53
AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432 Page 238 BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassoued (Université de Nice-Tunis) Résumé Bachelard s’est engagé dans une voie complexe, en-dehors de son domaine de prédilection, pourquoi a-t-il accompli cette démarche à partir d’un texte mineur, et pourquoi n’at-il pas réussi ?. Notre thèse est naïve : Bachelard a tenté de poser les bases d’une approche discontinue de la psychologie. Nous allons essayer de le démontrer dans le présent article qui se fondera d’abord sur une lecture suivie, millimétrée parfois, de l’ Intuition de l’instant ; nous essaierons ensuite d’expliquer pourquoi il était essentiel à Bachelard de s’opposer, en apparence du moins, à Bergson, car ce livre est avant tout un dialogue entre ces deux grands penseurs ; nous parlerons enfin de la réussite paradoxale de l’ouvrage dans un autre champ que celui de la philosophie, puisque nous reviendrons sur son retentissement important dans le cercle de la Nouvelle critique. صّ ملخ ذلكذا فعل لما نتساءلحنل و نّ صه المفضختصارج ميدان ا بة خاّ طريق متشعر في لقد سار بشنا تبدو ساذجة في ذلك؟ أطروحتذا لم ينجحكبيرة، و لماه ليست بن كتاب أهميتقا م انط: لقدربة انفس مقار أن يضع أس حاول بشم النفسعل صالية ل. ى ذلكبرهنة عل ال سنحاول في هذا ايقة لكتابس على قراءة دقسا سيرتكز با الذيمقال للحظة حدس ال. لي الى و سنعمد بالتااعتبار برجسون بّ قلهر على الظارض في ار أن يعا أجله كان على بشب الذي من تفسير السبن المفكرينس حوار بيسا هو بالكتاب أن هذا ا. لكتابح اثير مسألة نجاتمة لهذ البحث سن و كخا بصورةهامة في حلقةته النعكاساول انا سنتنافلسفة بما أن ال مجال آخر غير مجالارقة في مف النقد الجديد. Abstract Bachelard was engaged into a complexed way, out from his favorite domain, and we ask why did he take this way concerning a book with a minimalist importance, and why he didn’t succeed in this task? Our thesis is naive: Bachelard tried to put the basis of a discontinued approch to Psychology. In this article that will be founded on a closer lecture to Intuition and Instant, we will try to proof this result. We will try then to expalin why it twas essentiel to Bachelard to conflict, seemingly at least, with Bergson, because the book is first a dialogue betwwen the two great thinkers.; We will treat in the end the paradoxal success of the book in another domain than philosophy, as we will study the important impact that it got in the circle of the New criticism. Dans un article fort intéressant paru en 2008 sur la notion de temps chez Bachelard 290 , Stéphane Partiot note le peu d’études qui ont été consacrées à ce 290 Dans la revue en ligne Revue Polaire, in http://www.revue-polaire.com/spip.php?article208. Cet article, fort bien documenté, est typique de la lecture officielle du livre de Gaston Bachelard comme critique de la durée bergsonienne. Stéphane Partiot voit d’ailleurs dans cette conception de l’instant comme réalité du temps une réminiscence des thèses épicuriennes.

BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

  • Upload
    dinhthu

  • View
    218

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 238

BACHELARD CONTRE BERGSON

Khelifa Lassoued

(Université de Nice-Tunis)

Résumé

Bachelard s’est engagé dans une voie complexe, en-dehors de son domaine de prédilection, pourquoi a-t-il accompli cette démarche à partir d’un texte mineur, et pourquoi n’at-il pas réussi ?. Notre thèse est naïve : Bachelard a tenté de poser les bases d’une approche discontinue de la psychologie. Nous allons essayer de le démontrer dans le présent article qui se fondera d’abord sur une lecture suivie, millimétrée parfois, de l’Intuition de l’instant ; nous essaierons ensuite d’expliquer pourquoi il était essentiel à Bachelard de s’opposer, en apparence du moins, à Bergson, car ce livre est avant tout un dialogue entre ces deux grands penseurs ; nous parlerons enfin de la réussite paradoxale de l’ouvrage dans un autre champ que celui de la philosophie, puisque nous reviendrons sur son retentissement important dans le cercle de la Nouvelle critique.

ملّخص

لقد سار بشالر في طريق متشّعبة خارج ميدان اختصاصه المفّضل و نحن نتساءل لماذا فعل ذلك

لقد: انطالقا من كتاب أهميته ليست بكبيرة، و لماذا لم ينجح في ذلك؟ أطروحتنا تبدو ساذجةفي هذا سنحاول البرهنة على ذلك. صالية لعلم النفسحاول بشالر أن يضع أسس مقاربة انف

و سنعمد بالتالي الى .حدس اللحظةلمقال الذي سيرتكز باألساس على قراءة دقيقة لكتاب اتفسير السبب الذي من أجله كان على بشالر أن يعارض في الظاهر على األقّل برجسون باعتبار

و كخاتمة لهذ البحث سنثير مسألة نجاح الكتاب . أن هذا الكتاب هو باألساس حوار بين المفكرين

مفارقة في مجال آخر غير مجال الفلسفة بما أننا سنتناول انعكاساته الهامة في حلقة بصورة . النقد الجديد

Abstract

Bachelard was engaged into a complexed way, out from his favorite domain, and we ask why did he take this way concerning a book with a minimalist importance, and why he didn’t succeed in this task? Our thesis is naive: Bachelard tried to put the basis of a discontinued approch to Psychology. In this article that will be founded on a closer lecture to Intuition and Instant, we will try to proof this result. We will try then to expalin why it twas essentiel to Bachelard to conflict, seemingly at least, with Bergson, because the book is first a dialogue betwwen the two great thinkers.; We will treat in the end the paradoxal success of the book in another domain than philosophy, as we will study the important impact that it got in the circle of the New criticism.

Dans un article fort intéressant paru en 2008 sur la notion de temps chez Bachelard290, Stéphane Partiot note le peu d’études qui ont été consacrées à ce 290

Dans la revue en ligne Revue Polaire, in http://www.revue-polaire.com/spip.php?article208. Cet article, fort bien documenté,

est typique de la lecture officielle du livre de Gaston Bachelard comme critique de la durée bergsonienne. Stéphane Partiot voit d’ailleurs dans cette conception de l’instant comme réalité du temps une réminiscence des thèses épicuriennes.

Page 2: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 239

sujet291, comme si les commentateurs tant universitaires que critiques avaient jugé de moindre importance cette part de l’œuvre bachelardienne.

D’une certaine manière, nous pensons également que la réflexion sur le temps est l’un des rares points de faiblesse de la pensée de Bachelard, l’un des rares domaines où son génie de l’érudition et sa logique argumentative ont moins bien fonctionné. Ce constat peut paraître bien sévère292, mais on a souvent reproché aux études bachelardiennes une vision par trop hagiographique de l’œuvre, et ce alors qu’en philosophie - Bachelard ne nous contredirait aucunement sur ce point -, et ce alors qu’en philosophie, l’attaque des arguments et la rigueur des conclusions sont nécessaires au processus de revitalisation d’une œuvre. Une pensée de l’importance de celle de Bachelard a été trop souvent respectée de manière passive, le plus souvent par les philosophes eux-mêmes, et faute de controverse réelle, faute de remise en question, elle est allée tranquillement enrichir le cimetière des idées reçues, avec celles de Bergson, de Brunschvicg et de tant d’autres293 illustres philosophes. Or, de même que Leibniz prétendait découvrir des veines d’or dans la scolastique, il sera toujours possible aux générations futures de récolter dans le terreau fertile ainsi constitué et laissé en friche des moissons inattendues.

Mais pourquoi confier tant à la postérité qu’au hasard des enjeux aussi importants ? Pourquoi ne pas forcer le retour de la philosophie spéculative dans un domaine qui lui est propre, et dans lequel la pensée bachelardienne est susceptible de résonner utilement, même si elle n’est pas totalement aboutie, comme nous le démontrerons ?

291

Déjà, en 2005 M. Thiboutot notait : « « Officiellement », les titres de deux livres et d’un article, dans une œuvre de plus d’une

vingtaine de monographies et de quelques dizaines d ‘articles, sont spécifiquement consacrés à sa méditation métaphysique du temps. » (Christian Thiboutot, Les rêveries vers l’enfance dans l’œuvre de Gaston Bachelard : une lecture phénoménologique, in Recherches qualitatives, Vol. 25(1), 2005, p. 22, in http://www.recherche-qualitative.qc.ca/numero25(1)/Christian%20Thiboutot.pdf) 292 De toute façon, on ne peut pas accuser Bachelard d’avoir démérité devant l’un des rares concepts qui a résisté à l’analyse, qui a

résisté à la psychanalyse, qui a résisté à la pensée elle-même, tant il est à l’origine et à la fin de tant de recherches.

293 Le phénomène semble s’aggraver de génération en génération depuis le début du XXe siècle, à tel point que dans un numéro

spécial consacré à Derrida, Laurent Nunez, le coordinateur du dossier, feint de s’inquiéter de la postérité de cet auteur récemment disparu. Mettons qu’il s’agit d’une boutade. Cf. Le Magazine Littéraire, Derrida en Héritage, dossier de 34 pages, p. 56, juin 2010.

Page 3: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 240

Si nous voulons relancer une campagne de moisson, il nous faut tout d’abord circonscrire le terrain précis des investigations à mener. L’intuition de l’Instant, un ouvrage de 1932, constituera notre champ et notre fonds. En effet, l’originalité de notre méthode consiste en ce que nous voulons agir à l’intérieur d’un texte, de manière diachronique, sans nous aider obligatoirement des textes suivants et de l’ensemble de l’oeuvre, en utilisant une approche naïve, un rapport immédiat au texte, afin d’en faire surgir les contradictions et les tensions. C’est au texte et à lui seul de défendre et de cautionner ses thèses. Pour cela nous prônons une micro-lecture que nous rendrons la plus critique possible, car sans une lecture active, il n’y a pas de vie de la pensée.

Une fois ces travaux de labour accomplis, nous voulons poser des questions, interroger, approfondir. Pour nous, il est important de comprendre pourquoi Bachelard s’est engagé dans une voie complexe, en-dehors de son domaine de prédilection, pourquoi il a accompli cette démarche à partir d’un texte mineur294, et pourquoi il n’a pas réussi. Notre thèse est naïve : Bachelard a tenté de poser les bases d’une approche discontinue de la psychologie. Nous allons essayer de le démontrer dans le présent article qui se fondera d’abord sur une lecture suivie, millimétrée parfois, de l’Intuition de l’instant ; nous essaierons ensuite d’expliquer pourquoi il était essentiel à Bachelard de s’opposer, en apparence du moins, à Bergson, car ce livre est avant tout un dialogue entre ces deux grands penseurs ; nous parlerons enfin de la réussite paradoxale de l’ouvrage dans un autre champ que celui de la philosophie, puisque nous reviendrons sur son retentissement important dans le cercle de la Nouvelle critique.

Notre tâche n’est pas parfaite : le lecteur constatera aisément que, dans notre seconde partie, nous ne parvenons pas à expliquer complètement l’intérêt de Bachelard pour le livre de Roupnel. Nous parlons d’intérêt, car en effet, alors que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu’à la mort, Bachelard en tant que philosophe ne consacrera qu’un intérêt très limité dans le temps (en gros le début des années trente, période correspondant à la rédaction et la publication de L’intuition de l’instant) à l’exploitation des idées de Roupnel sur la

294

Que l’on comprenne bien nos propos qui n’ont rien de péjoratif, mais qui replacent un texte dans une hiérarchie

universellement admise. La Siloë de Roupnel, au-delà de ses grandes qualités intrinsèques, n’a pas la valeur des Confessions de Saint Augustin, par exemple.

Page 4: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 241

notion d’instantanéité295. Cette idée enthousiaste dans son premier jet ne résista pas à l’épreuve des faits : Bachelard souhaitait construire une philosophie non-bergsonienne et il aboutit à une méditation de type spiritaliste, sans commune mesure avec l’intention affichée de son ouvrage. Comme nous le rappellerons, le grand ouvrage de Bachelard sur cette question du temps, La dialectique de la durée, opérera un retour net vers les thèses bergsoniennes. Il est vrai que L’intuition de l’instant était un texte trop peu armé pour supporter la contradiction avec deux phénomènes majeurs, qui sont la mémoire humaine et l’histoire.

Si Bachelard a été conscient de cette faiblesse intrinsèque, pourquoi a-t-il maintenu le cap, pourquoi a-t-il été jusqu’à la parution de ce livre ? Cela, nous ne parvenons pas à le comprendre.

Ce point d’ombre dans notre étude, est bien sûr à considérer, selon l’approche bachelardienne comme un point lumineux indiquant l’horizon des travaux à accomplir. Nous revendiquons donc cet état des lieux, insatisfaisant, précaire, et nous le confions aujourd’hui à la lecture et à la discussion publiques. Nous pensons en effet que la philosophie ne peut se constituer qu’à partir de points de blocage, qu’à partir d’essais perfectibles, et nous comptons beaucoup sur les critiques de nos lecteurs pour améliorer notre ouvrage et avancer dans la pensée.

Première Partie : LECTURE SUIVIE296

Pour les besoins de cette étude, il importe de rappeler que Siloë (Shiloah en hébreu) désigne la source près de laquelle s’est construite la ville de Jérusalem. Gaston Roupnel en fait le lieu mythologique de la recréation permanente de la pensée de l’être. Cette dimension quasi religieuse, fondée sur un message d’espérance et de foi en l’avenir, n’échappe pas à l’attention de Claudie

295

Par contre, il se réfèrera encore à lui dans La terre et les rêveries du repos, Editions José Corti, 1948, notamment dans le

chapitre X consacré au vin et à la vigne des alchimistes. Bachelard rendra ainsi hommage à son maître es promenades, avec qui il aura parcouru toutes les côtes de Bourgogne. Le livre paraîtra dans une époque difficile pour Roupnel : en effet, après la guerre, il lui est fait grief d’avoir publié en 1943, Histoire et destin, un livre ambigu dans lequel certains ont trouvé des idées collaborationnistes. 296 Pour les besoins de cette partie, les numérotations de page renvoient à la pagination de l’édition de 1992, L’intuition de

l’instant, Stock, Paris

Page 5: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 242

Duhamel-Amado et Guy Lobrichon, même si selon nous, ils n’en saisissent pas vraiment la thèse philosophique297 :

« Gaston Roupnel critique l’idée bergsonienne de la durée comme séparation entre Dieu et l’homme : au contraire, il défend la conception d’une continuité de la nature à l’homme, mais aussi du Créateur à sa création. »

(Claudie Duhamel-Amado et Guy Lobrichon (dir), Georges Duby. L’écriture de l’histoire, éditions De Boeck, Bruxelles, 1996, p. 44)

Nous allons juger maintenant sur pièces si ce commentaire est applicable en l’occurrence à la démonstration de Gaston Roupnel, ou plus exactement à l’interprétataion de Gaston Roupnel par Gaston Bachelard. Car L’intuition de l’instant est avant tout un remarquable commentaire suivi.

I) la déconstruction de la notion de durée

A partir d’une thèse condensée « Le temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant » (p.13), Bachelard construit un plan en trois parties en présentant la pensée de son ami Roupnel298 contre Bergson, et malgré Bergson, car il y pourrait y avoir analogie entre les deux thèses.

Dans un premier temps, Bachelard rappelle « l’essence de la théorie de la durée » (p. 16) et les conceptions de Bergson et Roupnel ; dans un deuxième temps, Bachelard présente le résultat des « efforts de conciliation » (p.16) qu’il aura tentés ; dans un troisième temps enfin, il exposera « la position la plus claire, la plus prudente, celle qui correspond à la conscience la plus directe du temps,… la théorie roupnelienne. » (p. 16)

297

A leur décharge, il convient d’indiquer qu’ils se réfèrent sur ce point à Jean Brun. Ce dernier avait analysé la pensée de Roupnel

comme un basculement d’une théologie finaliste de l’histoire concluant à une absence de compréhension du processus de l’histoire par l’homme, vers une théologie de l’évolution qui la rapproche de la pensée de Teilhard de Chardin. Cf. Jean Brun, « La philosophie de Gaston Roupnel », in Hommages à Gaston Roupnel. Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et belles lettres de Dijon, tome 120, 1973, pp. 70-81. 298

Cette rencontre fut déterminante pour Bachelard, et à propos de l’exceptionnelle relation existant entre le philosophe et

Roupnel, Madeleine Préclaire écrit «… il nous paraît nécessaire de souligner un trait [du visage de Bachelard], un « grand sentiment de sa vie » qui sera, dans sa tâche, « un chemin », il s’agit de l’amitié. « Il (Bachelard) a fait en l’amitié l’expérience d’une méthode de découverte et d’un moyen d’analyse… L’amitié qu’il avait pour le compagnon de ses promenades bourguignonnes, la complicité pour ses intuitions autoriseront une méthode de sympathie ». » (Madeleine Préclaire, Une poétique de l’homme. Essai sur l’imagination d’après l’œuvre de Gaston Bachelard, éditions Paris-Tournoi, Montréal, 1971, p. 89)

Page 6: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 243

Pour Bachelard, la question de l’évolution, qui se ponctue par des instants créateurs, remet en cause l’idée d’une durée bergsonienne sans commencement ni fin :

« Pourquoi essayer de revenir à quelque puissance sourde et enfouie qui a manqué plus ou moins son propre élan, qui ne l’a pas achevé, qui ne l’a même pas continué, alors que se déroulent sous nos yeux, dans le présent actif, les mille accidents de notre propre culture,

les mille tentatives de nous renouveler et de nous créer ? » (p. 19)

Il y a donc pour Bachelard « une réalité décisive à l’instant. » (p. 19). Dans le parti-pris de notre lecture suivie, nous différons la discussion au profit de l’exposition la plus scrupuleuse des thèses en présence. On notera toutefois pour le moment, que cette réalité décisive qui est le propre de l’instant créateur, le moment de la décision, ou celui de sa mise en œuvre, est bien moins découverte qu’imposée ici par le système de raisonnement. En effet, des prémisses de la définition de la durée bergsonienne : « la durée dans une unité indestructible » (p. 18) et de son application au « domaine des mutations brusques » (p. 18), on ne peut que conclure comme Bachelard, à la nécessité d’une intervention de la conscience pour découper dans la durée d’une action et y reconnaître des instants de transformation. D’une certaine manière, le philosophe reconnaît la limite de son argumentation en concédant une minoration de sa propre règle lorsqu’il précise « toute évolution, dans la proportion où elle est décisive, est ponctuée par des instants créateurs. » (p. 18, c’est nous qui soulignons).

Or, la proportion qui rend décisive, pose problème : elle indique bien que n’est pas visée par la présente règle l’ensemble des évolutions, mais au contraire une part singulière, celle dans laquelle on distinguera en fonction d’une décision des instants constitutifs.

Et les questions ici s’amoncèlent, que nous laissons en suspens pour l’instant, et que nous demandons au lecteur de retenir pour une prochaine partie. L’acte créateur qui provoque la discontinuité de la durée bergsonienne est-il aussi un acte destructeur ? Ou n’est-il que cela ? Pourquoi la conscience serait-elle un juge moins faillible du moment de la création ? L’instant est-il externe en soi, ou bien prend-il sens a posteriori ?

Sur ces points, Bachelard cite longuement Roupnel (Siloé, p. 109) :

Page 7: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 244

« Nos actes d’attention sont des épisodes sensationnels extraits de cette continuité appelée durée. Mais la trame continue, où notre esprit brode des dessins discontinus d’actes, n’est que la construction laborieuse et factice de notre esprit. Rien ne nous autorise à affirmer la durée. Tout en nous en contredit le sens et en ruine la logique. Et d’ailleurs notre instinct est mieux renseigné là-dessus que notre raison. Le sentiment que nous avons du passé est celui d’une négation et d’une destruction. Le crédit que notre esprit accorde à une

prétendue durée qui ne serait plus et où il ne serait plus, est un crédit sans provision. » (p. 21)299

Ce passage, particulièrement dense, appelle à des observations nombreuses, tant sa clarté évidente et son ton affirmatif ouvrent de brèches dans une conception classique de la conscience en tant qu’unité psychologique.

Il y a tout d’abord à corriger une aporie inquiétante de la théorie roupnelienne : comment des épisodes peuvent-ils être extraits d’une durée, si celle-ci n’est qu’une simple construction factice ? Car si l’on détruit au nom de l’instinct une globalité reconstruite, imaginaire en quelque sorte, quels éléments de l’édifice doit-on prendre en compte comme véritables et/ou opérationnels ?

Il y a ensuite à considérer que si la conscience n’est pas dans la durée, elle est pourtant dans l’instant, qui ne peut pas être uniquement instinctif, tout en créant une durée qui lui est propre, celle de son identité. Les instants qui retiennent mon attention sont sans doute distincts et immédiats, mais ma perception ne l’est pas en tant qu’elle constitue une perception effectuée par un moi que je revendique identique et continu. Comment Roupnel distingue-t-il ici entre sentiment de durée éprouvé par la conscience et l’instant de l’attention qui est une attitude neurophysiologique ? En fait la question de la durée est la part extérieure d’une problématique propre au personnalisme anglo-saxon, à savoir la question de la persistance de l’identité300. Nous verrons 299

Siloë parut en 1927. La réception de cette œuvre fut médiocre parmi les historiens professionnels. Il suffit de citer pour s’en

apercevoir l’éloge funéraire de Gaston Roupnel dressé par Lucien Febvre, qui avait lui-même tenu avant Gaston Roupnel la chaire d’histoire moderne et bourguignonne à Dijon : « Sur les livres philosophiques de Roupnel (les deux Siloë), je ferais plus de réserves. Mais quoi ? Il suffit que sa pensée le ramène à la terre et à la vigne pour qu’aussitôt on oublie tout, tant l’expression est juste et le sentiment profond. » (Lucien Febvre, Les morts de l’histoire vivante : Gaston Roupnel, in Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 1947, vol. 2, n° 4, p. 480) 300

Le problème se pose très vite aux penseurs britanniques. Cf, John Locke dans son Essay concerning human understanding : “

Car, puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et que c’est en cela que chacun est ce qu’il appelle soi, et conséquemment se distingue de toutes les autres choses pensantes, c’est uniquement en cela que consiste l’identité personnelle, i.e. la mêmeté d’un être rationnel. Et aussi loin que cette conscience peut s’étendre à une action ou à une pensée passées, aussi loin s’étend l’identité de cette personne : le soi est actuellement le même que ce qu’il était alors, et cette action a été faite par le même soi que celui qui y songe actuellement. » (Essay, II, xvii, 9) cité in Stéphane Ferret, Le philosophe et son scalpel. Le problème de l’identité personnelle, Editions de Minuit, Paris, 1993, p. 56.

Page 8: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 245

que Bachelard reviendra plus tard (dans les pages 43 et 48 notamment) sur ce point déterminant.

Pour l’heure, il se contente de distinguer entre une philosophie de l’action (Bergson) et une philosophie de l’acte (Roupnel), en évitant soigneusement de préciser que la différence joue ici au niveau de la finalité accordée (action) ou non (acte) aux stimuli enregistrés par la conscience, sans remettre en cause le moins du monde la nature continue de cette conscience, au moins en tant que centre d’enregistrement des stimuli. De même, et alors que la citation de Roupnel sur la facticité de l’expérience pourrait logiquement l’y inciter, Bachelard ne cite pas non plus les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Husserl en effet montre bien qu’il n’y a pas pour la conscience de moyen de distinguer entre un épisode réel qui s’est déroulé dans un passé plus ou moins lointain et un épisode qui a été imaginé à cette époque. Sans doute, Bachelard301 sent-il que cet appui philosophique risquerait de représenter un contre-exemple, Husserl apparaissant beaucoup plus bergsonien que prévu.

La solution passe par une affirmation de la nature actuelle de l’existence302, qui permet à Bachelard de poser une autre interprétation de la théorie du temps, qui supposerait une théorie de l’action : là encore, Roupnel est cité longuement, toujours à la page 109 de Siloé :

« L’être, étrange lieu de souvenirs matériels, n’est qu’une habitude à lui-même. Ce qu’il peut y avoir de permanent dans l’être est l’expression, non d’une cause immobile et constante, mais d’une juxtaposition de résultats fuyants et incessants, dont chacun a sa

base solitaire, et dont la ligature, qui n’est qu’une habitude, compose un individu. » (p. 23)

On le voit, il n’est plus question ici de citer la mémoire, mais de considérer la conscience comme un « lieu de souvenirs matériels ». Un tel déplacement de

301

Il n’est pas certain que Bachelard ait alors eu connaissance de ces textes, qu’il utilisera par contre dans sa Dialectique de la

durée. Mais dans ce cas, ce serait un fait rare à noter : pour une fois sur un sujet classique de la philosophie, Gaston bachelard n’a pas établi de bibliographie érudite et complète. A sa décharge, nous pouvons invoquer l’absence de traduction française en 1932 : en effet, Les leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ont été publiées en 1928 en Allemagne, peu après Etre et temps de Martin Heidegger. Il s’agit des cours consacrés par Edmund Husserl à la question du temps, à compter des thèses de Brentano, notamment. 302

« Comment dès lors ne pas voir que la nature de l’acte, par une singulière rencontre verbale, c’est d’être actuel ? Et comment

ne pas voir ensuite que la vie c’est le discontinu des actes ? » (p. 23)

Page 9: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 246

sens, de l’activité mémorielle vers une localisation de stockage, fonctionne sans doute dans le cadre du présent ouvrage, mais ne remet-il pas en question la méthode philosophique de Bachelard, celle qui le caractérise par excellence, la méthode de la rêverie. Si les instants ne sont que des enregistrements attentifs d’actes matériels, ne s’opposent-ils par la mise en œuvre des processus neurophysiologiques de l’attention à l’inattention méthodique imposée par la rêverie ? Comment l’instant peut-il s’imposer dans la rêverie ? Et, dans son ignorance manifeste de ce qu’elle met en jeu au gré des mouvements de l’âme, ne se révèle-t-elle pas paradoxalement en tant que durée ?

Le silence de Bachelard sur ces questions induites tient sans doute au fait qu’il va rechercher une base logique, et non pas psychologique, aux théories roupneliennes. Ernst Weber303 a bien démontré que la perception d’un phénomène continu passe par des points d’attention discontinus, comme si la conscience distinguait mieux les changements d’état nets que les percepts progressifs. Dans le même ordre d’idée, dans son argumentaire en faveur de « la vraie réalité du temps » (p. 25), Bachelard trouve une image qui semble particulièrement abstraite :

« Nous représenterions donc assez bien le temps roupnelien par une droite blanche, tout entière en puissance, en possibilité, où soudain, comme un accident imprévisible, viendrait

s’inscrire un point noir, symbole d’une opaque réalité. » (p. 25)

II) Une imagerie géométrique du temps

Si Bachelard nous a bien appris une chose en épistémologie, c’est à considérer les images exemplaires comme des pièges logiques, des évidences qui camouflent au mieux des paradoxes insolubles, au pire des erreurs cognitives. L’image n’explique rien, elle bloque notre réflexion dans un cul de sac et lui donne valeur de développement ultime de la connaissance. Si nous retournons la méthode bachelardienne contre Bachelard lui-même, nous voyons bien que

303

Ernst Heinrich Weber (1795-1878), médecin de formation, s’intéresse à la psychologie de la perception et formule dans son De

tactu : annotaciones anatomicae et physiologicae, 1851, l’observation suivante : « Lorsque nous notons une différence entre des choses qui ont été comparées, nous ne percevons pas la différence entre ces choses, mais le ratio de leur différence par leur magnitude. » qui sera reprise ensuite, en 1860, dans la loi de Weber-Fechner (Gustav Fechner, 1801-1887) selon laquelle l’unité de sensation est la somme des variations minimales du stimulus qui sont dépassées avant qu’il y ait sensation de changement de variation du stimulus. Ainsi, il n’y a pas continuité de la sensation, mais des paliers de perception. Il est à noter que Bergson reviendra sur ce point dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, Presses Universitaires de France, 1927, pp. 44-49, en accusant cette loi de mélanger l’intensité des sensations avec leur extension, et de mêler de manière empirique ainsi quantité et qualité.

Page 10: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 247

l’image de la droite est particulièrement viciée : elle donne une apparence de concept simple et compréhensible de tous, en jouant bien sûr de sa fonctionnalité géométrique qui en fait la figure essentielle de bien des raisonnements. Son usage d’exemple n’est pas justifié pour autant dans le cadre du temps. En effet, la ligne droite, le noir et le blanc, laissent imaginer, imposent même par leur valeur franche et continue, une certaine homogénéité dans la nature du temps. Le temps serait cette droite blanche sur laquelle les instants noirs représenteraient des éclairs de conscience. Insensiblement, le discours sur la conscience et son unité, la fameuse « habitude » constitutive de l’individu mise en lumière par Roupnel, cède la place à un discours sur la nature du temps. L’image de la droite correspond ici à un souci bachelardien de ramener l’expérience humaine à une représentation géométrique, de la ramener tellement qu’il la fait disparaître sous un énoncé abstrait et formel. S’il y a un temps du philosophe, il doit être géométriquement concevable et représentable.

L’autre avantage d’une telle image, c’est de scientiser le discours, de donner à la défense de Roupnel l’argument d’autorité de la science, de la science la plus mathématique qui soit en l’occurrence, la physique einsteinienne. Le déplacement s’est effectué en deux temps : du terrain de la perception à celui de la représentation géométrique du temps, nous venons de le voir, et ensuite du terrain de la représentation géométrique à la nature atomistique du temps :

« …dès que nous acceptions la constitution des atomes temporels, nous étions amené à les penser isolément, et pour la clarté métaphysique de l’intuition, nous nous rendions compte qu’un vide était nécessaire – qu’il existe en fait ou non – pour imaginer correctement l’atome temporel. Il nous paraissait donc avantageux de condenser le temps autour de noyaux d’action où l’être se retrouvait en partie, tout en puisant dans le mystère de la Siloé

ce qu’il faut d’invention et d’énergie pour devenir et progresser. » (p. 27)

Bachelard développe une réflexion sur la nature des atomes temporels, dans lesquels il voit une approche de la réalité du temps. Il en vient rapidement à « la critique einsteinienne de la durée objective ». (p. 29) Mais la question implicite reste toujours celle du temps, de sa nature exacte : y a-t-il un temps einsteinien, c’est-à-dire une continuité de l’existence psychologique qui se comprendrait à compter des atomes temporels ? En effet, la perception bachelardienne ne peut s’élaborer à compter d’une vision globale et signifiante, d’où un discours parfois désillusionné :

Page 11: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 248

« Nous aurions voulu un devenir qui fût un vol dans un ciel limpide, un vol qui ne déplaçât rien, auquel rien ne fît obstacle, l’élan dans le vide, bref le devenir dans sa pureté

et dans sa simplicité, le devenir dans sa solitude. » (p. 32)

L’approche bachelardienne de la durée repose sur le présupposé de la continuité, mais d’une continuité non seulement des fondements de l’expérimentation (lieu, individu défini, laps de temps) mais des aléas de l’expérience elle-même tout autant. Dans la vision de la durée bachelardienne, rien ne se passe. Pas même la vie. Les sensations et les mouvements sont entièrement concentrés dans les instants.

« Le temps ne se remarque que par les instants ; la durée – nous verrons comment – n’est sentie que par les instants. Elle est une poussière d’instants, mieux, un groupe de points

qu’un phénomène de perspective solidarise plus ou moins étroitement. » (p. 33)

Ainsi donc, la durée n’est pas une donnée immédiate de la conscience mais un phénomène, un processus extérieur de condensation des instants en une vision éphémère, et toujours insatisfaisante. L’homme bachelardien est un être à la mémoire criblée de trous, remplie de fugitives expériences, de souvenirs des actes créateurs. Il ne peut compter sur sa mémoire, puisque la règle « On se souvient d’avoir été, on ne se souvient pas d’avoir duré. » (p. 34) suppose que la conscience bénéficie toujours d’éléments extérieurs à elle pour localiser les événements importants de son existence. Bachelard imagine ainsi qu’il faut ainsi faire appel au souvenir de l’élection d’un Président de la République pour pouvoir retrouver un souvenir particulier.

Mais cet oubli du sentiment de durée est-il une preuve de l’inexistence de ce sentiment : Bachelard n’a-t-il donc jamais été alité ? Que sait-il de l’enfermement dans une prison, dans un hôpital, dans une conscience malade ? Et que prouvent par ailleurs ces éléments extérieurs qui servent de repère à notre chronologie ? Avons-nous besoin d’une chronologie organisée au sein de la pensée, alors que l’organisateur dure lui-même, alors qu’il se perpétue dans le temps, et que cette question-là n’est pas abordée ? Tout au plus, Bachelard admet-il que la conscience ne peut naître de la mise en œuvre de l’attention, car celle-ci ne peut déboucher que sur « une pensée sans histoire,… une pensée sans pensées. » (p. 35) L’attention ne prend sens qu’en tant que collecteur de souvenirs qui iront attendre dans un néant de pensée.

Page 12: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 249

Ces souvenirs sont des instants essentiels, que Bachelard découvre dans ce qu’il appelle « l’instant du mal » (p. 36), en observant un chat à l’affût, au moment où il décide de sauter. Insensiblement, la question de l’attention cède le pas à celle de la décision, qui serait en quelque sorte le nexus de la conscience, sa pierre angulaire. Bachelard revient à la monade leibnizienne, qui lui semble exprimer au mieux cette notion :

« Le complexe espace-temps-conscience, c’est l’atomisme à triple essence, c’est la monade affirmée dans sa triple solitude, sans communication avec les choses, sans communication

avec le passé, sans communication avec les âmes étrangères. » (p. 37)

La critique de Bergson ouvre ici sur une interrogation plus fondamentale, celle d’échapper à une conception anthropologique de la notion de temps. Or « la durée est dans la grammaire, dans la morphologie aussi bien que dans la syntaxe » (p. 40) : cela signifie que ces catégories linguistiques, neurolinguistiques même (qui sont d’une certaine manière des données immédiates de la conscience en tant que sujet s’exprimant, dirait Bergson) ne peuvent être dépassées sans la découverte d’un critère absolu, sur lequel se fonderait une mesure du temps. Bachelard refuse l’idée d’une notion infinie, il refuse la conception de l’instant qui se fractionnerait à l’infini, d’une part parce qu’il y verrait resurgir le concept de durée si longuement décrié déjà, d’autre part parce qu’il entend démontrer la vertu d’une théorie atomistique de l’instant, c’est-à-dire principielle et close selon les critères physiques de son époque. Au lieu d’une conscience, Bachelard propose un pointillisme psychologique dans lequel « la conscience est conscience de l’instant et la conscience de l’instant est conscience « (p. 49)

A ce point du livre, le risque d’une contradiction avec les éléments précédemment acquis est à son plus haut niveau : il a été énoncé, en effet, que la conscience ne connaît que l’instant, parce que l’instant est suffisamment riche en éléments, qu’il soit créateur ou instant du mal. Dans ces conditions, la conscience ne peut qu’épouser la discontinuité des instants vécus, et se pose désormais la question de son unité, question que nous avions nous-mêmes formulée au tout début de notre lecture suivie. Bachelard a d’ailleurs considéré que la conscience de soi, le devenir pur, se réduisait au néant du cogito cartésien, un soi dépouillé à l’extrême n’ouvrant sur aucune pensée ou souvenir.

Page 13: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 250

III) De l’attaque contre Bergson à un certain consensus

Contre ces arguments, Bachelard amorce maintenant un retour par Bergson, car il ressent la nécessité de fonder la conscience sur une mécanique qui ne sera plus certes celle de la durée, mais plutôt celle de l’habitude.

Pour justifier ce déplacement de concept, Bachelard imagine304 la situation d’un amoureux éconduit qui pleure le souvenir de l’être cher. Ce qui l’entraîne en fait dans deux directions temporelles au moins :

« A qui continue d’aimer, un amour défunt est à la fois présent et passé : il est présent

pour le cœur fidèle, il est passé pour le cœur malheureux. » (p. 50)

On oubliera ici cette bidimensionnalité temporelle, quasi poétique, pour interroger plutôt la possibilité même de cet événement, au regard des critères jusque là établis par Bachelard. Un amour défunt ne peut être considéré comme un événement riche en soi, ou un instant particulier et déterminant : nous l’analyserions plutôt comme une preuve de la durée au contraire.

Sensible à cette contradictio in adjecto, Bachelard fournit une explication rythmique : il attribue à la condition de l’âme aimante, de celle qui connaît un amour durable, un sens métaphysique, qui transcende sa condition affective pour accéder à une répétition constante :

« Une âme aimante expérimente vraiment la solidarité des instants répétés avec régularité.

Réciproquement un rythme uniforme d’instants est une forme a priori de la sympathie. » (p. 50)

Nous arrivons dans une étape nouvelle du raisonnement bachelardien. L’étape purement critique est dépassée, l’étape épistémologique a été présentée (à travers la controverse Einstein-Bergson) mais sans déboucher sur une approche réellement renouvelée de la polémique. Désormais, Bachelard semble rompre avec son plan et pose l’hypothèse que le sentiment, qu’il soit bon ou mauvais, permet de lier par un caractère uniforme des instants multiples qui en donnent un aperçu saisissant. C’est ainsi que nous devrions comprendre la forme a priori qui se révèle à l’usage, dans le rythme uniforme des 304

Le terme d’imagination est celui qui convient le mieux pour qualifier la manière neutre et objective avec laquelle Bachelard cite

cet exemple. Mais pour qui connaît sa biographie, le philosophe renvoie implicitement ici à un épisode douloureux de sa propre existence, la perte de sa jeune épouse en 1920, peu de temps après la naissance de leur fille Suzanne.

Page 14: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 251

instants répétés, ou plus exactement des instants en synchronie avec notre propre chronologie sentimentale.

« Nous reconnaîtrons alors que le souvenir du passé et la prévision de l’avenir se fondent sur des habitudes. Et comme le passé n’est qu’un souvenir et que l’avenir n’est qu’une

prévision, nous affirmerons que passé et avenir ne sont au fond que des habitudes. » (p. 51)

Bachelard est conscient de la fragilité de son édifice conceptuel : Bergson s’adressait en des termes compréhensibles par l’expérience de chacun, Bachelard impose au contraire une nouvelle définition de la conscience. D’où une certaine retenue (qui est moins une autocritique qu’un réflexe scientifique devant une difficulté encore non élucidée), lorsqu’il ajoute à la suite d’une phrase sur le fait que l’homme construit dans le temps comme dans l’espace : « Il y a là une persistance métaphorique qu’il nous faudra éclaircir » (p. 51)

Au terme de cette série de déplacements, Bachelard parvient à deux conclusions : tout d’abord, « le temps réel n’existe que par l’instant isolé » (p. 52) et ensuite, pour l’être en tant que « lieu de résonance pour les rythmes des instants…, [le] passé n’est qu’une habitude présente et cet état présent du passé est encore une métaphore. » (p. 52) Mais ces deux conclusions ne rendent compte de manière plus ou moins satisfaisante que d’une dimension du temps, celle du passé. On peut parfaitement accepter l’idée d’un rythme des répétitions qui provoquerait une impression de souvenir et de mémoire ; il est autrement plus difficile de donner un modèle de l’appréhension de l’avenir du point de vue de la psyché, de ce sentiment humain de certitude que le soleil se lèvera demain.

Bachelard rappelle que ce problème a bien sûr été envisagé par Roupnel, mais avant d’en donner les éléments de réponse, il souhaite survoler les réponses apportées par la science contemporaine, et notamment la physique des quanta. Nous utilisons à propos le terme de survol, qui n’est pas dans le texte, car l’enjeu bachelardien n’est pas ici de reprendre une théorie scientifique contre la théorie bergsonienne de la durée ; il ne s’agit plus de mettre en défaut Bergson au moyen de la révélation einsteinienne. Ce débat est quelque part devenu obsolète, puisque Bachelard avoue que ce n’est pas l’objet de sa recherche. La physique quantique apporte aux thèses de Roupnel une confirmation éclatante,

Page 15: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 252

et il est inutile pour Bachelard d’ajouter à cela, d’autant que son étude vise maintenant à comprendre le processus de l’intuition.

IV) L’argument épistémologique : la physique einsteinienne

La critique de la durée bergsonienne se transforme en critique de « l’intuition du continu » (p. 56), et la thèse univoque qui avait été placée en exergue de l’ouvrage, à savoir que la réalité du temps se tient dans l’instant, cède le pas à une recherche multivoque cette fois, la recherche d’une intuition de la discontinuité :

« C’est le temps qui est le plus difficile à penser sous forme discontinue. C’est donc la méditation de cette discontinuité temporelle réalisée par l’Instant isolé qui nous ouvrira les

voies les plus directes pour une pédagogie du discontinu. » (p. 56)

C’est un autre livre qui s’ouvre désormais, et une problématique bien complexe, si l’on veut se débarrasser à travers l’exclusion des thèses bergsoniennes de toute une histoire de la pensée du temps et de la pensée de la conscience. Penser l’intuition consiste pour Bachelard à reposer la question du cogito, mais sans l’apport du cartésianisme et de ses nombreux épigones. Le chapitre II, qui a pour titre Le problème de l’habitude et le temps discontinu, constitue le noyau primordial de l’ouvrage tout entier, et nous le pensons, son véritable enjeu. Il ne s’agit pas de penser le réel du temps (la notion de réalité n’a d’ailleurs pratiquement pas été évoquée, et encore moins analysée, tant les charges de Bachelard ont porté atteinte à la seule notion de durée), mais de dire s’il est possible à l’esprit de saisir le temps dans son aspect discontinu.

Nous étions dans la problématique de la physique, nous entrons dans celle de la psychologie, et même – ce mot dût-il ne jamais être prononcé par l’auteur -, et même dans la problématique de la métaphysique.

« A première vue, comme nous l’indiquions, le problème de l’habitude paraît insoluble à partir de la thèse temporelle que nous venons de développer. En effet, nous avons nié la persistance réelle du passé ; nous avons montré que le passé était mort tout entier305 quand l’instant nouveau affirmait le réel. Et voici qu’en conformité avec l’idée qu’on se fait généralement de l’habitude, nous allons être contraint de restituer à l’habitude, ce legs d’un

305

On retiendra que cette affirmation est quelque peu exagérée, si l’on reprend l’exemple de l’amour défunt (cf. p. 50) qui

persiste, bien que passé, dans l’âme aimante.

Page 16: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 253

passé défunt, la force qui donne à l’être une figure stable sous le devenir mouvant. On

peut donc craindre que nous nous soyons engagé dans une impasse. » (p. 59)

L’impasse n’est pas ici un vain mot. Des difficultés sérieuses entachent l’ouvrage accompli de multiples défauts, dont le plus flagrant est celui de la négation de la persistance du passé. Bachelard feint de découvrir le problème, à ce stade de sa réflexion, mais il était déjà en germe dès les premières attaques de la durée bergsonienne : on pouvait retenir d’une telle thèse qu’elle avait bien pour conséquence directe de nier également la notion d’identité stable.

Mais cette question de l’identité est citée, sans être abordée de front, tout simplement parce qu’elle ne constitue par pour l’instant le paradoxe le plus criant. La difficulté maximale de la thèse bachelardienne se trouvant ailleurs, dans la compréhension de la nature de l’avenir. La question de l’enracinement du passé est comparativement plus simple : il se situe dans la matière pour Bergson, et dans l’habitude pour Roupnel. Peut-on déplacer cette thèse pour envisager une radicalisation (une radicellisation plus exactement, car l’image de l’organique est justement applicable ici, un peu à la manière des fameux rhizomes de Deleuze et Guattari) du futur ? Le modèle de l’habitude et de l’instant roupneliens va-t-il permettre d’appréhender un à venir, qui ne serait ni dans la matière, ni dans la situation ? Sera-t-il seulement dans la conscience elle-même ?

V) Du modèle physique au modèle biologique

Nous parlions d’organique et la solution bachelardienne est bien située dans un tel plan, puisqu’il va développer le modèle de germe, à définir toutefois comme une potentialité, comme un déplacement d’état et non pas une position fixe :

« Le germe agit sur lui-même. Il est une causa sui ; sinon celle de son être, du moins celle de son développement. Il semble bien que l’entendement ne soit pas capable de saisir ce concept : le cercle organique de la vie, pour la logique linéaire, se transforme

nécessairement en cercle vicieux. » (p. 63)

Comme nous sommes loin maintenant des intentions réalistes du début : Bachelard expose une problématique du germe en tant qu’indécidable (nous y verrions parfaitement le modèle biologique du modèle physique de l’atome

Page 17: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 254

moderne), quasiment en tant qu’incertitude306, puisque causa sui d’un devenir. Le germe ne peut jamais s’inscrire dans une identité close, étant lui-même en devenir constant. Par germe, il faut concevoir le mot que l’on pose sur une évolution latente. Nous retrouvons dans ce concept à la fois l’idée de la monade leibnizienne et celle des ens scolastiques, comme si au moment de parler de l’intuition, de la saisir dans sa nature exacte, la philosophie positive de Bachelard était contrainte à une régression conceptuelle. L’exactitude n’est plus, nous le comprenons bien, un but véritable de la présente discussion.

Dans ce chapitre, lorsque Bachelard présentera ses idées sans les valider jamais de manière affirmative, mais toujours par le bais d’une amodiation, comme s’il était définitivement conscient de leur caractère relatif. Il en est ainsi de la définition de l’habitude que «… nous définirions assez volontiers… comme une assimilation routinière d’une nouveauté. » (p. 64, c’est nous qui soulignons)

Nous ne relèverons pas pour l’instant l’oxymore d’une telle définition, à savoir celui d’une nouveauté routinière ; nous retiendrons le phénomène de traduction de l’instant en déjà-vu, et nous nous contenterons d’observer que la définition de l’habitude se calque sur celle du germe, qu’elle se définit comme la capacité à ressentir le nouveau lors de sa représentation, ou lors de sa re-production. Pour justifier ce paradoxe, Bachelard donne l’exemple du pianiste dont les doigts répètent un morceau de manière mécanique. Or, prétend-il, pour atteindre au dépassement de soi, le pianiste doit appréhender les notes et leur consacrer une attention soutenue. C’est parce que « l’âme commande à la main » (p. 65), pour reprendre les termes même du livre, qu’une évolution est possible, que l’accomplissement musical est envisageable. Ainsi donc, la notion de l’habitude doit-elle être comprise avec le bémol suivant, c’est qu’elle ne peut coïncider avec l’inattention, c’est qu’elle exige une participation active de la conscience.

Bachelard va amplifier cet argument dans la chute de son raisonnement, lorsqu’il fait de l’attention une condition inséparable de la conscience, les deux étant symbolisables par l’image du germen, toujours empruntée à Roupnel, dans

306

Au moment de la parution de L’intuition de l’instant en 1931, Bachelard n’a pas encore connaissance du principe d’incertitude

de Heisenberg, qui a pourtant été établi en 1927 (sur ce point, nous renvoyons à Dominique Lecourt, L’épistémologie historique de Bachelard, Librairie philosophique Vrin, 2002, pp.17 et suivantes) , mais il est bien conscient des problématiques induites par la théorie einsteinienne, à laquelle il a consacré, comme nous l’avons vu, un ouvrage : La valeur inductive de la relativité.

Page 18: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 255

lequel Bachelard reconnaît un principe de commencement, et donc « autrement dit, le germen est le début de l’habitude de vivre. » (p. 66) C’est parce que le commencement ne prend sens que dans sa capacité à recommencer, et non dans son inscription dans le temps et la datation, que l’instant advient et qu’il peut être saisi par l’intuition d’une continuité dans sa discontinuité, ou encore d’une discontinuité dans son rythme de répétition. La présente thèse, qu’il s’agissait de démontrer, présente l’intérêt indéniable aux yeux de Bachelard d’écarter du germen toute possibilité d’historicité, puisqu’il est une habitude de commencement, toujours défini au présent, et qu’il n’est pas un passé en cours de constitution.

Cette habitude, dont il va falloir expliciter les traits et la nature, ne se tient pas dans l’être mais dans une position « exinscrite à l’être » (p. 67). Voici un dénouement surprenant (eu ég ard à la thèse première du livre qui visait la réalité du temps) qui ouvre bien davantage de difficultés qu’il n’en résout. Le passage suivant, emprunté à Roupnel (Siloë, p. 36) est exemplaire des contradictions nouvelles apportées par une telle thèse :

« L’individu est l’expression, non d’une cause constante, mais d’une juxtaposition de souvenirs incessants fixés par la matière et dont la ligature n’est elle-même qu’une habitude chevauchant toutes les autres. L’être n’est plus qu’un étrange lieu de souvenirs ; et on pourrait presque dire que la permanence dont il se croit doué n’est que l’expression de

l’habitude à lui-même. » (p. 68, c’est nous qui soulignons).

D’un point de vue technique, car un livre n’est jamais qu’une technique de démonstration, on ne peut comprendre l’intérêt de ce passage pour Bachelard : il renvoie à un débat qui semblait clos, celui de localisation de la durée dans l’habitude, et il met de plus en péril le bénéfice de la démonstration accomplie selon laquelle la conscience de soi en tant qu’habitude est le résultat d’une répétition rythmée des instants. On avait cru comprendre que Roupnel refusait l’inscription matérielle de la durée, et que la difficulté de sa thèse consistait à chercher en-dehors de l’être, une exinscription de l’habitude. Or, les termes que nous avons soulignés ci-dessus, fixés par la matière, ruinent l’édifice conceptuel tout entier. La pureté de la pensée roupnelienne, son détachement des catégories bergsoniennes, qui ont été chantés tout au long du livre renvoient ici à un constat d’échec. Constat d’échec aggravé, lorsque quelques lignes plus bas, Bachelard ajoute ces mots terribles :

Page 19: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 256

« La dilution du nouveau peut-être telle que l’habitude peut passer parfois pour inconsciente. Il semble que la conscience, si intense dans le premier essai, s’est perdue en

se partageant entre toutes les redites. » (p. 66)

VI) La problématique de l’habitude

Nous retrouvons là l’oxymore de la nouveauté routinière dans son échec le plus patent, et pourtant le moins envisagé jusque là par un Bachelard, habituellement beaucoup plus attentif aux défauts éventuels de ses propres concepts. Notons que le processus d’habitude est gravement mis en cause, mais que l’on peut poser également la question du quid de l’instant dans ce cas, s’il n’est plus un acte créateur, s’il n’est plus une décision, s’il n’est qu’une redite inconsciente. Bachelard trouve alors une issue exceptionnelle, que le sens même de sa pensée ne pouvait permettre d’envisager. Il déplace l’attention depuis sa localisation classique au sein de l’être pour l’exinscrire – c’est bien ainsi qu’il faudra considérer désormais le processus de translation (et non pas réfutation, comme nous le verrons plus tard) des thèses bergsoniennes dans les thèses roupneliennes - dans les choses :

« Car pour nous, comme pour M. Roupnel, ce sont les choses qui font le plus attention à l’Etre, et c’est leur attention à saisir tous les instants du temps qui font leur permanence. La matière est ainsi l’habitude d’être la plus uniformément réalisée puisqu’elle se forme au

niveau même de la suite des instants. » (p. 67)

De manière anachronique certes (Bachelard ne peut en avoir connaissance en 1931), on ne peut pas s’empêcher de retrouver ici un écho prémonitoire autant que difracté des fameuses thèses de Heidegger sur l’homme en tant que berger de l’Etre307 : l’attention à l’être n’est pas ici le soin de l’homme, mais il est confié à ce dernier le destin de révélateur habituel de l’être au contact du monde. Bien entendu, l’importance accordée à l’habitude suppose qu’elle existe fondamentalement au sein de l’homme, voire qu’elle en constituerait l’unité :

« Elle correspondrait à cette simple habitude d’être, la plus unie, la plus monotone, et elle consacrerait l’unité et l’identité de l’individu ; saisie par la conscience, elle serait par exemple le sentiment de durée. » (p. 70)

307

Définition que l’on trouvera notamment dans la Lettre sur l’humanisme de 1947. Il serait intéressant de réfléchir sur le rapport

entre Bachelard et Heidegger.

Page 20: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 257

Il est donc difficile d’échapper au sentiment intime de la durée, quitte à la rebaptiser habitude. Toutefois, nous n’avons pas ici un retour de la même notion sous un nouvel habit. Pour Bergson, la durée tenait à la permanence des choses et s’inscrivait comme une catégorie intrinsèque de la matière. Bachelard y voit plutôt un caractère dynamique qui se développe à compter de la matière pour discuter ensuite avec l’homme. Il semble que la capacité reproductrice du monde, sa persistance, impose à l’homme une perception des caractères reproductibles de la perception, le conduisant en retour à se référer à l’habitude des choses.

Il n’y aurait donc pas de durée en soi, pour reprendre une terminologie kantienne, mais un apprentissage constant et externe – il est perçu, et non conçu – de la durée du réel. Cet apprentissage se nourrit de la discontinuité des instants auquel il va donner sens, en un mouvement continuel et différenciant à la fois, puisque l’instant ne peut jamais renvoyer à la synthèse du moi, mais en réveille le reflet incomplet :

« La vie porte alors notre image de miroirs en miroirs ; nous sommes ainsi des reflets de reflets et notre courage est fait du souvenir de notre décision. Mais si fermes que nous soyons, nous ne nous conservons jamais tout entiers parce que nous n’avons jamais été

conscients de tout notre être. » (p. 71)

Nous atteignons ici à la limite de la conscience, à l’inconscience de la conscience même dans sa totalité inachevable, et nous retrouvons le point premier de la philosophie analytique anglo-saxonne, la nature de l’identité personnelle, dont Bachelard vouloir paraît effacer les principes d’unité, de même qu’il vient de rendre caduc le principe de continuité de la conscience. Cette remise en cause présente l’avantage de déplacer la problématique du futur au-delà de la sphère personnelle, ou en-deçà si l’on considère que l’être humain, avant que d’être une pensée, est un corps en réaction aux chronotropismes constitutifs de l’être vivant : il est parce qu’il vibre au rythme du monde. Et cette même vibration du monde se déploie selon des directions de perception (passé) et d’anticipation (futur) selon la logique même des rythmes qui la composent et diffusent continûment.

Pour appuyer cet argument, Bachelard clôt la polémique ouverte avec Bergson, et la laisse déboucher sur une distinction apaisée et affinée des positions de

Page 21: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 258

chacun, pour en montrer les points communs. Bergson a bien pressenti l’existence de rythmes, lorsqu’il écrit notamment dans Matière et Mémoire, p 231 :

« Il n’y a pas de rythme unique de la durée ; on peut imaginer bien des rythmes différents, qui, plus lents ou plus rapides, mesureraient le degré de tension ou de relâchement des

consciences, et, par là, fixeraient leurs places respectives dans la série des êtres. » (Cité in L’intuition de l’instant, p. 73)

Pour Bachelard, Bergson ne tente pas d’approfondir sérieusement l’hypothèse des rythmes, à qui il concède un usage trop métaphorique. Roupnel utilise une approche plus directe et plus réaliste qui lui permet de rendre compte du phénomène temporel de manière plus exacte : Bergson avait envisagé la multiplicité des durées, Roupnel en fait le moteur de sa conception de l’élasticité temporelle :

« …, c’est à notre conscience que revient la charge de tendre sur le canevas des instants une trame suffisamment régulière pour donner en même temps l’impression de la

continuité de l’être et de la rapidité du devenir. » (p. 73)

Cette trame, dont il faudra étudier maintenant la nature, permet d’expliquer pourquoi un sentiment du probable à venir peut découler de la répétition externe et habituelle des instants, de leur rythme de répétition plus exactement : elle vibre suffisamment pour répercuter les éléments de nouveauté et déceler leur pulsation particulière pour leur approprier un certain sens du futur ; elle serre suffisamment pour contenir la conscience dans une impression de continuité. On retrouve ainsi au niveau psychologique ce que la science naturelle nous dit depuis toujours de la possibilité de considérer la vie dans sa fonction de coordination (les échanges immédiats et les aspects actuels) ou bien dans sa fonction de finalisation (l’évolution d’une forme de vie depuis l’origine en fonction d’une fin).

Nous noterons que l’argument de Bachelard est sur ce dernier point assez peu convaincant : penser la finalité d’un être ou d’un devenir, n’est pas la même chose stricto sensu que de penser le futur. De plus, si l’on retient les conclusions de la première étude comparative entre Bergson et Roupnel qui plaçaient l’instant comme seule réalité du temps fonctionnant selon un modèle

Page 22: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 259

atomistique, nous voyons bien que le déterminisme ne peut convenir à rendre compte d’une situation évoluant sous l’emprise de la physique quantique.

Ces points cruciaux, de même que la question du travail effectué par la conscience dans sa perception du temps (le fait de tendre une trame relève du niveau d’explication tautologique), ne seront ni discutés ni évoqués par Bachelard, qui poursuit une route dogmatique et parvient à un énoncé fermé et définitif : il veut établir une règle d’harmonie au sens le plus musical du terme.

« Une habitude est un certain ordre des instants choisi sur la base de l’ensemble des instants du temps : elle joue avec une hauteur déterminée et avec un timbre particulier. C’est un faisceau d’habitudes qui nous permet de continuer d’être dans la multiplicité de nos attributs en nous donnant l’impression que nous avons été, alors même que nous ne pourrions trouver en nous, comme racine substantielle, que la réalité que nous livre l’instant présent. De même, c’est parce que l’habitude est une perspective d’actes que nous

posons des buts et des fins à notre avenir. » (p. 74)

Au début du chapitre III308, Bachelard devient sensible pour sa part à une autre objection concernant l’oxymore de nouveauté routinière déjà rencontré. La pensée de Roupnel associe en effet deux éléments contradictoires qui sont la répétition et le commencement. Pour dépasser cet obstacle, Bachelard élabore une seconde définition de l’habitude qui inclut cette fois une autre composante de la conscience, la volonté :

«… l’habitude est la volonté de commencer à se répéter soi-même. » (p. 79)

Cette définition plus ramassée souffre d’une expérimentation suffisante, et révèle une grande fragilité conceptuelle, car elle fait de l’esprit un même qui se nourrit de l’altérité des commencements, sans pour autant se laisser transformer. On ne voit pas bien où est la limite du sujet entre d’une part cette habitude volontaire de se répéter et ce commencement qui suppose une autre construction psychologique, sinon un frein mis au processus de répétition.

Bachelard appelle donc à sa rescousse un auteur qu’il a cité abondamment dans le livre, même si par ailleurs leurs positions fondamentales ne sont pas

308

L’idée de progrès et l’intuition du temps discontinu.

Page 23: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 260

coïncidentes. Butler avait déjà pressenti309 que l’événement nouveau se liait aisément aux événements passés, s’il ne se caractérisait pas par une trop grande originalité. En effet, nous ne pouvons intégrer à notre façon d’agir un geste qui serait par trop différent de ceux acquis par l’habitude, un geste qui loin de devenir nôtre nous ferait paraître étranger à nous-mêmes. Butler théorisait bien ici, selon Bachelard, dans le champ de la pratique une variation de l’habitude roupnelienne. Mais si nous observons attentivement l’argument de Butler, nous constatons qu’il relève du domaine de la pratique, qu’il se réfère à une activité réelle, qu’il procède d’une volonté agissante. Il nous semble difficile, sinon incorrect, de le transposer et d’y voir un modèle de l’approche bachelardienne qui se caractérise plutôt par une interrogation sur la continuité et le devenir de l’être, sa capacité à se modifier sans effacer les traces des évolutions antérieures. Ce que Bachelard découvre en fait dans l’idée de Butler,

309 Il s’agit de Samuel Butler (1835-1902), qui reprend dans La vie et l’habitude (traduction de Valery Larbaud, Gallimard, 1922), la

question de l’origine des espèces et la solution présentée par Darwin. N’étant pas lui-même scientifique, Butler tente de découvrir le lien susceptible d’exister entre nos habitudes conscientes ou inconscientes et l’embryologie et les instincts hérités. Il pense que la mémoire inconsciente joue un rôle plus important que l’on croit, dans la sélection naturelle, qui ne peut être issue selon lui du hasard, mais du travail de la volonté et de la mémoire.

Certainement, Bachelard lui a emprunté l’exemple du pianiste que nous avons relevé plus haut (p. 65), mais Butler en tire une toute autre leçon. L’absence de la conscience pendant l’exécution d’un morceau de musique ne conduit pas à l’échec, car la volonté ne s’exprime pas toujours par le canal de l’attention, mais se compose d’actes minuscules tant musculaires que cérébraux échappant à la perception du pianiste lui-même.

“Taking then, the art of playing the piano as an example of the kind of action we are in search of, we observe that a practised player will perform very difficult pieces apparently without effort, often, indeed, while thinking and talking of something quite other than his music; yet he will play accurately and, possibly, with much expression. If he has been playing a fugue, say in four parts, he will have kept each part well distinct, in such a manner as to prove that his mind was not prevented, by its other occupations, from consciously or unconsciously following four distinct trains of musical thought at the same time, nor from making his fingers act in exactly the required manner as regards each note of each part.

It commonly happens that in the course of four or five minutes a player may have struck four or five thousand notes. If we take into consideration the rests, dotted notes, accidentals, variations of time, &c., we shall find his attention must have been exercised on many more occasions than when he was actually striking notes: so that it may not be too much to say that the attention of a first-rate player may have been exercised - to an infinitesimally small extent - but still truly exercised - on as many as ten thousand occasions within the space of five minutes, for no note can be struck nor point attended to without a certain amount of attention, no matter how rapidly or unconsciously given. Moreover, each act of attention has been followed by an act of volition, and each act of volition by a muscular action, which is composed of many minor actions; some so small that we can no more follow them than the player himself can perceive them; nevertheless, it may have been perfectly plain that the player was not attending to what he was doing, but was listening to conversation on some other subject, not to say joining in it himself.” (Life and habit, Jonathan Cape editions, 1910, chapter I, mis en ligne par le projet Gutenberg, in http://www.gutenberg.org/dirs/etext04/lfhb10h.htm)

Page 24: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 261

c’est la nécessité d’une dynamique psychologique. Il ne suffit pas à l’esprit de posséder la faculté d’attention et celle de la volonté, encore doit-il viser un but.

« C’est ainsi que l’habitude devient un progrès. D’où la nécessité de désirer le progrès pour garder à l’habitude son efficace. Dans toutes les reprises, c’est ce désir de progrès qui

donne sa vraie valeur à l’instant initial qui déclenche une habitude. » (p. 80)

Nous avons souligné dans la citation ci-dessus les éléments qui posent problème. Déjà, l’argument de Butler (la routine ne pouvant accueillir l’exceptionnel) avait mis en danger le modèle bachelardien et sa validité dynamique, car la définition de l’habitude selon Bachelard s’oppose à celle de l’instant en tant que véritable commencement. L’instant est l’élément exogène par excellence (rappelons-nous que l’habitude est exinscrite à l’être) qui propose, par nature, un événement qui outrepasse la répétition habituelle. C’est d’ailleurs pour cela qu’il retient l’attention.

Dans ces conditions, le modèle bachelardien peut être accusé de développer une logique paradoxale, celle qui consiste à construire une imitation de soi et qui suppose alors, non point une volonté de commencer, mais une volonté d’écarter tous les commencements incongrus avec la logique d’imitation. Bachelard croit voir un progrès dans ce qui fonctionne comme une téléologie : certes, il se défausse des accusations de finalisme en retenant que l’instant déclenche l’habitude, autrement dit que le commencement ouvre une logique de répétition.

VII) Le passage détourné par le mythe

A ce point du raisonnement, Bachelard évoque le mythe de l’éternel retour. Nous devons certainement y voir une intention parabolique de l’auteur. Dans ce passage important, Bachelard vient de poser des limites à ses modèles heuristiques : la limite de l’habitude qui risque à force d’encadrer la répétition de fonctionner comme un crible de perceptions et non pas comme une ouverture dynamique ; la limite de l’instant initial, du nouveau qui n’est plus perceptible s’il outrepasse les critères du « désir de progrès ». Nous avons l’impression que Bachelard met en application ce biais perceptif en provoquant dans l’habitude de lecture instaurée par ce livre, L’intuition de l’instant, un facteur d’innovation flagrant, le concept d’éternel retour, totalement en décalage, sinon en rupture avec le fil de la thèse et ses conclusions envisageables.

Page 25: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 262

Au-delà du choc de lecture, Bachelard camoufle par le biais d’une image finalement assez confuse la confusion qui règne toujours dans la discussion, et son incapacité à poser les conditions de la perception de l’avenir à compter d’instants divers. Désormais, jusqu’à la fin du livre, aucun argument rationnel ne viendra plus éclairer cette notion. Bachelard va glorifier l’idée de Roupnel en la qualifiant d’éternelle reprise :

« Elle représente la continuité du courage dans la discontinuité des tentatives, la continuité de l’idéal malgré la rupture des faits. » (p. 81)

Mais ces efforts de communication sont redondants et peu signifiants, d’autant qu’ils s’accompagnent, et c’est là peut-être la véritable innovation de ces dernières pages, d’autant qu’ils s’accompagnent d’un retour en grâce de Bergson.

« Toutes les fois que M. Bergson parle d’une continuité qui se prolonge (continuité de notre vie intérieure, continuité d’un mouvement volontaire) nous pouvons traduire en

disant qu’il s’agit d’une forme discontinue qui se reconstitue. » (p. 81)

Bergson a donc eu de bonnes intuitions, mais il a manqué de vocabulaire, d’où l’obligation faite à Bachelard de traduire, et donc de reconnaître. Le changement de ton opéré par Bachelard vis-à-vis de Bergson est assez spectaculaire, et nous aurions envie nous aussi de continuer la traduction, ce travail de correspondance entre des concepts formellement différents, en donnant à la durée bergsonienne le nom bachelardien d’habitude. Bachelard lui-même n’est pas loin de le penser lorsqu’il écrit :

« Si l’on voulait à tout prix construire une durée continue, ce serait toujours là une durée

subjective, et les instants-vie s’y réfèreraient aux séries homologues. » (p. 85)

Nous pouvons nous étonner, nous choquer peut-être d’un tel dénouement. Tout se passe en fin d’ouvrage comme si Bachelard avait atteint provisoirement sans doute l’acmé de sa réflexion sur le temps, comme si la fameuse Siloë de Roupnel, d’une puissance et d’une pénétration peu commune s’il faut en croire les premières pages enthousiastes de Bachelard, ne permettait plus une avancée quelconque.

Sans doute, Bachelard a-t-il présumé des forces critiques, et sous-estimé le travail de reconstruction à accomplir, une fois détruite la notion de durée

Page 26: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 263

bergsonienne. La réflexion sur la réalité du temps n’a pas pu réellement se développer, d’une part en raison du langage qui n’a pas été assez précis : durée, instant, habitude se sont davantage révélé des mots-valises, des concepts d’attente, que des critères objectifs ; d’autre part, parce que pour une fois, la pensée épistémologique, les apports novateurs de la science physique et de la théorie einsteinienne, bref l’apport externe d’un savoir rigoureux et scientifique, n’ont été d’aucun secours dans un domaine philosophique par excellence et ontologique par nature. La caution d’autorité ne peut provenir de la mathématique, pas plus qu’elle ne proviendra de la logique : l’intuition de l’instant met en jeu la personnalité profonde de l’homme, et s’il est une avancée de Bachelard en la matière, celle qu’il entend revendiquer, elle consiste en la négation de la continuité en tant que donnée immédiate de la conscience, et en sa redécouverte dans une forme discontinue et dynamique. Ce constat avait déjà été proclamé par Roupnel dans sa Siloë, p. 158 :

« Mais nous apercevons ainsi que cette durée n’est rien d’autre que l’expression d’un progrès dynamique. Et alors, nous qui avons tout ramené au dynamisme, nous dirons tout

simplement que la durée continue, si elle existe, est l’expression du progrès. » (p. 86)

Et il clôt la méditation de Bachelard.

Deuxième Partie : la discussion

I) le contexte historique

L’histoire des idées n’est pas un domaine abstrait, et il est important de resituer brièvement le contexte de ce début des années trente, afin de mieux appréhender les personnages qui ont été mis en présence dans la lecture suivie que nous venons d’accomplir.

Il est bon, en préliminaire, de rappeler que la question du temps est renouvelée grandement au début du XXe siècle du fait de l’irruption de la théorie de la relativité. D’Ernst Cassirer en 1920 (Zur Einsteinschen relativität theorie) à Bachelard lui-même en 1929 (La valeur inductive de la relativité), plusieurs observateurs commentent les conséquences de ce qu’ils perçoivent comme une révolution scientifique : ils l’envisagent dans sa nature épistémologique, afin de fonder sur cette nouvelle approche scientifique les assises d’une

Page 27: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 264

nouvelle philosophie de la connaissance310. En effet, la théorie de la relativité en permettant une autre conception de l’espace et du temps, rompant radicalement avec la physique newtonienne, remet en cause les théories kantiennes et néo-kantiennes.

C’est donc dans un climat de réfutation et de polémique que nos trois personnages entrent en scène.

Celui qui occupe la place la plus prestigieuse est bien sûr Henri Bergson (1859-1941), philosophe mondialement connu, prix Nobel de littérature en 1927. Âgé de 71 ans en 1930, et bien que très atteint physiquement, Bergson est alors au sommet de sa gloire. Seule ombre (légère) au tableau, dans la vie de cet intellectuel brillant au parcours prestigieux, une polémique avec Albert Einstein qui a tourné officiellement à son désavantage en 1922311. Malgré la parution d’un ouvrage consacré spécifiquement à ce sujet, Durée et Simultanéité. A propos de la théorie d’Einstein312, qui se voulait un pont entre science physique et philosophie, Bergson n’a pu obtenir l’assentiment du génial physicien sur ses idées.

Face à Bergson, nous retrouvons un duo plutôt improbable. D’un côté, Gaston Bachelard (1884-1962) qui après une période de formation pour le moins atypique313, vient tout juste d’obtenir à 46 ans son premier poste de professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Dijon. Bachelard vient de

310

Sur ce sujet particulier, nous renvoyons à l’article aussi précis que technique d’Hervé Barreau, rappelant notamment que

Bachelard expose en 1949, dans une contribution intitulée la dialectique philosophique des notions de la relativité, une vision synthétique ralliant l’empirisme de Bergson au rationalisme de Cassirer. « Ce qui importe pour Bachelard, c’est que la synthèse espace-temps soit a priori. […] Loin donc d’éviter une notion qu’Einstein jugeait inacceptable et Cassirer sans doute malheureuse, Bachelard entreprenait de la sauver, en montrant qu’elle pouvait rendre compte, si l’on savait la transposer, du trait de génie en quoi avait consisté l’invention même de la relativité. De ce « rationalisme nouveau », Bachelard prenait plaisir à faire ressortir l’ « aspect néo-kantien ». » (in Hervé Barreau, Les théories philosophiques de la connaissance face à la relativité d’Einstein, Communications, 1985, volume 41, p. 104). Le texte de la contribution de Bachelard est intégré au recueil L’engagement rationaliste, P. U. F., 1972. On y notera le fait que Bachelard reconnaît à Léon Brunschvicg, d’avoir le premier pressenti cet aspect du néo-kantisme au regard de la relativité. 311

Pour les détails des confrontations « historiques » lors de la venue d’Albert Einstein le 31 mars 1922 au Collège de France, et le

6 avril de la même année à la Sorbonne, pour une séance de la Société française de philosophie, on se référera à l’article de Daniel Parrochia, Einstein-Bergson : à chacun son temps…, in revue La recherche, hors-série n° 5, avril 2001, pp. 54-58. 312

Presses Universitaires de France, Paris pour la première édition. 313

Après avoir étudié les sciences, Bachelard engagé comme commis de l’administration des postes françaises, souhaitait devenir

ingénieur. La guerre de 1914-1918, dans laquelle il combat, interrompt définitivement ce projet de carrière, et à sa démobilisation, il trouve un poste d’enseignant au collège de Bar sur Aube dans lequel il exercera de 1920 à 1930. C’est là qu’il entreprend de nouvelles études universitaires : licence en 1920 et agrégation de philosophie en 1922, ce qui lui permettra de soutenir ses deux thèses en 1927 et d’obtenir un Doctorat d’Etat ès Lettres de la Sorbonne.

Page 28: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 265

publier en 1929 La valeur inductive de la relativité, son premier livre de philosophie des sciences314 dans lequel il répond à l’ouvrage d’Emile Meyerson, La déduction relativiste, paru en 1925. Meyerson voyait dans la théorie de la relativité la preuve de la validité des idées hégéliennes. Bachelard lui oppose alors un rationalisme bien plus mathématique, bien que teinté de métaphysique :

« En poussant ainsi la réalité jusqu’à ce que nous croyons être ses conséquences métaphysiques, on a l’impression que les conditions mathématiques qui lui servent de point de départ se multiplient et se prolongent en une ontologie d’autant plus cohérente qu’elle est d’essence mathématique. »

(Gaston Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Librairie philosophique Vrin, Paris., p. 211)

Au cours de ses études à la Sorbonne, sous la houlette de Léon Brunschvicg son directeur de thèse, Bachelard a rencontré la philosophie de Bergson puisque celle-ci est incontournable à l’époque, mais il n’a pas jusqu’ici dialogué avec elle315. La situation entre les deux philosophes est donc pour le moins inégale : en effet, Bachelard n’ayant pas encore livré ses grands travaux, il possède sur Bergson l’avantage indéniable de pouvoir considérer une œuvre philosophique accomplie, dont il peut alors creuser les imperfections et déjouer les inconvénients. Inversement, du fait de la faible notoriété de son adversaire, Bergson ne jugera pas utile de lui répondre316.

Le troisième acteur du drame est certainement le plus étonnant : Gaston Roupnel, (1871-1946). Bachelard a fait sa rencontre à Dijon, où il officie à la faculté des lettres en tant que titulaire de la chaire d’histoire régionale. L’homme possède plusieurs facettes : il est vigneron, journaliste, écrivain régionaliste (entre autres textes, son roman Nono, Vigneron de la Côte, manqua d’une voix le prix Goncourt 1910), très amoureux de sa région et de ses 314

Les deux premiers (Essai sur la connaissance approchée, 1928, et Etude sur l’évolution d’un problème de physique : la

propagation thermique dans les solides, 1928) n’étaient que les publications de ses thèses, la principale soutenue avec Abel Rey (dont Bachelard occupera le fauteuil à l’académie des sciences morales et politiques en 1955) et la complémentaire soutenue avec Léon Brunschvicg. 315

Dans le livre qu’elle consacre à la confrontation à distance de ces deux penseurs, Marie Cariou note que dans plusieurs

ouvrages, dont l’Essai sur la connaissance approchée, Bachelard utilise avec profit les idées de Bergson, mais «… il ne cite pas Bergson que pourtant il répète et à maintes reprises, à peu près textuellement. » (Marie Cariou, Bergson et Bachelard, Presses Universitaires de France, 1995, p. 23) 316

Marie Cariou note qu’il s’agit d’un trait de caractère de ce grand philosophe : « … vis-à-vis de ses interlocuteurs, dès lors qu’il

jugeait qu’on allait s’enliser dans un malentendu, quoi de plus conforme à la dignité et à la courtoisie que de se retirer dans le silence ? » (Marie Cariou, ouvrage cité, p. 89)

Page 29: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 266

traditions. De treize ans l’ainé de Bachelard, il fait l’éducation terrienne de son jeune collègue, en l’entraînant dans de longues promenades dans les vignes alentours, dont il connaît chaque cépage et chaque paysan.

Comment ces trois penseurs vont-ils se confronter sur le terrain de la perception du temps, et surtout, pourquoi, car à l’origine de tout livre, il y a un mobile, plus ou moins conscient, plus ou moins polymorphe.

II) le mobile de l’épistémologie moderne

Si nous connaissons mieux le contexte du débat, nous n’en saisissons toujours pas l’origine. Il paraît difficile de trouver dans Gaston Roupnel, ce ruraliste érudit certes mais dénué de culture philosophique, l’homme capable de tenir tête à l’immense Bergson sur la question du temps, et certains auteurs pensent que Bachelard a poussé son ami à publier la Siloë317. Du point de vue chronologique, ce pourrait être possible, puisque Bachelard devient chargé de cours à la Faculté de Dijon, une fois qu’il a obtenu son agrégation de philosophie, et qu’il aurait pu y côtoyer Roupnel dès la fin de 1926. Cet élément historique mériterait d’être approfondi. Quoi qu’il en soit, du point de vue de l’opportunité, le moment était idéal : la rencontre ratée avec Einstein avait fait grand bruit, et l’on peut supposer sans risque d’erreur que Bachelard a eu vent de la rumeur persistante alors, selon laquelle Bergson318, frappé par les arguments d’Einstein, avait interdit la réédition de Durée et simultanéité. Dans un tel contexte, Siloè apportait une nouvelle perspective à ce chantier philosophique en cours de restructuration profonde.

Mais si Bachelard avait réellement motivé Roupnel, on ne peut comprendre pourquoi en 1929, au lieu de répondre au seul Meyerson, un épigone de Bergson, il n’aurait pas directement attaqué le maître et sa théorie de la durée ? Selon nous, ce décalage était obligatoire en considération du projet complexe de Bachelard de poser tout d’abord la « vérité scientifique » avant de rectifier les erreurs de conception philosophique. Il importe à Bachelard de rayer le

317 Il s’agit de Claudie Duhamel-Amado et Guy Lobrichon (dir), in Georges Duby. L’écriture de l’histoire, éditions De Boeck,

Bruxelles, 1996, p. 44.

318 Marie Cariou qualifie cette information de « légende à peu près aussi fantaisiste que celle d’un baptême catholique de

Bergson » (Bergson et Bachelard, op. cité, p. 81)

Page 30: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 267

nom de Bergson des tablettes de la recherche scientifique et de renvoyer ses approches épistémologiques dans un passé désormais inutile et clos.

En effet, Bergson ne peut être que suspect aux yeux de Bachelard lorsqu’il cautionne envers et contre tout le primat des données de la conscience : contre la science physique, Bergson tente le dialogue, autrement dit pour Bachelard, un déni de scientificité au nom d’une regrettable opinion humaine et parcellaire. L’anthropocentrisme ne peut être pour Bachelard qu’une illusion de plus, qu’un obstacle bien moins épistémologique que culturel, que logique même si l’on donne à ce système non pas la valeur mathématique qui devrait le définir, mais la valeur discursive de la raison humaine lorsqu’elle croit avoir raison. Sur ce point, il y a une époque de la pensée bachelardienne du temps, et elle provient sûrement de la séance exceptionnelle du mois d’avril 1922, lorsque Bergson, sous le prétexte d’une question annexe, propose à Einstein sa définition de la durée.

Pour Marie Cariou, on ne peut considérer sur un même plan les conceptions métaphysiques de Bergson et celles physiques d’Einstein : les deux théories sont incommensurables, voire étrangères par nature.

“Il s’était seulement attaché à construire un dialogue entre le temps de la physique et celui de la psychologie pour tenter de réconcilier les paradoxes de la relativité avec les données spontanées du sens commun. Einstein semble d’ailleurs l’avoir fort bien admis. En avril 1922, il répond à Bergson : « la question se pose donc ainsi : le temps du philosophe est-il le même que celui du physicien ? » On ne saurait mieux dire. C’est très exactement ainsi que la question se pose. Et l’on se demande pourquoi les commentateurs s’acharnent à la poser autrement ; en particulier à invoquer l’incompréhension réciproque des deux interlocuteurs, sinon parce que ce sont eux qui, en fait, ne comprennent ni Einstein, ni Bergson. On ne peut pas plus se servir de la théorie de la relativité pour réfuter la métaphysique bergsonienne de la durée que se servir de la métaphysique de la durée pour réfuter la théorie einsteinienne de la relativité. Bergson n’a jamais prétendu réfuter Einstein sur le terrain de la Physique. Il a seulement voulu établir qu’on ne saurait tirer d’aucune science, fût-elle la plus révolutionnaire, la moindre conclusion « réaliste » et qu’il serait dangereux de confondre deux formes différentes de simultanéité. Fidèle à sa méthode comme à ses convictions, il entend bien montrer que la théorie de la relativité est un formalisme mathématique et que le temps dont elle parle n’est pas celui de l’expérience vécue. »

(Marie Cariou, Bergson et Bachelard, Presses Universitaires de France, 1995, pp. 81-82, c’est nous qui soulignons)

Page 31: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 268

Mais pourquoi Bachelard, dont on peut admettre qu’il possède et la culture philosophique et la culture scientifique nécessaires, ne fait-il pas l’effort de jugement adéquat, et pourquoi veut-il absolument détruire la conception de Bergson ? N’y-a-t-il pas ici un non-dit de la volonté philosophique, un sens caché de sa recherche ? Car celui qui fonde sur la psychanalyse le modèle heuristique du dévoilement de la science et de son apurement, procède aisément d’un aveuglement certain de ses propres intentions et processus cognitifs.

L’origine du courroux ne serait donc pas seulement historique ; elle toucherait aussi à un crime de lèse-science en quelque sorte, car Bergson a voulu s’aventurer dans le domaine de l’épistémologie, au grand scandale de Bachelard. Ou plus exactement, la critique épistémologique est l’angle d’attaque idéal pour Bachelard, car il y est légitime. D’où son obsession, parfois gênante tant elle est systématique, de réduire à néant les tentatives de Bergson dans sa réflexion scientifique (cf. L’intuition de l’instant et ses pages de travaux dirigés sur le thème : pourquoi Bergson n’a pas compris Einstein, notamment sur le point précis de la simultanéité) : le philosophe de l’évolution créatrice n’aurait pas compris le changement de paradigme opéré par la révolution einsteinienne.

« Il y a plus. Au lieu d’interpréter la théorie d’Einstein comme un « renversement du dogmatisme mécanique », il la situe dans son prolongement. Une mécanique élargie, complétée, corrigée, n’en reste pas moins une mécanique. Entre Newton et Einstein la différence n’est que de degré, mais pas de nature. C’est le grand point de divergence entre l’interprétation bergsonienne et l’interprétation bachelardienne de la relativité. »

(Marie Cariou, Bergson et Bachelard, p. 82)

Cette critique philosophique n’est pas, nous l’avons vu, l’objet exact de L’intuition de l’instant, qui entend prendre en contre la thèse bergsonienne du temps perçu et vécu comme une durée continue. Mais elle en est la vague de fond, qui fonctionne à la manière d’un ressentiment, ou d’une jalousie. Nous sortons de l’ordre du rationnel pour entrer dans une approche personnalisée. L’angle du rationnel eut été, en effet, de dépasser si cela était possible le bergsonisme, mais au moyen d’arguments imparables. L’angle du rationnel eut été également de dépasser Bergson en énonçant une philosophie non-bergsonienne du temps, c’est-à-dire non pas un simple nihilisme, non pas une

Page 32: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 269

seule proposition de remplacement, mais une ouverture de la problématique à plusieurs pistes de réflexion.

Or, ce projet n’a pas vu le jour : nous avons vu, lors de notre lecture suivie, que l’abandon des thèses de Bergson, message unique et tonitruant de la première partie, se diluait ensuite dans une conception beaucoup plus syncrétique, voire consensuelle, de la notion de durée bergsonienne, reprise dans sa forme d’habitude roupnelienne. Il n’a pas été donné, par défaut de volonté ou par manque de concept, à Bachelard de pouvoir achever son programme initial de déconstruction de la notion de durée.

Dans l’histoire des rapports ambigus reliant les deux penseurs, l’ouvrage de Bachelard est celui qui est certainement le plus directement offensif. S’agissait-il d’une simple question de générations comme le laisse entendre Marie Cariou, ou plus profondément d’une approche conflictuelle de Bergson par Bachelard, d’une mise à mort du maître par celui qui entend le devenir à sa place ?

Avant d’étudier l’élément déterminant de la confrontation, il s’agit de préciser la nature exacte d’un tel ouvrage que Michel Fabre analyse fort justement comme un récit de lecture. Bachelard expose une conception originale du temps en un essai fort particulier :

« Parce que Bachelard nous y livre une expérience de lecture qui constitue un exemple d'apprentissage puisqu'on voit le philosophe aux prises avec une conception paradoxale du temps (le temps discontinu d'Einstein) remettre en question ses propres représentations de la durée bergsonienne pour se convertir peu à peu au temps relativiste, au temps discontinu. Bachelard nous livre une méditation écrite à la première personne à l’instar des Confessions d’Augustin ou des Méditations de Descartes. »

(Michel Fabre, Les philosophes ont-ils quelque chose à dire sur l’apprentissage ? Essai sur « L’intuition de l'instant » de Bachelard, in Recherches en éducation, Volume 4, 2007, Publication du C.R.E.N. de Nantes, pp. 77 à 84, en ligne : http://recherches-en-education.net/IMG/pdf/REE-no4.pdf)

Cependant, à côté de cette vision originale du livre de Bachelard, Michel Fabre pratique une lecture tout à fait orthodoxe de l’intuition de l’instant en ce sens que pour lui, Bachelard est un bergsonien convaincu, testant de manière

Page 33: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 270

expérimentale et quasi scientifique une thèse contraire à celle de la durée. Or, ayant éprouvé la théorie de la relativité et ayant constaté qu’elle mettait à mal la conception de Bergson, Bachelard conclurait logiquement à la validité de la conception roupnelienne. On peut s’étonner d’une telle lecture de l’œuvre, qui efface les problématiques ouvertes et non résolues par Bachelard, qui ignore le constat d’échec reconnu dans la deuxième partie du livre, à savoir l’impossibilité d’échapper à la durée en tant que construction psychologique d’un temps perçu, et la construction homologique de l’habitude sur des arguments bien moins philosophiques que démonstratifs. Une telle lecture présente le désavantage patent d’oublier un autre point crucial de l’histoire des idées, le fait qu’en 1936 Bachelard va reprendre de fond en comble son sujet pour partir sur une construction tout à fait différente. En effet dans la Dialectique de la Durée, Bachelard annonce clairement qu’il ne peut se contenter de l’aventure intellectuelle tentée dans L’intuition de l’instant :

« Du passé historique, nous enseigne encore M. Gaston Roupnel, qu'est ce qui demeure, qu'est ce qui dure ? Cela seul qui a des raisons de recommencer. Ainsi, à côté de la durée par les choses, il y a la durée par la raison, Il en va toujours de même: toute durée véritable est essentiellement polymorphe ; l'action réelle du temps réclame la richesse des coïncidences, la syntonie des efforts rythmiques. Nous ne serons des êtres fortement constitués, vivant dans un repos bien assuré, que si nous savons vivre sur notre propre rythme, en retrouvant, à notre gré, à la moindre fatigue, au moindre désespoir, l'impulsion de nos origines. C'est ce qu'illustre le beau mythe de Siloë qui nous enseigne la restitution courageuse, volontaire, raisonnée, de notre âme d'autrefois. Nous avons étudié ce mythe dans un livre spécial (1). Nous n'y reviendrons donc plus; mais il a si vivement marqué notre pensée que nous devions le rappeler au seuil de ce nouveau travail. »

(Gaston Bachelard, la dialectique de la durée, Presses Universitaires de France, 1950, introduction ; c’est nous qui soulignons ; NB, le (1) renvoie bien entendu à L’intuition de l’instant)

Nous avons souligné dans ce paragraphe essentiel certains mots, parce qu’ils expriment clairement le fait que, contrairement à la vulgate, Bachelard n’a pas exposé une philosophie du temps, mais au moins deux, et qu’elles ne sont pas obligatoirement liées entre elles. Bachelard étudie un même thème, mais il le

Page 34: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 271

fait dans une nouvelle optique, comme « un nouveau travail ». Hormis dans cette introduction, il ne compte plus revenir sur le mythe de Siloë. Autre changement radical, Bachelard ne vise plus Bergson, il ne construit pas contre Bergson, mais il en accepte au contraire les leçons : au-delà de la phrase célèbre que l’on trouve dans La dialectique de la durée « Du Bergsonisme, nous acceptons presque tout, sauf la continuité » et qui est comprise comme une dénonciation de la durée bergsonienne, les grands travaux ultérieurs attestent d’un retour à l’intuition bergsonienne, ne serait-ce que pour traduire les modes de penser des pré-scientifiques319. Il y a donc hélas, et le choix de notre étude diachronique était dicté par le souci d’y échapper, une relecture fonctionnelle de l’œuvre de Bachelard, une relecture qui reproduit et se reproduit dans ses préjugés, une relecture de L’intuition de l’instant au-delà de son message, une relecture qui soumet ce livre particulier (et particulariste) dans la droite ligne de l’œuvre postérieure tout entière. Ce reformatage de la pensée dans le moule de l’idéologie universitaire ou savante n’est pas exceptionnel, et il tiendrait presque à la qualité intrinsèque des ouvrages de philosophie. Sans doute, est-il difficile de porter un regard neuf sur de tels livres, parce que plus que tout autre ouvrage littéraire, ils impressionnent dès l’abord par la nécessaire complexité de leur style, parce que plus que tout autre ouvrage littéraire, ils sont enchâssés solidement dans un entrelacs d’interprétations. Mais cette difficulté tient parfois à la duplicité de l’auteur lui-même, qu’elle soit consciente ou non. Dans son introduction à La dialectique de la durée, Bachelard a fait un résumé lapidaire de L’intuition de l’instant, et s’il rappelle ce titre, c’est plus pour le mythe qu’il a étudié et qui a marqué sa pensée, que pour en faire le

319 Cf notamment le passage suivant : « On pourrait presque dire que l’expérience alchimiste se développe dans une durée

bergsonienne, dans une durée biologique et psychologique. (…) Il faut à chaque être pour qu’il croisse, pour qu’il produise, son juste temps, sa durée concrète, sa durée individuelle. Dès lors, quand on peut accuser le temps qui languit, la vague ambiance qui manque à mûrir, la molle poussée intime qui paresse, on a tout ce qu’il faut pour expliquer, par l’interne, les accidents de l’expérience. » (Gaston Bachelard, la formation de l’esprit scientifique, p. 49, cité in Dominique Lecourt, L’épistémologie historique de Gaston Bachelard, librairie Vrin, 2002, p. 60, c’est nous qui soulignons)

Page 35: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 272

point de départ de son nouveau travail. Tout en ne reniant pas son ouvrage, Bachelard ne l’insère pas réellement dans la problématique de l’ontologie du repos à laquelle est dédiée La dialectique, comme s’il reconnaissait tacitement l’impasse à laquelle il était arrivé en 1932. D’ailleurs, La dialectique ne semble pas le satisfaire davantage et en-dehors de ces deux ouvrages singuliers, il abandonnera après 1936 la voie de la métaphysique pour les chemins plus sinueux et irréguliers de la rêverie, qui conviennent mieux à son esprit libre. Il nous faut donc compter avec la personnalité de Gaston Bachelard et entrevoir derrière L’intuition de l’instant une œuvre de circonstance, qui répond à une logique immédiate de changement d’époque.

III) la piste philosophique : la succession de génération Les commentateurs de 1932 ont réagi de manière neutre au texte de Bachelard, d’une part, parce qu’il défendait une position marginale par rapport aux débats institutionnels de la philosophie, d’autre part, parce qu’il avançait des arguments en demi-teinte davantage soutenus par l’enthousiasme que par la raison. On a pu voir dans cette polémique qui n’a pas eu lieu une expression parmi tant d’autres de la fracture idéologique représentée par Bergson et Bachelard. Alain Badiou rappelle que cette opposition est le fil rouge d’une modernité philosophique française.

« Le rapport entre corps et idée, entre vie et concept va organiser le devenir de la philosophie française et ce conflit est présent dès le début du siècle avec Bergson d’un côté et Brunschvicg de l’autre. Nous pouvons donc dire que la philosophie française va constituer peu à peu une sorte de champ de bataille autour de la question du sujet. »

(Panorama de la philosophie française contemporaine, conférence à la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, 1er juin 2004, in http://multitudes.samizdat.net/Panorama-de-la-philosophie)

La question du sujet, la question du cogito, la critique de Descartes pourraient judicieusement, toujours selon Badiou, réduire la philosophie française de la deuxième moitié du vingtième siècle « en une immense discussion sur Descartes ».

Page 36: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 273

L’attaque du cartésianisme dont nous avons déjà démontré la virulence par ailleurs320 s’explique par une conception bachelardienne de la conscience comme discontinuité. Ce qui reproduit d’une certaine manière (mais dans un sens plus logique entre guillemets, c’est-à-dire plus respectueux des rapports et de la hiérarchie monde-homme) l’anthropomorphisme initial de la science newtonienne qui définissait une universalité de la physique à compter de la planète terre. Pour une conscience universelle, le monde est rationnellement étendu et circonscrit.

Cette vision infinie explose en fragments d’incertitudes sous les coups de boutoir de la révolution einsteinienne. A compter d’une telle remise en cause des conceptions du réel, la stratégie de Bachelard fonctionne de manière biaise en établissant à travers la polémique contre Bergson, la thèse de la discontinuité de la conscience. En effet, le lien entre science et perception n’est pas pour l’auteur une simple relation intellectuelle, mais une constante nouvelle de la modernité.

Mais comment, Bachelard, tout nouvel enseignant de philosophie, dans une faculté de province, pourrait-il tenir un tel discours ? Comment pourrait-il rendre compte d’une innovation aussi importante à compter « de l’endroit d’où il parle », pour reprendre l’expression si juste en l’espèce de Michel Foucault, l’un de ses futurs disciples ? Dans les années trente au moins, on ne pourra que reconnaître la réalité institutionnelle d’une scène philosophique321 très hiérarchisée, très formalisée, à la production inventoriée et normée qui suit des procédures de validation et de cooptation : or, sur ladite scène, Bachelard ne tient pas, comme à son habitude, le premier rôle. Il lui faut donc élaborer une méthode d’évitement : pour échapper à l’emprise puissante du vieux maître, Bachelard feint de cautionner l’œuvre de Roupnel en la décortiquant et en l’analysant dans toutes ses conséquences. Mais, ce faisant, il mêle aux théories de Roupnel sa conception personnelle de l’être.

320

Nous renvoyons ici à un article, Bachelard et Descartes, le cogito à l’épreuve de la psychanalyse, qui sera prochainement publié

dans Les cahiers de l’Université de Kairouan. 321

Nous recommandons sur ce thème de la coterie intellectuelle et de la mise en place des clans, la lecture de Jean-Paul Aron, Les

modernes, éditions Gallimard, 1986. On y trouve un portrait éblouissant, et souvent glaçant, des grands intellectuels parisiens dans leurs œuvres.

Page 37: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 274

D’une méditation sur le temps, il est un passage obligé que de revenir à la notion de conscience et à celle du langage (encore que cette question soit relativement éludée par Bachelard, qui ne veut pas troubler l’opinion de son lecteur par une trop grande multiplicité d’objets), mais cet écart permis par la relecture, cette distance établie par le travail d’interprétation entre Roupnel et Bachelard, ne sont pas innocents et servent au contraire les intérêts du second pour justement extraire de Siloé et sa conception du temps la vision de Bachelard.

Pour le dire en un mot, ce qui intéresse fondamentalement Bachelard, ce n’est pas l’instant, mais bel et bien la question de l’intuition, la question de la préhension du réel par l’esprit, la question de la nature de la conscience. On peut s’étonner du détour, sachant que Bachelard n’est pas un philosophe pusillanime et qu’il n’est pas homme à fuir la controverse. On le comprendra mieux si l’on saisit l’enjeu profond de Bachelard, revenir par le biais de la méditation sur le temps dans une recherche métaphysique, à l’opposé des travaux scientifiques qui ont constitué son itinéraire jusqu’ici. Bachelard revient sur la scène originelle de l’ontologie, scène particulièrement achalandée en penseurs de haute renommée, et il sait, en tant que philosophe professionnel, qu’on pourra lui opposer ici des arguments ex cathedra autrement plus pointus que ceux qui lui avaient été mollement opposés lors de ses premiers travaux d’épistémologie.

En effet, l’école métaphysique française, encore bergsonienne, se souvenant de Ravaisson, recevant de Husserl des éléments importants de phénoménologie, n’est pas un champ ouvert et fertile, comme le fut le terrain en friches de l’épistémologie et de l’histoire des sciences. Bachelard ici ne peut s’imposer en maître ; peut-il seulement présenter ses idées, en étant catalogué comme spécialiste du rationnel scientifique ? Le pré-texte de Roupnel fournit deux alibis : il permet au nom d’une autre pensée de liquider ce qu’a de pénible et de contraint l’héritage de Bergson dans la pensée de Bachelard ; il permet aussi, toujours sous le couvert d’une autre pensée, de proposer une conception innovante de Bachelard, à propos de laquelle il craint des critiques acerbes.

Page 38: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 275

La question de la querelle des modernes et des anciens n’est pas le seul élément qui incite Bachelard à présenter ses idées novatrices sous couvert d’une lecture de Roupnel. Il ne peut ignorer l’importance symbolique de ce livre qui reproduit également le schéma de l’antique césure du monde intellectuel français, l’opposition entre la Capitale et les provinces, Paris et le monde rural. Sur ce point, la personnalité de Roupnel est encore plus extrême.

« Tôt reconnu et acclamé par la critique, par les professionnels et par ses lecteurs et auditeurs, sa carrière a souffert de la négligence et de l’incompréhension des politiques de promotions au sein de la profession. Bien que l’intervention des universitaires dans les débats d’intérêt général, lors de conférences ou des lectures publiques, soit une tradition universitaire, le style et les manières de Roupnel étaient perçus comme trop rustiques par des institutions professionnelles restées très parisiennes. Ses talents, hétérogènes et manquant de préciosité, ne pouvaient satisfaire les goûts parisiens de l’époque. »

(Philip Whalen, La mise en lumière des travaux de Gaston Roupnel (1871-1946). en vue de la « Préface » inédite de l’Histoire de la campagne, in Ruralia. Revue de l’association des ruralistes français, 2001-08, http://ruralia.revues.org/document217.html)

Et parce qu’elle est extrême, Bachelard peut parfaitement la défendre sans trop

risquer de perdre dans la bataille un peu du crédit institutionnel qu’il tente

d’acquérir. L’intuition de l’instant permet donc à son auteur une incursion libre

dans le monde fermé de la métaphysique et d’y agresser Bergson, sans pour

autant se présenter en tant que prétendant à sa succession. L’ouvrage tient en

effet de la méditation davantage que de la thèse, et davantage de la psychologie

descriptive que la réflexion épistémologique. Il est certain que la

problématique du temps importe moins à Bachelard que celle de la

conscience : ce qui explique pourquoi l’on passe insensiblement de la question

physique (le fameux temps des philosophes étant déclaré inexistant à la suite

d’Einstein) à celle de l’éternel retour.

Ceci étant, cette relative liberté d’action se paiera d’une douloureuse crise de

conscience. Bachelard ne parvient pas à dépasser l’horizon de la pensée

bergsonienne. Pire, deux difficultés majeures apparaissent dans L’intuition de

Page 39: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 276

l’instant, difficultés322 que Bachelard ne pourra pas surmonter, la question de la

mémoire, et celle du passé.

IV) Bachelard face au problème de la mémoire

Nous rappellerons tout d’abord que la question de la mémoire a été curieusement résolue : en effet, à la page 71 de L’intuition de l’instant, Bachelard est parvenu à la conclusion que, puisque l’instant disparaît et qu’il n’en reste qu’une image, l’homme est donc un reflet de reflet323. Mais quel est ce lieu où le souvenir se conserve ? Et s’il s’agit de la conscience, comment échapper à la notion de durée bergsonienne, car la conscience d’un soi qui se prolonge est certainement l’autre nom de la durée.

En fait, Bachelard confie bien à la conscience le reliquat du passé, mais il ne conçoit pas l’activité de la conscience comme un travail de stockage d’informations, mais plutôt comme un travail d’élaboration du sens du passé324. La conscience est un résultat de la construction de l’individu par la conscience. Outre l’aspect syllogistique d’une telle conception tautologique de l’homme - on est parce que l’on établit une impression de l’être -, cette idée de l’homme efface complètement la théorie de l’inconscient. Ou plus exactement, l’inconscient n’y participera jamais, car les fragments de l’individu qu’il aurait pu collecter, ne sont pas accessibles à la conscience, notamment toute l’époque de l’infans, de la période pré-langagière de l’homme.

« Si un homme peut tout ignorer de son ontogenèse dans l’acception biologique du terme, et s’en porter tout aussi bien, il ne peut faire l’économie d’un savoir sur son « ontogenèse », c’est-à-dire sur l’ensemble des désirs qui font qu’un œuf a pu être fécondé et de leurs conséquences tout au long du devenir de cet œuf. […] C’est une nécessité pour son fonctionnement de se poser et de s’ancrer dans une histoire qui substitue à un temps

322 On peut se demander pourquoi il les a affrontées en l’absence de réponse satisfaisante a priori : ce n’est pas une démarche

courante dans le cadre d’un ouvrage de philosophie que de réfléchir simultanément à la rédaction, et que de proposer une opinion en l’état d’achèvement. Dans le débat avec Bergson, Bachelard a perdu au fil des pages l’agressivité qui avait initialement électrisé le livre, comme si lui-même avait renoncé à l’objet exact de sa thèse.

323 Cf. p. 71 « La vie porte alors notre image de miroirs en miroirs ; nous sommes ainsi des reflets de reflets et notre courage est

fait du souvenir de notre décision. » 324

Cf. p. 73 « …, c’est à notre conscience que revient la charge de tendre sur le canevas des instants une trame suffisamment

régulière pour donner en même temps l’impression de la continuité de l’être et de la rapidité du devenir. »

Page 40: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 277

vécu-perdu la version que le sujet s’en donne, grâce à sa reconstitution des œuvres qui l’ont fait être, rendant compte de son présent et rendant pensable et investissable un éventuel futur. »

(Piera Aulagier, L’apprenti historien et le maître sorcier. Du discours identifiant au discours délirant, Presses Universitaires de France, 1984, p. 9)

Tout le discours psychanalytique est donc contre l’intuition bachelardienne d’une mort de l’instant, car en dehors du temps reconstruit par la conscience, aidée en cela par l’apport de l’inconscient, un être humain ne peut se former. Si la conscience bachelardienne produit une impression du temps et de l’identité, elle ouvre une brèche dans le sentiment du même325.

Le même peut se comprendre de deux façons au moins, nous dit Marc-Alain Ouaknin, selon que l’on considère la mêmeté, c’est-à-dire la permanence dans le temps d’un être stable, reconnaissable extérieurement à des critères fixes et intérieurement à un sentiment d’identité personnelle, ou que l’on considère l’ipséité :

« L’identité-ipséité est une identité dynamique, qui cherche, sans lien, à se lier à l’inconnu. Vivre ainsi, c’est alors affirmer la différence, maintenir la contradiction, laisser libre la dimension de l’étrange et de l’ailleurs. C’est affirmer que l’autre ne revient pas toujours au même. Il y a surgissement du nouveau et de l’étrangeté. L’étrangeté déçoit le même, le surprend. »

(Marc-Alain Ouaknin, Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, Le Seuil, 2008, p. 127)

325 Constatons que Bachelard admettra après-coup la faiblesse inhérente à sa propre conception. A trop vouloir briser la notion de

continuité, il a fait de l’identité une impression a posteriori et non pas un élément de permanence de la conscience. Ce défaut de conception provient vraisemblablement d’une absence de différenciation au sein du concept de temps. Bachelard l’a abordé, sous l’angle de la durée, et donc sous celui de la psychologie de la perception. Or, comme il l’expliquera dans La dialectique de la durée, il n’y a pas de perception univoque du temps, mais une approche relative qui évolue entre trois grands axes de perception selon que l’on considère le temps existentiel, celui dans lequel on vit, le temps conscientiel, celui que l’on ressent, et enfin le temps idéel, celui que l’on structure. Nous noterons que cette trilogie est très proche de la pensée de Paul Ricoeur telle qu’exprimée dans Temps et récit, trois tomes parus au Seuil, de 1983 à 1985, dans lesquels le philosophe distingue entre le temps conceptualisé que l’on pense, le temps éprouvé dont on est conscient, et le temps vécu que l’on vit.

Page 41: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 278

On le voit aucune de ces notions ne s’applique parfaitement à la conception bachelardienne de la conscience en tant qu’impression. Soit il s’agit d’un idem-tité (d’une identité qui renvoie à la mêmeté) et Bachelard la disqualifie parce qu’elle se fonde sur la permanence et la continuité de l’être. Soit il s’agit d’une ipséité, mais celle-ci ne vaudrait que pour l’instant, c’est-à-dire que pour ce processus d’apparition et de disparition de la conscience du temps réel, et dans ce cas, elle ne pourrait reproduire « l’impression d’une continuité de l’être » puisqu’elle joue constamment avec les limites de cette continuité, puisqu’elle en sape toujours les fondements établis. Pour Ouaknin, si l’on parle d’habitude comme le fait Bachelard, il faut se référer alors à l’idem-tité, à la mêmeté :

« L’homme contracte des habitudes. D’abord innovation, puis sédimentation, qui devient une seconde nature. Cette sédimentation confère au caractère une permanence dans le temps. Chaque habitude devient une disposition durable, un trait de caractère, à partir duquel s’opère une réidentification comme même. »

(Marc-Alain Ouaknin, Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, Le Seuil, 2008, p. 125)

Ce qui explique le mot fameux de Nietzsche : l’homme est le seul animal qui peut promettre326. Car promettre, c’est littéralement mettre devant soi, et croire par conséquent qu’il existe un lieu à-venir dans lequel poser sa propre identité. Cela suppose bien entendu une réduction de la liberté individuelle et un confinement, sinon une domestication, des instincts naturels de l’homme.

Le projet de Bachelard en comparaison se veut beaucoup plus libéral, ne serait-ce que dans la valeur hautement sensualiste de la perception de l’instant, qui s’oppose à la rationalisation (c’est-à-dire la généralisation des affects et leur normalisation) imposée par la durée bergsonienne.

326

Cf. notamment "La tâche d'élever un animal qui puisse promettre, suppose, comme nous l'avons déjà compris, qu'une autre

tâche a été accomplie au préalable, celle de rendre l'homme jusqu'à un certain point uniforme, égal parmi les égaux, régulier, et par conséquent calculable. " in Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale, T. II, 2, éditions Gallimard, 1981, p. 95

Page 42: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 279

« Pour M. Bergson, la vraie réalité du temps, c’est sa durée ; l’instant n’est qu’une abstraction, sans aucune réalité. Il est imposé de l’extérieur par l’intelligence qui ne comprend le devenir qu’en repérant des états immobiles. Nous représenterions donc assez bien le temps bergsonien par une droite noire, où nous aurions placé, pour symboliser l’instant comme un néant, comme un vide fictif, un point blanc. »

(Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, p. 25)

On retrouve dans la critique d’un Bergson sec et ignorant de la plénitude affective de l’instant quelques échos de la tradition anti-rationaliste, prônant la valeur de l’instinct contre celle de la raison, et que l’on retrouve par exemple sous la plume d’un Hyppolite Taine attaquant la culture des Lumières pour sa réduction de l’homme à une simple abstraction :

« Dans ce monde abstrait et artificiel, n’existent ni l’individu, cet organisme complexe de caractères superposés et de particularités emmêlées et enchevêtrées, l’individu réel dans toute la complexité des contextes qui sont les siens, ni le temps et l’espace, la nature et l’histoire. »

(Zeev Sternhell, Les anti-lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, Editions Gallimard, 2010, p. 144)

Bachelard s’inscrit par défaut dans une telle tradition, car sa critique vise moins les valeurs universelles et humanistes des Lumières, que la logique euclidienne qu’elles emploient à travers une conception newtonienne du temps, de l’espace et de l’individu. Nous l’avons vu, c’est parce qu’il croit à la valeur atomiciste du réel que Bachelard trouve dans la durée bergsonienne un tel manque de nuances et de concret. C’est pour cela qu’il imagine une identité née de l’impression sans cesse reproduite de cette identité idéelle, en une sorte de création d’histoire du sujet, une narration de l’ego et non pas comme Bergson le disait, un je qui se prolonge.

Or, peut-on parler dans ce cas d’une mémoire, au sens courant du terme ? Pour Paul Ricoeur, s’il y a conscience, il y a narration et donc invention de l’instant, et non pas éblouissement de sa réception. Le modèle parfait d’une telle identité narrée est la psychanalyse :

Page 43: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 280

« La psychanalyse constitue un laboratoire particulièrement instructif pour une enquête proprement philosophique sur la notion d’identité narrative. On y voit en effet comment l’histoire d’une vie se constitue par une suite de rectifications appliquées à des récits préalables, de la même façon que l’histoire d’un peuple, d’une collectivité, d’une institution procède à la suite des corrections que chaque nouvel historien apporte aux descriptions et aux explications que ses prédécesseurs et, de proche en proche, aux légendes qui ont précédé ce travail proprement historiographique. Il en va de même du travail de correction de la perlaboration analytique (Durcharbeitung) : un sujet se reconnaît dans l’histoire qu’il se raconte à lui-même sur lui-même. »

(Paul Ricoeur, Temps et récit. Tome III : Le temps raconté, Editions du Seuil, 1985, p. 444)

Bachelard pourrait souscrire à une telle thèse de l’identité narrative, mais ce serait au prix de l’annulation de la richesse totale des instants, de leur perception unique et transformatrice : l’instant créateur, l’instant du mal, l’instant du souvenir de l’être défunt ne sont pas des palimpsestes que la conscience rectifierait en continu dans sa construction de la continuité de l’individu. Dans ces conditions, le rapport de l’être au temps, la tentative d’ontologie avancée par Bachelard dans L’Intuition de l’instant retombe dans cette problématique constante de l’indécision entre deux identités de l’individu : l’instant est-il unique et total – et donc évocateur d’un moi discontinu -, ou bien relié à d’autres instants par le phénomène de l’accumulation mémorielle – et donc non pas mort pour toujours, mais momentanément éteint, mis de côté, pour une prochaine réutilisation : ce qui, nous le voyons, ne peut pas renvoyer à une même conception de l’individu vivant. Puisqu’il y a deux valeurs de l’instant, il y a au moins deux valeurs de la mémoire et donc deux identités. Inévitablement, il ne peut plus être question qu’ils aient le même passé, voire qu’ils aient un passé autre que narré.

Ainsi, et de manière paradoxale, au nom d’une approche moderne du monde physique, Bachelard ferme le monde perceptif, et l‘histoire du sujet par la même occasion, lorsqu’il construit l’idée d’une durée en tant qu’habitude : celle qui est révélatrice d’un sujet narratif se reconnaissant dans l’objet de sa narration, dans l’objet de la narration contée par la conscience.

Page 44: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 281

Nos aboutissons à une limite du modèle bachelardien. Toutefois, cette problématique indépassable de la mémoire est mineure par rapport à une toute autre problématique, qui est celle du temps universel, du temps perçu par l’humanité et que l’on appelle histoire.

V) Bachelard face au problème du passé

Nous sommes ici dans un changement de dimension. La question du passé engage en effet le monde et non plus l’individu, car il ne suffit pas que nous soyons nous, encore faut-il que le monde entier en réponde et qu’il se confonde également avec ses propres répétitions, de manière parfaite et ‘continue’. Or, sur ce dernier point, Bachelard introduit une variable d’ajustement en fonction de laquelle l’histoire va prendre sens :

« Comment mieux dire que l’être ne peut garder du passé que ce qui sert à son progrès, que ce qui peut entrer dans un système rationnel de sympathie et d’affection. Ne dure que ce qui a des raisons de durer. La durée est ainsi le premier phénomène du principe de raison suffisante pour la liaison des instants. Autrement dit, il n’y a dans les forces du monde qu’un principe de continuité : c’est la permanence des conditions rationnelles, des conditions de succès moral et esthétique. »

(Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, p. 95)

La raison serait en définitive garante de la continuité du monde ; c’est-à-dire que Bachelard déplace la durée de la matière vers la conscience, la conscience de l’individu tout comme la conscience du monde, à travers une téléologie divine dont il ne dit que quelques mots327. Bachelard parle de raison, mais on pourrait tout aussi bien parler de foi, car si l’on suit sa méthode de déconstruction de la durée bergsonienne impliquant une déconstruction de l’identité et une discontinuité de la conscience, on est forcé d’admettre que le concept de raison, tel que nous le connaissons depuis Descartes, n’est pas celui

327

Les derniers mots de ce chapitre consacré à L’idée de progrès et l’intuition du temps sont : « Toute la force du temps se

condense dans l’instant novateur où la vue se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d’un divin rédempteur qui nous donne d’un même geste la joie et la raison et le moyen d’être éternel par la vérité et la bonté. » (p. 95, c’est nous qui soulignons)

Page 45: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 282

dont il est question dans ce chapitre étonnant. Surtout quand on connaît les critiques de Bachelard à propos du cogito.

C’est ici un véritable tournant dans la méthode de Bachelard, voire un renoncement à l’exposé critique. Nous avons abandonné tant le discours du scientifique que celui du psychologue, pour aboutir à cette vénération de la notion de progrès que l’individu ressent « que ce progrès soit d’ailleurs effectif ou mimé ou encore simplement rêvé » (p. 88). Une philosophie de l’histoire qui évolue selon une notion de progrès universel, et qui actualise les desseins de la providence, voilà le rideau sur lequel Bachelard fait évoluer ses ombres métaphysiques, et dans lesquelles nous reconnaissons des entités théologiques classiques, exposées par d’autres philosophes.

« Gadamer applaudit à l’horizon historique limité de Herder. Il ne faut chercher dans l’histoire ni un but ni le bonheur de l’individu. Découvrir le plan divin est au-dessus des forces de l’homme. Il ne lui reste que la foi dans la certitude que la progression du plan divin se fait vers ce qui est grand. L’histoire garde ainsi un caractère harmonieux. »

(Zeev Sternhell, Les anti-lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, p. 231)

Lorsque la philosophie cède le pas à la méditation, on ne peut plus exiger du penseur la même compacité de l’argumentation, la même cohérence dans l’analyse. Le domaine de la foi, ou celui du sacré si l’on veut adopter un vocable plus neutre, se nourrit d’autres interrogations que celle de la logique. Nous devons quant à nous poursuivre quelque peu notre étude, car nous voulons entrer dans le cœur de la méditation bachelardienne, pour tenter d’y trouver une clé. Bachelard ne peut pas avoir attaqué Bergson pour une raison piétiste, pensons-nous, mais parce qu’il refuse sa vision abstraite328 de l’individu.

Ceci explique pourquoi, d’après nous, le passé est améliorable, pour Bachelard, recomposable à travers une identité narratrice qui se constituerait simultanément à l’énoncé du récit : le passé est reconstruit de manière positive.

328 Cf. pp. 88-89 : « La durée est donc une richesse, on ne la trouve pas par abstraction. On en construit la trame en mettant l’un derrière l’autre – toujours sans qu’ils se touchent – des instants concrets, riches de nouveauté consciente et bien mesurée. »

Page 46: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 283

Certes, toutes les constructions historiques n’entrent pas dans une telle définition, justement parce que, pour d’autres auteurs, la logique n’est pas dans le monde, mais dans celui qui le raconte. En guise de progrès de l’histoire, on peut découvrir au contraire un piétinement de celle-ci dans une répétition à l’infini :

« Le monde lui-même n’est pas sensé, il reçoit son sens de l’homme. Mais l’homme, venant après d’autres hommes, peut accepter le sens préalable du monde sans remise en question : il peut laisser vieillir le sens « déjà là » du monde, et par là-même, se produire comme vieillesse. Dans ce cas, l’homme est préhistorique ! Le monde est posé dans son sens : idole. Ici, l’avenir n’a pas sa place, puisque tout est déjà en place. »

(Marc-Alain Ouaknin, Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, p. 295)

Mais Bachelard fait fi de ces arguments, tout comme il appelle le lecteur à ignorer les leçons de la logique, celles-là même que nous avons suivies jusqu’ici avec le plus de précautions possible.

« Sans doute, si on partait des intuitions communes, on objecterait facilement que la durée ne peut expliquer le progrès puisque le progrès réclame la durée pour se développer et on objecterait encore que l’habitude ne peut actualiser le passé puisque l’être n’a pas le moyen de garder un passé inactif. Mais l’ordre discursif ne prouve rien contre l’unité intuitive

qu’on voit s’éclairer en méditant Siloë.» (p. 90)

La perception intuitive est d’un ordre non-discursif, non-logique, et elle échappe à l’analyse classique de la philosophie : Bachelard n’a pas écrit un livre de métaphysique, il renvoie à une métalogique du réel au-delà du langage technique, et de la méthode synthétique. Intuition doit se concevoir au sens fort, comme une pure sensation. Essayons de la définir, et posons-nous les questions suivantes : comment se tenir dans l’histoire ? Comment se poser et se composer dans le fourmillement des instants ? Est-ce si différent que de se raconter, de se placer dans le fil narratif d’une introspection temporelle ?

Nous retrouvons alors la problématique einsteinienne appliquée à la question psychologique du temps vécu. Sauf que le modèle scientifique n’est pas respecté dans sa logique microscopique : s’il y a une atomicisation de la durée, elle n’est pas à concevoir comme une physique quantique, c’est-à-dire un processus micro-aléatoire, qui supposerait des variations et donc de multiples

Page 47: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 284

espaces-temps distincts et continuant à se distinguer encore, car dans ce cas, il n’y aurait pas simplement discontinuité, mais instabilité de la durée.

Or, la thèse de la rythmanalyse empruntée à Dos Santos329 contrecarre une telle option. En effet, le principe de rythme impose une succession de temps équidistants et équipotents. C’est la fameuse simultanéité qui est déroulée ici de manière différente, et dont Bachelard avait démontré avec une certaine facilité qu’elle ne pouvait exister telle que Bergson la concevait. Il faut donc conclure que l’atomicisation de la durée procède d’une discontinuité immuable et réglée, ou plus exactement d’une continuité fragmentée en micro-éclats de conscience.

La question du rythme, la question de l’habitude ne sont que des solutions apparentes au problème bien plus fondamental de la nature du temps. Si l’instant est le temps, il faut en tirer des conséquences logiques.

Dans ce cas en effet, il s’agit de résoudre le paradoxe du holon, de la parte pro toto, tel qu’il se présente à la réflexion philosophique depuis des millénaires. Si le temps réel est l’instant, alors en ce moment donné est acquis et le sens du monde et le sens de l’ego et de son identité. Il y aurait en un moment donné congruence de ces trois axes signifiants. Mais que se passe-t-il pendant les périodes d’inconscience (sommeil, évanouissement, abrutissement,…) ? Ou pour le dire autrement, comment se conservent pendant la période d’inconscience (et où ? Dans le monde, dans l’homme, dans l’instant ? Lequel, celui qui est passé ou celui qui va venir ?) le sens du monde, celui de l’ego et celui de l’identité ? Car on peut admettre que pour un instant donné, le procédé fonctionne totalement. L’instant T advient, et le sens – les sens – est ressenti. Cela devient impossible dans le cadre d’une multitude d’instants (Cf. Bachelard ci-avant, L’intuition de l’instant, p. 33), car pour tout instant T+n, on aura la conscience de T+n donnée à un individu qui connaît (et s’y reconnaît) également T+n-1, T+n-2,… T+n-n, etc. Devant cette impasse logique, la solution d’un temps porté et unifié par la raison est nettement insuffisante.

329

Lucio Alberto Pinheiros Dos Santos, La rythmanalyse, publication de la Société de Psychologie et de Philosophie de Rio de

Janeiro, 1931. A l’inverse de l’ouvrage de Roupnel don il n’est plus question par la suite, Bachelard utilisera ce thème dans la Dialectique de la Durée, en 1936, ce qui est la preuve du changement de conception qu’il a effectué.

Page 48: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 285

La conservation (et l’amplification) de l’instant par le passé et également l’avenir (bien que ce soit un problème autrement plus redoutable à expliciter) renvoient à un phénomène d’accumulation qui n’est pas d’ordre physique : le deuxième principe de la thermodynamique est bien entendu celui de la désagrégation constante de la matière, et de la désorganisation de l’univers. Est-elle pour autant dans l’individu ? Certes, par défaut, mais il n’y a pas dans ce cas de discontinuité de la conscience, car il y aurait discontinuité de l’histoire.

Bachelard se garde bien d’évoquer ces questions logiques : il fait en sorte de laisser reposer sa démonstration sur l’approbation psychologique de la discontinuité comme réalité de la conscience du temps éprouvée par l’individu. D’autant qu’un tel questionnement le conduirait à d’autres interrogations : pourquoi ignorer le processus de l’oubli et du refoulement ? Dans sa volonté d’affirmer le dynamisme de la psyché, reconnu par l’instantanéité, au détriment d’une mentalité figée, qui serait l’individu dans la durée, Bachelard ne laisse pas de place à une troisième voie : qui serait celle de la durée en proie à un constant effacement des anecdotes, le temps alzheimerien par exemple, le temps totalitaire également ?

En fait, la véritable nature de L’intuition de l’instant n’est pas dans sa discursivité, mais dans son inventivité. Ce n’est pas un livre de philosophie, c’est un manuel de vie. C’est pourquoi, dans les toutes dernières lignes de ce livre, Bachelard en dévoile la portée intime, et dénie ainsi tacitement toute l’œuvre critique qui s’était péniblement mise en place contre Bergson et les autres psychologies de la perception.

« C’est pourquoi Siloë est un beau livre humain. Il n’enseigne pas, il évoque. Œuvre de la solitude, il est une lecture pour solitaire. On retrouve le livre, comme on se retrouve en rentrant en soi-même. Si vous le contredisez, il vous répond. Si vous le suivez, il vous donne une impulsion. Il est à peine fermé que renaît déjà le désir de le rouvrir. Il s’est à

peine tu que déjà un écho s’éveille dans l’âme qui l’a compris. » (p. 100, c’est nous qui soulignons)

L’intuition de l’instant, un livre que l’on ne discute pas, voilà sans doute la meilleure conclusion.

Page 49: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 286

Une postérité différentielle

Bachelard a compris rapidement que le projet de L’intuition de l’instant n’avait pas touché son public-cible, les philosophes professionnels. L’ouvrage eut par contre un retentissement énorme dans le champ de la Nouvelle Critique. Le critique littéraire, Georges Poulet330, en fit un usage très direct dans la somme qu’il consacra aux Etudes sur le temps humain, notamment le tome 4. Poulet aurait trouvé dans le livre de Bachelard l’expression exacte des sentiments qui l’avaient saisi à la lecture de certains classiques et de leur conception du temps. Au nombre de ces écrivains, il place Racine, Stendhal et Proust parmi les plus novateurs.

Toutefois, si le concept de l’instant est efficace en ce qu’il permet une catégorisation aisée des auteurs selon qu’ils sont sensibles ou non à cette vision du temps, Poulet ne l’utilise pas de manière orthodoxe au regard de la doctrine bachelardienne. Cela tient tout d’abord à la sensibilité des auteurs eux-mêmes qui n’accordent pas au moment parfait la même signification que Bachelard accordait au moment créateur, à l’instant du mal ou à celui du souvenir.

Pour Stendhal, par exemple, le moment parfait de plénitude ne se produit que rarement, deux à trois fois par an, et plus grave surtout, il ne revient jamais plus et oblitère par sa toute-puissance sensorielle l’ensemble des nouveaux instants de plénitude qui pourraient advenir. Ainsi, François Landry cite un passage des Promenades dans Rome, dans lequel le grand romancier se plaint justement de ne plus retrouver l’allant de la première découverte, au cours de ses multiples visites :

« Hélas ! Toute science ressemble en un point à la vieillesse, dont le pire symptôme est la science de la vie, qui empêche de se passionner et de faire des folies pour rien. Je voudrais, après avoir vu l’Italie, trouver à Naples l’eau du Léthé, tout oublier, et puis

recommencer le voyage, et passer mes jours ainsi. » (Promenades, p. 752)

Le rêve d’un oubli total correspond à la recherche d’une vie sans étapes ni expérience : chaque moment y aurait le caractère absolu

330

Etudes sur le temps humain. 4 : Mesure de l'Instant, Librairie Plon, Paris, 1990

Page 50: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 287

d’une découverte originelle : serait, comme l’écrit Georges Poulet331 « un moment toujours surprenant par la promptitude de son apparition comme par la nouveauté de son contexte ». »

(François Landry, L’imaginaire chez Stendhal. Formation et expression, L’âge

d’homme, 1982, p. 103)

Le XIXe siècle a inventé le sentiment de spleen, et d’une certaine manière, Stendhal succombe à un ennui esthétique caractéristique de son époque. Il n’en reste pas moins que pour cet auteur, et Poulet va très bien l’expliquer dans les lignes suivantes, la conscience de l’instant ne remplace aucunement la conscience de la durée. C’est au contraire parce que l’instant stendhalien est total et qu’il submerge d’émotions et de sensations l’homme qu’il ne peut accéder au statut du temporel. Il est un accident au sens presque aristotélicien du terme, un événement exceptionnel, et c’est par contre-coup, par son absence, qu’il renvoie à la véritable conception du temps stendhalien qui est celui de la routine et de l’attente.

« La chasse au bonheur n'est donc pas vaine. On ne peut dire cependant qu'elle soit abondamment profitable. Dans son carnier le chasseur rapporte quelques pièces de gibier, mais il transporte aisément son butin et il peut en compter les pièces : une poignée de moments heureux. Ceux-ci constituent un tout petit nombre d'expériences exceptionnelles, délicieuses réussites de l'être accomplies de-ci de-là, au cours de son existence, mais qui ne constituent pas une existence. On peut les énumérer, on peut (parfois) s'en souvenir, on peut, comme essaie souvent de le faire Stendhal, aller de l'une à l'autre par la pensée. On peut tâcher de les comparer. [...] Mais ces moments qu'on se rappelle (souvent d'ailleurs combien imparfaitement et de quelle façon profondément insatisfaisante), il y a une chose, en tout cas, qu'on ne peut jamais leur faire faire. On ne peut les souder les uns aux autres, les prolonger les uns dans les autres, faire passer le long de l'espace de temps qui les sépare, un courant de vie. Personne n'est moins équipé pour se construire une durée que Stendhal ; personne n'est moins doué pour expérimenter le sentiment du temps. Condamné à vivre - et à revivre - isolément, les moments de son existence, Stendhal n'est ni capable, ni même désireux, de transformer ces moments en un temps continu de l'être. »

(Georges Poulet, Etudes sur le temps humain. 4 : Mesure de l'Instant, p. 242)

331 La citation de Poulet est extraite du quatrième tome des Etudes sur le temps humain, p. 234.

Page 51: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 288

S’il y a chasse, c’est pour obtenir des trophées, et en l’occurrence bien plus que des instants, des instantanés sentimentaux, des photographies psychologiques d’un moment exceptionnel à la Lamartine332 : l’être du romancier s’est tout entier déployé dans ces secondes d’éternité, l’être du romancier et non pas sa conscience du temps. En fait, au cours de l’expérience de chasse, Stendhal s’oublie au sens fort du terme pour exister totalement dans une fusion quasi inconsciente avec le réel.

Dans le même ordre d’idées, Poulet aurait également pu citer André Gide dont un passage des Nourritures terrestres traduit parfaitement l’intuition bachelardienne, du moins dans sa technique de sublimation du moment. Par contre, on notera que l’intuition de l’écrivain conclut certes au caractère essentiel de l’instant, mais pour en souligner la dimension d’effacement : l’instant ne renvoie pas une idem-tité, mais à une ipséité. L’instant fait disparaître l’histoire personnelle. Pour Gide, si l’on prend parfaitement conscience du monde à travers la totalité de l’instant, on perd celle de soi, selon un principe de balancier. Comme si la psychologie de la perception obéissait à la logique aristotélicienne du tiers-exclus :

« Nathanaël, je te parlerai des instants. As-tu compris de quelle force est leur présence ? Une pas assez constante pensée de la mort n'a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. Et ne comprends-tu pas que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fond très obscur de la mort ?

Je ne chercherais plus à rien faire, s'il m'était dit, s'il m'était prouvé, que j'ai tout le temps pour le faire. Je me reposerais d'abord d'avoir voulu commencer quelque chose, ayant le temps de faire aussi toutes les autres. Ce que je ferais ne serait jamais que n'importe quoi, si je ne savais pas que cette forme de vie doit finir − et que je m'en reposerai, l'ayant vécue, dans un sommeil un peu plus profond, un peu plus oublieux que celui que j'attends de chaque nuit...

332

On ne peut que citer ici les si célèbres vers du Lac :

" Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours ! "

Page 52: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 289

Et je pris ainsi l'habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée ; pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur ; de sorte que je ne me reconnaissais plus dès le plus récent souvenir. »

(André Gide, Les Nourritures terrestres, II, Editions Bibliobazaar, LLC, Charleston, 2008, pp. 52-53, c’est nous qui soulignons)

Si nous voulions continuer dans cette voie, nous pourrions facilement

reprendre les grands textes, et non pas seulement ceux de la littérature

française, et nous trouverions, tout comme Poulet le fit avec une telle

maestria, une autre conception du temps et de l’identité narrative, grâce à

l’aide du livre de Gaston Bachelard. C’est ce qui fait certainement la force de

cet ouvrage. L’intuition de l’instant n’est peut-être pas un livre juste : nous

avons démontré que sa finalité première de dépasser l’œuvre de Bergson

avait échoué, et que le projet de recherche s’était mué petit à petit en une

méditation personnelle. Mais c’est un livre fort, qui a connu ce que nous

appelons une postérité différentielle, en ce sens qu’il est aussi bien

revendiqué par les critiques littéraires que par les psychothérapeutes333. Pour

les philosophes et les historiens de la philosophie, il doit être étudié de

manière attentive, comme un modèle de ce que la lecture a posteriori d’une

œuvre est capable d’entraîner comme surinterprétation d’un auteur.

En dernier lieu, nous voudrions souligner un aspect de Gaston Roupnel que

nous avons volontairement négligé dans cet article, mais dont on pourrait

333 Afin de prendre conscience de l’importance des thèses de Bachelard dans le monde de la psychothérapie, nous citons in extenso le résumé d’un texte de Marie-José Del Volgo, La mémoire au corps dans l’instant de dire, in Figures de la Psychanalyse, 2006/1 (n°13), Eres, pp. 97-108 : « Dans l’instant de dire, le patient met en récit son symptôme à partir de ce qui l’amène à consulter. Du fait même de l’offre d’écoute du praticien ordonnée par la libre association, la plainte du patient se construit en roman de la maladie. Ce roman de la maladie s’avère exclusif, « complémentaire » au sens épistémologique, du symptôme et de la maladie tels que la médecine scientifique les objective. En cela la notion de psycho-somatique peut, comme à ses débuts, se réécrire avec un trait d’union tout autant que de séparation et favoriser la réconciliation de la psychanalyse et de la médecine. Dans notre pratique, le temps et la temporalité ont plus à voir avec l’instant qu’avec la durée et l’instant se définit comme temps humain tragique de notre post-modernité. Privilégier l’instant dans la clinique, c’est encore là aussi renouveler la réflexion épistémologique sur la place de la psychanalyse au sein de notre médecine technoscientifique. De là, nous aborderons plus spécifiquement la manière dont le corps peut se dire lorsque les traces des blessures passées persistent, se trouvent fixées dans la mémoire vive et aliènent le sujet dans un réseau de signifiants qui ne demandent qu’à devenir jeu de signifiants à l’occasion d’un instant de dire ».

Page 53: BACHELARD CONTRE BERGSON Khelifa Lassouedalmukhatabatjournal.l.a.f.unblog.fr/files/2013/01/khelifa-lassoued.pdf · que Bachelard et Roupnel furent des amis intimes jusqu′à la mort,

AL-MUKHATABAT N° 05 ANNEE 2/ 2013 ISSN : 1737-6432

Page 290

tirer bien des aperçus éclairants dans le cadre d’une étude sur la lignée

intellectuelle de Bachelard, à savoir la grande admiration de Roupnel pour

les œuvres de Pierre Teilhard de Chardin334 ; en fait, selon André Parinaud,

les deux penseurs ont en commun une même vision d’une téléologie

positive, à tel point qu’on :

«… trouvera entre Siloë et la thèse spiritualiste de Teilhard de Chardin publiée plus tard et son "point oméga", de remarquables convergences. Chacun considérant que l’apport scientifique forme une synthèse prospective qui unit la croyance et la connaissance »

(André Parinaud, Gaston Bachelard, Paris, Éditions Flammarion,

1996, p. 80)

Nous confierons à une autre étude le soin de voir comment l’influence de Teilhard de Chardin a pu ou non s’infiltrer dans les méditations de Gaston Bachelard. Il nous suffit aujourd’hui d’avoir démontré que les thèses sur le temps de ce grand auteur sont très éloignées de ce qu’en dit la vulgate philosophique.

334

Cet héritage spirituel est attesté par le présent document : « Il est une dette que j’ai trop incomplètement payée. C’est tout ce que de dois à la pensée du R. P. Teilhard de Chardin. Ce sont les manuscrits du père Teilhard de Chardin qui m’ont ouvert les yeux à de nouvelles vérités, qui ont rendu une flamme à une âme obscurcie par la douleur, qui ont rendu une vie à des forces spirituelles presque accablées. Quatre lignes de notes au bas d’une page sont une bien faible reconnaissance du bienfait spirituel que j’ai reçu de ces manuscrits, si humbles de format, si pleins, si triomphants de richesses spirituelles. À les lire, il m’a semblé que tout ce qui était encore des ébauches disjointes dans ma pensée, prenait forme et cohésion, et qu’un tressaillement en sortait. Reprenant alors mon essai ancien, il m’a semblé être rappelé tout à fait au Credo de mon Enfance. La science poussée à son extrême logique prenait sens et vie en ce Credo de chrétien. L’Incarnation, la Rédemption, la Résurrection, la Communion, ont pris le Monde entier en charge. Ce nouvel esprit soufflait de ces manuscrits usagés. Les lisant, je me prenais à détester la suffisance avec laquelle l’auteur que je fus prenait confiance de son œuvre imparfaite. Je n’aurais sans doute jamais l’honneur et la joie de rencontrer le R. P. Teilhard de Chardin. Mais je serais heureux si quelqu’un voulait bien dire de quelle aide morale il me fut, et que je suis fidèlement de sa suite » (Gaston Roupnel, lettre du 17 janvier 1946 reproduite dans Claude Cuénot, Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Club des Éditeurs, 1958, pp. 459-460.)