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Michaël O'Dea Rousseau contre Rameau : musique et nature dans les articles pour l'Encyclopédie et au-delà In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, numéro 17, 1994. pp. 133-148. Abstract Michael O'Dea : Rousseau Against Rameau. Music and Nature in the Encyclopédie Articles and beyond. This study suggests that Rousseau's four hundred articles on music for the Encyclopédie have been unjustly neglected. After sketching Rousseau's musical education and recounting his humiliation by Rameau in 1745, the author goes on to argue that Rousseau devoted considerable energy and skill to sustained attacks on Rameau in these articles. Instances of such attacks, some covert and some relatively open, are given, and it is argued that Rousseau is the first to identify certain weaknesses in Rameau's universal theories. The study ends by suggesting that Rameau's constant evocation of nature leads Rousseau to a contrary view of music as a product of human culture and more generally to delimit narrowly the realm of nature in a way that looks forward to the Second Discourse. Citer ce document / Cite this document : O'Dea Michaël. Rousseau contre Rameau : musique et nature dans les articles pour l'Encyclopédie et au-delà. In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, numéro 17, 1994. pp. 133-148. doi : 10.3406/rde.1994.1272 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rde_0769-0886_1994_num_17_1_1272

Art. Rousseau Contre Rameau

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  • Michal O'Dea

    Rousseau contre Rameau : musique et nature dans les articlespour l'Encyclopdie et au-delIn: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopdie, numro 17, 1994. pp. 133-148.

    AbstractMichael O'Dea : Rousseau Against Rameau. Music and Nature in the Encyclopdie Articles and beyond.This study suggests that Rousseau's four hundred articles on music for the Encyclopdie have been unjustly neglected. Aftersketching Rousseau's musical education and recounting his humiliation by Rameau in 1745, the author goes on to argue thatRousseau devoted considerable energy and skill to sustained attacks on Rameau in these articles. Instances of such attacks,some covert and some relatively open, are given, and it is argued that Rousseau is the first to identify certain weaknesses inRameau's universal theories. The study ends by suggesting that Rameau's constant evocation of nature leads Rousseau to acontrary view of music as a product of human culture and more generally to delimit narrowly the realm of nature in a way thatlooks forward to the Second Discourse.

    Citer ce document / Cite this document :

    O'Dea Michal. Rousseau contre Rameau : musique et nature dans les articles pour l'Encyclopdie et au-del. In: Recherchessur Diderot et sur l'Encyclopdie, numro 17, 1994. pp. 133-148.

    doi : 10.3406/rde.1994.1272

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rde_0769-0886_1994_num_17_1_1272

  • Michael O'DEA

    Rousseau contre Rameau :

    musique et nature dans les articles

    pour V Encyclopdie et au-del*

    Une lente rvaluation des crits musicaux de Jean- Jacques Rousseau est en cours depuis de nombreuses annes dj : c'est sans doute grce des tudes de Jean Starobinski (1966) et de Jacques Derrida (1967) que ce processus s'engage. Une fois sorti de l'obscurit, un des crits musicaux, Y Essai sur l'origine des langues, connat un sort exceptionnel : longuement tudi par Derrida, V Essai est rapidement reconnu comme une des uvres majeures. Une dition critique en est procure en 1968 par Charles Porset, et quelques annes plus tard des recherches entreprises Neuchte par Marie-Elisabeth Duchez et Robert Wokler, travaillant indpendamment, mettent fin une vieille controverse en permettant de dater la version dfinitive de V Essai au dbut des annes 1760 l.

    * Une premire version de cette tude a t donne au Colloque franco-britannique de 1990, Nature, droit, justice, organis Toulouse Le Mirail par le professeur Georges Lamoine sous le titre La formation de l'ide de nature chez Jean-Jacques Rousseau : l'apport des crits sur la musique. Voir les Actes du colloque (Universit de Toulouse Le Mirail, 1991).

    1. Jean Starobinski, Rousseau et l'origine des langues, tude publie dans Europische Aufklrung - Festschrift fur Herbert Dieckmann, Munich, 1966 et reprise dans Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle, 2e dition, Paris, 1971 ; Jacques Derrida, De la grammatologie , Paris, 1967, 2e partie, chapitre 3 ; Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l'origine des langues, dition de Charles Porset, Bordeaux, 1968 et Paris, 1970 ; Marie-Elisabeth Duchez, Principe de la mlodie et Origine des langues : un brouillon indit de Jean-Jacques Rousseau sur l'origine de la mlodie, Revue de musicologie, 60, 1974, 33-86; Robert Wokler, Rameau, Rousseau and the Essai sur l'origine des langues, SVEC, 117, 1974, 179-238, voir aussi Corrigenda in SVEC, 132, 1975, 112. Wokler commente la dcouverte faite Neuchte dans L'Essai sur l'origine des langues en tant que fragment du Discours sur l'ingalit : Rousseau et ses "mauvais" interprtes dans Rousseau et Voltaire en 1978. Actes du Colloque international de Nice (juin 1978), Genve, 1978. Un autre commentaire important est fourni par Charles Porset, dans L'" inquitante tranget" de V Essai sur l'origine des langues : Rousseau et ses exgtes , SVEC, 154, 1976, 1715-1758. Une nouvelle dition de V Essai, annote par Jean Starobinski, est parue plus rcemment en format de poche, Paris, 1990.

    Recherches sur Diderot et sur V Encyclopdie, 17, octobre 1994

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    D'autre part, Duchez et Wokler publient pour la premire fois, chacun de son ct, un trs riche fragment manuscrit de 1755 qui permet de mieux suivre l'volution de la pense musicale de Rousseau. La redcouverte par les lecteurs, mme par les spcialistes, des crits sur la musique est cependant encore loin d'tre termine ; pour cela il faudra sans doute attendre la publication du cinquime tome des uvres compltes de Rousseau dans la Bibliothque de la Pliade.

    Parmi les crits qui demeurent relativement mal connus, les articles sur la musique que Rousseau fournit Y Encyclopdie sont, sinon les plus importants, en tout cas mon avis les plus rvlateurs, puisqu'ils datent d'une priode formatrice mais relativement mal connue de sa vie, avant le dbut de sa "carrire littraire. Une lettre Mme de Warens donne quelques prcisions sur la rdaction de ces articles. Le 27 janvier 1749 il lui crit : Je me suis charg de quelques Articles pour le grand dictionnaire des Arts et des Sciences qu'on va mettre sous presse, la besogne croit sous ma main, et il faut la rendre jour nomm... 2. Les Confessions apportent des prcisions supplmentaires : Diderot avait accord trois mois tous ses collaborateurs pour la rdaction de leurs articles, mais, dit Rousseau, je fus le seul qui ft prt au terme prescrit 3. Ses articles, au nombre de quatre cents, sont donc rdigs pendant l'hiver 1748-49. Mais la lettre Mme de Warens, si elle insiste sur la difficult de la tche, est intressante pour une autre raison aussi. Rousseau y cite Boileau : La colre suffit et vaut un Apollon . D'autres se vengent de leurs ennemis par des chansons ; lui se vengera par ses articles. Il trouve donc la force d'accomplir un travail crasant dans l'espoir de triompher de ses ennemis.

    Rousseau crit bien ennemis au pluriel, mais il ne peut s'agir que d'un seul homme, Jean-Philippe Rameau. Et pourtant, avant d'tre l'ennemi du grand compositeur et thoricien, Rousseau avait t son disciple. C'est Chambry, vers 1733, qu'il entend parler de lui pour la

    2. Correspondance complte (Genve et Oxford, 1965-1991), dition de R.A. Leigh, tome II, lettre 146, 27 janvier 1749.

    3. Confessions, livre 7, uvres compltes, dition de B. Gagnebin et M. Raymond, Pliade, 1959, notre dition de rfrence, tome I, 348. Voir aussi les Dialogues, I, 680. Rousseau a-t-il pu modifier ses articles entre leur premire rdaction et leur publication ? Rien ne permet de croire une rvision systmatique. C'est ainsi que l'article sonate, paru en 1765, porte encore les traces d'une esthtique de l'imitation que Rousseau abandonne en 1751 la lecture du Discours prliminaire de d'Alembert. Pourtant, il se prsente un cas difficile : c'est celui du dernier paragraphe de l'article musique, signal par Robert Wokler, o Rousseau semble faire allusion aux lmens de musique de D'Alembert, parus en 1752. Il n'est pas exclu, comme le fait remarquer M. Wokler, que ce paragraphe soit de la main de D'Alembert lui-mme. Voir Robert Wokler, Rousseau on Society, Politics, Music and Language, New York, 1987, 279, note 117. Dans la Prface du Dictionnaire de musique, Rousseau dclare catgoriquement : . . .au bout de trois mois mon manuscrit entier fut crit, mis au net & livr; je ne l'ai pas revu depuis. Voir le Dictionnaire de musique, Hildesheim, 1969, reproduction photographique de l'dition originale, Paris, 1768, p. iv.

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    premire fois. Cette anne-l, l'ge de 50 ans, Rameau fait jouer son premier opra, Hippolyte et Aride, Paris. Le bruit en court jusqu'en Savoie, et Rousseau apprend qu'il est aussi l'auteur d'un Trait de l'harmonie, paru en 1722 (Confessions, livre 5, 184). Il se le procure, et, malade, le dvore pendant une longue convalescence. A cette poque, Rousseau tait loin de savoir vraiment la musique, malgr la passion croissante qu'elle lui inspirait. Il avait pass quelques mois la matrise d'Annecy, avait subi l'influence du mystrieux Venture de Villeneuve. Cependant Lausanne, en 1730, lors du concert chez M. de Treytorens qui rvle le vide de ses prtentions musicales, Rousseau utilise un menuet que Venture lui avait appris avec la basse (livre 4, 149) : on comprend qu' l'poque Rousseau lui-mme ne savait mme pas crire un accompagnement convenable. Pis encore, il affirme n'avoir pas t capable de suivre une partition qu'il avait sous les yeux et qu'il avait compose lui-mme (150).

    C'est donc Chambry que commence le vritable apprentissage de la musique, qui est pour l'essentiel un apprentissage de l'harmonie fait travers l'tude des uvres thoriques de Rameau. A la fin du livre 5 des Confessions, si Rousseau se dit brlant d'amour sans objet, il est obsd par la musique aussi : La Musique toit pour moi une autre passion moins fougueuse mais non moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y livrais, par l'tude opinitre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination vouloir en charger ma mmoire qui s'y refusoit toujours... (219). On le voit, tudier la musique, c'est tudier Rameau, et quand il aura matris les principes harmoniques de Rameau, Rousseau sera enfin capable de se lancer dans la composition musicale. Quelques annes plus tard, Rousseau monte Paris, croyant navement faire fortune avec son nouveau systme de notation musicale : on se demande si Rameau n'est pas son modle, s'il n'a pas l'espoir de suivre son exemple, en rvolutionnant la manire de noter comme le grand compositeur avait rvolutionn l'tude de l'harmonie. Rameau aussi n'tait-il pas sorti de l'obscurit provinciale pour s'imposer par sa science dans la capitale ?

    A Paris, suivant le demi-chec de son systme devant l'Acadmie des Sciences, Rousseau se lance dans la composition de l'opra-ballet Les Muses galantes. Son sjour Venise intervient : c'est alors qu'il s'prend de la musique italienne, mais sans renier tout de suite le style franais, semble-t-il4. De retour Paris il achve sa composition ; les

    4. La formation musicale de Rousseau tait essentiellement franaise ; comme on le voit, il la devait dans une grande mesure aux uvres thoriques de Rameau. Ds sa jeunesse, il avait cependant rencontr une autre tradition musicale, celle de l'Italie : Turin, g de seize ans, il assistait tous les jours la messe du roi, o l'on entendait la meilleure symphonie de l'Europe (Confessions, livre 2,72). Ce premier contact avec la musique italienne laisse peu de traces, semble-t-il : c'est son sjour Venise qui sera

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    Confessions racontent l'incident qui survient lorsque le fermier-gnral La Pouplinire en fait excuter des morceaux choisis en prsence de Rameau. Celui-ci, qui avait dj refus de lire la partition, coute impatiemment, puis prend Rousseau partie la fin d'un des airs, l'accusant d'avoir plagi tout ce qu'il y avait de bon dans un ensemble qui, de l'aveu de Rousseau lui-mme, tait trs ingal5.

    A la suite de cette brutale humiliation publique, le disciple se mue en un ennemi tenace. Rameau ne pouvait pas savoir cette poque que dans la controverse musicale qui allait s'ouvrir quelques annes plus tard Rousseau serait un adversaire des plus redoutables. L'ancien disciple sera effectivement le premier, semble-t-il, dcouvrir certains points faibles dans un corps thorique qui faisait l'admiration de ses contemporains. C'est lui qui laborera progressivement une thorie de la musique qui remettra en doute la fois la rigueur scientifique et la valeur universelle des principes de son prdcesseur, et qui contournera l'incontournable en faisant du principe de la basse fondamentale, clef de vote du systme de Rameau, un simple dtail technique. Les articles que Rousseau fournit V Encyclopdie jettent les bases d'une nouvelle pense musicale qui substitue aux prtentions scientifiques de Rameau

    dcisif. J'avois apport de Paris, dit-il dans les Confessions, le prjug qu'on a dans ce pays-l contre la musique italienne ; mais j'avois aussi receu de la nature cette sensibilit de tact contre laquelle les prjugs ne tiennent pas. J'eus bientt pour cette musique la passion qu'elle inspire ceux qui sont faits pour en juger, (livre 7, 313-314). Pourtant, cette passion n'tait pas exclusive : Venise mme, quand il rassemblait quelques musiciens autour d'un clavecin, ils jouaient indiffremment des morceaux que Rousseau avait entendus l'opra et des extraits tirs des Muses galantes.

    C'est ainsi qu'on lit dans un fragment autobiographique compos vers 1755 : J'aimai des mon enfance la Musique franoise la seule que je connusse, j'entendis en Italie de la Musique et je l'aimai encore sans me dgoter de l'autre, la prfrence toit toujours pour celle que j'entendois la dernire. Ce ne fut qu'aprs les avoir entendues toutes deux le mme jour sur le mme Thtre que l'illusion s'vanouit et que je sentis jusqu' quel point l'habitude peut fasciner la nature et nous faire trouver bon ce qui est mauvais et beau ce qui est horrible {Fragment biographique, Pliade I, 1116-1117). Selon les commentaires de l'dition cite c'est lorsque les Bouffons viennent Paris en aot 1752 que Rousseau entend les deux musiques le mme jour. Pourtant, la prfrence est dj accorde la musique italienne dans les articles pour Y Encyclopdie , rdigs en 1749. Il est vrai que c'est dans la Lettre sur la musique franaise, crite en 1752 et publie en 1753, que Rousseau condamne sans appel la musique franaise.

    5. Rousseau revient plusieurs fois sur cet vnement fatidique. Le rcit le plus intressant est celui qu'il fait dans une lettre contemporaine {Correspondance complte, II, lettre 137, Jean Baptiste Bouchaud Du Plessis, 14 septembre 1745). D'aprs cette lettre Rameau a fait subir Rousseau des preuves humiliantes de sa comptence en musique : il a fallu me soumettre des preuves dont le succs n'a fait qu'aigrir sa fureur... . Mais la phrase la plus rvlatrice est sans doute celle o Rousseau dclare : Je prens courage [...], la fureur mme de mes ennemis m'a fait connoitre mes forces, sans leur jalousie j'ignorerois encore que je suis capable de lutter contre eux. On voit se dessiner l l'esprit qui motive les articles musicaux et la lettre Mme de Warens de 1749. Voir aussi le Fragment biographique {circa 1755), Pliade I, 1119, et Confessions , livre 7, 334. Rameau raconte de son ct les mmes vnements dans Erreurs sur la musique dans l'Encyclopdie, 40 sqq., dans Complte Theoretical Writings, dits par Erwin R. Jacobi (Dallas, 1967-72), tome V. Reproduction photographique ; la pagination que je donne est celle de l'dition originale.

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    une esthtique de l'affectivit humaine. Les crits musicaux de Rousseau sont caractriss par une cohrence intellectuelle qui a souvent t sous-estime ; celle-ci est cependant toujours mise au service d'une hostilit profonde envers Rameau et toute son uvre. Le signe le plus net de la nouvelle orientation de Rousseau, ce sera la prfrence pour la musique italienne qu'il montrera partout dans ses articles, et cela malgr les interventions de D'Alembert qui, dans les premiers tomes, semble avoir adouci les sorties les plus violentes de son ami contre les compositeurs franais6. Aujourd'hui, si la musicologie reconnat la contribution apporte par Rameau la thorie de l'harmonie sans tre le premier postuler l'existence de la basse fondamentale, il est incontestablement celui qui donne toute sa valeur cette dcouverte en l'intgrant une vritable thorie de la musique7 il n'en reste pas moins vrai que la valeur absolue et universelle que le compositeur rclame pour son systme n'est plus admise8. Or, c'est un des points faibles que Rousseau avait dcouverts en 1748-49.

    Pour comprendre l'orientation prise par la pense de Rousseau et pour la situer par rapport l'ide de nature, il faut brivement passer en revue les lments essentiels du systme de Rameau, ce systme qui est expos pour la premire fois dans le Trait de l'harmonie que Rousseau avait dvor Chambry, et qui sera dvelopp et raffin dans une srie d'crits ultrieurs, notamment dans la Gnration harmonique de 1737. La renomme de Rameau est son comble vers 17509. C'tait l'anne de la publication de sa Dmonstration du principe de l'harmonie, uvre qui sous un autre titre avait reu l'approbation de l'Acadmie royale des Sciences. Pourtant, l'unanimit qui se faisait autour de ses

    6. Voir Correspondance complte, II, lettre 162, Rousseau D'Alembert, 26 juin 1751. Quelques annes plus tard, D'Alembert rompra son tour avec Rameau.

    7. Voir ce sujet le New Grove Dictionary of Music and Musicians, article Harmony. 8. Voir par exemple les remarques suivantes de Philip Gossett, traducteur anglais du

    Trait de l'harmonie : The physical existence of the overtone sries cannot be disputed, nor can the logic of the mathematical oprations which Rameau applies in the Trait. But as the " natural " explanations for tonal music hve proliferated since the time of Rameau, it has gradually becone vident that tonal music as a whole s not based on natural principles and cannot be reduced to natural principles. Rameau's continuai contradictions in his explanation of the minor third and Hindemith's famous sliding from the major third to the minor hve a great deal in common : they are both efforts to force into a natural framework principles of composition which, although not unrelated to acoustics, are not wholly dpendent on if Jean-Philippe Rameau, Treatise on Harmony, New York, 1971, introduction du traducteur, xxi/xxii. [La nature physique des sries harmoniques ne peut tre conteste pas plus que la logique des calculs que Rameau a appliqus dans le Trait. Mais comme les explications naturelles de la musique tonale ont prolifr depuis l'poque de Rameau, il est devenu peu peu vident que la musique tonale dans son ensemble n'est pas base sur des principes naturels et ne peut tre rduite ces principes. Les contradictions incessantes de Rameau dans son explication de la tierce mineure et le fameux glissement d'Hindemith de la tierce majeure la tierce mineure ont beaucoup en commun : ce sont des tentatives pour mettre de force dans un cadre naturel des principes de composition qui, bien que non sans rapports avec l'acoustique, n'en dpendent pas entirement].

    9. Cuthbert Girdlestone, Jean-Philippe Rameau, Londres, 1957, p. 489.

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    dcouvertes devait tre de courte dure ; les annes suivantes seraient marques par de vives controverses, suscites dans une grande mesure par les crits de Rousseau, et notamment par la Lettre sur la musique franaise, qui dveloppe la critique de cette musique formule dans les articles musicaux de Y Encyclopdie en y ajoutant quelques lments nouveaux, mais qui se distingue aussi par son ton d'hostilit plus ouverte.

    En 1750 la nature est depuis longtemps une rfrence constante pour Rameau. Selon lui, la musique accde au statut de science grce la thorie de la basse fondamentale. Les harmoniques du son, le fait que chaque son fait entendre simultanment son octave, sa douzime et sa dix- septime majeures, deviennent ainsi une base solide sur laquelle on peut riger un systme universel susceptible d'une dmonstration inbranlable. La musique est donne par la nature, et l'ordre naturel qui la constitue se manifeste travers l'harmonie, qui, elle, est directement perceptible l'oreille exerce. On peut d'ailleurs facilement retracer le cheminement intellectuel de Rameau depuis le Trait de l'harmonie de 1722, o la nature est moins souvent invoque que la raison, jusqu' la Dmonstration de 1750 et aux Observations sur notre instinct pour la musique de 1754, sa premire rponse Rousseau. Dj dans la Gnration harmonique, ouvrage que Rousseau connaissait bien, la pense de Rameau revt dans une grande mesure sa forme dfinitive10. On y retrouve constamment sous sa plume les mots de nature et de naturel11, de mme que l'expression ritre de sa conviction que l'harmonie est en correspondance troite non seulement avec l'oreille mais aussi avec les capacits affectives de l'tre humain. C'est ainsi qu'on lit propos de l'Accord appelle Parfait ou Naturel qu'il est celui qui nous affecte le plus agrablement, auquel tendent tous nos dsirs, & aprs lequel nous ne souhaitons plus rien (28). Et le diffrend qui va opposer Rameau aux partisans de VOpera buffa la suite de la Querelle des Bouffons s'annonce dj lorsqu'il invoque la nature pour reprocher son prdcesseur italien Zarlino d'avoir fait dpendre l'harmonie de la mlodie : c'est absolument changer l'ordre de la nature, affirme-t-il, c'est en ignorer les voies (221).

    D'autre part, Rameau est de plus en plus port voir dans l'harmonie le modle de toutes les sciences. Dj dans une ptre ddicatoire de la Gnration harmonique adresse aux acadmiciens, il souligne la supriorit que possde selon lui la musique sur les autres sciences physico-

    10, Ce trait avait t soumis l'approbation de l'Acadmie des Sciences quelques annes avant sa publication. L'extrait des Registres de l'Acadmie que Rameau donne en annexe est dat du 12 janvier 1734.

    11. Parfois jusqu'au point de la caricature: ainsi, en l'espace de quelques lignes, propos de la dissonance : ... Loix... les plus naturelles... la succession la plus naturelle... nous rduisons naturellement en nous-mmes tous les intervales leurs moindres degrs... (Gnration harmonique, 124, dans Jean-Philippe Rameau, Complte Theoretical Writings, tome III. Reproduction photographique; pagination d'aprs l'dition originale).

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    mathmatiques, o l'esprit n'est pas aid par les sens. Le fait que l'oreille peroit directement les harmoniques de chaque son, sans aucune intervention de l'esprit, devient pour lui la preuve que les proportions harmoniques peuvent servir de guide et de modle pour les chercheurs dans tous les domaines de la science. Il le dit nouveau dans la Dmonstration, trs prudemment (comme c'tait dj le cas dans la Gnration harmonique), et avec tous les gards qu'il doit aux lumires de Messieurs les Acadmiciens. Plus tard, lorsque la controverse s'engage entre le compositeur et les encyclopdistes, il emploie des formules plus clatantes12. Aux yeux de Rameau, il s'agit d'une vidence. Y a-t-il deux principes dans la Nature ? 13 La rponse ne fait pas de doute ; si l'on veut clairer les autres champs de recherche scientifique, il faut tirer avantage du seul principe naturel qui existe. Ses convictions sont d'ailleurs renforces par les jugements favorables de l'Acadmie des Sciences sur la Gnration harmonique et la Dmonstration. C'est ainsi que dans la prface de ce dernier ouvrage, Rameau se permet d'crire : Je suis enfin parvenu dmontrer ce principe fondamental de la Musique, que jusqu' moi on avoit tch vainement de dcouvrir; je Favois entrevu ds mon Trait de l'harmonie & il n'y manquoit que cette dernire main pour autoriser tout ce que j'avance dans ma Gnration harmonique 14. La mme assurance est visible dans le corps de l'ouvrage, comme par exemple dans la dclaration retentissante selon laquelle la nature veut que le principe qu'elle a une fois tabli, donne par tout la loi, que tout s'y rapporte, tout lui soit soumis, tout lui soit subordonn, harmonie, mlodie, ordre, mode, genre, effet, tout enfin. 15

    C'est prcisment l'orientation scientifique du systme de Rameau qui en fait la gloire aux yeux de son auteur. Or, la dmarche essentielle de Rousseau dans l'laboration de sa pense musicale sera de prendre le contrepied de son ennemi en substituant partout l'esthtique la science. Aux yeux de Rousseau, l'intrt des thories de Rameau est d'ordre purement technique : il s'agit de la description d'un phnomne physique dpourvu de tout contexte humain. Pour lui, ce qui manque dans l'uvre de Rameau, c'est donc surtout une vritable dimension affective. Quand on lit attentivement ses commentaires sur la priorit accorde par Rameau l'harmonie, on trouve souvent que Rousseau conteste moins le bien-fond scientifique des thses avances que leur valeur musicale, leur pertinence pour qui veut comprendre les effets de la musique sur l'auditeur. Rameau aurait donc fait fausse route en

    12. Dmonstration, 102/103. 13. Erreurs sur la musique dans l'Encyclopdie, 117. 14. Dmonstration du principe de l'harmonie, p. vi. Reproduction photographique

    dans Complte Theoretical Writings, t. 3 ; pagination d'aprs l'dition originale. 15. Dmonstration, 67.

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    supposant l'existence d'une correspondance troite entre les principes de l'harmonie et le plaisir musical prouv par l'auditeur. Pour Rousseau, l'harmonie relve exclusivement de la science du son ; elle n'a par consquent aucun rapport avec l'affectivit. L'tude de l'harmonie ne saurait donc pas se constituer en une authentique thorie de la musique : seule une tude ayant pour objet premier les capacits affectives de la musique permettra de rendre compte de cet art d'une manire adquate. C'est ainsi que dans les crits musicaux de sa maturit, tel Y Essai sur l'origine des langues, il rattachera la mlodie la parole, qui est destine l'expression et la communication de l'motion humaine ; si tout n'est pas encore au point cet gard dans les articles musicaux de V Encyclopdie la conviction que la mlodie parle au cur, tandis que l'harmonie ne donne qu'un plaisir sensoriel, y est dj ritre maintes fois16.

    Le premier tome du grand dictionnaire contient le Discours prliminaire de D'Alembert, o Rameau est lou en des termes chaleureux qui tmoignent du prestige dont jouit le compositeur dans les milieux avancs, la partie de notre nation la plus claire . Son grand mrite, d'aprs D'Alembert, est d'avoir su trouver dans la Basse fondamentale le principe de l'harmonie & de la mlodie, d'avoir rduit par ce moyen des lois plus certaines & plus simples, une science livre avant lui des rgles arbitraires, ou dictes par une exprience aveugle (Encyclopdie, I, xxxii)17. Comme Diderot, qui est cens avoir aid Rameau dans la rdaction de la Dmonstration du principe de l'harmonie, D'Alembert va bientt donner son admiration pour le compositeur une expression pratique : il rdige les lmens de musique, qui mettent les dcouvertes de Rameau la porte d'un public plus large.

    Rousseau s'opposera donc aux autres Encyclopdistes en critiquant celui qui par sa rvlation d'une loi naturelle l'uvre au sein d'une masse de phnomnes apparemment disparates incarne leurs yeux les meilleures qualits de l'homme de science moderne. Il n'hsitera pas

    16. Le rle de l'auditeur, qui jusque-l tait toujours rest l'arrire-plan chez Rameau, constitue le sujet principal des Observations sur notre instinct pour la musique, sa premire rponse Rousseau. Ce sont probablement les attaques de Rousseau qui poussent Rameau aborder le sujet pour la premire fois, mme si en ralit il ne fait qu'expliciter ce qui tait implicite dans ses crits antrieurs, et qu'il reste aussi loign que possible des thses de Rousseau : poser l'existence d'un instinct pour la musique, n'est-ce pas en dernire analyse affirmer simplement que l'tre humain possde une capacit inne pour l'assimilation des phnomnes harmoniques? Au fond, l'auditeur ne quitte jamais les marges de la pense de Rameau, tandis qu'il est toujours au centre des proccupations de Rousseau.

    17. On voit que D'Alembert se sert du terme lois en rendant hommage Rameau. Quelques annes plus tard, pourtant, quand les deux hommes ne seront plus en bons rapports, il s'lvera contre l'emploi que fait Rameau du mot dmonstration dans le titre de son ouvrage Dmonstration du principe de l'harmonie. Sur les sciences physicomathmatiques (celles-ci... dduisent quelquefois d'une seule & unique observation un grand nombre de consquences qui tiennent de bien prs par leur certitude aux vrits gomtriques), voir le Discours prliminaire, p. vii.

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    relier les dfauts qu'il reproche la musique franaise des lments de la thorie de Rameau qu'il juge contestables. C'est ainsi que dans ce mme premier tome il formule une critique voile de son adversaire dans accompagnement, son premier article important. Le ton de l'article est poli ; on y va mme jusqu' reconnatre que Rameau avait dcouvert les vritables fondemens d'un Art o tout paroissoit arbitraire (Enc. , I, 76) 18. Si le lecteur note au passage quelques objections mineures portant sur des points techniques, c'est dans une srie d'observations plus gnrales ajoutes la fin de l'article que l'attitude de Rousseau se rvle pleinement.

    Il affirme dans la premire observation que, contrairement l'avis de Rameau, il ne faut pas faire sonner toutes les notes d'un accord ; en donnant ce conseil, Rameau n'aurait pas eu gard la puret de l'harmonie. Celui-ci est sans doute vis aussi dans la quatrime observation, o l'auteur s'lve contre ces traits de chant, ces roulades, ces broderies, que plusieurs accompagnateurs substituent l'accompagnement . La cinquime observation est cependant, sous un faux air de neutralit, la plus rvlatrice. On y compare la musique italienne la franaise en affirmant qu'on ne doit pas les accompagner de la mme manire, puisque les Italiens font peu de cas du bruit ; une tierce, une sixte bien adapte, mme un simple unisson, quand le bon got le demande, leur plaisent plus que tout notre fracas de parties & d'accom- gnement (I, 77). Le lecteur averti ne saurait plus se tromper sur le sens de l'article. Si Rameau est peut-tre digne de respect pour sa thorie harmonique, ses conseils en matire d'accompagnement sont mauvais. Dj au dbut de l'article Rousseau avait dit que les Italiens taient ns pour la musique19. On comprend maintenant que leur talent et leur got naturels se rvlent principalement par la puret de leurs accompagnements, o l'on n'entend rien qui puisse distraire l'oreille du sujet principal20. Ils ddaignent le bruit, le fracas de l'accompagnement la franaise, ce fracas qui est vant par Rameau. Ce qui n'est pas dit, c'est que l'harmonie "pleine" prne par le grand compositeur est directement lie aux principes fondamentaux de sa pense musicale : dans la contestation non dguise de la pratique harmonique franaise on peut lire quelles que soient les formules de politesse employes une critique implicite de la thorie sous-jacente.

    18. Comparer e texte du Discours prliminaire: le grand mrite de Rameau est d'avoir rduit [...] des lois plus certaines et plus simples, une science livre avant lui des rgles arbitraires, ou dictes par une exprience aveugle (Enc, I, xxxn).

    19. Rousseau dit de lui-mme dans les Confessions : II faut assurment que je sois n pour cet art, puisque j'ai commenc de l'aimer ds mon enfance et qu'il est le seul que j'aye aim constamment dans tous les tems (livre 5, 181).

    20. C'est le principe de l'unit de mlodie qui se dessine dj ici.

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    Plusieurs constantes de la pense musicale de Rousseau se dgagent dj dans cet article. Selon lui, la musique franaise est trop savante, elle prescrit une harmonie lourde et dsagrable qui "couvre" le sujet principal (c'est--dire la mlodie) et empche l'auditeur de le suivre. Les Italiens, en revanche, sont naturellement dous pour la musique, ils pratiquent une harmonie plus pure et plus sobre, qui ne risque jamais de gner l'audition du sujet principal. De telles affirmations seront ritres tout au long de V Encyclopdie ; si j'insiste sur cet article, c'est qu'il est tout fait caractristique d'une certaine dmarche de Rousseau : ici et ailleurs il faut savoir pntrer jusqu' son vritable propos derrire l'aspect relativement neutre de son texte.

    L'article dissonnance est cependant d'une tout autre envergure, puisqu'il traite d'une difficult qui menace d'branler le systme de Rameau dans ses fondements mmes. La dissonance mettait Rameau dans l'embarras, car il n'tait pas parvenu expliquer sa gnration. Or, la moindre faille rendait son systme vulnrable, puisqu'il prtendait avoir fond sa thorie entire sur la nature physique du son. A une poque o le systme de Rameau fait encore l'unanimit dans les milieux avancs, Rousseau est peut-tre le seul voir toute la porte de cette question. Dans l'article dissonnance il reconnat que la physique fournit l'harmonie un certain fondement scientifique, mais il conteste vigoureusement les affirmations ambigus de Rameau, qui, sachant que la dissonance ne saurait tre considre comme naturelle, veut nanmoins lui trouver une origine qui serait au moins drive d'un phnomne naturel. Le style de Rousseau est moins feutr par moments dans cet article, comme l'observation suivante en tmoigne: ... M. Rameau croit pouvoir tout concilier: la proportion lui sert pour introduire la dissonnance, & le dfaut de proportion lui sert pour la faire sentir (Enc, IV, 1049). On comprend que, selon Rousseau, Rameau n'a pas su construire un vrai systme, qu' son avis le compositeur a donn un principe dont la vritable porte tait relativement restreinte une extension tout fait abusive. D'Alembert ajoute un commentaire apaisant la fin de l'article, mais sans vraiment rsoudre la difficult souleve par Rousseau, et sans apaiser Rameau non plus celui-ci s'lvera par la suite dans ses Erreurs sur la musique dans l'Encyclopdie contre la formule mitige choisie par l'diteur selon laquelle on peut rendre raison de la dissonance sans s'carter pour le fond des principes de M. Rameau (IV, 1050)21.

    On dcouvre un autre aspect essentiel de la pense musicale de Rousseau dans l'article musique, que les abonns V Encyclopdie n'ont

    21. Erreurs sur la musique dans l'Encyclopdie, 102-103.

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    pu lire qu'en 1765, seize ans aprs sa rdaction, une poque o il avait perdu une partie de son originalit, tant quelque peu dpass par les controverses musicales des annes 1750. La musique grecque, qui est au cur de la rflexion de Rousseau sur l'art, est l'objet d'un long commentaire dans cet article subtil et lgant, o ses affirmations ne rvlent pas toujours toute sa pense. C'est ainsi que Rousseau dclare plus d'une fois qu' divers gards la musique grecque est infrieure la musique moderne. C'tait l'avis de Rameau ; c'tait peut-tre aussi, grosso modo, celui de D'Alembert. Chez Rousseau, cependant, l'affirmation n'est faite que pour tre remise en question. Certes, les instruments grecs taient loin de la perfection des ntres, mais leur forme rudimentaire n'tait-elle pas lie au caractre de la musique de l'poque ? La description de cette musique et de ses crateurs montre clairement de quel ct la vritable supriorit se trouve aux yeux de Rousseau : ...tout occups de leur divine posie, ils ne songeoient qu' la bien exprimer par la musique vocale ; ils n'estimoient l'instrumentale qu'autant qu'elle faisoit valoir l'autre ; ils ne souffroient pas qu'elle la couvrit, & sans doute ils toient bien loigns du point dont je vois que nous approchons de ne faire servir les parties chantantes que d'accompagnement la symphonie (X, 900). Comme la plupart de ses contemporains, Rousseau accorde une priorit absolue la voix ; la diffrence de la plupart d'entre eux il laborera tout un systme de pense pour appuyer cette prfrence.

    L'article passe ensuite au contrepoint. Les Grecs n'avaient pas de musique plusieurs parties, n'avaient donc pas d'harmonie au sens moderne du terme. L encore, Rousseau fait semblant de prononcer pour les modernes puisqu'il est certain que l'harmonie est le vrai fondement de la mlodie & de la modulation, mais il se lance ensuite dans une critique acerbe de l'opra franais moderne et de son fracas d'accompagnemens qui touffent la voix sans la soutenir. La comparaison avec les Italiens est introduite ensuite, et en mme temps l'lment fondamental du dsaccord qui oppose Rousseau Rameau : Jamais les plus beaux accords du monde n'intresseront comme les inflexions touchantes & bien mnages d'une belle voix ; & quiconque rflchira sans partialit sur ce qui le touche le plus dans une belle musique bien excute, sentira, quoi qu'on en puisse dire, que le vritable empire du cur appartient la mlodie. La pense musicale de Rousseau sera toujours oriente vers ce qu'il appelle l'intrt, c'est--dire l'affectivit. Que ce soit dans V Encyclopdie ou dans Y Essai sur l'origine des langues, qu'il rdige une dizaine d'annes plus tard, la musique est au fond la mlodie, et la mlodie est pour lui l'appel d'un cur un autre cur humain. Dans une telle perspective l'harmonie ne saurait tre qu'accessoire.

    Rousseau poursuit le mme type d'argumentation dans une srie de

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    commentaires sur les modes et le rythme : dans tous les domaines, si premire vue la musique grecque apparat relativement pauvre, une analyse plus pousse montre qu'en ralit elle possde des ressources que la musique moderne ignore. Elle est plus nergique, plus proche de la dclamation ; les Grecs, selon Rousseau, ne cherchoient qu' remuer l'ame, & nous ne voulons que plaire l'oreille (902). Tout dans l'article mne cette dclaration gnrale ritre sous plusieurs formes diffrentes. Si les Grecs n'avaient pas d'harmonie, peut-on vraiment croire avec Rameau que l'harmonie soit un principe universel servant de base toute musique ? Et si le ttracorde grec n'est pas conforme aux principes harmoniques, n'est-ce pas une autre preuve du caractre tout relatif de ceux-ci ? Ici et dans tous les articles, Rousseau met en uvre un immense effort intellectuel qui cherche branler jusque dans leurs fondements les conclusions de Rameau.

    Loin de se borner cette comparaison avec la musique grecque, Rousseau donne aussi dans ses planches des exemples de musique chinoise, persane et amrindienne. On trouvera dans tous ces morceaux, dit-il, une conformit de modulation avec notre musique, qui pourra faire admirer aux uns la bont & l'universalit de nos rgles, & peut-tre rendre suspecte d'autres la fidlit ou l'intelligence de ceux qui ont transmis ces airs (902). On le voit ici en lutte avec l'universalisme de Rameau, recherchant partout des exemples qui lui permettront de l'branler. Les indices qu'il trouve sont positifs sans tre vraiment concluants. Du ct des Grecs, il ne restait que des fragments. Rousseau sait que ses auteurs anciens dbattaient des questions d'harmonie en des termes qui taient en partie conformes aux principes modernes mais qui y taient en partie opposs aussi. tant donn le manque de documents, il est oblig de prononcer du bout des lvres que la musique grecque tait "imparfaite", quitte indiquer clairement qu' son avis cela n'tait vrai qu'en un sens troit et spcialis. Hlas, les exemples exotiques ne sont pas plus dcisifs, mais pour Rousseau lui-mme, on le voit, leur conformit aux principes europens est sans doute le fait des voyageurs occidentaux qui les ont transcrits.

    L'article musique montre que l'orientation essentielle de la pense musicale de Rousseau est dj dtermine l'poque o il collabore V Encyclopdie. Certes, tous les lments ne sont pas encore en place. L'unit de mlodie n'est que prfigure ; il faudra attendre la Lettre sur la musique franaise pour en avoir l'exposition dtaille. D'autre part le schma historique selon lequel les invasions barbares vincrent les langues musicales de l'Europe du sud ne se formulera pas avant la rdaction du fragment rcemment retrouv sur l'origine de la mlodie, qui sera repris dans Y Essai sur V origine des langues. Il n'en reste pas moins vrai qu' l'poque de Y Encyclopdie Rousseau a dj compris quelles armes il fallait employer pour contester les thses de Rameau. Loin d'tre un

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    travail bcl (comme Rousseau lui-mme l'a dit plus d'une fois), ces articles constituent un corps systmatique de doctrine anti-ramiste et un document prcieux sur l'volution de la pense de Rousseau deux ans avant la rdaction du Discours sur les sciences et les arts.

    La controverse qui oppose Rameau et Rousseau s'labore sous la forme d'une srie d'oppositions, entre autres celle de l'harmonie et de la mlodie, celle de la musique franaise et de la musique italienne. Ce qui risque parfois de rester dans l'ombre, cependant, c'est que celles-l ne sont que les diverses manifestations d'une opposition plus fondamentale, l'opposition nature/culture. Face Rameau, pour qui la musique est le phnomne naturel par excellence, et mme la preuve d'une correspondance profonde entre la nature physique et l'appareil sensoriel de l'tre humain, Rousseau labore une tout autre conception de la musique. En dernire analyse, le ct naturel du son, l'existence dmontre de ses harmoniques, n'a pas plus de rapport ses yeux avec la ralit humaine de la musique que l'analyse du prisme n'a avec l'uvre d'art22.

    Si j'ai beaucoup insist sur l'intrt des articles que Rousseau rdige pour ] Encyclopdie, c'est surtout parce qu'ils n'ont pas toujours t lus avec l'attention qu'ils mritent23. Certes, sa pense n'a pas encore acquis cette poque la cohrence historique et idologique qui caractrise Y Essai sur V origine des langues. On dcouvre dj cependant dans ces articles l'affirmation trs nette de certaines thses fondamentales. La question est sans doute mal pose lorsque Rousseau conteste la priorit que Rameau accorde l'harmonie sur la mlodie, mais derrire cette fausse dispute se dessine un dsaccord rel et profond entre les deux hommes concernant la conception mme de la musique. Pour Rousseau, dj, la musique est manifestement un fait de culture qui doit tre tudi l'intrieur d'une esthtique de caractre affectif. Tous ses crits ultrieurs sur la musique seront consacrs l'laboration de cette position, dont les bases sont solidement tablies en 1749.

    C'est ainsi que le caractre artificiel ou culturel de la musique se prcise dans la Lettre sur la musique franaise , publie par Rousseau en novembre 1753 mais rdige plus d'un an auparavant. Pour la premire fois, le point de dpart choisi est la langue, et les questions linguistiques, que Rousseau avait traites parmi d'autres dans V Encyclopdie, se dgagent trs nettement, tant dsormais manifestement d'une importance primordiale. Cette modification correspond un double

    22. Rousseau se sert de cette analogie dans Y Examen de deux principes avancs par M. Rameau et dans Y Essai sur l'origine des langues.

    23. Signalons cependant e livre de Philip Robinson, Jean-Jacques Rousseau' s Doctrine ofthe Arts, European University Studies, Srie 13, tome 90, Berne, 1984. Voir en particulier p. 28 et suiv.

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    dveloppement des ides de Rousseau. D'une part, elle laisse prvoir le concept d'imitation musicale qu'il exposera dans l' Essai sur l'origine des langues et dans le Dictionnaire de musique : la musique est l'imitation de la parole passionne24. Dans V Encyclopdie, on dcouvre un Rousseau qui est en lutte avec Rameau, qui entrevoit dans ses grandes lignes une autre vision de la musique, mais qui par moments semble presque submerg par l'immense savoir de son adversaire et par la densit technique des thses de celui-ci. Dans la Lettre, Rousseau est manifestement plus sr de lui : une conception de la musique qui drive des mathmatiques et de l'acoustique, il en oppose une autre qui relve du langage et de l'esthtique. Par la suite elle revotera aussi une dimension historique, et c'est ainsi qu'il compltera sa thorie musicale. Un pas essentiel est cependant franchi dans la Lettre : en reliant aussi troitement musique et parole, en faisant driver celle-l de celle-ci, Rousseau rattache la musique indissolublement la culture, l'art humain, et ouvre la voie vers le Dictionnaire de musique, o il dclarera que le chant ne semble pas naturel l'homme (article Chant).

    Si, comme on le sait, un des apports dcisifs de Rousseau l'histoire des ides est de rinterprter dans le Second Discours l'ide de nature, force est de constater que pendant longtemps ceux qui retraaient l'volution de sa pense n'ont gure regard du ct des crits sur la musique. Jusqu'au renouveau d'intrt pour Y Essai sur V origine des langues qui commence la fin des annes soixante, il y a comme une cloison tanche entre crits politiques et crits musicaux : seul le doute qui planait sur la datation de Y Essai avait donn lieu un dbat o le Second Discours tait cit. Encore aujourd'hui, a-t-on vraiment reconnu le rle que joue la controverse musicale dans la formation intellectuelle de Rousseau aux abords de 1750 ? La colre suffit, et vaut un Apollon : le vers de Boileau, cit par Rousseau dans sa lettre Mme de Warens, est pertinent non seulement pour les articles qu'il crit pour Y Encyclopdie, mais aussi d'une manire plus diffuse, certes pour tout cet immense effort intellectuel qui aboutit au dplacement des frontires de ce qui dans la vie humaine est cens relever de la nature. Il ne s'agit pas d'tablir des correspondances troites et dtailles je doute qu'il y en ait mais plutt d'affirmer l'existence d'un lien intellectuel important qui semble avoir t perdu de vue. Rousseau trouve dans le systme de Rameau une prsence envahissante de la nature, une identification totale des thories proposes aux donnes des sciences naturelles, et une conviction croissante que la correspondance tablie entre systme et

    24. Pourtant, Rousseau fait peine allusion ce concept dans la Lettre, que ce soit parce que ses ides ne sont pas tout fait au point ou qu'il ne voulait pas les exposer pour la premire fois dans une uvre polmique.

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    nature fait de la musique un domaine o l'essentiel a t dit, o les nigmes les plus difficiles ont t rsolues ; il trouve en mme temps chez bon nombre de ses contemporains une admiration inconditionnelle pour l'uvre d'un homme qui semble incarner l'esprit des Lumires.

    Comment s'attaquer un corps de doctrine apparemment irrfutable ? Il faut manifestement tenter de dfaire le lien qui le rattache la nature, puisque le prestige dont il jouit en dcoule dans une grande mesure. Ce sera donc, comme j'ai tent de le dmontrer, la dmarche de Rousseau. D'une part il remet en question le bien-fond des affirmations de Rameau, en laissant entendre que son adversaire est tomb dans la grossire erreur qui consiste confondre les normes d'une seule culture en l'occurrence celles de l'Europe moderne avec les lois universelles de la nature. C'est ainsi que Rousseau saisit avidement tout document qui semble indiquer que l'harmonie ne gouverne pas la production musicale des autres temps et des autres socits. Il pose en mme temps des jalons pour le mouvement ultrieur de sa pense vers la conviction que chaque socit a une spcificit profonde, conviction qu'il opposera l'universalisme de l'ensemble des Encyclopdistes. D'autre part et c'est ici l'lment essentiel de sa dmarche il repense les rapports entre l'tre humain et la nature. Rousseau est le premier voir que toute la doctrine de Rameau repose sur une hypothse que celui-ci ne justifie nulle part, savoir qu'il existe une correspondance profonde entre la nature en tant qu'ensemble de phnomnes physiques et la nature de l'homme25. Cette correspondance est comme un maillon essentiel mais invisible qui boucle l'argumentation du compositeur. Or, Rousseau conteste les prsupposs de cette correspondance. L o chez Rameau l'homme s'intgre harmonieusement dans l'univers qu'il habite, chez Rousseau l'homme est dj un crateur, et la musique n'est pas une donne qu'il assimile mais plutt un produit n de sa propre exprience. Dans le domaine linguistique et musical, on voit que pour Rousseau l'homme se constitue, se cre suivant les exigences de sa propre affectivit, et que la physique du son ne joue qu'un rle purement accessoire dans ce processus.

    Le parallle avec le Second Discours n'est pas loin chercher. Certes, l'envergure de cette uvre est infiniment plus grande que celle des articles pour Y Encyclopdie et de la Lettre sur la musique franaise ; ce n'est qu' l'poque de V Essai sur l'origine des langues que Rousseau saura donner sa rflexion musicale une vritable dimension historique. Il n'en reste pas moins vrai que les premiers crits sur la musique annoncent le Second Discours, puisqu'on trouve dj dans ces crits le souci de dlimiter aussi troitement que possible la part de la nature

    25. Dans la Gnration harmonique il invoque l'Exprience journalire (27) de l'accord parfait en guise de justification.

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    dans le comportement humain, ce souci qui dans une perspective plus vaste donnera tout son sens l'entreprise de Rousseau et l'ensemble de son uvre.

    Rappelons cet gard que, si le Discours ne parle pas de la musique en tant que telle, il contient un important passage sur l'origine des langues, et que, d'autre part, Rousseau en retrancha un fragment qu'il devait rutiliser plus tard dans V Essai sur l'origine des langues. La filiation entre la rflexion musicale et la thorie sociale n'est donc pas d'ordre purement spculatif: depuis les recherches de Duchez et de Wokler, nous avons la quasi-certitude que ce fragment correspond l'essentiel des chapitres 18 et 19 dans le texte dfinitif de Y Essai. Le titre des deux chapitres a d'ailleurs une valeur emblmatique : le chapitre 18 Que le sistme musical des Grecs n'a aucun rapport au ntre tmoigne de la continuit qui existe entre les articles de 1749 et les rflexions plus approfondies de Y Essai; le chapitre 19, en revanche Comment la musique a dgnr montre quel point dans Y Essai le propos de Rousseau est historique, ce qui n'tait pas encore le cas en 1749.

    Mis part quelques fragments, nous ne possdons malheureusement pas de manuscrit du Second Discours. C'est une grande perte pour les chercheurs, et entre autres pour ceux qui se penchent sur l'apport de la rflexion musicale l'argument de cette uvre-cl. Grce au fragment retrouv par Duchez et Wokler, on n'est cependant pas oblig de se rclamer de la simple intuition, de se contenter d'une srie d'affirmations prcaires ou gratuites. Rousseau rflchit la dchance de la musique avant de se tourner vers la dchance de la socit, et c'est travers la dispute avec Rameau qu'il est d'abord amen repenser la notion de nature. C'est ce qui permet d'affirmer que la redcouverte des crits musicaux de Rousseau ne sera pas acheve tant que les lecteurs ne reconnaissent pas que ses articles pour Y Encyclopdie sont loin de constituer un lot coup de tout contact avec la terre ferme des uvres majeures, qu'au contraire on ne peut pas suivre son apprentissage intellectuel sans tenir compte de cette lutte contre Rameau qui en est une composante essentielle.

    Michael O'Dea University Collge, Dublin

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