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  • Chronique des annes de sang

  • MOHAMMED SAM RAOU 1

    Chronique des annes de sang

    Algrie: comment les services secrets ont manipul les groupes islamistes

    DENOL IMPACTS

  • Ouvrage publi sous la direction de Guy Birenbaum

    www.denoeLfr

    CI 2003. by ditions Dcnol!l 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris

    ISBN: 2.207.25489.5 B 25489.6

  • A ma mre, que je n'ai plus revue depuis septembre 1993 et que je crains ne plus jamais revoir ca/Ise des gnraux criminels qui gou vemellt l'Algrie.

    la mmoire du gnral Saidi Fodlli/, du colonel Acllour Zahraoui, des commandalllS Boumerds Farouk et Benyamina Djabber, victimes de la lchet, de /(1 tratrise et du mel/sOl/ge des gnraux corrompus et prdfllelJrs.

    A Abdelhai Beliardouh, courageux jOllmaliste qlli s'est sacrifi en dflonant et combfllram avec sa plume les truands de la Rpublique.

    M~ Mahmoud Khelili, farouche militalll des droits de l'homme, qui s'est oppos dllralIItoute sa vie l'oppression et aux abus de ceux qui ont confisqu le pOllvoir en Algrie.

    tolites les victimes, civiles et militaires, algriennes ou trangres, du complot des gnraux contre les symboles de la rvolution de novembre 1954.

  • Prologue

    La relation forte entre la Scurit militaire et la DST

    Septembre 1995. Je pousse la porte d'une chambre stue au premier tage d'un htel miteux du centre de Bonn, le Rheinallee. J'y retrouve mon ancien chef venu incognito, le gnral Smail Lamari, dit Sman , numro 2 des servi-ces secrets algriens, la fameuse Scurit militaire (SM). Petit, le visage anguleux, des yeux noirs sous une calvitie avance, il a J'air dtermin de celui qui a pris une grande dcision. ses cts, mes deux prdcesseurs au poste d'attach mili-taire l'ambassade ct' Algrie en Allemagne, venus eux aussi spcialement d'Alger: le colonel Rachid Laalali, dit Attafi , et le colonel Ali Benguedda, dit petit Sman)J. Deux offi-ciers des services connus pour leur dvouement au gnral Sman.

    D'entre de jeu, ce dernier me donne la cl de cette trange runion clandestine Il : il me demande d'organiser la liquida-tion physique de deux islamistes algriens rfugis en Alle-magne, Rabah Kbir et Abdelkader Sahraoui. Des figures publiques bien connues, certes opposants au rgime, mais qui n'ont rien de dangereux terroristes.

    Devant mon tonnement sur l'utilit d'une teUe opration , Sman enfonce le clou: li faut clouer le bec ces salauds qui mettent l'Algrie feu et sang, et nous empchent d'obtenir le soutien international. Le spectre de l'intgrisme et d'une rpu-blique islamique en Algrie qui dstabiliserait le Maghreb et constituerait une base pour d'ventuelles attaques contre l'Occident ne semble pas convaincre nos partenaires europens. Il faut un vnement fort pour secouer leur conscience, comme ce fut le cas avec les Franais.

    - Qu'arriverait-il en cas de ppin ?

  • 10 CHRONIQUE DES ANN~ES DE SANG

    - Tu ne risques rien du tout. Si on t'expulse d'ici, je te ds-gnerai ailleurs.

    - Ici, c'est un tat de droit, vous n'avez aucune chance. Et en plus, vous ne pouvez pas compler, comme en France, sur vos amis de la DST ou du ministre de l'Intrieur pour vous venir en aide. Ici, il n'y a ni Pasqua, ni Bonnet, ni Pandraud ou Mar-chiaoi ...

    Mon refus fe ra avorter l'opration. Mais il signera aussi ma rupture dfinitive avec les dcideurs d'Alger, ce qui me conduira dserter quelques mois plus tard.

    Il faut dire qu'au moment mme o nous tenons cette runion Bonn, la France est secoue depuis plusieurs semaines par une vague d'attentais islamistes, qui a dj fa it plusieurs morts e t des dizaines de blesss. Et je me doute bien, mme si je n'ai alors encore aucune information prcise ce sujet, que les groupes islamistes manipuls ou infiltrs de longue date par mon homo-logue de la Scurit militaire Paris, le colonel Habib , y sont pour quelque chose ...

    En France, la SM est en eHet une puissance, bien plus qu'en Allemagne. Elle a une longue tradition (avec l'accord tacite des gouvernements franais, quelle que soit leur couleur pol itique) de contrle de la communaut im migre, notamment travers l'Amicale des Algriens en Europe, puis travers les dix-huit consulats implants sur le territoire franais, qui on t pour mis-sion de quadriller l'ensemble des rgions.

    S UI un plan moins officiel, la Scurit militaire a toujours pu compter sur de nombreux agents, exerant essentiellement dans les diffrentes dlgations d'Air Algrie, la Cnan (Compagnie nationale algrienne de navigation, la compagnie maritime alg-rienne), au Centre culturel algrien Paris, l'APS (Algrie presse service, l'agence publique d'information) ou la Mos-que de Paris ... Elle s'appuie galement sur un large rseau de pa rticuliers aux professions diverses (avocats, grants d'htels, de bars ou de restaurants, commerants, consultants ... ). Mais aussi sur des chauffeurs de taxi dans les grandes villes franaises ou sur des trabendistes , ces petits trafiquants qui, en contre-partie des services rendus. peuvent introduire en Algrie leurs marchandises ou des produits prohibs sans tre harcels par les services des douanes algriennes (ou en ne s'acquittant que de sommes drisoires pour corrompre des douaniers vreux).

  • PROLOGUE 11

    partir de 1993, le nombre d'officiers et de sous-officiers du DRS et de commissaires de police prsents en France peut tre estim sans risque d'erreur au moins une centaine de per-sonnes (effectif qui augmentera sensiblement ensuite); ce chiffre, il faut ajouter plusieurs centaines d'agents et indicateurs. On a ainsi une premire ide du con trle exerc par la SM sur la communaut algrienne tablie dans l'Hexagone. Et du niveau de connivence de l'tat franais, sans doute un des rares tats au monde s'accommoder de la prsence permanente, et en nombre, d'une police trangre sur son territoire national...

    Plutt que de connivence. il faudrait d'ailleurs parler de complicit, dont l'axe central est bien la coopration trs troite entre la SM et la DST (Direction de la surveillance du terri-toire), surtout depuis le milieu des annes 80, priode au cours de laquelle des o{[jciers de la SM (dont Smal Lamari) ont rendu de prcieux services leurs homologues franais (notamment Jors de l'affaire des otages franais au Liban et lors des attentats de Paris en 1986). Ce qu'a d'ailleurs confirm, en s'en flicitant, J'ancien directeur de la DST, Yves Bonnet, dans ses mmoires 1. Il Y voque en ces termes la relation forte qui unit la SM aux services franais: La France a la chance de pouvoir compter sur un tel partenaire, comptent et parfaitement au fait des ra-lits du Proche-Orient... Notre matre en affaires arabes. c'est l'Algrie 2. Et il ajoute: Nul n'a prvu la monte de l'isla-misme, la menace terrible qu'il va faire peser sur l'Algrie, mais aussi sur la France; nul ne souponne, en tout cas pas moi, combien il va falloir tre solidaires ( ... ). Nous changions, dans un premier temps, impressions et gnralits, puis, trs vite, le dialogue devient oprationnel ( ... ). Pour eux, nous avons en retour des renseignements de grande fiabilit sur leur opposi-tion 3.

    Un dialogue oprationnel : dans le vocabulaire des ser-vices, cela signifie des oprations conjointes, voire l'organisation en commun de coups tordus . De fait, partir du coup d'tat de janvier 1992 en Algrie, la SM et la DST sont clairement pas-ses de la collaboration sur les affaires arabes une sorte de cogestion dans la surveillance et la manipulation de la violence

    1. Yves Bonnet, Mmoires d'lin patron de fa DST, Calmann-Lvy, 2000. 2. Ibid . page 320. 3. fbid., page 339.

  • 12 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    islamiste algrienne en France, comme l'illustren t certains des pisodes que je rapporte dans ce livre (voir chapitre 9). $mal Larnari a t l'homme cl de ce partenariat - au point qu'il a toujours eu un accs direct au patron de la DST -, et il l'est tou-jours au moment o j'cris ces lignes.

    Tmoignage, mon niveau, de l'troitesse de ces liens: quand j'tais en poste Bonn, il m'est souvent arriv de voyager en France sans visa, document pourtant obligatoire pour les Alg-riens. Il suffisait que mon alter ego Paris, le colonel Habib, annonce mon arrive pour que la police de l'air et des frontires me dlivre un sauf-conduit me permettant de sjourner sur le territoire franais; l'issue de mon sjour, je restituais ce docu-ment l'aroport et toute trace de ma prsence sur le sol fran-ais disparaissait..

    Bien sr, la relation forte entre la SM et la DST n'implique pas que cette dernire ait su que les services alg-riens iraient jusqu' faire exploser des bombes Paris pour contraindre les responsables politiques (ranais soutenir sans rserve la politique d'* radication,. de l'islamisme mene par les gnraux d'Alger, au prix de dizaines de milliers de morts depuis 1992. Mais cette relation a indiscutablement jou un rle cl dans cette guerre. Mme si la responsabilit premire en revient mes anciens chefs, qui n'ont pas hsi t manipuler, un point qui dpasse presque l'entendement, la violence isla-miste pour parvenir leurs fins. C'est l'objet de ce livre.

  • Introduction

    "If Y a (Iellx His/oires l'fliSlOire officielle. mensongre, qui nOlis es/ enseigne. el l'/-Iistoire secrte 011 se trouvent les vraies causes des lI'lle-ments, ulle Histoire honteuse . ..

    Honor de Balzac, Les lIlusiolls perdues.

    Comment comprelldre celte concep/ion poli-cire el parallolaque de la subversiOl1 /IIlil'erselle faollnant l'esprit de certaillS officiers qui, progres-sivement, se perdent dans la dgrada/ion morale et professionnelle indllite par la pra/ique systma-tiq!le de la torture e/ de l'assassinat, s'abaissant ce niveall de crl/am et d'appareille irrationalit? (. .. ) Plus ces militaires plongent dans cet abme de barbarie et d'indignit, plus se dgrOfle leur comptence spcifiquement militaire, ( ... ) et plus s'affaibli/leur capacit d'affronter un allllrelllique ennemi Sllr lltl vritable champ de bataille, face des trOl/pes organises et bien commalldes, qlli tirent pour de vrai . ..

    Colonel Prudencio Garefa 1.

    Officier suprieur des services secrets de l'Anne nationale populai re algrienne (ANP), j'ai particip en janvier 1992 au

    1. Prudencio Garcia. El Drall/II de fil aUlOllomfa militar, Alianza Editorial, Madrid, 1995. Cet ouvrage remarquable d'un officier espagnol en retraite est consacr au comportement des forces armes argentines sous la dictature du gnral Jorge Rafael Videla (1976-1983), Un modle rpressif directement inspir des techniques de l'arme franaise durant la guerre de libration de l'Algrie (1954-1962). Un mod~le qui a aussi inspir les gnraux algriens des annes de sang .. , depuis 1992.

  • 14 CHRON IQUE DES ANNJ!:ES DE SANG

    coup d'tat qui a destitu le prsident Chadli Bendjedid. Tout au long du dbut des annes 90, j'ai pris pari la lutte contre les rseaux du terrorisme intgriste, parce que j'estimais qu'il tait de mon devoir de contribuer sauver le pays. La suite des v-nements m'a permis de raliser qu'en fait je me faisais le complice des bourreaux du peuple algrien . Et que je participais non pas la dfense des intrts de l'Algrie, mais la sauve-garde des intrts d'une oligarchie qui ne rvait que d'accapare-ment par tous les moyens - destruction, saccage et mensonge -pour imposer son diktat, une forme perverse et inavoue de totalitarisme.

    J'ai essay de raisonner et de convaincre mes suprieurs de la ncessit de changer une stratgie qui allait l'encontre des aspirations du peuple, et qui ne pouvait que produire des dgts considrables. N'ayant pas t entendu, je me suis dmarqu ds 1992 et j'ai t l'un des premiers officiers suprieurs de J'ANP, partir de 1996, refuser de cautionner celte drive en dsertant les rangs d'une institution devenue un instrument de rpression entre les mains criminelles des ennemis de l'Algrie.

    Pourquoi j'ai dsert Par devoir de vrit envers la mmoire de toutes les victimes

    de cette guerre absurde, j'ai dcid de dnoncer dans ce livre les vritables auteurs du drame vcu par mon pays. Une sale guerre conduite par des gnraux incomptents et assoiffs de pouvoir, qui fuient le devant de la scne pour masquer leur mdiocrit et mieux riger leur pouvoir sur les cadavres de leurs compa triotes. Tout ce que je rapporte ici, ce sont des faits ou des dclarations de divers protagonistes, dont j'ai t le tmoin direct dans J'exercice de mes fonctions. En apportant des infor~ mations prcises et indiscutables, ce livre se veut une contribu-lion ce combat en vue de restituer la vrit historique; j'espre qu'il pourra servir un jour de pice conviction un tribunal impartial charg de juger les responsables.

    Je me suis engag dans l'Arme nationale populaire en juil-let 1974. Aprs un diplme d'ingnieur en biochimie (en 1977) et une formation d'officier d'octobre 1978 juin 1979 (o j'ai fini vice-major de promotion), j'a i t affect en tant qu'instruc-

  • INTRODUCfION 15

    teur l'cole de la Scurit militaire (les services secrets de l'arme, plus connus sous les initiales SM) de Bni-Messous. J'ai ensu ite occup diffrents postes, toujou rs au sein de la SM, Constantine, Guelma el Tipasa.

    De mars 1990 juillet 1992, j'ai t nomm Alger, comme responsable du service de recherche et d'analyse la direction du contre-espionnage. En parallle, j'ai enseign l'cole des officiers de la SM de Bni-Messous et j'ai t membre de l'administration de l'tat de sige en 1991, puis de "tat d'urgence part ir de janvier 1992 (mme si oHicicllemcnt c'est partir de fv rier 1992 qu'il a t dcrt). Au cours de "t 1992, en dsaccord avec la faon dont tait conduite la lutte anti-terroriste, j'ai demand tre relev de mes fonctions, ce qui m'a t refus. Dans des circonstances que j'aurai l'occasion de relater, j'ai finalement accept d'lre mut l'ambassade d'Algrie en A llemagne, o, de septembre 1992 janvier 1996, j'a i occup les fonctions d'attach militaire et de conseiller (res-ponsable de l'antenne locale de la SM), avec le grade de commandant, puis de lieutenant-colonel.

    Depuis 1992, bien que mon esprit ait plusieurs reprises t travers par des doutes, je croyais participer au sauvetage de l'Algrie. Mais en 1995, j'ai t confront des preuves irrfu-tables de la machination contre le peuple. J'ai alors pris la dci-sion, en mon me et conscience, de rompre dfinitivement avec ce systme. Je me considrais au service de l'Algrie et non d'un clan sans scrupule qui cherchait par tous les moyens sauvegar-der ses intrts et ses privilges, n'hsitant pas dresser les Algriens les uns contre les autres et assassiner des innocents pour faire main basse sur les structures politiques et cono-miques du pays.

    Ayant clairement manifest mes dsaccords su r leurs mthodes mes suprieurs, j'ai t bru talement rappel Alger le 26 janvier 1996. J'y suis retourn Je 4 fvrier, mais je n'y suis rest qu'une semaine. Le chef des services, le gnral Mohamed Mdine, dit Toufik, chercha acheter mon silence en m'offrant un poste dans son staff et en me proposant au grade de colonel - j'tais de toute manire sur le tableau d'avance-ment de juillet 1996. Mais je connaissa is la valeu r de ses pro-messes . Le 12 fvrier, je quittai donc le pays par le vol Alger-Bruxelles. Rester en Algrie signifiait pour moi donner

  • 16 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    l'ordre des Algriens de tuer d'autres Algriens, leur imposer des souffrances. les interner, les avilir ... Ce qui tait en totale contradiction avec ma conscience et avec le serment fait nos martyrs lOfS de mon incorporation dans les rangs de l'ANP. Je ne vou lais pas trahir non plus la fidlit notre devise, Loyaut, bravoure, vigilance ~~.

    Comment viter de participer cette guerre insense? Dmis-SiOnner, comme me l'ont suggr certains amis? Cela n'tait plus possible. En temps de guerre , nul n'a le droit de le faire, sans que cela ne soit interprt et sanctionn comme un acte de tra-hison . D'ailleurs, de nombreux officiers honntes et scrupu-leux, qui refusaient de s'impliquer dans cette aventure, ont t mystrieusement assassins en J'absence de toute enqute srieuse, leur mort a toujours t attribue aux Groupes isla-mistes arms (GIA), alors qu'en ralit leur liminat ion a t commandite pa r leurs chefs crapuleux, au motif qu'ils refu-sa ient d'appliquer leurs instructions criminelles ou qu'ils ris-quaient de le faire. Face cette drive mafieuse, dserter tait l'unique choix qui me restait. C'est donc ce que j'ai fait: j'ai demand (et obtenu) l'asile politique en Allemagne, o je vis depuis lors.

    La drive islamiste

    Ayant vcu au cur du systme, je peux dire que la ralit de la guerre qui dchire mon pays depuis 1992 est bien plus complexe que ne le laissent entendre les ana lyses manichennes dominantes en Europe, opposant militaires rpublicains et fana-tiques islamiques. C'est pourquoi mon objectif est de contribuer la vrit historique, sans aucune complaisance ni parti pris.

    Dans ce tmoignage, je mets en cause les chefs de l'arme qui manipulent et instrumentalisent la violence islamiste depuis des annes. Certains pourraient tre tents de croire que je me fais ainsi l'avocat du Front islamique du salut (FIS) ou des isla-mistes, et c'est pourquoi je tiens d'emble prciser que je n'ai jamais appartenu une quelconque organisation politiq ue et qu'il n'est nullement dans mes intentions de nier ou de ddoua-ner les crimes abjects commis par les islamistes, qui ont t rap-ports par de nombreux ouvrages - qu'ils aient ou non t

  • INTRODUCflON 17

    manipuls, les auteurs de ces crimes restent des criminels, qui devront tre jugs un jour. S'il y a eu la guerre, c'est qu'i l y avait forcment deux protagonistes: mes yeux, les gnraux et les dirigeants du FIS sont coresponsables du drame algrien.

    Triomphante partir de 1989, l'idologie islamiste prtendait restaurer les valeurs de l'islam, en tentant souvent de les impo-ser par la force et non par la conviction. Mme si la base de ce parti tait htrogne, il ne fait aucun doute que certains diri-geants du FIS encourageaient celte drive autoritaire. Celle-ci a favoris la naissance d'un courant radical, hostile toute moder-nit. Ce courant dveloppait un discours antidmocratique, iJlustr par les slogans Dmocratie = kofr (impie) ou La seule loi, c'est le Coran . li prnait l'islamisation par la force, le port obligatoire du hidjab ou J'instauration d'interdits religieux; il prlevait aussi l'impt ~~ rvolutionnaire , qui deviendra durant les annes de sang l'~~ impt du djihad (c'est cette frange extrmiste que la SM poussera, par les moyens qu'on verra, la radicalisation et la confrontation, entranant toute une jeunesse prendre les armes, rejoindre les maquis et embrasser Je Jangage de la violence).

    Par la suite, les calculs politiciens de dirigeants du FIS, combi-ns aux manipulations et provocations des services, ont fait que la dynamique impulse par ce parti s'engageait dans une logique d'affrontement rendant de plus en plus alatoire tou te perspec-tive de cohabitation. Le prsident Chadli Bendjedid a bien essay de jouer l'quilibriste, en tentant de concilier la fois les cou-rants dmocratiques (y compris ceux existant dans le FIS) et les gnraux dcideurs , hostiles aux islamistes inquisiteurs qui allaient exiger des comptes et prendre le contrle de la rente (commerce extrieur et exportations de ptrole et de gaz). Son enttement dans cette voie lui coOte ra son poste, un certain Il janvier 1992. partir de cette date funeste, les gnraux de l'ombre allaient utiliser l'alibi de l'interruption du processus lectoral pour jeter des milliers d'Algriens dans une atroce guerre civile une folie sans prcdent allait s'emparer des jeunes, dresss les uns contre les autres par un pouvoir machia-vlique alors qu'ils ne rvaient que de libert, de justice et de digni t.

    L'islamisme radical n'est toutefois pas sorti du nant. Dans les annes 80, la misre sociale, la marginalisation des lites moder-

  • 18 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    nistes, le refus de tout projet de socit cohrent permettant une synthse harmonieuse entre modernit et tradition, tout comme J'absence de liberts dmocratiques el une corruption ostenta-toire, ont t les ingrdients qui ont favoris l'mergence de J'islamisme en Algrie. S'inscrivant dans un contexte gopoli-tique en mutation (chute du Mur de Berlin, dclin du commu-nisme, fin de la guerre froide et donc du monde bipolaire, mondia lisation ... ), cette mergence n'est que la consquence logique de la mdiocrit des principaux dcideurs, ces chefs de J'arme qui refusaient de cder le flambeau; mais galement de la dpravation de cette pseudo-lite prbendire, renvoyant la socit l'image d'un pouvoir arrogant, min par la corrup-tion, l'incurie et la gabegie. Ces dirigeants ne s'apercevaient pas que le monde tait en plein bouleversement, et que l'islam poli-tique se posait en alternative l'hgmonie amricaine, depuis la chute de l'empire communiste ils voula ient grer comme au bon vieux temps . D'o l'incomprhension d'abord, la stupeur ensuite, et enfin la rsistance farouche toutes les ten-tatives de rformes qui ont suivi 1' ouverture politique contr-le du dbut 1989.

    Les pays europens ont observ ces changements sans en sai-sir vraiment les enjeux, hsitant entre la satisfaction que pro-mettait l'ouverture dmocratique et la crainte de voir s'insta ller une dictature islamique aux portes de l'Europe. La perspective d'un tat thocratique l'iranienne ne pouvait tre envisage et encore moins accepte. Cela explique le peu de ractions de la part des gouvernements europens lorsque les gnraux iront trs loin, partir du putsch de 1992, dans la rpression.

    Ce putsch a dfinitivement, e t pour le pire, consolid le pou-voir total sur le pays des gnraux Khaled Nezzar, Larbi Belk-heir, Mohamed Touati, Mohamed Lamari et consorts. Ceux qu'on dsigne souvent en Algrie comme le clan des DAF , car la plupart d'entre eux sont d'anciens dserteurs ou dmis-sionnaires de l'arme franaise - certains, comme les gnraux Mohamed Lamari et Mohamed Touati, n'ont rejoint les maquis de l'Arme de libration nationale (ALN) qu'en 1961, soit quel-ques mois seu lement avant l'indpendance et n'ont jamais pris les armes contre les forces d'occupation.

    l'vidence, une bonne partie des dirigeants du FIS a ainsi pch par inexprience politique et a t souvent dborde par

  • INTRODUCTION 19

    son aile extrmiste incontrle, plus d'une fois manipule par la SM. Le FIS aura de Cait grandement contribu au dploie-ment des manuvres de contrle du pouvoir par les gnraux sortis des rangs de l'arme coloniale.

    L'extraordinaire invention de la thse du " Qui lue qui? "

    partir des grands massacres de l'automne 1997, l'opinion internationale a enfin commenc prter attention aux nom-breux observateurs, notamment des ONG de dfense des droits de l'homme, des journalistes et des experts de la crise alg-rienne, qui souponnaient de longue date l'implication des forces de scurit dans les violences attribues aux islamistes, mais qu i prchaient jusque-l dans le dsert. Que des forces dpendant de l'arme aient commis (ou contribu commettre) de tels crimes est assurment difficile admettre. D'autant plus que ces abominations sont peine concevables: comment ima-giner que de simples citoyens (dont des enfants, des femmes et des vieillards ... ) soient kidnapps, mutils, viols, massacrs ou gorgs, l' instigation de ceux-l mmes qui taient censs les protger?

    Et pourtant, on le verra, toutes les manipulations antrieures de la violence islamiste dont j'ai t le tmoin prfiguraient cette abomination. Certes, essentiellement de 1992 1996, des groupes islamistes radicaux tout fait autonomes ont commis des crimes et des atrocits. Mais une grande partie des assassi-nats et des massacres attribus aux islamistes depuis 1992 - et plus encore depuis 1997 - est en ralit l'uvre directe ou indi-recte d'hommes qui relevaient organiquement des structures de scurit.

    C'est ce que je m'attellerai dmontrer tout au long de cet ouvrage, dont l'objet est de contribuer la manifestation de la vrit sur cette dcennie rouge , caractrise par des chiffres terrifiants deux cent mille morts, douze mille disparus, des dizaines de centres de torture ( une chelle industrielle ), treize mille interns, quatre cent mille exils et plus d'un mil-lion de dplacs. Et par le sinistre qui a frapp l'conomie du pays: pauprisation de la majeure partie de la population (le

  • 20 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    chmage touche plus de 30 % de la population active et, scion les estimations de certaines ONG, quinze millions d'A lgriens vivent au-dessous du seuil de pauvret, ce qui est paradoxal pour un pays aussi riche), rapparition des maladies rad iques depu is plusieurs dcennies (typhode, tuberculose, peste bubo-nique ... ) et gnralisation des flaux sociaux (corruption, bandi-tisme, prostitution, trafic de stupfiants, suicides ... ).

    Ce livre vise donc empcher une nouvelle falsification de l'histoire de l'Algrie, corn ille cela a dj t le cas de celle de la guerre de libration, qui a t rcrite pa r des imposteurs pour s'en prtendre les hros. Car l'opinion internationale est encore trs loin de souponner l'ampleur invraisemblable des diaboliques manipulations de la SM (le sigle de la mythi-que Scurit mi litaire a survcu tous les changements de dnomi nation, DCSM, DGPS, DGDS et enfin DRS depuis septembre 1990 1). Et notamment de celles qu i concernent l'information sur les vnements de la guerre, systmatique-ment et habilement remplace, en temps rel , par la dsin-formation.

    L'illustration la plus incroyable de cette politique est sans doute l'invention de la thse du "Qui tue qui?" . Fin 1997, aprs les atroces massacres de l'Algrois, les militants algriens des droits de l'homme et les ONG internationales de dfense des droits de l'homme ont raffirm avec (orce leu r revendica-tion, dj ancienne, d'une commission d'enqute internationa le

    1. La Scurit militaire est issue du Malg (ministre de l'Armement et des Liaisons gnrales), le service de renseignements du FLN qui fut dissous en 1%2 l'indpendance. Omniprsente depuis dans tous les rouages de l'tat et du parti (du temps du parti unique 11 qui il servait de police politique), la SM a t restructure en 19S0 sous le nom de DCSM (Direction centrale de la scurit militaire). qui a cd le pas cn 1983 la DGPS (Dlgation gnrale la prvention et la scurit. rclev:ml de la prsidence de la Rpublique). ellemme remplace, aprs la .. vague,. dmocratique doctobre 1988, par la DGDS (Dlgation gnrale 11 la documentation et la scurit, relevant tou-jours de la prsidence et non du ministre de la Dfense nationale). La DGDS a t officiellement dissoute en juin 19905ans que cela affecte sor. per-sonnel, son efficacit ou ses moyens. En septembre 1990, j'y reviendrai, la SM est devenue le ORS (Dpartement du renseignement et de la scurit). plac sous la direction du gnral Mohamcd Mdine, dit Toufik .

    Malgr l'usure du temps, le dfil des gnrations et les changements de dnomination, le terme .. SM ,. eSI toujours usit. car il rait partie de l'inconscient des cadres et des citoyens, marqu par des annes de terreur et d'oppression.

  • fN'TRODUCTION 21

    indpendante pour faire la lumire sur les soupons d'implica-tion des forces de scurit dans la violence islamiste. Et cette fo is, ils ont commenc tre entendus de la communaut internationale - au point que le porte-parole du Dpartement d'tat amricain, James Rubin. dclarera, le 5 janvier 1998, que son gouvernement souhaitait une commission d'enqute internationale pour connatre les commanditaires des mas-sacres 1.

    Face cette menace, le service de propagande du DRS 2 inventera un slogan redoutablement eUcace : par j'inter-mdiaire de ses relais mdiatiques, en Algrie et l'tranger (surtout en France, o il n'en manque pas), il fera savoir que ces ONG et les personnalits qui les soutiennent osent, absurde-ment, poser la question de Qui tue qui? - formule que les dfenseurs des droits de l'homme n'ont pourtant jamais utilise. Une question systmatiquement qualifie d' obscne (terme repris notamment par les philosophes franais Andr G1uck-smann et Bernard-Henri Lvy), puisque tous ces crimes ont t revendiqus par les GIA - en oubliant bien sr de vrifier l'existence de ces revendications et, quand elles existaient, leur authenticit. Dans les annes qui suivront, et jusqu' aujourd'hui, tous ceux qui mettront en cause le rle des forces de scurit dans les attentats, assassinats et massacres inexpli-qus se verront accuss d'tre des partisans de la thse du "Qui tue qui?" .

    Car, il faut le savoir, le service de propagande du ORS et une certaine presse sont chargs de dbusquer toutes les vellits de remise en cause du discours officiel. Le moindre doute, la plus timide interrogation sont condamns comme des tentatives d'absoudre les islamistes de leurs crimes , dans le but de conforter l'interprtation dominante du conflit: la juste lutte des militaires rpublicains et lacs contre les fous de Dieu terroristes. Une simplification qui justifie tous les crimes, en

    1. Doily Press Briefing released by the Office of the Spokemon. us Depart-ment of State, 6 janvier 1998.

    2. Pendant toute la seconde guerre d'Algrie , et jusqu' ce jour, ce ser-vice a jou un rle majeur de dsinformation. Auparavant intitul Service de presse et de documentation ,., il tait devenu en janvier 1993 le " Service d'action psychologique . , dirig par le colollel Djillali Meraou, dit Salah, puis par le sinistre colonel Tahri Zoubir, dit Hadj (ce dernier a t remplac par le colonel Faouzi fin 2OCIl).

  • 22 CHRONIQUE DES ANN~ES DE SANG

    renvoyant dos dos dans un manichisme mystificateur certains des protagon istes du drame et en faisant l'impasse sur d'autres acteurs majeurs, commencer par le peuple algrien lui-mme.

    Les mthodes permettant d'entretenir l'amalgame ont atteint un tel degr de perfectionnement que mme les plus avertis en arrivent parfois douter. Ainsi, pour faire croire que les mas-sacres de civils sont le fait des islamistes, le ORS a mis au point une technique presque infaillible, consistant inclure de vrais islamistes dans les groupes des forces combines cha rgs de ces oprations (il s'agit d'individus pralablement arrts et retourns sous la torture ou tenus par des promesses de clmence pour des crimes commis antrieurement). Et lors des massacres, les habitants des premires maisons de la localit vise taient volontairement pargns, de manire permettre aux survivants de tmoigner ensuite qu'ils ont reconnu des isla-mistes. Il va sans dire que ces islamistes alibis agissaient visage dcouvert, tandis que les militai res portaient des cagoules. C'est dans ces conditions que la thse du ,. Qui tue qui? " a fait recette.

    La SM au cur du pouvoir

    En choisissant le corps de la SM au moment de m'engager au sein de l'Arme nationale populaire, un certain 7 juillet 1974 - j'avais vingt et un ans -, mon ambition tait d'apporter ma modeste contribution l'dification d'un tat de droit puissant, dmocratique, bti sur les idaux de novembre (ceux des ini-tiateurs de la guerre de libration, le 1er novembre 1954), respec-tueux des liberts et des choix du peuple. Avec le temps, du fait des fonctions et des responsabilits que j'ai eu l'honneur d'assu-mer, et avec l'exprience accumule tOut au long d'une carrire de plus de vi ngt ans, je peux attester avec certitude que la SM constitue le cur du pouvoir en Algrie.

    Vritable tat dans l'tat, dot de prrogatives et de moyens illimits, ce corps de scurit a acquis, juste titre, la rputation de faiseur de rois . Car les services , comme on les appelle, nomment ou dgomment directeurs gnraux d'entreprises publiques, walis (prfets), consuls et ambassadeurs, dputs et ministres, et mme ... prsidents de la Rpublique.

  • INTRODUCfIQN 23

    Malheureusement, au cours des annes 90, j'ai aussi acquis une autre certitude. Au lieu de meUre ses moyens et ses comp-tences au service du pays et de son peuple, la SM s'acharnait conlre l'Algrie et les Algriens. Les chefs du DRS Mohamed Mdine, Smal Lamari et Kamel Abderrahmane, sous prtexte de sauver le pays de la menace intgriste ~~, ont organis, avec la complaisance et la complicit de gnraux mafieux et de quel-ques marionnettes civiles , le pillage des richesses du pays et les crimes les plus abominables contre leurs propres conci-toyens, n'pargnant ni les islamistes, ni les dmocrates, ni les intellectuels, ni mme les militaires. La seule devise de ces pr-dateurs a t de (aire marcher le pays leur guise, aucune forme de contestation n'tant permise.

    partir de 1988, et surtout de 1992, trente ans aprs la fin de leur guerre de libration , les jeunes Algriens ont dcouvert les camps de concentration (appels par euphmisme centres de sret) au Sahara, les enlvements, l'usage massif de la torture (utilise de faon systmatique pour extorquer des informations et, surtout, pour avilir les dtenus), les liquidations physiques, les assassinats politiques (Mohamed Boudiaf, Kasdi Merbah, Abdelhak Benhamouda, Abdelkader Hachani ... ), les tribunaux d'exception, le couvre-feu, le deuxime collge l, les milices de patriotes ~> et les groupes de lgitime dfense ~~, rappelant trangement les pratiques de l'arme coloniale (recrutement et instrumentalisation de suppltifs : harkis, mokhzanis, gou miers, etc,). On ne s'tonnera donc pas si les Algriens voient la poli-tique des gnraux d'aujourd'hui comme la continuation de celle mene par les chefs militaires franais dans les annes 50.

    l e n'ai plus le droit de me taire, ca r se taire serait synonyme de complicit avec ce pouvoir criminel. C'est pourquoi l'inten-tion premire de cet ouvrage est de tmoigner sur des vne-ments bien prcis que j'ai vcus, comme acteur ou observateur averti, Je le fais par conviction, devoir et honntet intellec-tuelle, pour que ['histoire de l'Algrie contemporaine ne soit pas falsifie par les imposteu rs et les conspirateurs sanguina ires. Je

    1. Ce terme, utilis par la rue algroise pour dLsigner les assembles-croupions ct les locataires des rsidences d'tat de la nomenk/(Jl!lra (comme le fameux Club des Pins ), fai! rfrence l'instauration en 1947, par la Fruncc colonialc, d'un deuxime collge lectoral en Algrie, rserv aux notables indignes , le premier collge tant bien sr celui des colons franais (dont Ics votcs comptaient dix fois plus que celui des indignes ).

  • 24 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    le fais galement par fidlit la mmoire de ceux qui, nom-breux au cours de cette dcennie rouge, furent victimes du crime planifi. En esprant que ma modeste contribution aidera restituer au peuple algrien sa souverainet, sa libert et son indpendance si chrement acquises.

    Cet ouvrage abordera l'infihration du FIS en tant que struc-ture politique, la dstabilisation du Premier ministre Moulaud Harnrouche (initiateur sincre des rformes conomiques) en 1990 et 1991, la fo rmation des premiers noyaux durs de l'islamisme radical, l' interruption (en janvier 1992) du processus lectoral qui avait pour but premier de librer la violence. la cration par les services secrets des GIA , leur fonctionne-ment en tant qu'allis du pouvoir. Car c'est dans ces annes-l (1990-1992), je le montrerai, que s'enracinent les principaux germes du drame qui ensanglante l'Algrie jusqu' ce jour.

    J 'voquerai galement, le plus prcisment possible, le rle de ces Groupes islamistes de l'arme (surnom que leur a donn la rue algrienne, qui n'est plus dupe depuis longtemps) da ns les massacres et assassinats les plus spectaculaires, ainsi que les liquidations de personnalits politiques et militaires. Et aussi leur utilisation par les chefs de la SM dans l'entretien de la sale guerre , les tentatives d'assassinats contre des opposants l'tranger ou leur instrumentalisation contre les intrts frana is, notamment lors des attentats tragiques de Paris en 1995.

    la lecture de ces pages, le lecteur non averti sera sans doute surpris par le caractre sophistiqu et l'ampleur invraisemblable de toutes ces manipulations. pourtant bien relles. Mais il doit savoir que ces pratiques des chefs de l'arme et des services qui dirigent en sous-main le pays depuis 1988 ne constituent pas une innovation: elles s'inscrivent dans une longue tradition de ges-tion politique par les coups tordus , tradition qui remonte l'indpendance de l'Algrie en 1962 et mme la guerre de lib-ration. Mme si ce n'est pas l'objet de ce livre, il faut rappeler en effet que, ds 1962, le pouvoir rel a t confisqu par une poigne d'officiers, souvent forms l'cole du KGB sovitique, et qui feront de la dsinformation et de la manipulation des armes essentielles pour grer les connits en leur sein et pour contrler le peuple. En manipulant la violence islamiste comme masque du terrorisme d'tat, les dcideurs d'aujourd'hui

  • INTRODUCTION 25

    n'ont rien fait d'autre que de pousser l'extrme ces mthodes apprises de leurs ans.

    Il me faut enfin prciser que l'criture de cet ouvrage a t rendue difficile par le fait que j'ai dO procder un important effort de mmoire pour reconstituer des vnements qui se sont produits il y a plus de dix ans. D'o certaines lacunes, invi-tables : j'ai choisi d'tre le plus prcis possible, au risque d'omettre certains noms, dates ou lieux dont je n'tais pas cer-tain. Ce choix de la rigueur est mes yeux une prcaution indis-pensable, afin que les gnraux manipulateurs et leurs relais ne puissent jeter la suspicion et le discrdit sur la relation d'vne-ments authentiques en les qualifiant d' affabulations .

    Car, l'instar de nombreux autres acteurs en rupture des annes de sang ~> et aujourd' hui exils, je suis, l'heure o j'cris ces lignes, dans l'impossibilit matrielle de prouver - au sens de preuves judiciaires - systmatiquement l'ensemble des faits que je rapporte. Alors que mes dtracteurs, eux, sont en mesure de (( fabr iquer preuves et tmoins. C'est pourquoi j'ai choisi de ne citer nommment que les acteurs de ces pisodes dramatiques dont je sais que, s'i ls s'aventuraient me pour-suivre pour diffamation devant la justice franaise, je serais en mesure de leur opposer des oUres de preuves que leurs avocats ne pourront contester.

    Dernire prcision: je sais par avance que ces pages seront violemment critiques par les dcideurs algriens, par le biais du Service d'act ion psychologique du DRS et de ses relais mdia-tiques. J'en ai dj t averti de mille manires. Et notamment le 3 juillet 2002, lorsque j'ai tmoign devant la ]7e chambre du tribunal de grande instance de Paris, en faveur de l'ex-lieutenant des forces spciales Habib Souadia, qui tait poursuivi en diUa-mation par "ex-ministre de la Dfense, le gnral Khaled Nez-zar, pour les propos qu'il avait tenus en mai 2001 contre les dcideurs algriens sur la chane France 5, suite la publication de son Uvre La Sale Guerre '.

    Aprs mon tmoignage, le gnral Nezzar a dclar au tribu-nal : M. Samraoui a quitt l'Algrie en 1992, c'est--dire six

    1. Habib Souadia, La Sale GI,erre, La Dcouverte, 2001. Le gnral Nez-zar a perdu ce procs en diffamation. La publication intgrale du verbatim de ce procs (annote avec beaucoup de prcision). qui a dur cinq jours, a t assure par les ditions La Dcouverte: Habib Souadia, Le Procs de La Sale Guerre. La Dcouverte, 2002.

  • 26 CHRONIQUE DES ANN:ES DE SANG

    sept mois aprs J'arrt du processus lectoral. Aprs douze annes de situation en Algrie, il y a eu des dveloppements et je ne crois pas que M. Samraoui ait intgr tous ces lmen ts l, Je relve au passage que M. Nezzar a parl, en 2002, de douze annes : il considre donc que la situation dont il est l'un des responsables a commenc ds 1990, et non pas depuis le coup d'tat de janvier 1992: c'est l l'une des cls de compr-hension du drame que vil mon pays depuis cette poque et c'est donc un point essen tiel que je tente d'expliquer dans ce livre. Et, surtout, je pense avoir parfaitement intgr tous les l-ments dont il parle. Le lecteur en jugera.

    1. Habib Souadia, Le PrQcis d~ La Sale Guerre, op. cil., page 245.

  • 1.

    1990-1991 : L' ISLAMISME MANIPUL

  • 1.

    La dstabilisation de Moulaud Harnrouche

    En mars 1990, aprs un bref passage la sous-direction du contre-espionnage, j'ai t nomm chef du Service de recherche et d'analyse (SRA) de la DG OS (Dlgation gn-rale de la documentation et la scurit), l'une des branches de la SM. Le pays tait alors en bu llition et nos chefs allaient bientt nous confier des missions fort p

  • 30 CHRON IQUE DES ANNES DE SANG

    socit, notamment les dtournements, la corruption et les mal-versations, mais aussi assurer le suivi des marchs publics et celui des socits tra ngres implantes en Algrie. En un mot, tout ce qui re levait du domaine civil faisait partie des attribu-tions de la DGPS.

    Lakhal Ayat et Belchinc, bien que n'tant pas issus de la SM et sans comptences particulires en matire de renseignement, avaient tous deux une rputation de bons militaires. Leurs par-cours taien t presque simila ires: commandement d 'une brigade, pu is d'une rgion militaire ... Mais chacun avait son caractre propre. Le gnral Lakhal Ayat, issu d'une famille aise de An-Regada prs de Oued Zenati, tait trs respect. Bon vivant et d'une modration qui frisait parfois le laxisme, il avait dlgu une bonne partie de ses pouvoirs ses subordonns, qui il accordait une confiance aveugle et qui en ont profit pour lui jouer bien des tours. Le gnral Lakhal Ayat tait l'un des rares officiers suprieurs de l'ANP qui acceptait volontiers de servi r de bouc missaire et de payer pour les autres, jouant le rle de fusible pour ses compagnons du cabinet noir . Cela dit, son intgrit morale n'tait pas mettre en doute.

    Le gnra l Betchine, plus mfiant et dont la force de carac-tre est incontestable, tait connu Constantine - sa ville d'ori-gine - comme un fervent supporter du CSC (Club sportif de Constan tine), le club de football dont il tait le prsident d'hon-neur. Ancien boxeur, national iste convaincu, homme de dci-sion, son autorit ne souffrait aucune discussion.

    De novembre 1987 octobre 1988, la SM a t en stand by : les gnraux Lakhal Ayat et Betchine ont pass une anne se chamailler sur le partage et la rpartition du personnel et des moyens. Les hommes des deux services passaient une bonne partie de leur temps se surveiller mutuellement (comme au temps des gugue rres internes des annes 70).

    cette poque, le prsident Chadli, consei ll par le gnral Larbi Belkheir, envisageait une ouverture conomique gom-trie va riable: il n'tait pas question pour eux d'ouverture poli-tique, mais seulement d'une plus grande libert l'intrieur du Front de libration nationale (FLN), le parti unique depuis l'indpendance de l'Algrie en juillet 1962. Et le clan Belkheir, profitant de la nouvelle donne, voulait se dbarrasser des offi-ciers - en particulier au sein de la SM - qui s'opposaient cette

  • LA DSTABILISATION DE MOULOUD HAMROUCI-IE 31

    politique. D'o la restructuration de l'ANP qu'il avait mise en uvre au mi lieu des annes 80, la fois pour prvenir tes risques de coup d'tat 1 et pour mellre l'cart toute une gn-ration d'officiers issus de l'ALN - notamment les partisans farouches du parti unique et de l'idologie socialiste. Celle pu-ration fut l'occasion pour le gnral L1rbi Belkheir, le vritable homme fort du pouvoi r, de mettre au pas les services 2 ou du moins de les affaiblir en vue des chances venir et de pla-cer en leur sein des hommes de confiance membres de son clan, fidles sa politique et qui excuteraient docilemen t ses direc-tives,

    Je pourrai citer des dizaines de cas d'officiers qui ont alors t carts, notamment des directeurs rgionaux de la SM comme les commandants Hadj Amar Djermane, Maarouf, Abdelali, Mahmoud, ou encore (pour ne citer que ceux que j'ai per-sonnellement connus au niveau de la Sc rgion militaire, car la mme dma rche prvalait dans les .mtres rgions militaires) les capitaines Mohamed Boukelab de Constantine, Ali Amirche de Stif, Khne de Collo, Belgacem Menassel de Batna, Abbaoui de Stif, Mohamed Salah (dit Fliou ) de Azzaba; et les chefs de BSS (Bureau de scurit du secteur - il Y en avait un dans chaque wilaya), comme les lieutenants Abdallah Sahraoui de Annaba, Be\gacem Dernouni de Tebessa, Seddik de Khen-chela, Amor de Skikda ... Emptre dans de faux problmes, vic-time d'une hmorragie sans prcdent aprs le dpart en retraite de nombreux oHiciers comptents, la SM tait en crise. Du coup, nombre de ses cadres n'ont pas t en mesure d'appr-hender les vnements d'octobre t 988.

    Ces vnements ont marqu un tournant dcisif dans "his-toire de noire pays depuis l'indpendance. Du 5 au 10 octobre, une rvolte populaire sans prcdent jeta des centaines de mil-

    1. celle occasion. les forces aricnnes, les forces navales et les forces ter-restres ont t ues; leurs units dpendaient organiquement de chaque chef de rgion militaire. mais elles ne rt:ccvaicnt dsormais leurs ordres op-rationnels que du chef d'tat-major de l'ANI'. Ainsi, un chef de rgion ne pouvait plus donner l'ordre dcs units de l'ANI' de marcher sur Alger. Il s'agissait en fait d'un double contrle: l'UI1 au niveau rgional, o sont sta-tionnes les units de combat, l'aUlre au niveau oprationnel.

    2. Aprs la '" restructuration" de l'ANI', la SM tait bien considre comme un corps en son sein. au mme litre que la marine, l'aviatiun, les blin-ds, l'artillerie, l'infanterie ou la sant, mais sans possder son propre insigne distinctif.

  • 32 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    liers de jeunes dans les rues des grandes villes du pays, s'atta-quant tous les symboles du rgime (siges du FLN, ministres, banques, magasins d'taL). La rpression fut froce: aprs la proclamation de l'tat d'urgence, J'arme, sous le commande-ment du gnral Khaled Nezzar, n'a pas hsit tire r sur la foule, faisant plus de cinq cents morts. Les manifestants ont t arrts par milliers, et systmatiquement torturs 1. En fait, nous l'apprendrons assez vite, les meutes taient le fruit d'une mani-pulation des dcideurs du clan Bclkheir. Ils avaient organis sciemment la pnurie de biens de consommation de base pour provoquer la rvolte. Leur objectif tait de briser la rsistance des apparatchiks du FLN et d'amorcer une ouverture poLitique contrle , qui servirait leurs apptits de conqute du pouvoir et de la fortune.

    Chadli Bendjedid, fragilis par le scandale d'une affaire de corruption (dite affaire Mouhouche ) o son fils Toufik tait impliqu, et lorgnant un troisime mandat, ne pouvait qu 'avali-ser les menes de son mentor Larbi Belkbeir. Du coup, plu-sieurs personnalits politiques et militaires gnantes feront les frais de ces vnements spontans . commencer par le chef du gouvernement (depuis 1979), Abdelhamid Brahimi, dmis le 9 novembre 1988 (et remplac par l'ancien chef de la SM, Kasdi Merbah 2), et par Mohamed Chrif Messaadia, le premier secr-taire du FLN. Mais ce fut aussi le sort du chef de la DGPS, bouc missaire tout trouv pour assumer la sauvagerie de la rpression ds la fin octobre, le gnral Lakhal Ayat tait limog et remplac par.. le chef de la DCSA, le gnral Bet-chine. Ce dernier cdait son poste la tte de la DCSA au gn-ral Mohamed Mdine, dit Toufik , jusqu'alors responsable de la coordination des services de scurit la prsidence. li venait tout simplement d'hriter sur un plateau d'argent

    1. Abed Chard, A/gtrie 88, lin chahut de gamills?, Laphomic, Alger, 1990; OClobrl', ils par/ml, ouvrage conu par Sid Ahmed Semiane, ditions Le Matin, Alger, 1998. Voir aussi Habib Souadia, Le Pros de La Sale Guerre, op. cit .. page 49l.

    2. Celuici, de son vrai nom Abdallah Khalef, avait t responsable de la SM sous Boumediene. cart en janvier 1982 de l'arme aprs un bref mandat de viceministre de la Dfense charg des industries militaires, il occupa les porte feuilles de ministre de l'Industrie lourde de 1982 1984 (dans le gouvernement de Mohamed Ben Ahmed Abdelghani), puis celui de l'Agriculture et de la Pche de 1984 1986 dans le gouvernement de Abdelhamid I1rahimi. En 1989, il fondera le MAJD, un parti politique dont te nom signifie" gloire JO en arabe.

  • LA D~STABlLlSATlON DE MOULOUD HAMROUCIIE 33

    d'une direction puissamment dote en moyens matriels, que le gnral Betchine avait eu du mal mettre en place, usant souvent de coups de gueu le, au prix de nombreuses inimitis.

    Le contexte politique de l'poque exigeait un homme fort la tte de la branche la plus forte de l'ex~SM, qui soit la fois fidle et proche du clan dcideur - c'tait le cas de Toufik. Le gnral Mohamed Betchine n'tait pas l'homme de la situat ion: seules les circonstances difficiles du moment J'avaient impos, comme ce fut le cas pour Kasdi Merbah lorsqu'il a fallu choisir un homme intgre pour diriger le gouvernement aprs le bain de sang d'octobre 1988. La tactique du gnral Larbi BcJkheir, l'minence grise du prsident Chadli, se rvla donc payante: le gnral Betchine, qui avai t vid (au profit de la DCSA) la DGPS de certains de ses meilleurs lments, se retrouvait la tte de celte structure (( civile affaiblie - bientt renomme DGDS (Dlgation gnrale la documentation et la scu rit) - qu'il venait malencontreusement de dpecer.

    Mais pour nous, au quotidien, cela ne changeait absolument rien. DGPS ou DGDS, cela n'a en rien affect nos missions et attributions: au sein de la bote , les mmes hommes taient en place, assurant les mmes fonctions avec pratiquement le mme orga nigramme. Et tout le monde a continu parler de la SM pour dsigner les services de scurit (le terme DGDS tant uniquement utilis dans les en~ttes de rapports ou lors des demandes de permission et de cong).

    Les espoirs du gouvernement llamrollche et la monte du FiS

    Octobre 1988 fut assurment un sisme pour la classe politique algrienne. Je me souviens encore des violentes critiques de nom~ breux mouhafidhine (commissaires politiques) contre Chadli, tax de tratre , ayant cd aux injonctions de hil.b frollca (le parti de la France , insulte suprGme en Algrie). Beaucoup de dirigeants du parti unique de l'poque, redoutant l'ouverture qui se prcisait, ne comprenaient pas l'attitude du prsident qui sem~ blait s'attaquer au FLN, symbole dc la rvolution.

    De fait, le pays connut alors des bouleversements extra~ ordinaires: la nouvelle constitution adopte le 28 fvrier 1989

  • 34 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    autorisait le multipartisme et reconnaissait en principe - non sans de nombreuses rserves - le pluralisme sous toules ses formes (politique, syndical, cultureL). Cela suscita l'indignation des apparatchiks du FLN, notamment ceux qui utilisaient l'ti-quette du parti pour que prosprent la corruption, le client-lisme, les passe-droits, l'appropriation illgale des biens de l'tat. .. - ce qui est classique lorsqu'on a pris got au pouvoir et ses privilges, d'autant que la notion de redistribution ne fai-sait pas partie de la culture de ces hirarques, pour qui la dmo-cratie tait inconnue e l aucun contre-pouvoir ne pouvait exister.

    Pourtant, il s'agissait en ralit d'une ouvertu re sous contrle . La manipulation qui avait prcipit les vnements d'octobre 1988 signifiait en effet que les dcideurs militaires avaient compris que leur pouvoir ne pouvait tre maintenu qu' ce prix. Tablant sur la devise diviser pour rgner , un plan simple avait t labor par Belkhei r et ses allis: celui de par-tager non pas le pouvoir, mais sa faade politique, avec le cou-rant islamiste, le cou rant nationaliste (le FLN) et le courant dit dmocratique , reprsent par le FFS (Front des forces socia-listes), les communistes et les berbristes du ReD (Rassemble-ment pour la culture et la dmocratie, cr en fvrier 1989). Comme nous en serons informs plus tard, leurs calcu ls se fon-daient sur 30 % chacun de ces trois ples, avec une marge de manuvre de 10 % qui pourrait ventuellement revenir aux tenants du libralisme, aux indpendants, aux technocrates .. - peu importe, l'essentiel tait que la base populaire des uns et des autres reste limite et qu 'ils n'aien t aucune chance relle de s'imposer seuls sur la scne politique. L'objectif poursuivi (et bien sr inavou) tait qu'aucune majorit absolue ne se dgage au sein de cette dmocratie de faade le jeu d'alliances ncessaires pour la gouvernance permettrait aux marionnet-tistes de continuer diriger grce aux pions placs ici et l au sein des format ions politiques.

    Mais l'poque, bien peu taient conscients de ces calculs e t l'heure tait l'enthousiasme, renouant d'une certaine faon avec l'esprit de la lutte pour l'indpendance. Pour la plupart des Algriens, la gnration du 1er novembre 1954 (celle qui avai t dclench la guerre de libration), incarne par les Didouche Mourad, Mustapha Ben Boulad Zighoud Youcef et tant d'autres valeureux militants et acteurs de cette glorieuse po-pe, symbolisait le sacrifice suprme dont l'aboutissement a t

  • LA DSTABILISATION DE MOULOUD HAMRQUCHE 35

    l'indpendance de l'Algrie. Pour ma part, c'est avec cet idal que je m'tais engag dans l'arme: si nos vaillants ans taient tombs au champ d'honneur pour briser le joug colonial, notre gnration serait celle qui se sacrifierait pour difier un tat moderne, fort et juste, qui reposerait sur les fondements et les valeurs juridiques et sociales de novembre 1954 pour que le peuple algrien vive dans la dignit, le respect et la prosprit.

    videmment, avant 1988, ceux qui partageaient ces convictions taient conscients que l'dification d'un Etat idal exigerait beaucoup de temps et d'efforts. Les insu(fisances constates et l taient souvent mises sur le compte de l'inexprience et de l'absence d'une lite capable de mettre en uvre une vraie poli-tique de reconstruction de l'tat. Nous trouvions toujours un prtexte pour justifier nos carences qui se rsumaient deux choses: le laxisme et la complaisance. Et nul n'osait voquer le manque de transparence, l'absence de libert ou la dfai llance de l'esprit d'initiative. Cependant, je ne dsesprais pas et. c'est pourquoi, contrairement beaucoup de mes camarades, je fus trs confiant lorsque, aprs les meutes sauvagement rprimes d'octobre 1988, le prsident Chadli Bendjedid, sous la pression de la rue et de ses matres penseurs , franchit le pas pour ouvrir le champ politique au multipartisme.

    Cet espoir se confirmera quand, le 9 septembre 1989, le gou-vernement fut confi Moulaud Hamrouche, un homme jeune, dynamique et comptent (Kasdi Merbah n'avait dur que dix mois). Ce fils de chahid (martyr de l'indpendance), ancien lieu-tenant-coJonel de l'ANP, avait t l'aide de camp du prsident Boumediene avant de gravir une une Jes marches de la noto-rit : chef de cabinet la prsidence, secrtaire gnral la pr-sidence puis chef du gouvernement. Succdant Kasdi Merbah, Moulaud Harnrouche avait la redoutable tche d'engager son gouvernement sur deux fronts: mettre en uvre les rConnes conomiques et reconstruire les institutions pOUI les adapter aux nouvelles exigences dmocratiques.

    Lors de ma prise de fonction comme chef du service de recherches et d'analyses (SRA) de la DGDS, en mars 1990, le pays tait trois mois des premires lections pluralistes de sa jeune histoire: le scrutin pour la conqute des mairies et des assembles populaires communales tait fix au 12 juin. Et depuis plusieurs mois, une nouveUe donne perturbait aussi bien

  • 36 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    les desseins des dcideurs militaires que ceux des r forma-teurs du gouvernement Harnrouche : la monte de l'islamisme. Le FIS de Abbassi Madani et Ali Benhadj, agr le 6 septembre 1989, clipsait en e[fet les autres formations politiques et tait sur le point de s' imposer comme une alternative au FLN, parti au pouvoir depuis l'indpend'lIlce.

    Le FIS ava it marqu des points lors du tremblement de terre de novembre 1989 qui avait touch la rgion de Tipasa: ses mili-tants s'taient alors distingus par l'aide matrielle et les secours qu'ils avaient apports aux sinistrs. 11 se disait trs ironique-ment l'poque que le FIS avait mieux fait que le gendre -lequel gendre tait celui du prsident Chadli, que le npotisme ambiant avait fait wlIli (prfet) de Tipasa. Au moment o le ORAL (directeur la wilaya) de Tipasa dclarait la tlvision qu'il se trouvait impuissant venir en aide aux si nistrs (alors que la boulangerie industrielle de Cheraga n'tait qu' une trentaine de kilomtres et aurait pu t re mise contribu tion), les militants du FIS achemi naient sans discontinuit des convois de vivres et des couvertures. Cet lan de solidarit, qui rpondait assurment un dessein lectoral, contrastait avec les proccupations des plus hauts responsables de la wilaya, dont le souci immdiat tait de dblayer la route (obstrue par des blocs de pierres) de la villa - pourtant inhabite - du gnral Mohamcd Attai1ia Chenoua ...

    L'engagement des islamistes contrastait avec l'immobilisme des cad res de l'administration locale. Les marchs islami ques , qui permettaient aux plus dmunis de se procurer des fruits et lgumes des prix abordables lors du mois du ramadan 1990, ont t ainsi un facteur important de l'largissement de l'assise populaire de ce parti. En outre, les dirigeants du FIS, qui faisaient de l'islam moralisateur et puritain leur fonds de commerce, ont russi exploiter les errements des responsables locaux, la malvie qui ga ngrenait la socit, le sentimen t d'exclusion d'une jeunesse sans avenir, les problmes insolubles du chmage et du logement..

    Luttes de clans au sommet

    Pour ma part, les choses taient claires. En remplaant la tte du SRA le commandant El Hadj Larbaa, un pur produit de

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    l'ancien systme, je croyais incarner le changement et mon devoir tait d'insuffler mes hommes ce dsir de rnovation, ce vent du changement .

    Par honntet intellectuelle, je me dois de dire que nos ins-tructions n'allaient pas exactement dans ce sens: l'erreu r princi-pale commise par nos services sous le rgne du gnra l Belchine (qui durera jusqu'en septembre 1990) fut l'infiltration des partis politiques, lesquels agissaient pourtant lgalement et conform-ment la loi (d'o l'expression police politique qu'emploient les authentiques opposants pour dsigner ta SM). Aucun parti politique influent n'a t pargn (nos cibles principales tant le FIS et le FFS). Il faut dire qu' cette poque, nous n'avions pas encore acquis les rflexes dmocratiques: la plupart des oHi-ciers de la SM affrontaient pour la premire fois des oppo-sants qui avaient le droit de critiquer ouvert ement le rgime, alors que leurs chefs s'identifiaient encore au FLN. Ils ne fai-saient pas encore de diffrences entre un opposant et un ennemi, puisque durant toute leur carrire leur travail avait essentiellement consist traquer les opposants, considrs comme des ennemis de la Rvolution .

    Les attributions du SRA s'articulaient autour de quatre mis-sions principales:

    - la lulle contre les crimes conomiques, communment appele prvention conomique;

    - les enqutes d'habilitation , servant dsigner les per-sonnalits des fonctions suprieures de l'tat;

    - le contre-espionnage; - la scurit intrieure , c'est--dire le contrle des partis

    politiques et des organisations de masse (syndicales, estudian-tines ... ), le contrle de la presse, celui des ples d'intrts (justice, port, aroport, htels".), le suivi des meetings, congrs, runions et manifestations, la participation aux activits admi-nistratives des wilayas (l'quivalent du dpartement), daras (l'quivalent d'une sous-prfecture) et communes; et ga lement J'labora tion d'analyses prospectives ncessaires la prise de dcision du commandement ainsi que la prparation des actions des services oprationnels.

    Aprs les vnements d'octobre 1988, la DGOS se rsumait la portion centrale de l'ex-SM, c'est--dire le staff du gnral Betchine, l'administration gnrale, l'inspection, les moyens et

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    les finances, la division technique (DT) et la division contre-ingrence (DCI, qui regroupait les deux sous-directions, scurit intrieure et contre-espionnage), les six CRI (centres de recherche et d' investigation. implants dans chaque rgion mili-ta ire), le SRA et le CPO (Centre principa l des oprations).

    La DCI tait dirige par le commandant Abdelkader Haddad, alias Abderrahmane , connu aussi sous son autre pseudo-nyme Le tigre , car il ne faisait pas dans la dentelle. Ses enne-mis et une certaine presse lui avaient reproch son zle lors des interrogatoires muscls d'octobre 1988. Quoique trs intell igent et trs comptent, le commandant Abderrahmane, ancien res-ponsable du service de police judiciaire, tait victime de son poque. En ce qui me concerne, je garde de lui l'image d'un pro-fess ionnel dvou son pays.

    Au cours de ce printemps 1990, la DGDS tait au cur des luttes entre les clans du pouvoir. Le travail ralis par le gnral Betchine, consistant informer di rectement le prsiden t Chadli de la ralit du terra in, gna it en effet les plans de Larbi Belk-heir et de ses collgues (lesquels se chargeaient de la collecte des informations slectives communiquer au prsident). Les rapports du SRA arrivaient au prsident de la Rpublique en transitant uniquement par le commandant Abderrahmane et le gnral Betchine. Ce dernier gagnait ainsi la confiance de Chadli, grce la clrit et la crdibilit des informations qu'il transmettait. C'tait l un crime de lse-majest contre le par-rain du cabinet noir , qu i ambitionnait de tout grer et de tout contrler. Belkheir tait d'autant plus irrit que Mouloud Hamrouche, en entreprenant les rformes politiques et cono-miques, cherchait de son ct - je vais y revenir - supprimer les commissions occultes prleves sur les importations de biens de consommation par les rentiers du pouvoir.

    Si cette situation avait perdur, la carrire de Larbi Belkheir aurait t fortement compromise. Pour venger ce double outrage , on le verra, il fera d'une pierre deux coups, en dres-sant l'un contre l'autre les anciens officiers de l'ALN que sont Hamrouche et Betchine; et il parviendra se dbarrasser des deux gneurs, quelques mois d'intervalle. Durant toute cette campagne, restan t en dehors de cette confrontat ion l'abri la DCSA, le gnral Mohamed Mdine se prparait discrte-ment prendre en charge les services de scurit et de ren-seignement, en s'entourant de ses futurs collaborateurs.

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    L es rformateurs drangent En prenant mes nouvelles fonctions la tte du SRA, deux

    lments contradictoires avaient attir mon attention la comptence avre de la plupart des cadres que je commandais et le poids de la culture des d ans qui y rgnait. La majorit des officiers chevronns taient d'anciens sous+officiers, recruts sur la base du parrainage . Cette trad ition unique au sein de la SM laissait des traces indlbiles (un Ici tait tax d' homme du colonel X )), tel autre avait l'tiquette d'tre le boy du colonel Y).

    La quasi-totalit des quarante officiers sous mes ordres tait affecte des tches de recherche et d'investigation. Ils taient implants dans les vingt ct une communes de la capitale, dans les dpartements mi nistriels, da ns les zones industrielles, etc. Une vritable toile d'araigne couvrait ainsi Alger l'ensemble des activits politiques, conomiques et administra-tives (coles, universits, mosques, justice, entreprises, dve-loppement social, presse, tlvision, radios ... ) . Mon travail consista it animer, orienter et coordonner le recueil de ren-seignements et laborer des synthses et des points de situa-tion pour le commandement.

    Compte tenu de la surcha rge de travail, je n'ai pas trouv le temps de mettre de l'ordre et d'assainir le climat de mon service autant que je l'aurais voulu. Dans le nouveau contexte plura-liste, je souhaitais laguer les affairistes, les incomptents et tous ceux qui taient indignes mes yeux de faire partie d'un corps d'lite, pour des raisons de moralit, de probit et d'intgrit. Seuls deux officiers furent radis mon initiative, en juin 1990, dont le capitaine Daoud 1.

    Le temps me manquait, car la situation tait trs difficile et nous tions engags sur tous les fronts. Nos chefs nous mobili-saient pour tenter de contrler le vent nouveau qui souffl ait sur le paysage politique algrien les partis se craient tour de

    1. Ce dernier sera ensuite rcupr par le lieutenantcolonel Sma! Lamari, dit Sman , personnage essentiel dont faurai souvent l'occasion de reparler par la suite, qui devait le proposer en 1991 au poste de chef de dara dans une wilaya du Sud: voil de quelle manire se dveloppe Je clientlisme dans l'Algrie des clans mafieux un capitaine radi de l'arme pour incomptence se retrouvera la tle d'une dara .

  • 40 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    bras, les journaux aussi et les rformes conomiques engages par Moulaud Hamrouche et son ministre de l'conomie, Ghazi Hidouci, ta ient constamment sous les feux de celle nouvelle presse rpute indpendante (comme L'J-jebdo libr, Le Jeune Indpendant, Algrie Actualit, Le Soir d'Algrie, etc.). Les guillemets s'imposent, car mme si le gouvernement de Moulaud Hamrouche ava it, ds octobre 1989, favoris la norai son de ces quotidiens et hebdomadaires, nouveaux ou privatiss, en garantissant trois annes de salaire leurs journalistes fonda-teurs, ils restaient totalement dpendants de l'tat pour J'accs au papier et aux imprimeries, et surtout pour la publicit ind is-pensable leur survie. D'o des moyens de pression que les ~ services , obissant aux directives de Larbi Belkhei r ou des caciques conservateurs du FLN (carts par le secrtaire gnral du part i, Abdelhamid Mehri, favorable aux rformes), ne se sont pas privs d' utiliser pour orienter le dbat public contre les rfonnateurs hamrouchiens .

    Ceux-ci, en effet, taient vulnrables. Profitant de la relative marge de manuvre qui leur tait laisse, ils entendaient, coura-geusement, mener des rformes structurelles pour sortir de l'conomie de rente et de prdation. Alors mme que les comptes extrieurs taient au plus bas et qu'ils devaient mener de di{(jciles ngociations, dj entames par le gouvernement Merbah, avec le FMI sur un accord de moyen terme, avec les Italiens et les banques crancires pour le reprofilage de la dette extrieure qui tranglait le pays. Par ailleurs, s'il est vrai que les principaux responsables du gouvernement (ainsi que la majorit des cadres), qui venaient d'arrive r aux affaires pour la premire fois en septembre 1989, taient honntes, seule une faible minorit d'entre eux prenait le risque de rsister et de dnoncer les rseaux prdateurs orchestrs par Belkheir et cer-tains anciens moudjahidine 1 asservis ces derniers ... Car ceux qui le faisaient s'exposaient de srieux problmes . C'est prcisment ce qui est arriv aux plus engags d'entre eux et j'ai t aux premires loges pour connatre les coups tordus dont ils ont t vict imes.

    1. Les anciens combattants de la guerre d'indpendance. Certains des res-ponsables de J'Organisation des anciens mOlldjahidifle forment un lobby conomique puissant au cur du systme de pouvoir algrien.

  • LA OSTAB!LISATION DE MOULOUD HAMROUCHE 41

    Les huit premiers mois du gouvernement Hamrouche, jusqu'en juin 1990, ont t ceux d'une observation neutre: les clans a({airistes taient persuads que l'action des rformateurs alla it se traduire pa r plus d'a({aires et de profits pour ceux qui taient bien placs, sur le dos de l'tat. La premire douche froide fut le dbut de rforme fiscale, la loi sur la monnaie et le crdit, la rforme des circuits de dcision financire excluant les administrations. Les fi( dcideurs se sont aussitt rebiffs, en laissant filtrer par divers canaux de prtendues informations confidentielles contre les rformateurs et en suscitant de multi-ples interpellations l'Assemble nationale populaire par les nouveaux micro-partis qui roulaient pour le compte des rseaux commerciaux ...

    Les fi( hamrouchiens , considrant qu'ils avaient plus d'atouts (perspective de cration d'emplois, redynamisation de l'activit des PME, etc.), n'ont pas assez prt attention ces attaques des rentiers du systme. La guerre feut re durera jusqu' l'ajus-tement montaire, la vraie rforme fiscale et la libration commerciale. Lorsqu'i l a t clair que les rformes conomiques de Mouloud Hamrouche allaient supprimer les sources de pro-fits de la nomenklatura, la riposte a t violente. Et certains scandales monts de toutes pices ont alors t fi( rvls par la fi( presse indpendante .

    Ces rformes commenaient en effet mettre nu les circuits parasitaires et couper l'herbe sous les pieds des inter-mdiations dlinquantes qui dominaient les circuits d'importa-tion et de commercialisation des produits de premire ncessit, tous imports, comme le sucre, le caf, les mdicaments, les crales ... En vou lant faire son travail, qui consistait rompre avec l'ordre ancien, Mouloud Harnrouche drangeai t donc les parrains de la ( mafia politico-financire - euphmisme vague alors utilis par la presse fi( indpendante pour viter de dsi-gner les vrais responsables, savoi r la poigne de gnraux cor-rompus qui sa ignaient l'conomie du pays depuis le milieu des annes 80. Il menaait de tarir leurs fi( sources rentires, les substantielles commissions qu'ils touchaient sur ces importa-tions : les niveaux minima de ces prlvements illicites talent de 10 % 15 % du montant global des marchs, ce qui repr-sentait un pactole d'au moins un milliard de dollars par an.

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    La riposte des parrains

    Ds le mois de mai 1990, Harnrouche a ainsi commenc subir une campagne de dstabilisation en rgle, orchestre par certains services, notamment le service de presse de la SM que dirigeait le colonel Djillali Meraou, dit Salah, et celui de la pr-sidence que le gnral Touiik avait cd au gnral Hassan Bendjelti (alias Abderazak, alias Hassan Tetouan). LIs utilisaient pour la circonstance Le Nouvel Hebdo, journal appa rtenant Mohamed Meguedem, ex-directeur de l'information la pr-sidence et ami personnel du gnral Toufik (natifs tous de ux de la rgion de Bordj Bou Arreridj). Les services distillaient informations et dossiers la presse indpendante , qui se chargeait de jeter le discrdit sur le gouvernement de Mou-loud Hamrouche.

    Ses ministres, notamment ceux qui dtenaient les porte-feuilles de l':t:conomie e l de l'Int rieur, faisaient l'objet d'atta-ques incessantes : l'un tait accus de brader l'conomie (Gbazi Hidouci), l'autre tait qualifi d'ancien paracbutiste dans l'arme franaise qui faisait allgeance aux islamistes (Mobamed Salab Mohammedi). Gbazi Hidouci tait parti-culirement vis, la rumeur publique savammen t fabrique le dclarant.. juif! preuve il avait sollicit les services d'un Juif marocain, Raymond 8enham (opposan t au rgime de Hassan II condamn mort), membre du bureau d'ludes fran-ais ACT, pour l'assister dans la remise plat du commerce extrieur algrien. Ce dernier avait surtout travaill sur les contrats passs avec des entreprises trangres par l'Enapal (Entreprise nationale des produits alimentaires), le monopole d':t:tat charg de l'importation de certains biens de consomma-tion de base (sucre, etc.). En quoi ACT gnait-il? En exami-nant, la demande du gouvernement, les flux du commerce extrieur et les contrats passs avec des exportateurs trangers, ACT contribuait identifier les diverses sources de commissions occultes (surfacturations, etc.), ce qui menaait directement ceux qui en bnficiaient.

    La rforme de l'Enapal, devenue autonome, commenait donner des rsultats (rduction des prix et amlioration des approvisionnements) et l'exprience a t tendue au transport

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    maritime (CNAN) et l'importation de vhicules (ngociations avec Peugeot, Renault, Fiat...). L'enjeu tait important : si les cots taient durablement rduits et les services amliors au niveau de ces entreprises, la modernisation serait gnralise aux autres monopoles d'importation (crales, mdicaments, etc.) . C'est pourquoi les attaques se concentreront sur l'Ena pal et sur Acr, qui avait paul l'action du ministre Ghazi Hidouci. Ce dernier sera accus dans la presse d'tre.. un agent ~~ d'Isral, et ACf sera prsent comme l'officine de financement occulte de la ca rrire politique de Hamrouche l'tranger ...

    Une autre affaire significative du climat de la priode - je pourrais en citer bien d'autres - est celle des chambres de commerce : sur instruction de la prsidence de la Rpublique, celles-ci alla ient devenir indpendantes et seraien t diriges par des conseils d'administration lus. L'objectif tait double: cou-per le lien du secteur priv productif avec le ministre du Commerce et obliger les patrons privs assumer leurs respon-sabilits sans attendre de privilges. Le gouvernement Ham-rouche a donn aux nouveaux conseils d'administration des chambres le pouvoir de grer directement les approvisionne-ments externes du secteur priv en attendant la libert de cir-culation des capitaux. Dbut 1990, les lections de ces conseils d'admin istration furen t passionne lles, mais elles virent la dfaite des rentiers, attachs notamment au clan Belkheir, qui perdirent ainsi le contrle du secteur priv et donc d'une partie des commissions sur le commerce extrieur. Ils cherchrent en vain accuser leurs adversai res de corruption et mme la commis-sion d'enqute qu'ils avaient suscite l'Assemble nationale ne trouva comme dossiers crapuleux que ceux des rseaux qui avaient chou aux lections (crales, chaussures, textiles, mar-chs publics du btiment) - les poursuites demandes par la commission d'enqute n'eurent videmment jamais lieu.

    partir de la fin 1990, les rformateurs faisaient vraiment peur aux gnraux mafieux, qui constataient que leurs mthodes habituelles ne prenaient pas et que les hamrouchiens taient en mesure de mettre fin la corruption. C'tait le dbut de la seconde priode du mandat du gouvernement Hamrouche, mar-que par le durcissement des deux cts: ce sera la guerre sur tous les fronts, qui se conclura - j'y reviendrai - en juin 1991 avec l'viction de Mouloud Hamrouche par le clan du gnral Belkheir.

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    Mais auparavant, ce dern ier vou lait se dbarrasser du chef de la DGDS, le gnral Mohamed Betchine. Issu de l'ALN, et donc hostile au clan des DAF, celui-ci commenait en effet, on l'a vu, avoir l'oreille du prsident et mellre en pril la posi-lion domi nante de Bclkheir, directeur de cabinet du prsident, qui voulait rester l'unique source oc: bien informe du chef de l'tat pour mieux le contrler. Par une manuvre assez diabo-lique, le gnral Larbi Be!kheir ut ilisa divers stratagmes pour dcrdibiliscr Betchine auprs du prsident Chadl i, tout en fai sant tout pour envenimer les relations entre le chef de la DOOS et le Premier min istre Moulaud Hamrouche.

    Le chef du gouvernement tait mis l'cart par les gnraux, tous les rapports du MDN (mi nistre de la Dfense na tionale) et de la DGDS tant destins au prsident de la Rpublique ou au gnral Belkheir. Aucune synthse srieuse ni aucun rapport crdible n'atterrissaient sur le bureau de Mouloud Hamrouche. Non seulement il tait marginalis, mais lorsque les gnraux daignaient lui envoyer quelque chose, c'tait pour le dsinfor-me r et pour tenter de le discrditer aux yeux du prsident. Il apparaissait ainsi auprs du cercle prsident iel comme mal inform de la situation, ou incapable de la grer ou de la matri-ser. Tout tait fait pour nuire Mouloud Hamrouche et l'loi-gner du prsident pour mieux le fragiliser.

    La manuvre la plus grossire a consist lui fou rn ir de fausses prvisions la veille des lections locales de juin L990, en crditant le FLN de ... 80 % des suffrages. la mme poque, la SM poussa l'acharnement jusqu' remettre au prsident Cha-dli Bendjedid un rapport sur un pseudo-maquis que Hamrouche constituait M'Sila! Je peux tmoigner de ces deux oprations de dsinformation, auxquelles j'ai t directement ml.

    Les fausses prvisions lectorales de juin 1990 Lors de la runion de prparation des lections qui s'est tenue

    fin mai 1990 au niveau de la wilaya d'Alger, je fus surpris de la nonchalance des autorits locales, notamment du wali (prfet) Hachemi Djiar et de ses proches collabora teurs, qui ne matri-saient absolument pas la situation sur le terrain. Ni le wali, ni les chefs de dam, encore moins Hadj Sadok, le chef de la sOret de

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    la wilaya d'Alger, ne semblaient prvoir la perce du FIS. Comme les lections avaient t de tout temps truques, tous pensaien t sans doute que le FLN all ait se 0( ressaisir et que les rsultats des lections seraient corrigs comme l'accoutume.

    Or les instructions donnes par notre patron, le gnral Moha med Betchine, taient claires: il n'tait nullement question de s'immiscer dans le vote ou de modifier par quelque moyen que ce soit le scrutin. De plus, s'agissant des premires lections plura-listes en Algrie, les reprsentants des partis politiques avaient le droit de superviser les oprations du scrutin et de veiller leur lgalit. De fait, je peux a[firmer avec le recul que, jusqu' ce jour, ces lections ont t, avec celles de dcembre 1991. les seules de J'histoire de l'Algrie indpendante o l'administration n'a pas eu recours la fraude. Certains de mes officiers (comme Mohamed Bouzara Birmandreis, Sofi ane Lahlouh Hussein-Dey ou le lieutenant Hadji Dar-cl-Beda), prsents au moment du dpouillement, ont mme empch le bourrage des urnes , la gra nde surprise des responsables locaux.

    la vei lle des lections, je fus charg par le commandant Abdelkadcr Haddad, alias Abderrahmane (le patron de la division contre-ingrence de la DGDS), d'tablir le rapport des services de scurit sur les rsultats probables du scrutin, qui devait tre remis au prsident de la Rpublique. Aprs plusieurs runions avec les cadres prsents sur le terrain, et compte tenu de la lthargie qui caractrisait les candidats du FLN, prfrant les plages la mobilisation, nous tions convaincus de la victoire des islamistes. Le FIS exerait une forte allraclion sur les jeunes, sur les cad res exclus et marginaliss du systme, sur les couches les plus dmunies ... Sans oublier le rle des mosques, qui servaient de tribune ce parti.

    Conscient que le commandement ne souhaitait pas des prvi-sions alarmistes , je fis l'effort de me dpartir de mon objecti-vit pour attribuer (seulement) 40 % au FIS, 30 % au FLN, 20 % aux au tres partis (avec un score flatteur au ReD, cens profiter du boycottage du FFS en Kabylie) et ID % aux candidats dits indpendants . Le MDA (Mouvement pour la dmocratie en Algrie, de l'ex-prsident Ahrned Ben Bella) ct le PAGS (Parti de l'avant-garde socialiste, ex-Part communiste algrien) avaient rejoint le FFS (le Front des forces socialistes de Ilocine At-Ahmed, le plus vieux parti d'opposition depuis lndpen

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    dance de l'Algrie) pour appeler au boycottage de ces pre-mires lections pluralistes.

    Ce rapport d'une vingtaine de pages, explicitant les raisons qui nous avaient amens ces conclusions, fut pourtant trs mal accueill i pa r le chef de la DCI, le bras droit du gnral Betchine. Comme il y avait beaucoup de respect mutuel dans nos relations, il me demanda de revoir mon analyse prospective: selon lui, le FIS n'obtiendrait jamais ce score, et mon rapport ne tenait pas compte du vote des corps constitus (ANP. police, protection civile ... ), traditionnellement favorables au FLN. Ayant remarqu ma rticence, le commandant Abderrahmane coufia la rdaction dudit rapport au capitaine Sad Lerari (dit Saoud ), lequel n 'hsi ta pas attribuer carrment... 80 % au FLN! En lisant le nouveau rapport, je fus sidr: seuls les scores avaient chang, mais non le corps du texte justifiant ces chiffres ...

    La version dfinitive du texte amend fut rdige au cours de la nuit prcdant le scrutin. Le lendemain, soit le me rcredi 10 juin 1990, le gnral Betchine rclama le rapport, qui ne fut termin que vers 10 heures du mati n ( l'poque, l'informatique venait d'tre introduite dans nos services, et la mat rise de cet outil n'tait pas optimale: il fallait rdiger un manuscrit, le secrtaire introduisait les donnes, corrigeait ensuite les erreurs d'ortho graphe et de dactylographie, puis finissait par imprimer et enre-gistrer ... Une squence fastidieuse et prouvante pour les nerfs). Et c'est moi qui partis bord de la 504 noire du gnral Betchine pour remettre en personne le faux rapport au gnral Larbi Be1k-heir, directeur de cabinet de Chadli Bendjedid, qui l'attendait avec impatience sur le perron de la prsidence El Mou radia.

    Avec ce document, le gnral Belkheir dtenait les preuves de 1' incomptence du DGDS, qui avait quelques jours plus tt fait part de ses fausses prvisions Mouloud Hamrouche, lequel s'tai t empress de les communiquer au prsident Chadli. l'annonce des rsultats du scrutin 1, le chef de l'tat a t trs mcontent, critiquant ouvertement le manque de rigueur des services de scurit. Voil de quelle manire les plus hautes autorits du pays pouvaient dlibrment tre ind uites e n

    1. Ces prcmires leClions honnles de l'histoire du pllys donnrent une victoire crasanle aux candidats du FIS: ce parti a oblenu 4 331 472 voix (SOit 54,25 % des suffrages exprims) el emporl 45,6 % des APC (Assembles populaires communales) el 55 % des APW (Assembles populaires de wilaya).

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    erreur. Mais au motif de s'a ttaquer Moulaud 1 [amrouche, pou r le dcrdibiliser vis--vis du prsident et faire accroire qu 'il ne matrisai t pas la sit uation sur le terrain, c'est tout le pays qui se trou vait embarqu dans 1' avent ure : celle-ci consistait pour les dcideurs affaiblir, mais pas trop, le FLN (en blo-quant sa vritable rnovation) et faire le jeu du FIS (tout en tentant de le contrler), tou t cela pour leur permett re de conser-ver leurs privilges ...

    Le pouvoir jouait avec le feu. Pour masquer sa droute, il voqua le vote sanction subi par le FLN. En ralit, l'ex-parti unique avait t victime d'un sabotage en rgle. En dres-san t contre Hamrouche une bonne part ie des dputs du FLN, s'estimant trahis par Chadli Bendjedid , les manuvres de l'ombre des gnraux mafieux avaient abouti paralyser les ten-tatives du Premier ministre de rnover le parti; au lieu d'la-guer les vreux , de rajeunir les dirigeants et de s'engager rsolument trouver des solutions aux problmes cruciaux des citoyens, les apparatchiks du FLN, toujours en proie aux luttes intestines, ne se proccupaient que de leurs affaires per-sonnelles, se dtachant de la population.

    Dans ce contexte trouble, Mouloud Hamrouche, victime de la manipulation de l'informat ion et de l'hostil it des gnraux dserteurs de l'arme franaise et leurs allis, tait dans l' impos-sibilit de se rendre compte du complot qu'ils fomentaient.

    L'affaire du faux maquis de M'Sila L'affai re du prtendu maquis,. de M'Sila, localit situe

    environ cent cinquante kilomtres au sud-est d'Alger, est encore plus rocambolesque. Rappelons les faits: en aot 1990, la chane unique de tlvision , voix officielle du pouvoir, annonait la sai-sie par les forces de scurit de nombreuses armes dans un maquis d'opposants M'Sila, qui aurait t cr par une haute personnalit algrienne cherchant dstabiliser le pays . Selon les services, il s'agissa it ni plus ni moins ... du Premier ministre, Mouloud Hamrouche !

    Ayant particip cet pisode, je peux tmoigner qu'il s'agis-sait en ralit d'une manipulation particulirement tordue du gnral Belkheir et de ce rtains lments de la SM. Celle-ci

  • 48 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    impliquait directement le commandant Abdelfetah, directeur du CRI (Centre de recherche et d'investigation) de Blida, ville situe une quarantaine de kilomtres d'Alger. Dbut 1990, alors que j'tais en poste Tipasa, j'avais eu maille partir avec ce personnage peu recommandable (il voulait que je mette sa disposition un bungalow pour passer des week-ends sur la cte, tous frais pays, ce que je lui avais refus). Les relations entre nous taient devenues si tendues qu'il fallait que l'un de nous deux quitte son poste. J'ai donc demand voir le patron de la DG OS, le gnral Mohamed Betchine. Lorsque celuki me reut, il me fit celle confidence Je suis dsol de faire ce choix, mais il [Abdelfetah] conduit en ce moment une affare de grande importance et qui touche la scurit de l'tat. C'est pou rquoi c'est toi qui pars. C'est ainsi que j'ai t mut Alger, en fvrier 1990, auprs du commandant Abderrah-mane , responsable de la division contre-ingrence (DCI), avant de prendre, un mois plus tard la tte du SRA.

    Au cours de l't 1990, Abderrahmane m'appela dans son bureau pour me demander de faire partie d'une expdition laquelle prend raient part d'autres officiers de la DCI et des l-ments du GIS, le Groupement d'intervention spciale 1. Le commandant Abdcrrahmane n'tait pas bavard et il se limita dire que l'on partait le jeudi partir de minuit vers M'Sila. l'heure H, au moment de prendre la route, je fus tonn de voir les lments du GIS embarqus bord de camions militaires. alors qu'en principe ils disposaient de leurs propres moyens rou-lants (des vhicules Ducalo italiens). Arrivs M'Sta, nous prmes possession d'une caserne, qu'occupaient dj les l-ments du CRI de Blida, dirigs par le commandant Abdelfetah.

    1. Cette structure dpendant de la SM avait t cre en 1987, sur le modle des units antibrigades rouges italiennes ou du G IO N franais. Sa mission tait plutt .. offensive" (libration d'otages, assau1...). Elle tait compose de trois cents hommes environ. En remarquant ce chiffre. le pr-sident Chadli Bendjedid avait tenu des propos prophtiques lors de la signa-ture du dcret de cration du GIS: Pourquoi ces crfectifs? Vous voulez faire un coup d'tat ou quoi? JO Le commandant Mustapha Ghomri, pourtant chef du GIS entre 1988 el 1989, a eu l'occasion de me faire part de son incomprhension quant ["utilit d'une telle structure: elle faisait double emploi avec le GlR (le groupement d'intervention rapide de la gendarmerie) et les units d'intervention de la OOSN (police). En crant cette structure antiterroriste alors qu'il n'y avait pas de terrorisme cette poque, les gn. raux visionnaires JO prparaient sans doute les services au combat...

  • LA D~STABILISATION DE MOULOUD HA\IROUCIIE 49

    Tout le monde, y compris le gnral Betchine, tait ce jour-l M'Sila.

    6 heures, nous eOmes droit un bref briefing o il fut ques-tion de la neutralisation d'un important rseau d'armements . Le commandant Abdelfetah nous ex pliqua que, grce l'argent mis sa disposition par la DGDS (un million de dinars, une somme considrable l'poque), l'un de ses hommes, un adju-dant, avait pu infiltrer ce rseau en payant divers informateurs et en rachetant une douzaine d'armes un certain cc Ahmed El Aoud , le principal c( cerveau du trafic d'armes. Grce ces preuves irrfutables, il savait que ce trafic devait alimenter un maquis qu'une haute personnalit mettait en place ( mes yeux, cela dsignait ncessairement l'ex-prsident Ahmed Ben Bella, qui avait vcu M'Sila aprs sa remise en libert ell 1980), e t qu'il s'agissait donc de dmanteler.

    Aussitt aprs ce briefing, les lments du GIS procdrent aux premires arrestations. Les premiers hommes ramens taient dshabi lls et rous de coups: les officiers tortionnaires chargs des interrogatoires (Mustapha, Ziad, Saoud, Azzedine) cherchaient leur extirper cote que cote des aveux. J'obser-vais, incrdule, ce qui se passait. Ce fui un vritable ballet: ds que quelqu 'un balanait le nom de quelqu'un, les quipes d'arrestation du GIS se prcipitaient pour le ramener.

    Et toi, tu n'interroges pas? , me demanda le commandant Abderrahmane. Non, j'attends qu'on me ramne le dossier pour prparer mes questions. Je n'ai aucune ide sur la nature de celte aUaire. Abdelfetah blmit: j'avais rclam le dossier trois reprises au moins. Entre-temps, il s'est avr que ... six personnes de la rgion portaient le nom de Ahmed El Aoud (dont un manchot, qui subit le mme traitement que les autres).

    Voyant que je ne cdais pas, le dossier me fut enfin remis vers 10 heures. En le compulsant, il ne m'a pas fallu longtemps pour dcouvrir qu'il s'agissait d'un montage pur et simple aucun contact n'avait t matrialis entre l'agent de Abdelfelah (celui cens avoir ngoci l'achat d'armes) et le prtendu trafiquant mis en cause. Alors que le CRI de Blida tait dot de moyens d'coutes el de surveillance, il n'y avait dans le dossier aucune trace d'un enregistrement audio, pas mme un rapport crit, bon ou rcpiss portant sur la transaction. Rien, absolument rien, et Abdelfetah tait pourtant loin d'tre un dbutant!

  • 50 CHRONIQUE DES ANNES DE SANG

    Au lieu d'interroger les prvenus, j'ai donc demand entendre l'adjudant qui avait t charg de cette affaire. Comme les enquteurs tortionnaires ne mettaient pas la main sur le prin-cipal accus, qui s'tait subitement volatilis - il ne sera jamais retrouv et j'ignore mme si les personnes arrtes par le GIS ont t remises la justice -, j'ai demand au sous-officier de m'clairer sur les raisons de sa disparition. S