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Une chance à saisir CLAIRE BAXTER

Claire Baxter - Une Chance à Saisir

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Une chance saisir

CLAIRE BAXTER

2009, Claire Baxter. 2011, Traduction franaise : Harlequin S.A.

CHARLOTTE LUCAS

978-2-280-22486-4

1.

Comme ctait bon dentendre la voix de sa fille. Serrant le tlphone contre son oreille, Lonie se demanda ce qui lui avait pris de sinscrire des cours lautre bout du monde. Certes, ses enfants taient grands, ils taient mme majeurs, mais ils avaient encore besoin delle. Et rciproquement. Jamais elle navait t spare deux auparavant, du moins pas plus que le temps dune colonie de vacances.

Tu aurais pu te contenter de menvoyer un SMS, maman.

Je voulais simplement massurer que tu avais russi faire fonctionner la machine laver.

Maman, tes indications taient limpides. Ctait la seule raison de ton appel ?

Mais oui ! dit Lonie, mentant hontment.

Samantha avait toujours fait preuve dunegrande sensibilit. Enfant dj, elle percevait le moindre changement dhumeur de sa mre.

Eh bien pour tre honnte, je voulais surtout massurer que tu allais bien.

Mais oui, je vais bien. Pas la peine de tinquiter !

Et ton frre ?

Kyle va trs bien aussi. Il est aussi insupportable que dhabitude, mais je pense que nous devrions survivre jusqu ton retour. Il ny en a que pour trois mois. Et tu as bien mrit de prendre un peu de temps pour toi. Profites-en !

Plus facile dire qu faire.

Refoulant ses larmes, Lonie lui dit au revoir et se dirigea vers le petit balcon de son studio. La vue sur Nice se rsumait aux immeubles den face, mais ctait elle qui avait fait le choix dhabiter dans la vieille ville aux rues troites.

Elle avait prfr louer son propre meubl plutt que de loger dans la rsidence de lcole de langues, trop excentre pour profiter pleinement du charme de la ville. Avait-elle pris la bonne dcision ?

Lappartement, avec son coin cuisine et sa douche minuscule, semblait bien plus petit que sur la photo de lannonce internet.Quel contraste avec sa grande maison et son immense jardin en Australie ! Elle avait aussi t surprise par la coutume locale de pendre le linge aux fentres pour le faire scher. Elle ne se rsolvait pas exposer ses sous-vtements aux yeux des passants.

Parfois, elle touffait presque dans le petit appartement. Heureusement, il y avait le balcon !

Comme laccoutume, une vieille dame toute frle tait assise sur le balcon den face. Elle tait toujours trs lgante. Lonie se demandait pourquoi elle ne sortait jamais. Attendait-elle quelquun qui ne venait pas ?

Elle avait essay de lui sourire et de lui faire signe, sans rsultat. Aujourdhui, elle se dcida la hler :

Bonjour madame !

Elle eut en retour un imperceptible hochement de tte. Maigre progrs.

Lonie regarda la rue, se demandant quoi faire. Elle navait pas envie daller visiter la ville toute seule. Lors de ses prcdentes tentatives dexploration, mme munie dun plan, elle stait toujours perdue. Le sens de lorientation ntait pas son fort, mais, sa dcharge, elle navait jamais eu sen proccuper auparavant. Lorsquelle partait en vacances avec sa famille,elle sassurait surtout que chacun ait boire et manger, mette de la crme solaire et passe un bon moment.

Aujourdhui, les choses taient bien diffrentes. Mme lorsquelle parvenait sans encombre aux sites touristiques quelle voulait dcouvrir, elle navait personne avec qui partager cette exprience.

Ni mari, ni enfants. Pendant si longtemps, ils avaient t toute sa vie ; elle se sentait perdue sans eux.

Non seulement ses enfants lui manquaient cruellement, mais en plus elle se torturait en se demandant si elle avait eu tort de quitter lAustralie. Certes, elle avait toujours voulu voyager, et amliorer son franais. Mais elle stait marie avec Shane juste aprs le lyce, lavait second dans sa cration dentreprise, puis stait occupe de lui pendant sa longue maladie, tout en levant leurs enfants. Autant dire que les occasions avaient t rares !

Shane tait dcd depuis trois ans. Ses enfants faisaient leurs tudes luniversit. Elle tait seule, et enfin prte accueillir ce que le monde avait lui offrir. Dautant que lassurance-vie de Shane et la vente de sonentreprise de plomberie lui permettraient de vivre trs confortablement sans avoir travailler.

Venir en France et en tudier la langue Ce programme sduisant stait rvl plutt dcevant une fois concrtis. Le franais tait vraiment trop difficile apprendre. Ou peut-tre tait-elle trop vieille ?

Rsultat, elle avait du mal comprendre ce que les gens disaient autour delle. Comme les autres tudiants ne semblaient pas rencontrer ce problme, elle se sentait assez isole.

Et puis il y avait autre chose Elle avait imagin se faire des amis parmi les autres lves. Ctait compter sans la diffrence dge. Elle sentait bien que lorsquils lui proposaient de venir boire un verre avec eux, ctait par pure politesse. Ils ne la regardaient mme pas dans les yeux pour linviter.

Alors elle ny allait pas. De toute faon, elle aurait eu limpression de sortir avec des amis de ses enfants, ce qui laurait mise mal laise.

Jusquici, tous les Franais quelle avait rencontrs taient trs polis. Les commerants laccueillaient avec amabilit dans les boutiques, ce qui tait agrable, mais ils ne semblaient gure dsireux de faire la conversation. En Australie, tous les prtextes taient bons pourfaire la causette, mais ici, les habitants ne lui parlaient que si elle sadressait eux, et avec une certaine rticence.

Sauf lhomme qui tenait le petit caf quelle avait dcouvert la semaine prcdente. Elle stait aventure dans les rues troites, ou plutt les ruelles du Vieux Nice, lorsquune porte stait ouverte devant elle, laissant chapper un dlicieux arme et un flot de voix chaleureuses, qui lui avaient donn envie dentrer.

Il ny avait pas denseigne au-dessus de la porte vote, seulement une jardinire aux couleurs vives, accroche sous les persiennes vertes du premier tage. Mais les effluves de caf et les petites tables rondes serres les unes contre les autres lavaient irrsistiblement attire. Laccueil quelle avait reu lui avait fait aussi chaud au cur que le dlicieux expresso.

Jean-Claude, lhomme dun certain ge qui lavait servie, stait montr amical et ils avaient bavard, ce qui aurait suffi lui donner envie de revenir, mais elle avait galement apprci le jazz harmonieux qui sortait des haut-parleurs, les murs blanchis la chaux, et les tableaux qui lui avaient sembl trs anciens.

Diffrents journaux franais taient proposs la lecture et elle avait pass un moment les feuilleter, sattardant sur les quelques articles quelle arrivait presque comprendre. Puisquelle avait dcid de rester malgr tout Nice, pourquoi ne pas se donner comme objectif de progresser un peu chaque jour en franais ?

Enfilant une veste lgre, elle sortit de chez elle et se dirigea vers le caf. Bien sr, elle aurait pu tout simplement acheter les journaux et les lire chez elle, mais elle avait limpression de mieux sintgrer de cette faon.

En outre, cela passerait le temps. Aprs toutes ces annes soccuper des autres, elle avait rv davoir du temps pour elle. A prsent, elle ntait plus trop sre daimer cela. Peut-tre avait-elle trop lhabitude de se rendre utile ; or ici, personne navait besoin delle, ce qui tait une sensation trange.

Le caf tait bond et Jean-Claude navait pas le temps de bavarder. Lorsquelle arriva au prsentoir journaux, il ne restait que le plus difficile. Comprendre un mot sur vingt ne rendait pas la lecture trs distrayante.

Aprs avoir ouvert le journal en grand sur la table, elle but une gorge de caf et parcourut la pice du regard, se demandant si cette affluence tait habituelle. Elle faillitsursauter en voyant un homme trs sduisant lui sourire. Elle se retourna, mais non, il ny avait personne derrire elle. Ctait bien elle quil souriait.

Elle lui rendit son sourire. Elle se souvenait de lavoir dj vu ; la premire fois quelle tait venue, il tait install au bar, sur un tabouret, et elle navait pu sempcher de le remarquer. Il ne passait pas inaperu avec sa chemise blanche immacule et son pantalon noir parmi les clients habills de faon plus informelle. Elle supposa quil travaillait tout prs. Toutefois, autre chose attirait lattention sur lui, une prsence. Du charisme peut-tre ?

En tout cas, il la regardait toujours. Peut-tre croyait-il quils se connaissaient. Dans ce cas il se trompait. Elle posa son caf, prit ses lunettes dans son sac main et essaya de se concentrer sur sa lecture.

Elle y parvint plus ou moins, ne relevant la tte que toutes les dix secondes pour voir sil tait toujours l. Au bout dun moment, elle simposa de ne plus regarder avant davoir lu un article en entier. Le plus court conviendrait trs bien.

Toutefois, elle fut interrompue en plein milieu par une voix masculine. Relevant les yeux, elledcouvrit lhomme qui lui avait souri, encore plus beau de prs que de loin.

Plus g quelle ne lavait cru, il avait juste assez de fils blancs dans les cheveux pour sembler inoffensif. Les rides de sourire au coin de ses yeux chaleureux et rieurs lui confirmrent sa premire impression et elle lui sourit alors quelle navait pas compris un tratre mot de ce quil lui avait dit.

Elle repoussa en hte ses lunettes dans ses cheveux boucls et lui demanda de rpter. Sans que cela ne change quoi que ce soit.

Elle secoua la tte, lair dsol. Alors, compatissant, il la regarda en articulant exagrment.

Vous tes sourde ?

Oh, non ! dit-elle, comprenant enfin. Je suis australienne.

Dsol, lui dit-il en anglais. Je ny ai pas pens. Ce caf nattire pas les touristes dhabitude.

a ne mtonne pas. Je lai dcouvert par hasard. Il ny a mme pas denseigne.

Non. Nous prfrons garder le secret ! (Il fit un grand sourire.) Je ne dis pas a pour vous vexer.

Oh, non, je ne suis pas vexe. Dailleurs, je ne suis pas vraiment une touriste.

Ah bon, vous habitez ici ?

Temporairement. Je suis venue apprendre le franais. Donc, techniquement, je suis tudiante, mme si jai lair un peu vieille pour a. Les tudiants vous drangent aussi ? demanda-telle, certaine que quelquun qui avait le regard aussi ptillant ne pouvait qutre sympathique.

Pas du tout. Pas plus que les touristes, dailleurs, ajouta-til dun ton ferme. Ils sont indispensables lconomie et crent de nombreux emplois, je nai pas men plaindre.

Il indiqua la chaise face elle.

Je peux ?

Je vous en prie, dit-elle, ravie davoir de la compagnie.

Je suis all en Australie. Et en Nouvelle-Zlande aussi.

Eh bien, vous me battez. Je nai jamais vu la Nouvelle-Zlande. En fait, je navais jamais quitt mon pays avant de venir ici. Vous voyagez beaucoup ?

Plus maintenant. Jai des obligations qui rendent les voyages difficiles. Mais quand jtais jeune, je voulais voir le monde et jai voyag un peu partout. Je dormais dans des auberges de jeunesse ou chez des gens quejavais rencontrs. Cest comme a que jai appris langlais. Je faisais les vendanges, des petits boulots.

Elle aurait pari quil avait eu beaucoup de succs auprs des filles. Bien que parlant trs bien anglais, il avait un accent franais clairement identifiable et plus jeune, il avait d tre incroyablement sduisant. Une combinaison fatale.

Il pencha la tte.

Vous tes seule ?

Oui.

Lonie se demanda si elle commettait une erreur en rpondant ainsi, mais elle rejeta cette pense. Inconnu ou non, il ne semblait pas le moins du monde dangereux. De plus, il ignorait o elle habitait.

Il sembla remarquer son hsitation.

Je ne voulais pas vous dranger.

Non, vous ne me drangez pas du tout.

Jai remarqu que vous prfriez ce journal la dernire fois, lui dit-il en lui tendant le rouleau quil tenait la main. Il nest pas aussi dense que celui-ci. Et maintenant je vais vous laisser votre lecture.

Oh, trs bien.

Due de voir que leur conversation tournait court, elle se prsenta.

Au fait, je mappelle Lonie. Peut-tre vous reverrai-je ici ?

Il sourit et Lonie perut une lueur inhabituelle de dmotion, peut-tre ? Elle navait pas t remarque par un homme aussi beau depuis bien longtemps. Peut-tre jamais, dailleurs. Et ce sourire ! Si elle avait t plus jeune, ou si les circonstances avaient t diffrentes, elle en serait tombe par terre. Mais elle tait pouse et mre. Enfin, elle avait t une pouse et elle tait toujours mre. Elle avait pass lge.

De plus, elle tait assise.

Je lespre. Je viens souvent ici.

Mais ctait tout de mme un inconnu ; venait-elle de suggrer quelle avait envie de le revoir alors quelle ne savait rien de lui ? Qutait-elle en train de faire ?

Il lui tendit la main.

Je mappelle Jacques Broussard. Je suis un vieil ami du propritaire, dit-il avec un geste en direction de Jean-Claude. Nos familles se connaissent depuis des annes. Si vous voulez vous renseigner sur moi

Lonie lui serra la main et esquissa une mimique amuse.

Je me trompe ou vous venez de lire dans mes penses ?

La tlpathie ne fait pas partie de mes talents, dit-il avec un grand sourire. Mais vous avez lair dune femme raisonnable et une femme raisonnable se montre gnralement prudente quand elle parle un inconnu.

Oui eh bien, je mappelle Lonie Winters. Enchante. Et merci pour le journal. Javais un peu de mal avec lautre.

Cest comprhensible, et je vous en prie.

Quand il fut parti, Lonie resta assise un long moment.

Jacques Broussard, un nom trs franais. Elle sentait encore le contact de sa main sur la sienne, comme sil y avait laiss une empreinte.

La dernire fois quon lui avait serr la main, ctait lenterrement de Shane. Avant quelle ait pu sen empcher, des souvenirs de cette journe inondrent son esprit, bloquant toute autre pense. Plusieurs anciens employs de son mari taient venus la saluer et lui adresser leurs condolances. Sa gorge se serra tandis quelle revivait ce moment si mouvant lors duquel les gens qui avaient connu son mari avaient exprim leur admiration pour lui. Shane jouissait de lestime de tous ceux avec qui ilavait t en contact, en raison de sa probit et son engagement cent pour cent dans tout ce quil entreprenait.

Envers elle aussi il avait t dune loyaut indfectible, et elle sestimait heureuse.

Non seulement elle avait pous son premier amour, mais ils taient encore amoureux lun de lautre aprs vingt ans de mariage. Peu de couples pouvaient en dire autant.

Ils avaient eu le bonheur davoir deux enfants merveilleux qui leur avaient pargn les angoisses que certains de leurs amis avaient traverses. Leur famille tait soude et heureuse.

Cest pourquoi elle ntait jamais partie en vacances seule. Ils avaient partag de merveilleuses expriences, jamais trop loin de chez eux, au cas o Shane aurait t rappel par une urgence. Il aimait passer du temps avec sa famille, mais ne perdait jamais ses responsabilits de vue. Il les prenait au srieux, comme tout le reste, comme sa sant. Elle avait trouv injuste quavec toute lattention quil y avait port, il soit tout de mme tomb malade.

Elle avait fait de son mieux pour laider gurir, puis, lorsquil tait devenu clair quil ne gurirait pas, elle avait essay de le rendre heureux, ou du moins de lui apporter tout lerconfort possible. Elle avait fait beaucoup defforts et il lui en avait t reconnaissant. Jamais il ne protestait, jamais il ne se plaignait ; il la remerciait chaque jour pour ses sacrifices.

Sacrifices ? Pour elle ce ntaient pas des sacrifices. Rien ntait plus important ses yeux que de passer du temps avec Shane et de soccuper de lui plutt que de le confier une garde-malade professionnelle.

Que penserait Shane aujourdhui ? Elle avait abandonn ses enfants dans le but frivole dapprendre une autre langue. Et quoi cela lui servirait-il ?

Une fois quelle serait revenue de Nice, elle naurait certainement plus jamais loccasion de remettre les pieds en France.

Que faisait-elle ici, part dpenser du temps et de largent ?

Ou bien tait-elle la recherche de quelque chose ? De sa propre vie ?

Les larmes quelle avait retenues jusque-l emburent ses yeux et lune delles coula sur le journal que Jacques lui avait donn. Elle regarda la tche se diffuser sur le papier.

Il fallait quelle se ressaisisse. Shane tait mort depuis trois ans et dune manire gnrale elle se sentait bien. Ctait seulement certainesoccasions quelle se laissait submerger par les souvenirs. Elle avait une chance incroyable. Combien de femmes avaient la possibilit de faire exactement ce quelles avaient toujours rv de faire ?

Essuyant ses larmes, elle se souvint dune phrase de Jacques. Il avait remarqu quel journal elle avait prfr la semaine prcdente.

Il lavait observe et il en avait pris note pas littralement bien sr, mais tout de mme Elle ignorait si elle devait tre flatte ou sen inquiter.

Peut-tre, ainsi quil lavait suggr, devrait-elle se renseigner sur lui. Un regard Jean-Claude qui lui souriait suffit balayer ses doutes. Si Jacques lui avait propos de se renseigner sur lui, cest quil navait rien cacher. Et de toute faon, que risquait-elle discuter avec lui dans un lieu public ? Il ne sagissait mme pas dun rendez-vous.

Ainsi, il tait observateur. Elle ferait bien de limiter ; cela ne lui ferait pas de mal de commencer ouvrir les yeux sur le monde qui lentourait. Sa vie tait depuis trop longtemps confine au microcosme de sa famille proche.

2.

Le lendemain, lorsque Lonie rentra chez elle aprs les cours, elle nattendit pas de se laisser gagner par la claustrophobie, elle prit une douche et se changea, puis sobserva dans le seul miroir dont elle disposait. Un tout petit miroir. Toutes les femmes quelle croisait dans les rues taient lgantes, mme lorsquelles taient vtues de faon dcontracte. Par comparaison, elle se sentait mal fagote dans ses sempiternels shorts et T-shirts. Sam avait essay de la convaincre de renouveler sa garde-robe avant son voyage, mais elle stait contente dacheter quelques basiques au magasin le plus proche de chez elle. Elle navait jamais t intresse par la mode. Elle avait toujours eu des choses plus importantes en tte, des proccupations familiales, et de plus, personne ne se souciait de ce quelle portait. Elle faisait en sorte dtrenette et soigne, mais la mode navait aucune importance pour elle.

Cette fois pourtant, elle se regarda dun il plus critique. Peut-tre devrait-elle jeter un coup dil dans quelques boutiques ? Cela ne pourrait pas faire de mal.

En tout cas, elle avait eu la chance de ne pas prendre vritablement de poids avec les annes, dautant quelle ntait pas particulirement maigre au dpart. Elle avait toujours eu des formes. Elle avait bien pris quelques kilos un moment, mais elle les avait perdus au dbut de la maladie de Shane. Le voir souffrir lavait dgote de la nourriture et elle navait jamais vraiment retrouv son apptit. Elle ntait donc pas grosse, mais elle navait pas pour autant une silhouette parfaite. Loin de l.

Elle tait satisfaite de ses cheveux. La coiffeuse lui avait bien propos de teindre quelques racines grises, mais elle nen avait pas vu lutilit, songeant quelles ne se voyaient pas au milieu de ses cheveux blonds, et que ses boucles naturelles les dissimulaient.

Elle se mordit la lvre en pensant quelle aurait peut-tre d laisser la coiffeuse faire des miracles.

Mais pourquoi ? Etait-ce cause de Jacquesquelle sobservait soudain de manire aussi critique ?

Non !

Certes, elle esprait le revoir, mais seulement parce que ctait quelquun avec qui elle pourrait discuter. Quelquun damical. Alors quimportait si elle paraissait son ge ? Lui aussi avait des cheveux gris !

Mais pouvait-on vraiment comparer ? Les hommes vieillissaient diffremment des femmes et il tait magnifique.

Elle soupira. Sil tait assez superficiel pour trouver redire son apparence, eh bien, elle ne voulait pas de lui comme ami. Elle ny pouvait rien si elle avait plus de quarante ans, et de toute faon, il ny avait pas de mal cela ! Lonie poussa la porte du caf et fut rcompense par la vue de Jacques, dans une nouvelle chemise immacule, sa veste noire pose sur le dossier de sa chaise. Il se leva et lui fit signe.

Elle eut un petit soupir de soulagement. Au moins elle naurait pas dcider si elle devait ou non aller lui dire bonjour.

Bonjour Lonie.

Bonjour Jacques.

Seigneur, il tait encore plus beau que dans son souvenir. Etait-ce vraiment une bonne ide ?

Il sourit, dun grand sourire si sincre et si juvnile que son cur faillit sarrter. Et elle sut quelle ne pouvait plus tourner les talons.

Il installa une chaise ct de lui et laida galamment sasseoir.

Jai pens que nous pourrions lire le journal en mme temps. Sil y a un mot que vous ne comprenez pas, je pourrai vous lexpliquer.

Oh, mais vous ntes pas

Elle sarrta et sourit, touche par sa dlicatesse.

Merci. Cest une bonne ide. Je vous en suis reconnaissante.

Une fois quelle fut installe la table et que Jacques lui eut rapport un caf, Lonie mit ses lunettes de lecture. Puis elle vit Jacques faire la mme chose.

Elle sourit.

Cest agaant, hein ? Un signe de la vieillesse qui arrive grands pas !

Nous avons encore la vie devant nous.

Oh, je ne sais pas. Vous peut-tre, mais pour moi, le meilleur est pass.

Il eut lair surpris.

Pourquoi dites-vous cela ?

Parce que cest vrai. Je me suis marie, jai eu des enfants, maintenant jai plus de quarante ans et tout ce qui mattend cest

Avec un coup au cur, elle se rendit compte quelle ne savait pas ce qui lattendait.

Eh bien, des petits-enfants je suppose.

Il clata de rire.

Vous navez pas lge dtre grand-mre !

Eh bien, en thorie ce serait possible, mais en fait je naimerais pas que lun ou lautre de mes enfants fonde une famille tout de suite. Jespre quils finiront leurs tudes et prendront le temps de vivre avant de sinstaller.

Elle soupira et dtourna les yeux.

Ils vous manquent ?

Oui, ils me manquent beaucoup. Hier jai failli prendre la dcision de rentrer chez moi. Tout a (elle fit un grand geste vague), la ville, les cours, a ne me ressemble tellement pas. Je suis mre avant tout et jai du mal croire que jai laiss mes enfants se dbrouiller seuls pour venir mamuser ici.

Elle prit son tlphone dans son sac main et louvrit pour lui montrer une photo de Sam.

Voil Samantha, ma fille. Cest lane.

Il sourit.

Elle est trs jolie. Elle tient de sa mre.

Les yeux de Lonie sagrandirent un instant, puis elle se souvint que ctait le genre de choses que lon disait par politesse. Il avait raison, Sam tait trs jolie. Et adorable, ce qui ne gchait rien.

Elle hocha la tte et sourit firement.

Cest une fille gnreuse et pleine de vie. Elle fait des tudes dassistante sociale. Elle a toujours eu lambition daider les autres.

Vous avez d bien llever.

Oh non, cest son caractre. Mme la maternelle, elle tait bouleverse si un autre enfant tombait et sgratignait le genou. Son trait de caractre le plus fort, cest lempathie.

Elle aimait parler de ses enfants. Les tudiants de son cours de langue taient peine plus vieux que Sam et Kyle et ses proccupations de mre navaient gure dintrt pour eux. En revanche, cela ne semblait pas ennuyer Jacques.

Il lencouragea dun signe de tte alors quelle sortait la photo de Kyle.

Il ne vous ressemble pas beaucoup.

Cest tout le portrait de son pre au mme ge.

Shane tait tout le contraire de Jacques. Plus grand et plus maigre. Il tait rest le grand garon dgingand quelle avait connu au lyceBlond, le visage srieux. Ctait dailleurs son srieux qui lavait attire au dpart. Il ntait pas comme les autres garons.

Jacques lui jeta un regard interrogateur.

Vous avez t marie ? Mais vous ne ltes plus ?

Jai t marie Shane pendant vingt ans. Jusqu sa mort. Il y a trois ans.

Toutes mes condolances.

Elle hocha la tte.

Il a t malade pendant longtemps.

Elle but une gorge de caf et Jacques garda le silence un moment avant de rpondre.

Trois ans, ce nest pas si loin. Il doit encore vous manquer.

Oh oui !

Shane lui manquait encore et ce serait toujours le cas, mais elle ne se rveillait plus en pleine nuit, effare de constater son absence. Cela ne lui tait plus arriv depuis des mois. Elle avait mme enlev son alliance et lavait range soigneusement dans son coffret bijoux. Elle shabituait la solitude.

Cela me manque de ne plus pouvoir faire de projets avec lui, ou parler des enfants. Mais pour tre honnte, nous ne faisions plus de projets depuis longtemps.

Parlez-moi de votre fils, dit Jacques.

Elle retrouva le sourire, ce qui tait srement lintention de son interlocuteur.

Il est merveilleux lui aussi, bien que trs diffrent de Samantha. Cest un vrai garon. Il aime les films daction, le foot, les vires en voiture avec ses copains. Il rend sa sur compltement folle. Quand ils taient petits, il samusait la tourmenter avec des bestioles, des araignes, mais il admire beaucoup sa sur et il ne laisserait personne lui faire du mal.

Du moins physiquement, songea-telle part elle. Ni elle ni Kyle ne pouvaient empcher Sam de souffrir par la faute de ceux qui profitaient de son bon cur. Cela tait dj arriv et elle avait d constater son impuissance.

Soupirant, elle leva les yeux vers Jacques.

Et vous ? Mari ? Des enfants ?

Il hsita, puis sortit une photo de sa poche.

Mon fils, Antoine.

Oh mon Dieu, cest fou comme il vous ressemble !

La ressemblance tait accentue par le fait quil tait dans les bras de son pre. Elle se rendit soudain compte quil tait trop vieux pour tre port ainsi. Regardant une secondephoto, elle y vit Antoine tout seul, dans un fauteuil roulant.

Il est mignon. Quel ge a-til ?

Dix ans ; ces photos datent de lan dernier.

Et le fauteuil ?

Elle aurait pu lignorer mais ce ntait pas dans sa nature. Elle posa la question franchement parce que la rponse lintressait.

Spina-bifida. Il na plus de sensations dans ses jambes.

Je vois.

Et pour rpondre lautre question, dit Jacques en rempochant son portefeuille, jai t mari. La mre dAntoine est partie alors quil tait trs jeune. Nous avons divorc douze mois plus tard.

Lonie resta bouche be. Et elle le regarda un long moment.

Elle est partie ?

Il hocha la tte.

Elle ne pouvait pas supporter.

Comment cela ? Jimagine que vous aviez de laide ?

Oui, oui, fit-il avec un geste de la main. Ce ntait pas une question de tches quotidiennes, ctait

Il sinterrompit et sclaircit la gorge.

Ctait une perfectionniste. Tout dans sa vie devait tre parfait cent pour cent. A ses yeux, Antoine tait dfectueux.

Dfectueux ? rpta-telle, incrdule. Eh bien dans ce cas, si cest ce quelle pensait, mieux vaut en effet quelle soit partie.

Exactement.

Lonie soupira.

Donc vous tes seuls tous les deux maintenant ?

Nous vivons avec ma mre et mon frre. Cest plus pratique. Pour soccuper dAntoine, mieux vaut parfois plusieurs paires de bras, surtout maintenant quil est plus grand et plus lourd. Je ne pourrais pas moccuper de lui tout seul, et de plus, il faut que je travaille.

Oui, bien sr.

Au risque de sembler mlodramatique, je dois dire quil compte plus que tout pour moi.

Ce nest pas mlo. Je comprends parfaitement. Comme je vous lai dit, jai failli rentrer chez moi parce que mes enfants me manquaient trop.

Quest-ce qui vous en a empch ?

Serait-il surpris dapprendre que ctait lui ? Sans doute, mais ctait vrai. Pas parce quelle se faisait des ides son sujet, mais parce quecela lui avait fait beaucoup de bien dentrer en contact, mme de manire minime, avec une autre personne. Ctait un norme soulagement de penser quelle naurait pas supporter une complte solitude pendant toute la dure de son sjour.

Je ne voulais pas abandonner mes cours, dit-elle, ce qui ntait quun demi-mensonge. Je ne suis peut-tre pas trs doue, mais jai envie de mamliorer. Cest une trs bonne cole, avec des labos de langue, des supports audiovisuels modernes, mais je me sens un peu largue.

Il mit un grognement comprhensif.

Cest peut-tre une question dge. Si jtais plus jeune, je serais peut-tre plus rceptive. Jai appris le franais au lyce et je me dbrouillais bien, jai cru que ce serait la mme chose. Mais ctait il y a longtemps et jai tout oubli.

Elle soupira.

Si seulement je parlais aussi bien que vous parlez anglais !

Je suis sr que vous y arriverez. Il faut juste que vous pratiquiez dans la vie de tous les jours.

Il but une gorge de caf sans la quitter des yeux.

Les meilleures choses ncessitent de la pratique. Beaucoup de pratique.

Pourquoi voyait-elle un sous-entendu dans cette phrase parfaitement innocente ? Peut-tre parce quil avait soutenu son regard un peu plus longtemps que ncessaire ?

Elle rejeta cette pense absurde et se dit quil avait raison.

Il faut que jarrte de parler anglais et que jessaie de madresser vous dans votre langue. Le problme, cest que ds que jessaie de parler franais, les gens me sourient gentiment et me rpondent en anglais. Cest trs humiliant. Je suis vraiment trs mauvaise.

Non a nest pas humiliant, il faut le prendre comme un compliment.

Elle lui lana un regard sceptique.

Si, si, je vous assure. Ils sont contents que vous ayez fait leffort de parler dans leur langue et ils vous rendent la politesse.

Oh, dit-elle en riant, dans ce cas, comment pourrai-je pratiquer ?

Eh bien, avec moi.

Cest vrai ?

Oui.

Vous tes sr que je ne vous retarde pas ?

Pas du tout. Je viens toujours ici cette heure-ci.

Mais je vous empche de lire le journal. Je suis dsole.

Ne vous excusez pas. Cela ma fait plaisir de vous entendre parler de votre famille.

Vraiment ?

Eh oui. Allons-y, commenons. Il y a un article intressant en page deux. Dites-moi, en franais, ce que vous en pensez.

Ils lurent en silence pendant quelques minutes, puis discutrent de larticle. Grce aux encouragements de Jacques et leurs rires, Lonie cessa bientt dtre gne lorsquelle se trompait et elle se mit prendre plaisir lexercice, bien plus que lors de ses cours.

Ils continurent discuter, tantt en franais, tantt en anglais. Au bout dune heure, Jacques annona quil devait partir.

Due mais rsolue ne pas le montrer, Lonie lui demanda avec vivacit :

Vous repartez au travail ?

Il lui sourit.

Vous connaissez le restaurant La Bergamote ?

Non, je ne crois pas. Vous tes chef ?

Il fit non de la tte.

Non, je suis le propritaire.

Mais si vous possdez un restaurant, pourquoi venir prendre le caf ici ?

Cest une tradition. Jaime bien marcher un peu, et voir mon ami Jean-Claude. Et puis, cela fait du bien dchapper aux touristes pendant une heure ou deux entre le djeuner et le dner.

Sauf quaujourdhui, vous avez eu me supporter, dit-elle avec une grimace. Je vous promets que je vous laisserai apprcier votre caf en paix la prochaine fois.

Elle tait sincre, mais elle imaginait dj la solitude qui lattendait si elle navait plus Jacques avec qui discuter.

Non, protesta-til. Surtout pas. Jespre bien vous revoir la prochaine fois que je viendrai ici.

Se montrait-il simplement poli ? Elle lui lana un regard direct et il ne cilla pas. Soit il tait sincre, soit il tait champion de poker.

Alors demain aprs-midi ?

Eh bien, oui.

Je serai ananti si vous ntes pas l.

Elle clata de rire.

Ananti. Oui, cest a.

Elle apprciait sa gentillesse.

Dans ce cas, demain.

Il sourit.

Parfait.

Aprs avoir salu son ami au bar, il enfila sa veste. Elle ne put sempcher de remarquer combien il tait solide, masculin. On devinait travers sa chemise son torse fort et muscl.

Lonie ne stait jamais sentie aussi heureuse et dtendue depuis le dbut de son sjour.

Jacques sortit du restaurant en se demandant sil tait devenu fou. Habituellement, il attendait de bien connatre les gens avant de leur parler dAntoine. Quant son ex-femme, jamais il navait abord le sujet avec quiconque. Pourquoi donc stait-il ouvert ainsi Lonie ?

Il tait tonnamment facile de se confier cette femme. Au dbut de leur conversation, il avait seulement eu lintention de la mettre laise, mais finalement, cest elle qui lavait fait parler.

Enfin, pour tre plus juste, ils staient tous les deux livrs et il avait appris lexistence de son dfunt mari. Il ntait pas certain quelle soit remise de son deuil. Et cela avait t un vrai bonheur de lentendre voquer ses enfants, dontelle se montrait si fire. Ce quelle disait sur eux tait galement rvlateur de sa personnalit.

Il allait prendre plaisir aider Lonie apprendre sa langue.

***

Le samedi, Jacques marchait grandes enjambes vers le caf. Il avait retrouv Lonie chaque aprs-midi depuis trois jours, mais cette fois il tait en retard. Il allongea le pas encore un peu plus. Il ne voulait pas la rater. Au moment o il se trouva en vue du caf, il aperut Lonie qui sloignait dans la direction oppose.

Il lappela et se mit courir. Lorsquelle se retourna, elle ne semblait ni furieuse ni irrite comme il lavait craint, mais elle lui adressa un sourire rayonnant.

Je suis dsol, dit-il en la rattrapant, follement heureux de la voir. Je nai pas pu venir plus tt.

Il sarrta pour reprendre son souffle et Lonie lui toucha le bras dun geste plein de sollicitude.

Que sest-il pass ? Tout va bien ?

Son expression sincre le toucha profondment et le dconcerta.

Oui, oui, tout va bien. Vous avez eu mon message ?

Elle hocha la tte.

Jean-Claude ma dit que vous seriez retard. Ctait trs dlicat de votre part de tlphoner au caf. Comme il se faisait tard, jai pens que vous nauriez pas le temps de venir du tout.

O allez-vous ? Vous rentrez chez vous ?

Non, jhabite de lautre ct, rue Saint-Augustin, pas loin de la place Garibaldi.

Il songea quils avaient fait du chemin en une semaine. Au dpart, jamais elle ne lui aurait rvl o elle vivait ; et dailleurs ctait trs bien ainsi, il naimait pas lide que des personnes sans scrupules puissent tirer avantage de sa gentillesse. Aujourdhui, elle lui faisait confiance. Cette pense le fit tressaillir.

Jallais simplement me promener, dit-elle. Sans but particulier.

Puis-je me joindre vous ?

Bien sr, mais vous ne vouliez pas aller prendre un caf ? Vous navez pas besoin de retourner au restaurant ?

Il fit un signe ngatif de la tte et ajusta ses pas au rythme de ceux de Lonie.

Cest une de mes employes qui avaitun souci, expliqua-til finalement. Elle a des problmes avec son mari et elle vient juste de prendre la dcision de le quitter.

Oh ?

Pour la premire fois, il vit une ombre passer sur son visage. Peut-tre avait-elle du mal accepter que tous les mariages ne soient pas aussi longs ni aussi heureux que le sien ? Ctait pourtant la triste vrit.

Il sempcha de songer lchec du sien, pour ne pas gcher le plaisir de ce moment avec Lonie.

Il tait violent, dit-il. Elle a pris la bonne dcision.

Oh je vois ! Bien sr. Cest terrible, dit-elle, le front pliss. Mais pourquoi tiez-vous impliqu ?

Il haussa les paules.

Elle avait besoin que quelquun laide dbarrasser ses affaires de la maison pendant que son mari tait au travail. Et de trouver un endroit pour elle et ses enfants o il ne risquait pas de la retrouver.

Elle a des enfants ? demanda-telle avant de se mordre les lvres. Est-ce quelle a trouv o loger ?

Oui, elle est en scurit, maintenant.

Parfait. Cest vous qui lavez aide faire tout a ?

Il fallait bien que quelquun le fasse, dit-il en hochant la tte. Et cela ma pris plus longtemps que prvu.

Si vous voulez mon avis, je trouve que vous avez eu tout fait raison.

Elle hsita un instant.

Cest votre petite amie ?

Non ! Bien sr que non, je vous ai dit quelle tait marie.

Pour certaines personnes, ce nest pas un obstacle.

Pour moi a lest.

Elle lui jeta un regard dubitatif.

Vous ne me croyez pas ?

Bien sr que si. Mais je ne comprends pas pourquoi vous vous tes senti oblig de laider.

Il haussa les paules.

Elle na personne dautre.

Elle sourit et secoua la tte.

Vous tes quelquun de bien, Jacques.

Allons par l.

Gn de lavoir instinctivement guide par le coude, il attira son attention sur larchitecture baroque de lglise qui se dressait devant eux.

Il lobserva tandis quelle levait les yeux vers le btiment. Elle avait peut-tre plus de quarante ans, mais elle tait trs belle et elle ne sen rendait absolument pas compte.

Il lavait remarque la minute o elle tait entre dans le caf de Jean-Claude le premier jour ; debout sur le seuil, aurole par les rayons du soleil qui jouaient avec ses boucles blondes, elle tait tout simplement blouissante. Puis elle avait tourn les yeux vers lui, et la franchise de ce regard lavait dstabilis pendant quelques instants.

Elle navait pas une beaut classique, mais un visage expressif et plein de charme, un sourire sincre et des yeux aussi bleus que la Mditerrane, qui se rchauffaient lorsquelle mentionnait ses enfants.

Elle semblait surprise de se retrouver l, faire des infidlits son rle de mre. Apparemment, elle ne stait jamais vraiment accord de temps pour elle et elle avait largement mrit ces vacances. Tandis quils marchaient, il leva les yeux vers les faades aux couleurs chaudes.

Pourquoi avez-vous choisi de loger dans le Vieux Nice ?

Eh bien, cela me semblait plus pittoresque.Ces vieux immeubles, entasss les uns contre les autres, on dirait quils essaient de se hisser vers le ciel pour attraper un peu de soleil.

Jacques sesclaffa.

Cest vrai.

Mais ils sont trs jolis. Jadore les persiennes vertes. On dirait des paupires.

Des paupires ? Oui, peut-tre.

Cest color et trs gai.

Il hocha la tte.

Cest un quartier recherch maintenant. A une poque, ctait un lieu frapp par la pauvret et la dlinquance, mais cela a chang. Il y a eu dimportants travaux de restauration pour prserver larchitecture dorigine tout en encourageant les jeunes venir sy installer. Dailleurs, plus vous allez vers lest de Nice, plus la population est jeune.

Oh, fit Lonie en riant. Je ne le savais pas. Jaurais peut-tre d aller de lautre ct !

Lonie, il faut que vous arrtiez de parler de vous comme si vous tiez vieille !

Pourquoi ? a ne me drange pas !

Lui, cela le drangeait. Ctait une femme belle et chaleureuse et son ge navait rien voir l-dedans.

De plus, il ny a pas que des jeunes. Il y a aussi des gens qui ont pass toute leur vie ici.

Oui, jai vu des personnes ges. Il y a une vieille dame qui sassied toujours sur le balcon den face.

Ils continurent dambuler dans le labyrinthe de boutiques, de galeries dart et de bistrots. Lonie sarrta pour regarder un magasin qui vendait des jouets et des marionnettes fabriqus la main, puis ils se rendirent vers le quai des Etats-Unis o ils sarrtrent pour admirer la mer scintillante.

Ce ferry part pour la Corse, dit-il en lui montrant un navire jaune.

Elle hocha la tte, blouie par le soleil.

Est-ce que vous devez rentrer au restaurant maintenant ?

Il regarda sa montre en fronant les sourcils.

Oui, bientt. Mais jai le temps de vous raccompagner.

Avec plaisir, dit-elle en lui adressant un sourire rayonnant.

Est-ce que vous avez vu le march aux fleurs ? demanda-til alors quils faisaient demi-tour.

Non. Jen ai entendu parler, maisapparemment il faut y aller trs tt et jai des cours tous les matins.

Mme le dimanche ?

Non.

Alors vous devriez y aller. Le meilleur moment cest vers 6 heures du matin, avant que les touristes ne soient levs.

6 heures ! Daccord, je mettrai mon rveil et jessaierai dy aller.

Je pourrais passer vous prendre, si vous voulez.

Cest vrai ? Vous feriez a ?

Bien sr.

Lide de passer la matine avec elle le ravissait et le sourire quelle lui adressa lui rchauffa le cur.

Quelle charmante ide ! a me plairait beaucoup.

Il hocha la tte.

A moi aussi.

Il tait sincre. Cela faisait longtemps quil navait pas autant pris plaisir la compagnie dune femme. Il nen avait rencontr aucune comme Lonie depuis bien longtemps. Peut-tre jamais.

3.

De son petit balcon, Lonie faisait le guet lorsque Jacques arriva dans la rue Saint-Augustin juste avant 6 heures. Aprs avoir adress un sourire sa lve-tt de voisine, qui, tonnamment, lui rendit son sourire, elle ferma la porte et descendit en hte sa rencontre. Bonjour Lonie !

Un petit frisson de plaisir la parcourut en lentendant prononcer son nom et elle lui sourit.

Bonjour Jacques.

Elle mit ses lunettes de soleil et, se sentant plus jeune que jamais, elle le suivit en direction du march, tout en bavardant de choses et dautres. Par certains cts, elle avait limpression de le connatre depuis longtemps, mais tout ce quelle apprenait son sujet lui semblait nouveau, passionnant et mystrieux.

Elle dcouvrit quil tait amateur dart, et trsfier dartistes franais quelle ne connaissait que de nom.

Les Franais aiment les belles choses, dit-il.

Cest une gnralisation abusive, protesta-telle. Vous ne pouvez pas prtendre que les autres nationalits naiment pas les belles choses. En quoi les Franais seraient-ils diffrents ?

Il eut une expression pensive.

Je ne sais pas comment lexpliquer, mais nous sommes diffrents.

Elle se mit rire. Elle voulait bien le croire.

Je ne connais rien lart.

Mais vous devez bien savoir si vous aimez ou non un tableau ?

Jimagine, mais je nen ai jamais vraiment regard un.

Son expression horrifie la fit rire de nouveau. Cela allait tre amusant de dcouvrir les diffrences culturelles entre eux. Ce serait comme de tourner les pages dun nouveau livre. Il y avait tant dcouvrir.

Elle ne se rappelait pas avoir dj prouv une telle joie la perspective dune nouvelle amiti. A un moment, elle se mit presque sautiller avec un enthousiasme puril et elle secoua la tte en souriant.

Quy a-til ?

Rien. Cest juste que je ntais jamais sortie aussi tt et cest agrable. Jaime bien.

Et elle aimait tre accompagne, songea-telle. Il fallait quelle veille ne pas abuser de la gentillesse de Jacques. Il lui serait trs facile de suggrer dautres sites quelle aimerait visiter, mais il ne serait pas dlicat de le solliciter ainsi.

Lorsquils atteignirent le cours Saleya, les rverbres taient encore allums, mais une lueur rose au-dessus des toits annonait larrive imminente du soleil. Les auvents en toile stendaient devant Lonie. Partout des rayures. Jaunes et blanches, bleues et blanches, jaunes et vertes.

Les fleurs coupes embaumaient dans lair frais du matin, mais ce furent les fruits et lgumes magnifiquement prsents, ainsi que les talages dherbes et dpices, qui ravirent Lonie.

Je croyais quil y avait seulement des fleurs ! sexclama-telle. Regardez comment ces fruits ont t disposs ! Une vritable uvre dart.

Ils parcoururent tout le march, grand dune centaine dtals, dvorant tout des yeux, depuisles olives farcies bien dodues jusquaux poulets vivants.

Elle sursauta lorsquil lui posa la main dans le dos pour la guider hors de la foule, vers quelque chose quil voulait lui montrer.

Lonie essaya de minimiser la porte de sa raction. Elle avait t surprise, voil tout. Elle prit son temps pour composer un bouquet de lis jaunes et de marguerites blanches, avec quelques touches dorange et de violet, pour gayer son appartement. Le sourire aux lvres, elle rejoignit ensuite Jacques, qui lattendait sans montrer aucune impatience.

Il est magnifique, non ? Ce sera trs joli sur ma petite table !

Elle se mit marcher son ct, avec la conscience aigu de sa prsence, malgr laffluence et le bruit, et toutes les odeurs du march.

Elle aurait voulu quil la touche de nouveau afin de voir si le courant lectrique qui lavait traverse un peu plus tt tait seulement le fruit de son imagination. Elle navait pas ragi ainsi au contact dun homme depuis Eh bien en fait, jamais. Cela ne lui tait jamais arriv.

Elle ne se souvenait mme pas davoir prouv cela dans les dbuts de sa relation avecShane. Peut-tre sa mmoire lui faisait-elle dfaut ? Aprs tout, cela faisait longtemps que, de camarades de classe, Shane et elle taient devenus petits amis.

Oui, trs trs longtemps.

Et Jacques aurait certainement t horrifi sil avait su. Il ne se montrait aussi gentil avec elle que parce que ctait dans son caractre. Pour lui, elle ntait rien dautre quune femme entre deux ges qui essayait dapprendre sa langue. Il fallait tout prix quelle lempche de dcouvrir quil la troublait ce point.

Lorsquils en eurent assez vu, ils contemplrent un moment la haute faade jaune pass au soleil dune maison o avait vcu le peintre Henri Matisse au dbut du vingtime sicle.

Que diriez-vous de grimper sur la colline du chteau ? suggra ensuite Jacques.

Il y a un chteau l-haut ? demanda-telle en se tournant pour regarder dans la direction vers laquelle il pointait.

Non, plus maintenant. Il y en avait un autrefois. Il y a un parc et une cascade.

Jadore les cascades.

La monte est assez longue par lescalier. Si vous prfrez, nous pouvons prendre lascenseur.

Il faudrait savoir, vous me dites de ne pas me considrer comme vieille, mais vous sous-entendez que je suis impotente !

Pas du tout, dit-il en fronant les sourcils. Je nai jamais dit a.

Elle clata de rire en voyant son air constern.

Je vous taquine. Allons-y ! Mais je prfre marcher.

Tandis quils gravissaient la colline, Lonie admirait la vue imprenable sur Nice au-dessous delle. Une fois en haut, ils se dirigrent vers le belvdre et Lonie resta saisie par la vue, bouche be.

Ctait la premire fois quelle voyait le port, et elle fut stupfie par le nombre de yachts deux tages, joujoux de millionnaires, amarrs dans le petit port rectangulaire. Pour la premire fois depuis son arrive, elle prenait conscience quelle tait sur la Riviera, terrain de jeu des clbrits.

Tournant les yeux, elle admira les toits rouges de la vieille ville, et les montagnes au loin. Aprs un long moment enchanteur, Lonie soupira.

Je suis contente dtre monte. Cela valait la peine.

Elle regarda encore un peu le port, puis se dtourna.

Mme sil ny avait pas de chteau. Cest dommage, jaurais bien aim voir un vrai chteau franais.

Pour a, mieux vaut prendre la voiture, dit Jacques tandis quils se mettaient dambuler dans le parc.

Oui, je sais. Tant pis.

Que voulez-vous dire ?

Lonie stait arrte pour observer les enfants sur laire de jeux ; leurs rires rsonnaient jusqu elle tandis quils escaladaient une immense structure en corde. Elle se retourna vers Jacques.

Comment cela ?

Je ne comprends pas. Vous navez pas envie de faire dautres visites ?

Oh, si bien sr, mais je nose pas conduire du mauvais ct de la route et je nai pas le sens de lorientation. Et puis (elle secoua la tte) je naime pas faire du tourisme toute seule. Je sais, cest pathtique, ajouta-telle en levant les yeux au ciel.

Pas du tout, je comprends trs bien.

Il hsita un instant.

Je pourrais vous accompagner.

Comment ? Oh non. Vous tes trop occup. Vous ne pouvez pas.

Mais si. Mon personnel peut se dbrouiller sans moi pendant une journe. Il marrive de les laisser seuls lorsque je dois emmener Antoine un rendez-vous.

Mais l cest diffrent. Je ne veux pas que vous le fassiez juste pour moi.

Ecoutez, a me ferait plaisir, mais cest vous de voir.

Il leva les paules et plissa les yeux, bloui par le soleil.

Cest vrai ? Vous memmneriez voir un chteau ?

Oui.

Alors ce serait avec plaisir, dit-elle, tout excite. Cela ne fait rien si je rate une journe de cours demain.

Pas demain, dit-il avec une grimace. Jaurais d vous le dire. Demain je passe la journe avec Antoine. Je suis dsol mais je naime pas le dcevoir.

Oh ! fit Lonie avec un grand sourire pour masquer une dception dmesure. Bien sr. Pas de souci.

Vous tes due.

Mais non, je ne suis pas une enfant !Quand vous trouverez le temps, a mira trs bien.

Elle respira profondment. Sa dception venait-elle du report de lexcursion ou de la perspective de ne pas voir Jacques pendant deux jours ? Dans tous les cas, elle ne lui en voulait pas le moins du monde de vouloir passer la journe avec son fils. Au contraire.

Ils traversrent le parc, admirrent limposante cascade, et visitrent un muse reconstituant des ruines romaines, mais ce que prfra Lonie, ce furent les marches recouvertes de mosaques qui retraaient lOdysse dHomre.

Sam et Kyle auraient ador sauter sur ces pierres quand ils taient enfants, dit-elle en bondissant de lune lautre.

Il sourit tristement. Puis elle se souvint que son fils ne pouvait pas sauter et elle maudit son manque de tact. Elle se promit de tourner sept fois sa langue dans sa bouche lavenir. Blesser Jacques tait bien la dernire chose quelle souhaitait.

La matine tait dj avance lorsquils arrivrent une pelouse sur laquelle Lonie sassit et tendit les jambes. Elle navait pas lhabitude de faire autant dexercice.

Ouh, je devrais faire plus de sport !

Elle regarda Jacques sasseoir ct delle. Ctait un plaisir de lobserver se dplacer, avec lgance et fluidit, sans aucune gne ni maladresse. Puis elle dtourna les yeux, gne dtre aussi indiscrte.

Du coin de lil, elle laperut qui consultait sa montre et supposa quil devrait bientt repartir.

Venez djeuner La Bergamote, ditil soudain.

Elle cilla.

Vous tes srieux ?

Vous avez dautres projets ?

Non.

On est dimanche. Vous nallez pas djeuner seule un dimanche midi.

Le dimanche avait toujours t une journe familiale. Shane aimait ce repas partag et les enfants faisaient toujours en sorte dtre l, mme sils ne ltaient pas toujours pendant la semaine. Elle se demanda si Sam et Kyle allaient perptuer cette tradition en son absence. Elle espra que ctait le cas.

Non, elle navait aucune envie de manger seule. De plus, ce serait intressant de dcouvrir le restaurant de Jacques.

Merci, a me plairait beaucoup.

Parfait, dit-il avec un sourire dvastateur.

Il faut que jaille mettre ces fleurs dans leau, dit-elle, songeant quelle devrait aussi changer de vtements.

Elle tait vtue dun bermuda et dun T-shirt bleu marine et la veste en jean blanche quelle portait laube reposait maintenant sur lherbe ct delle. Elle ignorait si le restaurant de Jacques tait chic ou non, mais il faudrait probablement quelle shabille un peu mieux.

Pas de problme, je peux vous attendre.

***

La Bergamote tait un lieu la fois intime et anim. Lonie samusait observer la clientle distingue qui semblait apprcier le cadre raffin aussi bien que la bonne chre. En revanche, elle avait limpression de dparer dans un lieu aussi chic. Elle avait pass une jupe longue volants et un haut blanc prs du corps, les vtements les plus lgants quelle ait apports. Elle prit immdiatement la dcision de faire les boutiques ds le lendemain. La prochaine fois quelle viendrait djeuner La Bergamote, elle avait bien lintention de se fondre dans le dcor. Sil y avait une prochaine fois, bien sr. Elle esprait que ce serait le cas, car elle adorait lendroit.

Tout proche de la promenade des Anglais, le restaurant tait une longue pice troite, claire mme en plein jour par des appliques murales rtro, avec des banquettes couleur prune le long des murs et des tables et chaises de bois sombre. Un lieu lgant et raffin, qui donnait en mme temps une impression de robustesse. Un peu comme Jacques, finalement, songea-telle en souriant.

Elle le regardait se dplacer dans le restaurant, absolument magnifique dans son costume noir. Dcidment, quoi quil porte, il tait toujours aussi beau.

Elle pouvait bien se lavouer, elle ressentait pour Jacques une attirance quelle navait jamais prouve pour aucun homme. Jamais. Les frissons, les dcharges lectriques, les brusques sensations de chaleur, tout cela tait nouveau pour elle. Cependant, elle navait aucune intention davoir une histoire avec un autre homme. Elle avait t marie avec Shane pendant vingt ans ; il tait lamour de sa vie. Mme sil ntait plus l, elle avait ses souvenirs, et ils suffiraient lui rchauffer le cur pour le reste de sa vie.

Toutefois, ctait une rvlation de rencontrer quelquun comme Jacques et de dcouvrirquaujourdhui encore, elle tait soumise des pulsions. Car ctait de l que venaient ces sentiments. De simples pulsions.

Tout cela ntait quillusion, au contraire de sa vie avec Shane, qui avait t bien relle, et de sa famille qui lattendait en Australie. Ctait cela la ralit.

Pourtant, son amiti naissante avec Jacques comptait pour elle, et elle voulait la voir durer. Elle rendait son sjour Nice infiniment plus agrable. Visiter seule le march aux fleurs aurait t sympathique, mais beaucoup moins intressant quavec Jacques. Et puis il lui avait promis de lemmener visiter un chteau, une dlicate attention qui lavait surprise.

Si elle voulait prserver cette amiti, il faudrait quelle oublie son attirance envers lui. Hors de question de laisser ces stupides pulsions lui dicter sa conduite.

Je suis dsol de vous faire attendre, Lonie, dit Jacques en sapprochant enfin de sa petite table.

Ne vous inquitez pas. Je vois bien que vous tes occup.

Elle hsita, la tte penche sur le ct, tandis quil sasseyait.

Que faites-vous exactement ? Je veux dire, il y a dj un chef et un matre dhtel

Il rit.

Vous pensez que ma prsence est superflue ?

Non, a mintresse, cest tout.

Il haussa les paules.

Un restaurant est une entreprise. Elle a besoin dtre dirige. Il faut que quelquun se charge de recruter les bonnes personnes afin de maintenir une certaine qualit, de fidliser les clients, de payer les factures.

Bien sr. Je ny avais jamais song. Je ne connais aucun propritaire de restaurant.

Et puis, jaime rencontrer les clients. Nous avons des habitus, dont certains viennent depuis de nombreuses annes. Ce nest que politesse de les accueillir personnellement, de les assurer quils sont les bienvenus, vous ne trouvez pas ?

Oh, absolument. Vous disiez de nombreuses annes, depuis quand possdez-vous ce restaurant ?

Il est dans la famille Broussard depuis longtemps. Cest mon grand-pre qui la lanc, et il me la lgu sa mort. Cest lun des restaurants les plus rputs de la rgion.

Oh, cest merveilleux ! Vous devez en tre fier.

Il sourit et opina.

Je le suis. Et maintenant, quest-ce que vous voulez manger ?

Elle enfila ses lunettes. Elle avait dj consult le menu, mais elle ne savait que choisir.

Tout semble dlicieux. Jesprais que vous pourriez me suggrer quelque chose.

Il lui fit quelques recommandations, puis appela discrtement un de ses employs, qui sapprocha en hte.

Lonie sourit au serveur impeccablement habill et nona son choix en sefforant de bien articuler.

Voulez-vous que je commande du vin ? proposa Jacques.

Oui, je veux bien.

Jacques parla rapidement son employ qui repartit aussi vite quil tait venu.

Alors, dit Lonie, comment se fait-il quun homme aussi adorable que vous ne soit pas pris ? Vous ne vous tes pas remari ?

Non, dit-il aprs un long silence. Mais jai failli. Je nen ai parl personne. Ce fut un moment difficile.

Elle le croyait aisment. Daprs sonexprience, les hommes ne parlaient jamais de leurs histoires de cur, surtout quand elles taient douloureuses. Elle se redressa, dvore de curiosit.

Ctait il y a combien de temps ?

Il dtourna les yeux, puis la regarda de nouveau.

Quatre ans.

Comme elle avait t ridicule de croire quil navait jamais t tent de se remarier ! Il tait vident quil avait d avoir de nombreuses occasions : un homme aussi beau, qui avait, apparemment, tout pour lui, ne pouvait laisser indiffrent.

Il baissa les yeux et dplaa ses couverts de quelques millimtres.

Cela na pas march.

Puis-je vous demander pourquoi ?

Il la regarda dans les yeux.

Antoine.

Elle frona les sourcils.

Il ne laimait pas ?

Au contraire, il ladorait, dit-il avec un sourire amer. Il faut croire que mon fils na pas meilleur got que moi.

Alors ?

Eh bien, apparemment, elle me voyaitcomme un bon parti, si cest lexpression qui convient.

Lonie hocha la tte et se mordit la lvre, attendant la suite.

Lorsque je lui ai expliqu quaprs notre mariage, jaimerais que nous habitions tous les trois ensemble, Nice, avec Antoine, elle a trouv que ce ntait pas une si bonne affaire finalement. Je pense quelle avait espr quAntoine resterait avec sa grand-mre dans notre proprit dans larrire-pays tandis que nous vivrions tous les deux sans enfant Nice.

Oh, Jacques !

Elle ne put sempcher de lui prendre la main.

Je me dis que jai eu la chance de dcouvrir sa vraie personnalit avant quil ne soit trop tard. Mais pour Antoine, cela a t un crve-cur.

Elle avait mal pour eux deux.

Mais il na pas su pourquoi

Non, non ! sexclama-til, horrifi. Mais il a tout de mme t trs affect. Il tait dj attach elle, et persuad quelle deviendrait sa belle-mre.

Lonie pina les lvres.

Le pauvre chri.

Je ne peux pas permettre que cela se reproduise. Cest un garon trs sensible.

Levant son verre vin, il lexamina sous tous les angles, puis poursuivit.

Enfin, maintenant, il ny a aucun risque pour que cela arrive de nouveau. Je suis trop vieux pour penser me remarier. Jai t clibataire trop longtemps. Toutes les histoires que je peux avoir maintenant sont sans lendemain.

Il haussa les paules.

Antoine na pas besoin den tre au courant.

Le verre fit un petit bruit mat lorsquil le reposa sur la table. Comme sil mettait un point final la conversation. Avec un sens parfait de l-propos, le sommelier fit son apparition.

Aprs avoir got le sauvignon blanc, Jacques fit un signe de tte approbateur et on leur remplit leurs deux verres.

Lonie but une gorge et sourit.

Il est dlicieux. Excellent choix.

Jacques lui sourit.

Je pensais quil vous plairait.

Les histoires sans lendemain taient un mystre pour elle ; elle nen voyait pas lintrt. Mais il faut dire quelle avait eu de la chance.

Jacques avait ses raisons, parmi lesquellessa conviction quil agissait pour le bien de son fils. Mais tait-ce une bonne chose pour lui ? Elle nen tait pas sre. Elle trouvait triste quil nait jamais connu la satisfaction du mariage. Sa premire union ne comptait pas. Lonie navait pas le droit de porter un jugement sur son ex-femme sans la connatre, mais tout de mme ; quelle sorte de mre abandonnerait ainsi son propre enfant, et pour de telles raisons ?

Son entre arriva ce moment de ses rflexions. Lendive en tarte tatin avait t caramlise jusqu tre aussi sucre quune pomme, mais il demeurait une trace dacidit qui contrastait merveille avec le fromage de chvre crmeux.

Elle-mme ntait pas mauvaise cuisinire. Elle se souvenait des repas nourrissants et quilibrs quelle prparait elle-mme partir de produits frais, mettant un point dhonneur toujours avoir un plat chaud mettre sur la table lorsque son mari et ses enfants rentraient la maison.

Mais lorsque Shane tait tomb malade, la cuisine navait plus fait partie de ses priorits ; Sam et Kyle mangeait volontiers lextrieur et elle se contentait de sandwichs. Elle avait recommenc cuisiner depuis un an environ.Les enfants taient peut-tre grands, mais ils avaient toujours besoin de bonne nourriture prpare avec amour afin de russir dans leurs tudes, et elle tait dtermine les entourer de tous les soins maternels dont la maladie de Shane les avait privs. Elle comprenait enfin pourquoi la cuisine franaise avait si bonne rputation. Ctait la premire fois quelle entrait dans un restaurant en France et elle tait ravie. Pourtant, elle nen tait qu lentre.

Et puis, il y avait la compagnie. Elle coula un regard vers Jacques. Le simple fait de regarder ses mains tandis quil posait un morceau de pt sur une brioche grille la faisait frissonner.

a suffit , se repritelle. Elle devait se tenir sa dcision dignorer ses sentiments !

Il leva les yeux alors quelle le dvorait du regard.

Comment est votre entre ? demanda-til.

Merveilleuse. Mais vous le saviez, nest-ce pas ?

Elle sourit.

Merci de mavoir invite.

Je vous en prie.

Le regard de Jacques sattarda sur elle et elle frissonna de plus belle. Navait-elle donc aucun contrle sur ses hormones ?

Vous disiez que vous aviez tudi le franais au lyce Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de vous y remettre ?

Oh, vous savez, fit-elle en haussant les paules, je me suis marie avec Shane juste aprs avoir fini le lyce et le fait de fonder une famille primait tout le reste.

Quont dit vos parents du fait que vous vous soyez maris si jeunes ?

En fait, nous tions tous les deux lenfant unique dun parent clibataire. Je pense que cest dailleurs une des choses qui nous ont rapprochs au dpart, nous savions tous deux ce que traversait lautre. Bref, dans mon cas, mon pre a sembl plutt soulag. Je pense quil na jamais vraiment t laise lide dlever une fille seul. Ma mre est morte ma naissance.

Elle but une gorge de vin et attendit que lon dbarrasse leurs assiettes.

Mon pre a dmnag Sydney et il sest mis boire. Il avait toujours aim boire une bire de temps en temps, mais l, on aurait dit quil se sentait soudain libre et quil voulait en profiter. Un soir, il a travers la rue, mch, et une voiture la percut. Il est mort.

Cest affreux. Je suis dsol.

Elle eut un geste fataliste.

A cette priode, jtais enceinte de Sam, cela ma donn les moyens de surmonter le choc et de me tourner vers lavenir.

Elle prit le temps dadmirer les fins filets de loup poss sur un lit dlicat de lgumes marins dans un jus de citron et accompagns de fleurs de courgettes farcies. Ctait presque trop joli pour tre mang.

Et du ct de Shane ?

Elle releva les yeux. Ctait trange dentendre quelquun dautre prononcer le prnom de son mari disparu. Habituellement, les gens avaient peur daborder le sujet, craignant quelle ne seffondre en larmes. Dailleurs, ctait dj arriv, peut-tre avaient-ils donc raison dtre prudents. Mais maintenant elle pouvait entendre son nom sans se transformer en fontaine.

La mre de Shane tait cure, dit-elle en souriant. Je ntais pas assez bien pour son fils.

Je narrive pas y croire, dit Jacques. Impossible.

Elle rit de le voir si indign.

Le mariage ntait pas ce quelle souhaitait pour son fils de dix-sept ans. Et je vousle dis, si Kyle mavait fait le coup, je naurais pas t ravie.

Mais finalement cela a march pour vous deux ? Vous tiez heureux ?

Oh, oui ! Mais je ne peux pas nier que cela ait t dur au dbut. Shane suivait sa formation de plombier, et je devais travailler pour subvenir nos besoins. Jai toujours voulu tre infirmire, mais nous navions pas les moyens de payer mes tudes.

Elle sourit.

Mais ensuite jai trouv un poste dans une cole primaire, pour aider linstitutrice, et jai ador le travail avec les enfants.

Est-ce que vous avez repris des tudes plus tard ?

Non. Nous avons eu nos enfants jeunes et jai aid Shane monter son entreprise. Je navais plus de temps.

Quy a-til dautre que vous auriez voulu faire mais que vous navez jamais pu raliser ?

Oh, javais un tas dautres rves, mais je ne les regrette pas vraiment.

Elle rflchit un instant puis leva les yeux au ciel.

Des trucs de fille de cet ge-l. Et bien sr, javais envie de voyager. Je me sens unpeu bte de quitter mon pays pour la premire fois mon ge.

Mais vous allez pouvoir vous rattraper, non ? Faire dautres voyages ?

Mmm, peut-tre.

Il frona les sourcils.

Ne me dites pas que les Franais vous ont rebute !

Oh, non, cest juste que jai le mal du pays, vous savez. Ici, tout le monde a t trs gentil et je suis ravie de rester jusqu la fin de mes cours, mais les enfants me manquent. Et ils ont encore besoin de moi. Ils ne devraient pas avoir se proccuper de toutes les corves mnagres, ils ont mieux faire de leur temps.

Si vous faites tout leur place, ils napprendront jamais !

Je sais, mais ils ont encore le temps dapprendre. Et moi jaurai encore le temps de voyager par la suite.

Il secoua la tte, sans dsapprobation.

Je parie que vous ragiriez de la mme manire si on parlait de vous et dAntoine, dit-elle.

Il rit.

Vous avez raison.

Un clair de couleur attira son attention etelle aperut un homme trs sduisant vtu dune chemise jaune qui sapprochait de leur table. Jacques se leva pour le saluer et elle comprit quil sagissait dun ami. Franois travaillait dans le cinma.

Il leur demanda sil pouvait se joindre eux, et il aurait fallu se montrer dune extrme impolitesse pour refuser. Elle masqua donc son irritation et sourit comme si ctait une excellente ide.

Au bout dun moment, elle oublia son agacement et commena samuser. Franois ne parlait pas anglais et comme elle ne voulait pas demander Jacques de jouer les interprtes en permanence, il fallait quelle se concentre.

Elle dcouvrit que Franois tait producteur de films et il lui raconta quelques anecdotes sur des acteurs connus lors de leurs sjours dans le Sud de la France. Il lui posa dinnombrables questions sur lAustralie, lair sincrement intress. Lorsque lle flottante arriva, elle eut limpression davoir beaucoup plus progress que pendant ses cours.

Jacques souriait en serrant les dents. Franois mettait leur amiti rude preuve et si le repas ne se terminait pas rapidement, il risquait de faire quelque chose quil regretterait.

Le physique de Franois lui avait toujours permis dobtenir tout ce quil voulait et par le pass, cela lavait amus de regarder son charme oprer, en particulier auprs de femmes impressionnables. Comme Lonie. Cependant, la scne qui se droulait sous ses yeux navait cette fois rien damusant.

Lonie semblait subjugue par les paroles de Franois, que Jacques coutait peine. Ses anecdotes ntaient pas nouvelles et il avait du mal supporter la faon dont Franois se penchait vers Lonie, avec cet air captiv, parce quil savait que a ntait quun jeu pour lui. Il navait pas envie de lentendre rire ces anecdotes cules. Et il navait aucune envie de la voir souffrir par la faute de Franois.

Lorsque son soi-disant ami annona quil raccompagnerait Lonie chez elle, comme si personne navait son mot dire, Jacques linterrompit brusquement.

Ce nest pas la peine, dit-il schement.

Il savait exactement ce qui allait se passer et il ferait tout pour lempcher.

Jai prvu de la raccompagner, dit-il Franois.

Oh, mais vous mavez dj consacr tellement de temps aujourdhui, dit Lonie ensouriant. Je suis sre que vous tes trs occups tous les deux et je suis capable de retrouver mon chemin toute seule.

Jacques lana un regard davertissement son ami.

Je ne suis pas trop occup et je vais rentrer pied avec vous.

Franois fit mine davoir le cur bris et Lonie avait encore le sourire aux lvres lorsquils sortirent du restaurant pour emprunter la promenade des Anglais. Elle tait si belle avec ses yeux bleus qui scintillaient et ses boucles souleves par la brise marine.

Eh bien, on ne sennuie pas avec votre ami !

Mmm.

Elle le dvisagea avec curiosit.

Quy a-til ? Vous ne laimez pas ? Je croyais que ctait un ami.

Oui, jusqu aujourdhui.

Oh !

Elle dtourna les yeux, mais il eut le temps dapercevoir la stupfaction sur son visage et il se maudit davoir ainsi gch sa bonne humeur. Si quelquun avait besoin de rire et de se changer les ides, ctait bien Lonie.

Il soupira en silence et mit les mains dans ses poches, esquivant les nombreux passants.

Franois est un vrai tombeur.

Elle se tourna vers lui.

Ah bon ?

Il soupira de nouveau, plus fort cette fois.

Je vous dis cela pour que vous vous mfiiez de lui.

Moi ? Pourquoi moi ?

Il flirtait avec vous.

Elle clata dun rire bref.

Flirter avec moi ? Voyons Jacques, vous tiez l, vous avez bien vu quil ne faisait rien de tel.

Mais si, insista-til.

Elle frona les sourcils.

Il me parlait, cest tout. Nous discutions tous les trois.

Lonie, je connais bien Franois. Je le connais depuis des annes. Je vous dis la vrit. Il voulait vous raccompagner dans lespoir de coucher avec vous.

Elle devint cramoisie. Elle tait adorable ainsi, et il eut envie de la prendre dans ses bras, mais il se retint. Avec difficult.

Ce nest pas drle. Pourquoi dites-vousa ? Franois est trs sduisant. Pourquoi sintresserait-il une vieille comme moi ?

Choqu, il lui prit le bras et lobligea lui faire face.

Lonie, arrtez ! Vous tes une belle femme ! Trs sduisante. Nimporte quel homme

Il lenveloppa brusquement de ses bras et lattira contre lui, sans dtacher le regard de ses lvres roses. Sans rflchir, il se pencha vers elle puis se rendit compte quelle le repoussait. Il secoua la tte pour sclaircir les ides.

Je suis dsol, dit-il en laissant retomber ses bras. Je ne voulais pas

Elle le regarda dans les yeux.

Vous vous me trouvez sduisante ?

Bien sr. Vous tes une femme adorable et vive. Je ne serais pas humain si je rsistais votre charme.

Elle ferma la bouche et il la vit dglutir avant de poursuivre.

Je croyais que nous tions amis.

Cest le cas.

Oui, mais seulement amis.

Il hsita.

Si cest ce que vous voulez.

Je suis veuve, Jacques. Vous le savez.

Il hocha la tte.

Je sais.

Je je nai jam

Elle bgaya encore quelques syllabes, puis sinterrompit, lair confuse.

Je suis dsol. Je ne voulais pas vous bouleverser.

Je ne veux pas que vous vous fassiez des ides sur moi.

Non.

Il voulut la rassurer en lui posant la main sur lpaule, mais elle se dtourna.

Je crois que je vais rentrer toute seule.

Lonie, attendez !

Elle secoua la tte et partit rapidement le long du front de mer.

Il la regarda sloigner, se demandant sil devait la suivre. Mais il ne voulait pas avoir lair de la harceler. Surtout pas.

Quel idiot, songea-til en repartant vers le restaurant.

Il avait tout gch. Mais ctait la faute de Franois. Avec un soupir, il se dit quil aurait de la chance si elle voulait bien encore lui adresser la parole.

4.

Lonie se rveilla en sueur, son T-shirt remont jusqu la taille. Pendant quelques instants, elle resta immobile, les yeux grands ouverts dans lobscurit, peinant retrouver son souffle. Elle avait rv dun autre homme que son mari. Un rve comme jamais elle nen avait fait. La culpabilit la rongeait. Elle naurait pas d tre en train de revivre la sensation des mains de Jacques sur sa peau, un souvenir aussi vif que si cela stait rellement produit.

Dieu sait do son imagination tirait tout cela, car elle navait jamais vcu une telle passion avec Shane. Cela devait provenir de ses lectures.

Faire lamour avec Shane tait quelque chose de tendre et de rassurant, lunion de deux personnes qui connaissaient lautre aussibien queux-mmes. Il ny avait pas eh bien pas de passion.

Et cela ne lui avait jamais manqu.

Elle sortit de son lit, lissa le grand T-shirt qui lui descendait mi-cuisse et alla dans la petite cuisine se servir un verre deau frache.

Elle songea au moment o Jacques avait failli lembrasser aprs le djeuner.

Quel choc ! Elle navait absolument pas souponn que lattirance quelle ressentait tait rciproque ! Pendant quelques instants, elle avait failli cder ses satanes pulsions.

Mais elle avait trouv la force de rsister, pour prserver leur amiti.

Vraiment ? Une petite voix lui disait que son refus avait plutt t dict par la peur.

Elle soupira, puis alla ouvrir la porte-fentre pour arer un peu. La petite voix lui soufflait quelle aurait d pressentir ce quil prouvait pour elle, quune femme devait savoir ce genre de choses.

Eh bien, pas elle. Elle navait jamais eu de relation avec un autre homme que Shane et ils taient presque des enfants quand ils staient rencontrs.

Elle avait pourtant d sapercevoir quil se passait quelque chose entre Jacques et elle,continuait la petite voix. Plusieurs signes lui avaient indiqu que sa fminit en sommeil stait rveille.

Dire quelle navait jamais regard un autre homme en plus de vingt ans ! Et quelle ne stait pas plus pos la question de savoir si elle tait sduisante ou non. Elle savait que son mari laimait et cela lui suffisait.

Elle sventa avec une carte postale quelle avait achete pour Kyle mais pas encore crite.

Etait-ce son imagination ou la nuit tait-elle plus chaude que dhabitude ? Peut-tre tait-ce une bouffe de chaleur ? Une cruelle plaisanterie du destin pour lui rappeler quelle avait pass lge de toutes ces fadaises ?

Et que penserait Shane ?

Elle alla sappuyer contre la fentre. La nuit tait moins noire que chez elle. Mais justement, elle ntait pas chez elle. Sinon elle naurait jamais rencontr Jacques, ni dcouvert combien elle tait nave.

Elle naurait pas dcouvert ce que cela faisait de sentendre dire quelle tait sduisante. Elle frissonna ce souvenir. Une femme adorable et vive, avait-il dit. Ce compliment lui avait fait un bien fou.

Elle laissa la brise nocturne rafrachir sapeau brlante. Elle se souvint du dsir quelle avait lu dans les yeux de Jacques et posa un doigt sur ses lvres, imaginant ce quaurait t son baiser.

Les secondes scoulrent et elle secoua la tte, comme pour se moquer delle-mme. Il tait temps de retourner se coucher, en esprant que cette fois elle ne rverait pas.

***

Jacques poussait le fauteuil dAntoine entre les rosiers et les buissons de lavande de sa mre. Ctait leur promenade habituelle du lundi matin, un moment privilgi auquel il tenait particulirement. Ctait aussi le seul jour de la semaine o sa mre pouvait faire la grasse matine et elle le mritait, avec tout ce quelle faisait pour eux. Avec laide de son frre, il soccupa dAntoine et prpara le petit djeuner en discutant avec son fils. Ce serait bientt lheure de lcole. Il installa le fauteuil prs du banc au bout du jardin et sassit ct de son fils. Cette semaine, il tait distrait. La prochaine fois quil verrait Lonie, il sexcuserait et si elle lui pardonnait, il se montrerait plus prudent lavenir. Il aimait sa compagnie et esprait avoir dautres occasions de lui parler dAntoine.

Il y avait quelque chose dapaisant chez elle. Peut-tre cause de sa srnit joyeuse. Aucune trace de la piti ni de la gne qui se lisaient habituellement sur le visage des gens qui il parlait dAntoine. De la sollicitude, oui, mais pas de piti.

Lorsquil tait avec elle, sa vie prenait un sens. Sil avait pu choisir une mre pour Antoine, il aurait voulu une femme comme Lonie.

La culpabilit ltreignit. Aurait-il d faire plus defforts pour persuader son ex-femme de rester ? Une thrapie familiale aurait-elle pu les aider ? Ou peut-tre quil aurait d la convaincre de rester en contact avec eux afin quAntoine connaisse au moins sa mre ?

Il stait souvent demand sil navait pas accept son dpart un peu trop vite, parce que ctait plus simple pour lui ainsi. Elle pouvait se montrer terriblement exigeante et la vie de couple stait rvle bien plus complique que ce quil avait imagin. Quoi quil fasse, ce ntait jamais assez bien pour elle. Du coup, il avait ressenti un certain soulagement son dpart.

La voix dAntoine interrompit le cours de ses penses.

Tu dors ?

Non.

Alors de quoi je parlais ?

Il soupira.

Je ne tcoutais pas. Excuse-moi. Quest-ce que tu disais ?

Lorsque Antoine eut rpt son histoire, Jacques sourit, bouriffant les cheveux de son fils.

Cest lheure de lcole. Il faut y aller.

Il porta son fils du fauteuil la voiture puis se mit au volant. Durant le trajet, ils discutrent voitures, lune de leurs passions communes. Jacques avait promis Antoine quil aurait un vhicule adapt et quil pourrait conduire quand il en aurait lge.

En attendant, Antoine dvorait les magazines automobiles ; il changeait presque chaque jour de modle prfr et tenait immdiatement son pre au courant.

Aprs avoir dpos Antoine lcole, o il tait aid par une auxiliaire de vie, Jacques retourna au vignoble pour tudier les finances avec Bertrand.

Il aimait la journe du lundi, la seule o il pouvait aller chercher son fils la sortie delcole et couter ses anecdotes alors quelles taient encore fraches.

Son fils tait toujours de bonne humeur, mais tait-il heureux ? Jacques avait limpression de lavoir priv de quelque chose en ne se remariant pas.

Mais aprs le fiasco avec Hlne, il refusait de prendre de nouveau le risque de voir son fils souffrir. Il ne pouvait se permettre le luxe de faire des erreurs. Antoine tait trop important ses yeux. Quand il avait une aventure, ctait avec des femmes qui ne souhaitaient pas sengager et dont il ne parlait pas son fils.

Lonie ntait pas comme cela et il esprait ne pas lui avoir fait peur. Il avait lintention de se racheter, si elle le voulait bien.

Elle mritait de profiter de son sjour. Cette femme navait jamais pens elle-mme, et il enviait son mari et ses enfants qui avaient t entours de son affection et de sa sollicitude. Il ne doutait pas quelle les ait rendus heureux. A prsent il tait temps que quelquun songe son bonheur elle.

Ce ne serait pas lui. Lonie rentrerait en Australie dans quelques semaines. Mais en attendant, il pouvait au moins gayer la fin de son sjour, tre lami dont elle avait besoin.

***

Une semaine plus tard, Lonie se flicitait de son habilet. Elle avait russi viter Jacques en ne venant au caf quaux heures daffluence du restaurant. Jean-Claude lui avait adress quelques regards tonns en la servant, mais il ne lui avait pas pos de question. Certes, elle aurait pu choisir un autre quartier gnral, les cafs ne manquaient pas dans la vieille ville, mais celui-l tait prs de chez elle et elle sy sentait bien, songea-telle en reposant le journal sur ltagre.

Sur le seuil, elle seffaa pour laisser entrer un couple g. Le sourire aux lvres, elle sortit dans le soleil et se trouva nez nez avec Jacques, appuy contre le mur den face.

Qui lattendait.

Son estomac se serra. Elle se rendit compte quel point sa simple prsence physique lui avait manqu.

Lonie, dit-il dune voix douce qui la fit frissonner.

Il lui tendit un bouquet de fleurs aux teintes orange, si chaleureuses quelle ne put sempcher de sourire.

Vous tes all au march.

Oui, je me suis souvenu que vous aimiezles couleurs chaudes. Je peux marcher avec vous ?

Je eh bien oui. Je rentrais chez moi.

Il hocha la tte.

Vous mavez vit.

Mais non.

Puis elle se reprit. Elle ne pouvait nier lvidence.

Cest vrai, je vous ai vit.

Je regrette que cela vous ait sembl ncessaire. Je ne veux pas que vous ayez peur de moi, Lonie.

Oh non, je nai pas peur de vous, cest juste que je nai pas envie de a.

Jacques fit la grimace.

Je navais pas lintention de vous embrasser. Cest Franois, et la manire dont il flirtait avec vous. Je a ma mis et en colre et je je suis dsol.

Il avait lair si contrit quelle se mordit la lvre pour ne pas rire.

Jaccepte vos excuses.

Alors, pouvons-nous tout oublier ?

a, elle nen tait pas sre. Malgr ses efforts, elle avait continu rver de Jacques, de son dsir pour elle.

Je vous promets que vous naurez plus craindre que cela se reproduise. A moins que vous ne changiez davis, ajouta-til malicieusement.

Changer davis ? Non, dit-elle en rougissant.

Jacques inclina la tte.

Vous croyez que vous ne pourrez jamais vous remettre de votre mari ?

Elle fut bouche be.

Me remettre ! sexclama-telle. Ce nest pas une maladie, je nai pas men remettre. Et je ne le souhaite pas. Il fait partie de moi, de mon identit.

Je suis dsol, je me suis montr maladroit, je suis un imbcile.

Cest parce que vous ne comprenez pas.

Non, mais jaimerais comprendre ce qui vous empche daller de lavant. Expliquez-moi.

Par aller de lavant, suggrait-il de faire ce dont elle avait rv toutes ces nuits ? Oh, elle ne pouvait mme pas limaginer !

Mais je vais de lavant. Jai commenc faire des choses nouvelles, comme ces cours de langue.

Mais vous comptez rester seule le reste de votre vie ?

Pour tre honnte, je ny ai jamais song.Javais atteint un tel niveau dintimit avec mon mari, nous nous connaissions si bien ! Ce genre dhistoire met du temps se construire.

Bien sr.

Je ne crois pas avoir le courage de tout recommencer avec quelquun dautre.

Elle sentit Jacques hsiter.

Toutes les relations ne sont pas toujours du long terme. Parfois, cela peut tre lger, pour se faire du bien, samuser, sans sinvestir motionnellement.

Se faire du bien, rpta-telle en rougissant. Samuser. Je ne sais pas. Je crois que je me sens toujours marie Shane.

Cela ntait plus vrai depuis quelque temps, mais elle voulait que Jacques cesse dvoquer des aventures sans lendemain, intenses et passionnes. Elle ne voulait plus y penser. Cela lui faisait peur.

Aprs un silence, il changea de sujet ;

Et si on faisait cette excursion demain ? Aprs la visite du chteau, je connais un endroit superbe o nous pourrions djeuner. Le propritaire est un ami.

Une fois quils eurent tout organis, Lonie remonta chez elle, ravie de se dire quelle naurait pas passer le reste de son sjour seule.

Jacques avait raison de la pousser aller de lavant. Que deviendrait-elle lorsque ses enfants seraient partis ?

De retour en Australie, elle sefforcerait de se faire de nouveaux amis. Peut-tre grce une association ou un club. Sam la poussait depuis longtemps entreprendre des activits pour elle.

Sortant la cruche quelle voulait utiliser comme vase, elle se rendit compte quil y avait trop de fleurs et que le bouquet ny tenait pas entirement.

Prise dune soudaine inspiration, elle spara le bouquet en deux, en mit une moiti dans leau et remballa lautre. Puis elle sortit dans la rue, entra dans limmeuble den face et trouva la porte de lappartement quelle cherchait. Elle hsita quelques secondes, puis frappa.

La porte souvrit. Lonie tendit les fleurs et se prsenta.

La vieille dame semblait abasourdie, mais elle la fit entrer. Aprs stre prsente son tour, Mme Girard se prcipita dans la cuisine avec les fleurs, laissant Lonie au milieu de la pice. Lappartement tait plus grand que le sien, avec une chambre et une cuisine spares.

Elle fit un pas en direction du balcon et regarda en face. Ctait drle de voir son appartement sous ce nouvel angle.

Puis une photographie attira son regard : un homme de lge de Mme Girard. Des fleurs sches avaient t glisses dans le cadre en filigrane dargent. Lonie dcouvrit plusieurs autres photos du mme homme dans diverses poses, un mariage, un portrait de famille. Toute une vie de souvenirs.

Mon mari, dit Mme Girard en apportant le vase rempli de fleurs. Il est mort.

Aprs avoir hoch la tte avec compassion, Lonie dclara :

Moi aussi jai perdu mon mari.

Venez vous asseoir, nous allons discuter un peu, proposa son htesse.

Lonie sexcuta et en quelques minutes, elle dcouvrit que malgr des expriences diffrentes, elles avaient beaucoup en commun. Cela faisait du bien de partager, de parler de ce deuil. Elle ne stait jamais vraiment confie ainsi. Personne ne pouvait comprendre cette souffrance moins de lavoir traverse. Madame Girard, Chantal, ainsi quelle demanda Lonie de lappeler, la comprenait.

Finalement, elles pleurrent ensemble.

La nuit tait tombe quand elle retraversa la rue dans lautre sens. Elle agita la main en direction de sa nouvelle amie qui la regardait depuis son balcon.

Elle se sentait diffrente, aussi trange que cela puisse paratre. Le poids qui loppressait depuis la mort de Shane tait plus lger. Il tait toujours l, mais moins lourd. Si elle avait su, elle se serait panche plus tt. Elle aurait peut-tre pu trouver un conseiller ou un thrapeute spcialiste du deuil.

Elle savait quelle ne pourrait jamais se remettre de sa mort, dailleurs elle ne le souhaitait pas. Mais peut-tre pourrait-elle vivre avec son absence et aller de lavant.

Prenant le vase dans la cuisine o elle lavait laiss un peu plus tt, elle lapporta sur la petite table ronde de la salle manger. Ctait trange, mais les rares fois o Shane lui avait offert des fleurs, elles avaient t dune insipide teinte rose ple ou crme, et elle navait jamais rien dit, songeant que seule lintention comptait. Les fleurs de Jacques taient exactement son got. Lumineuses et pleines de vie.

Jacques avait raison, il tait temps quelle se fasse plaisir.

Elle passa dans la cuisine pour manger un repas du soir tout simple, compos de baguette et de brie crmeux. Assise table, elle regarda les fleurs et pensa Jacques.

***

A son ct en voiture le lendemain, Lonie regardait Jacques changer de vitesse. Je ne suis pas habitue ce que le sige du passager soit droite, a fait tout drle !

Il lui sourit.

Vous conduisez beaucoup chez vous ?

Oh oui ! Surtout quand les enfants taient petits. Il fallait toujours les dposer une activit ou une autre.

Elle sourit. Cela ne lavait jamais drange de jouer les taxis. Shane et elle avaient t heureux de pouvoir offrir Sam et Kyle lenfance quils navaient pas eue.

Sa gorge se serra en pensant au mnage et la cuisine dont elle avait d se charger ds son plus jeune ge pour ne pas vivre dans une porcherie et se nourrir exclusivement de pizzas. Ctait dj bien assez pnible dtre la charge dun pre qui ne laimait pas.

Grandir sans sa mre avait t dur, mais elle avait aussi eu supporter la rancune deson pre, qui la tenait pour responsable de la mort de sa femme. Il ne voyait en elle que la ressemblance avec celle quil avait aime.

Un profond soupir lui chappa malgr elle.

Quy a-til ? demanda Jacques, plein de sollicitude.

Oh, rien, juste des souvenirs que je croyais oublis.

Au sujet des enfants ?

Non.

Elle regarda un moment par la fentre et attendit dtre sre de ne pas pleurer avant de continuer.

Mon pre. Cest fou de souffrir encore aussi longtemps aprs un vnement, mme si on a eu une vie trs heureuse entre-temps.

Il fit la grimace.

Une enfance devrait tre aussi heureuse que possible. Un enfant ne devrait pas avoir souffrir des erreurs de ses parents. Cest le devoir des parents de protger les enfants de tout ce qui pourrait les blesser.

Elle resta silencieuse, songeant quil devait se blmer pour les souffrances de son fils.

Elle se mordit la lvre. Il ne pouvait pas savoir que deux femmes le quitteraient cause dAntoine. Ce ntait pas sa faute.

Si vous regardez par l, vous allez apercevoir les fortifications du chteau.

Oh !

Elle mit de ct tous ses soucis et se concentra sur la direction quil avait indique.

Je le vois !

5.

Les Hauts-de-Cagnes taient une forteresse mdivale et Lonie fut stupfaite que la ville ait survcu aux assauts du temps. Il y avait mme des habitants. Certaines maisons affichaient firement leur date de construction : 1315 ! Elle fut fascine par leur promenade dans les petites rues pittoresques, mais peu touristiques.

Quant au chteau Grimaldi, il abritait une exposition sur la vie au Moyen Age et un muse dArt moderne.

Je suis ravie dtre venue ! dit Lonie avec enthousiasme alors quils achevaient leur visite.

Si vous avez aim, vous devriez visiter les nombreux muses de Nice.

Cest vrai, je devrais faire leffort. Je pourrais mme essaye