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MARCEL KURZ ALPINISME HIVERNAL LE SKIEUR DANS LES ALPES Préface de M. EDOUARD SAUVAGE Président !n!raire d" Club Alpin Français Ouvrage orné de 20 héliogravures hors texte PA#O$% PARIS ST-GERMAIN 1928 Tous droits réservés A MON PÈ! "ui #e $it %onna&tre 'es Alpes( Pre#ier tirage Mars &'(). )euxi*#e tirage Février &'(*. $!"s dr!its de trad"cti!n% de re+r!d"cti!n et d,ada+tati!n réser-és +!"r t!"s +a s PRÉFACE 'es vieux alpinistes ont vu se développer si#ultané#ent+ depuis une trentain #ontagne et d-usage des s.is "ui donnent pour %es %ourses de grandes $a%ilités( To générale#ent "ue le s.i ne p t gu*re servir en haute #ontagne+ soit "ue les tra1 $ussent trop étendus+ soit "ue le s.i #3#e+ ave% sa grande longueur+ $ t #al ap a%%identées et d t 3tre #odi$ié( 'a hardiesse et la persévéran%e des explorateurs de la #ontagne on an%iennes 4 apr*s avoir re%onnu "ue les %ourses d,hiver n,étaient pas né%essaire#e #ais "ue les %i#es les plus hautes restaient abordables en %ette saison+ ils ont d pres"ue %ontinuelle#ent+ sinon 1us"u,aux so##ets #3#es+ du #oins 1us"u,au pied de Tous les alpinistes "ui ont par%ouru le #assi$ du Mont 5lan% %onnaissent le 6ur/7 nous so##es redevables 8 son $ils+ Mar%el 6ur/+ a#i passionné de la #ontagne et bon s.ieur+ d,une belle étude d 'a pre#i*re partie de 2,A2+inis3e i-erna2 de Mar%el 6ur/ débute par un histori"ue du dévelo %ourses d,hiver avant l,e#ploi du s.i+ puis lors"u,on en a $ait usage7 ensuite ell l,hiver+ le %li#at+ l,e$$et des vents 7 vient ensuite une #agistrale étude des ava trans$or#ations "u,elles subissent sous l,a%tion du soleil et du vent sont #inutie le %:té prati"ue pour le s.ieur+ la #ani*re dont se %o#porte le s.i sur les divers 'es di$$érentes esp*%es d,avalan%hes+ les %ir%onstan%es "ui les produisent+ sont l,ob1et d,une des%ription %laire et appro$ondie( M3#e en été+ l,appré%iation du degré de sé%urité ; ou de danger ; "u,elle o$$re+ est un des points "ui de#ande d,expérien%e et de 1uge#ent7 en hiver+ les di$$i%ultés d,appré%iation sont en%ore <i la suite de l,ouvrage nous #ontre un artiste épris des beautés de la #ont #ar"ue de l,esprit s%ienti$i"ue de son auteur( =iennent ensuite l,é"uipe#ent du touriste hivernal+ la te%hni"ue du s.ieur a #anuel de s.i+ #ais il indi"ue %o##ent+ en haute #ontagne+ on utilise les divers # glissade des pentes+ "ui doivent 3tre bien %onnus du s.ieur( 'a le%ture de la deuxi*#e partie de l,ouvrage dé%rivant les %ourse passionnera les alpinistes+ dont "uel"ues>uns reé%happeront pas sans doute 8 de d,envie ? ; devant une si belle série de grandes as%ensions( A %ha"ue ligne des de %on respire le %har#e de l,ad#irable nature alpestre( 'es #enus in%idents des %ourses+ tels "ue g so##aire#ent dans la #esure o ils intéressent le le%teur % sans le $atiguer par leur #onotonie( )ans son ense#ble+ 2,A2+inis3e i-erna2 de Mar%el 6ur/ est une pré%ieuse addition 8 la lit dont l,auteur #érite de vives $éli%itations( ED. SAUVAGE% Président honoraire du C( A( F(

alpinisme hivernal

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ALPINISME HIVERNAL - Marcel Kurz 1928

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MARCEL KURZ

MARCEL KURZ

ALPINISME HIVERNAL

LE SKIEUR DANS LES ALPES

Prface de M. EDOUARD SAUVAGE

Prsident honoraire du Club Alpin Franais

Ouvrage orn de 20 hliogravures hors texte PAYOT, PARIS ST-GERMAIN 1928 Tous droits rservsA MON PRE qui me fit connatre Les Alpes.Premier tirage Mars 1925. Deuxime tirage Fvrier 1928.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation rservs pour tous pays. Copyright 1925, by Fayot, Paris.

PRFACELes vieux alpinistes ont vu se dvelopper simultanment, depuis une trentaine d'annes, les courses d'hiver en montagne et dusage des skis qui donnent pour ces courses de grandes facilits. Toutefois, au dbut, on craignait assez gnralement que le ski ne pt gure servir en haute montagne, soit que les trajets o on ne pourrait en faire usage fussent trop tendus, soit que le ski mme, avec sa grande longueur, ft mal appropri au parcours des rgions trs accidentes et dt tre modifi.La hardiesse et la persvrance des explorateurs de la montagne ont amen l'volution de ces ides anciennes : aprs avoir reconnu que les courses d'hiver n'taient pas ncessairement limites aux sommets secondaires, mais que les cimes les plus hautes restaient abordables en cette saison, ils ont dmontr que les skis pouvaient servir presque continuellement, sinon jusqu'aux sommets mmes, du moins jusqu'au pied des artes terminales.Tous les alpinistes qui ont parcouru le massif du Mont Blanc connaissent le guide et la belle carte de Louis Kurz; nous sommes redevables son fils,Marcel Kurz, ami passionn de la montagne et bon skieur, d'une belle tude de cette volution.La premire partie de l'Alpinisme hivernal de Marcel Kurz dbute par un historique du dveloppement des courses d'hiver avant l'emploi du ski, puis lorsqu'on en a fait usage; ensuite elle examine l'tat des Alpes pendant l'hiver, le climat, l'effet des vents ; vient ensuite une magistrale tude des avalanches et de l'tat des neiges. Les transformations qu'elles subissent sous l'action du soleil et du vent sont minutieusement analyses, sans que soit oubli le ct pratique pour le skieur, la manire dont se comporte le ski sur les diverses surfaces.Les diffrentes espces d'avalanches, les circonstances qui les produisent, l'aspect des rgions dangereuses, sont l'objet d'une description claire et approfondie. Mme en t, l'apprciation d'une pente de neige, au point de vue du degr de scurit ou de danger qu'elle offre, est un des points qui demandent au montagnard le plus d'exprience et de jugement; en hiver, les difficults d'apprciation sont encore augmentes.Si la suite de l'ouvrage nous montre un artiste pris des beauts de la montagne, cette premire partie porte la marque de l'esprit scientifique de son auteur.Viennent ensuite l'quipement du touriste hivernal, la technique du skieur alpin. Ce chapitre n'est en rien un manuel de ski, mais il indique comment, en haute montagne, on utilise les divers modes de progression, d'arrt, glissade des pentes, qui doivent tre bien connus du skieur.La lecture de la deuxime partie de l'ouvrage dcrivant les courses d'hiver de l'auteur dans les Alpes, passionnera les alpinistes, dont quelques-uns rechapperont pas sans doute des sentiments de regret faut-il dire d'envie ? devant une si belle srie de grandes ascensions. A chaque ligne des descriptions de l'auteur, on respire le charme de l'admirable nature alpestre. Les menus incidents des courses, tels que gites, repas, bivouacs, sont indiqus sommairement dans la mesure o ils intressent le lecteur, sans le fatiguer par leur monotonie.Dans son ensemble, l'Alpinisme hivernal de Marcel Kurz est une prcieuse addition la littrature alpine, dont l'auteur mrite de vives flicitations.ed. sauvage,Prsident honoraire du C. A. F.

PRFACE DE L'AUTEUR

En commenant la rdaction de ce livre il y a dj bien des annes mon intention tait de l'intituler Le Nouvel Alpinisme. A cette poque, en effet, ce genre d'alpinisme tait encore ses dbuts : nous traversions l'ge d'or de ce qui fut la deuxime conqute des Alpes, celle des skieurs. Dans les Pennines, par exemple, il leur restait conqurir plus d'une vingtaine de cimes suprieures 4000 mtres. Mais, faute de temps, la rdaction resta inacheve.

Depuis lors, l'exploration hivernale des montagnes a pris une telle extension, tant d'alpinistes sont devenus skieurs et tant de skieurs alpinistes, qu'au moment de remettre mon Nouvel Alpinisme sur le chantier, ce titre ne lui convenait plus. C'est pourquoi j'ai prfr l'intituler Alpinisme hivernal ().

Un titre bref et suffisamment explicite n'tait pas facile trouver. Les Anglais et les Allemands possdent une langue qui permet toutes les combinaisons de mots composs : Alpine skiing, Skilauf, Skitouristik sont des expressions concises et parfaitement claires qu'il est impossible de traduire en deux mots franais.

Ceci provient videmment du fait que, pour nous, le mot ski dsigne aussi bien le sport que l'instrument lui-mme. On dit le ski, les skis, faire du ski, par contre, on n'est pas encore d'accord sur ce point : faut-il dire : aller en ski ou aller ski ? Il nous manque donc en franais un terme quivalant skiing ou Skilauf. On pourrait suggrer skiisme, mais c'est un terme antipathique, qui a peu de chances de s'implanter jamais.

La richesse d'une langue est en rapport avec le dveloppement d'une thorie? On pourrait le croire vraiment : Alpiner Skilauf et Alpine skiing sont les titres de deux manuels parus, le premier en 1910, le second en 1921 ().

La dcade qui spare ces deux publications concide prcisment avec le dveloppement maximum du nouvel alpinisme. Aussi la brochure de Lunn est-elle inspire par les expriences et les ides nouvelles. Mais qui de nous connat ces deux brviaires ? et pourquoi n'ont-ils pas t traduits en franais ? Car il n'existe rien de pareil en notre langue, pas plus qu'en italien. A quoi donc attribuer cette lacune ? Sans doute au fait que la thorie est toujours subordonne la pratique. Or, le Mont Ros fut gravi en ski par un Allemand en 1898 dj et, en 1904, c'est encore un skieur allemand qui gravissait pour la premire fois le Mont Blanc. A cette poque, le skieur franais tait encore dans ses langes et l'italien n'tait gure plus avanc...

D'autre part, n'est-il pas curieux de constater que les Anglais (qui furent les premiers explorer nos Alpes et les derniers les parcourir en ski) possdent depuis 1921 le meilleur ouvrage sur ce sujet? videmment, la thorie d'un auteur ne cre pas la rgle et Arnold Lunn restera une exception. Il a vcu des annes entires dans les Alpes, comme autrefois Zdarsky dans les neiges de Lilienfeld. Mais son enthousiasme a port des fruits qui lui font honneur aujourd'hui. Il a cr Londres, en 1908, lAlpine Ski Club, et, grce lui, les Anglais ont rattrap tout le temps perdu.

Entre la Suisse romande et la Suisse allemande, le dveloppement du ski a prsent une sensible diffrence. Alors que les Suisses allmaniques pouvaient lire dans leur langue une quantit de publications et s'inspirer des meilleurs principes, les Romands n'ont eu leur service qu'une bibliographie assez pauvre, rduite de rares rcits de courses. Depuis quelques annes cependant, ils semblent tre secous par certains spasmes de bon augure, non pas tant les skieurs proprement dits que les alpinistes-skieurs.

En France, aprs de premiers essais (1895-1896) effectus par quelques personnes isoles, officiers et civils, l'emploi du ski fut introduit dans l'arme des Alpes (1900-1901) et fit de rapides progrs sous la direction d'une mission militaire norvgienne (1902). Les troupes alpines sen firent une spcialit presque exclusive et ralisent une forte avance sur les skieurs civils. Certes, beaucoup d'officiers sont membres du Club Alpin, appliquent dans le civil les connaissances acquises au service militaire. Grce l'intime collaboration des deux lments, le ski prendra un bel essor (1907). Cependant son dveloppement s'est orient vers le sport, plutt que dans son application l'alpinisme.

En Italie, ce que m'crit le comte Aldo Bonacossa, grand skieur et grand alpiniste, les Ski Clubs de Milan et de Turin ont pris la haute main sur le tourisme hivernal. L'Italie semble avoir une lgre avance sur la France, car elle va publier prochainement un guide et une carte pour skieurs de sa frontire septentrionale des Alpes.

Un jour viendra o l'alpinisme hivernal surpassera l'alpinisme estival. De fait, la dure de l'hiver alpin est dj plus longue que celle de l't alpin. Devant les flots de touristes que dversent nos chemins de fer de montagne, les alpinistes prfreront aller passer leurs vacances d't dans le Caucase ou l'Himalaya et ne visiteront leurs propres montagnes qu'en hiver, en ski. Qui vivra verra...

Il m'a t trs difficile de trouver des illustrations artistiques se rapportant la haute montagne hivernale. Je tiens cependant remercier tous les collgues qui ont bien voulu m'en envoyer choix, et tout spcialement MM. Pries, Gysi et Hug qui ont si gracieusement mis leurs clichs ma disposition. MM. pal-banne, A.-E. Kuhlmann et Louis Kurz ont pris la peine de revoir toutes mes preuves, et j'ai envers eux une grosse dette de reconnaissance.

M. K.

Neuchtel (Suisse), dcembre 1924.

CHAPITRE PREMIER

LES PRCURSEURS

(Ceux qui allaient pied.)

En janvier 1862, plus de trois ans avant la conqute du Cervin, Thomas Stuart Kennedy, un des plus audacieux grimpeurs de l'Alpine Club, eut l'ide d'attaquer le colosse en plein hiver, ide vraiment extraordinaire cette poque.

Accompagn du vieux Peter Taugwalder et de Peter Perren, il alla passer la nuit dans la petite chapelle du Lac Noir et, le lendemain (7 janvier), il tenta l'ascension par l'arte du Hrnli. Mais un vent violent, qui faisait tourbillonner la neige, arrta bientt la caravane et l'obligea battre en retraite.

Non content de nous souffler au visage d'pais flocons de neige et de vritables aiguilles de glace, le vent faisait voler autour de nous des plaques neigeuses de 30 centimtres de diamtre, qu'il avait enleves en passant au glacier infrieur. Cependant, aucun d'entre nous ne semblait vouloir lcher pied le premier, lorsqu'une rafale plus violente que les prcdentes nous obligea nous abriter quelque temps derrire un rocher. A dater de ce moment, il fut tacitement convenu que notre expdition devait prendre fin, mais nous rsolmes en mme temps de laisser aux touristes futurs quelque souvenir de notre visite, et, aprs tre descendus une distance considrable, nous trouvmes un endroit convenable pour y construire un cairn, avec des pierres dtaches. En une demi-heure, nous rigemes une pyramide haute d'environ 2 mtres. Une bouteille, contenant la date de notre tentative, fut place l'intrieur, et nous battmes en retraite le plus promptement possible ().

Bien que cette tentative et chou au pied mme des premires difficults du Cervin, il est piquant de constater qu' cette poque dj, un homme ait pu croire la possibilit des ascensions hivernales. Il est vrai que Kennedy comptait prcisment bnficier de la quantit de neige qui, selon lui, devait recouvrir les rochers et en faciliter l'escalade. En effet, dit-il, je ne voyais pas comment, mme avec l'aide de longues chelles, ces rochers pourraient tre surmonts, lorsque l'ide me vint qu'en hiver ils seraient peut-tre couverts de neige, et c'est en partie la raison qui me conduisit Zermatt...

Whymper lui-mme, qui pourtant ne s'tonnait de rien, relate cette quipe sur un ton trs ironique et trouve cet chec tout naturel. Mr. Kennedy, crit-il textuellement (Escalades, p. 96), conut un jour l'ide singulire que cette montagne devait tre moins impraticable au mois de janvier qu'au mois de juin... mais il ne tarda pas constater qu'en hiver la neige obissait aux lois ordinaires et que le froid et le vent n'taient pas moins rigoureux qu'en t.

Aujourd'hui, cette ide nous parat moins singulire , et il est probable, en effet, que, dans neuf cas sur dix, l'escalade du Cervin est plus facile en janvier qu'en juin.

Comme le font remarquer Cunningham et Abney (), la tentative de Kennedy n'en restera pas moins la premire expdition hivernale entreprise dans les Alpes aprs le commencement de l'alpinisme systmatique ().

Cette premire exprience n'tait gure encourageante.

Aussi faut-il attendre quelques annes encore avant de pouvoir enregistrer de vritables succs. Ce fut l'Oberland bernois qui devint alors le principal thtre des explorations hivernales, et ce sont des Anglais encore qui s'avancent sur la scne ().

A la fin de dcembre 1866, par un temps gris et maussade, deux membres de l'Alpine Club, A. W. Moore et Horace Walker, arrivaient Grindelwald, avec le vague sentiment d'avoir commis une bvue et persuads que leur expdition n'aboutirait qu' un fiasco complet (). Le temps avait t superbe durant trois semaines; mais, au moment prcis de leur arrive, il s'tait gt, comme cela arrive si souvent, hlas !

Aprs s'tre amuss poursuivre des livres et des renards dans les bois environnants, nos Anglais purent enfin profiter d'une belle journe et s'aventurer plus haut dans la montagne, sous la conduite de leurs guides Christian Aimer et Peter Bohren. Ils passent une affreuse nuit dans la vieille cabane trs inconfortable de Peismeer, o ils taient parvenus, non sans peine, en taillant des marches dans la glace paisse qui recouvrait le sentier.

La journe du lendemain fut consacre tout entire une chasse aux chamois sur les flancs du Mettenberg. Une nombreuse escouade d'Oberlandais leur servait de rabatteurs, et les deux Anglais avaient t posts en embuscade l'endroit o le gibier devait passer dans sa fuite. Mais la chaleur intense du soleil, succdant brusquement au froid de la nuit, fit son effet accoutum et les deux touristes s'endormirent leur poste. Ils ne se rveillrent que trop tard, tout honteux de constater leurs pieds les traces videntes des chamois.

Aprs un si piteux rsultat, il fut dcid d'abandonner la chasse et de poursuivre un but plus srieux en attaquant quelque grand pic. Mais, ce que prtend Moore, les rochers taient gnralement verglacs, et il fallut renoncer aux sommets les plus tentants, tels que l'Eiger ou le Schreckhorn. Ils choisirent donc un col glaciaire et se dcidrent finalement tenter la traverse combine du Finsteraarjock (3 360 m.) et de la Strahlegg (3 351 m.), sorte de boucle qui devait les ramener Grindelwald en une seule expdition.

Melchior Anderegg tait venu les rejoindre de Meiringen et renforcer la caravane dans ce but. Le dpart eut lieu le 23 dcembre, 3 heures de l'aprs-midi, et laissa tout le village de Grindelwald dans un grand moi.

Vers 8 heures du soir, la caravane soupait sur la Mer de glace, en attendant lever la lune pour continuer sa marche. Une heure plus tard, grce cette lune et une neige excellente o l'on enfonait peine, elle contournait les premiers sracs et parvenait 10h30 au pied des tours de glace qui dfendent le Finsteraarjoch, spectres fantastiques scintillant doucement dans la clart bleue de la nuit.

Traverser la chute d'un glacier en hiver, sous les rayons obliques d'une lune tincelante, c'est un spectacle ferique qui laisse de profondes impressions, et ce devait tre une joie incomparable pour les yeux :

... Diving into chasms where all was literaly blue , crawling round pinnacles transparent and weird like in the moonlight, and crossing snow bridges over gulfs, the depth of which seemed more than ever unfathomable...

A une heure du matin, aprs s'tre glisse avec les ombres bleues entre ces sracs menaants, la caravane atteignait la vaste encolure du Finsteraarjoch.

La nuit tait parfaite ; il n'y avait pas un souffle d'air et la lune tait si brillante que des notes au crayon pouvaient se lire facilement. Nos chaussures geles taient aussi dures que le fer et l'on pouvait les battre coups de piolet sans veiller la moindre sensation. Mais, si trange que cela puisse paratre, nos pieds taient chauds et parfaitement l'aise, tandis que, deux heures auparavant, ils avaient t, durant quelques instants, rudement prouvs par le froid. Inutile de dire que la scne tait d'une rare magnificence. Devant nous s'tendait la longue avenue du glacier, domine par le cirque de l'Oberaar. A notre droite surgissait l'immense pyramide du Finsteraarhorn, tandis que, derrire nous, la vue tait limite par les rochers menaants du Schreckhorn, qui pointait farouche au-dessus du glacier de Grindelwald.

Jusqu'ici, les conditions avaient t trs favorables et la marche rapide. Les guides, enthousiasms par cette chance inespre, proposrent inopinment de gagner l'Agassizjoch par le grand couloir (vierge alors) et de rentrer Grindelwald par la Grunhornlcke et le Mnchjoch. Mais leurs touristes, plus sceptiques, cartrent prudemment cette audacieuse suggestion, prvoyant toutes les difficults de la marche, dans les neiges profondes de ces immenses glaciers.

Suivant son plan primitif, la caravane commena donc descendre vers la Grimsel. Puis, ayant doubl le cap rocheux des Strahlegghrner, elle se dirigea lentement vers le col de la Strahlegg, tournant rsolument le dos aux invites hospitalires de la Grimsel. Dans l'troite valle neigeuse qui conduit au col, entre de hautes parois rocheuses, la marche devint monotone, et ce n'est qu' force d'nergie que la caravane ne fut pas terrasse par le sommeil qui l'accablait.

Aucune difficult srieuse ne devait entraver l'accs du col lui-mme, qui fut atteint 7 heures du matin, au moment o une aube grandiose se levait sur les neiges ().

Quelques heures plus tard, la caravane retrouvait sa trace sur la Mer de glace et rentrait par le mme chemin Grindelwald, vingt-deux heures aprs l'avoir quitt.

L'expdition, conclut Moore, fut moins ardue et beaucoup plus russie que nous n'avions os l'esprer. Le passage du labyrinthe au clair de lune et le spectacle du Finsteraarjoch minuit auraient t une rcompense suffisante des peines infiniment plus grandes que celles auxquelles nous fmes exposs.

Le jour de Nol fut ft Grindelwald, puis une course facile au Faulhorn termina ces vacances excentriques.

Au retour, les deux Anglais s'arrtrent Berne, et Moore nous raconte que Mr. Krafft, l'excellent et jovial htelier du Bernerhof , salua en eux les prcurseurs d'une re nouvelle et l'avantgarde d'une foule de touristes hivernaux.

L'anne suivante (1867), Moore ne put rsister la tentation de revoir les Alpes en hiver, mais il prfra Grindelwald une contre o le confort moderne ft moins prodigu, mais o, par contre, la somme des plaisirs familiers la montagne pt tre plus srieusement prouve. Il choisit donc la Grave, en Dauphin, comme quartier gnral. Aucun ami n'ayant voulu l'accompagner, il s'y rend seul, en dcembre, de Saint-Michel par le col des Trois Croix (l 651 m.), Valloire et le col du Golon (2 880 m.). Les deux chasseurs qui l'accompagnaient dans cette traverse taient chausss de raquettes, mais Moore avait nglig cette prcaution et la course lui parut fort pnible.

La Meije tait encore vierge de ce temps, et notre Anglais passa bien des heures l'admirer, scrutant ses flancs dans l'espoir d'y trouver une voie possible pour l't suivant.

Le 12 dcembre, accompagn d'Alexandre Pic et de deux porteurs, il franchit le col de la Lauze(1 543 m.), et cela recruts, non sans peine, Grindelwald. De ce village, il monta galement au Faulhorn (2 684 m.), o il fut retenu durant trois jours avait de pouvoir profiter d'une neige gele pour redescendre dans la valle.

Cette expdition la Strahlegg est probablement la plus ancienne dans les Alpes en hiver.

Sans difficults, grce une neige si dure, dit-il, que l'on aurait pu y passer avec un char attel de quatre chevaux. Pour son guide, ce fut une vritable rvlation. Pic tait moiti fou de joie, et il fut facile dsormais de le dcider tenter la traverse de la Brche de la Meije (3 300 m.), qu'il avait dclare tout fait impossible le jour prcdent.

Cette expdition eut lieu le 14 dcembre, et ce fut lun des porteurs qui conduisit la caravane, en escaladant l'arte rocheuse qui spare les deux glaciers suspendus sur le versant de la Grave. Son courage et sa grande habilet eurent raison de toutes les difficults, et, 2 heures de l'aprs-midi, le col tait gagn. Toute la population de la Grave, rassemble sur la route prs du village, suivait avec intrt les progrs des grimpeurs. Une descente rapide dans le vallon des Etanons les conduisit ensuite la Brarde, o ils arrivrent la nuit noire.Moore passa cette nuit dans LEtable de Rodier, avec presque tous les reprsentants de la race animale domestique et avec tous les insectes dont le corps humain peut devenir la proie .

Les deux guides oberlandais qui devaient le rencontrer Saint-Michel n'tant toujours pas arrivs, il se dcida rentrer en Angleterre, enchant de ses vacances.

Ces deux campagnes de 1866 et 1867 peuvent tre considres comme les premires expriences srieuses faites dans les Alpes en hiver. Le fait de choisir le mois de dcembre pour de grandes excursions tait videmment une erreur, mais encore dans sa relation, crite en 1869, Moore persiste croire que les conditions de la montagne sont meilleures avant qu'aprs les grandes chutes de neige de Nol ou du mois de janvier. Nous verrons plus tard que ce n'est pas ncessairement le cas et que les glaciers sont rarement aussi crevasss et dangereux qu'en dcembre.

Malgr l'article enthousiaste de Moore dans LAlpine Journal, il faut attendre sept ans encore avant de trouver la mention d'une expdition importante. Mais, cette fois-ci, nous entrons dfinitivement dans la phase caractristique des grandes ascensions hivernales. Les plus hauts sommets deviennent la proie des conqurants, et l'on tendra de plus en plus viter les cols glaciaires pour s'attaquer de rentables cimes.

En janvier 1874, Miss Brevoort et son neveu Coolidge russirent vaincre successivement le Wetterhorn 2 703 m.) et la Jungfrau (4 166 m.), les deux premiers sommets importants qui tombrent sous les attaques de la nouvelle cohorte ().

Aprs un sjour Chamonix et quelques promenades d'entranement dans les environs, ces touristes arrivent Grindelwald et montent le 14 janvier la cabane du Gleckstein, sous la conduite du fameux guide Christian Aimer et seconds par une forte escouade de porteurs.

Le 15, ils partent 7 heures et suivent l'itinraire habituel du Wetterhorn. Malgr une bise glaciale, ils jouissent d'une vue parfaite et, aprs dix minutes de halte au sommet, ils reprennent la descente, qui ne fut marque par aucun incident digne d'tre mentionn (ici, le style de l'auteur est aussi froid que l'ombre du Wetterhorn en janvier).

L'expdition la Jungfrau fut une entreprise beaucoup plus complique. Malgr tous les charmes de cette montagne, on comprend qu'elle n'ait pas tent plus tt les explorateurs. Il ne fallait pas songer franchir les glaciers suspendus sur le versant du Guggi et, lorsqu'on est Grindelwald, c'est un bien long dtour que d'aller rejoindre la route habituelle venant de la Concordia.

Aimer russit nanmoins convaincre ses touristes et les ramener d'Interlaken, o ils taient dj descendus, en route pour l'Angleterre. Deux jours furent ncessaires pour gagner la cabane du Bergli. On passa la premire nuit la Bregg, auberge de pierre, obscure et froide, et qui doit tre bien inhospitalire, au milieu des avalanches tombant du Mettenberg.

Pour gagner le Bergli, il fallut monter par le Zsenberg qui se dresse comme une citadelle de roc solitaire dans l'immensit des glaciers, puis traverser le Fiescherfirn, promenade grandiose, sous le soleil de janvier et sous les parois luisantes du Fieschergrat.

Le 22 janvier, par un temps superbe, la caravane traverse les deux Mnchjoche, passe au pied du Jungfraujoch et monte au Rotthalsattel. La pente qui, de l, conduit au sommet, tait naturellement de glace vive et exigea une longue taille de marches. Durant une halte prolonge sur les rochers qui dominent les prcipices du Rotthal, Coolidge constata, non sans tonnement, qu'il peut faire trs chaud, mme en hiver, lorsque l'air est parfaitement calme, comme c'tait le cas ce jour-l. Une vue grandiose agrmenta la sieste, et le seul ennui de la course fut le retour au Mnchjoch, travers des pentes de neige poudreuse, qui semblaient interminables.

Le lendemain, au retour, Coolidge rencontra au Zsenberg la caravane du professeur Bischoff, de Bale, qui montait son tour au Bergli. Les explorations hivernales taient si rares, cette poque, qu'une telle rencontre est bien faite pour nous tonner. Le jour suivant, 24 janvier, malgr un vent violent, Bischoff et ses guides russirent la premire ascension hivernale du Mnch (4105 m.). Ainsi, en quelques jours, trois grands pics oberlandais taient tombs sous l'assaut des prcurseurs.

Coolidge termine sa relation par quelques remarques fort judicieuses, qui devaient contribuer la connaissance de la montagne hivernale, encore si pauvre cette poque. Mr. Moore, dit-il, avait dj parl de cette chaleur excessive, au sujet de laquelle nous avions exprim quelques doutes. Mais, de plus en plus, il nous fallut reconnatre l'exactitude de ses affirmations. Encore est-il difficile de persuader les gens qu'il en est bien ainsi : on se figure gnralement que, dans ces hautes rgions, le froid doit tre intense, tout spcialement en hiver. Nous avons reconnu, en outre, que la quantit de neige recouvrant les hautes cimes est bien infrieure celle des basses altitudes ou des valles, tant probablement enleve par le vent, immdiatement aprs sa chute. C'est pourquoi il semble que la neige, qui rend si dangereuses les ascensions en mai ou au commencement de juin, ne soit que les restes de celle tombant au printemps.

L'hiver de 1875-76 fut, dans sa premire moiti du moins, remarquablement beau et sec. Dans les valles, on avait rarement vu si peu de neige cette saison, et tous les touristes semblaient s'tre donn rendez-vous Chamonix, pour attaquer le Mont Blanc. Ce fut un vritable blocus.

Miss Brevoort et le Rvrend Coolidge, accompagns de leurs guides oberlandais, partent les premiers l'assaut. Mais, cette fois-ci, ils jouaient de malchance. Aprs tre mont trois fois aux Grands Mulets et y avoir pass cinq nuits, ils furent surpris sur le Grand Plateau par une violente tempte et obligs de battre en retraite dfinitivement.

Quelques jours plus tard, le 19 janvier, Gabriel Lopp, le peintre de montagne bien connu, et James Eccles, de l'Alpine Club, partaient leur tour. Jusqu'aux Grands Mulets, les difficults ne furent pas extraordinaires, et ils surent habilement profiter des traces laisses par leurs prdcesseurs. Mais le lendemain, sur les pentes du Dme, la neige devint atrocement poudreuse, profonde, et le vent se mit souffler violemment. La caravane poursuivit nanmoins son ascension jusqu'au Grand Plateau, mais l, devant la furie du vent qui soulevait des tourbillons glacs, il fallut finalement se rendre.

Janvier tirait sa fin, lorsque Miss Straton (plus tard Mme Charlet) manifesta le dsir d'essayer son tour. Elle avait du reste dj fait une tentative en dcembre, tentative qui choua comme les autres. Mais, cette fois-ci, elle fut plus heureuse. Voici comment Durier () raconte cette premire ascension hivernale du Mont Blanc (4 807 m.) :

Les brouillards, l'heure avance, un accident survenu l'un de ses porteurs, empchrent Miss Straton de dpasser les Bosses. Vous pensez qu'elle redescendit Chamonix? Nullement. Elle s'arrta aux Grands Mulets et y prit un jour de repos, prte recommencer. Le lendemain, le ciel s'tait rassrn, mais la temprature, naturellement, avait encore baiss. On partit plus tt (3 h. 40 de nuit). Au Grand Plateau, quel chemin prendre, le Corridor, les Bosses? Dans le dfil, l'entassement de la neige sche pouvait rendre la marche impossible ; sur l'arte, un vent violent soulevait cette neige en nuages pais. On se dcida pour l'arte.

Au sommet de la premire bosse, Miss Straton s'aperut qu'elle avait deux doigts gels. Pendant trois quarts d'heure qu'on passa l les lui frotter de neige et d'eau-de-vie, les hommes, leur tour, sentaient le froid les prendre par les pieds. On se remit en route et, enfin, le vent eut beau faire rage, 3 heures de l'aprs-midi (31 janvier), Miss Straton, son guide habituel Jean Charlet, Sylvain Couttet et le porteur Michel Balmat se tenaient sur la cime du colosse. Le thermomtre centigrade marquait 24. La vue tait belle au del de toute expression , dit Miss Straton. J'avais fait l'ascension trois fois pendant l't, mais jusqu'ici je n'avais jamais parfaitement contempl ce spectacle. L'immense quantit de neige accumule sur le versant italien ajoutait beaucoup la grandeur de la scne. La caravane resta une demi-heure au sommet, ou, plutt, un peu au-dessous vers le sud, afin de s'abriter contre le vent. Le 1er fvrier, elle rentrait Chamonix, aprs avoir pass, au cur de l'hiver, quatre jours pleins et quatre nuits sur les glaciers.

A Chamonix, la musique s'tait porte au-devant de la vaillante alpiniste et une dputation lui adressa une harangue de flicitations et de bienvenue.

En janvier 1879, le Rvrend Coolidge revient Grindelwald avec l'espoir d'excuter une course dont il caressait depuis longtemps le projet : l'ascension du Schreckhorn (4 080 m.).

Mais le temps fut incertain, et ce n'est que le 26 janvier, presque au terme de ses vacances, qu'il put enfin livrer l'assaut dfinitif. Sous la conduite de son guide habituel, Christian Aimer, et de ses deux fils, il monte la nouvelle cabane Schwarzegg, passant au pied du Mittelegg, pour rejoindre plus haut la route habituelle, sur la rive droite de la Mer de glace : itinraire bien prfrable, durant l'hiver, aux pentes de la Baregg, toujours ravages par les avalanches.

Le jour suivant (27 janvier), aprs une nuit assez confortable, ils partent l'aube (6 h. 40) et suivent la route ordinaire. Les conditions de neige taient excellentes et, 9 h. 35 dj, ils arrivaient la rimaye ouverte au pied des rochers du Schreckhorn. De l, quatre heures furent ncessaires pour gagner le Sattel par le grand couloir o la neige, excessivement dure, exigea une longue taille de marches. Arrivant au Sattel, ils trouvrent dans la neige traces de la dernire caravane (5 octobre 1878).

La premire partie de larte rocheuse, tant sche, ne prsenta pas de difficults ; mais, plus haut, elle tait couronne d'une aigrette neigeuse qui ralentit considrablement la marche. Aimer avait eu l'heureuse ide d'emporter une pelle qui lui servit dblayer cette neige et dcouvrir les rochers de la crte. A 4 h. 35, enfin, la caravane arrivait triomphalement au sommet.

Malgr un temps merveilleux et une vue stupfiante, elle ne s'y arrta que quelques instants et reprit presque immdiatement le chemin du retour. La descente fut trs rapide.

En moins de deux heures, la rimaye tait atteinte et franchie la tombe de la nuit. La lune se leva au mme instant et, grce sa gnreuse clart, la caravane put viter un bivouac toujours malencontreux et gagner temps la Schwarzegg. Trois heures de marche effective avaient suffi pour descendre du sommet. Aussi, ce soir-l, dans l'hospitalier refuge, ce fut une joyeuse veille autour de l'tre.

Le lendemain, par un fhn qui et exclu toute ascension, la caravane rentrait Grindelwald, o elle fut reue avec des honneurs bien mrits ().

Durant l'hiver de 1881-82, le temps fut particulirement favorable, et 1882 restera une date importante dans l'histoire du nouvel alpinisme. Cunningham, auteur des Pioneers of the Alp, ne passa pas moins de quatre semaines parcourir les montagnes et, en mars de la mme anne, Vittorio Sella, le clbre photographe italien, commena, lui aussi, ses exploits hivernaux en traversant le Cervin du Breuil Zermatt, audacieuse entreprise laquelle on navait jamais os songer plus tt.

Les pripties de la premire expdition sont brivement relats dans l Alpine Journal ().

Cunningham se rend tout d'abord Chamonix, o le beau temps durait depuis six semaines dj. Craignant de le voir changer, il se hte d'en profiter et, ngligeant tout entranement prliminaire, il part, le lendemain de son arrive (20 janvier), pour les Grands Mulets, avec l'intention de gravir le Mont Blanc. La monte au refuge fut trs laborieuse et n'exigea pas moins de treize heures de marche pnible, la neige tant trs profonde dans les rgions basses et boises. Le manque d'entranement et l'ide prconue de rencontrer plus haut des conditions de neige plus dfavorables encore engagrent la caravane rentrer le jour suivant Chamonix et mditer des plans moins ambitieux et plus mthodiques.

Disons tout de suite que, durant les quatre semaines qui suivirent, le beau temps persista, sans aucun changement notable. Cunningham se contente alors de tourner autour du gant qu'il n'avait pas russi vaincre. Il traverse successivement le col au Bonhomme (2 340 m.) et le Petit Saint-Bernard, pour se rendre Courmayeur (). Aprs une nuit passe au petit htel du mont Frty, ils parviennent, l'aube du 27 janvier, sur le col du Gant (3 370 m.), o ils admirent un merveilleux lever de soleil, illuminant toutes les cimes d'alentour. Les rochers du versant sud taient parfaitement secs et, sur le glacier du Gant, la neige fut suffisamment dure pour permettre une descente rapide jusqu'au Tacul. L, il fallut chausser des raquettes et, malgr ces accessoires, la marche devint trs lente. 12 heures aprs avoir quitt le mont Frty, ils parvenaient au Montenvers, o Tairraz les attendait avec du vin chaud.

Estimant l'entranement dsormais suffisant et profitant de leurs traces du 20 janvier, ils remontent alors aux Grands Mulets le 29, en moiti moins de temps qu'il n'en avait fallu la premire fois. Quittant la cabane 4 heures le lendemain, ils arrivent midi au Corridor. Un vent glacial les avait dtourns de l'arte des Bosses, et ils prirent l'ancien passage. La monte se fit dans l'ombre jusqu' la cime, et cette ombre les glaa. Cunningham compare l'arrive au sommet, tout ensoleill, l'entre dans une serre en plein hiver.

Le retour ne prsenta aucune difficult et, le lendemain matin, ils rentraient triomphalement Chamonix, o M. Couttet leur avait prpar une grandiose rception. Ce fut la deuxime ascension hivernale du Mont Blanc. Le thermomtre de Cunningham, dtrior au cours de l'ascension, ne put fournir aucune indication prcise sur la temprature, mais l'auteur admet, un des premiers, que, en rgle gnrale, plus on monte, moins le froid est sensible . Le sjour Chamonix se termina par une course au Buet (3 097 m,), organise par la Section Mont Blanc du Club Alpin Franais ; puis Cunningham passa la Tte Noire et se rendit Zermatt avec ses guides chamoniards. Il y parvint un samedi soir, et il eut quelque peine en repartir, le lendemain, assez tt pour franchir le Thodule (3322 m.) et gagner Valtoumanche. Il revint ensuite Orsires par Aoste et le Grand Saint-Bernard. Ces deux dernires traverses ne semblent pas avoir prsent de difficults srieuses, car il n'en parle qu'incidemment.

A Orsires, il engage quelques hommes pour transporter des couvertures et du bois la cabane d'Orny, o il passe une mauvaise nuit et constate que le froid ne fait qu'augmenter l'apptit dj vorace des puces qui habitent ces lieux. La journe du lendemain fut consacre l'ascension de lAiguille du Tour (3 540 m.), o ils parviennent sans peine 9 heures du matin, puis la traverse du col du mme nom, qui les conduit une fois de plus Chamonix

Pour complter cette glorieuse campagne, ils gravissent finalement lAiguille du Tacul (3 438 m.), belvdre remarquable, par un temps toujours merveilleux.

Cunningham est un des rares auteurs qui aient consacr un chapitre l'alpinisme hivernal (). Dans sa description de Chamonix en hiver, il nous dit entre autres ceci : ... Jamais le ciel n'est aussi tonnamment beau et transparent qu'en hiver... Les vues dont on jouit des sommets sont simplement merveilleuses. Les pics les plus distants se dressent contre le ciel aussi nettement que ceux des panoramas de Baedeker ; le ciel et la terre semblent confiner en une ligne parfaitement nette, presque dure. L'air est si limpide et il semble exister un tel vide atmosphrique dans ces paysages que, s'il tait possible de les reproduire exactement sur une toile, on perdrait toute notion de distance.

Et maintenant, nous voulons parler d'une conqute italienne, celle du Cervin, russie par un des membres les plus distingus du Club Alpin Italien : Vittorio Sella.

Dans le Bollettino du C. A. I. pour 1882, on trouve le rcit de cette tonnante traverse, d la plume de Sella lui-mme, rcit si vivant qu'il nous parat intressant de le traduire in extenso. Que Sella n'ait pas publi et illustr un volume entier sur ses remarquables expditions dans les Alpes, le Caucase et l'Himalaya, cela parat incomprhensible, et c'est fort regrettable.

La conqute hivernale du Cervin ne se fit pas du premier coup, comme bien l'on pense. Deux tentatives eurent lieu en fvrier 1882. Lors de la seconde (21 fvrier), la caravane parvint jusqu' la hauteur de la Cravate (4000 m.). Mais le temps tait trop incertain et les conditions trop dfavorables pour s'obstiner grimper plus haut.

En mars, Sella revint au Breuil, et voici ce qu'il nous dit de sa troisime tentative, qui, celle-ci, devait le conduire au but et mme au del ().

Le 16 mars, je refis une troisime tentative qui, finalement, devait russir. Je partis du Breuil 20 heures du soir avec mes guides Louis, Jean-Antoine et Baptiste Carrel. Il fallut cheminer la lanterne, travers maintes difficults, jusqu'au pied de la Grande Tour, o nous arrivmes au lever du soleil. Le ciel tait serein : des teintes froides vers le couchant et les teintes trs chaudes de l'aube vers le levant. C'tait une belle journe qui commenait. Un sentiment de bien-tre profond et d'nergie morale m'avait envahi, la pense de pouvoir enfin subjuguer cette belle montagne ; mes ides se mouvaient dans une ambiance dlicieuse. Peu de fois en ma vie, je me sentis aussi fort physiquement et aussi satisfait moralement que dans ces instants. Le peu de neige nous facilita tous les passages jusqu' la Cravate et au Pic Tyndall. Ici nous fmes halte pour djeuner.

Faire bien les choses et manger, ce sont l deux plaisirs, deux joies ; je trouve que l'estomac rempli a beaucoup d'analogie avec la conscience lorsqu'elle est satisfaite. Le temps, qui se maintenait sec et beau, paraissait devoir nous tre propice. L'azur du ciel, la douceur infinie des teintes l'horizon, la srnit de l'heure, tout cela cartait les mauvais pressentiments. Ma satisfaction tait immense de me trouver si haut, avec l'assurance presque certaine de parvenir au sommet tant dsir.

A 9 h. 30, nous reprenions notre marche le long de l'paule. Sa crte tait couverte de neige et prenait plus haut l'aspect d'une lame de couteau. Nous y rencontrmes de srieuses difficults, les seules de toute l'escalade. En moins d'une heure, la sagacit pratique des Carrel russit les surmonter. A 2 heures de l'aprs-midi, soit quinze heures aprs avoir quitt le Breuil, notre caravane touchait la cime du Cervin. Inutile de dire que notre satisfaction fut immense ; la vue tait grandiose. A nos yeux, s'offrait une ralit qui semblait inconcevable et nous admirions ce spectacle, sans en discerner les dtails. Notre motion tait indescriptible, presque sacre... Encourag par ce succs, je voulus tenter quelque chose de plus : la descente sur Zermatt. La crainte nous tourmentait bien un peu de rencontrer sur ce versant-l des obstacles infranchissables, qui nous empcheraient d'arriver la cabane suisse. Comme il tait 2 heures, il nous restait encore quatre heures et demie de jour pour y parvenir. Nous suivmes sans peine la crte qui relie le sommet italien au sommet suisse pour, examiner de l plus facilement le versant sur lequel nous devions nous engager.

Arrivs au cairn qui couronne la cime, la paroi fut dclare praticable. Nous commenmes immdiatement descendre, et bientt le soleil disparut nos yeux. La masse du Cervin projetait alors son ombre sur le glacier du Gorner. A mesure que nous descendions et que le soleil baissait vers le couchant, cette ombre s'allongeait lentement vers le vieux Weissthor. Sur le glacier blouissant de lumire, cette ombre de cobalt tait magnifique voir.

Une neige farineuse recouvrait tous les rochers, de sorte que, dans les mauvais passages, les mains doublement gantes enfonaient profondment et ne saisissaient plus les prises avec sret, inconvnient trs dangereux. Dans cette neige froide, les chaussures taient geles, durcies et, avec les balles de neige qui s'attachaient aux semelle il tait facile de glisser. Assez vite les chanes furent atteintes et, quoique recouvertes de neige et de glaons, elles ns rendirent de prcieux services ().

Nous tions dj bien fatigus, mais le sentiment du triomphe nous rconfortait de plus en plus et nous prtait force et courage. Plus bas, sur l'paule suisse, s'allongeait une fine crte de neige, mince comme une lame de couteau, avec des prcipices bants de chaque ct. Comme nous devions y passer, je demandai Carrel si nous pourrions la suivre. Ce sera difficile, rpondit Louis, mais je crois que nous russirons. Cependant, Antoine, qui marchait derrire moi, toujours sagace et prvoyant, comprit le danger. Il dtacha la premire des chanes et la fixa l'extrmit de la seconde. A l'aide de cette rampe prolonge, nous franchmes heureusement la crte neigeuse. De cette faon, en avanant pas pas avec la plus grande attention, nous surmontmes miraculeusement toutes les grandes difficults, corses par cette neige farineuse attache aux rochers. A 7 h. 30 du soir nous arrivions enfin la vieille cabane, alors que les toiles scintillaient dj dans l'immensit du ciel et que seule une lueur mourante, rflchie par les neiges du Mont Ros, nous clairait encore faiblement.

Il fallut jouer du piolet pendant plus d'une demi-heure pour ouvrir la porte du refuge, tant elle tait bloque par la neige. Lorsqu'elle fut ouverte enfin, une heure ne suffit pas dbarrasser le refuge de la neige frache et farineuse qui s'y tait insinue par les fentes de la porte et les ouvertures du toit. Nous nous assmes enfin, serrs les uns contre les autres, mme le sol gel, dans l'angle le moins expos aux courants d'air. C'est dans cette position que nous passmes toute la nuit, sans dormir, battant continuellement de la semelle pour empcher nos pieds de geler. Griss par le succs de notre entreprise, nous songions avec orgueil aux difficults rencontres et surmontes, aux prils courus et vits, et, tout en nous racontant les histoires les plus varies, le matin fut bientt venu. Vers 6 heures, nous reprmes notre marche vers Zermatt, o nous arrivmes 2 heures aprs midi.

A deux heures de ce village, sur les moraines du glacier du Furggen, nous avions rencontr deux guides qui venaient notre rencontre. Le jour prcdent, ils nous avaient aperus de Zermatt, plantant notre drapeau sur la cime, et, merveills de notre entreprise, ils montaient notre rencontre pour nous fliciter et nous secourir au besoin. A Zermatt, nous fmes accueillis avec enthousiasme par tous les guides et les habitants du village.

Le jour suivant, je rentrais Chtillon par le col du Thodule et, le 20 au matin, j'tais de retour Biella.

Tel est le simple rcit de ce qui, aujourd'hui encore et toujours, restera un des plus grands exploits de l'alpinisme hivernal. Sella termine sa relation par ces quelques lignes :

Le fait de gravir les hautes montagnes en hiver, alors que les difficults sont maximales, au lieu de le faire en t, au moment o elles sont minimes, semblera beaucoup une ide originale, peu raisonnable et, en tout cas, contraire au principe du moindre effort dans l'accomplissement des plus grandes choses. Mais, quiconque a pu constater combien l'aspect des montagnes et des valles change au cours de l'hiver, combien les grands froids purifient l'air et combien s'accrot la vivacit des teintes, la puissance des contrastes, la magnificence du spectacle qui se droule ses yeux, celui-l sera d'accord avec moi pour dclarer que l'homme qui soulve de pareilles objections fera mieux de se promener en plaine, plutt que de s'occuper d'alpinisme.

En 1883 parut Londres un ouvrage consacr presque entirement aux Alpes hivernales, et cela par une femme : Mrs. Burnaby (), qui devint plus tard Mrs. Main, puis Mrs. Aubrey Leblond et qui publia diffrents crits bien connus dans la littrature alpine. Ce livre est un rcit d'aventures, crit Chamonix, au retour d'une longue campagne qui s'tend de dcembre 1882 mars 1883 et dont les pripties constituent presque toute la matire. Il est crit sans prtention aucune, par une alpiniste encore novice, mais d'une endurance tonnante, si l'on songe qu'elle fut envoye la montagne par ses mdecins et pour y recouvrer la sant.

Dans un style alerte et gai, Mrs. Burnaby ne raconte que ce qu'elle a vu. Elle semble ignorer compltement les acteurs qui l'ont prcde sur une scne qui parat toute nouvelle ses yeux. Le titre de son livre tait fort allchant et bien fait pour veiller la curiosit des grimpeurs anglais, au moment prcis o l'alpinisme hivernal prenait son essor. Aussi, nombreux furent les lecteurs. Mais, pour la plupart d'entre eux, le rcit de ces aventures fut une cruelle dception et le Rvrend Coolidge, alors rdacteur de lAlpine Journal, termine sa critique en dclarant ce livre le plus frivole et le plus insignifiant qui fut jamais prsent au public alpin .

Certes, la critique tait facile; mais n'est-il pas curieux de constater que, parmi tant d'alpinistes dus et capables d'un meilleur effort, aucun ne se soit dcid entreprendre une uvre plus complte sur un sujet encore si nouveau ?

Ouvrons ce livre et voyons quels furent les exploits de cette courageuse Anglaise.

Quittant les brouillards de Genve, elle arrive au milieu de dcembre 1882 Chamonix, o elle retrouve le soleil et le ciel bleu tant dsirs. Son guide habituel, Edouard Cupelin, l'attendait, et il fut dcid de commencer la campagne ds le lendemain. Ils vont donc coucher au Montenvers et russissent (le 20 dcembre) la traverse d'un col vierge : le col du Tacul (3 331 m.).

Ce passage n'est videmment pas d'une grande utilit pratique, mais, dans ces conditions hivernales, c'tait une entreprise remarquable pour une alpiniste ses dbuts. A part la corniche qui surplombait le couloir du versant de Lchaud (par lequel ils taient monts), la course ne semble pas avoir prsent de difficults extraordinaires.

Comme il arrive souvent vers la fin de l'anne, le temps se gta, et aucune course ne put tre tente avant le 4 janvier 1883. Ce jour-l, la caravane monta aux Grands Mulets, aux fins de gravir le Mont Blanc le lendemain. Elle parvint sans trop de peine au Corridor, dpassa mme le Mur de la Cte, mais, arrive une heure seulement du sommet, elle dut rebrousser chemin par suite du brouillard et du vent qui annonaient un brusque changement de temps.

Quelques jours plus tard (le 15 janvier), la caravane gravissait lAiguille des Grands Montets (3 300 m,) et franchissait le col du mme nom, de Chamonix Lognan, course sans grand intrt et qui doit tre bien fatigante en partant de la valle.

Plus pnible encore, et plus longue surtout, fut l'ascension de lAiguille du Midi (3 843 m.), au dpart du Montenvers. Il fallut plus de douze heures pour arriver au sommet. Mais, dans toutes ces courses hivernales, le principal effort est pour celui qui marche en tte et doit faire la trace. Derrire ses deux guides, Mrs. Burnaby ne semble pas avoir prouv beaucoup de fatigue et, arrive au sommet, elle fut suffisamment rcompense par la vue grandiose. Il tait juste 2 heures. Trs claire, beaucoup plus claire qu'en t, tait l'atmosphre. Tout ce que nous contemplions paraissait ouat de blanc, sauf la valle de Sallanches, o l'on distinguait des prs verts. Les Alpes Graies surtout attiraient les regards, dressant nettement leurs cimes sur le bleu dlicat du ciel. La Grivola lance se haussait bien au-dessus, tandis que, vers la gauche, le Cervin sans rival dpassait de la tte les montagnes environnantes... Quant Genve, le brouillard nous et bien indiqu sa position, si nous n'avions su o la chercher... On entendait le canon tonner Chamonix, et cela aussi fut une satisfaction, si mesquine ft-elle.

Le mme soir, 10 heures, par un beau clair de lune, la caravane rentrait au Montenvers, tout en se demandant ce qu'elle pourrait bien faire encore pour tonner Chamonix. Le 2 fvrier, aprs avoir pass la nuit Lognan, elle arrivait, en six heures de marche seulement, sur le col du Chardonnet (3 325 m.). Ds le plateau du glacier d'Argentire, la neige fut trs favorable. Mais, sur le col, le vent faisait rage et prcipita la descente. A midi, nos touristes jetaient des regards curieux travers la Fentre de Saleinaz (3 264 m.) et dcouvraient le plateau du Trient, que Mrs. Burnaby dclare fort monotone. A Orny, il y avait tant de neige que la cabane tait invisible. La nuit les surprit dans la combe d'Orny, bouleverse par les avalanches et qui leur rservait encore bien des surprises dsagrables. Ils perdirent un temps infini dans la gerge qui en forme l'issue et ne se dcordrent qu'en arrivant au village de Som-la-Proz. Une femme, effraye leur vue, leur demanda d'o ils pouvaient bien venir ainsi et qui ils taient.

Cupelin, toujours farceur, lui rpondit :

Nous sommes des brigands; nous venons de Chamonix travers l'Aiguille Verte et le col du Chardonnet.

Je vois bien que vous n'tes pas des brigands, rpondit la femme, mais vous avez fait une jolie promenade !

Ah ! ces gens, rtorqua Cupelin, ils ne savent rien! La caravane comptait rentrer Chamonix par le col dArgentire (3516 m.). Malheureusement, le temps semblait se gter et, pour tre au net sur ses intentions, on simula une visite au Grand Saint-Bernard. Mais, arrive la cantine de Proz, la caravane dut rebrousser chemin et rentrer Chamonix par la Tte Noire, sans avoir excut la fin de son programme.

Ce ne fut du reste que partie remise. Le 6 fvrier, 11 heures du matin, elle se retrouvait Lognan. La traverse ayant chou de Suisse en France, on allait la tenter en sens inverse. Sur la longue avenue du glacier d'Argentire, ce fut une marche pnible dans une neige poudreuse et profonde, mais, une fois au col, la vue merveilleuse fut une agrable compensation. L'auteur avoue ne pas en avoir admir de plus stupfiante.

Sur le versant suisse, la descente fut moins terrible qu'on ne l'avait suppos, mais, la partie la plus pnible de toute la course, ce fut encore le parcours du val Ferret, o la neige tait reste poudreuse et trs profonde. Vers 9 heures du soir, la caravane arrivait enfin Orsires et rentrait le lendemain Chamonix par la Tte Noire.

What next? Question embarrassante, prtend l'auteur. Mais une semaine de mauvais temps lui permit de rflchir et de forger de nouveaux plans. Son ambition allait grandissant au cours des succs et elle ne doutait plus de rien. Elle arrta son choix sur le Cervin et le Mont Ros.

Le Cervin tout d'abord. Connaissant lexprience de Sella, elle se dcida tenter l'escalade par le versant italien, mieux expos aux rayons du soleil et, par consquent, moins enneig. Mais il fallait gagner Chtillon et le Valtournanche... long voyage qui consuma plusieurs journes de beau temps.

Tandis que ses guides passaient une fois de plus la Tte Noire, elle prfra le dtour par Genve et les rives du Lman et se mit en route vers la fin de fvrier, en compagnie de son amie Miss Alice Walker. Quelques jours plus tard, ayant travers le Grand Saint -Bernard, la caravane arrive Chtillon, dans la valle dAoste. L, une mauvaise nouvelle attendait l'ambitieuse Anglaise : Vittorio Sella venait de passer, en route pour le Mont Ros. Ah ! combien elle souhaitait maintenant que le temps ft mauvais ! Durant toute la soire, elle supputa les maigres chances qui lui restaient d'arriver premire au but et, le lendemain, elle partit fort inquite pour Valtournanche.

Mais ses vux semblaient devoir se raliser, car les brouillards tranaient sur les montagnes et, le soir, Valtournanche, elle apprit par Cupelin lui-mme que Sella venait de rentrer bredouille. L'espoir renaissait.

Durant la soire, dans la petite salle de l'auberge, les deux alpinistes firent connaissance. Sella se montra gentilhomme. Comment ne peut-il pas t en face d'une si jolie femme ? Il dvoila franchement tous ses plans et offrit l'Anglaise de les partager. Celle-ci accepta immdiatement, et l'on dcida d'aller coucher le lendemain au Thodule.

Dans les bois de mlzes, sous un ciel de nouveau limpide, ce fut une promenade exquise. Au Breuil, on s'arrta pour djeuner chez Maquignaz, propritaire de l'htel, et la monte continua jusqu'au col. Le temps fut merveilleux, une lgre brise temprait l'ardeur du soleil, et le Cervin, bien nettoy, dressait sa masse gigantesque et noire dans ce paysage bleu-blanc.

Au Thodule, il fallut quelque temps pour amnager l'intrieur de la vieille cabane encombre de neige et de glace. La nuit fut bientt venue et s'coula rapidement jusqu'au moment du dpart, fix une heure du matin (3 mars). Miss Walker et l'un des Cupelin devaient rester au refuge et attendre le retour des alpinistes qui partirent en deux caravanes. Celle de Mrs. Burnaby prit les devants: Sella et ses guides (J. J. Maquignaz et J. B. Bich) suivaient une courte distance.

Pour gagner le Gorner, il fallut descendre la lueur des lanternes par le glacier infrieur du Thodule et l, plusieurs reprises, de mchants sracs entours de gouffres bants exigrent d'ennuyeuses contremarches. Enfin, l grande avenue du Gorner s'ouvrit devant eux, mais que de peines encore leur rservait la neige poudreuse, profonde, o l'on enfonait jusqu'aux genoux et qui, souleve en tourbillons par une bise glaciale, les fouettait en plein visage !

Le Gorner semblait interminable ; aussi fut-ce un soupir de soulagement lorsque, arriv au pied des pentes du Mont Ros, on put s'lever plus rapidement. A cette poque, la cabane Btemps n'existait pas encore ; sinon elle et servi de point de dpart.

Plus on montait, plus le froid et la bise augmentaient. Jusqu'ici les Cupelin avaient courageusement tenu la tte; mais, puiss par une marche si pnible, ils durent enfin cder leur place aux guides italiens.

Ceux-ci en eurent vite assez. A quelque distance du Sattel ( 4 200 m. environ), la bise dgnra en vritable ouragan et dcida la troupe battre en retraite. Il tait x heures, et le thermomtre marquait 23 centigrades. Tournant le dos la montagne et au vent, ce fut une fuite prcipite jusqu'au Gorner. L, l'abri d'un immense srac, on put s'arrter un instant et se restaurer. Poulet, soupe, champagne, tout, sauf le cognac, tait aussi dur que la pierre. Les guides de Sella eurent eux-mmes plusieurs orteils gels.

Mrs. Burnaby en conclut que le mois de mars est le plus froid de tout l'hiver et, craignant de s'exposer de nouvelles rigueurs, elle renona d'emble l'ide de tenter le Cervin. C'est pourquoi, au lieu de revenir au Breuil par le Thodule, elle prfra gagner directement Zermatt et prit cong de Sella sur le Gorner, aprs lui avoir adjoint l'un des Cupelin qui devait ramener Miss Walker le lendemain.

Je ne sais, crit Sella dans sa relation, si les gros gants de laine et le froid me permirent de donner une signification la cordiale poigne de main par laquelle je pris cong de Mrs. Burnaby, mais, en tout cas, je tiens lui exprimer ici toute mon admiration pour son courage ().

Tandis que les Italiens remontaient au Thodule, l'Anglaise et ses guides franchissaient le Gornergrat (au Moritzloch) et trouvaient prs du Riffel, la tombe de la nuit, la seule trace conduisant Zermatt. A 8 heures du soir, aprs dix-sept heures de marche presque ininterrompue, la caravane arrivait au village, o elle fut rejointe le lendemain par Miss Walker

Deux jours plus tard, elle rentrait Chamonix. La campagne tait termine, et Mrs. Burnaby se mit immdiatement retracer ses souvenirs.

A la fin du volume, dans un mlange de notes diverses, dont le fondement reste discutable, nous trouvons quelques remarques toutes nouvelles sur la consistance de la neige en hiver.

Durant notre sjour sur les hauteurs, crit-elle, les conditions de neige furent rarement favorables. Il manquait au soleil cette ardeur qui, en t, russit fondre partiellement la neige frache et qui peut la durcir dans l'espace de quarante-huit heures. Aprs plusieurs journes de beau temps, elle devenait favorable sur les pentes mridionales, mais, sur les pentes nord, elle restait partout excrable. Or, une succession de beaux jours fut une raret durant l'hiver 1882-83. La stabilit du temps ne dura jamais plus de cinq jours, sauf une dizaine entre le 19 fvrier et le 5 mars. Durant cette priode, il n'y eut qu'un seul jour nuageux, mais la bise qui soufflait dans les hautes rgions par ces jours de ciel bleu tait un obstacle plus considrable encore que le brouillard.

Pendant l'hiver de 1881-82, le temps s'tait montr tout diffrent. Sa stabilit dura prs de trois mois et l'enneigement fut minime. Mon guide m'assura nanmoins que, durant les excursions qu'il entreprit en janvier et fvrier avec Mr. Cunningham, ils ne rencontrrent jamais ce qui, en t, serait considr comme une bonne neige. Le vent contribue, videmment, la durcir, mais une neige vraiment favorable sur des pentes nord est une raret, par suite de l'intensit solaire, trs faible durant les mois d'hiver.

En montant travers les forts, nous rencontrions gnralement une neige trs molle. Mais, ds que l'on quitte la route pour s'aventurer sur les pentes voisines, un piolet devient absolument ncessaire. Dix minutes au-dessus du Breuil..., la neige tait aussi dure qu'elle peut l'tre, mais, sur le versant oppos (nord du Thodule), plusieurs ponts de neige s'effondrrent sous notre poids... ().

La conqute hivernale du Mont Ros restait donc inacheve, et l'hiver s'coula sans permettre une nouvelle tentative. Mais, l'anne suivante, Sella revint la charge. Le 10 janvier, partant comme prcdemment du Thodule avec J. J. et Daniel Maquignaz, il parvint jusqu'au Plattje, o la neige excrable l'obligea, une fois de plus, battre en retraite.

Au cours de ces formidables randonnes dans la neige poudreuse, alors que l'effort continu, presque invariable, est pouss jusqu'aux dernires limites, Sella eut souvent l'occasion d'tudier les mystres de la neige hivernale, principal obstacle la ralisation de ses plans. Ses thories sont encore bien compliques, mais il s'accorde avec Mrs. Burnaby pour attacher une importance beaucoup plus grande l'action du vent qu' celle du soleil sur les neiges.

Durant toutes mes courses hivernales, dit-il, j'ai rarement trouv une neige molle dans les lieux exposs au vent ; par contre, dans les vallons et dans les endroits abrits, j'ai toujours rencontr une neige farineuse, mme un mois aprs sa chute. L'action alternative de la fonte et du gel peut former en hiver une lgre crote superficielle, mais celle-ci cdera presque toujours sous les pieds et, dans ce cas, la marche est plus fatigante encore.

Quinze jours plus tard, Sella revenait la charge, avec une admirable persvrance, et, cette fois-ci, il fut rcompens. La distance entre le Thodule et le Mont Ros tant si grande, il comprit la ncessit de la scinder en deux tapes et de bivouaquer l'endroit o se dresse aujourd'hui la cabane Btemps, sur les rochers infrieurs du Plattje.

Quittant le Breuil le 25 janvier, il arrive vers 6 heures du soir cet lot rocheux et il y plante sa tente par -15 de froid. Ce bivouac devait manquer de tout confort, mais heureusement l'air resta parfaitement calme. Le lendemain vers 4 heures, sa caravane partait la lanterne et parvenait 11 h. 30 au Sattel (4 354 m.). Jusqu' 3 800 mtres environ, la neige fut poudreuse, puis durcit par le vent. L'arte terminale se prsenta en bonnes conditions et 1 h. 30 la caravane touchait au but.

Sur les sommets du Cervin, de la Dent Blanche et du Weisshorn flottait un panache de brume dont la forme changeait constamment et n'annonait rien de bon. Aussi le retour fut-il acclr et, 5 h. 30, la caravane retrouvait sa tente et profitait de son abri pour se restaurer et prendre un lger repos.

Mais le temps empirait rapidement, et l'on prfra se rapprocher du Thodule. La nuit venue, et sous un ciel couvert, on suivit la lanterne la trace encore visible sur le Gorner. En arrivant sur la moraine, au confluent des glaciers du Petit Cervin et du Thodule infrieur, le vent s'tait lev et soufflait avec rage. Il fallut se rsigner bivouaquer de plus, et l'on dressa la tente l'abri d'un gros bloc. La nuit se passa grelotter et battre la semelle, bien que la temprature ne ft que de - 20.

Le lendemain 9 heures, le vent cessa brusquement et il se mit neiger. Pour une raison qu'il n'indique pas, Sella abandonna alors l'ide de franchir le Thodule et descendit Zermatt. L, la tempte dura deux jours entiers et, le troisime, la caravane se rendit Valtournanche en dix-huit heures de marche.

Pour terminer, crit Sella, je dirai aux alpinistes : allez voir les Alpes en hiver ! Les ascensions peuvent prsenter deux seules difficults : la neige molle et le froid. La premire sera vaincue avec un peu d'nergie, et la seconde en s'habillant bien chaudement. Vous aurez alors la joie sublime d'admirer un coucher ou un lever de soleil cent fois plus beau qu'en t. Les grands htels seront ferms et vous trouverez peu de confort, mais de l'hospitalit et de la gentillesse l o vous ne comptiez pas en rencontrer. Et vous rentrerez chez vous avec des satisfactions intimes et des ides nouvelles sur la population de nos villages alpestres.

Durant l'hiver de 1884-85, la principale conqute mentionner est celle du Lyskamm (4 538 m.), par le mme Sella qui, cet hiver-l, semble tre rest solitaire sur la scne magnifique et dserte des hautes Alpes (). Chamonix et Grindelwald, les deux principaux centres d'o s'tait dclench l'assaut vers les cimes, paraissent dlaisss durant toute cette saison par les alpinistes de marque. Il est vrai que les grandes conqutes taient ralises et que l'attrait des nouveauts allait diminuant.

L'enthousiasme de Sella dcida deux de ses frres, Corradino et Alphonse, l'accompagner au Lyskamm. J. J. Maquignaz les rejoignit Alagna, et, le 17 mars 1885, ils montrent coucher au refuge du col d'Olen, ouvert par son propritaire, le guide Pietro Guglielmina. Mais le temps tait des plus incertains. Deux fois un ciel menaant les arrta la cabane Gnifetti (3 647 m.) et deux fois ils durent redescendre au col d'Olen.

L'artiste qu'est Sella ne semble pas avoir regrett ces heures inoubliables, passes admirer le jeu des nuages et les teintes extraordinaires des montagnes. Il ecrit:

Vers le nord, la nature prsentait l'image glace d'un paysage polaire. Mais, en se tournant au midi, les yeux dcouvraient une scne aussi tranquille et sereine que l'aspect du Mont Ros tait horrible et boulevers: le ciel, barr de longs nuages rouge orange; l'horizon, les Apennins de Piacenza, doucement illumins de teintes chaudes et relis aux Alpes Maritimes par un long natrum de brumes dores, qui semblait former une chane ininterrompue, bloquant l'horizon; plus loin encore, le Mont Viso, superbe et resplendissant sous le baiser du soleil; puis des cimes qui allaient en s'obscur-cissant jusqu'au Grand Paradis et la Grivola, cimes oppresses et suffoques par la tourmente... ().

Le 22 mars, enfin, l'attaque fut dcisive. Laissant la cabane Gnifetti leur droite, ils remontent le glacier de Lys, franchissent le Colle Dlla Fronte () et suivent la Cresta Perazzi, voie inaugure l't prcdent par le guide J. J. Maquignaz. Celle-ci les conduisit sans trop de peine au sommet qui fut atteint 1 h. 30. L-haut, Vittorio Sella passa tout son temps photographier le panorama. Sur les plus hautes cimes, des panaches de brouillard flottaient au vent, prcurseurs de la tourmente. Celle-ci ne tarda pas se dchaner et leur fit perdre la trace sur le glacier de Lys. L'instinct de Guglielmina les sauva nanmoins, et ils parvinrent de nuit la cabane Vincent, toute encombre de neige et inutilisable. On continua donc descendre malgr la tourmente et, vers minuit, ils arrivaient au col d'Olen, aprs vingt-trois heures de marche presque ininterrompue.

Ainsi, entre 1874 et 1885, en l'espace d'une dcade, tous les principaux sommets des Alpes taient tombs, les uns aprs les autres, sous les assauts de l'alpinisme hivernal. Seul, le Finsteraarhorn (4275 m.), roi de l'Oberland, n'avait pas encore t touch par la nouvelle cohorte. Mais il ne tarda pas tomber lui aussi.

Les dtails de cette expdition sont sommaires, et l'on n'en trouve qu'une courte mention ().

Au commencement de mars 1887, Emil Boss et le guide Ulrich Aimer, tous deux de Grindelwald, aprs avoir couch la Schwarzegg, grimpaient le lendemain (8 mars) l'Agassizjoch et suivaient l'arte jusqu'au sommet. L'ascension fut favorise par d'excellentes conditions, mais, au lieu de rentrer par le mme chemin, les deux Bernois eurent la malheureuse ide de descendre dans la valle du Rhne en suivant le glacier de Fiesch, o ils rencontrrent une neige excessivement profonde et de terribles difficults. Ce n'est que le lendemain, 4 heures du matin, qu'ils arrivaient Fiesch, aprs une longue et pnible randonne. L'ascension du Finsteraarhorn devait tre rpte neuf ans plus tard par Andras Fischer qui nous en a laiss un vivant rcit dans ses Hochgebirgswanderungen (). A cette poque encore, et malgr les expriences prcdentes, la connaissance de la montagne hivernale tait fort rudimentaire, mme chez les montagnards ; ou bien se basait-elle sur des principes errons. Ceci ressort d'une faon vidente du rcit de Fischer. L'anne 1895, dit-il, s'tait termine Grindelwald par des pluies torrentielles, chasses par un fhn violent. Fischer en conclut que les neiges devaient fondre jusque dans les rgions leves, et il n'attendait qu'un beau gel pour partir l'attaque. Dans la nuit du 1er au 2 janvier, le ciel s'claircit et la temprature s'abaissa lgrement. La caravane se mit en route, mais, arriv sur la Mer de glace suprieure, elle fut bien tonne de rencontrer une masse de neige frache, o la marche devint atrocement pnible.

Voici quelques lignes traduites des Hochgebirgswanderungen et qui donnent bien l'impression de ce que devaient tre ces formidables randonnes dans la neige poudreuse :

Un sac pesant est une absurdit lorsqu'on enfonce dans la neige jusqu' la poitrine. A peine a-t-on pniblement retir des profondeurs l'un de ses pieds p'our l'avancer, que l'autre, rest en arrire, ne trouve rien de mieux faire que d'enfoncer son tour, lentement, mais srement et plus profondment encore. C'est avec une touchante modestie qu'aprs un court intervalle chacun de nous renonait prendre place en tte de la caravane ; nous en avions parfaitement assez l'un et l'autre.

Plus loin, en montant au Finsteraarjoch :

Sur la rive plane du glacier, nous avions progress vite et bien durant une petite heure ; mais alors le caractre de la monte changea brusquement. Pour continuer notre marche vers le Finsteraarjoch, il nous fallait viter le glacier en passant bien au-dessus, sur les pentes rapides de la Strahlegg. Ce fut une marche pnible et fatigante de rocher en rocher, travers une neige poudreuse, o seules les courtes haltes procuraient quelque jouissance. Nous esprions toujours encore trouver de meilleures conditions sur le col et, infatigables, nous continuions brasser la neige. Mais les heures s'coulaient et le travail restait le mme. Lorsque enfin nous reprmes le glacier, l aussi, rien ne s'amliorait. Entre de sinistres crevasses demi couvertes, nous dmes tracer pniblement notre chemin travers de lourdes masses de neige. C'est ainsi qu'aprs une lutte de presque six heures, nous atteignmes les hauteurs du Finsteraarjoch...

Depuis 1887, les ascensions hivernales se succdent et se rptent, entrecoupes a et l de nouvelles conqutes, russies pour la plupart par des alpinistes anglais, qui semblent manifester une prfrence pour l'Oberland bernois. Janvier 1888 fut une vritable saison pour Grindelwald, et l'on y vit plusieurs alpinistes de marque. Le 5 janvier, deux caravanes s'illustraient une courte distance l'une de l'autre : de Carteret au Schreckhorn et Mrs. Jackson au Lauteraarhorn (4043 m.), premire ascension hivernale. Quelques jours plus tard, cette courageuse Anglaise, concurrente de Mrs. Burnaby, gravissait la premire en hiver le Gross Fiescherhorn (4049 m.) et traversait la Jungfrau en descendant par le Guggi (). L'anne suivante, enfin, on ne compte pas moins de trois ascensions hivernales au Schreckhorn. Eiger (3 974 m.) fut un des derniers se rendre (Meade et Woodroffe, 7 janvier 1890).

Dans les autres rgions des Alpes, les conqutes furent plus rares et les conqurants moins nombreux aussi ().

En janvier 1888, Vittorio Sella voulut, son tour, gravir le Mont Blanc et, en bon Italien, il y monta par le versant italien.

Voici quelques dtails sur cette formidable traverse. Une tentative avait dj eu lieu en fvrier 1887. Les conditions taient excellentes alors, mais, arrive 4400 mtres environ, la caravane dut battre en retraite devant un terrible ouragan qui harcela son retour Courmayeur. Le thermomtre descendit jusqu' - 25.

La mme anne, la fin de dcembre, le quatuor des Sella (Vittorio, Corradino, Gaudenzio et Erminio) revenait l'assaut, accompagn des trois Maquignaz. A Courmayeur, ils engagrent encore Emile Rey et cinq porteurs. Mais les conditions de la montagne taient beaucoup moins favorables qu'en fvrier. Par contre, le temps tait superbe et semblait devoir se maintenir. Le 31 dcembre, treize quatorze heures furent ncessaires pour gagner la cabane Quintino Sella (3 370 m.), aux Aiguilles Grises. On fta le jour de l'an la cabane, tandis que quatre porteurs redescendaient Courmayeur. Le lendemain, il neigeait et trois guides se rendirent leur tour dans la valle pour y qurir des provisions supplmentaires. Ces guides revinrent le 3, malgr l'norme quantit de neige frache.

Le 4 janvier (1888), le temps fut superbe. A minuit, par un temps calme et un froid de -10 seulement, la troupe s'branla en deux caravanes. La neige recouvrait tous les rochers et rendit la marche trs lente. A 1h20 seulement, ils parvenaient au sommet. Le soleil tait voil de vilains nuages, mais l'air restait calme et le froid de -17. Suivant l'arte des Bosses, ils se dirigrent ensuite vers les Grands Mulets, o ils n'arrivrent qu' 10 h 30 du soir, dans le brouillard et la nuit. Le lendemain, par la neige et le vent, ils descendaient Chamonix et rentraient en Italie par le Mont Cenis ().

Un des derniers exploits de Sella fut la traverse du Mont Ros, le 19 fvrier 1889, en compagnie de ses trois frres et des guides Maquignaz, de la cabane Gnifetti, par la Cresta Rey, en neuf heures. A la descente, la caravane dut bivouaquer au Riffel, aprs avoir occup prs de quatre heures traverser le glacier du Gorner (Bollettino del C. A. I., 1888, n 55, p. 107 sq.).

Nous touchons ici au terme de notre historique. Les annes 1880 resteront l'ge d'or de l'alpinisme hivernal, pour ceux du moins qui allaient pied et ne connurent point les agrments du ski. Plus tard, les conqutes se poursuivront, mais leur importance ira toujours decrescendo, et l'on finira par se lasser de cette lutte ingale contre des lments par trop rebelles. Le bilan des joies et des peines ne pouvait plus satisfaire aux exigences de la nouvelle gnration ..

Pour terminer, nous citerons encore quelques dates importantes, dont les une sempltent dj sur la seconde phase du nouvel alpinisme : en 1891, la conqute des Grandes Jorasses (4 205 m.) par Gussfeld ; en 1896, celles de la Disgrazia (3 680 m.) et du Piz Zupo (4 002 m.) par Mrs. Burnaby (devenue Mrs. Main); en 1899, celle de la Grivola (3 969 m.) par un Italien.

Sur les neuf sommets dpassant 4 000 mtres dans l'Oberland bernois, six furent conquis avant le printemps de 1888. LAletschhorn (4 182 m.) dut attendre son visiteur hivernal jusqu'en janvier 1904 et les deux derniers (Gross-Grunhorn et Hinter-Fiescherhorn) ne devaient tre atteints que plus tard encore, par des alpinistes devenus skieurs.

Depuis 1908, il ne reste dans l'Oberland bernois plus aucun sommet important qui n'ait t visit en hiver, soit dans la premire, soit dans la seconde priode du nouvel alpinisme.

Dans les Alpes Pennines, par contre, l'exploration hivernale fut beaucoup plus lente et ne s'achvera dfinitivement qu'en 1921, par des skieurs naturellement. Aprs les exploits de Sella, les conqutes deviennent plus rares, plus rares aussi les explorateurs. Il faut mentionner cependant l'ascension du Breithorn de Zermatt (4 171 m.) par des Suisses, en janvier 1888, une seconde ascension du Lyskamm en 1889 (par des Italiens), une seconde escalade du Cervin en 1894 par un Alsacien (Dr Charles Simon) ; celle du Rimpfishorn (4 203 m.), en janvier 1893, par Hermann Woolley, et celle du Dme des Mirabel (4554 m.), galement par un Anglais, Sidney Spencer, en janvier 1894. Le Weisshorn (4512 m.) ne fut conquis que beaucoup plus tard, en janvier 1902 seulement, par un Anglais qui ne pratiquait pas encore le ski.

Ainsi, sur vingt-sept sommets pennins dpassant 4 000 mtres, sept seulement furent gravis par les prcurseurs. Les vingt autres ne devaient tomber que plus tard, sous les assauts de la nouvelle cohorte, celle des skieurs.

CHAPITRE II

LE TRIOMPHE DU SKI

(La deuxime conqute des Alpes.)

Jean-Weichard Valvasor raconte que les paysans de la Carmole employaient des skis au XVII sicle dj pour faciliter leur marche sur les neiges, et qu'ils taient devenus fort habiles glisser sur les pentes de leurs montagnes, comme s'arrter brusquement dans leur course (). Mais le ski fut connu une poque bien antrieure, puisque Procopeet Jodanis en parlent 550 ans aprs Jsus-Christ.

Il est probable, en effet, qu' partir du VIII sicle, tous les habitants des pays nordiques connaissaient ce moyen de communication. Aussi peut-on s'tonner que les montagnards de nos Alpes ne l'aient pas adopt plus tt.

Il est particulirement intressant pour nous de savoir quelle poque les premiers skis furent introduits dans les Alpes. Les historiens ne sont pas 'accord sur ce point. Il est certain cependant qu'en 1883, un mdecin allemand, le Dr Herwig, se trouvant alors Arosa (Grisons), fit venir une paire de skis norvgiens et qu'il les essaya sur les pentes du voisinage. Mais, comme il ne savait pas s'en "servir, il en conclut trop vite que le skis ne valaient rien pour nos montagnes, et il s'en dbarrassa.

A cette mme poque, un jeune colier de Davos recevait en trennes une paire de skis norvgiens. Ce garon n'tait autre que Wilhelm Paulcke, qui devint plus tard le plus grand pionnier du ski en montagne. Il transforma la fixation de jonc norvgienne en une sorte de planchette, qui s'adaptait la semelle du soulier et tournait autour d'une charnire. Le menuisier de l'endroit copia le ski norvgien et put ainsi en livrer plusieurs paires aux jeunes gens du village, dont la souplesse et l'habilet russirent finalement matriser ces engins rebelles. Mais, cette poque, on n'avait pas la moindre notion sur la technique du ski ; aussi les progrs furent-ils trs lents et ces premires expriences n'eurent-elles qu'un avantage : celui d'gayer les nombreux spectateurs.

Ce n'est qu'en janvier 1893 que Christophe Iselin de Claris et trois de ses amis, aprs s'tre longtemps adonns l'exercice du nouveau sport, russirent franchir le Co1 du Pragel (1 554 m.), traverse considre juste titre comme l'origine des courses de montagne en ski ().

Iselin et ses compagnons s'taient donn rendez-vous samedi soir, la tombe de la nuit et une distance respectable de Claris, ceci pour chapper aux moqueries de leurs concitoyens. Trois d'entre eux (dont un Norvgien) taient chausss de skis. Le quatrime seul portait des raquettes, et la course devait dcider si le triomphe serait aux raquettes ou aux skis.

Un chalet du Klonthal les abrita durant la nuit, et le lendemain (29 janvier 1893), ils se mettaient en route pour le Pragel. Des mtres de neige recouvraient toute la montagne et, durant l'ascension dj, cette neige fut particulirement favorable aux skis : une couche pulvrulente sur un fond de vieille neige durcie.

Le Dr Naef, qui chaussait les raquettes, suivit ses compagnons sans trop de peine, grce son entranement.

Mais la descente, sur l'autre versant de la montagne, ses collgues, qui taient dj habiles skieurs, disparurent bientt sa vue dans un tourbillon de neige poudreuse et parvinrent Muottathal plus d'une heure avant lui. Aussi fut-il bien oblig de reconnatre la valeur incontestable des skis en montagne : Leur utilit dans les rgions favorables tait clairement dmontre, dit-il, et leur supriorit sur tous les autres moyens de communication suffisamment atteste. Les prjugs et les ides endurcies venaient de subir une srieuse dfaite. Les lgendes sur l'impraticabilit des cols alpins, l'inhospitalit des hautes rgions en hiver, le perptuel danger des avalanches et le froid intense taient enfin battues en brche du moins dans les cantons de Claris et de Schwytz ().

Pour d'autres raisons encore, 1893 restera une date importante dans les annales du ski. Cette anne-l, Claris galement, fut fond le premier Ski-Club suisse, prcisment par ceux qui venaient de franchir si heureusement le Pragel et qui gravirent encore le mme hiver les sommets du Schild (2 302 m.) et du Mageren (2 528 m.) ().

En mars de la mme anne (1893), le Dr Staubli, de Zurich, parvenait en ski au sommet du Rothhorn dArosa (2 985m.) () et, ce mme hiver, les frres Branger de Davos franchissaient la Mayenfelder Furka (2 445 m.), travers laquelle ils devaient conduire, l'hiver suivant, un touriste improvis : Sir A. Conan Doyle, qui nous en a laiss une amusante relation dans le Strand Magazine ().

Extrieurement, crit l'auteur de Sherlock Holmes, une paire de skis ne prsente en soi rien de bien malicieux. Personne ne se douterait, premire vue, des facults qui couvent en eux. Tu les chausses donc et tu te tournes en souriant vers tes amis, pour voir s'ils te regardent, mais, au mme moment, tu plonges comme un fou de la tte dans un tas de neige et tu trpignes furieusement des deux pieds jusqu' ce que, demi relev, tu replonges de nouveau dans le mme tas de neige, sans espoir d'tre sauv. Tes amis jouissent ainsi d'un spectacle dont ils ne t'auraient jamais cru capable.

C'est peu prs ce qu'il arrive au dbutant. Comme tel, on s'attend naturellement certaines difficults, et l'on est rarement du. Mais, lorsque tu as ralis quelques progrs, les choses deviennent bien pires encore. Les skis sont les engins les plus capricieux du monde. Un certain jour, tout marche souhait ; un autre, par le mme temps et la mme neige, tu ne pourras rien en faire. Et leurs malices se manifestent prcisment au moment o l'on s'y attend le moins. Perch au sommet d'une pente, tu t'apprtes une glissade rapide, mais tes skis collent sans bouger et tu tombes le visage en avant. Ou bien, tu te trouves sur une surface qui te semble tre aussi plane qu'un billard... et, la minute d'aprs, les voici qui filent comme des flches, tu tombes en arrire et regardes fixement le ciel...

Pour un homme qui souffrirait d'une dignit exagre, un cours sur skis norvgiens aurait une excellente influence morale...

C'est aux environs de 1893 que parurent les premiers manuels de ski. La plupart taient rdigs en langue allemande; d'autres furent traduits du norvgien, et ce fut pour tous les continentaux la solution d'une nigme obsdante.

Durant la semaine de Pques 1893, six membres du nouveau Ski-Club de Todtnau font une expdition travers les montagnes de la Suisse centrale. Mais leurs succs ne joue pas un rle bien important dans la conversion du montagnard, sans doute parce qu'ils ne s'cartrent point des routes traversant Saint-Gothard, Furka, Grimsel et Brunig, qui sont faciles en t et dangereuses en hiver. A cette poque encore, on s'imaginait tre moins expos aux avalanches en suivant des routes connues, bien qu'elles fussent le plus souvent compltement invisibles sous la neige.

Ces premires randonnes furent donc modestes, et ceux qui les entreprirent semblaient encore entravs par des ides fausses ou prconues. Voici ce qu'crit M. Paul Montandon, un des skieurs de la premire heure : Les vieux alpinistes suisses doutaient encore de la possibilit d'utiliser le ski dans les hautes Alpes et, durant plusieurs annes, ils poursuivirent tranquillement leurs courses hivernales pied ou en raquettes... Longtemps encore, nous ne pmes rprimer une forte aversion contre l'incertitude des volutions en ski et contre l'emprisonnement du pied dans la fixation. Le ski nous semblait tre incompatible avec les principes dicts par la prudence. Quand cependant notre habilet et notre enthousiasme prirent peu peu le dessus, nous changemes de tactique et nous commenmes pratiquer le ski, mme dans les hautes Alpes ().

Rappelons cependant qu'en 1894 (le 15 mars), la Futura Surlej?? (2 756 m.) fut traverse par un skieur solitaire, Claudio Saratz, qui se rendit en cinq heures et demie de Pontresina Silvaplana, et que, l'anne suivante (le 9 mars 1895), ce fut l'ascension du Hochsgloch (2 278 m.), premier succs important dans les Alpes autrichiennes.

Toutes ces entreprises nous semblent bien mesquines aujourd'hui, et, de fait, elles ne durent pas susciter un grand enthousiasme parmi les alpinistes. Pour convaincre dfinitivement la nouvelle gnration des avantages du ski, il manquait une action d'clat, un prcurseur tmraire et heureux. Ce que furent Coolidge et Sella durant la premire phase de l'alpinisme hivernal, Paulcke devait l'tre durant la seconde. Il triompha successivement dans trois expditions, dont les difficults, augmentant chaque anne, ralisent un audacieux crescendo : l'Oberalpstock (3 330 m.) en 1896 ; la traverse de l'Oberland bernois en 1897 et le Mont Ros (jusqu' 4 200 m.) en 1898.

Voyons tout d'abord quelle fut la conqute de lOberalpstock (). Son altitude est videmment une des raisons qui poussrent Paulcke vers ce but, mais on ne comprend pas ce qui devait l'attirer spcialement vers cette montagne qui n'est gure favorable au ski et dont l'ascension fut trs rarement rpte dans la suite. D'autres sommets suprieurs 3 000 mtres se fussent prts mieux encore de telles expriences : par exemple le Blindenhorn, les Clarides ou le Titlis, qui devinrent plus tard les buts prfrs des skieurs.

Le Maderanerthal, qui conduit au pied de la montagne, est connu pour tre trs dangereux en hiver; aussi les skis ne furent-ils chausss qu'au Brunniboden (2 047 m.), aprs une nuit passe dans la misrable hutte de Hinterbahn. Jusqu'au Brunniboden, la caravane put cheminer pied ou l'aide de raquettes que Paulcke dclare trs incommodes et encombrantes. Partie du bivouac au clair de lune ( 2 heures du matin), la caravane chaussait ses skis trois heures plus tard et poursuivait sa course vers le sud. A 10 heures, elle atteignait le plateau suprieur du glacier de Brunni, une altitude de 2 600 mtres environ. Au pied des rochers qui forment le sommet, on dposa les skis en sret et l'on chaussa par-dessus les lampars norvgiens des sandales ferres (une invention de Paulcke).

Une heure plus tard ( 2 h. 45), Paulcke et de Beauclair parvenaient au sommet de l'Oberalpstock, tandis que leurs compagnons, trop fatigus pour les suivre, taient rests couchs prs des skis. Le panorama, d'une puret admirable, s'tendait du Tyrol au Mont Blanc.

Le retour fut naturellement beaucoup plus rapide que .la monte et procura une superbe glissade jusqu'au Brunniboden. A 7 h. 20, Paulcke arrivait bon premier Hinterbahn.

L'auteur conclut en affirmant que les skis sont destins jouer un rle prpondrant dans les courses d'hiver en montagne. A cette poque, et dans les entreprises de ce genre, il n'tait naturellement pas question d'engager des guides ou mme des porteurs, aucun indigne ne pratiquant encore le ski. L'alpiniste remplissait donc simultanment toutes leurs fonctions. Ce que ces premires expriences ont d coter d'nergie et d'endurance ceux qui les entreprirent, on le comprend facilement.

L'hiver suivant, Paulcke ne se contente plus d'une simple ascension : il prpare une longue expdition travers les glaciers de l'Oberland bernois, esprant par l consacrer dfinitivement le triomphe du ski en haute montagne ().

En janvier 1897, une longue caravane suivait la route de Guttannen a la Grimsel. Elle tait compose de cinq alpinistes : Paulcke, de Beauclair, trois Strasbourgeois : le DEhlert, Lohmller, Mnnichs, et de deux porteurs, tirant chacun un traneau lourdement charg.

Tous ceux qui ont parcouru ces gorges de l'Aar en hiver en ont gard une impression grandiose, mais glaciale. La route n'est visible qu'en partie et, plusieurs endroits, il faut traverser des pentes abruptes plongeant directement dans le gouffre o tourbillonnent les eaux du torrent. Aussi est-ce avec un soupir de soulagement que l'on dbouche dans la petite plaine prcdant le col et que l'on traverse le lac gel pour gagner l'hospice de la Grimsel. Bien que le ciel ft absolument clair ce jour-l, le thermomtre ne marquait, l-haut, que - 3 R.

Le 19 janvier, nos skieurs quittent l'hospice 3 h. 15 du matin avec des sacs de 20 kilogrammes sur le dos. Une lune quasi pleine claira leur marche jusqu'au glacier de l'Unteraar, dont ils atteignent la langue terminale au lever du jour, sur une neige poudreuse, trs favorable aux skis. Mais ce glacier facile les conduirait au Pavillon Dollus, en dehors de leur itinraire. Il faut maintenant obliquer au sud, dans la gorge par o s'coulent les eaux du glacier de l'Oberaar, gorge profonde et dangereuse dont on vite le fond.

Sur des pentes rapides et par de nombreux zigzags, ils contournent ce ravin au nord et parviennent, aprs une pnible monte, l'immense glacier qui s'tend devant eux, perte de vue.

Le soleil s'est lev derrire les crtes qui frangent ces vastes tendues de neige et illumine dj les cimes sur la rive oppose. La temprature, qui n'tait que de -5 C. au dpart de la Grimsel, tombe brusquement -18C., mais reste trs supportable. Aprs une heure de halte, la caravane reprend sa marche et pointe ses skis vers le col de l'Oberaar.

Au cours de cette longue tape, les Strasbourgeois, obsds par le poids de leurs charges, essayrent d'allger leurs paules en chaussant des raquettes canadiennes et en tirant leurs sacs sur les skis, transforms en traneau. Mais cette exprience fut dcevante. Ds qu'il fallait traverser une pente latrale, les charges basculaient et tombaient. En outre, la marche en raquettes tait plus pnible que le glissement sur skis. Paulcke, qui avait dj essay toutes ces combinaisons sans succs, considrait ses compagnons d'un il amus, et il fut heureux de les voir revenir des principes plus orthodoxes.

Au crpuscule, aprs une forte monte en zigzags, la caravane arrive lOberaarjock (3 233 m.) et gagne immdiatement la cabane rige sur les rochers voisins. Dans cette nature polaire, qu'envahissait une nuit glaciale, jamais refuge ne leur parut si confortable. Ce soir-l, on discuta les possibilits d'une ascension au Finsteraarhorn (4275 m.), mais le lendemain au rveil le temps tait brumeux et ne s'claircit que trop tard pour permettre l'escalade projete. On prfra donc s'en tenir au plan primitif et continuer la traverse de l'Oberland vers l'ouest.

Quitter la cabane de l'Oberaar midi pour aller coucher la Concordia, voil qui ne tenterait personne en t, alors que la neige est molle et que la chaleur du soleil accable la marche du piton... mais, pour des skieurs, rien n'est plus facile et agrable. Une merveilleuse glissade sur la neige poudreuse et unie du Galmifirn les conduit comme des flches au carrefour du glacier de Fiesch, d'o l'on dcouvre l'encolure de la Grunhornlucke, doucement incurve sur le bleu du ciel. Ils s'y dirigent en droite ligne, non sans admirer tout alentour l'aspect grandiose des montagnes dans leur parure hivernale.

A 4 h. 45, les voici sur la Grunhornlucke (3 305 m.), ici ils ne s'accordent qu'une courte halte, la seule de la journe. Une heure plus tard, aprs une folle glissade, ils dposent leurs skis sous les rochers de la Concordia et gagnent pied la cabane (6 heures du soir).

La journe du lendemain (21 janvier) ne promettait pas grand chose de bon, lorsque la petite troupe reprit ses skis au pied des rochers. La lune tait voile et des brouillards se tranaient sur les cimes. On partit nanmoins dans la direction de la Jungfrau. Dans la nuit, ce fut une marche ongue et monotone ; des flocons de neige cinglaient l'obscurit et, durant une halte sur le glacier, il fut srieusement question de rebrousser chemin. Mais l'espoir et l'nergie triomphrent, et ce ne fut pas en vain. Au lever du soleil, les brouillards s'vaporrent et, dans la brume diaphane, la cime convoite s'illumina de teintes ross.Au pied du Rotthalhorn, la neige durcie transforma tout naturellement nos skieurs en pitons. Mais plus haut, la crote superficielle cdant chaque pas, on enfonait jusqu'aux hanches dans la neige.

Enfin, aprs bien des efforts, on parvint sur l'arte qui conduit au Sattel et celui-ci n'tait plus qu' une courte distance lorsque le ciel se couvrit, aussi