponse un reproche.

    EXTRAIT RAISONN

    du Trait des sensations.

    Introduction

    Prcis de la premire partie

    Prcis de la seconde partie

    Prcis de la troisime partie

    Prcis de la quatrime partie

  • Condillac 8 Trait des sensations

    Avertissement propos de cette dition lectronique :

    Pour faciliter la lecture, et sans rien changer dautre, nous nous sommes contents de moderniser lorthographe et la typographie.

    Dans le cas particulier des noms propres, nous avons adopt lorthographe ac-tuelle, pour permettre au lecteur deffectuer les recherches quil souhaite sur les personnes en question. Par exemple : Malebranche au lieu de Mallebranche, Mo-lyneux pour Molineux ou Barclay pour Barclai.

  • Condillac 9 Trait des sensations

    Table des matires

    Avis important au lecteur

    Jai oubli de prvenir sur une chose que jaurais d dire, et peut-tre rpter dans plusieurs endroits de cet ouvrage ; mais je compte que laveu de cet oubli vaudra des rptitions, sans en avoir linconvnient. Javertis donc quil est trs important de se mettre exactement la place de la statue que nous allons observer. Il faut commencer dexister avec elle, navoir quun seul sens, quand elle nen a quun ; nacqurir que les ides quelle acquiert, ne contracter que les habitudes quelle contracte : en un mot, il faut ntre que ce quelle est. Elle ne jugera des choses comme nous, que quand elle au-ra tous nos sens et toute notre exprience ; et nous ne jugerons comme elle, que quand nous nous supposerons privs de tout ce qui lui man-que. Je crois que les lecteurs, qui se mettront exactement sa place, nauront pas de peine entendre cet ouvrage ; les autres mopposeront des difficults sans nombre.

    On ne comprend point encore ce que cest que la statue que je me propose dobserver ; et cet avertissement paratra sans doute dplac : mais ce sera une raison de plus pour le remarquer, et pour sen souve-nir.

    Table des matires

  • Condillac 10 Trait des sensations

    Table des matires

    Dessein de cet ouvrage

    Nous ne saurions nous rappeler lignorance, dans laquelle nous sommes ns : cest un tat qui ne laisse point de traces aprs lui. Nous ne nous souvenons davoir ignor, que ce que nous nous souvenons davoir appris ; et pour remarquer ce que nous apprenons, il faut dj savoir quelque chose : il faut stre senti avec quelques ides, pour observer quon se sent avec des ides quon navait pas. Cette mmoi-re rflchie, qui nous rend aujourdhui si sensible le passage dune connaissance une autre, ne saurait donc remonter jusquaux premi-res : elle les suppose au contraire, et cest l lorigine de ce penchant que nous avons les croire nes avec nous. Dire que nous avons ap-pris voir, entendre, goter, sentir, toucher, parat le paradoxe le plus trange. Il semble que la nature nous a donn lentier usage de nos sens, linstant mme quelle les a forms ; et que nous nous en sommes toujours servis sans tude, parce quaujourdhui nous ne sommes plus obligs de les tudier.

    Jtais dans ces prjugs, lorsque je publiai mon Essai sur lorigine des connaissances humaines. Je navais pu en tre retir par les rai-sonnements de Locke sur un aveugle-n, qui on donnerait le sens de la vue ; et je soutins contre ce philosophe, que lil juge naturelle-ment des figures, des grandeurs, des situations et des distances.

    Vous savez, Madame, qui je dois les lumires, qui ont enfin dis-sip mes prjugs : vous savez la part qua eu cet ouvrage une per-sonne qui vous tait si chre, et qui tait si digne de votre estime et de votre amiti 1. Cest sa mmoire que je le consacre, et je madresse vous, pour jouir tout--la-fois et du plaisir de parler delle, et du cha- 1 Cest elle qui ma conseill lpigraphe Ut potero, explicabo, etc.

  • Condillac 11 Trait des sensations

    grin de la regretter. Puisse ce monument perptuer le souvenir de vo-tre amiti mutuelle, et de lhonneur que jaurai eu davoir part lestime de lune et de lautre !

    Mais pourrais-je ne pas mattendre ce succs, quand je songe combien ce trait est elle ? Les vues les plus exactes et les plus fines quil renferme, sont dues la justesse de son esprit et la vivacit de son imagination ; qualits quelle runissait dans un point, o elles paraissent presque incompatibles. Elle sentit la ncessit de considrer sparment nos sens, de distinguer avec prcision les ides que nous devons chacun deux, et dobserver avec quels progrs ils sinstruisent, et comment ils se prtent des secours mutuels.

    Pour remplir cet objet, nous imaginmes une statue organise int-rieurement comme nous, et anime dun esprit priv de toute espce dides. Nous supposmes encore que lextrieur tout de marbre ne lui permettait lusage daucun de ses sens, et nous nous rservmes la li-bert de les ouvrir notre choix aux diffrentes impressions dont ils sont susceptibles.

    Nous crmes devoir commencer par lodorat, parce que cest de tous les sens celui qui parat contribuer le moins aux connaissances de lesprit humain. Les autres furent ensuite lobjet de nos recherches, et aprs les avoir considrs sparment et ensemble, nous vmes la sta-tue devenir un animal capable de veiller sa conservation.

    Le principe qui dtermine le dveloppement de ses facults, est simple ; les sensations mmes le renferment : car toutes tant nces-sairement agrables ou dsagrables, la statue est intresse jouir des unes et se drober aux autres. Or, on se convaincra que cet int-rt suffit pour donner lieu aux oprations de lentendement et de la volont. Le jugement, la rflexion, les dsirs, les passions, etc. Ne sont que la sensation mme qui se transforme diffremment 2. Cest 2 Mais, dira-t-on, les btes ont des sensations, et cependant leur me nest pas

    capable des mmes facults que celle de lhomme. Cela est vrai, et la lecture de cet ouvrage en rendra la raison sensible. Lorgane du tact est en elles moins parfait ; et par consquent il ne saurait tre pour elles la cause occasionnelle de toutes les oprations qui se remarquent en nous. Je dis la cause occasion-nelle, parce que les sensations sont les modifications propres de lme, et que les organes nen peuvent tre que loccasion. De l le philosophe doit conclu-re, conformment ce que la foi enseigne, que lme des btes est dun ordre

  • Condillac 12 Trait des sensations

    pourquoi il nous a paru inutile de supposer que lme tient immdia-tement de la nature toutes les facults dont elle est doue. La nature nous donne des organes, pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons rechercher, et par la douleur de ce que nous avons fuir. Mais elle sarrte l ; et elle laisse lexprience le soin de nous faire contracter des habitudes, et dachever louvrage quelle a commenc.

    Cet objet est neuf, et il montre toute la simplicit des voies de lauteur de la nature. Peut-on ne pas admirer, quil nait fallu que ren-dre lhomme sensible au plaisir et la douleur, pour faire natre en lui des ides, des dsirs, des habitudes et des talents de toute espce ?

    Il y a sans doute bien des difficults surmonter, pour dvelopper tout ce systme ; et jai souvent prouv combien une pareille entre-prise tait au-dessus de mes forces. Mademoiselle FERRAND ma clai-r sur les principes, sur le plan et sur les moindres dtails ; et jen dois tre dautant plus reconnaissant, que son projet ntait ni de minstruire, ni de faire un livre. Elle ne sapercevait pas quelle deve-nait auteur, et elle navait dautre dessein que de sentretenir avec moi des choses auxquelles je prenais quelque intrt. Aussi ne se prve-nait-elle jamais pour ses sentiments ; et si je les ai presque toujours prfrs ceux que javais dabord, jai eu le plaisir de ne me rendre qu la lumire. Je lestimais trop, pour les adopter par tout autre mo-tif ; et elle-mme, elle en et t offense. Cependant il marrivait si souvent de reconnatre la supriorit de ses vues, que mon aveu ne pouvait viter dtre souponn de trop de complaisance. Elle men faisait quelquefois des reproches ; elle craignait, disait-elle, de gter mon ouvrage ; et examinant avec scrupule les opinions que jabandonnais, elle et voulu se convaincre, que ses critiques ntaient pas fondes.

    Si elle avait pris elle-mme la plume, cet ouvrage prouverait mieux quels taient ses talents. Mais elle avait une dlicatesse, qui ne lui permettait seulement pas dy penser. Contraint dy applaudir, quand je considrais les motifs qui en taient le principe ; je len blmais aussi

    essentiellement diffrent de celle de lhomme. Car serait-il de la sagesse de Dieu quun esprit capable de slever des connaissances de toute espce, de dcouvrir ses devoirs, de mriter et de dmriter, ft assujetti un corps qui noccasionnerait en lui que les facults ncessaires la conservation de lanimal ?

  • Condillac 13 Trait des sensations

    parce que je voyais dans ses conseils ce quelle aurait pu faire elle-mme. Ce trait nest donc malheureusement que le rsultat des conversations que jai eues avec elle, et je crains bien de navoir pas toujours su prsenter ses penses dans leur vrai jour. Il est fcheux quelle nait pas pu mclairer jusquau moment de limpression ; je regrette surtout quil y ait deux ou trois questions, sur lesquelles nous nayons pas t entirement daccord.

    La justice que je rends Mademoiselle FERRAND, je noserais la lui rendre, si elle vivait encore. Uniquement jalouse de la gloire de ses amis, et regardant comme eux tout ce qui pouvait en elle y contri-buer ; elle naurait point reconnu la part quelle a cet ouvrage, elle maurait dfendu den faire laveu, et je lui aurais obi. Mais au-jourdhui dois-je me refuser au plaisir de lui rendre cette justice ? Cest tout ce qui me reste dans la perte que jai faite dun conseil sage, dun critique clair, dun ami sr.

    Vous le partagerez avec moi, ce plaisir, madame, vous qui la re-gretterez toute votre vie ; et cest aussi avec vous que jaime parler delle. Toutes deux galement estimables, vous aviez ce discernement qui dmle tout le prix dun objet aimable, et sans lequel on ne sait point aimer. Vous connaissiez la raison, la vrit et le courage qui vous formaient lune pour lautre. Ces qualits serraient les nuds de votre amiti, et vous trouviez toujours dans votre commerce cet en-jouement, qui est le caractre des mes vertueuses et sensibles.

    Ce bonheur devait donc finir ; et dans ces moments qui devaient en tre le terme, il fallait quil ne restt dautre consolation votre amie, que de navoir point vous survivre. Je lai vue se croire en cela fort heureuse. Ctait assez pour elle de vivre dans votre mmoire. Elle aimait soccuper de cette ide ; mais elle et voulu en carter limage de votre douleur. Entretenez-vous quelquefois de moi avec Madame De Vass, me disait-elle, et que ce soit avec une sorte de plaisir. Elle savait quen effet la douleur nest pas la seule marque des regrets ; et quen pareil cas, plus on trouve de plaisir penser un ami, plus on sent vivement la perte quon a faite.

    Que je suis flatt, madame, quelle mait jug digne de partager avec vous cette douleur et ce plaisir ! Que je le suis de lhonneur que vous me faites de porter le mme jugement ! Pouviez-vous lune et

  • Condillac 14 Trait des sensations

    lautre me donner une plus grande preuve de votre estime et de votre amiti ?

    Table des matires

  • Condillac 15 Trait des sensations

    PREMIRE PARTIE

    Des sens qui, par eux-mmes

    ne jugent pas des objets extrieurs

    Table des matires

    Chapitre premier

    Des premires connaissances dun homme

    born au sens de lodorat

    La statue borne lodorat, ne peut connatre que des odeurs.

    Les connaissances de notre statue, borne au sens de lodorat, ne peuvent stendre qu des odeurs. Elle ne peut pas plus avoir les ides dtendue, de figure, ni de rien qui soit hors delle, ou hors de ses sensations, que celles de couleur, de son, de saveur.

    Elle nest par rapport elle, que les odeurs quelle sent.

    Si nous lui prsentons une rose, elle sera par rapport nous, une statue qui sent une rose ; mais par rapport elle, elle ne sera que lodeur mme de cette fleur.

    Elle sera donc odeur de rose, dillet, de jasmin, de violette, sui-vant les objets qui agiront sur son organe. En un mot, les odeurs ne sont son gard que ses propres modifications ou manires dtre ; et

  • Condillac 16 Trait des sensations

    elle ne saurait se croire autre chose, puisque ce sont les seules sensa-tions dont elle est susceptible.

    Elle na aucune ide de la matire.

    Que les philosophes qui il parat si vident que tout est matriel, se mettent pour un moment sa place ; et quils imaginent comment ils pourraient souponner quil existe quelque chose, qui ressemble ce que nous appelons matire.

    On ne peut pas tre plus born dans ses connaissances.

    On peut donc dj se convaincre quil suffirait daugmenter ou de diminuer le nombre des sens, pour nous faire porter des jugements tout diffrents de ceux, qui nous sont aujourdhui si naturels, et notre statue borne lodorat, peut nous donner une ide de la classe des tres, dont les connaissances sont le moins tendues.

    Table des matires

  • Condillac 17 Trait des sensations

    Table des matires

    Chapitre II

    Des oprations de lentendement dans un homme born

    au sens de lodorat, et comment les diffrents degrs de plaisir et de peine sont le principe de ces oprations

    La statue est capable dattention.

    A la premire odeur, la capacit de sentir de notre statue est toute entire limpression qui se fait sur son organe. Voil ce que jappelle attention.

    De jouissance et de souffrance.

    Ds cet instant elle commence jouir ou souffrir : car si la capa-cit de sentir est toute entire une odeur agrable, cest jouissance ; et si elle est toute entire une odeur dsagrable, cest souffrance.

    Mais sans pouvoir former des dsirs.

    Mais notre statue na encore aucune ide des diffrents change-ments quelle pourra essuyer. Elle est donc bien, sans souhaiter dtre mieux ; ou mal, sans souhaiter dtre bien. La souffrance ne peut pas plus lui faire dsirer un bien quelle ne connat pas, que la jouissance lui faire craindre un mal quelle ne connat pas davantage. Par cons-quent, quelque dsagrable que soit la premire sensation, le ft-elle au point de blesser lorgane et dtre une douleur violente, elle ne sau-rait donner lieu au dsir.

    Si la souffrance est en nous toujours accompagne du dsir de ne pas souffrir, il ne peut pas en tre de mme de cette statue. La douleur est avant le dsir dun tat diffrent, et elle noccasionne en nous ce dsir, que parce que cet tat nous est dj connu. Lhabitude que nous avons contracte de la regarder comme une chose, sans laquelle nous

  • Condillac 18 Trait des sensations

    avons t, et sans laquelle nous pouvons tre encore, fait que nous ne pouvons plus souffrir, quaussitt nous ne dsirions de ne pas souffrir, et ce dsir est insparable dun tat douloureux.

    Mais la statue qui, au premier instant, ne se sent que par la douleur mme quelle prouve, ignore si elle peut cesser dtre, pour devenir autre chose, ou pour ntre point du tout. Elle na encore aucune ide de changement, de succession, ni de dure. Elle existe donc sans pou-voir former des dsirs.

    Plaisir et douleur, principes de ses oprations.

    Lorsquelle aura remarqu quelle peut cesser dtre ce quelle est, pour redevenir ce quelle a t, nous verrons ses dsirs natre dun tat de douleur, quelle comparera un tat de plaisir que la mmoire lui rappellera. Cest par cet artifice que le plaisir et la douleur sont lunique principe, qui, dterminant toutes les oprations de son me, doit llever par degrs toutes les connaissances, dont elle est capa-ble ; et pour dmler les progrs quelle pourra faire, il suffira dobserver les plaisirs quelle aura dsirer, les peines quelle aura craindre, et linfluence des uns et des autres suivant les circonstances.

    Combien elle serait borne, si elle tait sans mmoire.

    Sil ne lui restait aucun souvenir de ses modifications, chaque fois elle croirait sentir pour la premire : des annes entires vien-draient se perdre dans chaque moment prsent. Bornant donc toujours son attention une seule manire dtre, jamais elle nen comparerait deux ensemble, jamais elle ne jugerait de leurs rapports : elle jouirait ou souffrirait, sans avoir encore ni dsir ni crainte.

    Naissance de la mmoire.

    Mais lodeur quelle sent, ne lui chappe pas entirement, aussitt que le corps odorifrant cesse dagir sur son organe. Lattention quelle lui a donne, la retient encore ; et il en reste une impression plus ou moins forte, suivant que lattention a t elle-mme plus ou moins vive. Voil la mmoire.

  • Condillac 19 Trait des sensations

    Partage de la capacit de sentir entre lodorat et la mmoire.

    Lorsque notre statue est une nouvelle odeur, elle a donc encore prsente celle quelle a t le moment prcdent. Sa capacit de sentir se partage entre la mmoire et lodorat ; et la premire de ces facults est attentive la sensation passe, tandis que la seconde est attentive la sensation prsente.

    La mmoire nest donc quune manire de sentir.

    Il y a donc en elle deux manires de sentir, qui ne diffrent, que parce que lune se rapporte une sensation actuelle, et lautre une sensation qui nest plus ; mais dont limpression dure encore. Ignorant quil y a des objets qui agissent sur elle, ignorant mme quelle a un organe ; elle ne distingue ordinairement le souvenir dune sensation davec une sensation actuelle, que comme sentir faiblement ce quelle a t, et sentir vivement ce quelle est.

    Le sentiment peut en tre plus vif que celui de la sensation.

    Je dis ordinairement, parce que le souvenir ne sera pas toujours un sentiment faible, ni la sensation un sentiment vif. Car toutes les fois que la mmoire lui retracera ses manires dtre avec beaucoup de force, et que lorgane au contraire ne recevra que de lgres impres-sions ; alors le sentiment dune sensation actuelle sera bien moins vif, que le souvenir dune sensation qui nest plus.

    La statue distingue en elle une succession.

    Ainsi donc quune odeur est prsente lodorat par limpression dun corps odorifrant sur lorgane mme, une autre odeur est prsen-te la mmoire, parce que limpression dun autre corps odorifrant subsiste dans le cerveau, o lorgane la transmise. En passant de la sorte par deux manires dtre, la statue sent quelle nest plus ce quelle a t : la connaissance de ce changement lui fait rapporter la premire un moment diffrent de celui o elle prouve la seconde : et cest l ce qui lui fait mettre de la diffrence entre exister dune manire et se souvenir davoir exist dune autre.

  • Condillac 20 Trait des sensations

    Comment elle est active et passive.

    Elle est active par rapport lune de ses manires de sentir, et pas-sive par rapport lautre. Elle est active, lorsquelle se souvient dune sensation, parce quelle a en elle la cause qui la lui rappelle, cest--dire, la mmoire. Elle est passive au moment quelle prouve une sen-sation, parce que la cause qui la produit est hors delle, cest--dire, dans les corps odorifrants qui agissent sur son organe 3.

    Elle ne peut pas faire la diffrence de ses deux tats.

    Mais ne pouvant se douter de laction des objets extrieurs sur elle, elle ne saurait faire la diffrence dune cause qui est en elle, davec une cause qui est au-dehors. Toutes ses modifications sont son gard, comme si elle ne les devait qu elle-mme ; et soit quelle prouve une sensation, ou quelle ne fasse que se la rappeler ; elle naperoit jamais autre chose, sinon quelle est ou quelle a t de tel-le manire. Elle ne saurait, par consquent, remarquer aucune diff-rence entre ltat o elle est active, et celui o elle est toute passive.

    La mmoire devient en elle une habitude.

    Cependant plus la mmoire aura occasion de sexercer, plus elle agira avec facilit. Cest par l que la statue se fera une habitude de se rappeler sans effort les changements par o elle a pass, et de partager son attention entre ce quelle est et ce quelle a t. Car une habitude nest que la facilit de rpter ce quon a fait, et cette facilit sacquiert par la ritration des actes 4.

    3 Il y a en nous un principe de nos actions, que nous sentons, mais que nous ne

    pouvons dfinir, on lappelle force. Nous sommes galement actifs par rapport tout ce que cette force produit en nous, ou au-dehors. Nous le sommes, par exemple, lorsque nous rflchissons, ou lorsque nous faisons mouvoir un corps. Par analogie nous supposons dans tous les objets qui produisent quel-que changement, une force que nous connaissons encore moins ; et nous sommes passifs par rapport aux impressions quils font sur nous. Ainsi un tre est actif ou passif, suivant que la cause de leffet produit est en lui ou hors de lui.

    4 Je ne parle ici, et dans tout cet ouvrage, que des habitudes qui sacquirent naturellement ; tout est soumis dautres lois dans lordre surnaturel.

  • Condillac 21 Trait des sensations

    Elle compare.

    Si aprs avoir senti plusieurs reprises une rose et un illet, elle sent encore une fois une rose ; lattention passive qui se fait par lodorat, sera toute lodeur prsente de rose, et lattention active, qui se fait par la mmoire, sera partage entre le souvenir qui reste des odeurs de rose et dillet. Or, les manires dtre ne peuvent se parta-ger la capacit de sentir, quelles ne se comparent : car comparer nest autre chose que donner en mme temps son attention deux ides.

    Juge.

    Ds quil y a comparaison, il y a jugement. Notre statue ne peut tre en mme temps attentive lodeur de rose et celle dillet, sans apercevoir que lune nest pas lautre ; et elle ne peut ltre lodeur dune rose quelle sent, et celle dune rose quelle a sentie, sans apercevoir quelles sont une mme modification. Un jugement nest donc que la perception dun rapport entre deux ides, que lon compa-re.

    Ces oprations tournent en habitude.

    A mesure que les comparaisons et les jugements se rptent, notre statue les fait avec plus de facilit. Elle contracte donc lhabitude de comparer et de juger. Il suffira, par consquent, de lui faire sentir dautres odeurs, pour lui faire faire de nouvelles comparaisons, porter de nouveaux jugements, et contracter de nouvelles habitudes.

    Elle devient capable dtonnement.

    Elle nest point surprise la premire sensation quelle prouve : car elle nest encore accoutume aucune sorte de jugement.

    Elle ne lest pas non plus, lorsque, sentant successivement plu-sieurs odeurs, elle ne les aperoit chacune quun instant. Alors elle ne tient aucun des jugements quelle porte ; et plus elle change, plus elle doit se sentir naturellement porte changer.

    Elle ne le sera pas davantage, si par des nuances insensibles nous la conduisons de lhabitude de se croire une odeur, juger quelle en est une autre : car elle change sans pouvoir le remarquer.

  • Condillac 22 Trait des sensations

    Mais elle ne pourra manquer de ltre, si elle passe tout--coup dun tat auquel elle tait accoutume, un tat tout diffrent, dont elle navait point encore dide.

    Cet tonnement donne plus dactivit aux oprations de lme.

    Cet tonnement lui fait mieux sentir la diffrence de ses manires dtre. Plus le passage des unes aux autres est brusque, plus son ton-nement est grand, et plus aussi elle est frappe du contraste des plai-sirs et des peines qui les accompagnent. Son attention dtermine par des plaisirs et par des peines qui se font mieux sentir, sapplique avec plus de vivacit toutes les sensations qui se succdent. Elle les com-pare donc avec plus de soin : elle juge donc mieux de leurs rapports. Ltonnement augmente, par consquent, lactivit des oprations de son me. Mais puisquil ne laugmente, quen faisant remarquer une opposition plus sensible entre les sentiments agrables et les senti-ments dsagrables, cest toujours le plaisir et la douleur qui sont le premier mobile de ses facults.

    Ides qui se conservent dans la mmoire.

    Si les odeurs attirent chacune galement son attention, elles se conserveront dans sa mmoire, suivant lordre o elles se seront suc-cdes, et elles sy lieront par ce moyen.

    Si la succession en renferme un grand nombre, limpression des dernires, comme la plus nouvelle, sera la plus forte ; celle des pre-mires saffaiblira par des degrs insensibles, steindra tout--fait, et elles seront comme non avenues.

    Mais sil y en a qui nont eu que peu de part lattention, elles ne laisseront aucune impression aprs elle, et elles seront aussitt ou-blies quaperues.

    Enfin, celles qui lauront frappe davantage, se retraceront avec plus de vivacit, et loccuperont si fort, quelles seront capables de lui faire oublier les autres.

  • Condillac 23 Trait des sensations

    Liaison de ces ides.

    La mmoire est donc une suite dides, qui forment une espce de chane. Cest cette liaison qui fournit les moyens de passer dune ide une autre, et de se rappeler les plus loignes. On ne se souvient, par consquent, dune ide quon a eue, il y a quelque temps, que parce quon se retrace avec plus ou moins de rapidit les ides intermdiai-res.

    Le plaisir conduit la mmoire.

    A la seconde sensation, la mmoire de notre statue na pas de choix faire : elle ne peut rappeler que la premire. Elle agira seule-ment avec plus de force, suivant quelle y sera dtermine par la viva-cit du plaisir et de la peine.

    Mais lorsquil y a eu une suite de modifications, la statue conser-vant le souvenir dun grand nombre, sera porte se retracer prfra-blement celles qui peuvent davantage contribuer son bonheur : elle passera rapidement sur les autres, ou ne sy arrtera que malgr elle.

    Pour mettre cette vrit dans tout son jour, il faut connatre les dif-frents degrs de plaisir et de peine, dont on peut tre susceptible, et les comparaisons quon en peut faire.

    Deux espces de plaisirs et de peines.

    Les plaisirs et les peines sont de deux espces. Les uns appartien-nent plus particulirement au corps ; ils sont sensibles : les autres sont dans la mmoire et dans toutes les facults de lme ; ils sont intellec-tuels ou spirituels. Mais cest une diffrence que la statue est incapa-ble de remarquer.

    Cette ignorance la garantira dune erreur, que nous avons de la peine viter : car ces sentiments ne diffrent pas autant que nous limaginons. Dans le vrai, ils sont tous intellectuels ou spirituels, par-ce quil ny a proprement que lme qui sente. Si lon veut, ils sont aussi tous en un sens sensibles ou corporels, parce que le corps en est la seule cause occasionnelle. Ce nest que suivant leur rapport aux fa-

  • Condillac 24 Trait des sensations

    cults du corps ou celles de lme, que nous les distinguons en deux espces.

    Diffrents degrs dans lun et dans lautre.

    Le plaisir peut diminuer ou augmenter par degrs ; en diminuant, il tend steindre, et il svanouit avec la sensation. En augmentant, au contraire, il peut conduire jusqu la douleur, parce que limpression devient trop forte pour lorgane. Ainsi il y a deux termes dans le plai-sir. Le plus faible est o la sensation commence avec le moins de for-ce ; cest le premier pas du nant au sentiment : le plus fort est o la sensation ne peut augmenter, sans cesser dtre agrable ; cest ltat le plus voisin de la douleur.

    Limpression dun plaisir faible parat se concentrer dans lorgane, qui le transmet lme. Mais sil est un certain degr de vivacit, il est accompagn dune motion qui se rpand dans tout le corps. Cette motion est un fait que notre exprience ne permet pas de rvoquer en doute.

    La douleur peut galement augmenter ou diminuer : en augmen-tant, elle tend la destruction totale de lanimal ; mais en diminuant, elle ne tend pas, comme le plaisir, la privation de tout sentiment ; le moment, qui la termine, est au contraire toujours agrable.

    Il ny a dtat indiffrent que par comparai-son.

    Parmi ces diffrents degrs, il nest pas possible de trouver un tat indiffrent : la premire sensation, quelque faible quelle soit, la sta-tue est ncessairement bien ou mal. Mais lorsquelle aura ressenti suc-cessivement les plus vives douleurs et les plus grands plaisirs, elle ju-gera indiffrentes, ou cessera de regarder comme agrables ou dsa-grables, les sensations plus faibles, quelle aura compares avec les plus fortes.

    Nous pouvons donc supposer quil y a pour elle des manires dtre agrables et dsagrables dans diffrents degrs, et des mani-res dtre quelle regarde comme indiffrentes.

  • Condillac 25 Trait des sensations

    Origine du besoin.

    Toutes les fois quelle est mal ou moins bien, elle se rappelle ses sensations passes, elle les compare avec ce quelle est, et elle sent quil lui est important de redevenir ce quelle a t. De l nat le be-soin ou la connaissance quelle a dun bien, dont elle juge que la jouissance lui est ncessaire.

    Elle ne se connat donc des besoins, que parce quelle compare la peine quelle souffre avec les plaisirs dont elle a joui. Enlevez-lui le souvenir de ces plaisirs, elle sera mal, sans souponner quelle ait au-cun besoin : car pour sentir le besoin dune chose, il faut en avoir quelque connaissance. Or, dans la supposition que nous venons de fai-re, elle ne connat dautre tat que celui o elle se trouve. Mais lors-quelle sen rappelle un plus heureux, sa situation prsente lui en fait aussitt sentir le besoin. Cest ainsi que le plaisir et la douleur dter-mineront toujours laction de ses facults.

    Comment il dtermine les oprations de lme.

    Son besoin peut tre occasionn par une vritable douleur, par une sensation dsagrable, par une sensation moins agrable que quel-ques-unes de celles qui ont prcd ; enfin par un tat languissant, o elle est rduite une de ses manires dtre, quelle sest accoutume trouver indiffrentes.

    Si son besoin est caus par une odeur, qui lui fasse une douleur vi-ve, il entrane lui presque toute la capacit de sentir ; et il ne laisse de force la mmoire que pour rappeler la statue, quelle na pas toujours t aussi mal. Alors elle est incapable de comparer les diff-rentes manires dtre, par o elle a pass ; elle est incapable de juger quelle est la plus agrable. Tout ce qui lintresse, cest de sortir de cet tat, pour jouir dun autre, quel quil soit ; et si elle connaissait un moyen qui pt la drober sa souffrance, elle appliquerait toutes ses facults le mettre en usage. Cest ainsi que dans les grandes mala-dies, nous cessons de dsirer les plaisirs que nous recherchions avec ardeur, et nous ne songeons plus qu recouvrer la sant.

  • Condillac 26 Trait des sensations

    Si cest une sensation moins agrable qui produise le besoin, il faut distinguer deux cas : ou les plaisirs auxquels la statue la compare ont t vifs, et accompagns des plus grandes motions ; ou ils ont t moins vifs, et ne lont presque pas mue.

    Dans le premier cas, le bonheur pass se rveille avec dautant plus de force, quil diffre davantage de la sensation actuelle. Lmotion qui la accompagn, se reproduit en partie, et dterminant vers lui presque toute la capacit de sentir, elle ne permet pas de remarquer les sentiments agrables qui lont suivi ou prcd. La statue ntant donc point distraite, compare mieux ce bonheur avec ltat o elle est ; elle juge mieux combien il en est diffrent ; et sappliquant se le peindre de la manire la plus vive, sa privation cause un besoin plus grand, et sa possession devient un bien plus ncessaire.

    Dans le second cas, au contraire, il se retrace avec moins de vivaci-t : dautres plaisirs partagent lattention : lavantage quil offre est moins senti : il ne reproduit point, ou que peu dmotion. La statue nest donc pas autant intresse son retour, et elle ny applique pas autant ses facults.

    Enfin, si le besoin a pour cause une de ces sensations, quelle sest accoutume juger indiffrentes, elle vit dabord sans ressentir ni peine ni plaisir. Mais cet tat, compar aux situations heureuses o elle sest trouve, lui devient bientt dsagrable, et la peine quelle souffre, est ce que nous appelions ennui. Cependant lennui dure, il augmente, il est insupportable, et il dtermine avec force toutes les facults vers le bonheur dont elle sent la perte.

    Cet ennui peut tre aussi accablant que la douleur : auquel cas, elle na dautre intrt que de sy soustraire ; et elle se porte sans choix toutes les manires dtre, qui sont propres le dissiper. Mais si nous diminuons le poids de lennui, son tat sera moins malheureux, il lui importera moins den sortir, elle pourra porter son attention tous les sentiments agrables, dont elle conserve quelque souvenir ; et cest le plaisir, dont elle se retracera lide la plus vive, qui entranera lui toutes les facults.

  • Condillac 27 Trait des sensations

    Activit quil donne la mmoire.

    Il y a donc deux principes qui dterminent le degr daction de ses facults : dun ct, cest la vivacit dun bien quelle na plus ; de lautre, cest le peu de plaisir de la sensation actuelle, ou la peine qui laccompagne.

    Lorsque ces deux principes se runissent, elle fait plus deffort pour se rappeler ce quelle a cess dtre ; et elle en sent moins ce quelle est. Car sa capacit de sentir ayant ncessairement des bornes, la mmoire nen peut attirer une partie, quil nen reste moins lodorat. Si mme laction de cette facult est assez forte, pour semparer de toute la capacit de sentir ; la statue ne remarquera plus limpression, qui se fait sur son organe, et elle se reprsentera si vi-vement ce quelle a t, quil lui semblera quelle lest encore 5.

    Cette activit cesse avec le besoin.

    Mais si son tat prsent est le plus heureux quelle connaisse, alors le plaisir lintresse en jouir par prfrence. Il ny a plus de cause qui puisse dterminer la mmoire agir avec assez de vivacit, pour usurper sur lodorat jusqu en teindre le sentiment. Le plaisir au contraire fixe au moins la plus grande partie de lattention ou de la capacit de sentir la sensation actuelle ; et si la statue se rappelle en-core ce quelle a t, cest que la comparaison quelle en fait avec ce quelle est, lui fait mieux goter son bonheur.

    Diffrence de la mmoire et de limagination.

    Voil donc deux effets de la mmoire : lun est une sensation qui se retrace aussi vivement, que si elle se faisait sur lorgane mme ; lautre est une sensation, dont il ne reste quun souvenir lger.

    5 Notre exprience en est la preuve ; car il ny a peut-tre personne qui ne se

    soit quelquefois rappel des plaisirs dont il a joui, avec la mme vivacit que sil en jouissait encore : ou du moins avec assez de vivacit pour ne donner aucune attention ltat quelquefois affligeant o il se trouve.

  • Condillac 28 Trait des sensations

    Ainsi il y a dans laction de cette facult deux degrs, que nous pouvons fixer : le plus faible est celui, o elle fait peine jouir du pas-s ; le plus vif est celui, o elle en fait jouir comme sil tait prsent.

    Or, elle conserve le nom de mmoire, lorsquelle ne rappelle les choses que comme passes ; et elle prend le nom dimagination, lors-quelle les retrace avec tant de force, quelles paraissent prsentes. Limagination a donc lieu dans notre statue, aussi bien que la mmoi-re ; et ces deux facults ne diffrent que du plus au moins. La mmoi-re est le commencement dune imagination qui na encore que peu de force ; limagination est la mmoire mme, parvenue toute la vivaci-t dont elle est susceptible.

    Comme nous avons distingu deux attentions, qui se font dans la statue, lune par lodorat, lautre par la mmoire ; nous en pouvons actuellement remarquer une troisime, quelle donne par limagination, et dont le caractre est darrter les impressions des sens, pour y substituer un sentiment indpendant de laction des objets extrieurs 6.

    Cette diffrence chappe la statue.

    Cependant lorsque la statue imagine une sensation quelle na plus, et quelle se la reprsente aussi vivement, que si elle lavait encore ; elle ne sait pas quil y a en elle une cause qui produit le mme effet quun corps odorifrant qui agirait sur son organe. Elle ne peut donc pas mettre, comme nous, de la diffrence entre imaginer et avoir une sensation.

    6 Mille faits prouvent le pouvoir de limagination sur les sens. Un homme fort

    occup dune pense ne voit point les objets qui sont sous ses yeux, il nentend pas le bruit qui frappe ses oreilles. Tout le monde sait ce quon ra-conte dArchimde. Que limagination sapplique avec encore plus de force un objet, on sera piqu, brl, sans en ressentir de la douleur ; et lme paratra se drober toutes les impressions des sens. Pour comprendre la possibilit de ces phnomnes, il suffit de considrer que notre capacit de sentir tant bor-ne, nous serons absolument insensibles aux impressions des sens, toutes les fois que notre imagination lappliquera toute entire un objet.

  • Condillac 29 Trait des sensations

    Son imagination plus active que la ntre.

    Mais on a lieu de prsumer que son imagination aura plus dactivit que la ntre. Sa capacit de sentir est toute entire une seule espce de sensation, toute la force de ses facults sapplique uniquement des odeurs, rien ne la peut distraire. Pour nous, nous sommes partags entre une multitude de sensations et dides, dont nous sommes sans cesse assaillis ; et ne conservant notre imagina-tion quune partie de nos forces, nous imaginons faiblement. Dailleurs nos sens toujours en garde contre notre imagination, nous avertissent sans cesse de labsence des objets que nous voulons ima-giner : au contraire tout laisse un libre cours limagination de notre statue. Elle se retrace donc sans dfiance une odeur dont elle a joui, et elle en jouit en effet, comme si son organe en tait affect. Enfin la facilit dcarter de nous les objets qui nous offensent, et de recher-cher ceux dont la jouissance nous est chre, contribue encore rendre notre imagination paresseuse. Mais puisque notre statue ne peut se soustraire un sentiment dsagrable, quen imaginant vivement une manire dtre qui lui plat, son imagination en est plus exerce, et elle doit produire des effets pour lesquels la ntre est tout--fait impuis-sante 7.

    Cas unique o elle peut tre sans action.

    Cependant il y a une circonstance, o son action est absolument suspendue, et mme encore celle de la mmoire. Cest lorsquune sen-sation est assez vive pour remplir entirement la capacit de sentir. Alors la statue est toute passive. Le plaisir est pour elle une espce divresse, o elle en jouit peine ; et la douleur un accablement, o elle ne souffre presque pas.

    Comment elle rentre en action.

    7 Quelque surprenants que soient ces effets de limagination, il suffit, pour nen

    point douter, de rflchir sur ce qui nous arrive en songe. Alors nous voyons, nous entendons, nous touchons des corps qui nagissent point sur nos sens ; et il y a tout lieu de croire que limagination na tant de force, que parce que nous ne sommes point distraits par la multitude des ides et des sensations qui nous occupent dans la veille.

  • Condillac 30 Trait des sensations

    Mais que la sensation perde quelques degrs de vivacit, aussitt les facults de lme rentrent en action, et le besoin redevient la cause qui les dtermine.

    Elle donne un nouvel ordre aux ides.

    Les modifications qui doivent plaire davantage la statue, ne sont pas toujours les dernires quelle a reues. Elles peuvent se trouver au commencement ou au milieu de la chane de ses connaissances, com-me la fin. Limagination est donc souvent oblige de passer rapide-ment par-dessus les ides intermdiaires. Elle rapproche les plus loi-gnes, change lordre quelles avaient dans la mmoire, et en forme une chane toute nouvelle.

    La liaison des ides ne suit donc pas le mme ordre dans ces fa-cults. Plus celui quelle tient de limagination, deviendra familier, moins elle conservera celui que la mmoire lui a donn. Par l, les ides se lient de mille manires diffrentes ; et souvent la statue se souviendra moins de lordre dans lequel elle a prouv ses sensations, que de celui dans lequel elle les a imagines.

    Les ides ne se lient diffremment que parce quil sen fait de nouvelles comparaisons.

    Mais toutes ces chanes ne se forment que par les comparaisons qui ont t faites de chaque anneau avec celui qui le prcde, et avec celui qui le suit, et par les jugements qui ont t ports de leurs rapports. Ce lien devient plus fort proportion que lexercice des facults fortifie les habitudes de se souvenir et dimaginer ; et cest de l quon tire lavantage surprenant de reconnatre les sensations quon a dj eues.

    Cest cette liaison que la statue reconnat les manires dtre, quelle a eues.

    En effet, si nous faisons sentir notre statue une odeur qui lui est familire ; voil une manire dtre quelle a compare, dont elle a jug, et quelle a lie quelques-unes des parties de la chane que sa mmoire est dans lhabitude de parcourir. Cest pourquoi elle juge que ltat o elle se trouve, est le mme que celui o elle sest dj trou-ve. Mais une odeur quelle na point encore sentie, nest pas dans le mme cas ; elle doit donc lui paratre toute nouvelle.

  • Condillac 31 Trait des sensations

    Elle ne saurait se rendre raison de ce phnomne.

    Il est inutile de remarquer que, lorsquelle reconnat une manire dtre, cest sans tre capable de sen rendre raison. La cause dun pa-reil phnomne est si difficile dmler, quelle chappe tous les hommes, qui ne savent pas observer et analyser ce qui se passe en eux-mmes.

    Comment les ides se conservent et se renouvellent dans la mmoire.

    Mais lorsque la statue est longtemps sans penser une manire dtre, que devient pendant tout cet intervalle lide quelle en a ac-quise ? Do sort cette ide, lorsquensuite elle se retrace la mmoi-re ? Sest-elle conserve dans lme ou dans le corps ? Ni dans lun ni dans lautre.

    Ce nest pas dans lme, puisquil suffit dun drangement dans le cerveau, pour ter le pouvoir de la rappeler.

    Ce nest pas dans le corps. Il ny a que la cause physique qui pour-rait sy conserver ; et pour cela, il faudrait supposer que le cerveau restt absolument dans ltat o il a t mis par la sensation que la sta-tue se rappelle. Mais comment accorder cette supposition avec le mouvement continuel des esprits ? Comment laccorder, surtout quand on considre la multitude dides dont la mmoire senrichit ? On peut expliquer ce phnomne dune manire bien plus simple.

    Jai une sensation, lorsquil se fait dans un de mes organes, un mouvement qui se transmet jusquau cerveau. Si le mme mouvement commence au cerveau, et stend jusqu lorgane, je crois avoir une sensation que je nai pas : cest une illusion. Mais si ce mouvement commence et se termine au cerveau, je me souviens de la sensation que jai eue.

    Quand une ide se retrace la statue, ce nest donc pas quelle se soit conserve dans le corps ou dans lme : cest que le mouvement, qui en est la cause physique et occasionnelle, se reproduit dans le cer-veau 8. Mais ce nest pas ici le lieu de hasarder des conjectures sur le 8 Voyez la Logique, part. 1, chap. 9.

  • Condillac 32 Trait des sensations

    mcanisme de la mmoire. Nous conservons le souvenir de nos sensa-tions, nous nous les rappelons, aprs avoir t longtemps sans y pen-ser : il suffit pour cela quelles aient fait sur nous une vive impression, ou que nous les ayons prouves plusieurs reprises. Ces faits mautorisent supposer que notre statue tant organise comme nous, est, comme nous, capable de mmoire.

    numration des habitudes contractes par la statue.

    Concluons quelle a contract plusieurs habitudes : une habitude de donner son attention, une autre de se ressouvenir, une troisime de comparer, une quatrime de juger, une cinquime dimaginer, et une dernire de reconnatre.

    Comment ses habitudes sentretiendront.

    Les mmes causes qui ont produit les habitudes, sont seules capa-bles de les entretenir. Je veux dire que les habitudes se perdront, si elles ne sont pas renouveles par des actes ritrs de temps autre. Alors notre statue ne se rappellera ni les comparaisons quelle a faites dune manire dtre, ni les jugements quelle en a ports, et elle lprouvera pour la troisime ou quatrime fois, sans tre capable de la reconnatre.

    Se fortifieront.

    Mais nous pouvons nous-mmes contribuer entretenir lexercice de sa mmoire et de toutes ses facults. Il suffit de lintresser par les diffrents degrs de plaisir ou de peine conserver ses manires dtre, ou sy soustraire. Lart avec lequel nous disposerons de ses sensations, pourra donc donner occasion de fortifier et dtendre de plus en plus ses habitudes. Il y a mme lieu de conjecturer quelle d-mlera dans une succession dodeurs des diffrences, qui nous chap-pent. Oblige dappliquer toutes ses facults une seule espce de sensation, pourrait-elle ne pas apporter cette tude plus de discerne-ment que nous ?

  • Condillac 33 Trait des sensations

    Quelles sont les bornes de son discernement.

    Cependant les rapports que ses jugements peuvent dcouvrir, sont en fort petit nombre. Elle connat seulement quune manire dtre, est la mme que celle quelle a dj eue, ou quelle en est diffrente ; que lune est agrable, lautre dsagrable, quelles le sont plus ou moins.

    Mais dmlera-t-elle plusieurs odeurs, qui se font sentir ensemble ? Cest un discernement que nous nacqurons nous-mmes que par un grand exercice : encore est-il renferm dans des bornes bien troites : car il nest personne qui puisse reconnatre lodorat tout ce qui com-pose un sachet. Or, tout mlange dodeurs me parat devoir tre un sachet pour notre statue.

    Cest la connaissance des corps odorifrants, comme nous verrons ailleurs, qui nous a appris reconnatre deux odeurs dans une troisi-me. Aprs avoir senti tour--tour une rose et une jonquille, nous les avons senties ensemble, et par l nous avons appris que la sensation que ces fleurs runies font sur nous, est compose de deux autres. Quon multiplie les odeurs, nous ne distinguerons que celles qui do-minent ; et mme nous nen ferons pas le discernement, si le mlange est fait avec assez dart, pour quaucune ne prvale. En pareil cas elles paraissent se confondre -peu-prs, comme des couleurs broyes en-semble ; elles se runissent, et se mlent si bien, quaucune delles ne reste ce quelle tait ; et de plusieurs il nen rsulte quune seule.

    Si notre statue sent deux odeurs au premier moment de son exis-tence, elle ne jugera donc pas quelle est tout--la-fois de deux mani-res. Mais supposons quayant appris les connatre sparment, elle les sente ensemble, les reconnatra-t-elle ? Cela ne me parat pas vrai-semblable. Car, ignorant quelles lui viennent de deux corps diff-rents, rien ne peut lui faire souponner que la sensation quelle prou-ve, est forme de deux autres. En effet, si aucune ne domine, elles se confondraient mme notre gard ; et sil en est une qui soit plus fai-ble, elle ne fera qualtrer la plus forte, et elles paratront ensemble comme une simple manire dtre. Pour nous en convaincre, nous naurions qu sentir des odeurs, que nous ne nous serions pas fait une habitude de rapporter des corps diffrents : je suis persuad que nous

  • Condillac 34 Trait des sensations

    noserions assurer si elles ne sont quune, ou si elles sont plusieurs. Voil prcisment le cas de notre statue.

    Elle nacquiert donc du discernement, que par lattention quelle donne en mme temps une manire dtre quelle prouve, et une autre quelle a prouv. Ainsi ses jugements ne sexercent point sur deux odeurs senties -la-fois ; ils nont pour objet, que des sensations qui se succdent.

    Table des matires

  • Condillac 35 Trait des sensations

    Table des matires

    Chapitre III

    Des dsirs, des passions, de lamour, de la haine,

    de lesprance, de la crainte et de la volont dans un homme born au sens de lodorat

    Le dsir nest que laction des facults.

    Nous venons de faire voir en quoi consistent les diffrentes sortes de besoins, et comment ils sont la cause des degrs de vivacit, avec lesquels les facults de lme sappliquent un bien, dont la jouissan-ce devient ncessaire. Or, le dsir nest que laction mme de ces fa-cults, lorsquelles se dirigent sur la chose dont nous sentons le be-soin 9.

    Ce qui en fait la faiblesse ou la force.

    Tout dsir suppose donc que la statue a lide de quelque chose de mieux, que ce quelle est dans le moment ; et quelle juge de la diff-rence de deux tats qui se succdent. Sils diffrent peu, elle souffre moins, par la privation de la manire dtre quelle dsire ; et jappelle malaise, ou lger mcontentement, le sentiment quelle prouve : alors laction de ses facults, ses dsirs sont plus faibles. Elle souffre au contraire davantage, si la diffrence est considrable ; et jappelle in-quitude, ou mme tourment, limpression quelle ressent : alors laction de ses facults, ses dsirs sont plus vifs. La mesure du dsir est donc la diffrence aperue entre ces deux tats ; et il suffit de se rappeler comment laction des facults peut acqurir, ou perdre de la vivacit, pour connatre tous les degrs, dont les dsirs sont suscepti-bles.

    9 Logique. Leons prliminaires du cours dtudes

  • Condillac 36 Trait des sensations

    Une passion est un dsir dominant.

    Ils nont, par exemple, jamais plus de violence, que lorsque les fa-cults de la statue se portent un bien, dont la privation produit une inquitude dautant plus grande, quil diffre davantage de la situation prsente. En pareil cas, rien ne la peut distraire de cet objet : elle se le rappelle, elle limagine ; toutes ses facults sen occupent uniquement. Plus par consquent elle le dsire, plus elle saccoutume le dsirer. En un mot, elle a pour lui ce quon nomme passion ; cest--dire, un dsir qui ne permet pas den avoir dautres, ou qui du moins est le plus dominant.

    Comment une passion succde une autre.

    Cette passion subsiste, tant que le bien qui en est lobjet, continue de paratre le plus agrable, et que sa privation est accompagne des mmes inquitudes. Mais elle est remplace par une autre, si la statue a occasion de saccoutumer un nouveau bien auquel elle doit donner la prfrence.

    Ce que cest que lamour et la haine.

    Ds quil y a en elle jouissance, souffrance, besoin, dsir, passion, il y a aussi amour et haine. Car elle aime une odeur agrable, dont elle jouit, ou quelle dsire. Elle hait une odeur dsagrable, qui la fait souffrir : enfin, elle aime moins une odeur moins agrable quelle voudrait changer contre une autre. Pour sen convaincre, il suffit de considrer quaimer est toujours synonyme de jouir, ou de dsirer ; et que har lest galement de souffrir du malaise, du mcontentement la prsence dun objet.

    Lun et lautre susceptibles de diffrents degrs.

    Comme il peut y avoir plusieurs degrs dans linquitude, que cau-se la privation dun objet aimable, et dans le mcontentement, que donne la vue dun objet odieux ; il en faut galement distinguer dans lamour et dans la haine. Nous avons mme des mots cet usage : tels sont ceux de got, penchant, inclination ; dloignement, rpugnance, dgot. Quoiquon ne puisse pas substituer ces mots ceux damour

  • Condillac 37 Trait des sensations

    et de haine, les sentiments quils expriment, ne sont nanmoins quun commencement de ces passions : ils nen diffrent, que parce quils sont dans un degr plus faible.

    La statue ne peut aimer quelle-mme.

    Au reste, lamour, dont notre statue est capable, nest que lamour delle-mme, ou, ce quon nomme lamour-propre. Car dans le vrai elle naime quelle ; puisque les choses quelle aime, ne sont que ses propres manires dtre.

    Principes de lesprance et de la crainte.

    Lesprance et la crainte naissent du mme principe que lamour et la haine.

    Lhabitude, o est notre statue dprouver des sensations agrables et dsagrables, lui fait juger quelle en peut prouver encore. Si ce jugement se joint lamour dune sensation qui plat, il produit lesprance ; et sil se joint la haine dune sensation qui dplat, il forme la crainte. En effet, esprer, cest se flatter de la jouissance dun bien ; craindre, cest se voir menac dun mal. Nous pouvons remar-quer que lesprance et la crainte contribuent augmenter les dsirs. Cest du combat de ces deux sentiments, que naissent les passions les plus vives.

    Comment la volont se forme.

    Le souvenir davoir satisfait quelques-uns de ses dsirs, fait dautant plus esprer notre statue den pouvoir satisfaire dautres ; que ne connaissant pas les obstacles, qui sy opposent, elle ne voit pas pourquoi ce quelle dsire, ne serait pas en son pouvoir, comme ce quelle a dsir en dautres occasions. A la vrit, elle ne peut sen assurer ; mais aussi elle na point de preuve du contraire. Si elle se souvient surtout que le mme dsir, quelle forme, a dautres fois t suivi de la jouissance ; elle se flattera, proportion que son besoin se-ra plus grand. Ainsi deux causes contribuent sa confiance : lexprience davoir satisfait un pareil dsir, et lintrt, quil le soit

  • Condillac 38 Trait des sensations

    encore 10. Ds lors elle ne se borne plus dsirer : elle veut ; car on entend par volont, un dsir absolu, et tel, que nous pensons quune chose dsire est en notre pouvoir.

    Table des matires

    10 Il en est de notre statue comme de tous les hommes. Nous nous conduisons

    daprs lexprience, et nous nous faisons diffrentes rgles de probabilit, suivant lintrt qui nous domine. Sil est grand, le plus lger degr de proba-bilit nous suffit ordinairement ; et lorsque nous sommes assez sages pour ne nous dterminer que sur une probabilit bien fonde, ce nest souvent que par-ce que nous avons peu dintrt agir.

  • Condillac 39 Trait des sensations

    Table des matires

    Chapitre IV

    Des ides dun homme born au sens de lodorat

    La statue a les ides de contentement et de mcontentement.

    Notre statue ne peut tre successivement de plusieurs manires, dont les unes lui plaisent, et les autres lui dplaisent, sans remarquer quelle passe tour--tour par un tat de plaisir, et par un tat de peines. Avec les unes, cest contentement, jouissance ; avec les autres, cest mcontentement, souffrance. Elle conserve donc dans sa mmoire les ides de contentement et de mcontentement, communes plusieurs manires dtre : et elle na plus qu considrer ses sensations sous ces deux rapports, pour en faire deux classes, o elle apprendra dis-tinguer des nuances, proportion quelle sy exercera davantage.

    Ces ides sont abstraites et gnrales.

    Abstraire, cest sparer une ide dune autre, laquelle elle parat naturellement unie. Or, en considrant que les ides de contentement et de mcontentement sont communes plusieurs de ses modifica-tions, elle contracte lhabitude de les sparer de telle modification par-ticulire, dont elle ne lavait pas dabord distingue ; elle sen fait donc des notions abstraites ; et ces notions deviennent gnrales, par-ce quelles sont communes plusieurs de ces manires dtre.

    Une odeur nest pour la statue quune ide particulire.

    Mais lorsquelle sentira successivement plusieurs fleurs de mme espce, elle prouvera toujours une mme manire dtre, et elle naura ce sujet quune ide particulire. Lodeur de violette, par exemple, ne saurait tre pour elle une ide abstraite, commune plu-sieurs fleurs ; puisquelle ne sait pas quil existe des violettes. Ce nest

  • Condillac 40 Trait des sensations

    donc que lide particulire dune manire dtre qui lui est propre. Par consquent, toutes ses abstractions se bornent des modifications plus ou moins agrables, et dautres plus ou moins dsagrables.

    Comment le plaisir, en gnral, devient lobjet de sa volont.

    Lorsquelle navait que des ides particulires, elle ne pouvait dsi-rer que telle ou telle manire dtre. Mais aussitt quelle a des no-tions abstraites, ses dsirs, son amour, sa haine, son esprance, sa crainte, sa volont, peuvent avoir pour objet le plaisir ou la peine en gnral.

    Cependant cet amour du bien en gnral na lieu, que lorsque dans le nombre dides, que la mmoire lui retrace confusment, elle ne distingue pas encore ce qui doit lui plaire davantage ; mais ds quelle croit lapercevoir, alors tous ses dsirs se tournent vers une manire dtre en particulier.

    Elle a des ides de nombre.

    Puisquelle distingue les tats par o elle passe, elle a quelque ide de nombre : elle a celle de lunit, toutes les fois quelle prouve une sensation, ou quelle sen souvient ; et elle a les ides de deux et de trois, toutes les fois que sa mmoire lui rappelle deux ou trois mani-res dtre distinctes : car elle prend alors connaissance delle-mme, comme tant une odeur, ou, comme en ayant t deux ou trois succes-sivement.

    Elle ne les doit qu sa mmoire.

    Elle ne peut pas distinguer deux odeurs, quelle sent -la-fois. Lodorat par lui-mme ne saurait donc lui donner que lide de lunit, et elle ne peut tenir les ides des nombres que de la mmoire.

  • Condillac 41 Trait des sensations

    Jusquo elle peut les tendre.

    Mais elle ntendra pas bien loin ses connaissances ce sujet. Ain-si quun enfant, qui na pas appris compter, elle ne pourra pas d-terminer le nombre de ses ides, lorsque la succession en aura t un peu considrable.

    Il me semble que, pour dcouvrir la plus grande quantit, quelle est capable de connatre distinctement, il suffit de considrer jusquo nous pourrions nous-mmes compter avec le signe un. Quand les col-lections formes par la rptition de ce mot, ne pourront pas tre sai-sies tout--la-fois dune manire distincte ; nous serons en droit de conclure, que les ides prcises des nombres quelles renferment, ne peuvent pas sacqurir par la seule mmoire.

    Or, en disant un et un, jai lide de deux ; et en disant un, un et un, jai lide de trois. Mais si je navais, pour exprimer dix, quinze, vingt, que la rptition de ce signe, je nen pourrais jamais dterminer les ides : car je ne saurais massurer par la mmoire, davoir rpt un autant de fois, que chacun de ces nombres le demande. Il me parat mme que je ne saurais par ce moyen me faire lide de quatre ; et que jai besoin de quelque artifice, pour tre sr de navoir rpt ni trop ni trop peu le signe de lunit. Je dirai, par exemple, un, un, et puis un, un : mais cela seul prouve que la mmoire ne saisit pas distinctement quatre units -la-fois. Elle ne prsente donc au-del de trois quune multitude indfinie. Ceux qui croiront quelle peut seule tendre plus loin nos ides, substitueront un autre nombre celui de trois. Il suffit, pour les raisonnements que jai faire, de convenir quil y en a un au-del duquel la mmoire ne laisse plus apercevoir quune multitude tout--fait vague. Cest lart des signes qui nous a appris porter la lumire plus loin. Mais quelque considrables que soient les nombres que nous pouvons dmler, il reste toujours une multitude, quil nest pas possible de dterminer, quon appelle par cette raison linfini, et quon et bien mieux nomm lindfini. Ce seul changement de nom et prvenu des erreurs 11.

    11 Principalement lerreur de croire que nous avons une ide positive de linfini ;

    do quantit de mauvais raisonnements de la part des mtaphysiciens, et quelquefois mme de celle des gomtres.

  • Condillac 42 Trait des sensations

    Nous pouvons donc conclure que notre statue nembrassera dis-tinctement que jusqu trois de ses manires dtre. Au-del elle en verra une multitude, qui sera pour elle ce quest la notion prtendue de linfini pour nous. Elle sera mme bien plus excusable de sy mpren-dre : car elle est incapable des rflexions, qui pourraient la tirer derreur. Elle apercevra donc linfini dans cette multitude, comme sil y tait en effet.

    Enfin, nous remarquerons que son ide de lunit est abstraite : car elle sent toutes ses manires dtre sous ce rapport gnral, que cha-cune est distingue de toute autre.

    Elle connat deux sortes de vrits ; des vrits particulires, des vrits gnrales.

    Comme elle a des ides particulires et des ides gnrales, elle connat deux sortes de vrits.

    Les odeurs de chaque espce de fleurs ne sont pour elle que des ides particulires. Il en sera donc de mme de toutes les vrits quelle aperoit, lorsquelle distingue une odeur dune autre.

    Mais elle a les notions abstraites de manires dtre agrables, et de manires dtre dsagrables. Elle connatra donc ce sujet des vrits gnrales : elle saura quen gnral ses modifications diffrent les unes des autres, et quelles lui plaisent ou dplaisent plus ou moins.

    Mais ces connaissances gnrales supposent en elle des connais-sances particulires, puisque les ides particulires ont prcd les no-tions abstraites.

    Elle a quelque ide du possible.

    Comme elle est dans lhabitude dtre, de cesser dtre, et de rede-venir la mme odeur ; elle jugera, lorsquelle ne lest pas, quelle pourra ltre ; lorsquelle lest, quelle pourra ne ltre plus. Elle aura donc occasion de considrer ses manires dtre, comme pouvant exister, ou ne pas exister. Mais cette notion du possible ne portera point avec elle la connaissance des causes, qui peuvent produire un effet : elle en supposera au contraire lignorance, et elle ne sera fonde que sur un jugement dhabitude. Lorsque la statue pense quelle peut,

  • Condillac 43 Trait des sensations

    par exemple, cesser dtre odeur de rose, et redevenir odeur de violet-te, elle ignore quun tre extrieur dispose uniquement de ses sensa-tions. Pour quelle se trompe dans son jugement, il suffit que nous nous proposons de lui faire sentir continuellement la mme odeur. Il est vrai que son imagination y peut quelquefois suppler : mais ce nest que dans les occasions, o les dsirs sont violents ; encore mme ny russit-elle pas toujours.

    Peut-tre encore de limpossible.

    Peut-tre pourrait-elle, daprs ses jugements dhabitude, se faire aussi quelque ide de limpossible. Accoutume perdre une manire dtre, aussitt quelle en acquiert une nouvelle, il est impossible, sui-vant sa manire de concevoir, quelle en ait deux -la-fois. Le seul cas, o elle croirait le contraire, ce serait celui o son imagination agi-rait avec assez de force, pour lui retracer deux sensations avec la m-me vivacit que si elle les prouvait rellement. Mais cela ne peut gure arriver. Il est naturel que son imagination se conforme aux habi-tudes quelle sest faite. Ainsi nayant prouv ses manires dtre que lune aprs lautre, elle ne les imaginera que dans cet ordre. Dailleurs, sa mmoire naura pas vraisemblablement assez de force, pour lui rendre prsentes deux sensations quelle a eues, et quelle na plus.

    Mais ce qui me parat plus probable, cest que si lhabitude o elle est de juger, que ce qui lui est arriv, peut lui arriver encore, renferme lide du possible ; il est bien difficile quelle ait occasion de former des jugements o nous puissions retrouver lide que nous avons de limpossible. Il faudrait pour cela quelle soccupt de ce quelle na point encore prouv ; mais il est bien plus naturel quelle soit toute entire ce quelle prouve.

    Elle a lide dune dure passe.

    Du discernement qui se fait en elle des odeurs, nat une ide de succession : car elle ne peut sentir quelle cesse dtre ce quelle tait, sans se reprsenter dans ce changement une dure de deux instants.

  • Condillac 44 Trait des sensations

    Comme elle nembrasse dune manire distincte que jusqu trois odeurs, elle ne dmlera aussi que trois instants dans sa dure. Au-del elle ne verra quune succession indfinie.

    Si lon suppose que la mmoire peut lui rappeler distinctement jus-qu quatre, cinq, six manires dtre, elle distinguera en consquence quatre, cinq, six instants dans sa dure. Chacun peut faire ce sujet les hypothses quil jugera propos, et les substituer celles que jai cru devoir prfrer.

    Dune dure venir.

    Le passage dune odeur une autre ne donne notre statue que lide du pass. Pour en avoir une de lavenir, il faut quelle ait eu plusieurs reprises la mme suite de sensations ; et quelle se soit fait une habitude de juger, quaprs une modification une autre doit sui-vre.

    Prenons pour exemple cette suite, jonquille, rose, violette. Ds que ces odeurs sont constamment lies dans cet ordre, une delles ne peut affecter son organe, quaussitt la mmoire ne lui rappelle les autres dans le rapport o elles sont lodeur sentie. Ainsi qu loccasion de lodeur de violette, les deux autres se retraceront comme ayant prc-d, et quelle se reprsentera une dure passe ; de mme loccasion de lodeur de jonquille, celles de rose et de violette se retraceront comme devant suivre, et elle se reprsentera une dure venir.

    Dune dure indfinie.

    Les odeurs de jonquille, de rose et de violette peuvent donc mar-quer les trois instants quelle aperoit dune manire distincte. Par la mme raison, les odeurs qui ont prcd, et celles qui sont dans lhabitude de suivre, marqueront les instants quelle aperoit confu-sment dans le pass et dans lavenir. Ainsi, lorsquelle sentira une rose, sa mmoire lui rappellera distinctement lodeur de jonquille et celle de violette ; et elle lui reprsentera une dure indfinie, qui a prcd linstant o elle sentait la jonquille, et une dure indfinie, qui doit suivre celui o elle sentira la violette.

  • Condillac 45 Trait des sensations

    Cette dure est pour elle une ternit.

    Apercevant cette dure comme indfinie, elle ny peut dmler ni commencement ni fin : elle ny peut mme souponner ni lun ni lautre. Cest donc son gard une ternit absolue ; et elle se sent, comme si elle et toujours t, et quelle ne dt jamais cesser dtre.

    En effet, ce nest point la rflexion sur la succession de nos ides, qui nous apprend que nous avons commenc, et que nous finirons : cest lattention que nous donnons aux tres de notre espce, que nous voyons natre et prir. Un homme qui ne connatrait que sa propre existence, naurait aucune ide de la mort.

    Il y a en elle deux successions.

    Lide de la dure dabord produite par la succession des impres-sions qui se font sur lorgane, se conserve, ou se reproduit par la suc-cession des sensations que la mmoire rappelle. Ainsi, lors mme que les corps odorifrants nagissent plus sur notre statue, elle continue de se reprsenter le prsent, le pass et lavenir. Le prsent, par ltat o elle se trouve ; le pass, par le souvenir de ce quelle a t ; lavenir, parce quelle juge quayant eu plusieurs reprises les mmes sensa-tions, elle peut les avoir encore.

    Il y a donc en elle deux successions ; celle des impressions faites sur lorgane, et celle des sensations qui se retracent la mmoire.

    Lune de ces successions mesure les moments de lautre.

    Plusieurs impressions peuvent se succder dans lorgane, pendant que le souvenir dune mme sensation est prsent la mmoire ; et plusieurs sensations peuvent se retracer successivement la mmoire, pendant quune mme impression se fait prouver lorgane. Dans le premier cas, la suite des impressions qui se font lodorat, mesure la dure du souvenir dune sensation : dans le second, la suite des sensa-tions qui soffrent la mmoire, mesure la dure de limpression que lodorat reoit.

  • Condillac 46 Trait des sensations

    Si, par exemple, lorsque la statue sent une rose, elle se rappelle des odeurs de tubreuse, de jonquille et de violette ; cest la succession qui se passe dans sa mmoire, quelle juge de la dure de sa sensa-tion : et si, lorsquelle se retrace lodeur de rose, je lui prsente rapi-dement une suite de corps odorifrants ; cest la succession qui se passe dans lorgane, quelle juge de la dure du souvenir de cette sen-sation. Elle aperoit donc quil nest aucune de ses modifications, qui ne puisse durer. La dure devient un rapport, sous lequel elle les considre toutes en gnral, et elle sen fait une notion abstraite.

    Si, dans le temps quelle sent une rose, elle se rappelle successi-vement les odeurs de violette, de jasmin et de lavande ; elle sapercevra comme une odeur de rose, qui dure trois instants : et si elle se retrace une suite de vingt odeurs, elle sapercevra comme tant odeur de rose depuis un temps indfini ; elle ne jugera plus quelle ait commenc de ltre, elle croira ltre de toute ternit.

    Lide de dure nest pas absolue.

    Il ny a donc quune succession dodeurs transmises par lorgane, ou renouveles par la mmoire, qui puisse lui donner quelque ide de dure. Elle naurait jamais connu quun instant, si le premier corps odorifrant et agi sur elle dune manire uniforme, pendant une heu-re, un jour ou davantage ; ou, si son action et vari par des nuances si insensibles, quelle net pu les remarquer.

    Il en sera de mme, si ayant acquis lide de dure, elle conserve une sensation, sans faire usage de sa mmoire, sans se rappeler suc-cessivement quelques-unes des manires dtre, par o elle a pass. Car quoi y distinguerait-elle des instants ? Et si elle nen distingue pas, comment en apercevra-t-elle la dure ?

    Lide de la dure nest donc point absolue, et lorsque nous disons que le temps coule rapidement, ou lentement, cela ne signifie autre chose, sinon que les rvolutions qui servent le mesurer, se font avec plus de rapidit, ou avec plus de lenteur, que nos ides ne se succ-dent. On peut sen convaincre par une supposition.

  • Condillac 47 Trait des sensations

    Supposition qui le rend sensible.

    Si nous imaginons quun monde compos dautant de parties que le ntre, ne ft pas plus gros quune noisette ; il est hors de doute que les astres sy lveraient, et sy coucheraient des milliers de fois dans une de nos heures ; et quorganiss, comme nous le sommes, nous nen pourrions pas suivre les mouvements. Il faudrait donc que les organes des intelligences destines lhabiter, fussent proportionns des rvolutions aussi subites 12.

    Ainsi, pendant que la terre de ce petit monde tournera sur son axe, et autour de son soleil, ses habitants recevront autant dides, que nous en avons pendant que notre terre fait de semblables rvolutions. Ds lors il est vident que leurs jours et leurs annes leur paratront aussi longs, que les ntres nous le paraissent.

    En supposant un autre monde auquel le ntre serait aussi infrieur, quil est suprieur celui que je viens de feindre ; il faudrait donner ses habitants des organes, dont laction serait trop lente, pour aperce-voir les rvolutions de nos astres. Ils seraient, par rapport notre monde, comme nous par rapport ce monde gros comme une noisette. Ils ny sauraient distinguer aucune succession de mouvement.

    Demandons enfin aux habitants de ces mondes quelle en est la du-re : ceux du plus petit compteront des millions de sicles, et ceux du plus grand ouvrant peine les yeux, rpondront quils ne font que de natre.

    La notion de la dure est donc toute relative : chacun nen juge que par la succession de ses ides ; et vraisemblablement il ny a pas deux hommes qui, dans un temps donn, comptent un gal nombre dinstants. Car il y a lieu de prsumer quil ny en a pas deux, dont la mmoire retrace toujours les ides avec la mme rapidit.

    Par consquent, une sensation, qui se conservera uniformment pendant un an, ou mille, si lon veut, ne sera quun instant lgard de notre statue ; comme une ide que nous conservons, pendant que les 12 Malebranche fait une pareille supposition, pour prouver que nous ne jugeons

    de la grandeur des corps que par les rapports qui sont entre eux et nous. Re-cher. de la Vr., liv. 1, chap. 6.

  • Condillac 48 Trait des sensations

    habitants du petit monde comptent des sicles, est un instant pour nous 13. Cest donc une erreur de penser que tous les tres jugent ga-lement de la dure, et comptent le mme nombre dinstants. La pr-sence dune ide, qui ne varie point, ntant quun instant notre gard, cest une consquence, quun instant de ma dure puisse co-exister plusieurs instants de la dure dun autre.

    Table des matires

    13 La supposition de ces mondes fait comprendre que, pour les imaginer plus

    anciens les uns que les autres, il nest pas ncessaire dune ternit successive, dans laquelle ils aient t crs plus tt ou plus tard ; il suffit de varier les r-volutions, et dy proportionner les organes des habitants. Cette supposition fait encore connatre quun instant de la dure dun tre peut co-exister, et co-existe en effet plusieurs instants de la dure dun autre. Nous pouvons donc imaginer des intelligences qui aperoivent, tout--la-fois des ides que nous navons que successivement, et arriver en quelque sorte jusqu un esprit qui embrasse dans un instant toutes les connaissances que les cratures nont que dans une suite de sicles, et qui, par consquent, nessuie aucune succession. Il sera comme au centre de tous ces mondes, o lon juge si diffremment de la dure ; et, saisissant dun coup-dil tout ce qui leur ar-rive, il en verra tout--la-fois le pass, le prsent et lavenir. Par ce moyen nous nous formons, autant quil est en notre pouvoir, ide dun instant indivisible et permanent, auquel les instants des cratures co-existent, et dans lequel ils se succdent. Je dis autant quil est en notre pou-voir ; car ce nest ici quune ide de comparaison. Ni nous, ni toute autre cra-ture, ne pourrons avoir une notion parfaite de lternit. Dieu seul la connat, parce que lui seul en jouit.

  • Condillac 49 Trait des sensations

    Table des matires

    Chapitre V

    Du sommeil et des songes dun homme born lodorat

    Comment laction des facults se ralentit.

    Notre statue peut tre rduite ntre que le souvenir dune odeur ; alors le sentiment de son existence parat lui chapper. Elle sent moins quelle existe, quelle ne sent quelle a exist ; et proportion que sa mmoire lui retrace les ides avec moins de vivacit, ce reste de sen-timent saffaiblit encore. Semblable une lumire qui steint par de-grs, il cesse tout--fait, lorsque cette facult tombe dans une entire inaction.

    tat du sommeil.

    Or, notre exprience ne nous permet pas de douter que lexercice ne doive enfin fatiguer la mmoire et limagination de notre statue. Considrons donc ces facults en repos, et ne les excitons par aucune sensation : cet tat sera celui du sommeil.

    tat de songe.

    Si leur repos est tel, quelles soient absolument sans action, on ne peut remarquer autre chose, sinon que le sommeil est le plus profond quil soit possible. Si au contraire elles continuent encore dagir, ce ne sera que sur une partie des ides acquises. Plusieurs anneaux de la chane seront donc intercepts, et lordre des ides, dans le sommeil, ne pourra pas tre le mme que dans la veille. Le plaisir ne sera plus lunique cause qui dterminera limagination. Cette facult ne rveil-lera que les ides sur lesquelles elle conserve quelque pouvoir ; et elle contribuera aussi souvent au malheur de notre statue qu son bon-heur.

  • Condillac 50 Trait des sensations

    En quoi il diffre de la veille.

    Voil ltat de songe : il ne diffre de celui de la veille, que parce que les ides ny conservent pas le mme ordre, et que le plaisir nest pas toujours la loi qui rgle limagination. Tout songe suppose donc quelques ides interceptes, sur lesquelles les facults de lme ne peuvent plus agir.

    La statue nen saurait faire la diffrence.

    Puisque notre statue ne connat point de diffrence entre imaginer vivement, et avoir des sensations ; elle nen saurait faire entre songer et veiller. Tout ce quelle prouve tant endormie, est donc aussi rel son gard, que ce quelle a prouv avant le sommeil.

    Table des matires

  • Condillac 51 Trait des sensations

    Table des matires

    Chapitre VI

    Du moi, ou de la personnalit dun homme born lodorat

    De la personnalit de la statue.

    Notre statue tant capable de mmoire, elle nest point une odeur, quelle ne se rappelle den avoir t une autre. Voil sa personnalit : car, si elle pouvait dire moi, elle le dirait dans tous les instants de sa dure ; et chaque fois son moi embrasserait tous les moments, dont elle conserverait le souvenir.

    Elle ne peut pas dire moi au premier moment de son existence.

    A la vrit, elle ne le dirait pas la premire odeur. Ce quon en-tend par ce mot, ne me parat convenir qu un tre qui remarque que, dans le moment prsent, il nest plus ce quil a t. Tant quil ne change point, il existe sans aucun retour sur lui-mme : mais aussitt quil change, il juge quil est le mme qui a t auparavant de telle manire, et il dit moi.

    Cette observation confirme quau premier instant de son existence, la statue ne peut former des dsirs : car avant de pouvoir dire, je dsi-re, il faut avoir dit, moi, ou je.

    Son moi est tout--la-fois la conscience de ce quelle est, et le souvenir de ce quelle a t.

    Les odeurs, dont la statue ne se souvient pas, nentrent donc point dans lide quelle a de sa personne. Aussi trangres son moi, que les couleurs et les sons, dont elle na encore aucune connaissance ; elles sont son gard, comme si elle ne les avait jamais senties. Son moi nest que la collection des sensations quelle prouve, et de celles

  • Condillac 52 Trait des sensations

    que la mmoire lui rappelle 14. En un mot, cest tout--la-fois et la conscience de ce quelle est, et le souvenir de ce quelle a t.

    Table des matires

    14 Celui qui aime une personne, dit Pascal (c. 24, n. 14), cause de sa beaut,

    laime-t-il ? Non ; car la petite vrole qui tera la beaut, sans tuer la personne fera quil ne laimera plus. Et si on maime pour mon jugement ou pour ma mmoire, maime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualits sans cesser dtre. O est donc le moi, sil nest ni dans le corps, ni dans lme ? Et com-ment aimer le corps et lme, sinon pour des qualits qui ne sont point ce qui fait le moi, puisquelles sont prissables ? Car aimerait-on la substance de lme dune personne abstraitement, et quelques qualits qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On naime donc jamais la personne, mais seule-ment les qualits ; ou, si on aime la personne, il faut dire que cest lassemblage des qualits qui fait la personne. Ce nest pas lassemblage des qualits qui fait la personne ; car le mme homme, jeune ou vieux, beau ou laid, sage ou fou, serait autant de personnes distinctes ; et pour quelques qualits quon maime, cest toujours moi quon aime ; car les qualits ne sont que moi modifi diffremment. Si quelquun me marchant sur le pied, me disait : Vous ai-je bless, vous ? non ; car vous pour-riez perdre le pied, sans cesser dtre. Serais-je bien convaincu de navoir point t bless moi-mme ? Pourquoi donc penserais-je que, parce que je puis perdre la mmoire et le jugement, on ne maime pas, lorsquon maime pour ces qualits ? Mais elles sont prissables : et quimporte ? Le moi est-il donc une chose ncessaire de sa nature ? Ne prit-il pas dans les btes ? Et son immortalit dans lhomme nest-elle pas une faveur de Dieu ? Dans le sens de Pascal, Dieu seul pourrait dire, moi.

  • Condillac 53 Trait des sensations

    Table des matires

    Chapitre VII

    Conclusion des chapitres prcdents

    Avec un seul sens, lme a le germe de toutes ses facults.

    Ayant prouv que notre statue est capable de donner son attention, de se ressouvenir, de comparer, de juger, de discerner, dimaginer ; quelle a des notions abstraites, des ides de nombre et de dure ; quelle connat des vrits gnrales et particulires ; quelle forme des dsirs, se fait des passions, aime, hait, veut ; quelle est capable desprance, de crainte et dtonnement ; et quenfin elle contracte des habitudes : nous devons conclure quavec un seul sens lentendement a autant de facults, quavec les cinq runis. Nous verrons que celles qui paraissaient nous tre particulires, ne sont que ces mmes fa-cults, qui sappliquant un plus grand nombre dobjets, se dvelop-pent davantage.

    La sensation renferme toutes les facults de lme.

    Si nous considrons que se ressouvenir, comparer, juger, discerner, imaginer, tre tonn, avoir des ides abstraites, en avoir de nombre et de dure, connatre des vrits gnrales et particulires, ne sont que diffrentes manires dtre attentif ; quavoir des passions, aimer, har, esprer, craindre et vouloir, ne sont que diffrentes manires de dsi-rer ; et quenfin tre attentif, et dsirer, ne sont dans lorigine que sen-tir : nous conclurons que la sensation enveloppe toutes les facults de lme.

    Le plaisir et la douleur en sont le seul mobile.

    Enfin, si nous considrons quil nest point de sensations absolu-ment diffrentes, nous conclurons encore que les diffrents degrs de

  • Condillac 54 Trait des sensations

    plaisir et de peine sont la loi, suivant laquelle le germe de tout ce que nous sommes sest dvelopp, pour produire toutes nos facults.

    Ce principe peut prendre les noms de besoin, dtonnement et dautres, que nous lui donnerons encore ; mais il est toujours le m-me : car nous sommes toujours mus par le plaisir ou par la douleur, dans tout ce que le besoin ou ltonnement nous fait faire.

    En effet, nos premires ides ne sont que peine, ou plaisir. Bientt dautres leur succdent, et donnent lieu des comparaisons, do nais-sent nos premiers besoins, et nos premiers dsirs. Nos recherches, pour les satisfaire, font acqurir dautres ides, qui produisent encore de nouveaux dsirs. Ltonnement, qui contribue nous faire sentir vivement tout ce qui nous arrive dextraordinaire, augmente de temps en temps lactivit de nos facults ; et il se forme une chane, dont les anneaux sont tour--tour ides et dsirs ; et quil suffit de suivre, pour dcouvrir le progrs de toutes les connaissances de lhomme.

    On peut appliquer aux autres sens tout ce qui v