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MME Catherine Chevalley Albert Lautman et le souci logique In: Revue d'histoire des sciences. 1987, Tome 40 n°1. pp. 49-77. Abstract Abstract. — Albert LautmarCs philosophy of science is rooted in his experience of German mathematics and physics at the beginnings of the 1930's. His view, which is strictly opposed to the one of the Vienna Circle, is to take into consideration scientific theories as totalities and to provide an exegesis of the links which exist between the technical procedures and the structural meaning of the abstract ideas expressed by them. Lautman finds the unity of science — and especially the unity of modern algebra and quantum physics — in the « logical worries » from which science emerges. By doing so, however, he creates for himself the constraint of explaining in metaphysical terms why the ideal reality is revealed in a plurality of historical theories, and this leads him to difficulties which are not solved inside his work. Résumé Résumé. — La philosophie des sciences d'Albert Lautman prend source dans son expérience des mathématiques et de la physique allemandes du début des années 1930. Le projet de Lautman, opposé par lui-même point par point à celui du Cercle de Vienne, est de prendre en considération les théories scientifiques constituées, et de les soumettre à un commentaire de l'intérieur qui puisse révéler les liaisons entre les techniques mises en œuvre et la signification structurale des idées abstraites qui s'y expriment. En choisissant de trouver l'unité de la science — et notamment celle de l'algèbre moderne et de la physique quantique — dans l'unité des « soucis logiques » qui la déterminent. Lautman se contraint cependant à penser le problème métaphysique de la pluralité et de l'historicité des théories dans lesquelles se révèle la réalité idéale, ce qui le conduit à des difficultés que son œuvre, inachevée, ne résout pas. Citer ce document / Cite this document : Chevalley Catherine. Albert Lautman et le souci logique. In: Revue d'histoire des sciences. 1987, Tome 40 n°1. pp. 49-77. doi : 10.3406/rhs.1987.4487 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1987_num_40_1_4487

Chevalley Albert Lautman Et Le Souci Logique

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MME Catherine Chevalley

Albert Lautman et le souci logiqueIn: Revue d'histoire des sciences. 1987, Tome 40 n°1. pp. 49-77.

AbstractAbstract. — Albert LautmarCs philosophy of science is rooted in his experience of German mathematics and physics at thebeginnings of the 1930's. His view, which is strictly opposed to the one of the Vienna Circle, is to take into consideration scientifictheories as totalities and to provide an exegesis of the links which exist between the technical procedures and the structuralmeaning of the abstract ideas expressed by them. Lautman finds the unity of science — and especially the unity of modernalgebra and quantum physics — in the « logical worries » from which science emerges. By doing so, however, he creates forhimself the constraint of explaining in metaphysical terms why the ideal reality is revealed in a plurality of historical theories, andthis leads him to difficulties which are not solved inside his work.

RésuméRésumé. — La philosophie des sciences d'Albert Lautman prend source dans son expérience des mathématiques et de laphysique allemandes du début des années 1930. Le projet de Lautman, opposé par lui-même point par point à celui du Cercle deVienne, est de prendre en considération les théories scientifiques constituées, et de les soumettre à un commentaire del'intérieur qui puisse révéler les liaisons entre les techniques mises en œuvre et la signification structurale des idées abstraitesqui s'y expriment. En choisissant de trouver l'unité de la science — et notamment celle de l'algèbre moderne et de la physiquequantique — dans l'unité des « soucis logiques » qui la déterminent. Lautman se contraint cependant à penser le problèmemétaphysique de la pluralité et de l'historicité des théories dans lesquelles se révèle la réalité idéale, ce qui le conduit à desdifficultés que son œuvre, inachevée, ne résout pas.

Citer ce document / Cite this document :

Chevalley Catherine. Albert Lautman et le souci logique. In: Revue d'histoire des sciences. 1987, Tome 40 n°1. pp. 49-77.

doi : 10.3406/rhs.1987.4487

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1987_num_40_1_4487

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Albert Lautman

et le souci logique

RÉSUMÉ. — La philosophie des sciences d'Albert Lautman prend source dans son expérience des mathématiques et de la physique allemandes du début des années 1930. Le projet de Lautman, opposé par lui-même point par point à celui du Cercle de Vienne, est de prendre en considération les théories scienti

fiques constituées, et de les soumettre à un commentaire de l'intérieur qui puisse révéler les liaisons entre les techniques mises en œuvre et la signification structurale des idées abstraites qui s'y expriment. En choisissant de trouver l'unité de la science — et notamment celle de l'algèbre moderne et de la physique quantique — dans l'unité des « soucis logiques » qui la déterminent. Lautman se contraint cependant à penser le problème métaphysique de la pluralité et de l'historicité des théories dans lesquelles se révèle la réalité idéale, ce qui le conduit à des difficultés que son œuvre, inachevée, ne résout pas.

ABSTRACT. — Albert LautmarCs philosophy of science is rooted in his experience of German mathematics and physics at the beginnings of the 1930's. His view, which is strictly opposed to the one of the Vienna Circle, is to take into consideration scientific theories as totalities and to provide an exegesis of the links which exist between the technical procedures and the structural meaning of the abstract ideas expressed by them. Lautman finds the unity of science — and especially the unity of modern algebra and quantum physics — in the « logical worries » from which science emerges. By doing so, however, he creates for himself the constraint of explaining in metaphysical terms why the ideal reality is revealed in a plurality of historical theories, and this leads him to difficulties which are not solved inside his work.

Albert Lautman écrit son œuvre philosophique entre 1935 et 1939 (1), pendant une période marquée par la double révolution allemande de l'algèbre abstraite et de la physique quantique. Les sources de sa pensée sont dans les développements tout récents des sciences, que la sûreté et la modernité de son information lui permettent de comprendre. Mais son œuvre est une œuvre méta-

(1) On trouvera une courte biographie et une bibliographie d'Albert Lautman dans l'Annexe I. Reo. Hist. ScL, 1987, XL/1

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physique, et ce caractère lui donne dans l'histoire de l'épistémo- logie moderne une situation à la fois originale et solitaire (2).

Pour Lautman, l'impulsion philosophique doit surgir non pas des philosophies elles-mêmes, mais des problèmes. Qu'est-ce qu'un problème, dans cet « ailleurs » de la philosophie qu'est — traditionnellement — le domaine des mathématiques et de la physique ? C'est davantage qu'une difficulté technique, bien que la puissance de questionnement d'un problème lui vienne de la précision de sa formulation dans son lieu d'origine. Un problème n'existe en tant que tel que dans une pensée orientée par le souci philosophique. Cela installe l'interprétation dans la nécessité de passer sans cesse d'un langage dans un autre, et dans la position difficile d'être toujours à la fois dedans et dehors. S'exercer à cet équilibre fragile est l'objet de la philosophie des sciences.

Lautman partage avec ses contemporains l'idée que la science allemande, jouant le rôle d'un fadum rationis, définit clairement une orientation et des priorités : appréhender le contenu des théories nouvelles, montrer l'unité de la connaissance. La conviction que la philosophie ne saurait se tenir à l'écart du renouvellement éblouissant des problématiques en mathématiques et en physique est la source d'œuvres aussi différentes que celles de Carnap, de Cassirer, de Bohr et de Heisenberg, de Meyerson et de Reichenbach. L'Allemagne des années 1930 donne d'ailleurs l'exemple de l'audace philosophique. Dans le pays de ces gens qui, écrit Lautman, « ont eu Kant et Goethe, comme ils ont maintenant Hilbert ou Husserl » (3), Cassirer, au sommet de sa carrière, n'hésite pas à publier un livre sur la nouvelle théorie quantique (4), tandis que Heisenberg, au début de la sienne, donne dans la revue Die Antike un article sur la philosophie grecque (5) et que Hermann Weyl écrit pour le Handbuch der Philosophie la première

(2) II n'existe pratiquement aucune étude critique de l'œuvre de Lautman en philosophie des sciences.

(3) Correspondance privée. (4) Ernst Cassirer, Determinismus und Indeterminismus in der modernen Physik,

Gôteborgs Hôgskolas Arsskrift, 42 : III (1936). Traduction et édition anglaise avec une préface de H. Margenau, sous le titre de Determinism and Indeterminism in modem physics (Yale University Press, 1956). Pour une analyse récente de ce texte, cf. l'article de Jean Seidengart, Une interprétation néo-kantienne de la théorie des quanta, Revue de Synthèse, CVI : 120 (1985), 395-418.

(5) Werner Heisenberg, Gedanken der antiken Naturphilosophie in der modernen Physik, Die Antike, XIII (1937), 118-124.

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version de sa Philosophy of Mathematics and Natural Science (6). Issue de ce sol commun de préoccupations, l'œuvre de Lautman

se développe de manière indépendante, parcourue par une opposition constante aux stratégies de Carnap et de ses amis. Comme Jean Cavaillès, et dans une fidélité ambiguë à Léon Brunschvicg, Lautman porte un intérêt primordial à la philosophie mathématique, dont il veut construire une version immanente qui serait l'effet d'un commentaire de l'intérieur, d'une attention exclusive portée aux « drames logiques qui se jouent au sein des théories » (7). Une telle position permet de mettre en évidence des problèmes auxquels échappent les discours sur la science qui adoptent le point de vue de l'extériorité. Si « le rapprochement de la métaphysique et des mathématiques n'est pas contingent, mais nécessaire » (8), de quelle nature est cette nécessité ? Et pourquoi ne se révèle-t-elle que progressivement, comme le démontre l'apparition dans l'histoire de « problèmes » nouveaux ? L'objet de Lautman a été de donner un contenu précis et technique à ces questions. Il a formé le projet d'une philosophie des sciences directement métaphysique, évitant ainsi le détour par le kantisme. Ni anti-kantien comme les membres du Cercle de Vienne, ni néokantien comme Brunschvicg ou Cassirer, Lautman ne tente pas non plus d'aménager l'idéalisme critique comme le fait Meyerson. Il écrit dans une référence immédiate au platonisme ou à Heidegger, cherchant à produire une théorie de l'être en tant qu'être dont la méthode serait l'exposé des théories mathématiques. En affirmant à la fois l'existence d'une nécessité interne dans le développement des idées et l'historicité de leur incarnation singulière dans les théories, il est conduit à des difficultés considérables qui rendent finalement sa philosophie aporétique. Mais son œuvre garde une puissance herméneutique de mieux en mieux reconnue aujourd'hui, qui est liée à la volonté de se séparer des problématiques fonda- tionnelles de l'empirisme et du criticisme pour rendre compte de l'unité fondamentale des mathématiques et de la physique.

(6) Hermann Weyl, Philosophie der Mathematik und Naturwissenschaft, in Hand- buch der Philosophie, Ed. R. Oldenburg (1927). Edition anglaise revue et augmentée sous le titre de Philosophy of Mathematics and natural science (Princeton University Press, 1949).

(7) A. Lautman, Essai sur les notions de structure et d'existence en mathématiques (Thèse principale) (Paris : Hermann, 1937), cité dans la suite comme Essai..., 149.

(8) A. Lautman, Nouvelles Recherches sur la structure dialectique des mathématiques (Paris : Hermann, 1939), cité dans la suite comme Recherches..., introduction.

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L EXPERIENCE DE LA SCIENCE ALLEMANDE ET LA TÂCHE DE LA PHILOSOPHIE

C'est avec les mathématiciens que Lautman découvre l'existence d'idées entièrement nouvelles en Allemagne. Il passe plusieurs mois à Berlin en 1929, entre son diplôme d'études supérieures et l'agrégation de philosophie, à la suite d'André Weil et de Jean Cavaillès, et juste avant le départ de Jacques Herbrand pour Hamburg, Berlin et Gôttingen (9). En Allemagne ont lieu de façon concomitante deux bouleversements scientifiques majeurs, l'un dans le domaine de l'algèbre, l'autre dans celui de la physique quantique. D'une part, le développement de l'école d'algèbre autour d'Emil Artin, de Hasse et d'Emmy Noether (10) donne aux jeunes scientifiques français nourris du Cours d'Analyse de Goursat la conviction qu'une réinterprétation de l'ensemble des disciplines mathématiques est possible. D'autre part, la mise en place des fondements de la mécanique quantique et l'accent mis sur sa présentation comme théorie physique axiomatisée dans le groupe de Gôttingen (11) rendent caduque l'ontologie qui servait traditionnellement de base à la physique classique. Dans les deux cas, l'abondance et la richesse des résultats s'accompagnent d'un effort considérable de clarification au sujet de ce qu'est une théorie. Le renouveau des préoccupations de Hilbert en logique mathématique et l'élaboration de la Beweistheorie — dans l'espoir d'en faire une méthode permettant d'établir la consistance de tout système formel — ont une incidence presque immédiate sur les physiciens :

« Nous étions conduits à penser — écrit Heisenberg dans son entretien avec Th. Kuhn (12) — que nous serions peut-être obligés de décrire la nature au moyen d'un système axiomatique entièrement différent de l'ancienne physique classique. »

(9) Sur Jacques Herbrand, cf. Annexe II. (10) Cf. l'article de Hourya Benis-Sinaceur dans ce numéro, infra, p. 5-30. (11) Sur cette question, cf. C. Chevalley, Physical reality and closed theories in

Heisenberg's early papers, in Actes du VIe Congrès international de Philosophie des Sciences (Gent, 1986), à paraître.

(12) Werner Heisenberg, interview du 25 février 1963, in Archives for the History of Quantum Physics (déposées à l'American Institute for Physics).

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En mathématiques comme en physique, l'expérience de la science allemande est en premier lieu celle de la fécondité de l'abstraction — corollaire du refus de toute légitimation par une ontologie de choses — et en second lieu celle du privilège des relations structurales à l'intérieur des théories. Cette convergence apparente de caractères entre les nouvelles mathématiques et la nouvelle physique laisse entrevoir le problème de l'unité de leur interprétation à un niveau plus fondamental :

« II règne — écrit H. Weyl — , entre le développement des mathématiques et celui de la physique à l'époque actuelle, un parallélisme aussi mystérieux qu'indiscutable » (13).

En regard de cette situation, l'intérêt pour les problèmes internes des théories classiques de la connaissance faiblit. Rei- chenbach écrit par exemple en 1932 (14) : II faut,

« nous adresser au mouvement scientifique contemporain, qui bouillonne d'activité », car « ce n'est pas la pensée en tant que faculté qui est l'objet de nos investigations, ce sont ses produits, ses cristallisations, tels que nous les voyons aujourd'hui ordonnés en des théories cohérentes » (15).

Meyerson affirmera de manière analogue que la pensée ne peut être saisie qu'indirectement dans l'étude de ses produits constitués que sont les théories scientifiques. La nécessité d'appréhender correctement la signification des progrès récents des mathématiques et de la physique projette ainsi la philosophie provisoirement hors d'elle-même, dans une tâche d'explication, de clarification et de commentaire. Mais ceci n'est qu'un préalable à une réflexion issue de la conviction spéculative de l'unité de la science, sol commun de l'abondance et de la richesse des nouvelles théories. Est-ce parce que la philosophie a vocation de penser l'un dans le multiple, ou plus prosaïquement, parce qu'il lui faut trouver une certaine efîectivité ? En tout cas, la « science unitaire » est un

(13) Hermann Weyl, Gruppentheorie und Quantenmechanik (Leipzig : S. Hirzel Verlag, 1928), préface, p. vi. La seconde édition voit disparaître le terme de « mystérieux ».

(14) Hans Reichenbach, Ziele und Wege der heutigen Natur philosophie (Leipzig : F. Meiner, 1931), trad, franc, sous le titre de La Philosophie scientifique, vues nouvelles sur ses buts et ses méthodes (Paris : Hermann, 1932), 12.

(15) Ibid., 10.

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thème adopté par tous ceux que préoccupent les bouleversements des mathématiques et de la physique.

Mais où situer l'unité ? Dans le besoin d'identification, comme le propose Meyerson, dans la structure de la connaissance, comme le suggèrent de différentes manières les néo-kantiens (16), dans la possibilité d'une réduction de tous les énoncés par l'analyse logique, comme le veut le Manifeste du Cercle de Vienne ? Ou dans la relation dialectique entre structures et soucis logiques ? Lautman n'est guère attentif qu'à ces deux dernières possibilités : l'unité de la science est soit danst sa réductibilité à une base empirique, soit dans la pérennité métaphysique de la signification de ses structures. Voulant nier la première hypothèse et soutenir la seconde, il se trouve en opposition immédiate avec le Cercle de Vienne sur la question de l'objet de la philosophie des sciences.

« Les logiciens de l'Ecole de Vienne — écrit-il en 1935 (17) — prétendent que l'étude formelle du langage scientifique doit être le seul objet de la philosophie des sciences. »

Comment faut-il entendre « étude formelle » ? Si l'on se reporte au texte de lancement du Cercle de Vienne, cela signifie « la recherche d'un système formulaire neutre, d'un symbolisme purifié des scories des langues historiques » (18) et la méthode en est « l'analyse logique » (19). Pour Moritz Schlick, la philosophie est « cette activité particulière qui vise à découvrir et établir le sens des propositions. Il appartient ensuite aux sciences de contrôler

(16) Cf. par exemple les textes consacrés par Léon Brunschvicg à l'indéterminisme de la nouvelle physique quantique, notamment son exposé à la Société française de Philosophie du 1er mars 1930, in Ecrits philosophiques, III, 139, et sa monographie intitulée La Physique du XXe siècle et la Philosophie (Paris : Hermann, 1936). La comparaison de ces textes avec ceux de Lautman montre à quel point ce dernier s'était libéré du kantisme brunschvicgien.

(17) A. Lautman, Mathématiques et réalité, in Actes du Congrès international de Philosophie scientifique, Paris Sorbonne, 1935 (Paris : Hermann, 1936). Reproduit in A. Lautman, Essai sur Vunité des mathématiques et divers écrits (Paris : uge, 1977), 281, cité dans la suite comme Essai... et divers écrits.

(18) La Conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne, 2e partie, in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Ed. Antonia Soûlez (Paris : puf, 1985), 115, cité dans la suite comme Manifeste...

(19) Manifeste..., 115 : « Clarifier des problèmes et des énoncés, et non poser des énoncés proprement "philosophiques", constitue la tâche du travail philosophique. La méthode de cette clarification est celle de l'analyse logique. »

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si elles sont vraies » (20). La recherche du sens se fera par la réduction à des énoncés qu'il est possible de mettre « en correspondance univoque » avec les expériences, au sens de « l'immédiatement donné » (21). Sera par conséquent « réel ce qui peut être intégré à tout l'édifice de l'expérience » (22). Ces affirmations d'un positivisme épistémologique radical définissent pour Lautman, comme pour Cavaillès et Meyerson (23), les orientations essentielles du nouveau groupe. Avec force, Lautman expose au Congrès de 1935 les raisons de son désaccord :

« C'est là — écrit-il — une thèse difficile à admettre pour ceux des philosophes qui considèrent comme leur tâche essentielle d'établir une théorie cohérente des rapports de la logique et du réel. »

Une telle théorie ne peut pas être « réductionniste » ; elle se doit d'analyser les méthodes et le contenu du « réel physique » et du « réel mathématique » en étudiant la « solidarité entre domaines de réalité et méthodes d'investigation » (24). Or le réel en ce sens se présente tantôt comme « faits scientifiques », tantôt comme entités, tantôt comme théories, et tantôt comme « les idées qui dominent ces théories ». On ne peut concevoir de contradiction plus nette avec l'affirmation du Manifeste selon laquelle « il n'y a pas de royaume des Idées au-dessus ou au-delà de l'expérience » (25). Pour Lautman, exposer le sens philosophique des mathématiques consistera à montrer non seulement leurs liaisons internes, mais également leur « rattachement à une métaphysique (ou Dialectique) dont elles sont le prolongement nécessaire » (26).

(20) Moritz Schlick, Les Enoncés scientifiques et la réalité du monde extérieur (Paris : Hermann, 1934), 11. Il s'agit d'extraits de deux articles parus dans Erkenntnis, traduits par le général Vouillemin et revus par Schlick.

(21) L'expression de t mise en correspondance univoque », destinée à remplacer le concept flou de * vérité », est reprise de la Allgemeine Erkenntnislehre de M. Schlick. Elle sert à souligner que la relation d'un jugement à la réalité est une relation de coïncidence, puisqu'il y a hétérogénéité entre la pensée et l'objet. L' « immédiatement donné » est une expression du Manifeste, par exemple : « seule existe la connaissance venue de l'expérience, qui repose sur ce qui est immédiatement donné », op. cit., 118.

(22) Manifeste..., 118. (23) Cf. Jean Cavaillès, L'Ecole de Vienne au Congrès de Prague, Revue de Méta

physique et de Morale, XLII : 1 (1935), 137-149, et Emile Meyerson, Du Cheminement de la Pensée (Paris : Alcan, 1931), 787-790.

(24) A. Lautman, Essai... et divers écrits, 281. (25) Manifeste..., 127. (26) Lettre d'Albert Lautman à Fréchet du 1er février 1939, citée par Maurice Loi

in Lautman, Essai... et divers écrits, préface, 10.

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L ACTION ORGANISATRICE DES STRUCTURES

L'expérience de la science allemande est ainsi la source dans l'œuvre de Lautman d'un projet philosophique tout à fait opposé à celui des empiristes logiques. Lautman reproche au réduction- nisme analytique son impuissance à rendre compte de l'autonomie des théories scientifiques. La conception structurale consiste au contraire à « considérer une théorie mathématique comme un tout achevé, indépendant du temps » et à voir dans les théories « des êtres qualitativement distincts les uns des autres » (27). La réalité mathématique n'est pas faite d' « êtres statiques », mais de la possibilité de déterminer certains êtres à partir d'autres, c'est-à- dire d'un ensemble de liaisons : les distinctions qualitatives caractérisent « les théories et non les êtres » (28). Ce sont les théories, et non des concepts isolés, qui doivent être les objets de la philoso- sophie scientifique. Un « problème » n'a de sens que dans une théorie ; pour Lautman, Boutroux a tort de dire qu'il y a « une indépendance des êtres mathématiques par rapport aux théories où ils sont définis » (29). En parlant du « vêtement logique ou algébrique sous lequel nous cherchons à représenter un tel être », Boutroux présuppose une sorte de neutralité du formalisme par rapport au sens. Or, poursuit Lautman, il a surtout en vue « l'analyse et la géométrie du xixe siècle », alors que l'algèbre moderne montre comment les propriétés des êtres mathématiques peuvent varier avec le domaine dans lequel on les considère. L'introduction de la méthode axiomatique dans les mathématiques rend donc au contraire tout à fait impossible d'isoler des « faits mathématiques » élémentaires, qui seraient comme des briques de construction. Il y a une « dépendance essentielle entre les propriétés d'un être mathématique et l'axiomatique du domaine auquel il appartient » (30). Par suite, « le problème de la réalité mathématique ne se pose ni au niveau des faits, ni à celui des êtres, mais à celui des théories » (31). La fin de la thèse de 1937 développe l'idée que

(27) A. Lautman, Essai..., 12. (28) Essai..., 145. (29) Essai..., 145. Lautman discute les idées de Boutroux dans toute la conclusion

de sa thèse, 140-145. (30) Essai..., 146. (31) Essai..., 146-147.

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la physique elle-même présente un caractère analogue de totalité : non seulement parce qu'il n'y a pas d' « expériences isolées », mais des expériences dans des systèmes physiques, mais aussi parce que chaque représentation symbolique des phénomènes engendre une signification propre. « La réalité physique n'est donc pas indifférente à cette mathématique qui la décrit », la « structure de l'expérience n'est pas détachable de l'expérience elle-même » (32).

A l'opposé de ce point de vue, l'empirisme logique s'efforce en vain, pour Lautman, de « construire les notions mathématiques à partir d'un petit nombre de notions et de propositions logiques primitives », et par suite il « perd de vue le caractère qualitatif et intégral des théories constituées » (33). Cet appauvrissement est la conséquence de sa conception de la proposition mathématique :

« Pour Wittgenstein et Garnap, les mathématiques ne sont plus qu'une langue indifférente au contenu qu'elle exprime (...) elles ne seraient qu'un système de transformations formelles permettant de relier les unes aux autres les données de la physique » (34).

En d'autres termes, elles sont une syntaxe dépourvue de sens, un simple squelette, une « forme » (35). Les symboles sont de pures abréviations, et en dernière instance le sens est indépendant du formalisme choisi. A cette conception, Lautman oppose 1' « harmonie », 1' « autonomie » et la « vie » des théories mathématiques et physiques, conçues comme des structures organisatrices. La rigueur des relations logiques est solidaire, dans les théories constituées, d'une architecture que l'on ne peut comprendre que comme totalité :

« II est impossible de considérer un tout mathématique comme résultat de la juxtaposition d'éléments définis indépendamment de toute considération d'ensemble relative à la structure du tout dans lequel ces éléments s'intègrent » (36).

(32) Essai..., 155-156. (33) Essai..., 8. (34) Essai..., 8. (35) En conséquence, « le spectacle de la plupart des théories modernes de philo

sophie mathématique est (...) extrêmement décevant. Le plus souvent l'analyse des mathématiques ne révèle que très peu de chose et des choses très pauvres, comme la recherche de l'identité ou le caractère tautologique des propositions », in Essai..., 7.

(36) Essai..., 38.

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Corrélativement le formalisme n'est pas indépendant de la signification « réelle » des énoncés : cela est vrai en mathématiques, où l'introduction de la notion de groupe, par exemple, modifie l'appréhension globale des problèmes, cela est vrai aussi en physique, où la description de l'état d'un système à un moment donné ou de l'évolution de ce système avec le temps « revient à constater que les grandeurs du système sont ordonnables selon une loi de structure mathématique » (37). Carnap, pour sa part, ne voit dans les énoncés mathématiques qu'un ensemble de propositions tauto- logiques et il réduit la physique à « une langue dans laquelle on exprime des énoncés vérifîables expérimentalement » (38). Pour Lautman, cela conduit l'empirisme logique à une appréhension « triviale » des problèmes : les exemples pris ne peuvent être que d'une grande simplicité, afin d'autoriser le libre jeu de la réduction, et la pauvreté de l'interprétation est le corrélat de la séparation « à la hache » qu'opère le Cercle de Vienne entre « les mathématiques et la réalité ». Cette objection rejoint, à cette époque, une critique analogue faite par Bohr, Pauli et Heisenberg : les « positivistes logiques » ne font pas porter la subtilité de l'analyse logique sur les problèmes véritablement importants pour la théorie (39), comme en témoigne en effet, par exemple, l'étude que fait Ph. Frank du cas de la constante de Planck (40). Lautman proteste surtout contre l'usage fait de Hilbert : « Les logisticiens de l'Ecole de Vienne affirment toujours leur plein accord avec l'école de Hilbert. Rien

(37) Essai..., 155. (38) Mathématiques et réalité, in Essai... et divers écrits, 283. (39) Cf. Werner Heisenberg, Der Teil und das Ganze (Mùnchen : R. Piper, 1969),

trad, franc, sous le titre de La partie et le tout (Paris : Albin Michel, 1972), 280 sq. L. Rosenfeld raconte également comment Bohr exerça son humour contre Philipp Franck à Copenhague en 1936 ; puisque Franck parlait de « métamathéma tique » et de « métalogique », pourquoi interdire la « métaphysique », qui, après tout, signifie seulement l'ensemble des questions portant sur les fondements ou la cohérence du domaine considéré ?

(40) Philipp Franck, Was bedeuten die gegenwârtigen physikalischen Theorien fur die allgemeine Erkenntnislehre ?, Erkenntnis, I (1930-1931), 126-157, trad, franc, sous le titre de Théorie de la connaissance et physique moderne (Paris : Hermann, 1934). L'analyse de la constante de Planck se trouve aux p. 33-37. La vérité d'un système ' symbolique est assurée par la possibilité de contrôler la permanence de l'univocité de sa correspondance avec l'expérience (c'est la procédure de t vérification » d'une théorie physique). La grandeur h, dit Franck, peut « se construire de diverses manières avec des expériences vécues, telles que le rayonnement du corps noir ou la série de Balmer (...). Si la même valeur de h résulte des deux calculs, je tiens l'univocité et j'ai vérifié la vérité de ma théorie ».

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n'est pourtant plus discutable » (41). Pour deux raisons : la première est qu'il s'agit d'un usage à caractère publicitaire, et que, pour Lautman, « s'adresser au mouvement scientifique contemporain », selon l'expression de Reichenbach, ce n'est pas citer des noms et revendiquer des filiations, mais bien plutôt examiner et comprendre le contenu des théories. La seconde est que Lautman s'oppose à l'interprétation logiciste du terme de « formalisme », impropre à exprimer la nature réelle de la pensée de Hilbert, une interprétation dans laquelle Jean Largeault trouve à juste titre « l'image grossièrement simplifiée proposée par Brouwer en 1913 » (42). Lautman est amené ainsi à suggérer que l'on ne peut donner au programme hilbertien toute son ampleur philosophique si l'on demeure enfermé dans des expressions figées comme « platonisme », « intuitionnisme » et« formalisme », ainsi que le font les membres du Cercle de Vienne (43).

Quelle doit être la nature du travail d'interprétation ? Il doit, à l'inverse de la réduction, montrer la croissance (,de l'harmonie interne (qui n'est pas seulement la consistance logique) des théories. Il faut essayer, écrit Lautman, de caractériser la réalité mathématique « de façon intrinsèque, du point de vue de sa structure propre » (44), en exposant comment des éléments partiels et inachevés « s'organisent peu à peu sous l'unité d'un même thème » et « laissent apercevoir dans leur mouvement une liaison qui se dessine entre certaines idées abstraites, que nous proposons d'appeler dialectiques » (45). Cette phrase fait deviner l'omniprésence, dans l'œuvre de Lautman, d'une métaphore biologique pour la caractérisation des théories. Ces dernières sont comme des êtres vivants — « il est évident que l'être mathématique tel que nous le concevons n'est pas sans analogie avec un être vivant » (46) — ,

(41) Mathématiques et réalité, in Essai... et divers écrits, 282. (42) Cf. Jean Largeault, Logique mathématique. Textes (Paris : Armand Colin,

1972), 215, introduction à la traduction du texte de Hilbert « Sur l'infini ». (43) Par exemple in Manifeste..., 121. Lautman partage avec Jacques Herbrand le

souci de libérer les débats sur les mathématiques des simplifications accumulées au cours des polémiques. Cf. par exemple Essai..., 83-84 : « On peut dire qu'en 1926 les problèmes de la logique mathématique se posaient encore dans les mêmes termes que les discussions du début du siècle, relatives à l'existence du transfini. Fidèle en cela à ses origines leibniziennes, le formalisme considérait toujours que le passage de l'essence à l'existence devait consister uniquement dans la démonstration de la "compossibilité des essences", de la non-contradiction des axiomes qui la définissent. »

(44) Essai..., 9. (45) Essai..., 13. (46) Essai..., 29.

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qui cependant ne mourraient pas mais se déferaient pour se réorganiser autrement. Leur développement obéit à une genèse qui représente, sous l'organisation externe, « une autre histoire plus cachée et faite pour le philosophe » (47). L'unité d'organisation d'une théorie est décrite par Lautman comme « entrant dans une solidarité presque organique » avec la diversité des parties (48), et cette « unité organique » (49) s'oppose à l'image d'une détermination mécanique à partir d'à priori logiques que, selon Lautman, « tout le courant de pensée logistique » a adoptée à l'encontre des mathématiciens (50). Au lieu d'une construction par empilage et emboîtement, que Lautman reproche également aux intuition- nistes, il y a « préformation » (51). Les théories ne sont pas des montres kantiennes et l'objet d'une interprétation structurale sera de montrer leur genèse, leur vie, leur mouvement.

SCHÉMAS DE STRUCTURE ET IDÉES PLATONICIENNES

Comment donner aux théories leur complète valeur philosophique sans les connaître dans leur plus abstraite technicité ? Ne serait-ce que parce que la différence entre les théories, source de l'existence de chacune comme unité organique, naît de la différence entre les techniques d'investigation des « domaines de réalité ». Lautman en donne de nombreux exemples : introduction de l'analyse dans l'arithmétique, de la topologie dans la théorie des fonctions, effet de la pénétration des méthodes structurales et fînitistes de l'algèbre dans le domaine de l'analyse et du continu. Par conséquent le premier travail du philosophe des sciences est de comprendre les techniques de raisonnement et l'histoire de leurs interactions, déplacements et substitutions :

« Une philosophie des sciences qui ne porterait pas tout entière sur l'étude de cette solidarité entre domaines de réalité et méthodes d'investigation serait singulièrement dépourvue d'intérêt » (52).

(47) Essai... (48) Essai... (49) Essai... (50) Essai... (51) Essai...

13 14. 147. 39. 14 : « La structure d'un être imparfait peut parfois préformer

tence d'un être parfait en lequel toute imperfection a disparu. » (52) Mathématiques et réalité, in Essai... et divers écrits, 281.

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Mais cette tâche est immédiatement prolongée par une autre, qui consiste dans le « rapprochement des mathématiques et de la métaphysique » déjà cité. Les techniques ne sont pas des moyens neutres d'appropriation d'un réel empirique, et la considération de leur efficacité sur ce plan ne peut pas faire progresser la compréhension de l'histoire des théories. Elles doivent plutôt être mises en rapport avec l'action de « certaines idées abstraites dominatrices par rapport aux mathématiques » (53). Dans sa communication au Congrès Descartes de 1937, Lautman affirme ainsi que « le mouvement propre d'une théorie mathématique dessine, le schéma des liaisons entre de telles idées abstraites », qui en constituent la « réalité idéale » : « la réalité inhérente aux théories mathématiques leur vient de ce qu'elles participent à une réalité idéale qui est dominatrice par rapport à la mathématique » (54). Il qualifie, comme l'on pouvait s'y attendre, cette appréciation de « conclusion platonicienne ». De même en 1939, dans les Nouvelles Recherches sur la structure dialectique des mathématiques, il précise que :

« Nous n'entendons pas par Idées des modèles dont les êtres mathématiques ne seraient que des copies, mais au véritable sens platonicien du terme, des schémas de structure selon lesquels s'organisent les théories effectives » (55).

Comment entendre cet appel au « véritable sens platonicien » du terme d'idées ? Lautman veut combattre ici une conception commune qui interprète la science comme une copie, une reproduction, une traduction, en bref une simple transposition d'éléments idéaux inchangés par cette assimilation de leur substance par l'intelligence humaine. Le « véritable sens platonicien » — en réalité tiré par Lautman vers une perspective plotinienne — supprime l'idée d'une distance irréductible entre l'« eidos » et sa représentation pour affirmer le pouvoir producteur des idées qui s' « incarnent » dans les théories :

« La nature du réel, sa structure et les conditions de sa genèse ne sont connaissables qu'en remontant aux Idées, dont la science incarne les liaisons » (56).

(53) De la réalité inhérente aux théories mathématiques, in Actes du IXe Congrès international de Philosophie (Congrès Descartes) (Paris : Hermann, 1937). Repris in Essai... et divers écrits, 287.

(54) Ibid., 290. (55) Recherches... (56) Essai..., 156.

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La domination des Idées sur la « matière mathématique » a le sens d'une animation, presque d'une information génétique (57)- II s'agit donc ici d'un platonisme distinct de ce que l'on appelait ordinairement « platonisme » dans les débats entre formalistes et intuitionnistes, désignant par-là la position qui consiste à tenir l'existence d'un être mathématique pour assurée par sa définition « alors même que cet être ne pourrait être construit en un nombre fini d'étapes » (58). Le platonisme revendiqué par Lautman est celui, plus pur, des historiens de la philosophie ; la fin de la thèse de 1937 cite Stenzel, Becker, Robin, pour avoir montré l'engendre- ment des Idées-nombres à partir de l'Un et de la Dyade, et l'existence d'une « métamathématique » supérieure à la fois aux Idées et aux nombres et consistant dans des schémas de division. Parcourant le chemin inverse de cette génération des théories par une réalité idéale qui prend chair en elles, la connaissance des mathématiques est une ascension vers l'appréhension des schémas de structure.

Restituer aux Idées ce « véritable sens platonicien » a pour conséquence de déterminer la philosophie comme prioritairement philosophie mathématique. Il n'y a pas en effet d'autre accès à la connaissance des Idées : c'est dans les mathématiques que « l'action organisatrice d'une structure sur les éléments d'un ensemble est pleinement intelligible — transportée dans d'autres domaines, elle perd de sa limpidité rationnelle » (59). Ce sont les mathématiques qui « peuvent rendre à la philosophie le service eminent de lui offrir l'exemple d'harmonies intérieures dont le mécanisme satisfait aux exigences logiques les plus rigoureuses » (60). Si la réalité des Idées est dominatrice par rapport à l'organisation des théories, seule cependant la « matière mathématique » peut « révéler la richesse de ce pouvoir formateur » (61).

La méthode de cette philosophie mathématique, dont l'objet est de rapporter les théories aux Idées abstraites qui s'incarnent

(57) Essai..., 150. (58) Ibid. Lautman poursuit ainsi : « II va sans dire que c'est là une connaissance

superficielle du platonisme, et que nous ne saurions nous référer à elle. » Signalons l'intérêt de Reichenbach pour Oskar Becker, dont témoigne son article Zum Anschau- lichkeitsproblem der Géométrie. Erwiderung auf Oskar Becker, Erkenntnis, II (1931), 61-72.

(59) Essai..., 29. (60) Essai..., 30. (61) Essai..., 150.

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et dont le contenu exige une connaissance intrinsèque de ces théories, sera celle d'une « analyse descriptive ». Les théories mathématiques sont un « donné » au sein duquel « nous nous efforcerons de dégager la réalité idéale à laquelle cette matière participe » (62). Ainsi l'évolution des mathématiques depuis le milieu du xixe siècle montre-t-elle en premier lieu l'opposition entre une recherche locale de l'élément et la caractérisation globale d'une totalité indépendamment de ses parties. A la conception globale de la fonction analytique que l'on trouve chez Cauchy et Riemann (63) s'oppose par exemple la méthode locale de Weierstrass déterminant une fonction analytique au voisinage d'un point complexe par une série de puissances convergeant dans un cercle de convergence autour de ce point. En géométrie, une même dualité des orientations de la recherche est illustrée par la différence entre une géométrie au sens de Klein et une géométrie au sens de Riemann, différence que Lautman voit se reproduire ensuite dans les deux théories de la Relativité. Enfin, à propos des conditions d'existence des solutions des équations différentielles et des équations aux dérivées partielles, Lautman insiste sur le fait que « nous retrouvons le même conflit dans (ces) problèmes d'une importance philosophique considérable, puisque de leur solution dépend l'interprétation du déterminisme de la physique » (64). Ces trois exemples déterminent le « donné » sur lequel doit travailler le philosophe qui s'intéresse à la dualité du local et du global. Que faire de ce donné ? Une classification des mathématiciens, une typologie des mathématiques à la Poincaré ? L'originalité de Lautman est d'éviter cet aplatissement du problème. Là où les philosophes des mathématiques se contentaient généralement, à cette époque, d'une psychologie assez courte, Lautman voit dans l'opposition du local et du global la source d'un mouvement interne aux mathématiques et producteur de théories nouvelles. Ainsi c'est le désir de dépasser synthétiquement cette opposition qui fait émerger la possibilité de trouver une liaison d'implication entre la structure et les propriétés des parties : « II faudrait (...) que la structure topologique de l'ensemble se réfléchisse dans les propriétés de ses parties » (65). Lautman développe alors de nouveau trois exemples : les rapports

(62) Essai..., 15. (63) Essai..., 20. (64) Essai..., 25. (65) Essai..., 29.

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de la géométrie différentielle et de la topologie dans les travaux de Hopf (66), la théorie des groupes clos de Weyl et Cartan (67) et la théorie de la représentation approchée des fonctions (68). « II existe ainsi une sorte de descente du tout vers la partie, comme une montée de la partie vers le tout », et ceci constitue le premier aspect de « l'organisation interne des êtres mathématiques » (69). De cette manière, l'analyse des techniques d'investigation des domaines de réalité mathématique, et l'étude des différences d'approche et de solution des problèmes conduisent par un mouvement nécessaire à la reconnaissance de « thèmes structuraux » — comme les rapports du tout et des parties — qui ont depuis longtemps une valeur philosophique dans l'histoire de la métaphysique, mais qui se trouvent reformulés par leur insertion dans des théories nouvelles. Que ce soit à propos des liaisons « entre le même et l'autre, le tout et la partie » ou à propos du continu et du discontinu, de l'essence et de l'existence (70), l'objet de Lautman est de montrer comment les théories mathématiques font naître l'idée de problèmes nouveaux qui n'auraient pas été formulés abstraitement auparavant (71). En d'autres termes, au lieu d'appliquer la métaphysique sur les mathématiques, c'est bien plutôt de la constitution mathématique des problèmes qu'il faut remonter au sens métaphysique des Idées ainsi rendues intelligibles :

« La philosophie mathématique telle que nous la concevons ne consiste pas tant à retrouver un problème logique de la métaphysique classique au sein d'une théorie mathématique qu'à appréhender globalement la structure de cette théorie pour dégager le problème logique qui se trouve à la fois défini et résolu par l'existence même de cette théorie » (72).

l'antériorité des soucis logiques et l'historicité des théories

Mais pourquoi la réalité idéale ainsi dégagée par l'analyse descriptive des théories n'est-elle pas immédiatement et entière-

(66) Essai..., 30-33. (67) Essai..., 34-35. (68) Essai..., 36-38. (69) Essai..., 38-39. (70) Essai..., 149-150. Cf. aussi, 14. Ces thèmes déterminent le plan de VEssai sur

les notions de structure et d'existence en mathématiques. (71) Essai..., 150. (72) Essai..., 150.

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ment visible, dans une science ? Pourquoi y a-t-il des étapes dans le développement de la connaissance mathématique et physique ? Des progrès, éventuellement des rétrogradations ? Une pluralité de théories ? Lautman tente de résoudre cette difficulté inévitable pour tout essentialisme en parcourant un spectre inattendu de références : Léon Brunschvicg, Hilbert, Heidegger.

Dans toute son œuvre, Lautman est préoccupé avant tout par l'apparition de problèmes logiques nouveaux. Bien qu'il montre une connaissance approfondie des mathématiques du xixe siècle, ce sont surtout les progrès les plus récents qui attirent son attention : en théorie des nombres les débuts de la théorie du corps de classes (73) ; les travaux sur les algèbres non commutatives ; la théorie des espaces de Hilbert et son application en mécanique quantique. De même qu'il sait reconnaître l'importance des travaux d'Elie Cartan, de même les recherches de Herbrand et de Gôdel lui semblent inaugurer ce qu'il appelle la « période critique » de l'histoire de la logique, en opposition à la « période naïve » allant des premiers travaux de Russel jusqu'en 1929. L'apparition de la nouveauté, non pas seulement au niveau des résultats mais à celui des problématiques — par exemple, dans la période critique de la logique « on voit s'affirmer une théorie des rapports de l'essence et de l'existence aussi différente du logicisme des formalistes que du constructivisme intuitionniste » (74) — , lui fait concevoir nettement l'impossibilité d'une « déduction systématique selon les exigences d'un rationalisme idéaliste » (75).

Comment comprendre l'incarnation singulière et historique des Idées dans les théories successives, tout en refusant à la fois l'image d'une approximation croissante des modèles par les copies, et celle d'une déduction intégrale immédiate ? A ces difficultés extrêmes il y a souvent des solutions insatisfaisantes. Lautman fait appel à une « activité créatrice » de l'esprit humain qui, dans une « expérience spirituelle », produit des schémas de structure nouveaux à partir de « soucis logiques » pérennes. Ainsi les mathématiques seraient-elles par excellence l'activité libre — conformé-

(73) Essai..., 67 sq. C'est le second exemple, après la théorie de Galois, par lequel Lautman expose le thème de la « montée vers l'absolu ». Sur les algèbres non commutatives, cf. notamment le chapitre III de l'Essai sur Vunité des sciences mathématiques dans leur développement actuel.

(74) Essai..., 86. (75) Essai..., 150.

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ment à la conviction de Dedekind, à celle de Herbrand — , tout en étant cependant l'expression (au sens leibnizien) (76) des liaisons entre les Idées. Il y aurait un sol commun immuable de préoccupations, une permanente

« possibilité d'éprouver le souci d'un mode de liaison entre deux idées et de décrire phénoménologiquement ce souci, indépendamment du fait que la liaison cherchée peut être ou ne pas être opérable » (77).

De tels soucis sont présents dans toutes les activités d'organisation symbolique, et notamment dans l'histoire de la philosophie. Sans doute Lautman se souvient-il de la position qu'exprimait Hilbert à la Conférence de Paris en 1900, en disant que

« partout où se présentent des idées mathématiques, soit en philosophie, soit en géométrie, soit en physique, le problème se pose de la discussion des principes fondamentaux bases de ces idées ».

Mais nulle part mieux que dans les sciences ces soucis ne deviennent intelligibles, parce qu'ils se trouvent projetés, comme sur un écran, en organisations réglées par la rigueur logique des théories.

L'unité de la science lui vient « essentiellement » de l'unité des soucis logiques. L'expérience de la science allemande avait poussé Lautman dans un projet philosophique anti-positiviste ; la notion de souci logique lui fournit un accès spéculatif vers la compréhension du « mystérieux parallélisme » entre les mathématiques et la physique contemporaines. L'indépendance à l'égard d'une ontologie de choses, la primauté de l'abstraction, le privilège des structures sur les individus dans les théories s'interprètent de manière « analogue », écrit Lautman (78), dans le développement des algèbres abstraites et dans celui de la physique quantique. Retour à une inspiration grecque, renversement complet

(76) Essai sur l'unité des sciences mathématiques dans leur développement actuel, 57 : c Nous entendons (...) par rapports d'expression les cas où la structure d'un domaine fini et discontinu enveloppe l'existence d'un autre domaine continu ou infini... »

(77) Essai..., 149. (78) Essai sur Vunité des sciences mathématiques dans leur développement actuel, 55.

Il y a seulement c analogie », parce que, pour Lautman, la coexistence de calculs du continu et de calculs du discontinu produit dans les mathématiques une < unité profonde », alors qu'elle a pour effet en physique la « complémentarité » des points de vue, c'est-à-dire leur mutuelle exclusion. Il y a là une différence importante, sur laquelle Lautman ne donne pas d'autres indications.

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de points de vue, remplacement de la perspective « classique » attentive à construire l'analyse sur la notion de nombre entier et la physique sur celle d'objet élémentaire, par une perspective « moderne » qui « affirme le primat de la notion de domaine » et la possibilité d'une physique d'objets mathématiques. A plusieurs reprises, soit pour affirmer sa dette, soit pour appuyer sa thèse, Lautman cite la préface du livre de Hermann Weyl sur la théorie des groupes et la mécanique quantique (79) :

« Toute cette nouvelle mathématique, écrit notamment Weyl, celle de la théorie des groupes et des algèbres abstraites, est animée d'un esprit nettement différent de celui de la mathématique classique qui a trouvé dans la théorie des fonctions de variable complexe son plus haut épa nouissement. En ce qui concerne la physique, le continu des nombres réels y conserve bien son privilège inébranlable pour les mesures physiques ; mais le sens profond de la nouvelle mécanique quantique de Heisenberg et de Schrôdinger réside à n'en pas douter dans le fait d'attacher à chaque édifice physique un système propre de grandeurs, une algèbre non commutative au sens mathématique du terme et dont les éléments sont formés par les grandeurs physiques elles-mêmes » (80).

Entre les soucis logiques et les schémas de structure s'établit ainsi une relation de ratio cognoscendi, ratio essendi : les ^premiers se manifestent dans l'Histoire grâce aux seconds, mais les seconds demeureraient inintelligibles dans leur essence sans les premiers. Entre la genèse des théories effectives et la dialectique qui domine les mathématiques, il existe, dit Lautman, un accord « nécessaire ». Ayant posé ceci en principe, Lautman se contraint à penser la forme de cette nécessité.

La thèse de 1937 fait une tentative pour éclairer la causalité propre à l'incarnation historique des Idées. Lautman s'efforce en effet d'associer la conception dynamique brunschvicgienne et la conception structurale hilbertienne et d'en proposer une synthèse. Le problème de la nature de la réalité mathématique, pour Lautman, ne se pose « ni au niveau des faits, ni à celui des êtres, mais à celui des théories » (81). Si l'on considère les théories, cependant, Ton

(79) Hermann Weyl, Gruppentheorie und Quantenmechanik (Leipzig : S. Hirzel Verlag, 1928).

(80) Je reprends ici la traduction de Lautman qui figure à la première page de L'Essai sur l'unité des sciences mathématiques dans leur développement actuel.

(81) Essai..., 141.

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s'aperçoit que « la nature du réel se dédouble » et qu'elle consiste d'une part dans le mouvement propre des idées, d'autre part dans les liaisons qui font d'une théorie un système. Comment unir ces deux aspects ? Revenons à l'activité créatrice ; la production de théories s'opère sous la contrainte de « nécessités de fait », par un constant renouvellement du sens des notions essentielles (82), et ce progrès de la réflexion rend les paradoxes des mathématiques et de la physique peu à peu intelligibles. Des exemples de telles nécessités de fait sont l'apparition dans l'histoire des mathématiques des nombres irrationnels, de l'infiniment petit, des fonctions continues sans dérivées, du transfmi, etc. : admis, tous, « par une incompréhensible nécessité de fait, avant qu'on en eût une théorie deductive » (83). De même, en physique, pour les constantes h et c (84). L'action de l'intelligence consiste à former des schémas structuraux permettant de relier ces éléments au savoir antérieur. La « dynamique » des genèses mathématiques amène par là même à considérer le point de vue structural, « celui de la métamathématique de Hilbert » (85). Si la conception brunschvicgienne interdit, à juste titre, toute déduction a priori du contenu ou de la nature des théories, les idées de Hilbert, bien comprises, permettent de voir les mathématiques à la fois dans leur élaboration temporelle et dans leur consistance interne, en examinant les théories au moyen « des notions logiques de non-contradiction et d'achèvement » (Le. de complé- tude) (86). En commentant le programme métamathématique de Hilbert, Lautman prend soin de montrer qu'il procède d'une inspiration précisément inverse de celle des logisticiens. Substituant à la méthode des définitions génétiques celle des définitions axio-

(82) Essai..., 9. (83) Ibid. (84) Ibid. En effet les constantes c et ft « s'imposaient de façon incompréhens

ible dans les domaines les plus différents, jusqu'à ce que le génie de Maxwell, de Planck ou d'Einstein ait su voir dans la constance de leur valeur la liaison de l'électricité et de la lumière, de la lumière et de l'énergie ».

(85) Le terme est introduit par Hilbert dans Das Unendliche, Mathematische Annalen, 95 (1926), 161-190, et Hilbert, Bernays, Ackermann et von Neumann travaillent jusqu'en 1930 à l'élaboration de la « Beweistheorie ». Lautman connaissait directement ce texte, qu'André Weil avait d'ailleurs traduit immédiatement in Ada Mathematica, 48 (février 1926). En outre, il reconnaît à plusieurs reprises sa dette à l'égard de Bernays en ce qui concerne sa connaissance des idées de Hilbert à cette époque.

(86) Essai..., 8, 12. Cf. aussi le chapitre IV : « Essence et existence. Les problèmes de la logique mathématique. »

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matiques, Hilbert, « loin de vouloir reconstruire l'ensemble des mathématiques à partir de la logique, introduit au contraire, en passant de la logique à l'arithmétique et de l'arithmétique à l'analyse, de nouvelles variables et de nouveaux axiomes qui élargissent à chaque fois le domaine des conséquences » (87). En d'autres termes, il laisse la place à la nouveauté pour s'exprimer dans des théories qui se grefferaient sur des théories antérieures ou de moindre degré ; il rend compte de la croissance des mathématiques en même temps que de leur harmonie interne. C'est donc en elles-mêmes que les théories auraient le principe de leur succession, et l'activité créatrice serait alors, au sens strict, une « mise en œuvre », sous la contrainte de ce principe.

Tout devient immanent : de même que la science est un processus d'incarnation du devenir des Idées — et non la copie d'un modèle — , de même elle vit d'une vie propre, et non comme la traduction du réel empirique. La « dualité de plans » (88) entre la mathématique formalisée et l'étude métamathématique de ce formalisme libère la compréhension du contenu mathématique de toute liaison génétique avec les « objets réels ». Etant « en quelque sorte une mathématique du langage », selon l'expression de Her- brand (89), la métamathématique permet de construire un concept logique de théorie. Ou encore : les raisons pour lesquelles une théorie est une théorie sont maintenant indépendantes de la considération du degré d'adéquation des propositions de la théorie à l'égard du « monde ». Les éléments déterminants sont le choix d'une certaine catégorie d'objets et de relations entre ces objets. Par exemple, écrit Herbrand,

« l'arithmétique étudie les nombres entiers positifs, et la relation fondamentale qu'elle considère est celle qui relie deux nombres tels qu'on obtient le deuxième en ajoutant un au premier : de même la géométrie étudie les points ; la relation fondamentale qu'elle considère est celle qui existe entre trois points quand ils sont sur une même droite ; et toutes

(87) Essai..., 8, 11. (88) Ibid. (89) Jacques Herbrand, Les bases de la logique hilbertienne, Revue de Métaphys

ique et de Morale, 37 (1930), 243-255. Dans une note pour Hadamard, publiée in J. Herbrand, Ecrits logiques (Paris : puf, 1968), 215, Herbrand écrit que « la métamathématique apparaît comme la théorie mathématique ayant pour objet l'étude du langage mathématique ».

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les propositions qu'elle peut énoncer peuvent s'énoncer, on peut le montrer, avec ces seuls objets et cette seule relation » (90).

Une théorie mathématique pourra être décrite entièrement comme un langage : ses éléments seront en effet constitués par un ensemble de signes conventionnels, un système d'axiomes et un certain nombre de règles de raisonnement. Les signes sont des signes purs sans signification,- désignant soit des « individus », soit des relations ; les axiomes ou les « hypothèses » de la théorie, ou encore ses « propositions primitives », sont des phrases que l'on considère comme vraies et dont on se propose de trouver les conséquences ; les règles de raisonnement sont celles formalisées par Russel et Whitehead. La théorie sera dite non contradictoire s'il n'y a pas de proposition P telle que P et HP soient vraies simultanément, donc s'il y a compatibilité de l'ensemble des conséquences des axiomes. Elle sera complète, ou « à complète détermination » si, pour toute proposition P, on peut démontrer soit P soit IP (91). Pour Herbrand — à qui Lautman doit la conviction qu'il est possible de libérer les mathématiques de toute détermination extérieure, un monde à comprendre ou des intelligibles à dévoiler — la force de la métamathématique hilbertienne est, au-delà des difficultés de sa réalisation, de concevoir les mathématiques comme un jeu réglé produisant lui-même son sens.

« On considère souvent, écrit-il, que, pour qu'une théorie mathématique ne soit pas un vain jeu de symboles, (...) elle doit être la traduction de quelque chose de réel (...). Il ne faut pas se cacher que le rôle des mathématiques est peut-être uniquement de nous fournir des raisonnements et des formes, et non pas de chercher quels sont ceux qui s'appliquent à tel objet » (92).

Mais, philosophe, Lautman reste hanté par des problématiques de légitimation. D'une part, il reprend entièrement les idées de Herbrand et son interprétation de Hilbert ; il cherche même à utiliser la théorie des champs d'individus développée par Herbrand dans sa thèse (93) pour introduire un point de vue extensif à

(90) J. Herbrand, Les bases de la logique hilbertienne, op. cit. Repris in Ecrits logiques, op. cit., 156.

(91) Tout ceci est exposé également par Lautman in Essai..., 86 sq. (92) J. Herbrand, cf. n. 90, p. 162. (93) J. Herbrand, Recherches sur la théorie de la démonstration (1930). Repris in

Ecrits logiques, op. cit., 89, 35-153.

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l'intérieur du point de vue structural. La notion d'interprétation d'un système d'axiomes, référée aux champs de réalisation, lui paraît ainsi fondamentale pour « allier la fixité des notions logiques et le mouvement dont vivent les théories » (94). D'autre part, on le voit déchiré par des désirs contradictoires de réanimation et d'expulsion de la question transcendantale. Dans le texte de 1939, il cherche ainsi dans un Heidegger imparfaitement identifié l'idée d'une relation transcendantale de domination des Idées aux théories mathématiques, qui rendrait compte de 1' « émanation » de celles-ci par « une sorte de procession ».

Quelques légitimes que soient les objections de Lautman aux positions du nouvel empirisme en épistémologie, sa philosophie ne parvient donc pas à sortir d'un idéalisme qui hésite devant la théologie. L'œuvre de Lautman est certes interrompue de manière tragique et n'a pas pu tenir les promesses que Léon Brunschvicg voyait en elle, écrivant en 1943 : « Vous m'avez procuré quelque chose de bien rare en ce moment, le désir d'une seconde existence pour essayer de vous suivre à loisir jusqu'au bout des chemins que vous frayez » (95). Il reste que les choix philosophiques de Lautman engendrent des difficultés non résolues par lui. En réalité, impuissant à trouver une forme de fondation du savoir qui expliquerait l'adéquation décalée et toujours reconstruite entre les Idées et les théories, il tend vers l'image d'une spontanéité biologique de la connaissance. L'aporie devient manifeste dans la description de la place de l'homme : tantôt acteur d'une expérience spirituelle créatrice dans laquelle il retrouve le devenir des Idées, tantôt simple milieu qui permet de catalyser la genèse des théories successives.

CNRS, Lp. 21 Catherine Chevalley. Boston University.

ANNEXE I

Albert Lautman naît en 1908 et meurt fusillé par les Allemands en 1944, à l'âge de 36 ans. Il fait ses études secondaires à Marseille, où il passe le baccalauréat A' et remporte plusieurs prix au concours général.

(94) Essai..., 12. Pour l'introduction de la méthode t extensive » dans la conception structurale, cf. Essai..., 87 sq.

(95) Lettre du 26 février 1943. Documents S. L.

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72 Catherine Chevalley

Après son année de lettres supérieures à Paris, au lycée Condorcet — où il rencontre Jacques Herbrand — , il est reçu à l'Ecole normale

supérieure, en 1926. Préférant l'étude de la philosophie à la direction de l'entreprise de son oncle, que sa famille souhaitait lui confier, il travaille sur des problèmes de logique mathématique, auxquels il consacre son diplôme d'études supérieures. Il passe plusieurs mois à Berlin et à Vienne avant l'agrégation. Entre 1933 et 1939, il suit à Ulm le séminaire de Gaston Julia. Il avait d'autre part passé un an au Japon à sa sortie de l'Ecole, et s'y était initié aux progrès de la physique mathématique. Nommé dans l'enseignement secondaire, il soutient ses deux thèses en 1937, et les publie immédiatement grâce à Freymann, directeur à cette époque des éditions Hermann. Inquiété comme Juif, sauvé par l'intervention de Cavaillès, il entre cependant dans la Résistance, est arrêté et fusillé.

1936 « Mathématiques et réalité », communication au Congrès international de Philosophie scientifique de Paris (1935) (Paris : Hermann).

1936 L'axiomatique et la méthode de division, in Recherches philosophiques, VI.

1937 « De la réalité inhérente aux théories mathématiques », communication au Congrès Descartes de Paris (1937) (Paris : Hermann).

1937 Essai sur les notions de structure et d'existence en mathématiques (thèse principale) (Paris : Hermann).

1937 Essai sur l'unité des sciences mathématiques dans leur développement actuel (thèse complémentaire) (Paris i Hermann).

1939 Nouvelles Recherches sur la structure dialectique des mathématiques (Paris : Hermann). La pensée mathématique. Séance de la Société française de Philosophie du 4 février 1939 (J. Cavaillès et A. Lautman) publiée dans le Bulletin de la Société française de Philosophie, 1946.

1946 Symétrie et dissymétrie en mathématiques et en physique (Paris : Hermann) — posthume.

1977 Essai sur l'unité des mathématiques et divers écrits (Paris : Union générale d'Editions). Ecrits rassemblés par M. Loi. Préfaces de M. Loi, J. Dieudonné et O. Costa de Beauregard.

Etudes critiques

Mario Castellana, La philosophie des mathématiques chez Albert Lautman, // Protagora, 115 (1978).

Jean Petitot, Morphogenèse du sens, I (Paris : puf, 1985), 56-61.

ANNEXE II

Jacques Herbrand naît en 1908 et meurt en juillet 1931, à 23 ans, dans un accident de montagne. Reçu premier à l'Ecole normale supérieure en 1925, puis premier à l'agrégation, il s'attire cependant les cri-

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Albert Laulman el le souci logique 73

tiques de la Sorbonne au moment de sa soutenance de thèse, jugée trop « philosophique ». Cette thèse, intitulée Recherches sur la théorie de la démonstration, et publiée en Pologne en 1930, est l'aboutissement de réflexions inspirées à Herbrand par sa lecture de Lôwenheim, Skolem, von Neumann et Hilbert. L'objet de Herbrand est d'introduire « les nouvelles logiques axiomatiques hilbertiennes » en France, et de faire une place ,à l'algèbre dans un enseignement mathématique entièrement dominé par l'analyse. Soutenu par les encouragements de Jacques Hada- mard, professeur au Collège de France, Herbrand proteste contre l'ostracisme dont est victime la logique mathématique. Il écrit ainsi à Vessiot, directeur de l'Ecole normale, qu'il ne « voit pas pourquoi on refuse droit de cité à un travail s'occupant de résoudre des questions arithmétiques difficiles posées par une théorie que l'on peut certes considérer comme philosophique, tandis que la plupart des chapitres des mathématiques ont pour origine une question posée par une autre science » (lettre du 28 novembre 1930). Malgré ces difficultés, la thèse de Herbrand lui assure très vite une réputation internationale. Parti pour l'Allemagne avec une bourse Rockefeller en octobre 1930, il travaille à Berlin avec von Neumann, puis à Hambourg avec Artin, puis à Gôttingen avec Emmy Noether. Les lettres qu'il écrit pendant cette période montrent une évolution de ses intérêts essentiels de la logique vers les mathématiques, et en 1931 il fait une demande pour aller travailler à Princeton auprès du mathématicien Wedderburn. Mais, revenu en France, il se tue au cours d'une descente dans les Pyrénées.

Souvent comparé à Galois, Herbrand a joué en quelques années un rôle essentiel dans l'histoire des mathématiques et de la logique contemporaines. En logique, parti de considérations de « |métamathématique » (donner une « théorie concrète de la démonstration formelle », selon l'expression de Hilbert), il concentre ses recherches sur YEntscheidungs- problem, qui était l'une des préoccupations principales des logiciens des années 1920 : comment trouver une méthode pour démontrer qu'une proposition donnée est vraie ou non dans une certaine théorie ? Le « théorème de Herbrand », qui établit une relation systématique entre logique propositionnelle et logique de la quantification et fait usage de méthodes de démonstration « automatiques », forme la base de nombreux travaux actuels concernant le problème de la décision. Dans son dernier mémoire de logique, « sur la non-contradiction de l'arithmétique », publié après sa mort, il confronte ses résultats avec ceux de Gôdel relatifs à l'impossibilité d'une démonstration générale intuitionniste de la non- contradiction. En mathématiques, Herbrand s'est, là encore, intéressé à des questions à la fois très abstraites et développées hors de France : la théorie des groupes, la théorie du corps de classes. Il prend également position dans le débat entre « formalistes » et « intuitionnistes », en s'oppo- sant tout autant au courant axiomatique et logiciste représenté par Frege et Russell qu'au courant intuitionniste de Brouwer et Heyting. Ses idées sur la nature des mathématiques et de la logique, exposées par lui-même dans un article de la Revue de Métaphysique et de Morale sur « les bases de la logique hilbertienne », ont influencé très profondément

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la philosophie mathématique de Lautman, et, à un moindre degré, celle de Cavaillès, qui regretta après la mort de Herbrand de ne pas avoir su mieux reconnaître l'importance et la nouveauté de ses travaux. Mais Lautman et Cavaillès meurent à leur tour et l'œuvre de Herbrand n'a, pour cette raison, pas encore été mise à sa place réelle.

Nous publions dans ce qui suit deux lettres de Jacques Herbrand adressées à Albert Lautman en 1930 et 1931. Nous devons ces lettres à la générosité de Mme Suzanne Lautman, que nous voudrions ici remercier très chaleureusement pour son aide et les informations qu'elle nous a données.

Nous donnons également ci-dessous une bibliographie critique concernant Herbrand. L'établissement de la bibliographie de ses œuvres fait partie d'un travail de recherche actuellement en cours (1).

Nous voudrions, enfin, rendre hommage ici à Jean Van Heijenoort, qui avait accepté, avant sa mort en 1986, de travailler avec nous à la publication d'œuvres complètes de Jacques Herbrand.

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

A. Lautman et Cl. Chevalley, Notice biographique sur Jacques Herbrand, Annuaire des anciens élèves de l'Ecole normale supérieure (1931), 66-68.

Cl. Chevalley, Sur la pensée de Jacques Herbrand, L'enseignement mathématique, 34 (1935-1936), 97-102.

J. Dieudonné, Jacques Herbrand et la théorie des nombres, in Proceedings of the Herbrand Symposium-Logic Colloquium 1981 (Amsterdam - New York - Oxford : North-Holland Publ, 1982), 3-7.

B. Dreben, S. Aanderaa, Herbrand analysing functions, Bulletin of the American Mathematical Society, 70 (1964), 697-698.

B. Dreben, P. Andrews et S. Aanderaa, False lemmas in Herbrand, ibid., 69 (1963), 699-706.

B. Dreben, J. Denton, A supplement to Herbrand, The Journal of Symbolic Logic, 31 (1966), 393-398.

W. D. Goldfarb, Introduction, in J. Herbrand, Logical Writings (Dordrecht : Reidel, 1971), 1-20.

J. Van Heijenoort, Préface, in J. Herbrand, Ecrits logiques (Paris : puf, 1968), 1-12.

Id., L'œuvre logique de Jacques Herbrand et son contexte historique, in Proceedings..., op. cit., 57-87 (contient une bibliographie très complète).

(1) Sous la responsabilité de H. Sinaceur, P. Engel et C. Chevalley.

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Albert Lauiman et le souci logique 75

ANNEXE III

DEUX LETTRES DE JACQUES HERBRAND À ALBERT LAUTMAN (*)

Lettre en date de « mercredi » (Berlin, le 20-XI-30 d'après l'enveloppe)

Mon cher ami,

J'aurai attendu un long temps pour t'écrire ; j'espère que tu n'en auras conçu aucun doute sur notre amitié, et que tu n'auras pas pris ce ralentissement de nos relations — que les circonstances extérieures m'imposèrent à Paris, et ici mille choses — pour un affaiblissement. Elle ne doit pas dépendre de si peu de chose.

La vie que je mène ici est bizarre ; le manque absolu de contraintes qu'entraîne le fait de vivre seul et isolé, le manque de curiosité me donnent l'impression de n'exister (qu')à peine ; les jours coulent avec une égalité et une fluidité jusqu'ici inconnues. J'ai beau faire, je ne me retrouve pas. Ni les longues réflexions solitaires, ni le travail désordonné, ne sont revenus, une année m'a comme changé. Je subis quoique seul le dérèglement des horaires berlinois, qui me font prendre mes repas à des heures inattendues, et me font découper mes journées de manière bizarre. Mais ce manque d'équilibre n'est pas que matériel ; je me demande encore ce que je fais ici, comment je passe mes heures ; je crois que je travaille beaucoup ; mais je ne puis arriver à compter mes heures de travail. Je me sens inquiet et instable. Je préférerais un désespoir à cette inconscience... J'ai parfois l'impression que je vis, très légèrement, en marge du monde extérieur, comme décalé d'un e dans une cinquième dimension. Je sors à peine ; je n'ai jusqu'ici été qu'une fois au Théâtre, jamais au concert. Je vais parfois au cinéma, quand deux heures risquent d'être vides, et qu'il fait trop froid dehors. J'ai pris hier une décision inattendue, celle d'aller voir le Gottesdammerung Dimanche... Je ne peins que trop mal cet état nébuleux et incertain de semi-existence que je subis actuellement. Mais je ne le pourrais qu'en en prenant pleinement conscience, et j'en serais alors, sans doute, malheureux.

Je fais beaucoup de maths. Sans intérêt sauf celui que donne l'élan. La moindre question est si compliquée... Je finis par croire qu'il ne faut rien faire qu'à peu près ; qu'on ne peut rien connaître à fond. Tout est trop long ; la vie est trop courte ; il faut inventer en dormant. La Recherche est un jeu d'adresse ; il n'y a pas de vraie intuition : on ne voit jamais tout.

Je voudrais passionnément faire autre chose. N'importe quoi qui détende le corps. Je me sens si usé, mon vieux, parfois ; si vieux déjà ; je ne me sens ni un corps alerte, ni un esprit vif ; tout rampe en moi.

(*) Je remercie Suzanne Lautman de m'avoir communiqué ces lettres.

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76 Catherine Chevalleg

La vue d'une station de sports d'hiver me donne un frisson d'envie, et d'angoisse. C'est le symbole d'un corps qui bondit, d'un esprit qui joue, d'un cœur qui pétille. J'ignore tout cela. Alors, très prosaïquement, je

suis réduit à ces combinaisons rarement fertiles, et souvent maigres (?) de signes sur du papier blanc. Il est vrai que c'est mon métier désormais...

Ecris-moi, parle-moi de toi ; j'attends de tes nouvelles. Affectueusement.

J. H. bei Ehrsmann Mommenstrasse 47 Berlin (Charlottenburg)

J'ai vu Hesnard, il y a quinze jours ; très aimable mais totalement inutile ; il ne m'a donné aucune adresse, et presque aucun renseignement ; Gavaillès, que j'ai vu, m'a dit qu'il en fut de même pour lui. Il donne l'impression d'en avoir assez d'avoir sur le dos tous les étudiants français de Berlin ; et qu'il lui semble qu'il aura assez fait pour leur corporation d'avoir fondé la Maison de France. En définitive, je ne connais personne ici, sauf v. Neumann, qui est un type charmant ; mais je ne le vois évidemment que de temps en temps, après ses cours. J'ai vu deux ou trois fois Cavaillès, qui est reparti ; il gagne à être connu...

J. H.

Lettre en date de « Berlin le 10 mai » (1931)

Quitte Berlin cette semaine. Mon adresse désormais à Paris, où l'on fera suivre (vais à Hamburg et Gôttingen)

Pourquoi ne t' ai-je pas écrit pendant tout ce séjour à Berlin ? Tout autre eut cru à un éloignement, à une amitié défaillante. Tu n'as pas voulu y croire ; je t'en remercie. Si je cherche les raisons qui m'ont empêché ou gêné, peut-être est-ce une analyse complète de ma vie actuelle que j'entreprendrais. Mais je crois que j'ai perdu le goût de l'introspection. Et celui des mots. J'ai l'impression très nette de dormir. De dormir depuis bientôt deux ans. Est-ce la solitude ? Est-ce l'ennui ? L'impossibilité de meubler ma vie ? Un peu de tout cela. Tu m'as toujours paru plus exigeant et plus croyant que moi ; maintenant plus que jamais. C'est avec foi qu'on parle. La rigueur — ce que j'ai appelé moi rigueur — entraîne le silence. C'est un refus. J'aimerais causer avec toi. J'ai toujours reculé de t'écrire : l'âme est plus nue dans une lettre ; je me sens trop creux actuellement. Peut-être dois-je accuser aussi Berlin ; cette ville où tout s'émousse, tout s'amortit. N'as-tu pas eu cette impression ? Je n'ai même pas la consolation d'avoir travaillé utilement. Un déplorable manque de génie. Et bien trop de ce qu'on appelle « facilité ». Ici je manque

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d'opposition ; je manque d'amis et d'ennemis. Je n'ai pas de but en moi- même ; les seuls que je me sois jamais proposés sont ceux où l'on m'avait semé des obstacles. Tu sais que je ne crois à rien — ne tends à rien. Alors j'ai attendu ces mois.

Tu vas partir, me dis- tu, au Japon. Tu crois en l'influence de nouveaux cieux. Tant mieux. Je n'y crois pas. Toi, comme je te connais, peux sans doute, malgré la « douceur » de cette vie de là-bas, faire quelque chose. Je ne le pourrais pas. Je ne pars pas aux Indes ; j'essaie Princeton. Cela ne me dit rien. S'ennuyer là, ou dans un trou de province. Paris, trop de choses m'en empêchent (quoi ? rien de fondamental : certaines questions de fait, qui formèrent depuis un an la trame matérielle de ma vie). J'attendrai aussi bien en Amérique qu'en France. Je ne sais pas encore quoi. Peut-être me marierai-je. C'est même un projet assez précis. Cela me fournirait une règle de vie. J'en ai assez besoin. Ici je ne me sens forcé à rien. Je suis libre. C'est tout (et encore, il ne faudrait pas que j'essaie de me le prouver ; cela ne serait pas si facile...). Je ne manque que de buts. Mais qui peut m'en proposer ! Excuse tout cela, mon vieux. Guère intéressant ; sinon que je le sais. Je t'ai écrit au hasard ; ce que tu eus deviné au travers de dix conversations. Ne crois surtout pas que j'ai voulu faire un « portrait ». J'ai fait ici — pour toi — et que tu me pardonnes — quelques réflexions qu'il est en général inutile que je me fasse à moi- même. J'aimerais te revoir.

J. H.