Banu Nocturnes Entretien

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    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    La nuit, ou le voyage vers linconnu : entretien avec Georges Banu Louise VigeantJeu : revue de thtre, n 121, (4) 2006, p. 159-166.

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    LOUISE VIGEANT

    La nuit, ou le voyagevers l'inconnu

    Entretien avec Georges Banu

    Professeur et essayiste, Georges Banu faisait paratre, il y a quelques mois, Nocturnes - peindre la nuit -jouer dans lenoir,sur le thme de la nuit. Ils'agitdu troisime volet d'un triptyque :le Rideau ou la flure

    du monde] s'intressait cet accessoire parfaitement thtral, le rideau, qui installe le rgne de la

    reprsentation, alors quel'Hommede dos2 se penchait, disons, sur une attitude. Ils'agitchaque fois de

    livres magnifiques, illustrs de nombreuses reproductions d'uvresd'artqui ponctuent la rflexion del'es-

    sayiste autant qu'elles l'ont nourrie.

    Vous avez crit de nombreux livres critiques ou thoriques sur le thtre; j'aimerais

    savoir ce qui vous a incit explorer du ct de la peinture et proposer voslecteurs ces essais-albums o vous tissez des liens entre peinture et thtre. Devant un

    livre comme Nocturnes, on se prend se demander ce qui est venu en premier: le

    dsir de parler du thtre ou de la peinture?Avez-vous col-

    lig d'abord les tableaux ou les avez-vous cherchs pour

    illustrer votre propos ?

    Georges Banu - Je suis trs attir et par la peinture et par le

    thtre, mais la vrit est plus prosaque. En ralit, aprs

    avoir publi le Rideau et l'Homme de dos, nous nous de

    mandions, l'diteur Adam Biro et moi:comment finir !Quel

    pourrait tre l'ouvrage qui allait conclure ce mouvement?Ce

    n'est donc ni un spectacle en particulier ni une toile qui a

    dclench le dsir d'explorer le thme de la nuit, c'est la lo

    gique du cycle. Le dsir de clore une trilogiequi s'est im

    pose naturellement. C'est une dcision plutt rationnelle.

    L'exprience de la nuit m'attire, mais elle ne me constitue pas,

    comme c'est le cas de ceux que Musil appelait les noctur-

    naux . Si on adopte la mtaphore du monde comme thtre :

    l.Voir l'article de Michel Vais,Le masque du thtre , dans Jeu 89,1998.4, p. 137-140.

    2. Voir l'article de Ludovic Fouquet, L'Homme de dos, une posturemtaphorique dans/e 98,2001.1,p. 134-136, et celui d'AlexandreLazarids, Un dos bien irrvrencieux, dans Jeu 101, 2001.4,p.150-153.

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    le rideau marque le dbut de la reprsentation et... de la vie,mais aussi sa fin. C'est le premier moment; le deuximetant reprsent par l'homme de dos, l'homme qui a pivotsur lui-mme et qui a abandonn le dispositif de mise en reprsentation pour se replier sur lui-mme. Il fallait trouver

    un point final. Je me suis dit qu'une fois que l'on a tourn ledos, il ne nous reste qu' nous rfugier progressivement dansla nuit, pour profiter de la nuit, pour en jouir, ou pour s'yperdre. C'est pourquoi je commence par dire que la nuit,c'est le dos du jour . Par ailleurs, ce mouvement de repli mepermettait de dresser l'architecture d'une trilogie.

    Le titre actuel constitue un compromis, inspir de Chopin,

    bien entendu, mais qui a le mrite de renvoyer au type denuit dont je parle, soit celle du XIXe sicle. Le titre initialtait la Nuit ncessaire, la nuit qui se justifie par un besoininterne, aigu et constant, le besoin de nuit. Pour une raison qui relve de l'dition, nous avons d y renoncer. Nousen sommes venus Nocturnes, et je ne regrette pas ce titredans la mesure o il atteste l'existence de ce motif toutau long du XIXe sicle, dans la peinture, la musique ou le

    thtre. Le choix de ce thme, je dois l'admettre, a aussi voir avec le thtre. un moment fort dans ma vie de spectateur, j'ai fait l'expriencetonnante de la nuit au thtre, celles de Klaus Michal Gruber, d'Andr Engel, deJerzy Grotowski et de tant d'autres. Le thtre, son exprience de la nuit, a t dterminant dans le choix du champ retenu.

    Et pourtant, il me semble que le thtre arrive plus tard dans ce troisime livre, encomparaison des autres.

    G. B. - Avant d'en arriver pouvoir parler du thtre, j'ai eu besoin de retraverserces expriences picturales, de mettre en place des dispositifs d'criture pour parler decette nuit du thtre, cette nuit de la reprsentation - somme toute banale, et rcentepuisqu'elle n'existe que depuis un peu plus de deux cents ans -, pour parvenir, lafin, la nuit au thtre.

    Le thme de la nuit est vaste...

    G. B. - Je ne voulais pas faire un livre sur la nuit dans la peinture. J'avais retenu lemotif de la nuit ncessaire pour dis tinguer entre les nuits sacres et les nuitsprofanes. Les nuits sacres sont les plus clbres, celles de Rembrandt, du dernierCaravage, o la noirceur est absolue et o, tout coup, surgit une lumire divine, quiest la lumire de la foi et du miracle. la fin du XIXe sicle, mme avant Nietzsche,la nuit n'est plus le lieu du miracle. Il m'a fallu du temps pour saisir cette diffrenceentre les nuits de Rembrandt, du Caravage, de Greco, et les nuits peut-tre moinsclbres, celles de Caspard David Friedrich, de Munch ou de Lon Spilliaert. cesartistes, la nuit est ncessaire. Ils ont besoin d'y trouver refuge.

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    Nuit plurielleVous proposez une typologie de la nuit:il y a la nuit qui fait peur, celle qui apaise ou

    qui veille des pulsions meurtrires, la nuit des monstres ou des rves; vous inven

    toriez les activits nocturnes : la solitude, l'appel des forces occultes, etc.

    G. B. - J'avais l'ide de dpasser l'opposition entre la journe qui est diversifie et lanuit qui est homogne, ce lieu commun, aussi, qui veut que les nuits soient calmes,

    inactives, paisibles, alors qu'il y a les nuits insomniaques, les nuits festives, les nuits

    de la police, moment habituellement retenu pour oprer les descentes, les nuits des

    excs durant lesquelles on se livre des rituels secrets ou des activits extrmes.

    J'ai essay de modliser ces nuits pour dmontrer qu'au fond la nuit, malgr son ap

    parente homognit, est trs diversifie, trs contraste. Prenons l 'extraordinaire

    tableau de Goya, la Fusillade du 3 mai 1808, o l'on voit trs bien que l'excution a

    lieu la nuit, comme la plupart des excutions, et aussi son Enterrement de la sardine,

    qui montre un carnaval avec tous ses dbordements. Mais il y a un monde entre ces

    nuits de Goya et celles de Friedrich ; je ne parle pas seulement de la technique pic

    turale mais du rapport la nuit. Les nuits de Friedrich sont les grandes nuits du

    retrait... les nuits o l'on tourne le dos au monde et o l'on cherche secours du ct

    du lointain et de l'infini. On peut aussi avoir l'exprience de la plnitude, la nuit. Je

    crois qu'il y a une exprience double de la nuit, soit celle de la communion avec un

    ordre cosmique, soit celle de la confrontation avec des agissements violents. Il y a les

    nuits de Friedrich, Maeterlinck ou Spilliaert, places sous le signe de la mort, mais il

    y a celles d'Ibsen, des expressionnistes allemands ou de Kolts, des nuits agites. Soit

    la nuit o on a affaire avec l'essence, l'nigmatique, soit les

    nuits explosives, places sous le signe de l'histoire.

    Quant au thtre, il faut souligner le paradoxe suivant:

    pour pouvoir montrer la nuit au thtre, il a fallu d'abordqu'il y ait de la lumire ! La lumire artificielle... Sans l'lec

    tricit, on ne peut pas fabriquer la nuit au thtre.

    Lafe lectricitEn effet, vous faites remarquer, dans votre livre - qui est,

    comme chacun de ces albums, l'occasion d'un voyage dans

    l'histoire culturelle-, que la nuit et le thtre ne se sont ren

    contrs, si on peut s'exprimer ainsi, que trs tard. A l'originede l're moderne du thtre, il y aurait Wagner qui a dcid

    du noir dans la salle. Cela a eu d'normes consquences tant

    sur la cration elle-mme et sur le jeu de l'acteur que sur la

    rception.

    G. B. - On vit tous plus ou moins dans l'ombre de l'h

    ritage wagnrien, parce que mme quand on ne l'accepte

    pas, c'est lui la rfrence, peu importe qu'elle soit polmique ou pas. La nuit au thtre - son exprience - est le

    fruit d'une dcision d'artiste et d'une rvolution technologique.

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    Auparavant, les nuits shakespeariennes ou raciniennes n'taient que des nuits

    textuelles.

    // est certain que le jeu se transforme du moment o l'on passe d'un clairage la

    bougie, puis au gaz et finalement l'lectricit !D'ailleurs, c'est ce moment que nat

    la mise en scne, dans l'acception actuelle du terme.

    G. B. - Ds qu'il y a eu l'lectricit, les acteurs ont pu jouer de dos et, en mme temps,

    on a pu marquer le passage du temps sur la scne, de l'aube au crpuscule et l'ob

    scurit. Je relie les deux sujets de la nuit et du dos dont le traitement dpend, dans

    les deux cas, de l'extraordinaire rvlation du pouvoir de variation de l'intensit de

    l'clairage sur un plateau qu'a permis l'avnement de l'lectricit.

    Elle engendre aussi une toute nouvelle exprience de la nuit urbaine. Avec l'lectricit, la ville a perdu son caractre compact et s'est opre une diversification des

    quartiers - et une hirarchie - en fonction de l'tat de luminosit. Le centre est clair,

    pas les marges: la lumire rassure, scurise; les marges, restes dans le noir, four

    nissent un sentiment contraire. Au cur de la ville s'installe une sorte de jour perma

    nent, et l'expression Paris, ville lumire , qui date de cette poque, laisse supposer

    que l'lectricit a vaincu la nuit!L'exprience de la nuit est compltement perturbe.

    La prsence de l'lectricit apporte une dimension festive inconnue auparavant. On

    l'apprend en lisant les romans de l'poque, Proust, par exemple, qui raconte ce queles spectateurs font, ce qui se passe sur la scne, et qui dcrit l'immense salle du Palais

    Garnier comme un univers aquatique . La lumire plonge tout cela dans quelque

    chose d'trange :un faux jour. L'extraordinaire est que, pour la premire fois, tout se

    passe en pleine nuit et en plein jour.

    La Fusillade du 3 mai

    1808 de Goya, 1814.

    Muse du Prado, Madrid.

    Reproduction tire de l'ou

    vrage de Georges Banu,

    Nocturnes - peindre la

    nuit -jouer dons le noir,

    Paris,Biro diteur, 2005,

    p. 102.

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    Ariane Mnouchkine a repris cette ide, partir de 1789, quand elle a dcouvert la pos

    sibilit de reproduire dans une salle ferme les effets de jour par un procd particulier

    d'clairage. Grce cela, les spectateurs avaient l'impression que le spectacle se donnait

    en plein jour et, ensuite, quand ils sortaient du thtre, ils se retrouvaient en pleine nuit.

    Le contraste tait intressant: l'intrieur, nous nous retrouvions dans un thtre de

    l'utopie, baigns par une lumire du rve, et ensuite on rejoignait la nuit du quotidien.

    Retour de la nuit

    Dans votre livre, vous abordez aussi la question par le biais de la dramaturgie. Il y

    aurait des auteurs de la nuit et des auteurs de la lumire. Les premiers sont du ct

    du mystre:vous parlez, bien sr, de Shakespeare, des romantiques et des symbolistes

    et, par contraste, de Brecht, par exemple, auquel on peut associer Mnouchkine, du

    ct de ceux qui cherchent rvlerdes ralits en braquant dessus des clairages.

    G. B. - Mme si je ne le savais pas au dpart, le livre est imprgn par le grand retour

    cette dramaturgie de la nuit, du mystre, de la fluidit que nous vivons depuis

    quelques annes. Avec le travail sur Maeterlinck d'un Claude Rgy (Intrieur et la

    Mort de Tintagiles, en particulier) ou d'un Denis Marleau (les Aveugles et Intrieur),

    on assiste la revalorisation de la nuit. Retour symptomatique de la nuit contre la

    lumire brechtienne. Je ne parle pas ici, bien sr, du premier Brecht, qui se dbattait

    en pleine nuit, la plus agite qui soit, mais du grand Brecht, le classique moderne, qui

    tait fascin par la lumire de la raison. Contre ce Brecht-l va s'oprer le retour lanuit symboliste.

    Vous reliez ce phnomne la dsillusion ambiante, une certaine fin de l'optimisme.

    G. B. - Un peu, il faut bien l'admettre. Je crois que l'art convertit en acte les discours

    thoriques. Tout le monde le dit depuis Freud jusqu'aux plus grands thoriciens: l'art

    n'est pas plus bte que la philosophie. Sauf que l'art ne formule pas de manire

    uniquement thorique une rflexion, mais la transforme en exprience potique.

    Alors que, sur le plan thorique, on a fait le constat de l'croulement de la theoria,

    des grands discours de la psychanalyse, du marxisme, certains artistes se replient sur

    une autre dramaturgie. Pensez-y, qui montait Maeterlinck il n'y a pas si longtemps ?

    Personne ! Aujourd'hui, les metteurs en scne se retrouvent mieux dans une drama

    turgie de l'inexplicable, de l'impensable, du mystre, donc une dramaturgie plutt de

    la nuit que du jour.

    Comme finalement l'poque des romantiques qui se disaient dus par les Lumires f

    G. B. - Oui, les romantiques se sont rfugis dans la nuit aprs les grands discours

    issus de la Rvolution, et leurs suites. Ce fut le cas de Caspar David Friedrich chez

    qui l'homme de dos et la nuit sont les refuges privilgis. Il en fut de mme

    pour Hugo.

    Vous faites dcouvrir de trs beaux dessins de Victor Hugo, une partie de son travailplutt mal connue.

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    G. B. - Ces dessins sont extraordinaires: il peignait avec del'encre, de la cendre! Je trouve Hugo plus original dans sesdessins que dans ses crits. En mme temps, on a le grandHugo rvolutionnaire, engag, et l'artiste qui produit cesdessins, qui se situent plutt du ct de la nuit. Sans parler de

    Lamartine! Le romantisme, c'est l'arrive de la Stimmung,propre l'artiste qui n'arrive plus se formuler, se constituer. C'est l'autre nom de la mlancolie. Bizarrement, l'poque, ce sont les Polonais qui vont tre les plus sduits parla nuit, Chopin, en particulier. Avec celui des Allemands, leromantisme polonais est certainement le plus nocturne detoute l'Europe. Plus tard, dans le thtre, Grotowski sera, son tour, un artiste foncirement de la nuit. Plus j'y rflchis,

    plus je crois que cela s'explique par des expriences historiques, certes, mais aussi, qu'on le veuille ou non, par des d-terminismes autres. Les peintres du Nord sont plus facilementdes peintres de la nuit que les peintres du Sud...

    Nuits blanches

    Pourtant, vous montrez des tableaux d'artistes Scandinavesqui peignent leur nuit qui est souvent blanche ; c'est lanuit, mais elle est claire, donc on y ressent moins la peur,non?

    G. B. - C'est ce que j'appelle les nuits sans nuit . Bergman, par exemple, a t trsinfluenc par ces nuits d't particulirement tranges, dans la mesure o l'horlogenous indique les heures de la nuit et en mme temps nous prouvons l'exprience du

    jour. Certains tableaux dans le livre nous confrontent cet cartlement. Ces nuitsd't sont des nuits hypnotiques. Stockholm, j'avais vu des nocturnes trs particuliers o l'on dcouvrait des dragons, des fantmes... Le surnaturel surgissaitdans l'ambigut de cette nuit/jour. Par surcrot, devant un tableau comme Rue Stockholm, toile magnifique d'Eugne Janson, un Sudois inspir par Van Gogh, onpeut comprendre comment la nuit, comme c'est souvent le cas, peut faire basculerdans la folie. Souvent, l'exprience de la nuit fait assombrir la raison, la dborde etla perturbe.

    Pour ma part, j'ai t particulirement impressionne par le tableau qui montre uncavalier qui se jette dans le vide. On le sent la fois pouvant et attir. Tout votrepropos y est condens.

    G. B. - C'est, en effet, un des tableaux les plus extraordinaires que j'ai trouvs!Il estde Filippo Palizzi. Peter Brook parlait d'un autre cheval qui l'a sduit: un cheval double qui, par un mouvement s'lanait vers le haut et, par un mouvement oppos, s'engageait vers le bas. Ce tableau me fait penser au tableau cit par Brook,

    mais ici le cheval se montre attir par le trou noir du ravin... fascination de la nuit,sduction de la chute !

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    Lo Mori de Tintagiles, mise en

    scne par Claude Rgy (Thtre

    Grard Philipe, 1997). Photo :

    Brigitte Enguerand/Agence

    Enguerand, tire de l'ouvrage

    de Georges Banu, Nocturnes -

    peindre la nuit - jouer dans

    le noir, Paris, Biro diteur,

    2005, p. 123.

    Finalement, ce parcours qui va de la mise en reprsentation, souligne par le rideau, jusqu' la nuit, en passant par l'homme de dos,est une mtaphore de la vie humaine? Ce que rsume trs bien,d'ailleurs, cette phrase: Deux volets de l'tre qui pivote autour deson axe et qui, aprs le jour de l'affirmation sur la scne lumineuse

    du monde face aux spectateurs appels apprcier la performance,s'extrait de pareil attrait pour prendre le chemin secret de la nuitK L'homme joue un rle, puis s'en dtourne pour affronter la fin, lamort. On s'en rend compte tout doucement au fur et mesure de lalecture des trois albums. Le cycle est percutant.

    G. B. - Ce n'tait pas prvu. Mais, manifestement, je le portais enmoi. Le chemin s'est rvl au fur et mesure que je travaillais. Le

    livre sur le rideau, j'y ai longtemps travaill. Le rideau s'est imposcomme sceau de mmoire , nous tions l'poque du thtrepostmoderne. Mais, en mme temps, j'ai dcouvert toute une dclinaison du motif du rideau par rapport la thtralit des personnages sur la scne du monde. Je pense, par exemple, au rideau deprestige, d'apparat, qui renvoie au rle que les grands de ce mondepensent incarner et jouer. Puis, il y a eu la rvlation de l'homme dedos, la suite d'une exprience personnelle. C'est toujours plus in

    tressant quand quelque chose se laisse dcouvrir malgr soi et nonpas au nom d'un programme ou d'une attente. Je me suis aperu, un moment, en regardant sur les rayonnages de ma bibliothque,

    que toutes les cartes postales que j'y avais places montraient des gens de dos. Je mesuis dit que cette collection que j'avais amasse devait faire sens! Il me fallaitanalyser cet attrait. Le thme de la nuit, malgr ce que j'ai dit au dbut, porte aussila marque d'une exprience personnelle. J'tais un soir, avec un ami, la campagne, la Bachellerie, au centre de la France, lieu silencieux par excellence, alors menacpar la construction d'une autoroute; nous nous sommes dit ensemble: Dsormais,on ne pourra plus couter la nuit. partir de l, j'ai trouv la fin de ma trilogie et, partant , j' ai revisit des souvenirs, j'ai retrouv des expriences personnelles, cherch des uvres, j'ai vu des tableaux et lu des essais.

    Vous dites que la nuit exige des efforts .

    G. B. - J'ai longtemps t fascin par une phrase nigmatique de Blanchot qui disaitque le sommeil contredit l'essence de la nuit . J'ai finalement compris que l'on neperoit l'essence de la nuit que si l'on est l'tat de veille. La nuit rclame une extraordinaire vigilance: il faut chercher les dtails, les deviner. Quand on regarde unhomme de dos, on imagine le visage... On part du manque... Pour la nuit, c'estpareil, on ne voit pas tout. Il faut pier les choses qui nous chappent. Sur une scne,comme dans les spectacles de Gruber, ou ailleurs, dans une ville ou la campagne.Le dos comme la nuit s'apparentent par le got pour l'expression indirecte. L'expres

    sion indirecte fait appel au spectateur ou au lecteur afin qu'il complte l'uvre avec

    3.Georges Banu, Nocturnes - peindre la nuit - jouer dans le noir, Biro diteur, 2005, p. 10.

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    ce qu'il a en lui-mme. Ce qui est di

    rect n'est pas intressant pour l'art...

    On consent , comme vous le dites,

    plus facilement au visage et au jour

    qu'au dos et la nuit: question de lisibilit, srement. Mais, en mme

    temps, nous sommes tous attirs par

    le mystre.

    G. B. - L'homme de dos et la nuit sont

    deux postures de la fragilit, du dsar

    mement, de l'isolement.

    Vous affirmez que ce livre se pense

    comme une forme d'adieu la mo

    dernit.

    G. B. - Ce sont des diagnostics per

    sonnels, un peu prcipits, sur fond

    de pessimisme. J'ai la conviction, en

    voyant les expositions d'art contemporain, que l'art, trs proccup par des problmes de langage - de composition, de l'htrognit des matriaux (danse, vido,

    etc.) -, est dsormais rfractaire l'implication affective, spirituelle, au profit d'un

    travail de langage fond sur la rupture, la dchirure. Dans ce contexte, les catgories

    de jour et de nuit perdent un peu de leur pertinence. J'ai crit ce livre avec le sen

    timent que tout cela tait un peu dsuet. Mais je m'assumais dans cette dsutude.

    J'ai voulu jeter un regard sur des uvres un peu oublies, pas souvent voques ou

    frquentes.

    On vous suit dans ces nombreux paysages nocturnes, persuads que l'art est vrita

    blement le plus parfait explorateur de l'me humaine. Vous entranez votre lecteur

    dans un voyage surprenant car, si vous le guidez, vous lui permettez aussi de faire son

    propre chemin. C'est ainsi que j'ai, personnellement, vcu la lecture de ces trois

    ouvrages:de dcouvertes en reconnaissances, de surprise en adhsion devant des for

    mules potiques trs inspirantes; je vous ai suivi comme on suit quelqu'un qui invite

    refaire un parcours qu'il a aim, pour le simple plaisir du partage de ce bonheur;

    mais aussi, et c'est ce que l'on demande la littrature mme si cela n'est pas toujours au rendez-vous, vos livres m'ont permis de voguer vers mes propres continents.

    Et je vous en remercie, j

    Ettore Fieramosca de

    Filippo Palizzi, non dat.Galleria Nazionale d'Acte

    Moderna e Contempo-

    ranea di Roma. Repro

    duction tire de l'ouvrage

    de Georges Banu, Noc

    turnes - peindre lo nuit -

    jouer dans le noir, Paris,

    Biro diteur, 2005, p. 27.

    166 EH2J.-2006.41