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Abderrazak HALLOUMI, mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Poitiers en 1990. Texte intégral AMOUR ET JUSTICE DANS LE CHEVALIER AU LION DE CHRÉTIEN DE TROYES (Yvain ) DE CHRÉTIEN DE TROYES Mémoire pour la maîtrise de lettres modernes présenté par : ABDERRAZAK HALLOUMI sous la direction de : M.PIERRE GALLAIS ; maître de conférence à l'université de Poitiers.

Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

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Page 1: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Abderrazak HALLOUMI, mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Poitiers en 1990.

Texte intégral

 

 

AMOUR ET JUSTICE

DANS

LE CHEVALIER AU LION DE CHRÉTIEN DE TROYES (Yvain )

DE CHRÉTIEN DE TROYES

 

Mémoire pour la maîtrise de lettres modernes présenté par :

ABDERRAZAK HALLOUMI

sous la direction de :

M.PIERRE GALLAIS ; maître de conférence à l'université de Poitiers.

1989 - 1990

           

Page 2: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE : DU CONTE MERVEILLEUX AU ROMAN

A "Li PRIMERAINS VERS" DANS YVAIN : le sens de l'aventure et de l'amour faussés

I- LE RÉCIT DE CALOGRENANT ET L'ANTICIPATION DE L'AVENTURE :

II- L'AVENTURE D'YVAIN, une aventure faussée d'avance:

III - UN AMOUR FAUSSE D'AVANCE ET LE PROBLÈME DU FAUX MARIAGE:

B- LA CRISE DE L'AMOUR ET DU MARIAGE: LE CONFLIT ENTRE AMOUR ET ACTION

I - LE DEPART D' YVAIN ET LA NAISSANCE DE LA CRISE

II- LA TRANSGRESSION DE L'INTERDIT ET LA PUNITION IMPOSEE PAR LAUDINE

 

DEUXIEME PARTIE:       LE REPENTIR ET LA REDEMPTION D'YVAIN OU LA CHEVALERIE AU SERVICE DE LA JUSTICE         

A - LA RECONQUETE DE LA RAISON ET DE LA LUCIDITE

I - L'épisode de l'onguent magique:

II- La rencontre avec le lion:

B - YVAIN CHEVALIER DU DROIT ET DE LA JUSTICE

C- YVAIN CHEVALIER CIVILISATEUR

I- LA COUTUME MALEFIQUE DU CHATEAU DE PESME AVENTURE

II LE DUEL JUDICIAIRE OU LA COUTUME ARBITRAIRE DE L'ORDALIE

TROISIEME PARTIE:AMOUR, JUSTICE ET CHEVALERIE OU LE SENS DE L'INITIATION D'YVAIN

A- LA RECOMPENSE D'YVAIN: LE PARDON DE LAUDINE.

1- Le retour d'Yvain à la fontaine:

2 - La pes sanz f i n"

B- LE CHEVALIER AU LION : LE RECIT D'UNE INITIATION ?

Page 3: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

I - Textes:

A- En Ancien Français   :   Editions critiques

B - Traductions en Français moderne

II - Ouvrages et Etudes généraux

III - Ouvrages consacrés au CHEVALIER AU LION et à Chrétien de Troyes:

IV- MEMOIRES DE MAITRISE   :

V- Articles consacrés à la littérature française médiévale

NOTES           

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INTRODUCTION  Nous assistons, au XII ème siècle, à un éveil esthétique de l'Europe occidentale : le

monde des arts bouge et se transforme. La "renaissance" touche tous les niveaux: la société

s'épanouit, les mœurs se policent. L'accroissement de la richesse et du  loisir, ainsi que de la

culture laïque, le progrès de la vie urbaine, le développement des universités, l'exaltation de la

femme dans la religion et dans la chevalerie,  tous ces éléments vont donner une impulsion au

monde des arts. "Fermentation de toutes ces choses, bourgeonnement un peu désordonné,

audace créatrice", tels sont les termes qu'emploie Georges Duby dans son Histoire de la

civilisation française (p.75) pour définir le XIIème siècle français, le "siècle du grand progrès".

[1]

C'est de cette société en pleine mutation que va surgir toute une littérature courtoise, en

langue vernaculaire, encouragée par de grands mécènes telles que Aliénor d'Aquitaine et sa fille

Marie de Champagne. Des clercs fréquentent tes cours célèbres d'Angleterre et de Champagne,

véritables foyers artistiques, et composent des œuvres qui vont marquer le  " siègle". Et parmi eux

se trouve Chrétien de Troyes dont l'œuvre magnifique va dépasser de loin celle de ses

contemporains et va marquer l'histoire du roman en tant que genre littéraire- Ce n'est pas sans

raison que les critiques le présentent comme étant le "clerc" qui a donné ses lettres de noblesse

au roman arthurien.

Page 4: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Chrétien de Troyes ne conçoit pas son œuvre comme un simple divertissement: elle doit

enseigner et éduquer. Chacun de ses romans illustre une thèse et semble répondre aux besoins

et aux interrogations de son public: Erec et Enide, le premier roman de Chrétien, par exemple,

prouve que la valeur chevaleresque ne doit pas être sacrifiée à la sécurité du bonheur au foyer,

car l'amour ne peut pas subsister sans l'admiration. Quant à Cligés dont le sujet rappelle Tristan,

soutient que le véritable amour ne peut s'épanouir que dans les liens sacrés du mariage.

Dans le Chevalier au lion, Chrétien aborde encore  une fois le problème de l'amour, du

mariage et de la chevalerie. La lecture de ce roman fait resurgir de nombreuses questions,

questions qu'auraient pu se poser de jeunes chevaliers contemporains du maître champenois: le

service de l'idéal chevaleresque doit-il passer avant le service de la femme aimée ? Le chevalier

doit-il se défier de l'amour qui lui fait oublier prouesse et gloire? Ou bien faut-il absolument servir

la dame aimée et n'accomplir de prouesse que dans ce service d'amour? Serait-il possible de

concilier les devoirs d'un chevalier envers sa dame et envers la chevalerie?   

L'histoire Yvain va développer toutes ces interrogations. C'est peut-être cela qui a conduit

certains critiques à voir en Yvain le roman d'Erec à rebours. Pourtant, dans  le Chevalier au lion,

l'amour, thème favori des romans courtois  est relégué au second plan: il va servir de toile de fond

à la "conjointure" du roman- En effet, ce qui va intéresser Chrétien avant tout c'est le problème de

la justice: il va montrer, à travers l'exemple de son héros, que la chevalerie se doit d'être au

service de la communauté: à la fin du roman, Yvain va atteindre la dimension de héros

civilisateur, non pas pour ses actions en faveur de l'amour (comme Erec) mais pour ses ,"travaux"

en faveur de la justice.

Les deux thèmes, celui de la justice et celui de l'amour, se côtoient dans notre roman;

s'interpénètre se complètent:  dans cette étude nous allons essayer de voir comment au début du

roman, 1'aventure et 1e mariage du héros débouchent sur une impasse car sa tentative était

fondée sur une injustice et comment par la suite sa quête du droit et de la justice le mettent sur la

voie de la sagesse et du véritable amour- En quelque sorte nous essaierons de suivre le

processus d'individuation d'Yvain et l'élaboration de son Moi à travers ses différentes

pérégrinations .   

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PREMIÈRE PARTIE : 

Page 5: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

DU CONTE MERVEILLEUX AU ROMAN

Le chevalier au lion est considéré par de nombreux critiques comme le roman de

Chrétien de Troyes le mieux élaboré, le mieux construit. Avec Erec et Enide, il présente différents

points communs au niveau du plan et de la structure et, dans une moindre mesure, au niveau de

la "matière" et du "san". "De l'un à l'autre le- parallélisme est frappant." [2]  Jean Frappier dans

son Etude sur Yvain[3] souligne que les deux romans de Chrétien (le premier et le troisième) ont

presque une structure analogue et s'articulent, dans les deux cas, en trois parties.

D'abord une longue exposition qui occupe le tiers du roman (dans Yvain, du vers 1 au

vers 2476 de l'édition Roques.) Puis une crise  qui fait rebondir l'action et qui constitue le nœud

de l'intrigue. Enfin, un troisième partie (la partie la plus longue du roman : dans Yvain du vers

2795 au vers 6808) où le héros tente de reconquérir son bonheur : Erec, par ses actions, montre

à Enide et au reste du monde qu'il n'est pas " recréant", quant à Yvain, par sa prouesse et sa

droiture, il va essayer d'obtenir le pardon de Laudine.

La construction des romans de Chrétien est très solide, leur structure est très cohérente.

En effet "Chrétien de Troyes concevait le roman comme un ensemble organisé, il attribuait à la

"conjointure" une valeur fonctionnelle; destinée qu'elle était dans sa pensée non seulement à

éclairer, mais encore à soutenir le sens de l'œuvre."[4] Il écrit dans le prologue d'Erec et Enide[5]

:

" Por ce dist Crestien de Troies                     9

que reisons est que totevoies

doit chascun panser et antandre

a bien dire et a bien aprandre;

 et tret d'un conte d'avanture

 une molt bele conjointure,

 par qu'an puet prover et savoir

  qui s'escïsence n'abondone

 tant con Dex la grasce l'an done".               18

Page 6: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

  Ainsi, Chrétien de Troyes a pris soin d'élaborer un roman bien structuré, un roman dont l'intrigue

est très cohérente

 Dans un premier temps nous allons essayer d'analyser le fonctionnement de la première

partie d'Yvain en mettant l'accent sur la manière qui fait que le Chevalier au lion passe du conte

merveilleux ("un conte bleu", comme Frappier appelait la première séquence d'Erec et Enide) au

véritable roman. 

En d'autres termes, nous allons essayer de voir comment le roman de Chrétien de Troyes

commence comme un conte merveilleux, où nous retrouvons les fonctions dégagées par Vladimir

Propp dans son étude sur le conte populaire,[6] pour se métamorphoser en un roman au sens

plein du terme.   Mais il faut remarquer que dans cette première séquence du Chevalier au lion

(nous nous référons au découpage effectué par P. Gallais[7] nous sommes dans ce que Greïmas

appelle "le contenu inversé"[8] ; c'est à dire que tous les éléments, toutes les valeurs sont

inversées- Yvain, dans cette première séquence est plutôt le "champion" de l'injustice que de la

justice.  

Tous ces éléments, nous allons essayer de les examiner plus en détail dans la première

partie que nous avons intitulé :"Du conte merveilleux au roman"- Dans un premier moment

nous étudierons le sens de "l'aventure et de l'amour" faussé dans "Li primerains vers" d'Yvain.

Dans une seconde partie, nous parlerons de la crise de l'amour et du mariage; c'est à dire du

conflit entre Amour et Action. Cependant l'injustice initiale qui a motivé l'aventure d'Yvain est à

l'origine de tous les problèmes : pseudo-amour, faux mariage.   

A "Li PRIMERAINS VERS" DANS YVAIN : le sens de l'aventure et de l'amour faussés :  

I- LE RÉCIT DE CALOGRENANT ET L'ANTICIPATION DE L'AVENTURE :  

Le roman de Chrétien de Troyes débute par l'évocation de la cour d'Arthur un jour de

Pentecôte. Dans cette cour légendaire tout le monde célèbre cette grande fête religieuse. Mais,

exceptionnellement, le roi Arthur et la reine Guenièvre se retirent dans leur chambre dès la fin du

repas. Tout le monde s'étonne du retrait du roi. En effet, habituellement, Arthur, les jours de

grandes fêtes, demeure avec ses chevaliers. Dans le Chevalier de la charrette (Lancelot)[9]

Chrétien précise :   

"Et dit qu'a une Ascension                       30

Page 7: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

 li roi Artus cort tenue ot,

  riche et bele tant con lui plot

   si riche com a roi estut.

  Après mangier ne se remut

 Li rois d'antre ses compaignons".           35 

 

 

Pourquoi Chrétien éprouve-t-il le besoin d'insister ? Est-il extraordinaire que le roi

demeure avec ses invités après la fin du repas? Cette précision ne prend pleinement son sens

que par rapport au Chevalier au lion, roman rédigé à la même époque que Lancelot. C'est une

allusion directe à l'épisode initial d'Yvain où il est également question de la fin d'un repas, un jour

de grande fête :

   

"Mes cel jor molt se merveillierent               42 

del roi qui ençois se leva,  

si ot de tex cui malt greva  

et qui molt grant parole an firent  

par ce que onques mes nel virent  

a si grant feste an chanbre antrer

 por dormir ne por reposer;  

mes cel jor ensi li avint

 que la reïne le detint,

si demora tant delez li

  qu'il s'oblia et endormi".                                 52

 

  

Page 8: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Dès le début du roman, c'est à dire juste après le prologue officiel[10] (ou plus

exactement le pseudo-prologue), Chrétien insiste sur le fait que le comportement du roi Arthur

était inhabituel en ce jour de Pentecôte. Cette insistance peut induire le 1ecteur à penser que

quelque chose d'anormal, d'extraordinaire va se produire. Effectivement cette sieste d'Arthur va

être à l'origine d'une querelle entre le sénéchal Keu et Calogrenant. P. Gallais a évoqué, dans un

de ses articles[11], les conséquences de ce sommeil inhabituel du roi :"Comme Dieu, Arthur

maintient le monde dans l'existence. Toute action semble se passer en dehors de lui, mais sans

lui elle est impossible : c'est de sa cour que tout procède, c'est à elle qu'affluent les dons et qu'ils

en découlent, à elle qu'arrivent toutes les demandes et d'elle que partent les champions élus pour

toutes les nobles causes. On pourrait croire que s'il n'était pas là, tout le circuit continuerait à

fonctionner: rien de plus faux. Qu'Arthur se cache un instant, qu'il prolonge un moment sa sieste

une après-midi de Pentecôte, et voilà que la dispute éclate entre les chevaliers de la table

ronde."  Le sénéchal Keu "qui molt fu ranponeus,/ fel et poignanz et venimeus" [12]est le principal

instigateur de cette dispute. C'est lui qui par ses sarcasmes a provoqué Calogrenant, "uns

chevaliers molt avenanz", et a manqué de respect envers la reine Genièvre.  

C' est dans cet univers que commence le roman d'Yvain. Cette présentation de la cour montre

d'emblée le climat dans lequel l'Aventure tentée par  Yvain va voir le jour. 

Mais revenons au récit de Calogrenant : alors qu'Arthur et Guenièvre se sont retirés dans

la "Chanbre" ;  des Chevaliers d'Arthur devisent entre eux- Ils écoutent Calogrenant raconter 

pour la première fois son aventure ou plutôt sa mésaventure. Il faut remarquer que le lecteur n'a

aucune idée sur le contenu de l'histoire racontée : le seul détail connu, c'est que l'aventure tentée

par Calogrenant n'a pas été la cause de son honneur mais, au contraire, de sa honte. Pour en

savoir un peu plus les auditeurs de Chrétien de Troyes devront attendre que la reine Guenièvre

se joigne aux chevaliers : c'est sur la demande de la reine (qui use de son autorité) que

Calogrenant accepte de recommencer son récit dont il va cette fois nous donner toute la teneur-

Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, Calogrenant, dans une sorte de prologue[13], exhorte ses

auditeurs à faire attention à ce qu'il va dire :

 "Cuers et oroilles m'aportez,            150

car parole est tote perdue

 s'ele n'est de cuer entandue              152 

(…………………………….)  

Et qui or me voldra entandre           169

 Cuer et oroilles me doit randre,

Page 9: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

 Car je vuel pas parler de songe

 Ne de fable, ne de mançonge"           172

 

 

Calogrenant ne demande pas qu'on l'écoute mais qu'on l'entende. (Le verbe "entendre"

en ancien français a une valeur plus forte qu'en français moderne- " entendre" provient du latin

intendere, qui a pour sens "tendre vers; d'où "être attentif à" et c'est le sens que nous

retrouverons dans l'ancienne langue.)[14] D'emblée, dans ce passage didactique sur le thème

"les oroilles et le cuer", le narrateur (Calogrenant) invite son auditoire à le comprendre[15] : ce

qu'il va raconter n'est ni un songe, ni une fable, moins encore un mensonge. Calogrenant ne va

retracer que la vérité, toute la vérité et rien que la vérité : c'est à dire qu'il va parler d'événements

"réels" dont il a été le témoin, voire 1'acteur principal.  Et par cette insistance sur "entendre"

Calogrenant (Chrétien) invite ses auditeurs à chercher le " sens" de cette aventure. Après cette

préparation de son auditoire, Calogrenant entreprend de raconter effectivement sa mésaventure :

(vers 172 à 580)

 

Sept ans plus tôt, Calogrenant, jeune chevalier, fraîchement adoubé était parti seul

"quérant aventures" dans la forêt de Brocéliande. Un jour au sortir de cette forêt, il avait été

accueilli dans la "bretesche" d'un vavasseur très hospitalier [16]; Calogrenant avait passé la

soirée avec  la fille du vavasseur accueillant dans "le plus joli pré du monde. Après le souper et à

la demande de son hôte, notre chevalier avait promis de repasser par son manoir- Le lendemain,

dans un essart, il avait rencontré un géant immense et fort laid, gardien de taureaux sauvages.

Sur ses indications, Calogrenant s'était dirigé vers la fontaine sous le pin : une fontaine

merveilleuse qui "bouillonne bien qu'elle soit plus froide que marbre".  Bien qu'averti des

conséquences terribles qui devaient en résulter, Calogrenant transgresse 1'interdit (en jetant de

1'eau de la fontaine sur le perron) et provoque une tempête effroyable- Une fois l'orage apaisé, il

a vu le pin qui protège la fontaine se couvrir d'oiseaux qui chantent harmonieusement-

Calogrenant s'abandonne au charme de cette musique, lorsque le chevalier défenseur de la

fontaine arrive sur lui avec un grand bruit, l'accusant d'avoir, en déchaînant la tempête, saccagé

sa forêt et Ebranlé son château sans raisons évidentes:  

"et dist: "Vassax, molt m'avez fet,    491 

sans desfïance, honte et let.  

Page 10: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Desfïer me deüssiez vos,  

Se il eüst reison an vos,

Ou au moins droiture requerre,

Einz que vos me metissiez guerre".    496  

 

Calogrenant était évidemment dans son tort : par son action, i1 a saccagé le domaine de

la fontaine, et le défenseur de la fontaine, qui est dans son droit ("Plaindre se doit qui est batuz /

et je me plaing, si ai reison : vers 502-503), a décidé  de châtier 1 e profanateur. Les deux

chevaliers s'affrontent en combat singulier. Calogrenant a le dessous. Le défenseur de la fontaine

repart en emmenant son cheval.  Déçu et humilié, Calogrenant est reparti de son côté en

abandonnant son armure. L'aventure tentée par Calogrenant a donc fini bien piteusement. Notre

chevalier clôt son récit en disant : "Ainsi allai-je, ainsi revins-je ; au retour, je me tins pour un

écervelé. Voilà mon histoire : j'ai eu la sottise de vous la conter, ce que jamais encore je n'avais

voulu faire."[17]  

En tentant l'aventure de la fontaine magique, Calogrenant voulait mettre à 1'épreuve sa

"proesce" et son "hardemant". Pour lui, "Avanture" ne met en jeu que la force, le courage  et la

vigueur physique. "I1 est le représentant type d'une chevalerie désoeuvrée, en quête de

réalisation  personnelle."[18] Notre malheureux narrateur n'a pourtant, même sept ans plus tard,

pas compris le sens profond de l'aventure qu'il a tentée. "Calogrenant (…) rapporte, sans

apparemment en avoir perçu le sens, une aventure (… ) dans laquelle il  a échoué" .[19]

"Précurseur malheureux, mais informateur fidèle"[20] . Calogrenant a le mérite de mettre la cour

au courant de l'existence de la merveille- Mais pourquoi a-t-il mis si longtemps avant de dévoiler

son secret?

 

Selon Begoña Aguiriano[21], et cela n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, " pendant

sept ans le silence a été nécessaire, et même obligatoire, mais maintenant c'est le moment

propice  re-,initier l'expérience dans laquelle un autre héros prendra la relève et s'acheminera

vers sa propre rénovation." 

Le récit de Calogrenant va anticiper à la fois sur l'Aventure et sur les événements du

roman: par ce procédé, Chrétien de Troyes fait 1'économie de la description du chemin suivi par

Page 11: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Yvain pour atteindre la fontaine magique- Il ne s'attarde pas sur des événements déjà racontés- Il

se contentera d'évoquer le voyage d'Yvain - depuis la cour d'Arthur jusqu'à la fontaine

merveilleuse - seulement en 51 vers (vers 760 à 810).    

Que que il parlait ensi                            649  

Li rois fors de la chambre issi  

(------------------------)  

et la reïne maintenant  

les noveles Calogrenant  

li reconta tot mot a mot  

que bien et bel conter li sot.                      660  

Ces "noveles Calogrenant", outre leur fonction d'anticipation, suscitent des réactions

différentes: alors qu' Yvain déclare qu'il s'en ira, tout seul, "venger la honte" de son cousin, Arthur

émerveillé par l'histoire rapportée par Guenièvre, déclare  de son côté qu'avant quinze jours, il ira

"veoir" la fontaine magique et "la tempeste et la merveille" (vers 665-667), accompagné de tout

ceux qui le voudront- La décision d'Arthur enchante toute l'assemblée, à part Yvain qui craint que

la gloire de 1'Aventure ne lui soit confisquée au profit de Keu ou de Gauvain. C'est pour cette

raison qu'il se résout à courir tout seul l'aventure - Et c'est à la dérobée qu'il s'en va avant tous les

autres. 

Ainsi s'achève cette longue exposition constituée principalement par le récit rétrospectif

qui a pour but de présenter dans sa totalité l'aventure de la fontaine ; et cela avant même que le

héros du roman (Yvain) ne se mette en route. 

II- L'AVENTURE D'YVAIN, une aventure faussée d'avance:  

Par ses informations, Calogrenant a suscité l'émerveillement et excité le désir, aussi bien

d'Yvain que de la cour d'Arthur. Yvain ne court l'aventure de la fontaine que parce qu'elle lui a été

dévoilée par Calogrenant- Contrairement à Lancelot qui n'est mû que par son amour lorsqu'il part

délivrer la reine Guenièvre des griffes de Méléagant, Yvain, selon l'expression de René Girard,

est pleinement médiatisée par les paroles de son cousin. P. Gallais a défini ce  processus "Par

médiatisation, j'entends, à la suite de René Girard, plutôt qu'à celle de Lucien Goldmann, cette

propension que l'homme   a peu à peu acquise et renforcée, à interposer quelque chose Ou

Page 12: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

quelqu'un entre soi-même et l'objet qu'il désire." [22] Yvain va là où on lui dit qu'il pourrait trouver

l'Aventure. Il ne fait que suivre les traces de Calogrenant, ne cessant de se remémorer. les

descriptions déjà faites par son cousin. Yvain n'a rien à découvrir.  En résumé, il ne fait qu'imiter

son cousin : la tentative d'Yvain ne peut plus être placée sous le signe du hasard,  mais plutôt

sous le signe du connu, du "déjà vu". A ce propos,  Jean Frappier écrit : "L'aventure est jalonnée

par les épisodes que nous connaissons déjà : l'accueil parfait de l'hôte et de sa fille, la rencontre

des taureaux sauvages et de leur monstrueux gardien, 1'arrivée à la fontaine magique"[23]   

D'emblée, l'aventure tentée par Yvain semble comme "désarmorcée" puisqu'il n'y a rien à

découvrir. L'aventure de la fontaine est faussée dès le départ. Cette "perversion initiale" peut nous

induire à penser que,  pour Yvain. Il ne s'agit pas d'une véritable aventure puisqu'elle lui est

racontée avant qu'il ne la tente. Cette anticipation de 1'aventure fait problème: nous sommes bien

en plein "contenu inversé" car jamais une aventure n'est racontée avant d'être tentée.  En effet

l'aventure est toujours placée sous le signe du hasard, du destin- De plus, dans l'aventure, nous

trouvons toujours cette dimension du mystère de l'inconnu et de l'impr6vu: par exemple, Erec,

dans Erec et Enide, en poursuivant les provocateurs de la reine Guenièvre, n'avait aucune idée

sur l'endroit où il allait. 11 n'était mû que par la volonté de châtier un chevalier qui a fait outrage à

la reine. Il ne savait pas que ses pas le mèneraient à conquérir la plus belle femme du monde tout

en vengeant l'offense faite à la reine.  De même, Lanval, le héros du Lai de Marie de France [24],

oublié par lie roi Arthur lors de la distribution des " femmes e teres" (vers 16), en Sortant un jour

de la ville pour se changer les idées, ne savait pas qu'il rencontrerait une fée qui lui octroierait et

amour et richesse: 

S' amur e sun cors li otreie.                        133  

Are est Lanval en dreite veie!  

Un dun 1i ad duné après:  

Ja cele rien ne vudra mes  

Que il nen ait a sun talent ;  

Doinst e despende largement,  

Ele li troverat asez.  

Mut est Lanval bien assenez :  

Page 13: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Cum plus despendra richement,

E plus avra or e argent !                            142 

Lanval a été élu parmi tous les mortels pour jouir de l'amour de la fée qui a quitté sa tere 

(vers 111) spécialement pour lui : lui seul ; pourra la voir et la rencontrer à tout moment et à

n'importe quel endroit car aucun autre homme ne pourra la voir ni entendre sa voix (vers 165 à

170). En quittant la cour d'Arthur, sans but bien défini, il rencontre l'Aventure (au sens de "ce qui

doit arriver") qui lui fait connaître son destin et qui va définitivement changer le cours de sa vie.  

Peut-on mettre sur un pied d'égalité l'aventure tentée par Yvain et celles tentées par Erec

et Lanval ? Peut-on parler d'aventure authentique en ce qui concerne Yvain ?  

Il est dès lors évident que la véritable aventure d'Yvain ne commencera que là où prenait

fin celle de Calogrenant : à partir du moment où - si les choses se passent comme il l'espère - il

sera vainqueur du défenseur de la fontaine. Tout ce qui peut suivre cette victoire espérée est

absolument inconnu et Yvain ne s'y est nullement préparé. Ainsi, l'aventure "véritable" commence

pour Yvain Là où il pensait qu'elle allait s'achever : en poursuivant Esclados Le Roux, le

défenseur du domaine de la fontaine, après l'avoir gravement blessé, Yvain ne s'attendait pas à

être pris au piège, ni à tomber amoureux de Laudine, la dame de la fontaine. Yvain ne croyait pas

que l'aventure allait prendre un autre tournant.

 

Yvain considère l'aventure de la fontaine comme une simple distraction, un simple

divertissement.  La fontaine perd une partie de son caractère merveilleux, pour se transformer en

une sorte d'aventure banalisée ; comparable à un simple tournoi où l'on prouve sa capacité à

manier les armes. Pas davantage que Calogrenant Yvain ne semble pas percevoir le sens

profond de l'aventure qu'il tente. L'aventure de la fontaine perd tout son caractère  mystérieux.

"Tous les indices de l'aventure, le merveilleux, l'insolite, marques de la forêt aventureuse, sont

réduits, banalisés"[25] pour laisser place à une sorte de circuit touristique où tout est préparé

d'avance. Yvain n'a pas le temps d'admirer les paysages tellement il est hanté par le désir

d'atteindre le plus rapidement possible la fontaine magique, quels que soient les obstacles et les

"divertissements" qu'il rencontre :  

 

Qui que le doie conparer,                           772 

Page 14: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Ne finera tant qu'il voie  

Le pin qui la fontaine onbroie,  

Et le perron et la tormante

Qui grausle, et pluet, et tone, et vante.        776  

Yvain se fixe un but et il faut qu'il l'atteigne coûte que coûte. Rien ne pourrait le détourner

de son objectif ;  rien ne pourrait le retarder- Même devant le spectacle merveilleux qu'offre le

vilain gardien des taureaux sauvages, Yvain, contrairement à Calogrenant, ne pose pas de

questions au géant pour savoir s'i1 est " boene chose ou non".  Il se contente de se signer plus de

cent fois devant la laideur du vilain- Yvain reprend son chemin sans perdre un instant :  

Puis erra jusqu'à la fontaine,                      800

Si vit quan qu'il volait veoir.

Sans arestez et sans seoir

Versa sor le perron de plain  

De l'eve le bacin tot plain.                       804 

 P. Gallais, dans son article "Yvain" et la logique hexagonale de l'imaginaire[26],

commente l'attitude d'Yvain : "Il nous fait penser à ces touristes qui ne relèvent les yeux de leur

guide que pour saisir leur appareil photographique, ou ne décollent de leur siège que pour se ruer

au musée ou au cabaret signalés en grosses lettres ".  Tout ce qui compte pour Yvain, c'est

provoquer la tempête pour attirer le défenseur de la fontaine et le vaincre. Cet empressement

d'Yvain peut nous faire penser, dans une moindre mesure, à l'attitude de Lancelot quand il part à

la recherche de la reine Guenièvre. Tout au long de la première partie du Chevalier de la

Charrette, Chrétien nous montre un Lancelot qui ne pense qu'à délivrer sa "dame la reïne".

Lancelot "crève" son cheval pour arriver à temps à sauver la reine des griffes de Méléagant.

Chrétien écrit :[27]

 

Bien loing devant tote la rote                      268

Mes sires Gauvains chevalchoit ;  

Page 15: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Ne tarda gaires quant il voit  

Venir un chevaliers le pas  

Sor un cheval duillant et las

Apantoisant et tressüé.                             273 

En effet, dès qu'il a appris la nouvelle (on ne sait pas de quelle façon) Lancelot accourt

pour sauver sa dame. Il se lance directement dans la quête sans se soucier de son état ni de sa

fatigue. Aucun obstacle ne peut l'empêcher de continuer son chemin, rien ne peut le divertir-

Lancelot va au bout de ses forces, refuse de se reposer. Il prend juste te temps de changer de

monture avant de s'élancer à nouveau :  

Einz monta tantost sor celui                293

Que il trova plus pres de lui  

(…………………………..)

Li chevaliers sonz nul arest

S'en vet armez par la forest                300  

Lancelot ne pense qu'à une chose: rattraper le provocateur Méléagant qui a emmené la

reïne Soucieux d'accomplir sa "mission". Lancelot en vient à perdre la notion de la réalité. Tout à 

entier  ses pensées,  il ne sait s'il existe ou s'il n'existe pas.  Seul, l'amour guide ses pas, Il ne

pense qu'à la reine. Il est préservé des tentations par 1a grâce de l'amour et la pensée de sa

dame:   

Et cil de la charette panse                   711

Con cil qui force ne deffanse

N'a vers Amors qui le justice;  

Et ses pansers est de tei guise  

Que lui meïsmes en oblie, 

Ne set s'il est, ou s'il n'est mie,  

Page 16: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Ne ne 1i manbre de son non,  

Ne set s' il est arméz ou non,   

Ne set ou va, ne set don vient;   

De rien nule ne li sovient

Fors d'une seule, et par celi  

A mis les autres en obli,  

A cela seule panse tant  

Qu'il n'ot, ne voit, ne rien n'antant             724 

Lancelot s'engage à fond dans sa quête: sa cause est juste car il va à la fois délivrer sa

dame et châtier un insolent provocateur (Méléagant) qui a fait Outrage au royaume de Logres en

lui enlevant sa reine. 

Si Lancelot part à la  recherche de la reine, c'est pour rétablir la justice. Mais peut-on dire

la  même chose pour Yvain quand il tente 1'aventure de 1a fontaine ?   

Contrairement à Lancelot, Yvain ne s'engage dans 1'aventure que pour montrer à la cour

qu'il est un chevalier accompli et qu'il va réussir là où Calogrenant a échoué. Aller venger son

cousin n'est qu'un  prétexte pour quitter cette cour qui s'endort, qui stagne. Yvain éprouve le

besoin "d'échapper à la vie monotone de "courtisan" pour parcourir le monde et se couvrir de

gloire"[28] Il obéit à cette règle qui dit que tout chevalier se doit de chercher 1'aventure qui

rehaussera son "pris".

 

Mais Yvain semble Confondre aventure et simple règlement de compte: il veut venger

son cousin qui a été "honni" sept ans plutôt ! Le prétexte d'Yvain manque de justesse car

Calogrenant a mérité son châtiment: Calogrenant était dans son tort.  Il a saccagé  en provoquant

la tempête, tout le domaine de la fontaine. Sa punition a été bien douce par rapport au méfait qu'il

a commis et le défenseur de la fontaine a été généreux en lui laissant la vie sauve. (Il ne faut pas

oublier. Que depuis que la coutume de la fontaine été instaurée, (c'est à dire depuis 60 ans,

Calogrenant est le premier chevalier à revenir vivant) . Le prétexte d'Yvain est fallacieux d'autant.

plus que Calogrenant, en racontant son aventure n'attendait nullement qu'on aille le venger. 

Page 17: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

La décision de tenter cette aventure est surtout influencée par la cour. D'Arthur: Yvain

veut prouver au sénéchal Keu qu'il  est capable d'affronter et de vaincre le terrible défenseur de la

fontaine. C'est pour cette raison qu'Yvain, après avoir tué Esclados Le Roux, est très anxieux, car

les gens du domaine enterrent la dépouille de leur maître, seule preuve qu'Yvain a remporté la

victoire : 

A tant s' en part et cil remaint                 1343 

qui ne set an quel se demaint  

que del cors qu'il voit qu'an enfuet  

li poise, quant avoir n'en puet

aucune chose qu'il an port  

tesmoing qu'il l'a ocis et mort;  

s'il n'en a tesmoing et garant

que mostrer puisse a parlemant,  

donc iert il honiz en travers,  

tant est kex, et fel, et pervers,  

plains de rampones et d'enui,  

qu' il ne garra ja mes a lui,  

einz l'ira formant afeitant  

et gas et rampones gitant,

aussi con il fist l'autre jor.                   1357   

 

L'aventure tentée par Yvain se réduit ainsi à une simple réponse à des provocations:

piqué dans son amour-propre par les sarcasmes de Keu, Yvain ne pense, même au fin fond de sa

prison (la chambre où Lunete l'a caché) qu'à trouver un moyen de prouver sa victoire.

Heureusement, devenu le nouveau défenseur de la fontaine, Yvain assouvit sa vengeance, lors

d'un combat singulier, en faisant faire la torneboele à Keu.   

"Au fond, comme 1'écrit P. Gallais, Yvain ne cherche que l'aventure. Du moins, l'exploit,

la performance".[29] Comme son  cousin Calogrenant, Yvain ne veut prouver que sa proesce et

Page 18: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

son hardemant. Son combat contre Esclados, le défenseur de la fontaine, ne semble nullement

motivé par un désir de rétablir la justice. Le combat contre Esclados est même injuste: Yvain est

pleinement dans son tort. Sans raisons valables, sans motivations justes, et par un acte

démesuré, il déchaîne une tempête effroyable, pour faire sortir Esclados de sa tanière. Yvain,

comme un fauve, traque sa proie et la blesse à mort: non satisfait de sa victoire, il décide de

poursuivre le défenseur de la fontaine pour l'achever afin d'exhiber sa dépouille comme un

trophée. Dénué de pitié, il s'acharne injustement contre Esclados Le Roux qui ne fait qu'exercer

un droit légitime en défendant la fontaine. Esclados n'a rien d'un agresseur ni d'un provocateur: ce

n'est pas lui qui a été à la cour d'Arthur chercher querelle. Ce sont les gens de la cour qui

l'agressent en transgressant l'interdit de la fontaine. Esclados a le droit de se défendre et il a

raison car Yvain a saccagé son domaine. Il faut se rappeler ici les propos du défenseur de la

fontaine quand il s'est adressé à Calogrenant (vers 491 à 516): Esclados parle de reison, droiture,

car s'il doit châtier le provocateur (en lui faisant rebrousser chemin) ce n'est que justice. De plus,

malgré les dommages causés à son domaine, le défenseur de la fontaine se contente de se

plaindre (vers 503)[30] et laisse la vie sauve à son adversaire, alors qu'il avait le moyen de

l'achever.  

Yvain dans la situation initiale du roman ne montre guère qu'il est un parfait chevalier,

preux et courtois. C'est un provocateur et un agresseur- Son acte est doublement criminel: il

saccage le domaine de la fontaine et assassine son défenseur. Yvain n'est pas sans défaut: il est

présomptueux, emporté.  Il n'a pas le sens de la mesure: nous sommes loin du chevalier' juste et

généreux qu'il sera à la fin du roman .  

Nous sommes en plein "contenu inversé" car Yvain n'a pas le sens de la justice et se

comporte comme un vil meurtrier. Pour le moment, Yvain peut être considéré comme le champion

de l'injustice. L'aventure tentée par Yvain qui est déjà pervertie d'avance se clôt par un meurtre.

Même sa victoire sur Esclados ne peut pas être considérée pleinement comme une victoire-

Yvain a confondu Aventure et fait d'armes et il devra payer cher cette erreur. Son expiation de

toutes ses fautes sera longue et difficile avant d'atteindre à la sagesse, la mesure et surtout la

justice.  

Dans ce début de roman, Chrétien de Troyes a chargé son personnage de valeurs

négatives afin de mieux mettre en valeur la rédemption d'Yvain.  Chrétien nous montre tout ce

que ne doit pas être un bon chevalier- Un bon chevalier ne doit pas chercher l'exploit pour l'exploit

et l'aventure ne doit pas se transformer en fait d'armes.  

L'aventure est d'abord le moyen de l'accomplissement de soi. Mais Yvain, emporté par sa

fougue, semble confondre toutes ces valeurs- En quittant la cour d'Arthur, Yvain n'a voulu que

Page 19: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

combattre et vaincre. Son aventure, ou plutôt sa tentative d'aventure est dénuée de tout sens

profond. Et c'est avec justesse que Jean Frappier écrit : "Chrétien a donc voulu nous donner dans

la première partie de son roman l'image d'une prouesse triomphante, juvénilement triomphante,

mais altérée dans sa pureté par un manque de réflexion et de mesure".[31]  

III - UN AMOUR FAUSSE D'AVANCE ET LE PROBLÈME DU FAUX MARIAGE: 

La mesure, telle est la qualité essentielle qui semble faire défaut à Yvain. Tout ce qu'il

entreprend est irréfléchi. "Le début du roman nous montre en Yvain un être excessif, aux

réactions sans doute spontanées et juvéniles, mais brutales et irréfléchies, suscitées par l'instinct

plus que par la raison."[32] Emporté par sa fougue, Yvain se laisse prendre par des événements

qu'il n'arrive plus à maîtriser. De la même manière qu'il se laisse prendre au piège des portes du

chastel qui se referment sur lui, Yvain est "piégé" par l'Amour. Il y a une relation étroite entre ces

deux sortes de piège; et le premier prépare le second.  En effet, Yvain dans son empressement à

poursuivre Esclados Le Roux se retrouve enfermé entre deux portes, dans une salle richement

décorée (vers 961-966)- Il est en plein désarroi car les gens du Chastel veulent le mettre à mort

pour venger leur seigneur; quand une demoiselle qu'il avait jadis aidée à la cour d'Arthur (vers

1004-1015) le sort de ce mauvais pas en lui donnant un anneau d'invisibilité. Grâce à cet anneau

magique, Yvain échappe à ses poursuivants et observe à loisir, sans être vu, tout ce qui se passe

autour de lui: par une petite fenêtre, il regarde dehors et épie la très belle dame de la fontaine qui

pleure la mort de son mari. Il est subjugué par la grâce de la dame et il en tombe follement

amoureux. Plus il la contemple et plus il l'aime. Son amour pour elle grandit à chaque instant:  

Et mes sires Yvains est ancor                   1420 

A la fenêtre ou il l'esgarde;  

Et quant il plus s'an done garde, 

Plus l'ainme, et plus li abelist.                1423 

 Dès ce premier "contact" avec Laudine, Yvain conçoit pour elle un brûlant amour. Il est

totalement captivé. Laudine a ravi son cœur et il ne peut plus s'échapper de cette nouvelle prison

qu'est l'amour, Yvain jouit des délices de l'amour, Il vit des moments très forts: la salle où il est

enfermé devient le cadre de ses méditations amoureuses. Paradoxalement, il ne cherche plus à

sortir de sa prison car il est tellement captivé par ce "novel Amors" qu'il commence à apprécier

son séjour. Il prend sa résolution de rester captif: "Mialz vialt morir que il s'en aut " ( vers1544). De

"captif réel" il devient un "reclus d'amour".[33]  

Page 20: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Si Yvain refuse de quitter sa prison. bien que Lunete lui ait proposé à maintes reprises de

le faire évader. c'est parce qu'il obéit plus à la passion, à l'élan du cœur qu'à la raison.

Succombant une fois de plus à son emportement, Yvain s'éprend trop rapidement de Laudine. Il

n'a pas le temps de réfléchir à ce qui lui arrive.  L'amour que conçoit Yvain pour Laudine n'est pas

le fruit d'une longue et mûre réflexion, mais le résultat d'une réaction spontanée et instinctive.

Yvain se met à adorer une dame dont il ignore tout, sauf le fait qu'elle est très belle: "une des plus

belles dames / c'onques veïst riens terrïene -"(vers 1146-1147). Il s'embrase aussi rapidement

pour la dame de la fontaine qu'il s'était embrasé pour 1'Aventure. C' est avec une grande justesse

que Maurice Accarie écrit: "L'amour conçu pour la dame de la fontaine et sa conquête

apparaissent alors comme un coup de tête parmi les autres, Yvain s'enflammant pour Laudine

comme il s'est enflammé pour l'aventure et s'enflammera à nouveau pour les tournois."[34]  

Vu sous cet angle, le sentiment qu'éprouve Yvain pour Laudine est plus de l'ordre du désir que de l'amour véritable: Yvain ne semble chercher que la beauté extérieure, la beauté physique. Cette attirance que ressent Yvain pour Laudine pourrait sembler normale et acceptable dans tout autre contexte car quoi de plus compréhensible pour un jeune homme que de succomber à la beauté et à la sensualité ?  

Mais l'amour d'Yvain pour Laudine est aberrant car il s'éprend injustement de la veuve de

celui qu'il a tué. L'image de Laudine  déchirant ses vêtements, s'arrachant les cheveux, se tordant

les poignets, se frappant la poitrine et hurlant son deuil aurait dû affliger Yvain ou du moins le

culpabiliser. Or c'est le contraire qui se passe. Après un court moment de compassion, Yvain se

délecte à contempler la veuve et lui trouve une grande beauté. Le désespoir semble décupler la

grâce de Laudine et Yvain n'y est pas insensible. 

L'amour d'Yvain pour Laudine est pervers. Il est né du spectacle de la douleur qui, pour Yvain, augmente encore sa beauté. Au fond, c'est la douleur de Laudine qui éveille le désir d'Yvain. Ce dernier exprime son attirance pour la veuve d'Esclados dans un long monologue où il décrit la grande beauté de Laudine:  

"Grant duel ai de ses biax chevox                1465 

C'onques rien tant amer ne vox,

Que fin or passent, tant reluisent. 

D'ire n'espranent et aguisent,  

Quant je les voi ronpre et tranchier;

N'onques ne pueent estanchier  

Page 21: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Les lermes, qui des ialz li chieent:

Totes ces choses me dessient. 

A tot ce qu'il sont plain de lermes

Si qu' il n'en est ne fins ne termes,  

Ne furent onques si bel oel.

De ce qu'ele plore me duel,  

Ne de rien n'ai si grant destrece

Come de son vis qu'ele blece,  

Qu'i1 ne 1'eüst pas desservi:

Onques si bien taillié ne vi,  

Ne si fres, ne si coloré;  

Mes ce me por a acoré  

Que ele est a li enemie.

Et voir, ele ne se faint mie

Qu'au pis qu'ele puet ne se face,  

Et nus cristauz ne nule glace

N'est si clere ne si polie. 

Dex! Por coi fet si grant folie  

Et par coi ne se blece mains ?

Par coi detort ses beles mains  

Et fiert son piz et esgratine?  

Page 22: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Don ne fuet ce mervoille fine  

A esgarder, s'ele fust liee,  

Quant ele est or si bele iriee?                  1494 

La douleur rend-elle Laudine si admirable ? Ou Yvain ne la trouve-t-il splendide que dans

la mesure où elle est au comble du deuil à cause de lui? Il éprouve une passion folle pour

Laudine: son sentiment est démesuré- C'est un amour aveugle. Yvain confond amour véritable et

désir. Yvain est entrain de vivre un faux amour qui va le conduire indéniablement à un pseudo-

mariage.  

On ne peut fonder un mariage sur un simple " coup de tête" ou "coup de cœur". Tout a

été trop rapide et Yvain n'a pas eu, vraisemblablement, le temps de réfléchir à ce qui lui arrive: il

rencontre, aime et épouse une femme, trois ou quatre jours seulement après être arrivé au

domaine de la fontaine. Dans son empressement, Yvain s'unit avec une femme qu'il ne connaît

pas, une femme qu'il a juste aperçue à travers une fenêtre. De  la même façon Laudine, travaillée

par sa suivante Lunete qui lui a vanté les mérites de l'assassin d'Esclados, s'enflamme pour

Yvain. Elle en tombe amoureuse bien qu'elle ne l'ait jamais vu. Elle décide de le prendre pour

mari en remplacement d'Esclados Le Roux. La haine qu'elle avait pour Yvain se transforme trop

rapidement en amour comme l'avait espéré Yvain:  

"D'or en droit ai ge dit que sages               1439 

que fame a plus de cent corages.

Celui corage qu'ele a ore,  

Espoir, changera ele ancore  

Ainz le changera sans espoir;

Malt sui fos quant je m'an despoir,

Et Dex li doint ancor changier,"                 1445  

Laudine n'a pas mis longtemps à changer: le mort vient juste d'être enterré qu'elle

accepte déjà l'idée de remariage. Par certains côtés, Laudine nous rappelle le conte de la

matrone d'Ephèse.  Chrétien ne semble pas ignorer cette histoire qui était très en vogue à son

époque: Marie de France a composé une fable sur ce thème- Et signalons aussi l'existence

Page 23: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

(postérieure sans doute) d'un fabliau intitulé: Celle qui se fist foutre sur la tombe de son mari. 

Ce fabliau a en commun avec le roman de Chrétien de Troyes le fait de souligner l'inconstance

féminine, et sa conclusion n'est pas sans rappeler le passage que nous avons évoqué un peu

plus haut (Yvain vers 1439-1445):  

"Par ce tieng je celui a fol                     114 

qui trop met en fame sa cure. 

Fame est de trop foible nature,  

De noient rit, de noient pleure,  

Fame aime et het en trop poi d'eure;  

Tost est ses talentz remuez:  

Qui fame croit, si est desvé.                    120

 

Pourtant, malgré les rapprochements que nous pouvons effectuer, il est évident que

Chrétien n'a pas voulu faire de Laudine une nouvelle matrone d'Ephèse. En effet, si elle passe

aussi vite de la haine à l'amour, ce n'est pas tout à fait d'elle-même. Sans l'intervention de Lunete,

Laudine n'aurait pas songé à remplacer de si tôt le défenseur de la fontaine. Sa douleur quand

elle pleure la mort de son mari est sincère.   

C'est Lunete qui va tout faire pour persuader Laudine de sécher ses larmes et de songer

à prendre un époux car il va falloir défendre la fontaine: le roi Arthur arrive dans une semaine et

Laudine ne devra pas compter sur ses chevaliers qui sont trop lâches pour repousser qui que ce

soit. Dans un premier temps, la veuve s'indigne et chasse sa suivante, mais sa curiosité a été

éveillée. La suivante revient et prouve à sa maîtresse qu'Yvain est plus vaillant qu'Esclados

l'ancien défenseur de la fontaine. La nuit, la Dame réfléchit a la proposition de sa confidente.

Dans son for intérieur elle est d'accord pour prendre Yvain comme époux: elle se persuade selon

"droit son et reison" (vers 1776) qu'elle ne doit pas le haïr- Dans une sorte de procès où elle joue

tous les rôles, elle disculpe Yvain:  

"Viax tu donc, fet ele, noier  

que par toi ne soit morz mes sire?

Page 24: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

- Ce, fet-il, ne puis je desdire,  

Einz 1'otroi bien. - Di donc por coi  

Feïs le tu? Por mal de moi  

Por haïne, ne por despit?  

- Ja n'aie je de mort respit  

S'onques por mal de vos le fit. 

Donc n'as tu rien vers moi mespris  

Ne vers lui n'eüs tu nul tort,  

Car s'il poïst, il t'eüs mort;  

Por ce, mien escïant, cuit gié  

Que j'ai bien et a droit jugié."                 1774  

Pour Laudine, Yvain n'est pas dans son tort puisqu'en tuant Esclados il ne voulait pas lui faire de

mal. Elle lui pardonne son geste.  

Le "procès" d'Yvain a été rapide: sa faute, si on peut encore parler de faute, a été

minimisés. Laudine est complètement acquise à sa cause, et durant leur première entrevue,

Yvain n'aura pas beaucoup de peine à se justifier de son meurtre: Il évoque la légitime défense.

(vers 2001 à 2006)  

Yvain fait sa déclaration d'amour. Il ne reste plus à Laudine qu'à régler le côté politique de

ce remariage: l'assemblée des barons donne son sentiment- le sénéchal de Laudine prononce un

discours dans lequel i1 démontre que le remariage de la Dame est une nécessité absolue (vers

2083 à 2106). Tout le monde approuve le choix de Laudine:   

"Tant li prient que ele otroie                   2139 

ce qu'ele feïst tote voie,  

qu'Amors a feire 1i comande  

Page 25: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

ce don los et consoil demande;"                  2142 

Ayant eu l'approbation de ses gens, Laudine peut épouser sans remords le meurtrier de son mari:

l'honneur de la dame est sauf et tout scandale est évité . 

En épousant Yvain Laudine fait, bien que nous ne nions pas que l'amour y soit pour

quelque chose, un mariage de raison: elle a trouvé un défenseur pour sa fontaine, un défenseur

capable de repousser n'importe quel agresseur. Leur union n'est pas conçue comme une

véritable conjonction mais plutôt comme un contrat.  Laudine n'était disposée à épouser Yvain

que dans la mesure où ce dernier acceptait de défendre sa fontaine:  

"- Et oserïez vos enprandre                      2035 

Por moi ma fontaine a desfandre ?  

- Oïl voir, dame, vers toz homes. 

- Sachiez donc, bien acordé somes ".             2038  

Tout en ne mettant nullement en doute la force et la véracité des sentiments de Laudine,

il faut convenir qu'elle a cherché dans son remariage un certain intérêt. Il en est de même pour

Yvain qui joint l'utile à l'agréable: en épousant Laudine, il est en mesure de prouver à Keu et à la

cour d'Arthur qu'il a réellement vaincu le défenseur de la fontaine et que, par-là - même, il a vengé

la honte de son cousin. Ainsi Laudine va apparaître en quelque sorte comme la preuve et la

marque de sa victoire. 

Mais Chrétien de Troyes ne semble pas partager l'enthousiasme de ses deux

protagonistes. Il ne semble guère approuver leur union. Un mariage dont l'origine était à la fois

une injustice et un coup de foudre est loin de convenir à notre auteur qui condamne cette union

par la sécheresse de sa description de la nuit de noce:  

"Mes or est mes sire Yvains sire                 2166    

et li morz est toz oblïez;  

cil qui l'ocist est marïez;  

sa fame a, et ensanble gisent"                    2169 

Page 26: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Entre Laudine et Yvain il n'y aura aucune communion. Ils sont figés sur leur couche

nuptiale comme deux "gisants". Par son silence, Chrétien nous montre déjà que la réussite de

leur mariage semble s'annoncer assez mal. 

Le mariage est la. Conclusion de l'aventure de la fontaine  et le récit pourrait s'arrêter ici:

Yvain a réussi son pari. Il a vengé la honte de son cousin et il s'est marié avec la dame de la

fontaine. Mais nous n'avons pas affaire à un conte merveilleux, un "conte bleu": le Chevalier au

lion est un véritable roman. Logiquement, le récit ne peut pas se clore sur un faux mariage. Pour

Chrétien, le couple constitué par Yvain et Laudine n'est pas le couple idéal. Leur relation fondée

sur une injustice ne peut pas durer. Dans Yvain, comme dans Erec, le mariage ne constitue pas

une fin en soi mais annonce une crise dont la solution mènera les protagonistes vers la sagesse

et la perfection. 

La situation initiale que constitue ce "premerains vers"   est ambiguë, ironique: toutes les

valeurs sont perverties, faussées. Nous sommes en plein "contenu inverse": injustice, pseudo-

amour et faux mariage, et le héros devra logiquement et nécessairement tendre vers le "contenu

posé"; c' est à dire vers la justice et  le vrai mariage. Mais la quête d'Yvain sera longue et

périlleuse. " " Li premerains vers" dans Yvain, comme dans Erec, ne contient pas la "première

épreuve" dans le sens où l'emploie R.BEZZOLA mais constitue la situation où tous les éléments

du roman se mettent en place". [35]

 

B- LA CRISE DE L'AMOUR ET DU MARIAGE: LE CONFLIT ENTRE AMOUR ET ACTION

 

Un tel mariage, qui clôt la première séquence du Chevalier au lion ne peut pas

constituer une conclusion du roman. C' est avec le mariage que les choses sérieuses peuvent

commencer. Il n'est pas une fin ou un aboutissement en soi, mais il est le commencement d'une

vie à deux qui est, elle aussi une "aventure". Le mariage est la consécration par la société de

l'amour que partagent deux jeunes gens.  

Par exemple, Erec a tenu à célébrer ses noces, en grande pompe, à la cour d'Arthur. Il

n'a pas voulu se marier à la "sauvette". De même, Laudine, bien qu'elle soit la Dame du domaine

de la fontaine (elle est comtesse dans le conte gallois Owein[36]) a voulu avoir 1'accord de ses

barons avant d'épouser Yvain. L'amour doit toujours aboutir au mariage qui est, selon Chrétien

l'institution sociale capable de 1e préserver. Quand l'amour est réellement partagé, les deux

Page 27: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

amants doivent se marier- C'est la leçon que nous tirons du Cligés[37], quand la reine Guenièvre

déclare au jeune Alixandre et à Soredamor qui s'aiment passionnément: (Cligès, vers 2304 -

2307) 

"Par mariage et par enor      

 vos antroconpaigniez ansanble . 

Ensi porra, si con moi sanble  

Vostre amors longuement durer."    

Le mariage garantit la permanence de l'amour.  L'union conjugale telle que la présente

Guenièvre est le seul dénouement honorable de la passion. C'est le cas pour Alixandre et

Soredamor dont le mariage a été le couronnement de leur amour, amour qui durera toute leur vie.

Chrétien de Troyes est tout à fait opposé à l'amour démesuré, à l'amour- passion

symbolisé par le couple, tristement célèbre, Tristan et Yseut, et qu'il condamne quand il fait dire à

Fénice : (Cligès, vers 3150 - 3154) 

Je ne me porroie acorder  

A la vie qu'Iseuz mena  

Amors an li trop vilena: 

Car ses cors fu a deus rantiers  

Et ses cuers fu a 1'un antiers. 

Le mariage seul unit véritablement les amoureux. Il préserve de toute tension entre l'individu et la

société . 

Chrétien de Troyes se fait le chantre de l'amour conjugal, mais pas de n'importe quel

mariage: ce qui intéresse notre auteur c'est le vrai mariage; un mariage où règne une "pes sanz

fin".[38] Dans ses romans, il a toujours donné deux conceptions du mariage: le faux et le vrai - Ce

qui explique, selon Maurice Accarie, la structure même de ses romans: "La structure bipartite des

romans conjugaux n'est pas une astuce d'écrivain, mais une nécessité de la lecture morale

opposant les faux et les vrais mariages pour aboutir à la définition d'une union idéale" . [39] 

Page 28: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Tel qu'il les a présentés à la fin de la première séquence de son roman, Chrétien nous

induit déjà à penser que les deux personnages ont fait un faux mariage. Tout ce qu'Yvain fait est

irréfléchi, depuis son départ de la cour d'Arthur pour tenter l'aventure de la fontaine   jusqu'à son

mariage avec Laudine. Son action n'est motivée que par un désir de gloire personnelle: pour lui,

l'aventure de la fontaine se résume à un simple exploit et Laudine n'est qu'un trophée qu'il a

vaillamment mérité. Toute la suite du roman sera impliquée par cette grave erreur de jugement. 

Au niveau psychologique et moral, Yvain est encore incomplet, et il devra évoluer pour devenir un

homme mûr et responsable. Yvain a réussi trop facilement et a obtenu trop rapidement la main de

Laudine. Il n'a pas vraiment mérité la dame de la fontaine pour qui il n'a éprouvé qu'un violent

"coup de foudre". Il s'est trompé sur la nature de ses sentiments car, peu de jours après son

mariage, il est déjà prêt à quitter cette femme qu'il dit aimer plus que tout au monde- Et c'est pour

cette raison qu'il ne va pas résister longtemps aux exhortations de Gauvain qui lui a demandé de

repartir courir les tournois avec lui. Yvain se laisse convaincre si facilement que le lecteur doute

de ses sentiments: le goût de l'action chevaleresque chez Yvain passe avant le service de la

femme aimée- le choix d'Yvain va déclencher la crise du mariage et va poser le problème du

conflit entre Amour et Action.

 

I - LE DEPART D' YVAIN ET LA NAISSANCE DE LA CRISE 

C'est avec l'arrivée, attendue prévue et, d'Arthur et de sa cour que la. Crise de l'amour et

du mariage va naître. Dans  les romans de Chrétien, du moins dans Erec et Enide et  Le

Chevalier au Lion, le mariage,  qui clôt la première séquence du récit va être ébranlé par une

crise. Une crise qui met à jour la fragilité d'un mariage conclu trop rapidement: elle est provoquée

par une tension entre l'individu et la société. Elle naît d'événements extérieurs au couple pour

s'intérioriser et se transformer en conflit intime.  

En s'ingérant dans les affaires du couple, le monde extérieur engendre une crise grave.

Mais ce conflit est nécessaire pour faire avancer les choses. Le véritable roman ne commence,

aussi bien dans Erec et Enide que dans Le Chevalier au Lion, qu'après le mariage. La crise, 

véritable nœud, fait rebondir l'action. "Chrétien n'est pas de ces romanciers qui dénouent leur

intrigue sur l'heureuse fin des épousailles. Il sait au contraire que ce dénouement est trompeur, et

c'est ensuite seulement que commence l'épreuve de vérité". [40] 

Le mariage rapidement conclu doit être mis à l'épreuve- Pour mériter le bonheur les protagonistes doivent passer par des épreuves, ce qu'ils n'ont pas fait au début: les conflits sont nécessaires car ils vont mener le couple vers le vrai mariage.  

Page 29: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

C' est avec la crise que l'Aventure authentique commence. Reto. R. Bezzolo, dans le

sens de l'aventure et de l'amour [41]a mis en lumière cette idée. Il écrit, en faisant un parallèle

entre Yvain et Erec: "Dans les deux cas, cette suite d'aventures naît d'une crise dans l'amour du

héros, crise qui éclate après la conquête de la dame et l'apparent "happy end" du mariage; dans

les deux cas, le héros n'a pas compris ce qui s'est passé dans sa vie lorsqu'il fut appelé par le

sort à conquérir l'amour de sa dame. "  Ainsi, 1'exploit accompli par le jeune homme irréfléchi doit

céder la place à l'aventure de l'adulte. Le héros doit se mesurer à la vie pour s'accomplir et se

transformer en chevalier parfait, en amant et en époux fidèle et accompli. 

L'union de Laudine et d'Yvain qui pourrait être régulière et sans histoire se complique avec l'intervention de Gauvain. Ce dernier demande à Yvain de reprendre ensemble leur campagnes de tournois pour quérir gloire et honneur. Il exhorte son ami à courir à nouveau l'aventure, seul moyen selon Gauvain, pour préserver l'amour de Laudine- Un bon chevalier ne doit pas se détourner de la prouesse sinon il ne mérite plus d'être aimé :

Amander doit de bele dame                        2491 

Qui l'a a amie ou a fame,  

Que n'est puis droiz que ele l'aint  

Que ses los et ses pris remaint.                 2494 

Dans la logique de Gauvain, le chevalier se doit de prouver et de clamer, constamment, haut et

fort, sa gloire et son renom. En restant auprès de Laudine, Yvain risque de devenir "recreant".

L'épouse ne doit nullement empêcher le chevalier de s'épanouir. Et le seul moyen pour garder la

forme, c'est de fréquenter les tournois. Gauvain, au nom de l'amitié qu'il éprouve pour Yvain,

conseille à son ami de repartir avec lui.

Dans ses propos, Gauvain semble résumer la leçon d'Erec et Enide: l'époux ne doit pas

s'adonner exclusivement au bonheur de l'amour conjugal. Yvain ne doit pas tomber dans les

mêmes erreurs qu'Erec. On ne sait pas si Gauvain y fait référence, mais on peut être sûr que

Chrétien, lui, fait le rapprochement avec son premier roman. En effet, Erec s'est détourné de la

chevalerie pour ne s'occuper que d'Enide.  Il s'est adonné à un bonheur égoïste:   

Mes tant l'ama Erec d'amors,                     2430 

          Que d'armes mes ne li chaloit,  

Ne a tornoiemant n'aloit.  

Page 30: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

N'avoir mes soing de romoier :  

A sa fame volt dosnoier,  

Si an fist s'amie et sa drue;  

En li a mise s'antendue,  

En acoler et an beisier;  

Ne se quierent d'el aeisier.                     2438 

Les chevaliers d'Erec déplorent qu'il n'aille plus tournoyer avec eux. Ils commencent à le blâmer

et à le traiter de recreant. 

Erec a commis un péché à la fois envers la chevalerie et envers les règles de l'amour

courtois: en négligeant les tournois, Erec ne considère pas Enide comme sa dame mais

simplement comme sa fame. Erec n'aurait pas dû oublier qu'Enide est avant tout une dame  qu'il

doit toujours conquérir et à qui il doit toujours faire honneur- Mais dans la logique d'Erec "le

tournoi n'a rien à faire avec le mariage. Le chevalier ne "tournoie" pas en l'honneur de sa femme,

mais bien pour conquérir toujours à nouveau les grâces de sa dame". [42] 

Gauvain ne souhaite pas à son ami de revivre les problèmes d'Erec et d'épuiser

rapidement son amour car "un bonheur retardé gagne en saveur, et plaisir léger, remis à plus

tard, est plus doux à goûter qu'une félicité savourée sans répit". (vers 2517-2520) Il continue sa

démonstration pour prouver à son ami que partir tournoyer est une nécessité, mais une nécessité

qui donnera ses fruits car l'amour de la dame n'en sera que plus grand! Seuls les actes de

bravoure et la prouesse chevaleresque permettront la durée et l'épanouissement de l'amour:  

"Joie d'amors qui vient a tart                   2521 

sanble la vert busche qui art,

qui dedanz rant plus grant chalor  

et plus se tient en sa valor,  

quant plus demore a alumer".                     2525 

Gauvain s'érige en apôtre de la Fin'amors: le chevalier doit se défier de l'amour qui lui fait bientôt oublier prouesse et gloire. le chevalier doit mettre sa prouesse au service de la dame aimée. Pour

Page 31: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Gauvain, la prouesse semble être la seule preuve d'amour qu'un chevalier puisse donner à sa dame. Yvain finit par être convaincu:  

Mes sire Gauvains tant li dist                   2541

Ceste chose, et tant li requist  

Qu'il creanta qu'il le diroit  

A sa fame, et puis s'an iroit  

S'il an puet le congié avoir;                    2545 

Pour atteindre son objectif, Yvain recourt à 1a solution du don contraignant pour obliger

Laudine à le laisser partir. Gauvain a éveillé le conflit latent entre Amour et Action. Consciente de

ce problème Laudine trouve un compromis: Yvain peut aller, encore une fois, courir les tournois

pour esprover sa proesce et son hardemant, mais seulement pour une année.[43] Laudine résout

le conflit entre amour et action d'une manière très raisonnable- Ses concessions aux exigences

de la Chevalerie permettent de sauvegarder l'amour et le mariage.  

Ayant obtenu la permission de son épouse, Yvain quitte le domaine de la fontaine pour 

repartir avec la cour d'Arthur. Les époux se séparent et se font les plus tendres adieux.

 

Si Yvain est un combattant redoutable et un fier guerrier, il n'a rien du parfait mari. Il n'avait pas à partir. Son devoir était de rester auprès de sa femme et la protéger comme le pin protège la fontaine magique. Emporté encore une fois par son désir de gloire, il décide de partir. Gauvain a su éveiller en lui la tentation de combattre et de s'exhiber dans des tournois futiles. Les Conseils de Gauvain sont mauvais et très discutables et Yvain n'a pas raison de le suivre. Comment a-t-il pu accorder crédit aux conseils de quelqu'un qui ne connaît rien à l'amour véritable, quelqu'un qui est incapable de se stabiliser et de se marier ?  

Gauvain, "soleil de la chevalerie" peut être, n'a rien compris à la situation d'Yvain. En

effet, le conflit entre amour et action, entre amour et chevalerie n'a pas lieu d'exister puisqu'en

épousant Laudine, Yvain est devenu le défenseur de la fontaine. Il pourra, en repoussant les

éventuels agresseurs, concilier son amour pour sa dame et son amour pour la chevalerie : en

restant auprès de Laudine, Yvain ne deviendra pas recreant. Yvain ne vit pas la même situation

qu'Erec- Et à cette occasion, nous exprimons notre total désaccord avec Maurice Accarie qui écrit

dans un de ses articles : "Il ne fait aucun doute qu'en cet instant Yvain est sur la pente

dangereuse de la recreantise et que l'avertissement de son compagnon est légitime : chevalier

sans amour au début du roman, il est devenu amoureux sans chevalerie".[44] Nous ne pensons

Page 32: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

pas qu'Yvain puisse déjà être, même pas au bout de quinze jours, sur la "pente dangereuse de la

recreantise".  De plus il paraît peu probable qu'Yvain soit devenu un "amoureux sans chevalerie"

puisqu'il doit défendre la fontaine.   

Gauvain n'a pas à s'ingérer dans la vie du couple. Il a peut-être été jaloux du bonheur de

son ami, alors que lui souffre de la solitude et ne vit que dans le monde des apparences, car la

fin'amors et tout son protocole ne sont qu'un jeu qui ne mène à rien de sérieux comme par

exemple sa petite aventure avec Lunete. Gauvain, contrairement aux autres héros, est incapable

de franchir le pas. Il ne peut pas vivre avec une seule personne- Il est connu pour ses

nombreuses aventures galantes, aussi bien chez Chrétien que chez d'autres romanciers. "A la

différence de Lancelot et de Perceval Gauvain reste en effet, d'un roman à l'autre, un être

incapable ou empêché par quelque force obscure, d'aller jusqu'au terme de son désir, de se

forger les lignes nettes d'un destin héroïque ou amoureux".[45] Gauvain est donc condamné à

rester ce chevalier porteur des valeurs, parfois rétrogrades, de la cour d'Arthur.  

La fin de son discours n'est pas sans nous faire penser qu'il éprouve une certaine

amertume en pensant à sa condition. Il envie la chance d'Yvain :  

"ne por ce ne le di ge mie,                      2529 

se j'avoie si bele amie

con vos avez, biax dolz conpainz,

foi que je doi Deu et toz sainz  

molt a ennuiz la leisseroie!  

A escïant, fos an seroie ."   [46]                   2534 

Gauvain laisse donc entendre, à la fin, que s'il avait rencontré une femme comme Laudine, il

serait resté auprès d'elle. Il aurait été fou de la laisser.  

Mais Yvain, ingénu comme il est, ne semble pas bien percevoir le sens profond des

paroles de Gauvain. Tout ce qu'il en retient c'est la nécessité de partir. Yvain manque encore de

réflexion et de mesure. Il n'est pas encore capable de se prendre en main tout seul- Il a toujours

besoin qu'on le guide, qu'on lui montre ce qu'il faut faire. Mais en choisissant délibérément de

partir avec Gauvain, Yvain ne réalise pas qu'il commet une faute grave envers "recreantise" par

l'abandon de sa femme n'est pas la bonne solution;  Yvain n'a pas su concilier Amour et

Page 33: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Chevalerie- Le choix d'Yvain montre à quel point le héros n'a pas encore pris conscience de tout

ce qui lui est arrivé: l'aventure de la fontaine n'est pas perçue comme une véritable initiation mais

simplement comme un exploit. Cette confusion, Yvain va la payer très cher en perdant l'amour de

sa dame et en tombant dans la folie.

 

II- LA TRANSGRESSION DE L'INTERDIT ET LA PUNITION IMPOSEE PAR LAUDINE :   

En revenant dans son monde d'origine, Yvain reprend ses habitudes de Chevalier de la

cour d'Arthur. Il passe son temps avec son ami Gauvain, à tournoyer et à se montrer devant les

dames et les gentilshommes de Bretagne. Il se donne à cœur joie à ces manifestations

mondaines qui donnent satisfaction au besoin de bataille qu'éprouve le chevalier. Toujours

victorieux, Yvain semble prouver qu'il n'est pas recréant et qu'au contraire il est vaillant chevalier.

Pendant plus d'une année, avec Gauvain, il ne fait qu'accumuler 1es actes de prouesse et de

bravoure. 

S'adonnant totalement à ces plaisirs, Yvain s'oublie et oublie par la même de penser à sa

femme. Et il ne pouvait pas y penser puisque Gauvain de toutes les manières, l'en aurait

empêché. Le couple Gauvain / Yvain se substitue au couple Yvain / Laudine;  Gauvain couve son

ami. Il l'étouffe et ne lui laisse aucun moment de répit. Yvain n'a pas le temps de penser puisque

Gauvain l'emmène à tous les tournois:  

Aus tornoiemanz vont andui                       2671 

Par toz les leus ou l'en tornoie ;                  2672 

Gauvain fait tout pour ne pas perdre son ami et, pour Yvain, l'amitié partagée semble prendre le

pas sur l'amour.  

Yvain, sur les Conseils de Gauvain, a quitté sa femme pour raviver son amour et pour

mieux la mériter.  Mais le remède se révèle être pire que le mal: sa femme est oubliée et le délai

accordé est largement dépassé.  

Pris dans la tourmente des perpétuels tournois, il laisse passer le moment du retour et

quand il s'en rend compte, il est désormais trop tard. Le mal est fait et Yvain doit payer sa faute.

Voyons comment cet épisode est décrit dans le roman.  

Page 34: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Un jour, alors qu'il était de nouveau à la cour d'Arthur après une longue campagne de

tournois, Yvain songe à sa femme  (la première fois depuis son départ) et réalise qu'il n'a pas

tenu sa promesse. Et à ce moment précis, une dameisele montée sur un palefroi noir arrive

précipitamment à la cour. C'est la messagère de Laudine, qui salue Arthur, Gauvain et toute la

cour à l'exception d'Yvain "le menteur, le trompeur, le déloyal, le fourbe qui l'a trompée et

abusée".  Laudine signifie publiquement sa rupture avec Yvain. ce dernier n'a pas été à la hauteur

de son amour. Elle l'a attendu vainement et fidèlement alors que lui l'a dédaignée. Mais

désormais tout est fini entre eux. Yvain doit rendre l'anneau qui était le symbole de leur amour et

de leur union. Yvain est abasourdi par ce malheur qui fond sur lui. Il doit fuir pour cacher sa

douleur et sa honte. Il aurait préféré que la terre l'engloutisse car seule la mort est capable

d'effacer ses tourments. Il quitte la cour en courant, traverse les champs pour se réfugier au fin

fond de la forêt. 

La rupture avec Laudine était inévitable. Yvain a transgressé l'interdit: en ne revenant pas

au terme de l'année, il rompt son engagement et la dame a le droit de le punir en lui retirant

confiance et amour. Yvain est coupable et ce n'est que justice si Laudine le punit. Tous les torts

sont du côté d'Yvain car sa femme l'avait averti que les conséquences seraient irrémédiables et

que son courroux serait sans 1imite:  

Mes l'amors devanra haïne  

Que j'ai en vos, toz an soiez

Seürs, se vos trespassïez

Le terme que je vos dirai;

Sachiez que ja n'en mantirai:  

Se vos mantez, je dirai voir. 

L'interdit qu'a posé Laudine à Yvain correspond exactement à l'interdit imposé par la fée

au mortel qui jouit de ses faveurs[47] : son amant a tous les droits sauf celui de transgresser

l'interdit. C'est le scénario que nous trouvons dans le Lai de Lanval: si Lanval dévoile da relation

avec la fée il risque de ne plus la revoir:  

" Amis, fet ele, or vus chasti,                  143 

Si vus cornant e si vus pri :

Page 35: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Ne vus descovrez a nul humme

De ceo vus dirai ja la summe :  

A tuz jurs m'avriez perdue,   

Si ceste amur esteit seüe :  

Jamés nem purrïez veeir  

Ne de mun cors seisine aveir."                   150

Comme Yvain, Lanval n'a pas respecté la volonté de sa dame: il a transgressé l'interdit et il perd par-là toutes les faveurs accordées par la fée.  

La ressemblance entre nos deux héros est grande - Tous deux après la punition imposée par leurs dames respectives ont vécu des moments difficiles - Ils en viennent parfois à souhaiter la mort pour se punir de leurs méfaits:  

   Lanval:  

  Lanval i vet od sun grant doel;        357

                  Il l'eüssent ocis sun veoil!                 358  

   Yvain:   

Ne het tant rien con lui meïsme,       2792 

                       Ne ne set a cui se confort

                       De lui qui soi meïsme a mort.           2794

Nos deux héros ont commis un péché: c' est contre Amour qu'ils ont failli. Il ne leur reste plus que le repentir. Leur douleur est accablante et leur expiation sera longue et difficile avant de pouvoir jouir à nouveau des joies de l'amour.  

Mais la rupture dans le cas d'Yvain va avoir plus d'impact que dans Lanval. La crise que

provoque Laudine est plus brutale car c'est devant tout le monde qu'elle lui a reproché sa faute  et

signifié la rupture- Yvain ne se sent plus le droit de siéger à la Table Ronde; il doit partir, s'exiler.

Mais la perte de l'amour est encore plus grave que celle de l'honneur: Yvain ne peut plus vivre, et,

à défaut de la mort, son seul refuge semble désormais être la folie.  

Page 36: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

En cessant de posséder l'anneau d'invincibilité que lui avait donné Laudine en gage d'amour, Yvain réalise que la séparation avec sa femme est irrémédiable. En effet, l anneau transmis par Laudine symbolise l'amour et garantissait la réunion.  

Si l'anneau symbolise l'amour de Laudine, sa reprise signifie sa colère et sa décision de

rupture. Yvain est conscient de cela. Il sait désormais que le seul lien entre lui et sa femme est

brisé et que tout espoir de se faire pardonner est perdu à jamais. Il a été inconscient de préférer

la compagnie de Gauvain à celle de Laudine, et, maintenant il mesure l'ampleur de sa faute. Sa

douleur, son désespoir, lui montent à la tête comme un torbeillons (vers 2806) qui lui fait perdre la

raison. 

Yvain n'a eu que ce qu'il mérite. Si Laudine le punit sévèrement ce n'est que justice. Il n'a

pas cessé d'accumuler les transgressions et de se comporter en faux- héros: il doit payer

chèrement tous ses actes irréfléchis et démesurés- Yvain doit expier toutes ses fautes: il a oublié

et il n'avait pas le droit de le faire. Il doit se rappeler constamment que le meurtre d'Esclados n'a

pas été vengé, que son mariage avec Laudine n'est pas une partie de plaisir et qu'il s'était

engagé, par un contrat, à défendre la fontaine. Laudine a pardonné la première transgression car

il fallait trouver un défenseur pour la fontaine. Mais Yvain a failli à ses devoirs d'époux, d'amant et

de Chevalier. Laudine a donc tous les droits de le châtier.   

Pour Yvain, l'aventure de la fontaine finit bien piteusement. L'exploit du chevalier est

complètement remis en question. Yvain n'a pas montré sa prouesse et son hardemant. Il a prouvé

qu'il n'est pas encore un chevalier accompli et que son parcours est loin d'être achevé. Il doit

rompre avec le passé pour entreprendre une véritable quête dans laquelle il se comportera en

héros, au sens plein du terme. 

La crise que provoque Laudine fait rebondir l'action du roman, ou plutôt le "conte bleu" se

mue en véritable roman. Yvain est un personnage problématique, contrairement au héros du

conte. C'est après la crise qu'Yvain prend conscience de la nécessité d'évoluer pour tendre vers

le " contenu posé" , c'est à dire devenir un chevalier juste et un mari parfait.   

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DEUXIEME PARTIE:  

Page 37: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

LE REPENTIR ET LA REDEMPTION D'YVAIN U LA CHEVALERIE AU SERVICE DE LA JUSTICE  

Le Chevalier au lion, comme nous l'avons vu dans la première partie, continue à suivre

le scénario archétypique du motif de   la fée à la fontaine.[48] Yvain, comme le héros des contes

merveilleux, après avoir transgressé l'interdit (ce que Laurence Harf-Lancner appelle le " pacte")

va essayer de reconquérir son épouse.  Ce motif est très récurrent dans 1a 1ittérature et se

retrouve dans tous les folklores. Nous ne citerons que quelques exemples : l'histoire d'Eros et

Psyché dans Les métamorphoses d'Apulée, le roman de Partonopeus de Blois, Hassan de

Bassorah dans les Mille et Une Nuits. Dans tous ces cas le héros (ou l'héroïne), ayant perdu

1'objet de son amour, se met en quête pour retrouver le bonheur. Tous les personnages que nous

avons cités, subissent des épreuves, accomplissent des ,'travaux" pour mériter le pardon.  

Comme ces illustres héros, Yvain va s'affirmer en sortant de l'ombre pour commencer sa

véritable Aventure. Il va signifier son repentir, non par de simples paroles mais par des actes, par

des travaux dignes d'Hercule. la quête d'Yvain va être placée sous le signe de la justice: la

Chevalerie que va symboliser désormais Yvain est une chevalerie exemplaire qui rend service à

l'humanité en défendant le droit et la justice - Yvain va lutter avec acharnement contre le mal sous

toutes ses formes - mais surtout sous celle de l'injustice. 

La quête d'Yvain va être longue et difficile- Mais ce sera un moyen pour accomplir sa

destinée: l'aventure ne sera plus perçue comme un exploit, mais comme une recherche de

l'identité, de la découverte et de l'affirmation du (vrai) Moi. Elle va permettre à Yvain de réaliser

son unité (puisque le cœur est resté chez Laudine et que le corps est parti avec la cour d'Arthur

v.2641- 2652 [49]), de se réconcilier avec lui-même, avec la société dont il s'est exclu, et enfin- ce

qui est à ses yeux le plus important- avec Laudine.  

A - LA RECONQUETE DE LA RAISON ET DE LA LUCIDITE 

La folie d'Yvain dure peu et le personnage tirant les leçons du passé se met en quête du

"contenu posé" de son histoire. Nous allons désormais avoir affaire à un homme nouveau, à "1'

autre visage du héros"[50]. Ce changement est la conséquence de deux épisodes.

Page 38: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

I - L'épisode de l'onguent magique:

Si la folie est due à la condamnation d'un femme, en l'occurrence Laudine, " sa fame",

Yvain ne sort de cet état que grâce à 1'intervention d'une autre femme.

En quittant la cour d'Arthur, meurtri par la douleur, Yvain se réfugie dans la folie. Il erre

dans la forêt et vit comme un homme sauvage jusqu'au jour où une dame et deux puceles de  sa

suite l'aperçoivent en train de dormir sous un arbre. L'une des deux demoiselles s'approche de lui

et le reconnaît à une cicatrice qu'il portait au visage. Elle s'étonne de le voir dans un état aussi

déplorable. Affligée, la demoiselle retourne à sa maîtresse pour la mettre au courant de sa

découverte: "Dame, j'ai découvert Yvain le chevalier le mieux éprouvé du monde et le plus

émérite; mais j'ignore dans quel malheur est tombé un homme aussi noble; peut-être est-ce

quelque chagrin qui le fait vivre dans un tel état: on peut bien devenir fou de douleur et il est clair

qu'il n'a pas toute sa raison; jamais en vérité il n'en serait venu à mener une vie si pitoyable s'il

n'avait perdu 1'esprit".[51] Puis la demoiselle prie la dame de venir en aide à Yvain car s'il guérit il

serait capable de la défendre contre son ennemi juré, le comte Alier. 

La demoiselle joue ici le même rôle que Lunete: toutes les deux se rallient à la cause

d'Yvain et essayent de convaincre leurs maîtresses de lui venir en aide. Dans les deux cas, les

suivantes invoquent la raison d'état:  

   Lunete:

"Mes or dites, si ne vos griet,                  1618

vostre terre qui desfandra  

quant li roi Artus i vendra  

qui doit venir l'autre semainne

au perron et a la fontaine ?"                    1622 

   La suivante de la dame de Norison:  

"Car trop vos a mal envaïe                       2934

li cuens Aliers qui vos guerroie.  

Page 39: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

La guerre de vos deux verroie  

A vostre grant enor finee,

Se Dex si boene destines

Li donoit, qu'il ne remeïst  

En son san, et s'antremeïst  

De vos eidier a cest besoing".                   2941 

Comme Laudine, la dame de Norison se plie à la volonté de sa suivante. Elle la rassure, car elle a

en sa possession un onguent magique, donné par la sage fée Morgane, qui peut guérir Yvain et

lui ôter de la tête "tote la rage et la tempeste". Revenue à son chastel, la dame confie à sa

suivante le précieux remède tout en lui recommandant de ne pas le gaspiller car il suffit d'en

appliquer une petite dose sur le front pour que te malade recouvre sa raison.  

La pucele se hâte de rejoindre le "fol". Arrivé auprès de lui, elle l'enduit sur tout le corps,

oubliant ainsi les recommandations de sa maîtresse. Elle réussit sans peine à lui chasser du

cerveau " la rage et la melencolie"(vers 3001): l'auxiliaire magique de la dame de Norison semble

être l'antidote à la punition de Laudine. A son réveil Yvain retrouve sa raison mais son corps est

encore faible. La suivante l'emmène au château de sa maîtresse. Yvain y reçoit tous les soins

jusqu'à ce qu'i1 se rétablisse totalement.  

Insistons encore une fois sur le parallèle que l'on peut établir entre Lunete et les

suivantes de la dame de Norison. Dans les deux cas, ces puceles s'occupent d'Yvain comme des

mères: elles le lavent et l'habillent. En superposant les deux situations  il apparaît que Chrétien

utilise presque les mêmes termes pour décrire ces rituels:

   Lunete:

Si le fet chascun jor baignier

Son chief laver et apleignier;

   La dame de Norison et ses suivantes:  

Page 40: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Sel baignent, et son chief li levent             3130

Et sel font rere et reoignier  

La barbe a plain poing sor la face. 3133 

Jusqu' ici les femmes sont toujours au service d'Yvain et font tout pour satisfaire ses désirs: on a l'impression que Lunete et les suivantes de la dame de Norison jouent le rôle de mère.  

Le séjour d'Yvain chez la dame de Norison est la première étape de la reconquête de la

raison et de la lucidité: Yvain est désormais sorti de la folie et il opère son retour vers la

civilisation et vers la société. C'est pour cette raison que l'utilisation de l'onguent magique revêt

une importance capitale car c'est à partir de ce moment qu'Yvain va commencer son processus

d'individuation[52] : l'onguent magique, outre le fait qu'il purifie et  semble effacer le passé, va

faire d'Yvain un homme nouveau: Yvain va devenir un chevalier qui met son épée et sa prouesse

au service des opprimés. Toute son action va être pour l'ordre, le droit et la justice.  

Au sortir de la folie, Yvain prend conscience de ce que doit être un véritable chevalier.

Yvain le prouve très vite: juste après son réveil, il demande à la pucele qui l'a guéri s'il peut lui

être utile:

"Dameisele, or me dites donc                     3074 

se vos avez besoing de moi?"  

A ce moment, nous semble-t-il, Yvain donne l'impression qu'il réalise déjà qu'il a un devoir à accomplir et qu'il lui faut renoncer à l'égoïsme et au désir effréné de gloire personnelle qui l'animait lorsqu'il était parti tenter l'aventure de la fontaine, puis lorsqu'il avait quitté sa femme pour aller courir les tournois avec Gauvain.  

Utile, Yvain va le devenir en prenant la défense de la dame de Norison. Il ne cherche plus

l'exploit pour l'exploit. Il montre qu'il assume pleinement sa fonction de chevalier en combattant

pour la justice.  

Selon Chrétien, un bon chevalier ne peut réellement prouver sa valeur qu'en servant des causes justes et celle de la dame de Norison en est une.  

En prenant le parti de sa bienfaitrice, Yvain opte pour l'ordre et pour le bien: il refuse de

rester impassible devant 1'injustice. Il décide donc de combattre le comte Alier qui saccage le

domaine de la dame de Norison pour la forcer à l'épouser. Le comte Alier est outrecuidant, un

provocateur sans vergogne, poussé par la "conveitise" (le vice le moins noble qui soit).  

Page 41: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Le comte Alier est dans son tort et ses actions sont démesurées, comme l'étaient celles

d'Yvain dans la situation initiale du roman. C'est pour cette raison que nous avons l'impression

qu'Yvain en luttant contre le comte Alier, mène en quelque sorte une confrontation avec son

"ombre". En venant à bout de l'opposant, Yvain surmonte définitivement son "mal": l'agressivité et

la démesure. Le passé d'Yvain, c' est à dire toute la période d'avant la folie, est dépassée: c' est à

un homme nouveau que nous avons affaire maintenant, un homme nouveau qui commence sa

quête du "contenu posé" .  

Cette quête se fait loin de la cour d'Arthur qu'Yvain a quittée pour se réfugier dans la

forêt. Son destin est entre ses mains; la véritable aventure, qui ne signifie pas seulement "preuve

de valeur et de vertu" mais aussi "recherche d'une félicité perdue",[53] a commencé. En effet, en

défendant la dame de Norison, Yvain entreprend déjà sa quête de Laudine.  En venant en aide à

cette figure de la féminité, Yvain inconsciemment pense à sa femme. A ce propos; Gérard

Chandès écrit: "Sauver la féminité, qui l'a préservé de la  mort (...) dans la folie (la dame de

Norison) pour acheter celle qu'il a oubliée, telle est la motivation première d'Yvain". [54] Il est

certain donc, que la défense de la dame de Norison est le premier maillon de la chaîne qui va

mener Yvain à la réconciliation avec Laudine.  Sinon, pourquoi refuse-t-il l'offre de la dame de

Norison qui lui propose de devenir son amie et sa femme. On pourrait penser que s'i1 n'y avait

pas eu Laudine, Yvain aurait pu accepter cette union. Mais pour lui une telle éventualité est

inconcevable et, malgré sa séparation avec la dame de la fontaine, il veut lui rester fidèle et se

faire pardonner car l'amour qu'il lui porte semble être trop grand pour être nié d'un coup. Comme

l'a expliqué Jean Claude Aubailly,[55]  Yvain se retrouve après sa victoire sur le comte Alier dans

une situation comparable à celle qu'il a vécue après sa victoire sur Esclados Le Roux. Mais i1 ne

retombe pas dans les erreurs du passé: Yvain est maintenant capable de freiner ses désirs.

Donc, ce n'est pas sans raison qu'il refuse l'offre de la dame de Norison, laquelle ne lui apparaît

que comme une projection, une autre image de Laudine. 

La rencontre avec la dame de Norison est une étape importante dans le processus

d'individuation d'Yvain. Outre le fait qu'elle lui permet de sortir de la folie pour revenir dans le

monde des hommes, elle lui donne aussi l'occasion de renouer avec la chevalerie qu'il a quittée

en s'exilant volontairement de la cour d'Arthur. Et c'est en ce sens que le combat contre le comte

Alier revêt une importance capitale: il est le premier combat après la folie, et le premier d'une

série de combats pour le bien et la justice.  

Ce premier combat suffit " à le faire exister à nouveau pleinement"[56] en tant que

véritable chevalier.  En effet, pendant ce combat , Yvain donne des preuves surabondantes de sa

force et de sa prouesse: il se bat comme un lion et décime les rangs de ses ennemis. Son

Page 42: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

courage redonne espoir à ses compagnons (les gens de la dame de Norison) et les force à se

battre avec vaillance:

Et cil qui avec lui estoient                     3167

Por lui grant hardemant prenoient;   

La prouesse d'Yvain est comparable à celle de Lancelot, qui, lorsqu'il se mêle à la bataille

des captifs de Logres, par sa vaillance, vient seul à bout de tous les ennemis. En voyant Lancelot

se battre bravement et en apprenant qu'i1 est l'homme qui 1es sortira de 1'exil, les captifs

prennent exemple sur lui car la joie fait décupler leur courage:

De la joie que i1 en orent  

Lors croist force, et s'an esvertüent  

Tant, que mainz des autres an tüent,  

Et plus les mainnent leidemant

Por le bien feire seulemant  

D'un seul chevalier, ce me samble, 

Que par toz les autres ansanble.                   Lancelot, 2426 -2432  

Celui qui a vaincu l'épreuve de la folie est maintenant investi d'une  puissance qui transforme tout son entourage:  

Que tex a poinne ovrer antasche,                 3169 

Quant il voit c'uns prodon alasche

Devant lui tote une hesoingne,  

que maintenant honte et vergoingne  

1i cort sus, et si giete fors  

le povre cuer qu'il a e1 cors,

si li done sostenemant,  

Page 43: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

cuer de prodome et hardemant.                    3176 

Yvain, à la tête de ses compagnons, ne met pas longtemps à vaincre ses adversaires et à capturer l'ennemi de sa bienfaitrice. 

Dès ce premier combat pour la justice, Yvain est considéré par la foule de Norison

comme un héros; Ces gens qui le connaissent à peine lui décernent les plus grands éloges et le

font accéder à la dimension mythique [57]de héros salvateur: la prouesse d'Yvain est supérieure à

celle de Roland:  

Et veez cornant il le fet                        3229

De l'espee quant il la tret !  

Onques ne fist par Durandart

Rolanz des Turs, si grant essart

En Roncevax ne an Espaigne.                      3233 

Yvain surpassant et dépassant le légendaire Roland est maintenant capable de s'attaquer à quiconque. Désormais aucun obstacle ne peut l'empêcher de gagner, de vaincre.  

Ce premier combat d'où Yvain sort comblé de gloire et de louanges restera inconnu à la

cour d'Arthur et à la cour de Laudine- La réintégration du héros dans la société ne fait que

commencer et il devra encore fournir les preuves de son évolution.  

Le combat contre le comte Alier est le premier volet du diptyque que constitue l'épreuve

que Greïmas appelle "qualifiante". Le deuxième volet est la rencontre avec le lion.  

II- La rencontre avec le lion:  

Nous avons vu que l'onguent magique a rendu la raison et la lucidité à Yvain et que le combat contre le comte Alier lui a permis de se mesurer contre son "ombre". mais dans le "roman", il y a un épisode qui joue un rôle primordial dans la poursuite du processus d'individuation, c' est la rencontre avec le lion. 

Cet épisode est important dans 1a structure et dans le sens du roman. Il se place

exactement au centre du roman (vers 3337- 34491 et sans doute, ce n'est nullement 1'effet du

hasard puisqu'il est capital dans la définition du sens de l'évolution d'Yvain. Placé en position de

pivot, il délimite un avant et un après, ou plus exactement une fin et un re-commencement. En

effet, dès 1a rencontre avec le lion. Yvain va trouver le sens de son aventure, le sens de son

engagement: à partir de ce moment rien ne sera plus pareil. La transformation d'Yvain va devenir

Page 44: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

radicale: il ne sera désormais que "le chevalier au 1ion"; te chevalier défenseur du droit et de la

justice. 

Voyons d'abord comment cette rencontre est évoquée dans le roman. Après avoir quitté

la dame de Norison, Yvain s'enfonce  de nouveau dans une forêt profonde, quand soudain il

entend un grand cri de douleur. I1 décide de s'approcher et découvre, dans un essart, un serpent

qui tient un 1ion par 1a queue . Ce serpent crache des flammes et brûle les reins de son ennemi -

Après un léger moment d'hésitation où i1 délibère en lui-même, Yvain prend parti pour le lion, car,

nous dit Chrétien:  

Lors dit qu'au lÿon se tanra,                   3353

Qu'a venimeus ne a felon

          Ne doit an feire se mal non,  

Et li serpanz est venimeus

Si 1i saut par 1a boche feus  

Tant est de felenie plains.                      3357 

Yvain a évolué. Il n'est plus ce personnage dont les actions sont toujours dictées par les autres (décision de tenter l'aventure de la fontaine, décision de partir courir les tournois). Pour la première fois depuis le début du récit de Chrétien, la volonté d'Yvain s'exprime en toute indépendance: venir en aide au lion est un choix librement assumé. 

Se protégeant à l'aide de son bouclier pour éviter les flammes, Yvain armé de son épée

attaque le serpent et le coupe en deux  puis en plusieurs morceaux. Pour dégager le 1ion, il doit

lui amputer un bout de sa queue où est restée accrochée la tête du venimeux reptile. Après cela,

Yvain s'apprête à se défendre contre le lion quand ce dernier prouve qu'il est réellement une

"beste gentil et franche" (vers 3371), Au lieu d'attaquer le héros, le lion lui prouve sa

reconnaissance:  

Si s'estut sor ses piez derriere                 3394

Et puis si se ragenoillait,

Et tote sa face moillait  

De lermes, par humilité.                         3397 

Page 45: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Dans cette attitude le lion se prosterne comme un vassal qui se soumet à son seigneur; il semble choisir Yvain comme maître, lui faire hommage et lui promettre respect et fidélité. La posture du lion n'est pas sans nous faire penser à celte qu'avait prise Yvain pendant son entrevue avec Laudine:  

"Mes sire Yvains maintenant joint               1974 

ses mains, si s'est a genolz mis                     1975 

Le parallèle entre ces deux scènes est frappant et le fait de les superposer montre à quel point

Yvain a évolué: au début, c' est lui, dans l'attitude du parfait amant, qui s'agenouille devant

Laudine pour implorer son pardon et pour lui donner la preuve de sa soumission, mais maintenant

Yvain est devenu un seigneur devant qui se prosternent le lion et, plus tard, la nièce de Gauvain.  

En portant secours au 1ion, Yvain opte pour le bien. Le serpent qu'il a combattu est le

symbole du mal: il représente l'ennemi contre lequel il faut lutter. Dans beaucoup de religions le

serpent est perçu comme le synonyme des ténèbres: par exemple, dans la Bible , Satan est

apparu dès le début de la création sous la forme de serpent pour entraîner Adam et Eve à leur

perte et les faire déchoir du paradis. C' est pour cette raison que dans l'imaginaire  chrétien. Le

serpent est senti comme l'incarnation du mal. Il représente toutes les valeurs négatives: traîtrise,

félonie (rappelons qu'il a attaqué le lion, dans le récit de Chrétien de Troyes, par derrière, par la

queue ).

 

Dans Yvain, le serpent est doublement maléfique: outre le  venin qu'il secrète, il lance du

feu par sa gueule qui est plus grande qu'une marmite. Les f1ammes qu'il crache ne sont pas sans

nous faire penser au diable et, la largeur de sa gueule, à l'enfer. [58] Le serpent tel qu'i1 est décrit

par Chrétien accumule toutes les images du mal. Il déborde de négativité et l'emploi de l'adjectif

"plains" (vers 3357) amplifie le caractère ténébreux et maléfique du reptile. 

Si le serpent est porteur de toutes les valeurs négatives et s'il est perçu comme 1'envoyé

de Satan, comme le représentant de l'ombre collective, le 1ion est connu pour être un animal

solaire incarnant les valeurs positives: la loyauté, la justice, le courage et l'honneur. Il est le

symbole de la force rayonnante, de la royauté. Tout le monde s'accorde pour dire qu'il est le roi

des animaux et nombreuses sont les œuvres 1ittéraires qui le mettent en scène comme figure de

la royauté: il est le roi Noble dans le Roman de Renart, cruel avec les méchants et bienveillant

avec les justes. Ce n'est pas sans raisons, nous semble-t-il, que le lion figure sur les écussons

des rois chrétiens à l'époque des croisades "1'écu au 1ion appartient aux chrétiens, l'écu au

dragon est attribué aux païens".[59] Cette pratique est peut-être un souvenir de 1 'Apocalypse

Page 46: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

[60]où Jésus est appelé "Lion de la tribu de Judas" et où Satan est apparu sous la forme d'un

dragon que la Christ combat afin de sauver l'humanité.

Le combat du 1ion et du serpent dans Yvain dépasse la simple lutte entre deux animaux

sauvages. En effet, ce motif assez répandu au XIIème siècle, n'est pas dénué d'une certaine

valeur morale, voire philosophique: le combat du 1ion et du serpent f figure aussi dans

l'iconographie. "A Saint-Christol (Vaucluse 3ème quart du XIIème siècle), une base de colonne, à

droite de l'autel, présente un lion dévorant un serpent, les pattes posées sur une colonne".[61]

Sachant que l'art au Moyen Age est utilisé pour l'enseignement religieux, afin de permettre aux

gens de 1 ire sur la pierre ce qu'ils ne peuvent pas lire dans les livres (" "Ut hi qui 1itteras nesciunt

in parietibus videngo legant quae legere in codicibus non valent" disait le pape Saint-Grégoire le

grand [62]). La présence  d'un tel motif dans les églises n'est pas motivé par un but purement

ornemental: le 1 ion est la représentation du Christ vainquant Satan; c'est une allégorie de la lutte

du bien contre le mal.  

 

 

Cet aspect de combat entre les forces du bien et les forces du mal se retrouve aussi chez

Chrétien; mais une différence subsiste quand même chez 1'auteur d'Yvain, qui, contrairement à

ses adaptateurs et continuateurs, ne fait aucun commentaire sur le combat du lion et du serpent ,

et nous permet donc de l'étudier sous différents aspects et à la lumière de plusieurs théories  

Cette scène, qui est à la fois simple et complexe a une grande valeur symbolique. Elle

peut être rapprochée du combat des bons et des mauvais dieux dans la mythologie celtique: cette

lutte est éternelle dans l'Autre Monde et, pour décider de la victoire les bons dieux doivent

recruter un mortel qui est le seul à pouvoir provoquer l'issue du conflit.[63] Dans Yvain, nous

retrouvons cette situation, puisque le combat du lion et du serpent-dragon a lieu dans un essart

(l'absence d'indication géographique peut nous induire à penser que cela se passe dans l'autre

monde). On peut imaginer que les deux ennemis se prennent chacun par la queue, formant par là

une sorte de cercle vicieux qui nous fait penser à la figure de l'ouroboros[64]. En intervenant,

Yvain accomplit un acte "diaïrétique" (1er régime de l'imaginaire de G. Durand).  Il brise le cercle

en tranchant le serpent. En réalisant un tel acte, Yvain semble couper le mal à sa racine. Il prend

le parti du bien et choisit l'ordre contre le chaos. Selon Mircea Eliade[65] "le serpent symbolise le

chaos, l'amorphe non manifesté (…), le foudroyer et le décapiter équivaut à l'acte de création,

avec passage du non manifesté au manifesté, de l'amorphe au formel ". Cela est d'autant plus

clair puisqu'Yvain en sortant de la folie, figure suprême du chaos, passe à un acte de création, à

la création d'une société plus juste, plus équitable, en combattant le mal sous toutes ses formes.

Page 47: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Tout le parcours du chevalier Yvain va être impliqué par cette action et par la conjonction avec le

lion. Désormais il va être le défenseur du droit. Accompagné par son double symbolique l (le lion)

sa quête va être axée sur un rétablissement continuel de l'ordre et de la justice.  

Si l'épisode de l'onguent magique et le combat contre le comte Alier ont permis à Yvain

de réintégrer son Moi et de redevenir le chevalier preux et courtois qu'i1 était, le compagnonnage

du lion confirme son entrée dans le chemin du processus d'individuation. De ce point de le lion

peut être considéré comme la figure de l'inconscient positif et le serpent comme le côté négatif de

l'inconscient. En intervenant dans le combat du lion et du serpent, Yvain sonde en quelque sorte

son inconscient afin d'éclairer, si l'on peut dire, son conscient et de lui donner l'énergie nécessaire

pour continuer son combat.[66]  

Ayant récupéré sa raison et sa lucidité, Yvain peut désormais entreprendre la quête qui le mènera vers la "pez sanz fin", vers la réconciliation avec Laudine. 

La conjonction avec le lion est déterminante dans la suite du roman; cette rencontre

permet à Yvain de bénéficier des qualités de son compagnon: force morale et physique, sens du

droit et de la justice. Remarquons ici que Chrétien a occulté toutes les valeurs négatives du 1 ion:

en lui coupant la queue contaminée par le venin du serpent, Yvain l'a en quelque sorte

transformé. Et ce changement est à double sens. Les deux compagnons " finissent par se

ressembler: le lion s'humanise au contact d'Yvain qui, grâce à ce compagnon particulier, dépasse

son statut de chevalier."[67]  

Yvain et son 1ion vivent ensemble dans la forêt. Le 1ion subvient aux besoins de son maître, il veille sur son sommeil:

et il tint son chief an repos                    3472

tote la nuit sor son escu

a tel repos corne ce fu;  

et li Iÿons ot tant de sens  

qu'il veilla et fu an espens  

del cheval garder, qui pessoit

1'erbe qui petit 1'engressoit.                   3478  

Page 48: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

L'attitude du lion nous rappelle celle d'Enide qui, elle aussi, veille pendant qu'Erec dort. Chrétien emploie presque les mêmes termes pour décrire les deux situations:  

A son chief a mis son escu                            Erec, 3096 - 3099 

Et la dame son mantei prant,

Sor lui de chief en chief l'estant  

Cil dormi, et cela veilla.

J. Dufournet a vu "dans la queue coupée (vers 3378-3383) une métaphore de la

domestication, voire de la féminisation,[68] et nous pouvons partager son point de vue. Il nous

semble évident qu'il y a une certaine parenté entre Enide et le 1ion. Une autre scène dans le

roman confirme notre sentiment. Quinze jours après leur rencontre, Yvain et son compagnon

arrivent par "aventure a la fontainne desoz le pin" (vers 3484-3485). En retrouvant ces 1ieux

familiers, Yvain, fou de douleur, s'évanouit- Et dans sa chute, son épée glisse de son fourreau et

le blesse- En voyant le sang couler, le lion croit que son "compaignon et seignor" est mort, il

décide de se suicider. Heureusement Yvain revient à lui au bon moment pour stopper son élan.

De même, Enide, à l'instar du lion, pensant que son mari est mort, est prête à se tuer avec l'épée

de son seigneur. (Elle n'est sauvée que par l'arrivée du comte de Limors). 

Les similitudes entre le 1ion et Enide sont nombreuses. Comme elle, il va être présent

aux côtés de son maître tout au long de l'aventure. Le lion participera à tous les combats d'Yvain:

contre  Harpin de la Montagne, contre les trois accusateurs de Lunete, contre les deux nuitons de

Pesme Aventure. Il aidera constamment Yvain à combattre les forces du mal sous ses diverses

formes. Mais il ne prendra pas part au dernier combat d'Yvain car monseigneur Gauvain, "le soleil

de la chevalerie" n'a rien de diabolique. Ceci est aussi à rapprocher du dernier duel livré par Erec

(contre Mabonagrain, dans le verger de la joie de la cour) auquel Enide, elle non plus, n'assiste

pas.[69]   

La reconquête de la raison et de la lucidité chez Yvain est le résultat de trois moments

forts: 1'épisode de l'onguent magique qui guérit Yvain de sa folie, le combat contre le comte Alier

qui marque son retour à la chevalerie, la conjonction avec le lion. Ces trois moments réunis font

qu'Yvain renaît, se transforme et se mue en un autre. Yvain, ayant rétabli la paix en lui-même,

peut désormais s'employer pleinement à défendre les autres. Il va sortir de l'isolement où l'ont

plongé et la punition imposée par Laudine et la folie pour revenir à la société dont il va essayer de

corriger les erreurs et les abus. Et c'est en ce sens qu'Yvain entreprend son Aventure qui signifie

selon E. Köhler: "l'effort difficile imposé par la vie pour rétablir la relation devenue incertaine entre

l'individu et la société". [70] Les rapports entre Yvain et la cour d'Arthur se sont dégradés après la

Page 49: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

crise provoquée par Laudine. Aucun membre de la Table Ronde n'a essayé de le retenir lorsqu'il

a subitement fuit la cour. "L'abandon dans lequel tombe le héros pris de désespoir est la preuve

de la faillite de la communauté qui n'a plus rien à lui dire et le laisse livré à lui-même".[71]  

Si l'an leissierent seul aller:                  2801 

Bien sevent que de lor parler

Ne de lor siegle n'a il soing.                  2803 

La faute d'Yvain était individuelle, et ne peut être expiée que par des actions en faveur de

la société. Sa quête " devient une épreuve parce qu'elle l'éclaire, l'instrument de son

perfectionnement moral."[72] Mais c'est seulement en se détachant du groupe qu'il peut accomplir

sa mission, sa purification en vue du pardon de la communauté et de sa dame, Laudine. 

Le repentir et la rédemption d'Yvain vont se traduire dans les actes plus que dans les

propos- Il va essayer de montrer, en entreprenant des " travaux" en faveur du droit, qu'il a le droit

d'aimer et d'être aimé. Et le compagnonnage du lion lui est d'un grand secours car, comme l'a

montré Martine Orange, le "1ion est à la fois un emblème et un programme"[73]. Un emblème

puisqu'Yvain va changer de nom et adopter le senhal qui lui ouvrira les portes du domaine de la

fontaine;  un programme puisque la nouvelle identité va faire de lui le chevalier du droit, celui "qui

met sa poinne a conseillier / celes qui d'aïe ont mestier". (vers 4811-4812] et qui soutient les

causes justes.  

La défense de la dame de Norison[74] et du lion s'inscrit dans ce que Greïmas appelle "

l'épreuve qua1ifiante". Cette épreuve l'est vraiment et la suite de l'Aventure d'Yvain ne fera que

conforter notre point de vue.

B - YVAIN CHEVALIER DU DROIT ET DE LA JUSTICE

 

La quête d'Yvain va être désormais orientée vers des combats en faveur de la justice. Il

est investi d'un mission. Il est "élu" pour servir les gens qui sont opprimés. Yvain a changé

totalement: i1 abandonne définitivement le monde des tournois pour accomplir son véritable rôle

de chevalier. Combattre n'est plus une parade mais une nécessité. Son aventure a maintenant un

sens: il met sa prouesse et sa bravoure au service du bien. Ses actions deviennent de plus en

plus d6sintéressées pour servir un idéal. Ce changement dans la conduite d'Yvain est, selon

nous,  la conséquence du choix qu'il a fait lors de la lutte du lion et du serpent: comme il a "tué" le

Page 50: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

mal symbolique en tranchant, le serpent-dragon, i1 va s'attaquer à un "mal" plus personnifié en la

personne des opposants qu'il rencontre sur sa route.   

Yvain est e chevalier du droit et de la justice. Il est le vengeur des faibles et il va le

démontrer à plusieurs  reprises: la première fois en sauvant la famille de Gauvain de la

persécution du géant Harpin de la Montagne. Ce géant s'est attaqué au beau-frère de Gauvain, a

tué deux de ses fils, en a pris quatre autres en otage et qu'il menace de tuer si leur père refuse de

lui livrer sa fille. En apprenant les malheurs de cette famille, Yvain est très touché. Il a pitié de ces

gens, mais n'accepte d'être 1eur " champion" que sous certaines réserves: i1 n'est prêt à affronter

le géant, que dans la mesure où ce dernier viendra assez, tôt pour ne pas l'obliger à violer un

autre engagement. La réaction d'Yvain pourrait sembler assez déroutante, car, comment peut-on

fixer des conditions dans un tel moment de détresse?  

L'attitude d'Yvain est 1égitimée par 1e fait qu'il a déjà promis à Lunete de venir la

défendre contre le sénéchal de Laudine et ses deux frères. En ne voulant un aucun cas manquer

à sa parole, Yvain montre qu'il a compris qu'un contrat doit toujours être honoré. Et i1 a bien payé

pour le savoir, lui qui a perdu l'amour de sa femme et qui a sombré dans la folie pour n'avoir pas

tenu ses engagements. Il a failli à son devoir une fois et i1 ne semble pas prêt à recommencer

1es mêmes erreurs car, comme  le dit le proverbe arabe, "un bon croyant ne se fait, jamais piquer

deux fois par un même scorpion". Après avoir une fois outrepassé  le dé1ai accordé par sa

femme, Yvain prend conscience du problème du Temps qui devient une obsession chez lui. Son

aventure,  si on peut dire, n'est qu'une sorte de "course contre la montre" . Outre les

représentants du mal, Yvain doit se mesurer au temps. Philippe Walter a montré que tout le

drame d'Yvain (la folie, l'errance dans 1a forêt) est 1a conséquence directe d'un rendez-vous

manqué. "Dans le chevalier au1ion, écrit-i1, 1e temps devient une véritable force contre laquelle

doit lutter le héros. Après sa p6riode de folie, dès son retour à la vie consciente, Yvain est

confronté à 1'urgcnce du temps".[75]  

C' est sans doute pour  mettre en valeur le problème du temps et pour rehausser l'action

de son héros que Chrétien scinde en deux, l'épisode de Lunete. Dans un premier moment nous

avons affaire à Lunete empoissonnée, auquel répondra un autre événement, celui de Lunete

délivrés. Entre ces deux moments, Chrétien a intercalé l'épisode de Harpin de la Montagne, non

seulement pour entretenir le suspens comme le pense Claude Lecouteux qui écrit: " cet épisode

fonctionnant comme un retardateur de l'action principale et visant à augmenter la tension du récit

- Yvain arrivera-t-il à temps pour sauver Lunete du bûcher ,- n'est pas indispensable à l'économie

du Chevalier au lion."[76]; mais aussi, et surtout, pour monter que son héros est désormais

capable de  mener deux affaires en même temps. Chose qu'il fera à nouveau dans l'épisode des

Page 51: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

deux filles de Le Noire Epine et de Pesme Aventure. En entrelaçant les épisodes, Chrétien ne fait

qu'augmenter le mérite et la prouesse d'Yvain.

 

Examinons de plus près l'épisode de Harpin de la Montagne et voyons comment i1

fonctionne. En revenant par hasard à la fontaine, Yvain en compagnie de son lion entend la

plainte d'une femme emprisonnée dans la chapelle (la chapelle était déjà mentionnée par

Calogrenant lorsqu'il a fait la description de la fontaine).  Elle lui annonce qu'elle va être

condamnée à être brûlée vive si aucun chevalier n'arrive, le lendemain avant midi, pour défendre

sa Cause. Ayant reconnu en cette femme Lunete qui, jadis, lui est venue en aide à maintes

reprises, et ayant su qu'il était A l'origine de ses "problèmes", Yvain promet d'être son "champion".

En attendant 1e moment du duel judiciaire, i1 la quitte Pour chercher un endroit où passer la nuit.

Et c'est là qu'il arrive au château du beau-frère de Gauvain . 

Yvain va rendre la joie à cette famille torturée, en combattant leur odieux ennemi. Aidé

par son lion, il réussit. A venir à bout du géant Harpin qui est une personnification du mal et qui

n'est pas sans nous faire penser à l'ogre: c'est un géant, vêtu d'une peau d'ours et armé d'une

massue. Harpin est d'une essence satanique comme le félon reptile. C'est ce qui nous induit à

penser que le combat que mène Yvain contre ce géant, est une sorte de réduplication du combat

du l ion et du serpent cc qui montre que le bien et le mal semblent être en lutte perpétuel1e.  

Harpin a un certain côté diabolique. Il s'est attaqué à la famille de Gauvain pour le plaisir

de faire du mal. Il est ignoble car si 1e vavasseur refuse de lu i accorder sa fi1le, il la prendra de

force et la 1ivrera à ses valets:  

Devant la porte, en mi un plain,                 4106 

s'areste li jaianz, et crie  

au preudome que il desfie

ses filz de mort, s'il ne 1i baille  

sa fille; et a sa garçonaille  

la liverra a jaelise,  

car il ne l'ainme tant ne prise  

Page 52: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

qu'an li se daingnast avillier;  

de garçons avra un millier

avoec lui sovant et menu,  

qui seront poeilleus et nu  

si con ribaut et torchepot,  

que tuit i metront lor escot.                    4118

 

Harpin est un monstre qui accumule tous les vices.  Sa démesure est aussi bien physique

que morale. Orgueilleux, il veut dédaigner 1a " puce1e" qu'i1 a essayé d'obtenir par tous 1 es

moyens et au lieu d'en jouir lui-même. Il promet de la livrer à jaelise et à putage. Au contraire,

Yvain est un homme (et même pour ainsi dire, un "surhomme" puisqu'il est un chevalier) et il ne

peut permettre un  tel outrage.  Sa conscience lui demande de venir en aide à cette pauvre famille

- objectif qui, en premier ressort, lui est dicté par son inconscient, le seul véritable guide éthique

de la psyché: c'est "instinctivement" que désormais Yvain est porté vers le bien. Il ne combat ni

pour de l'argent ni pour la gloire: son action n'est motivée que par le désir de faire respecter le

droit et la justice. En effet, Yvain a refusé toutes les offres du vavasseur qui voulait lui donner une

partie de ses biens, en répondant:" Dex me desfande /que je ja rien nule   n'en aie "(vers 4052-

4053). Il ne veut aucune récompense de la part des gens qu'i1 aide, et peut-être sonde-t-il au

pardon de Laudine qui sera pour lui la plus grande gratification- Et nous avons l'impression que

chaque combat. Accompli en faveur de 1a justice, le rapproche de p1us en plus de sa femme. 

Aidé par son compagnon, Yvain, qui a déjà montré, lors du combat contre le comte Alier,

qu'i1 pouvait 1utter "con 1i Iÿons antre les dains"(vers 3199), arrive facilement à bout de son

adversaire. En vainquant le géant Harpin il redonne la joie à 1a famille persécutée, en rendant la

1iberté aux quatre neveux de Gauvain et  en préservant l'honneur de leur sœur. Ayant accompli

sa "mission", Yvain repart. I1 refuse (encore une fois)  1'ofFre du vavasseur qui lui propose

d'emmener avec l u i  ses quatre fils. Il n'accepte aucune compagnie,  à part le lion qui fait partie

désormais de lui et qu'il aime autant que lui-même. Cet attachement au lion, Yvain 1' a déjà

montré quand il s'est opposé à La décision des gens du castel du beau-frère de Gauvain qui

étaient effrayés par le 1ion et auraient préféré 1e laisser dehors. Yvain alors, a

déclaré:"qu'autretant laim come mon cors"(vers 3?92) . Et. En partant de là, ne pouvons-nous pas

considérer le  lion comme le substitut de Laudine?

Page 53: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

 

Nous avons vu, grâce aux rapprochements avec Erec et Enide, que le lion a un certain

côté féminin: il représente la figure de 1'anima.[77] Il fournit à Yvain. Comme Enide le fait. A Erec,

1'énergie nécessaire et suffisante pour venir à bout de ses adversaires et pour combattre le

mal. .Le lion occupe donc la place  laissée vacante par 1audine et Yvain reporte son amour sur

son compagnon. En ce sens, si l'amour et l'action semblent être opposés dans la situation initiale

d'Yvain, un certain équilibre s'opère maintenant, dans lu mesure où le 1ion est peut-être

considéré comme la figure de la Dame-Anima pour reprendre l'expression de Jean-Claude

Aubailly. [78]

 

S'étant acquitté de sa "tâche", Yvain arrive à temps pour sauver Lunete, car, désormais

Dieu est de son côté. Il ne compte plus seulement sur sa force physique, sur son habileté à

manier les armes pour vaincre le mal. Il met toute sa foi en Dieu. Rappelons ce qu'il disait à

Lunete lorsqu'elle était prisonnière:  

"mes, se Deu plest an cui je croi,               3755 

il an seront boni tuit troi.                            3756 

Conscient de sa puissance et de la noblesse de son entreprise, Yvain rassure Lunete et lui

promet d'être vainqueur. Tout se passe comme si Yvain se sent investi par Dieu d'une mission qui

Consiste à porter secours aux opprimés et à rétablir le droit et la justice.  

En plus de l'aide du lion, Yvain a désormais deux nouveaux adjuvants. En arrivant à

1'endroit du duel judiciaire, et en voyant Lunete toute nue dans sa chemise, 1igotée et. prête à

être jetée dans le bûcher, Yvain éprouve un grand chagrin, mais ne il ne perd pas confiance, car,

nous dit Chrétien:  

mes boene fiance an lui a                        4326 

que Dex et droiz li aideroit  

qui en sa partie seroit :

en ses aides molt se fie  

Page 54: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

et ses lïons nel rehet mie..                      4330 

Yvain est dans le droit et aucun adversaire, aussi puissant soit-il, ne peut s'opposer à sa volonté.

Yvain montre qu'il n'a pas  peur du lutter contre trois adversaires à la fois et. qu'il dédaigne le

danger, car  il se sent très fort.  En effet, il a le sentiment d'être le chevalier investi par Dieu qui,

selon lui, ne fait qu'un avec le droit. Suivant la logique d'Yvain. Dieu est là pour apporter son aide

à celui qui s'érige en défenseur de la justice: Dieu est avec les justes. Yvain place son héroïsme

sous le regard du Créateur dont la compagnie et l'assistance  valent mieux que toutes les autres.

C'est. ce qu'il affirme en s'adressant aux trois accusateurs de Lunete:  

"Et qui le voir dire an voldroit                 4437 

          Dex se retint de vers le droit  

et Dex et droiz a un s'an tienent;  

et quant il de vers moi s'an vienent  

dons ai ge meillor conpaingnie  

que tu n'as, et meillor aïe. "    

Yvain est maintenant le représentant de Dieu et de la justice.  Il défend une cause juste, en

1'occurrence celle de 1'innocente Lunete qui, à aucun moment, n'a trahi sa maîtresse. Yvain,

avec 1' aide de son 1ion, vient à bout de ses trois adversaires. En vainquant, il prouve la loyauté

de Lunete et il la réhabilite au grand jour. Laudine renonce à sa colère et accorde, sans réticence,

le pardon à sa "suivante". "Les trois accusateurs, nous dit Chrétien furent brû1és sur le bûcher

qu'on avait. Allumé pour elle: c'est un principe de justice que celui qui condamne autrui à tort doit

périr de la mort qu'il réservait à sa victime". (vers 4564-4569).  

 

Si le combat contre Harpin de la Montagne est exigé par 1a pitié, la défense de Lunete

est commandée par le désir de rétablir la justice et de faire éclater la vérité. Yvain a prouvé à la

cour de Laudine que Lunete "ne fist, ne dist, ne ne pensa" trahison envers sa maîtresse. Une fois

de plus, Yvain a vaincu le mai. En se mettant au service des autres, i1 assume par là pleinement

sa fonction de chevalier le devient le garant de l'ordre, le garant d'un monde constamment

menacé par le: chaos et par les forces maléfiques, sous ses différentes expressions.  

Page 55: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

 

Les deux combats que mène Yvain dans la troisième "spire" du roman, (le premier au

poste 0 et le deuxième au poste I) [79] sont sous le signe de ce que R. Bezzola appelle "la lutte

pour le toi". Yvain met fin à son égoïsme pour se consacrer à la "protection du faible, et en

particulier de la femme contre un agresseur sans scrupules".[80] Les actes de bravoure sont de

plus en plus désintéressés. Ils ne sont plus motivés par le désir de gloire personnelle.  

Ce qui est remarquable dans ces deux combats; c'est le fait qu'Yvain se bat à la place de

Gauvain qui est parti chercher la reine Guenièvre au royaume de Gorre. Par deux fois, Chrétien

fait ainsi allusion au Lancelot, roman sans aucun doute élaboré en même temps que le chevalier

au lion. Ces deux allusions sont faites pour expliquer l'absence de Gauvain dans l'affaire Lunete

et dans la défense de sa famille. Mais cette explication, venant de la part de Chrétien, est à

analyser avec perspicacité. Elle n'est pas gratuite et ne va pas sans ironie. Le dessein de

Chrétien est évident: c'est la dégradation du personnage de Gauvain. Cela est d'autant plus clair

quand on sait quel rôle peu reluisant i1 a joué dans la quête de la reine Guenièvre et comment il

s'est fait dépasser par Lancelot à qui revient tout le mérite: Gauvain n'a fait qu'escorter la reine

délivrée du royaume de Gorre jusqu'à la cour d'Arthur !   

Gauvain, chez Chrétien, n'est pas le héros. I1 est souvent, - avec délicatesse mais avec

efficacité- tourné en dérision, aussi bien dans Le Chevalier de la charrette et le conte du Graal

que dans le Chevalier au lion. Son absence dans les moments cruciaux te1s que la défense de

Lunete- à qui il avait pourtant promis d'être son chevalier servant :           

"Ma dameisele, je vos doing                      2434 

et a mestier et sang besoing 

un tel chevalier con je sui;  

ne me changier ja par autrui   

se amander ne vos cuidiez;  

vostre sui et vos resoiez  

d'are en avant ma dameisele".                    2440 

Page 56: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

montre qu'il ne tient pas sa parole, et que sa relation avec Lunete est superficielle. " Il faut

reconnaître que le personnage de Gauvain apparaît sous un jour ridicule. Chrétien amplifie un

trait de caractère fugitivement signalé par Wace: le donjuanisme, le goût. Pour les propos galants

et le flirt qui témoignent d'une incapacité radicale à aimer vraiment." [81]Chrétien rabaisse

Gauvain pour mieux exalter Yvain. En effet, se battre à la place du "soleil de la chevalerie" ne fait

que grandir le mérite d'Yvain qui dépasse Gauvain sur le plan moral puisque l'amour qui le relie à

Laudine est sincère, et sur le plan de la prouesse et de la bravoure car i1 représente désormais

1'idéal chevaleresque tel qu'il est conçu par Chrétien.

 

Les exploits d'Yvain auraient pu se terminer après le duel judiciaire qui 1'a opposé aux

trois accusateurs de Lunete car, en réhabilitant la suivante de Laudine, il montre à sa femme -

mais celle-ci, on le sait, ne devine pas son identité-[82] qu'il a changé, qu'elle avait raison de

l'épouser et qu'il est maintenant digne de sa confiance et de son amour. Ses actions en faveur de

1a justice auraient pu être couronnées par le pardon de Laudine. On peut se demander pourquoi 

Yvain a préféré rester  incognito et repartir alors qu'il est si près de son but. Yvain a déjà reconnu

sa faute par deux fois: la première en sombrant dans la folie, la seconde quand il revient tout à fait

par hasard à l a fontaine magique et qu'i1 exprime son repentir dans un long monologue (vers

3.525-3556). Tout son parcours depuis sa sortie de la folie jusqu'à son arrivée à la cour de

Laudine st une longue période de pénitence. Yvain a signifié son repentir par des mots et sa

rédemption par des actes en venant en aide à des femmes opprimées: la bravoure et la noblesse

du chevalier réparent la faute de 1'époux volage. Contrairement à Maurice Accarie qui écrit que:

"1es premières aventures d'Yvain ne sont au contraire nullement liées aux souvenirs de la dame

et à 1'espoir d'une réconciliation",[83] nous pensons qu'en venant en aide à des femmes en

danger (1a dame de Norison, la nièce de Gauvain et Lunete), Yvain, certainement, se souvient de

son épouse délaissée.

 

Dans le conte de la Dame de la fontaine, l'essentiel de l 'action se clôt quand Owein

sauve Lunet du bûcher. L'adaptateur gallois écrit: "Owein et Lunet allèrent ensemble  aux

domaines  de la Dame de la fontaine; et, quand Owein en sortit, il emmena la dame avec lui à la

cour d'Arthur, et elle resta sa femme tant qu'elle vécut." Cela peut nous induire à penser que la

réconci1iation entre Owein et sa femme s'accomplit dans ce qui correspond presque à la

"troisième spire" du roman de Chrétien de Troyes, et exactement au poste I3 de l'hexagone

logique. [84]  

Page 57: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Mais, contrairement à Owein, Yvain ne se sent pas encore mûr pour demander le pardon

à sa dame, bien que cette dernière ait reconnu sa valeur quand elle lui a dit:  

Certes, fet ele, ce me poise,                    4587 

ne tieng mie por tres cortoise  

la dame qui mal cuer vos porte.  

Ne deüst pas veher sa porte   

a chevalier de vostre pris  

se trop n' eüst vers li mespris.                  4592 

Yvain décide de repartir car il pense qu'il n'est "gueres renomez" (en tant que "chevalier

au lion", et c'est. vrai) et qu'il doit accomplir tous ses "travauz"(vers 4586) afin de mériter

définitivement l'amour et le pardon de Laudine- Il s'est certes justifié aux yeux de sa femme- sans

qu'elle en soit consciente- mais sa mission n'est pas encore achevée car il doit montrer qu'i1 est

devenu le meilleur .  

 

C- YVAIN CHEVALIER CIVILISATEUR:

 

Les derniers " travauz" d'Yvain vont être placés sous le signe du "contrat social". Le plan

auquel il passe maintenant est le plan "collectif", c' est à dire ce que Reto. R. Bezzola a appelé,

en parlant de la dernière épreuve d'Erec, "la lutte pour la communauté".[85] Yvain continue sa

"croisade" contre l'injustice en prenant la défense des faibles- Mais après être venu en aide à des

individus opprimés ("la lutte pour le toi": la nièce de Gauvain, Lunete), il va désormais élargir son

champ d'action en s'attaquant à un mal d'ordre collectif, qui fait du tort à toute la communauté.

Yvain va dépasser le statut de chevalier du droit et de la justice pour atteindre la dimension d'un

héros civilisateur, voire d'un "messie" puisque son action va transformer la société, corriger ses

défauts et limiter ses abus. Grâce à ses victoires successives, il va bouleverser l'ordre établi pour

faire respecter le droit, la justice et la dignité humaine.  

 

Page 58: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

I- LA COUTUME MALEFIQUE DU CHATEAU DE PESME AVENTURE:  

Selon Gérard Chandès, l'épisode de Pesme- Aventure constitue le deuxième centre du

roman[86] (le premier est le combat du lion et du serpent- dragon. ) Loin d'être superflu comme le

pensaient certains critiques de la fin du siècle dernier, cet épisode est déterminant pour

comprendre Le sen que Chrétien a voulu donner à son roman: Pesme Aventure apporte la preuve

que le héros atteint le terme de son initiation et "marque le point culminant de sa quête de

rédemption spirituelle".[87]

 

Chez l'adaptateur gallois, cet épisode n'est pas senti de la même manière que chez

Chrétien. En effet, le combat d'Owein contre le Noir oppresseur vient après la réconciliation avec

la dame de la fontaine et perd par là toute sa valeur. On peut même dire qu'il est inutile et qu'il

n'est rattaché qu'artificiellement à l'ensemble de l'intrigue,[88] alors que dans Yvain l'épisode de

Pesme Aventure est complètement intégré dans la "conjointure" du roman. Il fait partie d'un tout et

il est essentiel pour la logique du récit. Le considérer comme superfétatoire, c' est amputer le

roman et négliger la "leçon" que Chrétien de Troyes veut faire passer, c'est à dire l'illustration des

différentes étapes de l'initiation et de l'évolution d'Yvain. De ce point de vue, l'épisode de Pesme

Aventure peut être perçu comme "le dernier étage" de l'ascension chevaleresque d'Yvain. I1 nous

apparaît donc évident que ce n'est pas gratuitement que Chrétien fait faire à son héros un

quatrième tour de spire de "1'hexagone logique"[89] et fait continuer son itinéraire qui est

désormais placé sous le signe de l'épreuve glorifiante ou de "la lutte pour la communauté".

L'épisode de Pesme Aventure apporte la preuve que le héros a atteint la maturité et a enfin

compris quel rôle doit jouer un chevalier dans la société.

 

Avec l'épisode de Pesme Aventure, Yvain inaugure la séquence finale de son parcours: c' est là qu'a lieu le dernier affrontement contre les forces du mal et c'est là qu'il accomplit son action la plus significative et la plus glorifiante.  En effet, c' est seulement après cette épreuve

qu'Yvain va réintégrer la cour d'Arthur et se jugera enfin digne de retourner auprès de sa femme.  

Comme dans le cas de l'épisode de Harpin de la Montagne qui scinde l'épisode de

Lunete en deux, Pesme Aventure est imbriquée dans l'affaire des deux sœurs de la Noire Espine.

Cet enchâssement des deux épisodes donne plus d'importance à l'action d'Yvain: sa participation

au duel judiciaire qui l'opposera à Gauvain à la cour d'Arthur, est subordonnée à 1'épreuve de

Pesme Aventure. Yvain se doit donc de remporter ici la victoire car c' est la condition sine qua non

pour être le champion de la cadette de la Noire Espine. 

Page 59: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Avant de rentrer dans le détail, nous allons voir en quoi consiste l'affaire de la Noire

Espine et comment elle est liée à 1'épreuve de Pesme Aventure.   

Après avoir défendu la cause de Lunete, Yvain quitte le domaine de Laudine en

emportant son lion blessé:  

Si s'an vet pansis et destroiz                   4646 

por son lÿon qu'il li estuet  

porter que siudre ne le puet.  

En son escu 1i fet litiere  

de la mosse et de la fouchiere ; 

quant il li ot feite sa couche   

au plus soef qu'il puet le couche  

si l'en porte tot estandu  

dedanz l'envers de son escu.                     4654 

Jusqu'à ce qu'i1 trouve asile dans "une maison molt fort et bele" (vers 4657) dont les occupants

lui font le plus bel accuei1. Les blessures d'Yvain et de son 1 ion sont pansées - Les deux

compagnons séjournent là, jusqu'à guérison complète. Mais pendant leur convalescence, le

seigneur de la Noire Espine vient à mourir en laissant deux filles. L'aînée décide de garder tout

l'héritage en refusant e céder quoi que ce soit à sa cadette- Spoliée, cette dernière annonce:  

…………………que ele irait                             4708 

a 1a cort le roi Artus, querre  

aide a desresnier sa terre.                                     4710      

Cette décision d'aller demander l'aide du roi Arthur est significative dans la mesure où il est considéré comme un roi "droiturier":   il est soutien et colonne de la justice". Mais va-t-il assumer   réellement son devoir? A-t-il réellement le pouvoir de le faire?  Nous y reviendrons ultérieurement. 

Page 60: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

L'aînée ayant appris la décision de sa sœur, la devance et acquiert à sa cause, "le soleil

de la chevalerie", Monseigneur Gauvain, qui accepte de soutenir sa cause à condition que leur

accord reste secret.  Arrivée trois jours après, la cadette sollicite elle aussi l'aide de Gauvain, qui

refuse car il a déjà entrepris une autre affaire, (la défense de la sœur aînée!) Les deux sœurs

comparaissent devant le roi, qui, ayant reconnu le droit de la cadette, invite l'aînée à lui céder la

part qui lui revient- Cette dernière refuse, ne cède pas d'un pouce, et ne se prête à aucune

concession car elle est sûre de l'appui du meilleur chevalier du monde (Gauvain):  

…."Sire, Dex me confonde                      4786 

se ja de ma terre 1i part  

chastel, ne vile, ne essart,  

ne bois, ne plain, ne autre chose".             4789 

Tout ce qu'elle accepte, c'est "de s'en remettre au résultat du combat qui opposera son propre

champion à celui que sa sœur avancera pour justifier son droit".[90] Elle voudrait même que le

duel judiciaire ait lieu immédiatement. Le roi est d'accord sur le principe mais s'interpose pour

réclamer un délai de "Quatorze jorz"[91] (vers 4797)afin que la cadette puisse trouver un

chevalier "qui voelle desresnier son droit" (vers 4792) - L'aînée se plie à la décision du roi dont

elle reconnaît le pouvoir:  

Et cele dit: "Biax sire rois,                    4799  

Vos poez establir vos lois

Tex con vos plest et boen vos i ert  

N'a moi n'ateint, n'a moi n'a fiert

Que je desdire vos an doive;

Si me covient que je reçoive  

Le respit, s'ele le requiert".                   4805

 

Page 61: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

L'attitude de l'aînée de la Noire Espine paraît bien paradoxale: elle, qui s'est quand même

opposée à la décision d'Arthur quand il l'a sommée de rendre son droit à sa sœur cadette, affirme

maintenant, de toutes ses forces se soumettre et obéir à la loi du roi. De même, comment se fait-

il qu'Arthur, le roi puissant et à la cour rayonnante, symbole de paix et de justice, semble être

dans l'incapacité de faire régner le droit? Tout le monde sait que la cadette a été spoliée et

pourtant personne n'ose bouger le petit doigt pour changer 1e cours des événements. Arthur nous

apparaît comme un roi sans pouvoirs réels. Il n'a pas pu infléchir la décision de l'aînée et on a dû

recourir à cette coutume barbare qu'est l'ordalie alors que le conflit opposant les deux soeurs

aurait pu être réglé à l'amiable. Il nous semble donc évident qu'Arthur n'a pas assumé son rôle de

gardien de loi et te droit et la ]justice sont une fois de plus bafoués.   

La déshéritée se résigne elle aussi à accepter l'idée du duel judiciaire et se met en quête

de ce fameux chevalier au lion (dont elle a entendu parler par les neveux de Gauvain), ce

champion épris de justice  

Qui met sa poinne a conseillier                  4811  

Celes qui d'aïe ont mestier.                       4812  

Pour lui confier sa cause, car elle est sûre qu'il ne lui refusera pas son aide. Elle le cherche en

vain, pendant des jours, et elle doit s'arrêter vaincue par la maladie et le chagrin. C'est une autre

pucele qui, après avoir pris le relais, réussit à trouver le chevalier au 1ion.  Elle le met au courant

de toute l'affaire et le supplie avec éloquence de courir au secours de la déshéritée (vers 5051 à

5088), lui représentant la gloire et le prestige  qu'il pourrait tirer en cas de victoire et allant jusqu'à

le provoquer en remettant, indirectement sur le tapis, le problème de la "recreantise" quand elle

lui déclare:  

"Or m'an responez, s il vos plest,               5086  

se vos venir i oseroiz  

ou se vos vos reposeroiz".                       5088

 

Mais Yvain a-t-il besoin de cela pour accepter de prendre la défense de quelqu'un qui est

dans la détresse ? A-t-il le loisir de se reposer alors que c'est dans son intérêt d'augmenter sa

renommée et son "pris" en terminant toutes les épreuves afin de reconquérir Laudine et de

mériter son pardon?  

Page 62: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

II faut se rappeler les raisons qui ont poussé Yvain à quitter Laudine après avoir réhabilité

Lunete: Il a affirmé à Laudine qu'il n'était "gueres renomez" et qu'il doit mener sa mission jusqu'au

bout. (Lors finera mes travauz toz, vers 4586).  

Pour Yvain, prendre la défense de 1a cadette de la Noire Espine Il est de son devoir de

secourir les opprimés. Il est le chevalier du droit et de la justice qui, toujours prêt à se sacrifier,

accepte sans hésitation de prendre parti pour les justes causes. Qu'on en juge par sa réponse à

la pucele:   

N'ai soing, fet il, de reposer ;                 5089 

Ne s'en puet nus hom aloser,  

ne je ne reposerai mie,  

einz vos siudrai, ma dolce amie,  

volantiers,. la ou vos pleira;  

et se de moi grant afeire a  

cele por cui vos me querez,  

ja ne vos an desesperez  

que je tot mon pooir n'en face   

or me doint Dex et cuer et grace  

que je, par sa boene aventure,  

puisse desresnier sa droiture .                  5100 

Yvain, encore une fois, nous donne la preuve qu'il a pris réellement conscience de la fonction

véritable du chevalier. De plus, Yvain, symbole de la pénitence, ne peut que venir en aide aux

opprimés en mettant sa force et sa bravoure au service du droit et de la justice. Il ne peut se

reposer alors qu'il y a des gens qui souffrent de l'injustice.  

L'affaire des deux sœurs de la Noire Espine, telle qu'elle se présente dans le roman,

semble encore appartenir à la sphère de "la lutte pour le toi". En effet, quand Yvain décide de

Page 63: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

soutenir la cause de 1a cadette, il s'agit de combattre pour une seule personne comme c'était le

cas dans l'affaire de Lunete par exemple. Mais, par l'intercalation de Pesme Aventure, l'affaire de

la Noire Espine va s'enrichir d'un sens nouveau (le dénouement sera bénéfique à toute la

société), va atteindre une autre dimension pour se transformer en une véritable " lutte pour 1a

communauté". 

Au niveau du sens et de la structure, les deux épisodes sont étroitement liés "l'un emboîté

dans l'autre (comme à la " spire"3) tombant donc respectivement en 0 (contre 1es deux démons)

et en I (contre Gauvain), les deux grands combats terminaux d'Yvain ne sont qu'en position de

"sub-contraires" - C' est qu'ils ont le même sens et sont liés contre le même adversaire: le mal".

[92] 

En effet, Yvain va combattre dans les deux cas des coutumes maléfiques: le tribut humain au château de Pesme Aventure et l'ordalie à la cour du, roi Arthur. Dans les deux cas, ces coutumes barbares f ont du tort à toute 1a communauté. 

C'est en chevauchant en direction de la cour d'Arthur en compagnie de son lion et de la

pucele, qu'Yvain rencontre l'aventure la plus mystérieuse et la plus fantastique. Le jour est sur

son déclin quand les trois compagnons approchent du château de Pesme Aventure. L'accueil fait

aux nouveaux venus est sinistre:   

"Mal veigniez, sire, mal veigniez!               5109 

Cist ostex vos fu anseigniez  

Por mal et por honte andurer  

Ce porroit un abes jurer" .                      5112 

Yvain ne prend pas en considération ces propos contraires aux lois et aux règles de l'hospitalité et

se dirige vers le château mais il est de nouveau assailli par un flot d'insultes:  

"Hu!Hu! Maleüreus, ou vas?                       5125 

S'onques en ta vie trovas  

sui te feïst honte ne let,  

la ou tu vas t'an iert tant fet

que ja par toi n'iert reconté" .                 5129 

Page 64: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Ne comprenant pas les causes d'un tel accueil, Yvain se met en colère et riposte à cette foule en délire. Une dame d'un certain âge 1'interpelle à son tour, justifie l'attitude des insulteurs, en lui expliquant qu'ils essaient par leurs menaces de le détourner d'entrer dans la forteresse pour demander le gîte et le couvert . La dame lui dit que c' est le moyen utilisé par les gens Pour dissuader les arrivants de pénétrer dans 1e château, sans pour autant oser le leur dire. En outre, elle l'informe qu'une coutume, à laquelle tout le monde est obligé de se plier, interdit aux gens d'accueillir chez eux des chevaliers étrangers:

"Et la costume est ça forstex                    5149 

que nos n'osons a noz ostex   

hebergier, por rien qui aveigne,  

nul preudome qui de fors veigne"               5152 

Malgré tous ces avertissements et conseils, Yvain et ses compagnons se précipitent dans le

château de Pesme Aventure: il n'en fallait pas plus pour tenter la curiosité et le courage notre

preux chevalier. 

L'attitude d'Yvain n'est pas sans nous faire penser à celle d'Erec qui, ayant décidé de

tenter l'aventure de "la   Joie de la Cort ", ne se laisse pas infléchir par les paroles de la foule qui

admire sa beauté et le plaint:  

A mervoilles l'esgardent tuit ;                  Erec, 5453 - 5477 

La vile an fremist tote et bruit,  

tant an conseillent et parolent;  

nes les puceles qui querolent  

lor chant an laissent et retardent.  

Totes ansanble le regardent  

et de sa grande biauté se saignent  

et a grant mervoille le deplaignent.  

" Ha ! Dex ! dit l'une a l'autre, lasse !   

Cist chevaliers, qui par ci passe,  

Page 65: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Vient a la Joie de la Cort.  

Dolant an iert einz qu'il s'an tort :  

onques nus ne vint d'autre terre

la Joie da la Cort requerre  

qu'il n'i eüst honte et domage  

Et n'i leissast la teste an gage. ”  

Après, por ce que il l'antande,  

dient an haut : “ Dex te desfande,  

chevaliers, de mesavanture ;

car tu ies biax a desmesure,  

et molt fet ta biautez a plaindre,  

car demain la verrons estaindre :  

a demain est ta morz venue ;  

demain morras sanz retenue,  

se Dex ne te garde et desfant." 

La foule qui accueille le héros ne lui est pas hostile, elle lui manifeste même une certaine sympathie. Erec les entend, mais rien ne le fait changer d'avis: plus l'épreuve s'annonce dangereuse et plus il la désire de tout son cœur. De plus, ni Enide, ni Guivret, moins encore le roi Evrain, ne réussissent à l'en détourner.  

Comme Erec, Yvain choisit délibérément, poussé par une  force mystérieuse, de tenter

l'aventure de Pesme Aventure. Ecoutons sa réplique à la dame d'un certain âge:  

"Dame, fet il, Dex le vos mire!                  5169  

Mes mes fins cuers leanz me tire  

Page 66: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

si ferai ce que mes cuers vialt. "               5171

 

Quel besoin éprouve-t-il de tenter cette aventure? N'est- il pas plus simple qu'il continue

son chemin pour rejoindre la déshéritée (la cadette de la Noire Espine), afin de faire triompher le

droit et la justice? Peut-être a -t- il le sentiment que Pesme Aventure se distingue des autres

épreuves par son caractère  mystérieux et qu'elle est aussi extraordinaire que l'aventure de la

fontaine magique? Selon Bernard Marache, "la Pesme Aventure a aussi fonction de pendant à

l'épreuve de la fontaine, Yvain peut y retrouver l'aventure perdue par sa faute."[93] Ainsi, Pesme 

Aventure, dans le cas d'Yvain, apparaît comme une sorte de compensation à son premier échec.

De plus, contrairement à l'aventure de la fontaine magique, Pesme Aventure est pour lui le fruit du

pur hasard et elle correspond au sens premier du mot " aventure" (ce qui doit advenir, ce qui doit

arriver, l'événement qui doit lui faire rencontrer son destin) . C' es t la grande aventure que Reto

R. Bezzolo définit comme étant "une grâce accordée aux seuls élus, à ceux qui en sont dignes. "

[94]

 

Il serait intéressant de comparer Pesme Aventure à l'épreuve finale d'Erec et Enide: "la

Joie de la Cort". Les deux aventures semblent avoir des appellations en complète opposition,

pourtant leurs issues ont une véritable communauté d'esprit: les deux héros de Chrétien

entreprennent ces épreuves en faveur de la société. Dans les deux cas, leur victoire aboutit à

l'abolition de la coutume et engendrent 1ibération et joie.   

L'action d'Erec va rendre la "joie" au peuple de Brandigan en levant l'interdiction qui dure

depuis sept ans et qui l'empêche d'accéder au verger merveilleux où hiver comme été tes fruits

sont mûrs. En tentant l'aventure, Erec rend le verger à la communauté et la "joie" à la cour du roi

Evrain: vaincu, Mabonagrain à la fois protagoniste et victime de la coutume, n'a plus de raison de

vivre retiré du monde avec son amie. Erec est un véritable héros civilisateur car "du fait de sa

victoire sur Mabonagrain ( il ) met un point final à la coutume créée par un égoïsme arbitraire,

reconduit lui-même dans le monde et délivre toute une communauté d'un charme fatal et de

l'obscurcissement de la vie. "[95] 

Yvain va aussi, grâce à sa prouesse et sa vaillance, rendre après un combat acharné

contre les deux fils de "Netun", la liberté à trois cents pucelles. De sa victoire va naître la joie

djeunes filles qui se retrouvent enfin délivrées après tant d'années de servitude et de misère, et la

joie des habitants de l'île aux pucelles qui pourront après dix ans de souffrance, récupérer leurs

Page 67: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

enfants. Ce sera la joie de leur royaume, l'île délivrée de la pire des coutumes, c'est à dire celle

du tribut humain et de la déportation. Le triomphe d'Yvain fait que la malédiction qui accable le

château de Pesme Aventure est définitivement levée. 

Voyons maintenant comment se présente l'épisode de Pesme Aventure: Yvain et ses

deux compagnons entrent dans la forteresse, accueillis par un portier bourru qui cependant leur

1ivre passage. Bientôt se présente à leurs yeux un spectacle inattendu: Trois cents pucelles

misérables sont enfermées dans un préau clos de gros pieux aigus, occupées à divers ouvrages

de soie et de f ils d'or. La description que nous fait Chrétien de Troyes de cette scène est très

touchante : les vêtements des jeunes filles sont déchirés et souillés, leurs visages amaigris et

creusés par la faim. Leur condition appelle la pitié. Yvain s'émeut de ce spectacle et essaye

d'interroger le portier pour en savoir plus à  leur sujet:  

mes di moi, par l'ame ton pere,                  5220

dameiseles que j'ai veües  

an cest chastel, don sont venues,  

qui dras de soie et orfrois tissent,  

et oevres font qui m'abelissent ?  

qu'eles sont de cors et de vout

meigres, et pales et dolantes  

si m'est vis que beles et gentes

fussent molt, se eles eüssent  

itex choses que lors pleüssent."                 5230  

Le portier refusant de le renseigner, Yvain découvre une porte qui lui permet d'approcher

les tisseuses. Elles lui racontent la cause de leur présence et de la triste vie qu'elles sont

contraintes de mener: dix ans auparavant, le jeune roi de "1'Isle as puceles", en quête d'aventure,

a eu le malheur de passer par ce château où habitent deux monstres, nés des amours d'une 

femme et d'un "netun". Ayant perdu le combat qui l'opposa aux deux "maufés", et pour se sortir

d'un mauvais pas, le jeune roi s'engagea à envoyer chaque année un tribut de trente pucelles et

cela jusqu'à ce que les deux monstres soient vaincus.  

Page 68: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Les jeunes filles ont perdu tout espoir de recouvrer un jour la liberté. Mais leur misérable condition n'est rien comparée aux tourments que subissent les chevaliers hébergés dans ce château maudit et qui succombent sous les coups des deux diables. Les pucelles mettent donc Yvain au courant de ce qui risque de lui arriver car il subira certainement le même sort que ses prédécesseurs.  

Yvain quitte les "puceles" et continue sa visite de la forteresse. N'ayant trouvé personne

dans la "sale", les trois compagnons parviennent dam un verger où les attend un spectacle tout

aussi inattendu que le premier, En effet, ils aperçoivent:  

un riche home qui se gisoit                      5357 

sor un drap de soie ; et lisoit  

une pucele devant lui  

en un romans, ne sai de cui;

et por le romans escoter  

s'i estoit venue acoter  

une dame; et s'estoit sa mere,  

et 1i sires estoit ses pere ;                    5364 

Yvain et ses compagnons reçoivent le plus courtois des accueils: tous les occupants du

verger font fête aux nouveaux venus. La fille du "riche home" s'occupe particulièrement d'Yvain:

elle lui lave elle-même les mains, le visage et le cou, et le revêt de riches vêtements. Yvain passe

une agréable soirée en compagnie de ses hôtes qui se montrent fort agréables. 

Le lendemain, après avoir passé une nuit paisible et entendu dans une chapelle une messe célébrée en l'honneur du Saint Esprit, Yvain demande congé à son hôte. Mais le "riche home" refuse de le laisser partir et lui réplique:  

Je nel puis feire par reison :

En cest chastel a establie  

Une molt fiere deablie  

Qu'il me covient a maintenir. 

Page 69: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Le châtelain explique à Yvain qu'il doit se mesurer aux "deus sergenz molt granz et forz". En cas de victoire, il pourra épouser sa fille et jouir de tous ses biens. Yvain refuse la proposition du "riche home" en lui répondant qu'il ne touchera ni à la fille ni à la terre. Mais le châtelain interprète le refus d'Yvain comme un signe de couardise (vers 5488) et lui signifie que le combat est inéluctable :  

"Por rien eschaper ne s'an puet                 5494 

nus chevaliers qui ceanz gise

se est costume et rante asise

qui trop avra longue duree  

que ma fille n'iert mariee  

tant que morz ou conquis les voie.               5499 

 Yvain se résout à affronter les deux " sergenz" hideux et noirs qui surgissent, portant des

bâtons et 1e corps protégé par une armure. En voyant le lion, ils exigent qu'on l'enferme dans une

chambre. Yvain accepte et engage 1e combat entre les deux effrayants "maufés". Bientôt, il faiblit

sous les coups et l'issue du combat n'est pas difficile à deviner. I1 est en grand danger quand son

lion réussit à sortir de sa prison. L'animal se jette sur les ennemis de son maître et son

intervention fait basculer les rapports de force: l'un des monstres est tué, l'autre demande merci.  

Le "riche home" et sa femme acclament le vainqueur et lui offrent leur fille en

récompense: ils insistent pour l'avoir comme gendre. Yvain refuse courtoisement. Tout ce qu'il

accepte  c'est la libération des trois cents pucelles. 

Yvain a accompli l'épreuve la plus glorifiante et la plus significative. Il a rendu "enor et

joie" (vers 5334) à trois cents pucelles qui avaient perdu tout espoir de recouvrer un jour la liberté

et qui n'hésitent pas maintenant à le fêter à l'égal d'un messie et à le comparer à Dieu! Chrétien

nous dit:  

… ne ne cuit pas qu'eles feïssent                5774 

tel joie com eles li font  

a celui qui fist tot le mont,  

s'il fust venuz de cie1 an terre .              5777

Page 70: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

 

Yvain dépasse la "simple" condition de chevalier pour atteindre une autre dimension. "A

l'instar du Christ qui rejeta les âmes captives hors de 1'enfer, le chevalier arthurien est un

libérateur. En ce sens aussi il devient un héros, et le chevalier Yvain rejoint Erec et Lancelot; le

premier avait levé la malédiction du verger merveilleux et donné la joie de la cour à toute la

contrée, le second avait réussi à délivrer les captifs et la reine Guenièvre au royaume de Gorre".

[96] 

Comme dans Erec et Enide, à la fin de l'épisode de "la Joie de la cort", les gens viennent

acclamer 1e héros et regrettent leurs paroles et leurs insultes de la veille. Ils se réjouissent du

succès d'Yvain car désormais ils "ne verront plus de jeunes chevaliers aller à la mort et ne

souffriront plus du malheur des serves".[97] 

 

 Si dans l'épisode de Harpin de la Montagne, Yvain a combattu le mal symbolisé par

l'avidité et la haine sadique du géant qui incarne à merveille le personnage de l'ogre, il affronte à

Pesme Aventure une autre facette du mal: la cupidité et l'exploitation. Au terme d'un combat

difficile l'opposant à deux monstres, Yvain abolit une coutume[98] qui asservit la communauté. A

l'instar de Tristan, par sa bravoure et sa vaillance il met fin à un odieux trafic d'esclaves. Les

trente pucelles déportées tous les ans de "l'isle as puceles" (depuis que la coutume existe, c'est à

dire  depuis dix ans) nous font penser aux jeunes gens de Cornouailles qui doivent être déportés

pour servir les vils appétits matérialistes du Morholt et 1'aider à s'enrichir. Ecoutons ce qu'il fait

savoir au roi Marc:  

"Vous devez également lui dire ce que je désire avoir comme tribut:  je veux un

enfant sur trois qui dans son pays sont nés les quinze dernières années. (. . .)

Les garçons sont destinés à être mes serfs, et les demoiselles, je les mettrai dans

mon bordel afin que matin et soir elles gagnent pour moi beaucoup d'argent".

[99] 

Un mot très intéressant ressort du discours du Morholt et qui met l'accent sur sa rapacité

et sur son désir acharné du gain, c'est le mot argent.  

Contrairement au Morholt dans le Tristrant d'Eilhart von Oberg, le "riche home" ne fait

pas se prostituer les jeunes filles, mais il les exploite, d'une manière tout aussi condamnable, en

les obligeant à tisser des fines étoffes dans leur prison nuit et jour. Il les fait "vivre" - si cela peut

Page 71: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

s'appeler "vivre" - dans un dénuement total alors que leur travail lui rapporte une somme énorme.

Le "riche home" exploite la "costume" de Pesme Aventure afin de s'enrichir sans se soucier de la

condition des jeunes filles. Il est 1'exact précurseur des capitalistes du XIXème siècle qui eux

aussi, sans vergogne, exploitaient des masses de prolétaires. Le "riche home", outre sa cupidité a

"aliéné"[100] les trois cents pucelles qui travaillaient pour lui: de leur complainte ne ressort

aucune condamnation. Leur condition serait seulement meilleure si "le riche home" daignait les

payer un peu plus ! :  

Toz jorz dras de soie tistrons,                  5292  

ne ja n'en serons mialz vestues;  

toz jorz serons povres et nues

et toz jorz fain et soif avrons; 

ja tant chevir ne nos savrons   

que mialz en aiens a mangier  

Del pain avons a grant dongier

Au main petit, et au soir mains,

Que ja de l'uevre de nos mains

n'avra chascune par son vivre

que quatre deniers de la 1ivre;

et de ce ne poons nos pas

assez avoir viande et dras  

car qui gaaigne la semainne

vint solz n'est mie fors de painne.

Mes bien sachiez vos a estros  

que il n'i a celi de nos   

Page 72: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

qui ne gaaint cinc solz ou plus.

De ce seroit riches uns dus !

Et nos somes ci an poverte,

s'est riches de nostre desserte  

cil por cui nos nos traveillons.  

Des nuiz grant partie veillons  

Et toz les jorz por gaaignier,  

qu'il nos menace a mahaignier  

des manbres, quant nos reposons ; 

et por ce reposer n'osons.                       5318  

Cette partie de la "complainte" montre que les jeunes filles sont complètement dénaturées par 1a relation qu'elles entretiennent avec le châtelain de Pesme Aventure: elles ne cherchent en aucun cas à se révolter. ce qui les fait souffrir le plus, semble-t-il, ce n , est pas le fait d'être en captivité, mais plutôt le manque de richesse. A les entendre, on pourrait même supposer que leur vie serait agréable si elles avaient plus d'argent! Les tisseuses de Pesme Aventure sont complètement atteintes, elles aussi, par le virus de l'argent. Elles sont si totalement perverties qu'elles oublient leur triste condition de captives et adhèrent à l'idéologie "bourgeoise" véhiculée par le maître de Pesme Aventure.

 

La coutume de Pesme Aventure est maléfique dans la mesure où  elle favorise la

cupidité, le règne de l'argent, la perte des valeurs morales et surtout l'aliénation de la

communauté: cette coutume nuit à toute la société et ne répond qu'aux aspirations égoïstes et

perverses d'un vil individu.  

A travers cet épisode, Chrétien de Troyes semble pressentir les risques que court la société si elle ne fait rien pour s'opposer à la volonté de puissance de certaines personnes, qui ne pensent  qu'à s'enrichir (sur le dos des autres, évidemment ! ). Peut-être aussi il semble avertir la noblesse des dangers qui l'attendent si elle n'est pas assez vigilante face à la bourgeoisie montante, qui risque un jour de prendre totalement en charge le pouvoir économique et d'asservir toute la communauté.

 

Page 73: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

C'est au château de Pesme Aventure que les deux mondes, la bourgeoisie symbolisée

par "le riche home" et la noblesse représentée par le chevalier le plus parfait, sont en totale

opposition. Pour le premier, tout ce qui compte c'est le profit, c'est l'argent; pour le second,

1'important c'est 1' attachement au bien, à la justice et aux valeurs morales: Yvain, c' est le héros

qui cherche à faire régner la justice, à établir une société juste et à détruire tous les vices qui

peuvent porter atteinte à la dignité humaine. C' est pour cette raison qu'il a refusé à deux reprises

de s'associer aux affaires du "riche home" en rejetant la proposition d'un éventuel mariage avec

sa fille, la première fois avant d'engager le combat contre les deux maufés  

" Sire, fet- il, je n'en quier point.            5473

Ja Dex ensi part ne m'i doint,  

et vostre fille vos remaingne,"                  5475 

La seconde fois après sa victoire:  

 "Et je, fet-il, la vos redoing.                 5697 

Qui vialt, si l'ait ! Je n'en ai soing    

Si n'en di ge rien por desdeing :  

Ne vos poist, se je ne la preing,  

Que je ne puis, ne je ne doi.                    5701  

Par ses deux refus (des terres et de la fille), Yvain montre qu'il n'est pas rentré dans 1e château de Pesme Aventure pour chercher un bénéfice personnel: s'il a dû combattre, c'est seulement pour mettre fin à la coutume du tribut humain et pour libérer les trois cents captives. En dédaignant les offres du "riche home", il donne encore une fois la preuve de son désintéressement et de ses hautes qualités morales: l'argent, cet objet aliénant, ne le tente pas.  

Yvain ne pouvait pas participer au système pervers qui régit le château de Pesme

Aventure et qui se base sur l'exploitation d'un grand nombre de personnes. Son rôle, c' est de

modifier ces règles instaurées arbitrairement. De plus, il ne pouvait pas oublier ses engagements,

d'abord vis à vis de Laudine qu'il s'était promis de rejoindre, ensuite vis à vis de la cadette de la

Noire Espine dont il doit être le champion à 1a cour du roi Arthur.

L'épisode de Pesme Aventure marque le point culminant de l'apogée d'Yvain: son attitude

renforce son caractère de héros civilisateur qui lutte pour la justice et pour l'élaboration d'une

société idéale; sa conduite irréprochable prouve qu'il est maintenant digne d'être reconnu comme

Page 74: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

le meilleur puisqu'il a acquis toute la sagesse, la mesure et toutes les valeurs qui font de lui un

chevalier juste et courageux assumant ses responsabilités vis à vis de la communauté, et qu'il a

le droit de jouir de l'amour de Laudine.  

 

II LE DUEL JUDICIAIRE OU LA COUTUME ARBITRAIRE DE L'ORDALIE

 

Le dernier combat que mène Yvain en faveur du droit et de la justice a lieu à la cour du

roi Arthur. Il constitue la dernière étape de son parcours chevaleresque avant son retour définitif

auprès sa femme Laudine, la dame du domaine de la fontaine. C' est à l'occasion du duel

judiciaire qu'Yvain revient à la cour d'Arthur - cour dont ii s'est volontairement détaché avant de

sombrer dans la folie - , non pas pour s'y réintégrer, mais pour réparer un tort en défendant le

droit de la cadette de la Noire Espine qui a été spoliée par sa sœur aînée. En ce sens, Yvain, en

arrivant incognito à la cour n'a d'autre but que de faire triompher la justice.  

Après avoir rapidement pris congé des captives qu'il vient de délivrer, Yvain, en

compagnie de son 1ion et de la messagère de 1a  cadette de la Noire Espine, se remet en route

et au bout d'une semaine il rejoint le château où s'est réfugiée la déshéritée. Ils prennent la

direction de la cour car le délai de quarante jours[101] accordé par le roi Arthur, est à la veille

d'expirer.  

Dès l'aube, tout est prêt pour le duel qui doit opposer les deux champions - Mais ne

voyant pas venir sa sœur, l'aînée exige du roi Arthur qu'il Lui rende son "droit", en d'autres termes

elle demande que l'affaire soit close afin qu'elle puisse rentrer dans  son domaine pour jouir de la

totalité de l'héritage sans rendre, désormais, aucun compte à sa cadette. Mais le roi stoppe son

élan, car il sait qu'elle est perfide et qu'elle a tort:  

Li dit:"amie, a cort real                        5906 

doit en atendre, par ma foi,  

tant con la justice le roi  

siet et atant por droiturier"                    5909 

Page 75: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

A ce moment, surgit la sœur déshéritée en compagnie de son champion. Elle fait une nouvelle fois appel aux bons sentiments de son aînée pour qu'elle lui laisse au moins sa part. Mais tous ses efforts sont inutiles car l'autre s'obstine à revendiquer tout l'héritage:  

"Max fex et male flame m'aide                    5972 

se je t'an doing don tu mialz vives!

Einçois asanbleront les rives   

De la Dunoe et de Seone,  

Se la bataiIle nel te done ."                    5976  

Le duel judiciaire est inévitable. 

Les deux champions, gardant tous les deux l'incognito[102] engagent le combat sans une

parole ni une menace. Le duel est sans  merci: les combattants ne se ménagent ni l'un ni l'autre

(vers 6117 - 6142). La bataille est tellement acharnée que les spectateurs essaient d'arrêter le

duel par un règlement à l'amiable entre les deux sœurs: la cadette est prête à faire des

concessions, mais l'aînée reste toujours intransigeante. Ils supplient le roi d'attribuer d'autorité un

tiers ou un quart du domaine à la déshéritée, et de séparer les deux vaillants chevaliers. Arthur

refuse cette solution,  

Et li rois dit que de la pes                     6181 

ne s'antremetra il ja mes,  

que l'ainz nee suer n'en a cuer  

tant par est mal criature,                       6184 

et le combat reprend après une courte pose. Le duel est interminable: les deux chevaliers sont tous les deux complètement épuisés et ils se rendent compte que ni 1'un ni l'autre ne pourra remporter la victoire.  

Yvain, la voix rendue méconnaissable par la fatigue, s'adresse à son rival pour le féliciter et Gauvain en fait autant. Les deux chevaliers se nomment, se reconnaissent et se jettent chacun dans les bras de l'autre. Chacun déclare à son ami qu'il est vaincu ( que l'autre est vainqueur). 

Ainsi, le duel judiciaire n'a pas réussi à résoudre le problème qui opposait les deux sœurs

de la Noire Espine. Nous avons même l'impression que tout reste à faire: le roi Arthur et ses

barons accourent auprès des deux champions qui revendiquent une nouvelle fois…leur  défaite !

Page 76: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Pour arrêter les assauts de générosité et de  courtoisie des deux amis, il n'y a plus qu'à  s'en

remettre à l'arbitrage du roi Arthur. 

Acculé, le roi Arthur se voit dans l'obligation d'exercer pleinement son devoir de juge et de

souverain "droiturier". Par une ruse, digne du roi Salomon, Arthur provoque un renversement de

situation et confond l'aînée de la Noire Espine:  

"ou est, fet il, la dameisele                    6378 

qui sa seror a fors botée  

de sa terre, et deseritée  

par force et par male merci?  

- Sire, fet ele, je sui ci. 

- La estes vos? Venez donc ça.  

Je le savoi bien pieça

que vos la deseritiez  

ses droiz ne sera plus noiez

que coneü m'avez le voir  

La soe part par estovoir  

Vos covient tote clamer quite.                   6389 

Grâce à la finesse d'esprit du roi Arthur la vérité éclate au grand jour: l'aînée de la Noire Espine est dans son tort. Prise au piège, elle avoue et malgré ses protestations, elle doit se soumettre au verdict du roi- Et c'est ainsi que la cadette récupère la part d'héritage qui lui revenait.   

Grâce à l'intervention d'Yvain, une fois de plus, le bien et la justice finissent par triompher.

Yvain a rendu la "joie" à la cadette de la Noire Espine en l'aidant à récupérer son "droiz" et à jouir

de sa part d'héritage; Mais cette affaire de la Noire Espine dépasse la simple et banale querelle

des deux sœurs pour se transformer en un problème qui touche toute 1a communauté. En effet,

l'issue du combat qui a opposé Yvain à Gauvain met à jour les failles d'un système judiciaire

défaillant, désuet et se basant sur une "coutume": comment est-il possible de régler un différent

Page 77: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

en négligeant les règles fondamentales du droit ? Comment se fait- il que le roi Arthur réputé

comme "droiturier" et qui a reconnu dès le début la perfidie de la sœur aînée, ne pouvait résoudre

le conflit qu'en passant par le duel judiciaire ?  

En interrompant le duel judiciaire, Yvain montre que cette coutume n'a plus lieu d'exister. Il force ainsi le roi Arthur, et par de là toute 1a communauté, à contester l'utilité de cet usage qui  est présenté ici comme contraignant, injustifié et inefficace. L'attitude d'Yvain, ou plus exactement l'indécision de l'issue du duel judiciaire, va pousser Arthur à assumer ses responsabilités de souverain en rendant la justice selon les règles du droit et non en se fondant sur des pratiques aléatoires et superstitieuses.   

Transformer cette cour sclérosée et complètement empêtrée dans ses traditions

irrationnelles, tel est l'ultime combat que doit mener Yvain: il va bousculer l'ordre établi pour

instaurer les fondements d'une société plus juste- Son action n'est pas vaine puisque la cour

d'Arthur, réputée pour être la plus "rayonnante" est en fait une assemblée dont les yeux sont

tournés vers le passé et qui ne pense ni au progrès ni à l'avenir. Arthur " souverain suprême de

cette cour" semble être prisonnier de sa fonction de gardien de la coutume. Ecoutons- le décrire

son rôle:  

"Je sui rois, ne dooit pas mantir,    

ne velenie consantir,  

ne fausseté ne desmesure:  

reison doi garder et droiture.  

Ce appartient a leal roi  

que il doit maintenir la loi,  

vérité et foi et justice. 

Je ne voudroie an nule guise

feire desleauté ne tort,  

ne plus au foible que au fort. 

N'est droiz que nus de moi se plaigne  

ne je ne vuel pas que remaigne  

Page 78: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

la costume ne li usages,  

que siaut maintenir mes lignages.

De ce vos voloie alever  

autres costumes, autres lois,   

que ne tiens mes peres, 1i rois

l'usage Pandragon, mon pere,  

qui fut droiz et anperere, 

doi je garder et maintenir,  

Que que il m'an doie avenir".   

(Erec et Enide, édition Foerster, vers 1793 - 1814 )  

 

Enfermé dans son attachement maladif aux usages et aux habitudes instaurés par son

père, Arthur apparaît comme un roi faible qui n'a aucun pouvoir. Il n'est donc pas un véritable

souverain dans la mesure où il ne peut prendre aucune décision innovante: "la loi suprême pour

Arthur est de régner dans l'esprit de son père et de son "lignage".[103] C'est pour cette raison

qu'au début d'Erec et Enide, il décide de remettre au goût du jour la vieille coutume  de "la

chasse au blanc cerf" pour divertir sa cour. Et malgré les avertissements de Gauvain qui craint

que l'ordre ne soit troublé, (chaque chevalier risque de vouloir soutenir, les armes à la main, que

son amie, est la plus belle et qu'elle mérite le baiser), Arthur ne peut pas revenir sur sa parole. Il a

fallu l'intervention d'Erec le seul chevalier qui n'ait pas participé, à cette chasse, pour désamorcer

la crise et pour ramener la paix dans la cour d'Arthur. C'est une constante de la cour d'Arthur: la

solution ne peut venir que de 1'extérieur car seul le chevalier qui s'en détache (Lancelot, Erec,

Perceval et Yvain) peut faire bouger cette assemblée statique et limiter les dégâts. Erich Köhler

écrit à ce propos: "la coutume dont l'observance constitue (.. .)  la base juridique du royaume

arthurien, mettrait en danger ce royaume lui-même sans ce chevalier élu dont le mérite sert à

rétablir l'unité déjà perturbée."[104]  

L'intervention d'Yvain, ramène l'ordre dans la cour de ce roi faible qu'est Arthur. Elle

dénonce ce côté "infaillible" et ridicule de l'idéologie arthurienne; le héros ainsi conteste la

Page 79: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

souveraineté d'Arthur, pour s imposer comme le "super-champion" de la justice, une justice,

comme l'a écrit Pierre Gallais, "supérieur à la justice " coutumière" du roi Arthur, supérieure même

à la justice "courtoise" de son neveu Gauvain"[105].  Yvain le héros positif a changé le cours des

choses et son action n'a pas été vaine puisqu'elle lui a permis d'instaurer un nouveau système, de

modifier les conceptions de l'ordre établi: le droit est introduit à la cour d'Arthur. Et désormais la

mesure va prendre le pas sur la force et la sagesse va remplacer l'aide improbable de Dieu (à

l'occasion des duels judiciaires). Grâce à Yvain la justice des hommes 1'emporte sur la justice

divine: en matière de droit, la raison l'emporte sur la foi.   

Yvain a atteint le point culminant de sa quête.  Il a vaincu le mal et 1'on mesurer l'étendue de son parcours chevaleresque.  Que nous sommes loin de ce jeune chevalier, qui était au début du roman le "champion de l' injustice" et qui n'avait pas hésité à aller saccager le domaine de la fontaine et à convoler en justes noces avec la veuve de celui qu'il avait tué! Maintenant, il est devenu un héros (nous dirions même un super héros) qui a dépassé Gauvain, le " soleil de la chevalerie", aussi bien au niveau de la courtoisie que de la bravoure et de la vaillance. N'est-ce pas Gauvain en personne qui t'avoue à son oncle, le roi Arthur, quand il déclare :

"Bien nos somes antrebatu,                       6336 

et se no fussiens conbatu  

encore un po plus longuemant,

il m'en alast trop malement  

que, par mon chief, il m'eüst mort  

par sa proesce, et par le tort

celi qui m'avoir el chanp mis."                  6341 

En tenant tête à Gauvain, "Yvain prouve qu'il a conquis sa maîtrise et que la perfection

qu'il a acquise au service du bien se traduit par des prouesses supérieures à celles dont il était

capable à l'époque où, sans avoir affronté l'épreuve, il brillait déjà parmi les plus valeureux des

guerriers".[106] En d'autres termes, il est devenu, le premier chevalier de la cour.

 

Le dernier combat que mène Yvain est le seul où le 1ion n'intervient pas, car

Monseigneur Gauvain n'a rien de diabolique (il n'a rien à voir avec Harpin de la Montagne ou les

deux monstres du château de Pesme Aventure). De plus en tenant le 1ion éloigné, Yvain parvient

à garder l'anonymat, ce qui facilitera ultérieurement sa reconnaissance en tant que chevalier au

Page 80: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

lion. L'absence du lion permet ainsi à Chrétien de distinguer cet ultime combat des autres

épreuves: ici Yvain doit faire ses preuves seul devant toute la cour. Et cette dernière le reconnaît

à sa juste valeur quand, à la fin du duel Judiciaire, le 1ion réussit à rejoindre son maître. Tout

s'explique: Yvain et le chevalier au lion qui a sauvé les neveux et la nièce de Gauvain, ne font

qu'une même et seule personne. Gauvain remercie son ami de lui avoir rendu ce service et la

supériorité d'Yvain éclate au grand jour.

 

L'absence du lion pourrait s'expliquer aussi par le fait qu'Yvain et son compagnon ne font

qu'un. En d'autres termes, Yvain a acquis, grâce au compagnonnage de la noble bête, toutes les

valeurs  positives du lion- En effet, Maurice Accarie, commentant un passage  que nous avons

déjà cité (vers 4646- 4654) écrit: " L'important est que le noble animal, signe de toutes les vertus,

s'incorpore au bouclier du héros. Le symbole héraldique est  clair: le 1ion devient le blason

d'Yvain. Il ne suit plus de chevalier, mais celui-ci l'emporte, avec lui, en lui; c' est un autre lui-

même, ou mieux, c' est lui-même l'être nouveau- Dès ce moment (mais dès ce moment

seulement) Yvain, (. . . ) n'est plus un chevalier avec un lion, mais le chevalier au lion .(…)

Désormais, l'un et l'autre ne font qu'un: le lion est devenu Yvain, Yvain est devenu le 1ion . "

[107] 

L'association d'Yvain avec le lion est le signe de son élévation spirituelle[108]. Ses

combats successifs en faveur du droit et de la justice, son humilité (il était le premier à se déclarer

vaincu a l'occasion du duel judiciaire qui l'opposait à Gauvain) et son sens de la mesure et de la

sagesse montrent qu'il appartient désormais à 1acatégorie des héros parfaits, nous dirons même

mythiques.

 

Arrivé au terme de son parcours, et après avoir expié sa faute,  i1 ne peut désormais

demeurer à la cour d'Arthur qui a pourtant reconnu pleinement sus mérites car sa place est

ailleurs: il est  inconcevable qu'Yvain réintègre la cour pour occuper la seconde place, derrière

6auvainr ,alors qu'il n'a pas cessé de donner des preuves de sa suprématie. Et, comme tout

« héros civilisateur », après avoir laissé une empreinte ineffaçable dans le monde, il doit partir

pour enfin jouir auprès de sa femme  du repos qu'il a bien mérité. Yvain quitte le monde d'Arthur

car la vraie vie  qui l'attend est auprès de Laudine. Mais sa renommée restera toujours gravée

dans la mémoire des gens, car les "héros" ne meurent jamais; Et si nous devons résumer les

qualités d'Yvain, ce sera par le biais  de Gauvain à qui Chrétien fait dire vers la fin du conte du

Graal: [109] 

Page 81: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

"… Li uns mesire Yvains a non,               8152 

li cortois, li bien affaitiez;  

tot le jor en sui plus haitiez  

quant al matin veoir le puis,  

tant sage, tant cortois le truis. . . "          8156

 

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Page 82: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

  

 

TROISIEME PARTIE: 

AMOUR, JUSTICE ET CHEVALERIE

OU LE SENS DE L'INITIATION D'YVAIN 

Le centre du problème dans le Chevalier au 1ion est la justice. Ce n'est pas l'Amour qui

est alors traité partout, dans  toute la littérature du XIIème siècle. Yvain n'est pas exalté, en tant

que héros civilisateur, pour son action en faveur de l'amour, mais en faveur de la justice. I1

apporte le bien et la justice  au monde et se retire auprès de Laudine pour jouir de l'amour- ce qui

n'est que justice - ce qu'i1 a mérité pour ses combats pour la justice!  

Si Yvain est devenu le champion de la justice, c' est que, au début, il était celui, si 1'on

peut dire, de l'injustice. Il ne pourra retrouver 1' amour sur le plan personne  - que lorsqu'i1 aura

rétabli la justice - sur le plan personnel et sur le plan collectif.  

II y a donc une relation étroite entre Amour et justice dans le Chevalier au lion.

L'évolution d'Yvain se fait suivant un double axe: deux quêtes se c6toient pour aboutir au même

résultat. L'initiation à la chevalerie est doublée par une transformation du sentiment d'Yvain pour

Laudine. Cette double conquête de l'amour et de la justice va faire d'Yvain un chevalier parfait, un

héros complet et un mari idéal. Ainsi et dans cette mesure le Chevalier au lion  apparaît comme

un roman initiatique au sens plein du terme.    

A- LA RECOMPENSE D'YVAIN: LE PARDON DE LAUDINE. 

 

Page 83: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

C'est en accomplissant ces différents " travauz" en faveur du droit qu'Yvain sent qu'il peut

mériter le pardon de Laudine et réintégrer définitivement le domaine de la fontaine - Laudine avait

le droit de punir Yvain, cela n'était que justice. Elle a le devoir de pardonner au chevalier au lion.  

Après avoir œuvré pour le bien des autres et pour le bonheur de la société, Yvain décide

de prendre son destin en main. S'étant réhabilité aux yeux de la cour, il lui reste tout de même

une dernière action à accomplir: montrer à Laudine qu'il a désormais changé et qu'il est digne de

son amour. La mission de l'époux prend le pas sur celle du chevalier. I1 décide de renoncer aux

plaintes pour devenir l'artisan de son propre bonheur. I1 a compris que sa place était auprès de

Laudine. Une fois guéri de ses blessures, Yvain réalise que, sil n'obtient pas le pardon de sa

femme, il risque de perdre la vie. Sa souffrance n'est pas feinte; la blessure de son 'cœur" est trop

profonde pour être guérie par une autre personne que Laudine:  

Mes sire Yvains qui, sanz retor,                 6511 

avoit son cuer mi en Amor,

vit bien que durer ne porroit,  

mes par Amor an f in morroit,  

se sa dame n'avait merci  

de lui qu'il, qu'il se morroit por li;[110]         6516 

Obtenir le pardon devient une nécessité pour Yvain car il y va de sa vie. Il doit reconstituer 1'unité de son moi: le cœur d'Yvain doit reprendre sa place dans le corps car:  

Li rois le cor mener an puet                     2641 

mes del cuer n'en manra il point,  

car si se tient et si se joint  

au cuer celi qui se remaint

qu'il n'a pooir que il 1'en maint, 

des que li cors est sans le cuer  

don ne met il estre a nul fuer;  

Page 84: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

et se li cors sanz le cuer vit  

tel mervoille  nus borne ne vit.                 2652

 

Cette dissociation du cœur et du corps chez Yvain signifie que l'harmonie est rompue,

d'où la nécessité d'opérer une véritable conjonction entre les deux parties afin qu'i1 retrouve une

"pes" intérieure. Yvain ne pouvait supporter plus longtemps ce déchirement: il a largement réalisé

l'ampleur de sa faute et a tout fait pour l'expier. Il est passé par les pires épreuves, mais toutes

ses pensées étaient destinées à sa Dame, Laudine. Il a donné plus d'une fois la preuve qu'il était

un "amanz verais et leax". Tel un pénitent tenaillé par les remords, il s'est engagé dans des

aventures périlleuses où il a montré sa noblesse, sa mesure, son courage, son sens de la justice

et surtout sa fidélité envers sa femme.

 

1- Le retour d'Yvain à la fontaine:  

Le seul moyen trouvé par Yvain pour rentrer en grâce auprès de Laudine, c'est de

retourner à la fontaine magique et déchaîner la tempête aussi longtemps qu'il faudra. Ainsi, la

dame de la fontaine, n'aura le choix qu'entre la réconciliation (la "pes") et un perpétuel ouragan:  

Et panse qu'il se partirait                     6507 

toz seus de cort, et si iroit  

          a sa fontainne guerroier;  

et si feroit tant foudroier,  

que par force et par estovoir  

li covanroit feire a lui pes  

ou il ne fineroit ja mes  

de la fontainne tormanter  

et de plovoir, et de vanter.                     5516  

Page 85: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

La répétition à trois reprises de 1'adverbe " tant" et 1'emploi du verbe 'guerroier", montrent à quel

point Yvain est décidé à jouer sa dernière carte. C'est le sursaut de quelqu'un qui a compris que

son existence n'a aucun sens s'i1 ne peut pas la partager avec sa "fame".  

 

Yvain toujours accompagné de son lion qui fait, comme nous L'avons déjà vu,  partie

intégrante de lui-même, arrive à la fontaine magique. Il déchaîne, comme il l'avait dit, un ouragan

si terrible que la forêt de Brocéliande est prête à disparaître. Chrétien nous dit :  

Ne cuidez pas que je vos mante  

que si fu fiere la tormante  

que nus n'an conteroit le disme,  

qu'il sanbloit que jusqu' an abisme  

deüst fondre la forez tote!  

Les efforts conjugués d'Yvain et de son lion (remarquons l'emploi du pluriel: "puis errerent tant

que il virent / la fontaine; et plovoir i firent", vers 6523- 4; ce qui nous invite à penser que le lion

aide son maître aussi dans cette dernière entreprise) font que la force de la tempête est

amplifiée.  Jamais l'orage n'aura atteint une telle intensité[111] . Les habitants du domaine de la

fontaine sont pris de panique. Même la hautaine Laudine: " craint que son château ne soit

complètement effondré: les murs vacillent, le donjon tremble et il s'en faut de peu qu'il ne

s'écroule". Apeurée, elle demande l'avis de sa suivante Lunete qui lui conseille la nécessité de

faire appel au chevalier au 1ion, celui qui tua le géant et vainquit les trois chevaliers car lui seul

est capable d'arrêter la tourmente. 

Lunete avertit sa maîtresse que le chevalier ne consentira à leur venir en aide, que si

Laudine lui promet de faire l'impossible pour mettre un terme à sa disgrâce auprès de sa dame.

Laudine consent, mais Lunete juge plus prudent de la lier par un serment solennel: elle la fait jurer

sur les reliques ( vers 6605 à 6628). Prises ainsi au jeu de la vérité, la dame de la fontaine ne

peut plus se dérober.  

 

Apparaissant à intervalles réguliers dans le roman, Lunete se révèle être un personnage

important qui fait avancer l'intrigue: c'est elle qui vient en aide à Yvain au début alors qu'il était

Page 86: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

poursuivi par les gens d'Esclados le Roux, c'est elle qui organise son mariage avec Laudine; c'

est en quelque sorte elle qui, par la nécessité de la sauver du supplice, remet, au milieu du

roman, Yvain et Laudine en présence - mais Yvain ne peut saisir cette occasion…ici encore,

Lunete, en habile manœuvrière, prépare le terrain et se charge de réconcilier les deux époux.

Comme l'a remarqué Marie Noëlle Lefay-Toury, les interventions de Lunete "sont toujours liées à

l'amour d'Yvain et de Laudine, qu'il s'agisse du mariage, de la rupture et enfin de la réconciliation.

" (3) [112]  

Lunete part à la recherche d'Yvain et le trouve bien plus vite et bien plus prêt qu'elle ne

pensait. Tous les trois, Lunete, Yvain et le lion prennent la route du "chastel". Laudine est

impatiente de savoir qui est enfin le chevalier au lion. Elle ne reconnaît pas son mari. Lunete lui

loue les mérites du héros avant de lui annoncer que ce chevalier n'est autre que "mes sires

Yvains (son ) espos "(vers 6748). 

Laudine sursaute et ne cache pas son mécontentement d'avoir été jouée de la sorte. Pourtant, elle a juré, et le "hoquerel"(vers 6751) de Lunete la force à tenir sa promesse. Elle exprime  sa fureur et s'emporte contre sa suivante qui, selon elle, vient de lui rendre un étrange service en lui faisant aimer malgré elle celui qui ne 1'aime ni l'estime. Laudine aurait préféré souffrir que de pardonner à ce mari qui jadis l'a oubliée et délaissée:  

Mialz volsisse tote ma vie                       6756 

vanz et orages endurer,  

          et s'il ne fust de parjurer  

trop leide chose et trop vilainne  

          ja mes a moi, por nule painne,  

pes ne acorde ne trovast.                        6761

 

 L'attitude de Laudine est celle de la dame hautaine qui campe sur ses positions. Son

amour-propre l'empêche de se soumettre à la raison de son cœur. Elle a pardonné la première

fois à Yvain le meurtre de son mari, Esclados le Roux, mais elle n'est pas prête de lui pardonner

la blessure profonde qu'il lui a infligée au cœur: elle a été délaissée, elle qui comptait les jours en

attendant avec impatience le retour de son mari. Elle a été déçue dans son amour. Elle a perdu

sa confiance en Yvain, ce qui explique selon nous cette conduite. Yvain ne devrait pas être

surpris puisqu'il était déjà averti à deux reprises: la première fois avant qu'il ne quitte le domaine

Page 87: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

de la fontaine pour aller courir les tournois en compagnie de Gauvain, sa femme l'a mis en garde

des conséquences fâcheuses qui pourraient survenir s'il n'honorait pas le contrat (la défense de la

fontaine, et le retour au bout d'une année), la seconde fois quand la messagère vient à la cour

d'Arthur pour lui annoncer sa disgrâce auprès de Laudine:  

Yvain, n'a mes cure de toi                       2769 

ma dame, ainz te mande par moi  

que ja mes vers li ne reveignes                2771 

 

En transgressant pour la seconde fois l'interdit pose par Laudine, Yvain sait à quoi i1

s'expose. Il s'attend à être confronté au refus obstiné de son épouse. Mais en passant outre à la

décision de Laudine, et grâce au stratagème de Lunete, Yvain, arrive à amadouer l'intransigeance

de sa fame.

 

Voyant que sa grâce est proche, Yvain demande à Laudine de lui accorder son pardon:  

Mes sire Yvains ot et antant  

que ses afeires bien li prant,  

qu'il avra sa pes et s'acorde,  

et dit: "Dame, misericorde  

doit an de pecheor avoir. 

Conparé ai mon fol savoir 

et je le dui bien conparer.    

Encore une fois, nous avons recours à l'édition Foerster[113] dont la leçon retenue nous semble

mieux correspondre à la fin du roman et au sens qu'en a voulu donner Chrétien de Troyes.  Yvain

avoue qu'il a péché, qu'il a compris l'ampleur de sa faute. Mais cela est désormais du domaine du

passé. Il a payé chèrement son erreur et cela n'était que justice. Yvain, revendique la miséricorde

Page 88: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

de sa dame qu'il estime avoir d'ores st déjà mérités. Laudine l'avait jadis puni en lui retirant

l'anneau, symbole et gage de leur amour, maintenant elle a le devoir de lui pardonner. Yvain,

après avoir exprimé sa pénitence par des actions, par des "travoz" en faveur du droit et de la

justice, signifie maintenant son repentir par des mots. Mais comme l'a remarqué Jean Charles

Payen, Yvain "ne va pas se livrer à d'excessives démonstrations extérieures". [114] Yvain était

aliéné, il n'était qu'un étourdi car il s'était laissé influencé par la cour qui l'a entraîné sur les

chemins des divertissements: c'est la "folie" (le terme est utilisé par Yvain) qui est à l'origine de

tous ses maux, pourtant Yvain ne se dérobe pas à ses responsabilités. Il a été un "recréant"

d'amour, mais maintenant il promet de ne plus commettre 1a moindre faute à cet égard:  

Folie me fist demorer,                           6774 

si m'an rant corpable et forfet,  

et molt grant hardemant ai fet  

          qant devant vos osai venir ;  

mes s'or me volez retenir,  

ja mes ne vos forferai rien.                     6779 

 

Le héros n'implore pas le pardon de Laudine à genoux. Nous sommes loin du jeune

Yvain, du début du roman, qui emporté par sa passion, n'hésite pas à s'humilier devant Laudine

et à sa soumettre à ses exigences. Il est maintenant "plus mûr, plus réfléchi, n'a plus la tête

chaude du jeune homme qui perdait la raison par remords".[115] Rappelons-nous comment, i1 se

comportait vis à vis de Laudine pendant leur première entrevue :  

Mes sires Yvains maintenant joint  

ses mains,si s'est a genolz mi  

et dit, come verais amis:  

"dame, voir, ja ne vos querrai  

merci, einz vos mercïerai  

Page 89: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

de quan que vos me voldroiz feire,  

que rien ne me porroit despleire. 

- Non, sire? Et se je vos oci?  

- Dame, la vostre grant merci,  

que ja ne m'an orriez dire el ."   

 

Ce n'est plus en fin'amant qui se soumet à tous les caprices de sa Dame, qu'Yvain exige

la réconciliation: c'est le chevalier, fort de ses victoires successives qui est maintenant debout et

qui force la dame à lui pardonner. Un mari courtois a des devoirs certes, mais il a aussi des droits

et l'ascension chevaleresque d'Yvain, sa mesure et son sens de la sagesse, le rendent

maintenant digne de la grâce de Laudine. 

La dame de la fontaine lui a pardonné sa faute. Yvain est maintenant venu au bout de ses

épreuves, nous dit Chrétien:" il est aimé et chéri de sa dame, et il le lui rend bien- Aucun de ses

tourments ne lui reste en mémoire, car la joie qui lui vient de sa si tendre amie les lui fait oublier".

[116] 

Tout ce qui est bien , finit bien. Chrétien a trouvé le moyen de ménager l'amour-propre de

Laudine et la dignité de son héros tout en les réconciliant à la fin de son roman. "Cette

réconciliation écrit jean Frappier dans son Etude sur Yvain, est une victoire du chevalier et de la

dame sur eux-mêmes, car , lui, a dû grandir incomparablement en valeur pour surmonter et abolir

sa faute, et elle, son amour-propre étant sauf, a renoncé à l'orgueil au fond de son cœur"[117] .

 

2 - La pes sanz f i n"  

Dans un passage précédant le duel qui oppose Yvain à Gauvain, Chrétien de Troyes

introduit, dans une centaine de vers (vers 5993 - 6100) un développement sur le motif de l'amour

et de le haine. Il se demande comment deux sentiments totalement opposés peuvent cohabiter:  

peuvent se haïr. Seule l'ignorance, le "non savoir" (vers 6772) empêche l'éclosion de ce saint sentiment qu'est l'amour, et permet à la haine de l'emporter. cette réflexion, qui à première vue, semble concerner seulement Gauvain et Yvain se combattant à mort à l'occasion du duel judiciaire, s'adapte aussi à la situation de Laudine et d'Yvain: Laudine aveuglée par sa fierté, par

Page 90: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

son amour-propre qui l'empêche de se connaître, et de voir qu'elle aime encore Yvain: chez elle, son

Laudine a l'air d'être fâchée mais en réalité elle est toujours amoureuse de son mari. C'est ce qui explique le dénouement du chevalier au lion. Il a fallu la ruse de Lunete pour que l'amour de Laudine sorte de sa cachette.

 

L'amour a chassé la haine, les ennemis sont désormais réconciliés. Les époux vont

profiter, après les dures épreuves qu'ils ont passées, d'une paix bien méritée. Leur mariage va

reprendre un nouveau souffle, mais cette fois sur des bases plus solides: la passion et

l'aveuglement vont disparaître pour laisser la place  à la raison et à la mesure. Leur union se

transforme et trouve  un équilibre: la relation esclave-maîtresse, vassal-suzeraine est abolie au

profit de l'égalité entre les deux conjoints. Désormais, la paix entre Laudine et Yvain peut devenir

éternelle:  

 

Le roman de Chrétien se clôt sur la "pes" infinie. Et à ce propos, nous ne pouvons que

nous opposer à la lecture que fait Maurice Accarie qui, se fondant sur l'édition Roques:  

[et que nous traduisons ainsi: j'ai expié mon aveuglement (ma folle déraison) et je veux bien le

payer], affirme que le Chevalier au lion est un roman ouvert, car, selon lui, Yvain devra encore

accomplir des travaux pour mériter l'amour et le pardon de Laudine. Donc le dénouement tel qu'il

est donné par Chrétien n'en est pas réellement un. M. Accarie écrit: "Yvain accomplit des actions

de plus en plus méritoires, mais elles n'ont aucun retentissement sur le cœur de Laudine, elles ne

servent à rien, et elles ne débouchent que sur une illusion de dénouement. la ligne se prolonge,

s'étend bien au-delà de cette fin factice, appelle d'autres exploits où Yvain reconquerra Laudine.

On ne revient pas toutefois au point de départ: cette nécessité de toujours "comparer le

nonsavoir" vraisemblablement donnée par la situation conjugale où Chrétien est encore enfermé -

d'une "pes sanz fin" si les termes de l'accord sont respectés. "[118]

 

Il nous semble donc que cette mauvaise lecture du roman de Chrétien, élude tout le sens

du Chevalier au lion qui est avant tout l'illustration de l'évolution d'Yvain. Et si les actions de ce

Page 91: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

dernier n'ont  aucun retentissement sur la dame de ta fontaine, pourquoi est-elle d'accord pou

faire appel au chevalier au lion:   

et dont Lunete ne manque pas de lui rappeler les mérites?  

 

A la suite de Pierre Gallais[119]  nous ne croyons pas que la fin d'Yvain est pessimiste, et

que, comme le soutient Maurice Accarie, "en réalité, comme Guenièvre, Laudine renvoie le héros

à l'humilité, lui fait comprendre que rien n'est obtenu, qu'il aura toujours à la reconquérir".[120]

Cela n'a aucun sens dans la mesure où rien, dans le texte de Chrétien, ne permet de soutenir une

telle lecture. Est-ce qu'on pourrait croire qu'Yvain aurait d'autres aventures? Chrétien de Troyes

ne déclare-t-il pas son roman bien clos quand il écrit:  

Sans suite possible, si ce n'est mensonge ou fable, Chrétien coupe court à toute attente du

lecteur. Pour le maître champenois, faire revenir Yvain dans le siegle, c'est avouer que sa

"conjointure" est battue en brèche et que le" sen" de son roman s'effondre. 

Contrairement à l'adaptateur gallois qui à la fin du conte de la dame de la fontaine,[121]

fait réintégrer Owein dans le monde d'Arthur pour courir d'autres aventures après la mort (?) de

sa femme, Chrétien de Troyes (s'il avait connu cette version, il l'aurait sans doute réfutée)

n'envisage pas une suite aux aventures de son héros car cela reviendrait au point de départ, c'est

à dire à l'alternance entre Amour et Action, solution qu'il ne peut accepter car elle a déjà montré

ses limites et a été à l'origine du conflit entre Yvain du conflit entre Yvain et la dame de la

fontaine.  

La "pes sanz fin" d'Yvain sera auprès de Laudine dans cet "autre monde" que constitue le

domaine de la fontaine. A l'instar du pin qui protège et couve la fontaine merveilleuse, Yvain sera

en harmonie totale avec son "amie chiere et fine" et cela pour toute l'éternité. En dehors du

Temps et de l'Espace, le domaine de Landuc, ce "locus amoenus" se referme sur les deux époux.

Ce lieu saint où Yvain trouve le repos et la paix est un " paradis"; un éden éternel et dont la

description que nous fait Chrétien, au début du roman, n'est pas sans nous faire penser à  la

Jérusalem céleste:  

 

Il n'est pas impossible que la description du domaine de Landuc s'inspire de la vision de

l'Apocalypse. Dans les deux cas nous avons l'évocation de l'eau: la fontaine magique dans le

roman de Chrétien, le "fleuve d'eau de la vie, limpide comme du cristal"[122] dans le récit de saint

Page 92: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Jean. L' "arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les

feuilles servaient à la guérison des nations"[123] correspond dans le chevalier au lion au pin qui

ne perd pas ses feuilles et qui protège la fontaine.  

Dans les deux situations on insiste sur le thème de la lumière: lumière du Seigneur qui

illumine la ville d'un côté, éclat des rubis qui soutiennent l'émeraude constituant le perron de la

fontaine de l'autre. La chapelle de Barenton représente l'Eglise et nous fait penser au temple du

Seigneur.  Les parallèles entre les deux récits sont notables, mais ce qui nous semble le plus

important et le plus évocateurs c'est que ces deux 1ieux saints sont réservés aux seuls élus: "il

n'entrera chez elle rien de souillé, ni personne qui se livre à l'abomination et au mensonge. "

[124] 

Yvain a expié ses péchés et il est rentré dans l'éternité pour "régner aux siècles des

siècles". P. Gallais a écrit: "Yvain monte au ciel et devient une constellation. le Lion, évidemment".

[125] Nous serons mêle tentés de dire que le héros de Chrétien accède au Paradis, peut-être pas

la Jérusalem Céleste, mais le Paradis de l'Amour où règne une paix et une joie perpétuelles. Plus

rien ne viendra troubler le bonheur bien mérité des deux époux. 

Cette "pes sanz fin" et Chrétien choisit bien ses mots, montre que toute tension disparaît

au sein du couple.  "L avenir des deux amants est un présent indéfini, un "état" de réconciliation

prolongé à l'infini". [126] 

A la fin du roman, le mariage d'Yvain et de Laudine est présenté comme exemplaire,

comme idéal. Maintenant, nous sommes en plein "contenu posé" et cette fois les deux

protagonistes ont contracté le vrai mariage au sein duquel peut s'épanouir l'amour véritable. 8t

c'est à la lumière du dénouement d'Yvain que s'explique le "pseudo - prologue"[127]. Chrétien de

Troyes oppose donc deux conceptions de l'amour: la sienne ( le mariage d'amour et l'éga1ité des

époux dans le mariage) et la doctrine de la fin' amors qui n'est qu'un jeu, un divertissent pour ses

contemporains. Chrétien de Troyes critique sévèrement la dégradation qu'i1 commence à

remarquer dans leurs comportements :  

Pour le maître champenois, l'amour est un sentiment noble qui engage l'avenir et la destinée de deux individus. C'est un sujet trop grave pour être pris à la légère. L'amour authentique source de 1'honneur, de la largesse, de la prouesse et de la courtoisie n'est pas un amusement.  

Encore un fois, Chrétien de Troyes chantre de l'amour conjugal, reprend son idéal, déjà

défendu dans Erec et Enide et dans Cligés. Il célèbre la valeur de l'amour conjugal et sans

partage.  

Page 93: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Nous sommes loin du Lancelot, roman composé parallèlement au Chevalier au lion, où

Chrétien devra sacrifier cette valeur à la célébration de la "fin' amors" chantée par les troubadours

et assurer que "Bien est qui aime obéissant". On a pu être choqué et déçu, en tant que lecteur,

par la façon dont Lancelot, oubliant la chevalerie, se soumet à tous les caprices de sa maîtresse.

C' est le triomphe de 1'amour courtois. La femme assure son pouvoir sur le héros: il n'a aucun

droit, il n'a que des devoirs. La Dame domine tout, comme la Comtesse Marie de Champagne,

inspiratrice du roman[128], assure son pouvoir sur le romancier auquel elle impose une thèse

qu'elle sait ne pas être sienne.  

Dans Yvain, Chrétien de Troyes, 1ibéré de toute entrave, de tout engagement[129] ,

donne libre cours à sa pensée créatrice. “ A la souveraineté de la dame a succédé l’égalité des

époux. Telle est la nuance “ d’amour fine ” que Chrétien proposait en exemple à son auditoire

courtois : le mariage d’amour et l’égalité des époux dans le mariage, qui prend toute sa valeur par

leur union morale, leur confiance entière et réciproque. ”[130]  

 

B- LE CHEVALIER AU LION : LE RECIT D'UNE INITIATION ? 

 

Dans Le chevalier au lion, le thème de l’amour, thème favori des romans courtois, ne

constitue qu’une toile de fond au récit de Chrétien. Il est donc relégué au second plan. Ce qui

intéresse Chrétien, nous semble-t-il, c’est de réfléchir sur le rôle que doit jouer la chevalerie dans

la société. Son propos est donc de  montrer la voie dans laquelle devrait s’engager cette “ caste ”

pour œuvrer au bien de la communauté. Son roman illustre une thèse : comment l’Aventure, tant

recherchée par les chevaliers, qui est devenue une simple distraction où l’on exhibe sa capacité à

manier  les armes, doit avoir un sens et être orientée vers un idéal. Cet idéal, pour Chrétien, est

l’utilisation de la prouesse pour lutter contre l’injustice. Tel est le “ sen ” qui se dégage du

Chevalier au lion.  

L’œuvre telle qu’elle est conçue par le maître champenois n’est pas seulement destinée

au divertissement de son publie. Il veut plaire certes, mais surtout instruire. Son œuvre appartient

à ce qu’on pourrait appeler une littérature “ sapientielle ”, une littérature qui enseigne la sagesse

et la mesure.  Chrétien propose, à travers ses romans, un mode de vie dans la vertu et l’idéal. Un

idéal qu’il défend, en tant qu’ “ humaniste ”, non point pour l’opposer au réel, mais dans l’espoir

d’améliorer le réel par la vision de l’idéal . “ Le chez Chrétien a. . .  l’ambition d’être beaucoup plus

qu’un simple narration et de mettre un riche tissu d’aventure au service d’une leçon qui tend à

Page 94: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

l’exaltation des valeurs morales du chevalier.”[131]  Cette ambition didactique et moralisatrice se

dégage dès son premier roman Arthurien, Erec et Enide dont le prologue[132] contient déjà toute

l’intention de Chrétien :   

Il se présente déjà comme un intellectuel qui se refuse à n’être qu’une sorte de conteur mondain, un simple amuseur de cour ; Il précise déjà le rôle de l’écrivain (de l’intellectuel) qui faillirait à sa mission s’il gardait pour lui seul toutes les connaissances qu’il a acquises : un bon “ clerc ” a le devoir de divulguer son savoir afin d’en faire profiter son auditoire- C’est pourquoi lui, Chrétien de Troyes, va le faire en racontant une histoire cohérente, divertissante et instructive. Ainsi, par le biais de la fiction romanesque il va définir un idéal chevaleresque, nous dirons même qu’il va ; faire le portrait du chevalier parfait détenteur de toutes les valeurs : humilité, pitié, prouesses, bravoure, générosité et courtoisie. Toutes ces vertus semblent se retrouver, en ce qui concerne le roman qui nous intéresse, chez Yvain qui représente pour Chrétien l’image du chevalier parfait et dont l’exemple doit servir de modèle pour la noblesse. 

Avec moins de hardiesse qu’un Jean de Salisbury[133], qui “ dénonce la noblesse

féodale comme une société vénale de courtisans auxquels il ne ménage pas ses

sarcasmes ”[134], Chrétien, dans “li premerains vers ” du Chevalier au 1ion, accuse la chevalerie

qui vit, coupée du reste de la société, selon des règles et des lois mondaines qui n’apportent

aucun profit au reste de la communauté : les chevaliers n’utilisent leurs prouesses que dans des

tournois destinés à amuser les habitants des “  chastels ” . Devenue en marge de la société, la

chevalerie n’assume plus sa véritable fonction qui est d’assurer la sécurité, de faire régner l’ordre

et de veiller au bien-être de toute la communauté.

 

Pour illustrer ses idéaux, Chrétien n’hésite pas à démythifier  la cour Arthurienne et à souligner tous ses aspects négatifs : le roi qui s’endort un jour de grande fête, les chevaliers qui s’insultent et qui ne pensent qu’à renforcer leur prestige “ mondain ”.        Pour Chrétien, la chevalerie est en crise et elle a perdu toutes ses valeurs. Elle se dégrade en se lançant dans des quêtes stériles de la vaine gloire. Cette déchéance de la caste des guerriers semble resurgir à travers les propos de Calogrenant quand le géant gardien des taureaux sauvages, lui demande que1 homme i1 est et ce qu’il cherche :  

“ - je sui, fet-il, un chevaliers                358 

qui quier ce que trover ne puis,  

assez ai quis, et rien ne truis…

- Et que voldroies tu trover ?  

- Avanture, por esprover    

ma proesce et mon hardemant   ” .                  363 

Page 95: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

La réponse de Calogrenant, qui est pourtant “ uns chevaliers molt avenanz ”(vers 59) montre le

désarroi de la chevalerie. 

Chrétien va remédier à ce problème en montrant la voie que doivent suivre les chevaliers- Il va

montrer par l’intermédiaire d’Yvain, que la chevalerie peut trouver ce qu’elle cherche, qu’elle peut

assouvir sa soif de gloire tout en se mettant au service du droit et de la justice.   

Et c’est en ce sens que le Chevalier au lion nous apparaît  comme le récit de l’initiation

d’Yvain à la chevalerie telle que la conçoit Chrétien de Troyes. L’exemple d’Yvain, consacré

“ héros civilisateur ” à la fin du roman, va ouvrir de nouveaux horizons à la noblesse : si on ne

conçoit pas la chevalerie sans amour, et l’amour sans chevalerie, de la même façon, chevalerie

sans quête de la justice et du droit n’est pas chevalerie. Et cela Chrétien n’a pas cessé de le

montrer tout le long de son récit. En effet, il a proposé trois modèles de vie chevaleresque. Le

premier, c’ est l’image d’Yvain jeune chevalier courtois qui n’ignore rien du métier des armes mais

qui échoue lorsqu’il entreprend l’aventure de la fontaine, car sa tentative était sous le signe de la

prouesse orgueilleuse et égoïste. Son aventure n’avait pas de sens et ne servait aucun idéal, à

part peut-être prouver qu’il est un chevalier accompli. Et Chrétien a condamné cette première

expérience d’Yvain.[135] En second, ce que Chrétien dénonce aussi, c’est le caractère

exclusivement mondain que peut prendre la vie chevaleresque.  Cette  chevalerie est symbolisée

par Gauvain qui entraîne son ami Yvain sur la voie des tournois pendant plus d’une année : le

tournoi donne, certes, satisfaction au besoin de bataille qu’éprouve le chevalier, mais il ne

représente que le côté égoïste et stérile de la chevalerie. La vie que mènent Yvain et Gauvain

d’un tournoi à un autre “  tourne à vide, elle cause un dénuement spirituel ”.[136] Il nous apparaît

donc évident que Chrétien ne pouvait pas l’offrir en modèle à son auditoire. Le troisième modèle,

cette fois préconisé par le maître champenois, est une vie chevaleresque tournée vers la quête du

droit et de la justice : Yvain, après sa sortie de la folie ne combat que pour les causes justes. I1 a

compris que sa bravoure à toute épreuve   doit être mise au service des faibles et des opprimés.

Renonçant à 1’égoïsme, Yvain devient suivant l’expression de Jean Frappier, presque “ un saint

de la chevalerie ” [137]. Il est le symbole de la perfection chevaleresque, que doivent prendre en

exemple tous les chevaliers.  

L’idéal chevaleresque de Chrétien de Troyes déjà amorcé dans Erec et Enide est repris

sous un autre angle dans le Chevalier au lion . En effet, si dans son premier roman l’amour est

le moteur de l’action puisqu’Erec lutte pour l’amour et montre qu’il est digne de régner, Yvain pour

sa part lutte pour la justice et prouve qu’il est digne de l’amour- D’un roman à l’autre, l’optique de

Chrétien évolue et son idéal devient de plus en plus spirituel : Yvain par certains côtés annonce

déjà la quête de Perceval. Peut-être Chrétien sentant que l’humanisme laïque de son époque est 

en faillite, et que le salut ne peut venir que de Dieu lui même, n’hésitera-t-il plus à placer la

Page 96: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

spiritualité Chrétienne à la source des plus hautes valeurs chevaleresques et courtoises. Ne dit-il

pas dans le prologue du Conte du Graal :  

Diex est caritez , et qui vit                    47

en carité selon l’ escrit,  

sainz Pols le dist et je le lui,

il maint en Dieu, et Diex en lui.                50 

Dans Yvain, Chrétien a encore traité le problème de la chevalerie et de l’amour conjugal,

mais le dénouement de son roman nous induit à penser qu’il est préoccupé par une question plus

profonde, celle du salut dans l’optique chrétienne et qu’il mettra à jour dans son Perceval. Ainsi il

va passer de l’amour humain à l’amour  divin. Chrétien dérive de plus en plus vers le mysticisme

à la fin de sa carrière .[138]  

 

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CONCLUSION Jean Claude Aubailly, dans un compte rendu de la thèse de Gérard Chandès  (le

serpent, le femme et l’épée), écrit : “ Tout roman est à “ lire” du point de vue du héros,

modèle de comportement, dont le rôle est de rétablir le contact avec la source vitale de

l’inconscient [et par suite, la numinosité du symbole royal) par l’exemple de sa propre

individuation ”[139] Ceci ne peut que nous intéresser dans la mesure où tout dans  le

Chevalier au 1ion tourne autour d’Yvain, qui à la fin se révèle être un chevalier

exemplaire, nous dirons même un homme qui a atteint la sagesse et a accédé au Soi.

Chrétien de Troyes nous fait suivre tout le processus dl individuation de son héros.

L’itinéraire d’Yvain a consisté à sonder son inconscient afin d’éclairer si l’on peut dire son 

conscient. 

Nous ne craignons pas d’envisager le roman de Chrétien sous cet angle car nous

ne pouvons pas négliger tout l’apport de la psychanalyse et surtout des études de C . C.

Jung (que nous avons connu par le biais des travaux de Pierre Gallais, Gérard Chandès,

Jean Claude Aubailly. . . ) ce qui ne peut qu’enrichir notre vision de ce chef d’œuvre de la

Page 97: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

littérature médiévale. Le chevalier au lion  est une œuvre si dense qu’il faut être armé de

plusieurs méthodes d’investigation et de recherche pour arriver à comprendre “ un peu ”

de la pensée de Chrétien. En effet, prétendre cerner la totalité du “ sen ” de ce roman est

une véritable gageure, car à chaque lecture un détail nouveau, un élément inaperçu

resurgissent, et c’est cela qui fait la force de cet intellectuel du XIIème siècle dont 

l’œuvre continue à intéresser les critiques et les chercheurs. 

Chrétien de Troyes, le “ père fondateur ” du roman occidental, [140]donne

l’impression de toujours raconter la même chose et de traiter le même thème- Et pourtant,

que de différences entre Cligès et Erec ou bien encore entre Erec et Yvain , pour ne

prendre que  ces trois exemples- Mais il y aura toujours des gens qui seront tentés de

dire que Chrétien n’innove pas et parle toujours de la même chose. A ceux- là, nous

ferons la même réponse que fit Marivaux à ceux qui lui reprochaient d’écrire la même

pièce et qui affirmaient que les Serments indiscrets ressemblaient à  la Surprise de

1’amour : “ je ne vois rien là dedans qui se ressemble : il est vrai que dans l’une et dans

l’autre situation tout se passe dans le cœur, mais ce cœur a bien des sortes de

sentiments, et le portrait de l’un ne fait pas le portrait de l’autre ” .  

Même s’il utilise le cadre arthurien pour situer ses romans, même s’il nous fait

baigner dans cet univers féerique et merveilleux, nous ne sommes jamais loin de la

réalité, pas seulement celle du XIIème, mais aussi celle du XXème siècle. Les problèmes

abordés par Chrétien sont toujours d’actualité : la justice n’est - elle pas encore l’un de

nos soucis permanents ? Et ne sommes nous pas confrontés constamment dans notre

vie quotidienne à ce conflit entre Amour et Action, entre devoirs du mariage et devoirs du

Travail ? L’homme moderne n’est - il pas lui aussi soucieux de trouver un compromis pour

trouver la “ pes ” ? Et c’est en ce sens, que Chrétien nous apparaît comme un humaniste

qui a réfléchi sur le problème de l’homme : l’exemple d’Yvain dépasse le simple

personnage du roman. C’est une personne qui vit et dont nous partageons les joies et les

dépits ; sa propre “ individuation ” nous met sur la voie de la nôtre. Espérons qu’un jour,

nous aussi, nous arriverons à avoir une “ pes sanz fin ”. 

Mais n’oublions pas que, avant, demeure le plaisir de lire,  plaisir de découvrir

une œuvre qui nous invite à rêver, à nous évader et surtout à réfléchir sur nous-mêmes et

sur notre existence. 

Yvain et son histoire resteront gravés à jamais dans la mémoire des lecteurs :

n’est-ce pas le but de Chrétien qui dit à la fin  du prologue d’Erec et Enide :  

Page 98: Amour Et Justice Dans Le Chevalire Au Lion

Des or comancerai l’ estoire  

qui toz jorz mes iert an mimoire

tant con durra crestiantez ;

de ce s’est Crestïens vantez.. 

Le roman reste “ vivant ” et à chaque “  lecture ” un nouveau voyage se prépare : l’histoire devient

éternelle et nous invite à nous y plonger afin d’échapper aux vicissitudes de notre morne

existence.