Boudon Utilite Ou Rationalite

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  • 7/28/2019 Boudon Utilite Ou Rationalite

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    www.asmp.fr -Acadmie des Sciences morales et politiques

    (Article paru dans laRevue dEconomie Politique, 112 (5), sept.-oct. 2002, pp.754-772)

    Utilit ou rationalit ? Rationalit restreinte ou gnrale ?

    par Raymond Boudon

    Rsums

    G. Becker avance que le modle de lutilit espre (MUE) est le plus efficace que les

    sciences sociales puissent utiliser. La raison principale de son importance est quil engendredes explications autosuffisantes. Mais il est impuissant expliquer de nombreux phnomnes

    sociaux. La raison en est que les actions sappuient couramment sur des croyances non

    triviales dont il faut rendre compte ds lors quon vise une explication autosuffisante. Or on

    croit couramment que faire quelque chose est bon, juste, vrai, lgitime, etc. sur la base de

    raisons non instrumentales. La rationalit ne doit donc pas tre conue comme tant de

    caractre exclusivement instrumental. Smith et Weber parmi dautres ont repr ce point et

    esquiss un modle qui repose sur une dfinition gnrale de la rationalit (MRG) et conserve

    la proprit dautosuffisance du MUE tout en liminant les sources de ses limitations.

    Plusieurs exemples dapplication de ce modle sont prsents.

    According to G. Baker, the expected utility model (EUM) is the most powerful social sciences

    can use. The main reason of its importance is that it produces self-sufficient explanations. But

    a number of social phenomena cannot be explained by the EUM. The reason is that actions

    rest currently upon beliefs which can be non trivial and must be explained if a self-sufficient

    explanation is aimed at. Now, an actor currently believes that doing something is good, fair,

    true, legitimate, etc. on the basis of non instrumental reasons. Rationality should not

    therefore be conceived as being exclusively instrumental. Smith and Weber among others

    have seen this point and sketched a model (GRM) resting on a general definition of rationality

    which keeps up the self-sufficiency of EUM, whereas it eliminates the sources of its limitation.

    Several examples applying this model are presented.

    Mots-cls: rationalit, rationalit instrumentale, rationalit axiologique, utilit, utilit espre,

    consquentialisme, opinion, croyance.

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    Deux minents conomistes, tous deux prix Nobel, ont contribu tendre

    les potentialits du modle de lutilit espre (MUE) : H. Simon et G. Becker.H. Simon a notamment assoupli la notion doptimisation : le sujet social prend

    selon lui des dcisions plutt satisfaisantes quoptimales ; il a insist sur le fait

    que, linformation tant coteuse, les dcisions doivent tre analyses comme sefondant sur une rationalit limite. Ces ides ont fortement influenc les sciences

    sociales. G. Becker a montr que le MUE pouvait dans certains cas expliquer les

    prfrences des acteurs et chapper ainsi lobjection qui lui est faite de les

    traiter comme de simples donnes.

    G. Becker dclare dans Accounting for Tastes (1996, Ch1, 1, pp. 3-4)que les approches concurrentes du MUE, savoir les explications causalistes du

    comportement social fondes sur des forces culturelles , biologiques ou

    psychologiques natteignent pas, de loin, au mme pouvoir explicatif que leMUE.

    Tout en tant daccord avec Becker sur ce point, on dfendra lide quon

    peut chapper au dilemme entre explication du comportement par le MUE et

    explication causaliste. Il existe en effet une tierce approche. Elle consiste dansson principe concevoir le comportement comme rationnel, mais renoncer la

    dfinition troite que le MUE se donne de la rationalit. Elle est dote dun

    pouvoir explicatif suprieur au MUE. Tel sera mon point principal que je

    chercherai dvelopper ici.

    En tout cas, les travaux de H. Simon et G. Becker doivent leur importance

    ce quils posent un problme essentiel pour toutes les sciences humaines :

    celui des principes quelles doivent adopter pour expliquer le comportement

    individuel.

    Les raisons de linfluence du MUE

    Une dimension essentielle de lattrait du MUE a t mise en vidence parJ. Coleman (1986, p.1) : Rational action of individuals has a unique

    attractiveness as the basis for social theory . Auparavant, Hollis (1977) avait

    exprim la mme ide en des termes voisins : rational action is its ownexplanation . Dans ces deux citations, lexpression action rationnelle

    dsigne laction visant lutilit maximum ou optimum , laction guide par

    le calcul cot-bnfice. Car le MUE est souvent dsign, dans le monde anglo-

    saxon surtout, par lexpression Thorie (ou modle) du choix rationnel . Ces

    textes font apparatre une raison essentielle de limportance du MUE : ds lors

    quon a expliqu que le sujet X a fait Y plutt que Y parce quil lui paraissaitplus avantageux du point de vue de ses objectifs de faire Y, lexplication est

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    complte. Mme si la biologie tait capable de dcrire les phnomnes

    lectriques et chimiques qui accompagnent un processus de dcision, cela

    najouterait rien lexplication. Le MUE produit en dautres termes des

    explications autosuffisantes : dpourvues de boites noires.

    Cette capacit offrir des explications dpourvues de boites noires

    confre au MUE une supriorit incontestable, comme lassure Becker, auxexplications qui font appel des forces biologiques, culturelles ou

    psychologiques. Il est vrai quon nest gure convaincu par exemple par les

    prtentions de la sociobiologie rendre compte des sentiments moraux. Wilson

    (1993) ou Ruse (1993) font appel pour les expliquer des mcanismes invisibles

    purement conjecturaux. En outre, leurs thories ne sont pas en mesure de rendre

    compte de leur variation dans le temps et dans lespace (Boudon, 1998). Du ct

    de la psychologie, des travaux comme ceux de Kahneman et Tversky (1973) ont

    dmontr lexistence de biais cognitifs expliquant notamment que lindividu neprenne pas toujours des dcisions conformes son intrt. Mais lorigine de ces

    biais reste mystrieuse. De plus, lon na pas de vision claire des conditions qui

    en favorisent ou en dfavorisent lapparition. Les facteurs culturels voqus par

    certains sociologues et anthropologues se heurtent aux mmes difficults. On

    ignore la nature des mcanismes auxquels ils correspondent, couramment

    qualifis deffets de socialisation, et lon est par suite dans lincapacit de

    dcrire les conditions dans lesquelles ils apparaissent. Tout groupe, toute socitconnaissent des opposants ; les sceptiques sont de tout temps ; les individus

    levs dans un environnement criminogne deviennent rarement des criminels.Faut-il y voir des rats de la socialisation?

    Loin de moi lide dcarter les mille et une choses que lon peut mettre

    sous ltiquette de la socialisation, qui est peut-tre davantage un mot-valise

    quun concept scientifiquement recommandable. Il est vrai que nous croyons

    un million de choses sur la foi dautrui (Tocqueville) ; mais de l croire

    quon puisse expliquerles croyances, attitudes, comportements des individus ense contentant dy voir des effets de socialisation, il y a un pas ne pas franchir.

    Les paysans romains rejettent le monothisme, les centurions sont attirs par lui

    (Weber 1999[1920-1921]). Pourquoi ? Parce quils ont t socialiss ces

    croyances ? Ici lexplication par la socialisation russit ce tour de force dtre

    la fois creuse et fausse : papa et maman centurion ont lev leur rejeton dans le

    culte du polythisme ; or voil quil se sent attir par un culte profondment

    tranger la tradition romaine.

    Becker a raison : lappel des forces biologiques, psychologiques ou

    culturelles conduit des explications peu convaincantes. Des observations

    comme celles de Kahneman et Tversky sont sans aucun doute du plus grand

    intrt. Mais les explications qui en sont proposes sont fragiles : untel secomporte de telle manire parce quil y a tsocialis ; que tout le monde pense

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    ainsi autour de lui ; quun biais le fait passer ct de la solution ; quun instinct

    dorigine sociobiologique le pousse agir, sentir ainsi ; quil a t socialis

    dans tel ou tel environnement culturel ; quil habite tel univers mental ; quil a

    contract tel habitus, telle reprsentation sociale. De telles explications sont ad

    hoc et tautologiques. A linverse des explications par le MUE, elles crent desboites noires, jamais conjecturales. Car, la diffrence des virus, quon a

    observs aprs les avoir supputs, on na gure despoir de prciser les

    mcanismes sous-jacents aux biais des psychologues ou aux effets de

    socialisation des sociologues. Plus prcisment : si lon doit un jour prciser les

    mcanismes sous-jacents ces phnomnes, ce sera le fait plutt des sciences de

    la vie que des sciences humaines et sociales.

    Ces explications, qui ont en commun dobir ce que jappellerai un

    Modle prsumant une Causalit Matrielle (MCM) tmoignent dune

    conception troite du positivisme : celle selon laquelle la mise entre parenthsesde la subjectivit du sujet ou son traitement comme variable dpendante serait

    une condition ncessaire de la scientificit. Or un comportement ou une

    croyance peuvent tre aussi les effets, non de processus matriels (au sens o ils

    agissent linsu du sujet), mais de raisons. La science sest signale par son

    aptitude expliquer par des causes matrielles des phnomnes qui taient

    jusque l expliqus par des causes immatrielles. Il nen rsulte videmment pas

    quil soit non scientifique de voir dans les raisons immatrielles que le sujet sedonne la cause de son comportement. Si la discussion sur la question de savoir si

    des raisons peuvent tre des causes a pris dans la rflexion philosophiquercente (Davidson, 1993) une importance qui peut surprendre lobservateur non

    averti, cest que lide selon laquelle une cause ne saurait tre que matrielle

    imprgne toujours les esprits en profondeur.

    Le succs des explications relevant du MCM est donc fond sur des

    raisons douteuses (les prjugs dun positivisme troit), qui ne compensent pas

    leur inconvnient, bien soulign par les tenants du MUE, savoir que lesprincipes explicatifs quelles sollicitent sont des boites noires, prsentant de

    surcrot un caractre dfinitif.

    Mais linfluence du MUE est due, non seulement ce que, par contraste

    avec les explications de type MCM, ses explications prsentent un caractre

    auto-suffisant, mais aussi ses succs scientifiques : il a permis de rsoudre de

    nombreuses nigmes. Ses succs sont innombrables, et en aucune faon limits

    au domaine de lconomie.

    La thorie politique de Rousseau fournit avant la lettre un tmoignage de

    lefficacit du MUE. En montrant que, si lindividu est dans lincapacit

    dexercer une contrainte morale ou lgale sur autrui, il risque de se retrouverdans des situations de jeu de lassurance, Rousseau a propos une explication

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    puissante des raisons pour lesquelles le citoyen accepte dtre soumis des

    contraintes, ds lors que celles-ci lui apparaissent fonctionnelles : quelles

    reprsentent un garde-fou contre les effets pervers engendrs par ce type de

    situations.

    Lapplication du MUE aux phnomnes politiques a connu de nouveaux

    et remarquables succs dans les annes 50-60, aux Etats-Unis surtout. On peutciter ici les noms de Downs, de Buchanan, de Tullock ou encore dOlson. Ils ont

    sans doute beaucoup contribu renforcer lide, qui prend corps dans les

    annes qui suivent, que le MUE a vocation sappliquer, non la seule

    conomie, mais lensemble des sciences sociales.

    Le MUE peut galement faire tat de remarquables succs en histoire.

    Tocqueville lavait dcouvert instinctivement, comme Rousseau. Root (1994)

    emprunte la mme voie. Il se demande pourquoi, au 18e

    sicle, la politiqueconomique favorise de faon chronique les producteurs de grains en Angleterre

    et les consommateurs en France. Lexplication de Root fait de cette asymtrie un

    effet de la centralisation administrative. Les consommateurs parisiens voient

    bien quen manifestant dans les rues de la capitale, ils peuvent exercer une

    pression efficace sur le pouvoir et obtenir des prix favorables leurs intrts. En

    revanche, une manifestation sous les fentres de Westminster naurait gure eu

    de chances de succs, les dputs des Communes tant des propritaires

    fonciers, surtout soucieux de ne pas dcevoir leurs lecteurs de province,

    lesquels appartiennent pour la plupart, vu le caractre censitaire du suffrage, auxmmes catgories sociales queux-mmes. Cest pourquoi lesjournes daction

    sont frquentes Paris, mais rares Londres. Cest pourquoi aussi la politique

    conomique anglaise favorise les producteurs de grains, tandis que la politique

    franaise favorise les consommateurs.

    Parmi les classiques de la sociologie, Marx, Sombart et Simmel, Tarde ou

    mme Durkheim ont propos, linstar de Tocqueville, de nombreux exemplesdanalyses utilisant le MUE, bien quaucun dentre eux ne se recommande dune

    thorie qui ne devait recevoir un nom quaprs eux (Boudon, 2001[1979], 1998-

    2000). Parmi les modernes, il suffit dvoquer par exemple les travaux dOlson(1965), dOberschall (1973, 1994), de Kuran (1995) ou de Hardin (1995) pour

    mesurer lapport du MUE. Tous ces auteurs ont, en utilisant le MUE, expliqu

    avec succs des phnomnes nigmatiques relevant de la sociologie des

    mouvements sociaux, de la criminalit, de lopinion publique ou de lEtat.

    Mais, aussi indispensable que soit le MUE sagissant dexpliquer certainsphnomnes, il se rvle impuissant en expliquer beaucoup dautres. On peut

    mme dresser une liste imposante de phnomnes sociaux devant lesquels il

    bute.

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    Les checs du MUE

    Les discussions relatives au paradoxe du vote tmoignent des apories

    auxquelles conduit, sur certains sujets, le MUE. Si on prend le MUE au srieux,

    nous dit ce paradoxe, on ne comprend pas pourquoi les gens votent : puisque

    mon vote na quune chance pratiquement nulle dinfluencer le rsultat dune

    consultation populaire, pourquoi voterais-je, plutt que de me consacrer desactivits plus intressantes ? Pourtant, les gens votent. Le paradoxe du vote a

    fini par prendre le statut dune pierre dachoppement pour le MUE. Cest

    pourquoi il a donn naissance une littrature considrable.

    On peut reprer quelques types principaux de rponses ce paradoxe.

    Ferejohn et Fiorina (1974) ont propos une solution qui voque le pari de

    Pascal : mme si mon vote a fort peu de chance dtre dcisif, jaurais des

    regrets si grands sil savrait ltre, que je vote par prcaution, dautant plusfacilement que les cots du vote sont faibles. Le vote devrait donc tre analys

    comme une assurance peu onreuse contracte par le sujet pour couvrir des

    risques trs improbables, mais aux enjeux considrables. On repre

    effectivement dans la vie courante des risques dont la nature est telle quils

    incitent lindividu une rponse de type pari de Pascal. Les incendies tant

    rares, le cot pour lindividu de lassurance-incendie est faible, mais lenjeu

    considrable. La difficult de lexplication propose par Ferejohn et Fiorina est

    que, dans le cas du vote, le risque dtre expos des regrets est pratiquement

    inexistant, tandis que lenjeu est loin dtre infini, comme dans le clbrepari.

    Dautres, comme Overbye (1995), ont cherch rsoudre le paradoxe du

    vote en introduisant lide que labstention nuit la rputation sociale de

    lindividu. Cette hypothse permet dexpliquer de faon simple que les gens

    votent, tout en restant dans le cadre du MUE : il suffit de supposer que le cot de

    labstention en termes de rputation sociale est suprieur celui du vote. Mais,

    outre quelle a un caractre ad hoc, elle est auto-contradictoire : pourquoi faut-ilque le public considre labstention dun mauvais il sil est compos

    dindividus qui sont censs voir quil est inutile de voter ?

    Schuessler (2000) est, lui aussi, soucieux dexpliquer le vote en restant

    dans le cadre du MUE. Il part du postulat que llecteur vote, malgr linutilit

    de son acte, parce que voter a pour lui un intrt, non pas instrumental, mais

    expressif. Certains anthropologues, embarrasss par lexplication des rituels

    magiques, objectivement inutiles, ont, de mme, propos de les expliquer en

    supposant quils ont pour le primitif une valeur, non pas instrumentale, maisexpressive. Lexplication se heurte dans les deux cas plusieurs objections, la

    principale tant quelle est vigoureusement rejete par les acteurs eux-mmes. Il

    faut alors expliquer les raisons dtre de cette fausse conscience : une tcheprilleuse.

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    Non seulement ces thories nexpliquent pas de faon satisfaisante

    pourquoi les gens votent, elles ne permettent pas non plus de comprendre les

    variations de labstention dune consultation lautre.

    Bien dautres phnomnes, tout aussi familiers que le vote, opposent au

    MUE une rsistance inbranlable. La corruption et le trafic dinfluence ne

    nuisent gure au public tant quils restent relativement modrs. Sans doute leseffets de ces dlits sont-ils supports par le contribuable. Mais, pour le citoyen

    ordinaire, ce cot est assez faible pour lui tre insensible, voire invisible. Bref,

    en ce qui le concerne, les consquences sont objectivement ngligeables et

    subjectivement inexistantes. Il est donc difficile de soutenir que la raction

    ngative quils entranent de sa part lui est essentiellement inspire par les

    consquences que ces comportements entranentpour lui. Pourtant, corruption et

    trafic dinfluence sont habituellement jugs graves par le public. En outre, le

    rejet de la corruption et du trafic dinfluence tend tre dautant plus marquque ces phnomnes sont, non pas plus mais moins dvelopps, alors que le

    MUE prdirait une corrlation de signe oppos.

    Autres paradoxes : ceux dits dAllais. Ils montrent que, confronts

    certains types de loteries, les individus ne se conforment pas au principe de la

    maximisation de lutilit : ils prfrent moins plus, et nonplus moins (Allais

    et Hagen, 1979 ; Hagen, 1995). Le jeu dit de lultimatum (Wilson, 1993 ;

    Hoffman et Spitzer, 1985) fait apparatre un autre paradoxe. Un exprimentateur

    propose deux sujets de se partager une somme de 100 . Le sujet A est appel faire une proposition sur la manire dont les 100 devraient tre partags entre

    lui-mme, A, et B. B de son ct a seulement la capacit dapprouver ou de

    rejeter la proposition de A. Sil lapprouve, le partage se fait selon la proposition

    de A. Sil la rejette, les 100 restent dans la poche de lexprimentateur. Si le

    MUE sappliquait ce cas, on devrait observer de la part de A des propositions

    de partage telles que 70 pour moi (A), 30 pour B . En effet, B aurait dans

    ce cas intrt accepter la proposition de A, mme si elle le dsavantagebeaucoup. Or la plupart des sujets choisissent le partage gal. Ils refusent de

    profiter du pouvoir de dcision que lexprience leur confre. Les partisans du

    MUE ont propos des solutions peu convaincantes de cet autre type de

    paradoxe. Ainsi, selon Harsanyi (1955, 1977), le sujet se dit quen proposant un

    partage gal, il prend une assurance sur lavenir pour le cas o les rles de A et

    de B seraient inverss. Mais, on ne voit pas pourquoi il ferait ce calcul lors

    dune partie un coup contre un adversaire quil ne reverra pas.

    Plusieurs conomistes minents ont reconnu, en dehors dAllais, dj cit,

    quil est abusif de prter au MUE une porte gnrale. Olson (1965), lun de

    ceux qui a le plus contribu tendre le domaine dapplication du MUE, indique

    explicitement que son modle de laction collective ne sapplique quaux cas olaxiomatique sur laquelle il repose peut tre tenue pour pertinente. Frey (1997)

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    a attir lattention sur des observations dont on ne voit pas comment on pourrait

    en rendre compte dans le cadre du MUE. Ainsi, des enqutes conduites en

    Suisse et en Allemagne rvlent que les citoyens acceptent plus facilement des

    dsagrments (comme la prsence de dchets nuclaires sur le territoire de leur

    commune) quand on ne leur propose pas de ddommagement plutt quelorsquon leur en propose.

    Les raisons des checs du MUE

    Il nest pas difficile de dterminer les raisons de ces nombreux checs du

    MUE : les phnomnes sociaux devant lesquels il se rvle impuissant partagent

    en effet des traits communs. Plus prcisment, on peut identifier trois classes de

    phnomnes chappant la juridiction du MUE.

    Lapremire de ces classes inclut les phnomnes caractriss par le fait

    que le comportement des acteurs sappuie sur des croyances non triviales. Tout

    comportement met en jeu des croyances. Je regarde droite et gauche avant de

    traverser la rue, afin de maximiser mes chances de survie, car je crois que,

    sinon, je prendrais des risques srieux. Dans un cas comme celui-l, les

    croyances mises en jeu sont triviales. En revanche, sagissant dautres

    comportements, lexplication des croyances qui les fondent reprsente le

    moment central de lanalyse. Or le MUE na rien nous dire sur les croyances.

    Sans doute peut-on postuler que les croyances rsultent de ladhsion une thorie et que ladhsion une thorie est un acte rationnel. Mais la

    rationalit consiste ici prfrer la thorie qui permet de rendre compte des

    donnes de la faon la plus satisfaisante possible (eu gard certains critres).

    Elle est de nature cognitive et non instrumentale. Ladhsion du sujet provient

    de ce quil la croit vraie. Rciproquement, cest parce que le MUE rduit la

    rationalit la rationalit instrumentale quil bute devant toutes sortes de

    paradoxes.

    Certains ont cherch rduire la rationalit cognitive la rationalitinstrumentale. Ainsi, Radnitzky (1987) propose dexpliquer ladhsion aux

    thories scientifiques partir du MUE. Le savant cesse de croire une thorie,

    nous dit Radnitzky ds lors que les objections quon lui oppose lui rendent sa

    dfense trop coteuse. Il est en effet coteux dexpliquer pourquoi la coque des

    bateaux disparat lhorizon avant le mt, pourquoi la lune prend une forme de

    croissant, pourquoi le navigateur qui maintient son cap revient son point de

    dpart si on admet que la terre est plate. Mais cette explication est coteuseparce quelle est difficile. Il faut alors expliquer pourquoi il en est ainsi et lon

    est ramen de la rationalit instrumentale la rationalit cognitive.

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    Le MUE est impuissant devant une deuxime classe de phnomnes :

    ceux qui se caractrisent par le fait que le comportement des acteurs sappuie sur

    des croyances prescriptives non consquentialistes. Sagissant des croyances

    prescriptives, le MUE est laise tant quelles sont de caractre

    consquentialiste. Ainsi, il na aucune peine expliquer que la plupart des genscroient que les feux rouges sont une bonne chose : malgr les contretemps quils

    mimposent, je les accepte, car ils entranent des consquences que je juge

    positives, pour moi comme pour les autres. Ici, le MUE rend efficacement

    compte de la croyance, des attitudes et des comportements quelle inspire.

    Mais il est muet sur les croyances normatives qui ne sexpliquent pas sur

    le mode consquentialiste. Le sujet dujeu de lultimatum agit contre son intrt.

    Llecteur vote, bien que son vote nait pas dinfluence sur le rsultat du scrutin.

    Le citoyen rprouve avec vhmence une corruption qui ne laffecte pas

    personnellement. Le plagiaire provoque un sentiment de rpulsion, mmelorsquil ne nuit personne et contribue plutt la notorit du plagi.

    Limposteur est montr du doigt, mme si ses agissements ne comportent aucun

    inconvnient pour personne, sinon lui-mme.

    Enfin, le MUE est impuissant devant une troisime classe de

    phnomnes : ceux qui mettent en jeu des comportements individuels dont il est

    contraire au bon sens de supposer quils puissent tre dicts par une attitude

    goste. Tout spectateur dAntigone condamne Cron et approuve Antigone sans

    hsitation, que lon reprsente la tragdie de Sophocle Paris, Pkin ou Alger. Le MUE ne peut expliquer cette raction universelle pour une raison

    simple, savoir que le spectateur nest nullement concern dans ses intrts par

    le sujet trait. Dans ce cas, les postulats du consquentialisme et de lgosme se

    trouvent ipso facto disqualifis. Or les sciences sociales ont frquemment affaire

    ce type de figure : lacteur social est couramment appel valuer des

    situations dans lesquelles il nest en aucune faon personnellement impliqu. La

    plupart des gens ne sont nullement concerns par la peine de mort dans leurpersonne ou dans leur entourage. Cela nimplique pas quils ne puissent avoir

    une opinion forte sur le sujet.

    On tire de ces remarques une conclusion essentielle pour les sciences

    sociales dans leur ensemble, savoir que le MUE na pas grand chose nous

    dire sur les phnomnes dopinion. Kuran (1995) propose une thorie de type

    MUE de la dclaration, non de la formation des opinions : elle nous explique

    pourquoi tels sujets dclarentque X, non pourquoi ils y croient, lorsque tel est lecas.

    En rsum, le MUE est par principe dsarm 1) devant les phnomnes

    qui mettent en jeu des croyances non triviales, 2) devant ceux qui mettent en jeudes croyances prescriptives chappant aux modles de caractre

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    consquentialiste, et 3) devant ceux qui mettent en jeu des ractions chappant

    par la force des choses toute considration de caractre goste. Ce sont en

    dautres termes les postulats du consquentialisme, de lgosme et du calcul

    cot-avantage qui rendent lexplication dune multitude de phnomnes

    inaccessible au MUE (Boudon, 1996).

    Le modle rationnel gnral (MRG)

    On en arrive ainsi lide de se dbarrasser de ces postulats. Subsiste

    alors le postulat selon lequel les causes de laction, des croyances, des attitudes

    des acteurs sociaux rsident dans le sens quelles ont pour eux : dans les raisons

    quils ont de les endosser (que ces raisons soient conscientes ou semi-

    conscientes). Cest dans certains cas et dans certains cas seulement que cesraisons sont de caractre consquentialiste, de caractre goste ou quelles

    prennent la forme dun calcul cot-avantage. Comme on le constate facilement,

    les extensions donnes par Simon et Becker au MUE nabandonnent pas le triple

    postulat caractristique du MUE : consquentialisme, gosme, calcul cot-

    avantage.

    Appelons Modle Rationnel Gnral (MRG) le modle quon obtient en

    se dbarrassant de ces trois postulats et en ne conservant que le postulat de

    rationalit, quon formule : le sujet X fait Y lorsque Y a un sens pour lui au sens

    o il a des raisons de le faire.

    Selon ce modle, lacteur doit donc tre considr en principe comme

    ayant des raisons fortes de faire ce quil fait et de croire ce quil croit. Mais cest

    dans certains cas, et dans certains cas seulement, que ces raisons concernent les

    consquences de laction ; que lacteur considre particulirement celles qui le

    concernent dans ses intrts ; ou, plus restrictivement encore, quil peut tenter de

    soumettre ces consquences un calcul cot-avantage. Dans dautres cas, les

    raisons de lacteur sont de caractre cognitif(comme lorsquil fait X sur la base

    dune thorie qui ne le concerne pas dans ses intrts mais qui lui parat vraie)ou axiologique (comme lorsquil fait X sur la base dune thorie qui ne le

    concerne pas dans ses intrts mais qui lui paratjuste).

    Ce modle gnral concorde avec la dfinition philosophique classique de

    la rationalit. Ainsi, le philosophe N. Rescher (1995, 26) dclare : ()

    rationality is in its very nature teleological and ends-oriented , prcisant

    aussitt que tlologique ne se confond pas avec instrumental . Ilcontinue en effet : Cognitive rationality is concerned with achieving truebeliefs. Evaluative rationality is concerned with making correct evaluation.

    Practical rationality is concerned with the effective pursuit of appropriateobjectives .

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    Cette dfinition de la rationalit recoupe celle de la sociologie classique.

    Par sa distinction entre rationalit instrumentale et rationalit axiologique ou

    valuative (Wertrationalitt), Max Weber indique que la rationalit ne se

    confond pas avec sa forme instrumentale. La notion de rationalit axiologique

    est limpide si lon y voit une application de la rationalit cognitive auxquestions normatives : je crois que X est bon, lgitime, etc. partir du

    moment o cette proposition me parat driver dun systme de raisons que je

    perois comme fortes, exactement comme je crois que X est vrai , ds lors

    que je suis en mesure de tirer cette conclusion dun systme de raisons fortes.

    Une objection est souvent adresse au MRG. Pourquoi un acteur

    considre-t-il tel systme de raisons comme bon ? Nest-ce pas bien souvent le

    seul fait de son arbitraire ? Dans ce cas la rationalit du MRG nest-elle pas

    indfinie ? Je ne peux quesquisser ici la rponse que je propose cette question

    complexe. Comme la dit Kant, rechercher les critres de la vrit, cestchercher traire un bouc : il nexiste pas de critres permettant daffirmer

    quune thorie est vraie. Plus gnralement, il nexiste pas de critres permettant

    daffirmer quun systme de raisons est valide. Mais il existe des critres

    permettant daffirmer quune thorie scientifique est suprieure une autre.

    Ainsi, la thorie de Torricelli-Pascal explique par le poids de latmosphre que

    le mercure monte dans une prouvette retourne sur un rcipient rempli de

    mercure et o le vide a t fait. Elle est plus acceptable que la thorie deDescartes (la nature a horreur du vide), et lon peut facilement expliquer

    pourquoi. Ainsi, on prfre une thorie T1 une thorie T2 en raison de critresdtermins, mais ces critres sont variables dun cas lautre. Bref, il existe des

    critres permettant dmettre des jugements valuatifs relatifs ( T1 plus

    acceptable que T2 ), mais il nexiste pas de critres permettant dnoncer des

    jugements valuatifs absolus ( T1 vrai ). Dautre part, ces critres sont

    innombrables et variables dune comparaison lautre.

    Admettons maintenant, comme je le propose, de voir dans la rationalitaxiologique une forme de la rationalit cognitive, la premire se distinguant de

    la seconde par le fait que le systme de raisons y aboutit une conclusion

    valuative. Lon en tire lide que la certitude axiologique doit tre interprte

    comme drivant dun ensemble plus ou moins tendu de comparaisons,

    gnralement implicites, lissue desquelles le sujet dcide de prfrer le

    systme T1 aux systmes alternatifs sur la base de critres pertinents. Les

    raisons de lacteur sont donc paramtres par le contexte. Dans le contexte

    cognitif qui tait le sien, Descartes avait des raisons fortes de croire que lanature a horreur du vide. Il ne pensait pas pouvoir se passer de cette notion pour

    expliquer certains phnomnes. La force de ses raisons sest brutalement

    croule avec lagrande exprience de Pascal, montrant quon peut la remplacer

    par une notion plus acceptable.

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    Ainsi, mme sagissant du choix entre thories scientifiques, il nexiste

    pas de critres gnraux permettant de dclarer une thorie vraie. Cela

    nimplique pas que les choix de lhomme de science soient arbitraires. La

    rponse du MRG lobjection prcdente est finalement que la diffrence entre

    connaissance ordinaire et connaissance scientifique est de degr plutt que denature, et que la rationalit cognitive luvre dans les deux cas obit aux

    mmes mcanismes ; elle pose dautre part que la rationalit axiologique est une

    forme de la rationalit cognitive (je juge X bon, lgitime, etc. sur la base de

    raisons fortes, de mme que je juge Y vrai sur la base de raisons fortes).

    Une objection est parfois adresse lide de voir dans la rationalit

    axiologique une variante de la rationalit cognitive : le thorme de Hume selon

    lequel on ne saurait tirer limpratif de lindicatif. Lnonc exact est quon ne

    saurait tirer une conclusion prescriptive ou valuative dun systme de raisons

    toutes lindicatif. Dans le langage de Weber : raisons axiologiques etinstrumentales sont la fois distinctes par nature et combines dans la pratique.

    Cette remarque suffit neutraliser lobjection en question (Boudon, 2001).

    Phnomnes inexpliqus dans le cadre MUE,

    expliqus dans le cadre MRG

    Il est facile de trouver des exemples de phnomnes expliqus de faon

    satisfaisante dans le cadre du MRG et dont on ne voit pas comment le MUEpourrait les expliquer. Jillustrerai ce point par trois exemples. Ils confirment

    quopinions et croyances peuvent sanalyser de manire rationnelle si on accepte

    la dfinition gnrale de la rationalit que je viens dvoquer. Le premier met en

    vidence des croyances obissant des raisons de caractre consquentialiste ;

    le second, des croyances obissant des raisons de caractre non

    consquentialiste ; le troisime, des croyances dictes aux rpondants la fois

    par des raisons relevant de leur intrt, mais aussi par des raisons trangres

    leur intrt.

    Exemple 1 : Croyances fondes sur des raisons de caractreconsquentialiste

    Bien des opinions mobilisent de vritables thories : je crois la validitde la proposition X parce que X est une consquence de telle thorie laquelle

    jai de fortes raisons de faire confiance. Ainsi, lopinion gnralement favorable

    du public lgard de la loi des trente-cinq heures sexplique pour une part par

    le fait quelle mobilise une thorie immdiatement intelligible, savoir que, si

    lon rationne la quantit de travail accessible chaque individu, davantage

    dindividus pourront, en principe du moins, tre servis. La thorie nest bien sr

    valable que sous nombre dhypothses trs restrictives. Mais, pour quiconque nevoit pas trs bien ce que lhypothse dugteau fini de lemploi a dhroque, la

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    thorie parat facilement crdible. On peut dailleurs observer quil y a bien sur

    ce point entre la connaissance ordinaire et la connaissance scientifique une

    diffrence de degr plutt que de nature : toute thorie scientifique repose aussi

    sur la clause du ceterisparibus. Comment ds lors stonner quelle soit

    gnreusement utilise par la connaissance ordinaire ?

    Certains rsultats dune tude dInglehart (1998) illustrent bien lesmcanismes de la rationalit cognitive. Ils suggrent que la matrise cognitive

    des mcanismes conomiques varie dun pays lautre, si lon en juge du moins

    la facilit avec laquelle lhypothse du gteau fini y est accepte (tableau 1),

    puisque cette hypothse sous-tend lassertion causale si on force les gens

    prendre leur retraite plus tt, on fait baisser le chmage .

    Quand lemploi est rare, les gens devraient tre forcs prendre leur retraite tt : %

    daccord

    Espagne Allemagne

    (Ouest)

    France Angleterre Etats-Unis Sude

    62% 50% 49% 43% 16% 9%

    Tableau 1 : opinions sur labaissement de lge de la retraite et la rduction du

    chmage (source : Inglehart R., Basaez M., Moreno A, 1998, tableau V129 : Forced

    retirement).

    Ces donnes signifient-elles que la formation du public en matiredanalyse des phnomnes conomiques est variable dun pays lautre ? Cette

    conjecture est plausible. En effet, si ces pourcentages refltaient simplement le

    degr dimplantation de la culture librale dans les pays considrs, on ne

    comprendrait pas que la Sude, pays o la tradition social-dmocrate est

    particulirement ancienne et influente, ait pu avoir un score plus bas que celui

    des Etats-Unis. Linterprtation en termes de rationalit cognitive est confirme

    par le fait que, dans chaque pays, la variable niveau dinstruction apparat au vu

    des donnes publies par Inglehart comme statistiquement beaucoup plus

    troitement associe que les autres variables observes (statut socio-

    conomique, sympathies politiques, etc.) la frquence avec laquelle

    lhypothse du gteau fini de lemploi est endosse : dans chaque pays, on

    accepte dautant plus facilement que labaissement de lge de la retraite a le

    pouvoir de rduire le taux de chmage que lon a un niveau dinstruction plusbas. En revanche, le fait quun rpondant se dclare plutt de droite ou plutt de

    gauche ne permet gure de prjuger de son opinion sur ce point.

    Si le gteau de lemploi est fini, une autre manire de faire baisser le

    chmage nest-elle pas de limiter les candidats lemploi en en excluant les

    immigrs ? Une rponse positive cette autre question combine deux

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    hypothses rductrices : le caractre fini du gteau de lemploi et la

    substituabilit illimite des candidats lemploi (tableau 2).

    Quand lemploi est rare, les employeurs devraient donner la priorit aux nationaux

    sur les immigrants : % daccord

    Espagne Allemagne

    (Ouest)

    France Angleterre Etats-Unis Sude

    75% 62% 63% 51% 51% 35%

    Tableau 2 : opinions sur la discrimination nationale et la rduction du chmage.

    (source : Inglehart R., Basaez M., Moreno A, 1998, tableau V130 : Jobs preference to own

    nationality).

    On retrouve grossirement au tableau 2 le mme ordre des pays que dans

    le tableau 1. Ici encore, une interprtation en termes de rationalit cognitive estplausible, la frquence de la rponse positive se rvlant au vu des donnes

    dautant plus leve que le niveau dinstruction est plus bas, mais ntant pas

    affecte par les variables revenu ou sympathies politique. Mais, par-del leurs

    similarits, les deux tableaux 1 et 2 se distinguent par une diffrence

    importante : les pourcentages du second tableau sont tous plus levs que ceux

    du premier. Cette diffrence fait apparatre leffet de raisons de caractre

    axiologique : il est plus facile de refuser lentre du pays des candidats

    limmigration que de modifier lge de la retraite, puisque le second cas

    correspond une rupture de contrat, alors que le premier implique un simplerefus de passer contrat. Or il est moins facile daccepter la deuxime situation

    que la premire (Kahneman et al., 1986).

    Bref, pour comprendre la structure statistique complexe des tableaux 1 et

    2, il est indispensable de se reprsenter le rpondant comme m par un systme

    de raisons cognitives et axiologiques.

    Exemple 2 : Croyances obissant des raisons de caractrenon consquentialiste

    Ma seconde illustration dun emploi avant la lettre du MRG est emprunte

    Adam Smith (1976, 1, 10). Pourquoi, se demande Smith, les Anglais

    considrent-ils en gnral comme normal que les salaires des soldats soient plus

    faibles que ceux des mineurs ? Si lon rtablit ses propositions implicites,

    lanalyse de Smith est la suivante : un salaire doit tre peru comme juste par

    lintress, par sa catgorie et aussi par lobservateur impartial, si lon veut quil

    ne donne pas naissance un sentiment dillgitimit. Le salaire tant la

    rmunration dun service rendu, service quivalent, les salaires doivent trequivalents. Dans la valeur du service rendu rentrent diffrents lments : la

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    dure dapprentissage quil implique, les risques auxquels il expose celui qui le

    rend, etc. Dans le cas du mineur et du soldat, la dure dapprentissage est

    comparable ; les deux mtiers comportent des risques semblables : dans les deux

    cas, on risque sa vie. Nanmoins, les activits en question sont

    incommensurables : le soldat garantit lexistence mme de la patrie, tandis quele mineur produit des biens matriels, indispensables certes, mais quon peut

    aussi importer et qui sont en tout cas moins fondamentaux que lindpendance

    nationale. Cest pourquoi le soldat peut tre candidat aux honneurs, la gloire et

    aux symboles qui en tmoignent ; pourquoi la mort du mineur au fond de la

    mine est perue comme un accident, comme rsultant des risques du mtier,

    tandis que la mort du soldat est vue comme un sacrifice. Il rsulte de ces raisons

    que le mineur, ne pouvant recevoir les rcompenses symboliques auxquelles le

    soldat peut prtendre et accomplissant un travail aussi pnible et aussi risqu

    doit recevoir une compensation en une autre monnaie. Cest donc finalement le

    principe de lgalit entre contribution et rtribution qui conduit le public

    percevoir comme une vidence le fait que le mineur doit tre mieux pay que le

    soldat. Smith offre ici une remarquable illustration de la rationalit axiologique.

    Dans une analyse trs proche, un auteur contemporain, Walzer (1983) se

    demande pourquoi on considre la conscription comme juste et acceptable

    sagissant des soldats, mais non des mineurs. On laccepte dans le premier cas,

    dit-il, parce que lactivit du soldat est vitale, puisquelle vise maintenirlintgrit de la nation. En revanche, si on appliquait la conscription telle

    activit conomique dont on ne pourrait montrer quelle est vitale et quelle nepeut tre assure autrement, il faudrait lappliquer toutes : cela reviendrait la

    limite justifier le travail forc. Ici encore, les sentiments (de lgitimit) sont

    fonds sur des raisons relevant, non de la rationalit instrumentale, mais de la

    rationalit axiologique.

    Exemple 3 : Croyances obissant des raisons de caractregoste et non goste

    R. Hardin (1995) a attir lattention sur un mcanisme important. Bien des

    opinions sinstallent dans lesprit du sujet parce quil se sent appartenir une

    communaut et quil voit que telle valeur sert les intrts de la communaut en

    question et, par ce truchement, le sert lui-mme. Ces communauts peuvent tre

    de diffrents types : rsidentiel, mais aussi social, politique, religieux, etc. Elles

    peuvent tre plus ou moins clairement dfinies ( les fonctionnaires, les

    socialistes, le peuple de gauche, les droites, etc.).

    Mais Hardin dveloppe son analyse dans le cadre du MUE. Aussi ne voit-

    il pas que le sujet social peut avoir des raisons fortes dpouser telle valeurmme si elle est trangre ses intrts personnels et conclut-il ses analyses par

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    une observation pessimiste : les valeurs universelles ne servant pas - la

    diffrence des valeurs communautaires - les intrts des individus, on ne voit

    pas do leur force pourrait provenir, avance-t-il.

    Elle provient en fait de ce que, lorsque lacteur est dans la position du

    spectateur impartial , il incline se laisser guider par des raisons relevant de

    la rationalit axiologique.

    Un exemple illustrera ce point. Au dbut de lanne 1999, se droule en

    France le trs controvers procs du sang contamin, au cours duquel fut

    examine la responsabilit pnale de trois ministres socialistes : un sondage fait

    apparatre que les rpondants ont t heurts par le fait que les ministres aient

    t jugs devant une juridiction dexception, par le caractre non contradictoire

    des dbats, par labsence des parties civiles, etc. Ils ont donc t sensibles au fait

    que le procs ait viol, sinon la lettre de la loi, du moins certains principesfondamentaux (rationalit axiologique). En mme temps, des

    considrations communautaires firent que la frquence de la rprobation apparut

    comme variable avec les sympathies politiques.

    Ce schma thorique explique leffet dinteraction (au sens statistique) qui

    apparat au tableau 3. On y peroit le rejet - au nom de valeurs universelles - de

    la crdibilit du tribunal dexception, et aussi les diffrences produites par les

    valeurs communautaires : on savait en effet, ds lpoque o le sondage est

    effectu, que le procureur gnral avait lintention de requrir lacquittement.Cette issue probable contribua sans doute rendre les sympathisants socialistes

    moins svres lgard de la Cour. Pour des raisons symtriques, les

    sympathisants du Front National (FN) apparaissent comme particulirement

    svres lgard de la Cour.

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    Faites-vous confiance la cour de justice de la rpublique compos dlus et de hauts

    magistrats pour juger quitablement les trois anciens ministres, L. Fabius, G. Dufoix et E.

    Herv. A : confiance ou plutt confiance ; B : pas confiance ou plutt pas confiance.

    Ensemble Sympathisants

    PC PS Ecolo. UDF-DL RPR FN Aucun

    A 38 45 53 37 34 37 12 30

    B 57 55 44 63 63 62 88 58

    Ne saitpas

    5 - 3 - 3 1 - 12

    Tableau 3 : la confiance dans la cour de justice de la rpublique (source : sondage BVA,

    18 fvrier 1999).

    Lorsquil nest pas prcis que la responsabilit pnale des politiques est

    dtermine par une justice dexception, les diffrences sont faibles : les raisons

    inspires par les intrts communautaires seffacent devant lvidence de la

    responsabilit pnale des politiques (tableau 4). La structure des deux tableaux

    ainsi que les interactions (au sens statistique) qui apparaissent lorsquon lescompare ne sexplique quen tenant compte des diffrents types de raisons

    voques dans lesprit des rpondants par les deux questions.

    Le fait quun ministre puisse tre traduit en justice pour des dcisions prises dans le cadre

    de ses activits gouvernementales vous parat-il (A) plutt une bonne chose car les politiques

    ne sont pas au-dessus des lois, (B) plutt une mauvaise chose car cela risque de rendre

    presque impossible le mtier de ministre

    Ensemble Sympathisants

    PC PS Ecolo. UDF-DL RPR FN Aucun

    A 85 78 81 91 90 88 85 84

    B 11 22 15 9 7 10 12 9

    Ne sait pas 4 - 4 - 3 2 3 7

    Tableau 4 : opinions sur la responsabilit pnale des ministres (source : sondage BVA, 18

    fvrier 1999).

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    Les paradoxes rsolus

    Finalement, les paradoxes relevs ci-dessus se rsolvent facilement dans le

    cadre du MRG. Je me contenterai de reprendre sommairement quelques uns des

    exemples prcdents.

    Le sujet du jeu de lultimatum agit contre son intrt en application dune

    thorie. Il propose un partage gal, non parce quil entend prserver lavenir,puisquil joue une partie unique. Il agit ainsi en vertu de la thorie selon laquelle

    on ne peut pas profiter dune aubaine lorsque le profit est acquis aux dpens

    dautrui. Il agit contre son intrt en application dune thorie axiologique

    dcoulant du principe du respect dautrui. De nombreuses tudes de psychologie

    sociale exprimentale vrifient cette interprtation en termes de raisons

    axiologiques (Kahneman et Tversky, 1973).

    Celui que la corruption ne lse en aucune manire place la lutte contre la

    corruption au premier rang dans les critres quil utilise pour juger les

    gouvernants. Ses raisons ne sont ni gostes ni consquentialistes. Il trouve la

    corruption insupportable, non parce quil est expos en subir les consquences,

    mais parce quelle contredit des principes auxquels il est attach. De la mme

    faon, llecteur vote, ds lors quil sestime en mesure dexprimer une

    prfrence, parce quil croit la dmocratie et estime normal de participer au

    fonctionnement de ses institutions.

    Le MRG a donc bien un pouvoir explicatif plus grand que le MUE. Lesraisons qui inspirent les comportements, les attitudes, les croyances de lacteur

    et leur donnent sens ses yeux lui sont dictes dans certains cas, mais dans

    certains cas seulement, par les mcanismes postuls par le MUE. Dans dautres

    cas, les raisons de lacteur relvent de la rationalit cognitive : lorsque son

    objectif premier est de rechercher le vrai, dans la mesure de ses moyens. Dans

    dautres cas, elles relvent de la rationalit axiologique : lorsque son objectif est

    de dterminer, dans la mesure de ses moyens, ce quil est bien, lgitime, etc. defaire dans telle ou telle circonstance. Le MUE fait fausse route en prtendant

    accorder un statut gnral aux postulats du consquentialisme et de lgosme,qui ne sont pertinents que dans des cas particuliers. Comment lindividu

    pourrait-il avoir des apprciations fondes sur des raisons de caractre goste et

    consquentialiste sagissant de sujets qui nentranent aucune consquence pour

    lui ?

    Raymond Boudon

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