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Le Comte de Monte-Cristo - Tome II Dumas, Alexandre Publication: 1845 Catégorie(s): Fiction, Historique, XIXe siècle Source: http://www.ebooksgratuits.com 1

Alexandre Dumas - Le Comte de Monte-Cristo - Tome II

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2 parte de el conde de montecristo en frances!!!!

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  • Le Comte de Monte-Cristo - Tome IIDumas, Alexandre

    Publication: 1845Catgorie(s): Fiction, Historique, XIXe sicleSource: http://www.ebooksgratuits.com

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  • A Propos Dumas:Alexandre Dumas, pre, born Dumas Davy de la Pailleterie

    (July 24, 1802 December 5, 1870) was a French writer, bestknown for his numerous historical novels of high adventurewhich have made him one of the most widely read French au-thors in the world. Many of his novels, including The Count ofMonte Cristo, The Three Musketeers, and The Man in the IronMask were serialized, and he also wrote plays and magazinearticles and was a prolific correspondent. Source: Wikipedia

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    cin) (1850)

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  • XXXII Rveil.

    Lorsque Franz revint lui, les objets extrieurs semblaient uneseconde partie de son rve ; il se crut dans un spulcre o p-ntrait peine, comme un regard de piti, un rayon de soleil ;il tendit la main et sentit de la pierre ; il se mit sur son sant :il tait couch dans son burnous, sur un lit de bruyres schesfort doux et fort odorifrant.

    Toute vision avait disparu, et, comme si les statues neussentt que des ombres sorties de leurs tombeaux pendant sonrve, elles staient enfuies son rveil.

    Il fit quelques pas vers le point do venait le jour ; toutelagitation du songe succdait le calme de la ralit. Il se vitdans une grotte, savana du ct de louverture, et travers laporte cintre aperut un ciel bleu et une mer dazur. Lair etleau resplendissaient aux rayons du soleil du matin ; sur le ri-vage, les matelots taient assis causant et riant ; dix pas enmer la barque se balanait gracieusement sur son ancre.

    Alors il savoura quelque temps cette brise frache qui lui pas-sait sur le front ; il couta le bruit affaibli de la vague qui semouvait sur le bord et laissait sur les roches une dentelledcume blanche comme de largent ; il se laissa aller sans r-flchir, sans penser ce charme divin quil y a dans les chosesde la nature, surtout lorsquon sort dun rve fantastique ; puispeu peu cette vie du dehors, si calme, si pure, si grande, luirappela linvraisemblance de son sommeil, et les souvenirscommencrent rentrer dans sa mmoire.

    Il se souvint de son arrive dans lle, de sa prsentation unchef de contrebandiers, dun palais souterrain plein de splen-deurs, dun souper excellent et dune cuillere de haschich.

    Seulement, en face de cette ralit de plein jour, il lui sem-blait quil y avait au moins un an que toutes ces chosesstaient passes, tant le rve quil avait fait tait vivant danssa pense et prenait dimportance dans son esprit. Aussi detemps en temps son imagination faisait asseoir au milieu desmatelots, ou traverser un rocher, ou se balancer sur la barque,une de ces ombres qui avaient toil sa nuit de leurs baisers.Du reste, il avait la tte parfaitement libre et le corps parfaite-ment repos : aucune lourdeur dans le cerveau, mais, au

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  • contraire, un certain bien-tre gnral, une facult dabsorberlair et le soleil plus grande que jamais.

    Il sapprocha donc gaiement de ses matelots.Ds quils le revirent ils se levrent, et le patron sapprocha

    de lui. Le seigneur Simbad, lui dit-il, nous a chargs de tous ses

    compliments pour Votre Excellence, et nous a dit de lui expri-mer le regret quil a de ne pouvoir prendre cong delle ; maisil espre que vous lexcuserez quand vous saurez quune af-faire trs pressante lappelle Malaga.

    Ah ! mon cher Gaetano, dit Franz, tout cela est donc v-ritablement une ralit : il existe un homme qui ma reu danscette le, qui my a donn une hospitalit royale, et qui est partipendant mon sommeil ?

    Il existe si bien, que voil son petit yacht qui sloigne,toutes voiles dehors, et que, si vous voulez prendre votre lu-nette dapproche, vous reconnatrez selon toute probabilit,votre hte au milieu de son quipage.

    Et, en disant ces paroles, Gaetano tendait le bras dans la di-rection dun petit btiment qui faisait voile vers la pointe mri-dionale de la Corse.

    Franz tira sa lunette, la mit son point de vue, et la dirigeavers lendroit indiqu.

    Gaetano ne se trompait pas. Sur larrire du btiment, lemystrieux tranger se tenait debout tourn de son ct, et te-nant comme lui une lunette la main ; il avait en tout point lecostume sous lequel il tait apparu la veille son convive, etagitait son mouchoir en signe dadieu.

    Franz lui rendit son salut en tirant son tour son mouchoiret en lagitant comme il agitait le sien.

    Au bout dune seconde, un lger nuage de fume se dessina la poupe du btiment, se dtacha gracieusement de larrire etmonta lentement vers le ciel ; puis une faible dtonation arrivajusqu Franz.

    Tenez, entendez-vous, dit Gaetano, le voil qui vous ditadieu !

    Le jeune homme prit sa carabine et la dchargea en lair,mais sans esprance que le bruit pt franchir la distance quisparait le yacht de la cte.

    Quordonne Votre Excellence ? dit Gaetano.

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  • Dabord que vous mallumiez une torche. Ah ! oui, je comprends, reprit le patron, pour chercher len-

    tre de lappartement enchant. Bien du plaisir, Excellence, sila chose vous amuse, et je vais vous donner la torche deman-de. Moi aussi, jai t possd de lide qui vous tient, et jemen suis pass la fantaisie trois ou quatre fois ; mais jai finipar y renoncer. Giovanni, ajouta-t-il, allume une torche etapporte-la Son Excellence.

    Giovanni obit. Franz prit la torche et entra dans le souter-rain, suivi de Gaetano.

    Il reconnut la place o il stait rveill son lit de bruyresencore tout froiss ; mais il eut beau promener sa torche surtoute la surface extrieure de la grotte il ne vit rien, si ce nest, des traces de fume, que dautres avant lui avaient dj tentinutilement la mme investigation.

    Cependant il ne laissa pas un pied de cette muraille grani-tique, impntrable comme lavenir, sans lexaminer ; il ne vitpas une gerure quil ny introduist la lame de son couteau dechasse ; il ne remarqua pas un point saillant quil nappuytdessus, dans lespoir quil cderait ; mais tout fut inutile, et ilperdit, sans aucun rsultat, deux heures cette recherche.

    Au bout de ce temps, il y renona ; Gaetano tait triomphant.Quand Franz revint sur la plage, le yacht napparaissait plus

    que comme un petit point blanc lhorizon, il eut recours salunette, mais mme avec linstrument il tait impossible de riendistinguer.

    Gaetano lui rappela quil tait venu pour chasser deschvres, ce quil avait compltement oubli. Il prit son fusil etse mit parcourir lle de lair dun homme qui accomplit undevoir plutt quil ne prend un plaisir, et au bout dun quartdheure il avait tu une chvre et deux chevreaux. Mais ceschvres, quoique sauvages et alertes comme des chamois,avaient une trop grande ressemblance avec nos chvres do-mestiques, et Franz ne les regardait pas comme un gibier.

    Puis des ides bien autrement puissantes proccupaient sonesprit. Depuis la veille il tait vritablement le hros dunconte des Mille et une Nuits, et invinciblement il tait ramenvers la grotte.

    Alors, malgr linutilit de sa premire perquisition, il en re-commena une seconde, aprs avoir dit Gaetano de faire

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  • rtir un des deux chevreaux. Cette seconde visite dura assezlongtemps, car lorsquil revint le chevreau tait rti et le djeu-ner tait prt.

    Franz sassit lendroit o la veille, on tait venu linviter souper de la part de cet hte mystrieux, et il aperut encorecomme une mouette berce au sommet dune vague, le petityacht qui continuait de savancer vers la Corse.

    Mais, dit-il Gaetano, vous mavez annonc que le sei-gneur Simbad faisait voile pour Malaga, tandis quil me semble moi quil se dirige directement vers Porto-Vecchio.

    Ne vous rappelez-vous plus, reprit le patron, que parmi lesgens de son quipage je vous ai dit quil y avait pour le momentdeux bandits corses ?

    Cest vrai ! et il va les jeter sur la cte ? dit Franz. Justement. Ah ! cest un individu, scria Gaetano, qui ne

    craint ni Dieu ni diable, ce quon dit, et qui se drangera decinquante lieues de sa route pour rendre service un pauvrehomme.

    Mais ce genre de service pourrait bien le brouiller avec lesautorits du pays o il exerce ce genre de philanthropie, ditFranz.

    Ah ! bien, dit Gaetano en riant, quest-ce que a lui fait, lui, les autorits ! il sen moque pas mal ! On na qu essayerde le poursuivre. Dabord son yacht nest pas un navire, cestun oiseau, et il rendrait trois nuds sur douze une frgate ;et puis il na qu se jeter lui-mme la cte, est-ce quil netrouvera pas partout des amis ?

    Ce quil y avait de plus clair dans tout cela, cest que le sei-gneur Simbad, lhte de Franz, avait lhonneur dtre en rela-tion avec les contrebandiers et les bandits de toutes les ctesde la Mditerrane ; ce qui ne laissait pas que dtablir pourlui une position assez trange.

    Quant Franz, rien ne le retenait plus Monte-Cristo, ilavait perdu tout espoir de trouver le secret de la grotte, il sehta donc de djeuner en ordonnant ses hommes de tenirleur barque prte pour le moment o il aurait fini.

    Une demi-heure aprs, il tait bord.Il jeta un dernier regard, sur le yacht ; il tait prt dispa-

    ratre dans le golfe de Porto-Vecchio.Il donna le signal du dpart.

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  • Au moment o la barque se mettait en mouvement, le yachtdisparaissait. Avec lui seffaait la dernire ralit de la nuitprcdente : aussi souper, Simbad, haschich et statues, toutcommenait, pour Franz, se fondre dans le mme rve. Labarque marcha toute la journe et toute la nuit ; et le lende-main, quand le soleil se leva, ctait lle de Monte-Cristo quiavait disparu son tour. Une fois que Franz eut touch laterre, il oublia, momentanment du moins, les vnements quivenaient de se passer pour terminer ses affaires de plaisir etde politesse Florence, et ne soccuper que de rejoindre soncompagnon, qui lattendait Rome.

    Il partit donc, et le samedi soir il arriva la place de laDouane par la malle-poste.

    Lappartement, comme nous lavons dit, tait retenudavance, il ny avait donc plus qu rejoindre lhtel de matrePastrini ; ce qui ntait pas chose trs facile, car la foule en-combrait les rues, et Rome tait dj en proie cette rumeursourde et fbrile qui prcde les grands vnements. Or, Rome, il y a quatre grands vnements par an : le carnaval, lasemaine sainte, la Fte-Dieu et la Saint-Pierre.

    Tout le reste de lanne, la ville retombe dans sa morne apa-thie, tat intermdiaire entre la vie et la mort, qui la rend sem-blable une espce de station entre ce monde et lautre, sta-tion sublime, halte pleine de posie et de caractre que Franzavait dj faite cinq ou six fois, et qu chaque fois il avait trou-ve plus merveilleuse et plus fantastique encore.

    Enfin, il traversa cette foule toujours plus grossissante etplus agite et atteignit lhtel. Sur sa premire demande, il luifut rpondu, avec cette impertinence particulire aux cochersde fiacre retenus et aux aubergistes au complet, quil ny avaitplus de place pour lui lhtel de Londres. Alors il envoya sacarte matre Pastrini, et se fit rclamer dAlbert de Morcerf.Le moyen russi, et matre Pastrini accourut lui-mme, sexcu-sant davoir fait attendre Son Excellence, grondant ses gar-ons, prenant le bougeoir de la main du cicrone qui stait d-j empar du voyageur, et se prparait le mener prs dAl-bert, quand celui-ci vint sa rencontre.

    Lappartement retenu se composait de deux petiteschambres et dun cabinet. Les deux chambres donnaient sur larue, circonstance que matre Pastrini fit valoir comme y

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  • ajoutant un mrite inapprciable. Le reste de ltage tait lou un personnage fort riche, que lon croyait Sicilien ou Mal-tais ; lhtelier ne put pas dire au juste laquelle des deux na-tions appartenait ce voyageur.

    Cest fort bien, matre Pastrini, dit Franz, mais il nous fau-drait tout de suite un souper quelconque pour ce soir, et unecalche pour demain et les jours suivants.

    Quant au souper, rpondit laubergiste, vous allez tre ser-vis linstant mme ; mais quant la calche

    Comment ! quant la calche ! scria Albert. Un instant,un instant ! ne plaisantons pas, matre Pastrini ! il nous fautune calche.

    Monsieur, dit laubergiste, on fera tout ce quon pourrapour vous en avoir une. Voil tout ce que je puis vous dire.

    Et quand aurons-nous la rponse ? demanda Franz. Demain matin, rpondit laubergiste. Que diable ! dit Albert, on la paiera plus cher, voil tout :

    on sait ce que cest ; chez Drake ou Aaron vingt-cinq francspour les jours ordinaires et trente ou trente-cinq francs pourles dimanches et ftes ; mettez cinq francs par jour de cour-tage, cela fera quarante et nen parlons plus.

    Jai bien peur que ces messieurs, mme en offrant ledouble, ne puissent pas sen procurer.

    Alors quon fasse mettre des chevaux la mienne ; elle estun peu corne par le voyage, mais nimporte.

    On ne trouvera pas de chevaux. Albert regarda Franz en homme auquel on fait une rponse

    qui lui parat incomprhensible. Comprenez-vous cela, Franz ! pas de chevaux, dit-il ; mais

    des chevaux de poste, ne pourrait-on pas en avoir ? Ils sont tous lous depuis quinze jours, et il ne reste main-

    tenant que ceux absolument ncessaires au service. Que dites-vous de cela ? demanda Franz. Je dis que ; lorsquune chose passe mon intelligence, jai

    lhabitude de ne pas mappesantir sur cette chose et de passer une autre. Le souper est-il prt, matre Pastrini ?

    Oui, Excellence. Eh bien, soupons dabord. Mais la calche et les chevaux ? dit Franz.

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  • Soyez tranquille, cher ami, ils viendront tout seuls ; il nesagira que dy mettre le prix.

    Et Morcerf, avec cette admirable philosophie qui ne croitrien impossible tant quelle sent sa bourse ronde ou son porte-feuille garni, soupa, se coucha, sendormit sur les deux oreilles,et rva quil courait le carnaval dans une calche sixchevaux.

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  • XXXIII Bandits romains.

    Le lendemain, Franz se rveilla le premier, et aussitt rveill,sonna.

    Le tintement de la clochette vibrait encore, lorsque matrePastrini entra en personne.

    Eh bien, dit lhte triomphant, et sans mme attendre queFranz linterroget, je men doutais bien hier, Excellence,quand je ne voulais rien vous promettre ; vous vous y tes pristrop tard, et il ny a plus une seule calche Rome : pour lestrois derniers jours, sentend.

    Oui, reprit Franz, cest--dire pour ceux o elle est absolu-ment ncessaire.

    Quy a-t-il ? demanda Albert en entrant, pas de calche ? Justement, mon cher ami, rpondit Franz, et vous avez de-

    vin du premier coup. Eh bien, voil une jolie ville que votre ville ternelle ! Cest--dire, Excellence reprit matre Pastrini, qui dsirait

    maintenir la capitale du monde chrtien dans une certaine di-gnit lgard de ses voyageurs, cest--dire quil ny a plus decalche partir de dimanche matin jusqu mardi soir, maisdici l vous en trouverez cinquante si vous voulez.

    Ah ! cest dj quelque chose, dit Albert ; nous sommes au-jourdhui jeudi ; qui sait, dici dimanche, ce qui peut arriver ?

    Il arrivera dix douze mille voyageurs, rpondit Franz, les-quels rendront la difficult plus grande encore.

    Mon ami, dit Morcerf, jouissons du prsent et nassombris-sons pas lavenir.

    Au moins, demanda Franz, nous pourrons avoir unefentre ?

    Sur quoi ? Sur la rue du Cours, parbleu ! Ah ! bien oui, une fentre ! sexclama matre Pastrini ; im-

    possible ; de toute impossibilit ! Il en restait une au cinquimetage du palais Doria, et elle a t loue un prince russe pourvingt sequins par jour.

    Les deux jeunes gens se regardaient dun air stupfait. Eh bien, mon cher, dit Franz Albert, savez-vous ce quil y

    a de mieux faire ? cest de nous en aller passer le carnaval

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  • Venise ; au moins l, si nous ne trouvons pas de voiture, noustrouverons des gondoles.

    Ah ! ma foi non ! scria Albert, jai dcid que je verrais lecarnaval Rome, et je ly verrai, ft-ce sur des chasses.

    Tiens ! scria Franz, cest une ide triomphante, surtoutpour teindre les moccoletti, nous nous dguiserons en polichi-nelles vampires ou en habitants des Landes, et nous aurons unsuccs fou.

    Leurs Excellences dsirent-elles toujours une voiture jus-qu dimanche ?

    Parbleu ! dit Albert, est-ce que vous croyez que nous allonscourir les rues de Rome pied, comme des clercs dhuissier ?

    Je vais mempresser dexcuter les ordres de Leurs Excel-lences, dit matre Pastrini : seulement je les prviens que lavoiture leur cotera six piastres par jour.

    Et moi, mon cher monsieur Pastrini, dit Franz, moi qui nesuis pas notre voisin le millionnaire, je vous prviens montour, quattendu que cest la quatrime fois que je viens Rome, je sais le prix des calches, jours ordinaires, dimancheset ftes. Nous vous donnerons douze piastres pour aujourdhui,demain et aprs-demain, et vous aurez encore un fort jolibnfice.

    Cependant, Excellence ! dit matre Pastrini, essayant dese rebeller.

    Allez, mon cher hte, allez, dit Franz, ou je vais moi-mmefaire mon prix avec votre affettatore, qui est le mien aussi,cest un vieil ami moi, qui ma dj pas mal vol dargentdans sa vie, et qui, dans lesprance de men voler encore, enpassera par un prix moindre que celui que je vous offre : vousperdrez donc la diffrence et ce sera votre faute.

    Ne prenez pas cette peine, Excellence, dit matre Pastrini,avec ce sourire du spculateur italien qui savoue vaincu, je fe-rai de mon mieux, et jespre que vous serez content.

    merveille ! voil ce qui sappelle parler. Quand voulez-vous la voiture ?

    Dans une heure. Dans une heure elle sera la porte. Une heure aprs, effectivement, la voiture attendait les deux

    jeunes gens : ctait un modeste fiacre que, vu la solennit dela circonstance, on avait lev au rang de calche ; mais,

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  • quelque mdiocre apparence quil et, les deux jeunes gens sefussent trouvs bien heureux davoir un pareil vhicule pourles trois derniers jours.

    Excellence ! cria le cicrone en voyant Franz mettre le nez la fentre, faut-il faire approcher le carrosse du palais ?

    Si habitu que ft Franz lemphase italienne, son premiermouvement fut de regarder autour de lui mais ctait bien lui-mme que ces paroles sadressaient.

    Franz tait lExcellence ; le carrosse, ctait le fiacre ; le pa-lais, ctait lhtel de Londres.

    Tout le gnie laudatif de la nation tait dans cette seulephrase.

    Franz et Albert descendirent. Le carrosse sapprocha du pa-lais. Leurs Excellences allongrent leurs jambes sur les ban-quettes, le cicrone sauta sur le sige de derrire.

    O Leurs Excellences veulent-elles quon les conduise ? Mais, Saint-Pierre dabord, et au Colise ensuite , dit Al-

    bert en vritable Parisien.Mais Albert ne savait pas une chose : cest quil faut un jour

    pour voir Saint-Pierre, et un mois pour ltudier : la journe sepassa donc rien qu voir Saint-Pierre.

    Tout coup, les deux amis saperurent que le jour baissait.Franz tira sa montre, il tait quatre heures et demie.On reprit aussitt le chemin de lhtel. la porte, Franz don-

    na lordre au cocher de se tenir prt huit heures. Il voulaitfaire voir Albert le Colise au clair de lune, comme il lui avaitfait voir Saint-Pierre au grand jour. Lorsquon fait voir un amiune ville quon a dj vue, on y met la mme coquetterie qumontrer une femme dont on a t lamant.

    En consquence, Franz traa au cocher son itinraire ; il de-vait sortir par la porte del Popolo, longer la muraille extrieureet rentrer par la porte San-Giovanni. Ainsi le Colise leur appa-raissait sans prparation aucune, et sans que le Capitole, le Fo-rum, larc de Septime Svre, le temple dAntonin et Faustineet la Via Sacra eussent servi de degrs placs sur sa route pourle rapetisser.

    On se mit table : matre Pastrini avait promis ses htes unfestin excellent ; il leur donna un dner passable : il ny avaitrien dire.

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  • la fin du dner, il entra lui-mme : Franz crut dabord quectait pour recevoir ses compliments et sapprtait les luifaire, lorsquaux premiers mots il linterrompit :

    Excellence, dit-il, je suis flatt de votre approbation ; maisce ntait pas pour cela que jtais mont chez vous

    tait-ce pour nous dire que vous aviez trouv une voiture ?demanda Albert en allumant son cigare.

    Encore moins, et mme, Excellence, vous ferez bien de nyplus penser et den prendre votre parti. Rome, les choses sepeuvent ou ne se peuvent pas. Quand on vous a dit quelles nese pouvaient pas, cest fini.

    Paris, cest bien plus commode : quand cela ne se peutpas, on paie le double et lon a linstant mme ce que londemande.

    Jentends dire cela tous les Franais, dit matre Pastriniun peu piqu, ce qui fait que je ne comprends pas comment ilsvoyagent.

    Mais aussi, dit Albert en poussant flegmatiquement sa fu-me au plafond et en se renversant balanc sur les deux piedsde derrire de son fauteuil, ce sont les fous et les niais commenous qui voyagent ; les gens senss ne quittent pas leur htelde la rue du Helder, le boulevard de Gand et le caf de Paris.

    Il va sans dire quAlbert demeurait dans la rue susdite, fai-sait tous les jours sa promenade fashionable, et dnait quoti-diennement dans le seul caf o lon dne, quand toutefois onest en bons termes avec les garons.

    Matre Pastrini resta un instant silencieux, il tait videntquil mditait la rponse, qui sans doute ne lui paraissait pasparfaitement claire.

    Mais enfin, dit Franz son tour, interrompant les r-flexions gographiques de son hte, vous tiez venu dans unbut quelconque ; voulez-vous nous exposer lobjet de votrevisite ?

    Ah ! cest juste ; le voici : vous avez command la calchepour huit heures ?

    Parfaitement. Vous avez lintention de visiter il Colosseo ? Cest--dire le Colise ? Cest exactement la mme chose. Soit.

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  • Vous avez dit votre cocher de sortir par la porte del Popo-lo, de faire le tour des murs et de rentrer par la porte San-Giovanni ?

    Ce sont mes propres paroles. Eh bien, cet itinraire est impossible. Impossible ! Ou du moins fort dangereux. Dangereux ! et pourquoi ? cause du fameux Luigi Vampa. Dabord, mon cher hte, quest-ce que le fameux Luigi Vam-

    pa ? demanda Albert ; il peut tre trs fameux Rome, mais jevous prviens quil est ignor Paris.

    Comment ! vous ne le connaissez pas ? Je nai pas cet honneur. Vous navez jamais entendu prononcer son nom ? Jamais. Eh bien, cest un bandit auprs duquel les Deseraris et les

    Gasparone sont des espces denfants de chur. Attention, Albert ! scria Franz, voil donc enfin un

    bandit ! Je vous prviens, mon cher hte, que je ne croirai pas un

    mot de ce que vous allez nous dire. Ce point arrt entre nous,parlez tant que vous voudrez, je vous coute. Il y avait unefois Eh bien, allez donc !

    Matre Pastrini se retourna du ct de Franz, qui lui parais-sait le plus raisonnable des deux jeunes gens. Il faut rendrejustice au brave homme : il avait log bien des Franais danssa vie, mais jamais il navait compris certain ct de leuresprit.

    Excellence, dit-il fort gravement, sadressant, comme nouslavons dit, Franz, si vous me regardez comme un menteur, ilest inutile que je vous dise ce que je voulais vous dire ; je puiscependant vous affirmer que ctait dans lintrt de VosExcellences.

    Albert ne vous dit pas que vous tes un menteur, mon chermonsieur Pastrini, reprit Franz, il vous dit quil ne vous croirapas, voil tout. Mais, moi, je vous croirai, soyez tranquille ; par-lez donc.

    Cependant, Excellence, vous comprenez bien que si lonmet en doute ma vracit

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  • Mon cher, reprit Franz, vous tes plus susceptible que Cas-sandre, qui cependant tait prophtesse, et que personnencoutait ; tandis que vous, au moins, vous tes sr de la moi-ti de votre auditoire. Voyons, asseyez-vous, et dites-nous ceque cest que M. Vampa.

    Je vous lai dit, Excellence, cest un bandit, comme nousnen avons pas encore vu depuis le fameux Mastrilla.

    Eh bien, quel rapport a ce bandit avec lordre que jai don-n mon cocher de sortir par la porte del Popolo et de rentrerpar la porte San-Giovanni ?

    Il y a, rpondit matre Pastrini, que vous pourrez bien sortirpar lune, mais que je doute que vous rentriez par lautre.

    Pourquoi cela ? demanda Franz. Parce que, la nuit venue, on nest plus en sret cin-

    quante pas des portes. Dhonneur ? scria Albert. Monsieur le vicomte, dit matre Pastrini, toujours bless

    jusquau fond du cur du doute mis par Albert sur sa vraci-t, ce que je dis nest pas pour vous, cest pour votre compa-gnon de voyage, qui connat Rome, lui, et qui sait quon ne ba-dine pas avec ces choses-l.

    Mon cher, dit Albert sadressant Franz, voici une aven-ture admirable toute trouve : nous bourrons notre calche depistolets, de tromblons et de fusils deux coups. Luigi Vampavient pour nous arrter, nous larrtons. Nous le ramenons Rome ; nous en faisons hommage Sa Saintet, qui nous de-mande ce quelle peut faire pour reconnatre un si grand ser-vice. Alors nous rclamons purement et simplement un car-rosse et deux chevaux de ses curies, et nous voyons le carna-val en voiture ; sans compter que probablement le peuple ro-main, reconnaissant, nous couronne au Capitole et nous pro-clame, comme Curtius et Horatius Cocls, les sauveurs de lapatrie.

    Pendant quAlbert dduisait cette proposition, matre Pastri-ni faisait une figure quon essayerait vainement de dcrire.

    Et dabord, demanda Franz Albert, o prendrez-vous cespistolets, ces tromblons, ces fusils deux coups dont vous vou-lez farcir votre voiture ?

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  • Le fait est que ce ne sera pas dans mon arsenal, dit-il, car la Terracine, on ma pris jusqu mon couteau poignard ; et vous ?

    moi, on men a fait autant Aqua-Pendente. Ah ! mon cher hte, dit Albert en allumant son second ci-

    gare au reste de son premier, savez-vous que cest trs com-mode pour les voleurs cette mesure-l, et quelle ma tout lairdavoir t prise de compte demi avec eux ?

    Sans doute matre Pastrini trouva la plaisanterie compromet-tante, car il ny rpondit qu moiti et encore en adressant laparole Franz, comme au seul tre raisonnable avec lequel ilpt convenablement sentendre.

    Son Excellence sait que ce nest pas lhabitude de se d-fendre quand on est attaqu par des bandits.

    Comment ! scria Albert, dont le courage se rvoltait lide de se laisser dvaliser sans rien dire ; comment ! ce nestpas lhabitude ?

    Non, car toute dfense serait inutile. Que voulez-vous fairecontre une douzaine de bandits qui sortent dun foss, dunemasure ou dun aqueduc, et qui vous couchent en joue tous lafois ?

    Eh sacrebleu ! je veux me faire tuer ! scria Albert.Laubergiste se tourna vers Franz dun air qui voulait dire :

    Dcidment, Excellence, votre camarade est fou. Mon cher Albert, reprit Franz, votre rponse est sublime,

    et vaut le Quil mourt du vieux Corneille : seulement, quandHorace rpondait cela, il sagissait du salut de Rome, et lachose en valait la peine. Mais quant nous, remarquez quilsagit simplement dun caprice satisfaire, et quil serait ridi-cule, pour un caprice, de risquer notre vie.

    Ah ! per Bacco ! scria matre Pastrini, la bonne heure,voil ce qui sappelle parler.

    Albert se versa un verre de lacryma Christi, quil but petitscoups, en grommelant des paroles inintelligibles.

    Eh bien, matre Pastrini, reprit Franz, maintenant que voilmon compagnon calm, et que vous avez pu apprcier mes dis-positions pacifiques, maintenant, voyons quest-ce que le sei-gneur Luigi Vampa ? Est-il berger ou patricien ? est-il jeune ouvieux ? est-il petit ou grand ? Dpeignez-nous le, afin que si

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  • nous le rencontrions par hasard dans le monde, comme JeanSbogar ou Lara, nous puissions au moins le reconnatre.

    Vous ne pouvez pas mieux vous adresser qu moi, Excel-lence, pour avoir des dtails exacts, car jai connu Luigi Vampatout enfant ; et, un jour que jtais tomb moi-mme entre sesmains, en allant de Ferentino Alatri, il se souvint, heureuse-ment pour moi, de notre ancienne connaissance ; il me laissaaller, non seulement sans me faire payer de ranon, mais en-core aprs mavoir fait cadeau dune fort belle montre etmavoir racont son histoire.

    Voyons la montre , dit Albert.Matre Pastrini tira de son gousset une magnifique Breguet

    portant le nom de son auteur, le timbre de Paris et une cou-ronne de comte.

    Voil, dit-il. Peste ! fit Albert je vous en fais mon compliment ; jai la pa-

    reille peu prs il tira sa montre de la poche de son gilet etelle ma cot trois mille francs.

    Voyons lhistoire, dit Franz son tour, en tirant un fauteuilet en faisant signe matre Pastrini de sasseoir.

    Leurs Excellences permettent ? dit lhte. Pardieu ! dit Albert, vous ntes pas un prdicateur, mon

    cher, pour parler debout. Lhtelier sassit, aprs avoir fait chacun de ses futurs audi-

    teurs un salut respectueux, lequel avait pour but dindiquerquil tait prt leur donner sur Luigi Vampa les renseigne-ments quils demandaient.

    Ah , fit Franz, arrtant matre Pastrini au moment o ilouvrait la bouche, vous dites que vous avez connu Luigi Vampatout enfant ; cest donc encore un jeune homme ?

    Comment, un jeune homme ! je crois bien ; il a vingt-deuxans peine ! Oh ! cest un gaillard qui ira loin, soyeztranquille !

    Que dites-vous de cela, Albert ? cest beau, vingt-deuxans, de stre dj fait une rputation, dit Franz.

    Oui, certes, et, son ge, Alexandre, Csar et Napolon,qui depuis ont fait un certain bruit dans le monde, ntaientpas si avancs que lui.

    Ainsi, reprit Franz, sadressant son hte, le hros dontnous allons entendre lhistoire na que vingt-deux ans.

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  • peine, comme jai eu lhonneur de vous le dire. Est-il grand ou petit ? De taille moyenne : peu prs comme Son Excellence, dit

    lhte en montrant Albert. Merci de la comparaison, dit celui-ci en sinclinant. Allez toujours, matre Pastrini, reprit Franz, souriant de la

    susceptibilit de son ami. Et quelle classe de la socitappartenait-il ?

    Ctait un simple petit ptre attach la ferme du comte deSan-Felice, situe entre Palestrina et le lac de Gabri. Il tait n Pampinara, et tait entr lge de cinq ans au service ducomte. Son pre, berger lui-mme Anagni, avait un petit trou-peau lui ; et vivait de la laine de ses moutons et de la rcoltefaite avec le lait de ses brebis, quil venait vendre Rome.

    Tout enfant, le petit Vampa avait un caractre trange. Unjour, lge de sept ans, il tait venu trouver le cur de Pales-trina, et lavait pri de lui apprendre lire. Ctait chose diffi-cile ; car le jeune ptre ne pouvait pas quitter son troupeau.Mais le bon cur allait tous les jours dire la messe dans unpauvre petit bourg trop peu considrable pour payer un prtre,et qui, nayant pas mme de nom, tait connu sous celuidellBorgo. Il offrit Luigi de se trouver sur son chemin lheure de son retour et de lui donner ainsi sa leon, le prve-nant que cette leon serait courte et quil et par consquent en profiter.

    Lenfant accepta avec joie. Tous les jours, Luigi menait patre son troupeau sur la

    route de Palestrina au Borgo ; tous les jours, neuf heures dumatin, le cur passait, le prtre et lenfant sasseyaient sur lerevers dun foss, et le petit ptre prenait sa leon dans le br-viaire du cur.

    Au bout de trois mois, il savait lire. Ce ntait pas tout, il lui fallait maintenant apprendre

    crire. Le prtre fit faire par un professeur dcriture de Rome

    trois alphabets : un en gros, un en moyen, et un en fin, et il luimontra quen suivant cet alphabet sur une ardoise il pouvait, laide dune pointe de fer, apprendre crire.

    Le mme soir, lorsque le troupeau fut rentr la ferme, lepetit Vampa courut chez le serrurier de Palestrina, prit un gros

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  • clou, le forgea, le martela, larrondit, et en fit une espce destylet antique.

    Le lendemain, il avait runi une provision dardoises et semettait luvre.

    Au bout de trois mois, il savait crire. Le cur, tonn de cette profonde intelligence et touch de

    cette aptitude, lui fit cadeau de plusieurs cahiers de papier,dun paquet de plumes et dun canif.

    Ce fut une nouvelle tude faire, mais tude qui ntaitrien auprs de la premire. Huit jours aprs, il maniait laplume comme il maniait le stylet.

    Le cur raconta cette anecdote au comte de San-Felice, quivoulut voir le petit ptre, le fit lire et crire devant lui, ordonna son intendant de le faire manger avec les domestiques, et luidonna deux piastres par mois.

    Avec cet argent, Luigi acheta des livres et des crayons. En effet, il avait appliqu tous les objets cette facilit

    dimitation quil avait, et, comme Giotto enfant, il dessinait surses ardoises ses brebis, les arbres, les maisons.

    Puis, avec la pointe de son canif, il commena tailler lebois et lui donner toutes sortes de formes. Cest ainsi que Pi-nelli, le sculpteur populaire, avait commenc.

    Une jeune fille de six ou sept ans, cest--dire un peu plusjeune que Vampa, gardait de son ct les brebis dans uneferme voisine de Palestrina ; elle tait orpheline, ne Valmon-tone, et sappelait Teresa.

    Les deux enfants se rencontraient, sasseyaient lun prs delautre, laissaient leurs troupeaux se mler et patre ensemble,causaient, riaient et jouaient puis, le soir, on dmlait les mou-tons du comte de San-Felice davec ceux du baron de Cervetri,et les enfants se quittaient pour revenir leur ferme respec-tive, en se promettant de se retrouver le lendemain matin.

    Le lendemain ils tenaient parole, et grandissaient ainsi cte cte.

    Vampa atteignit douze ans, et la petite Teresa onze. Cependant, leurs instincts naturels se dveloppaient. ct du got des arts que Luigi avait pouss aussi loin

    quil le pouvait faire dans lisolement, il tait triste par bou-tade, ardent par secousse, colre par caprice, railleur toujours.Aucun des jeunes garons de Pampinara, de Palestrina ou de

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  • Valmontone navait pu non seulement prendre aucune in-fluence sur lui, mais encore devenir son compagnon. Son tem-prament volontaire, toujours dispos exiger sans jamais vou-loir se plier aucune concession, cartait de lui tout mouve-ment amical, toute dmonstration sympathique. Teresa seulecommandait dun mot, dun regard, dun geste ce caractreentier qui pliait sous la main dune femme, et qui, sous celle dequelque homme que ce ft, se serait raidi jusqu rompre.

    Teresa tait, au contraire, vive, alerte et gaie, mais co-quette lexcs, les deux piastres que donnait Luigi linten-dant du comte de San-Felice, le prix de tous les petits ouvragessculpts quil vendait aux marchands de joujoux de Rome pas-saient en boucles doreilles de perles, en colliers de verre, enaiguilles dor. Aussi, grce cette prodigalit de son jeune ami,Teresa tait-elle la plus belle et la plus lgante paysanne desenvirons de Rome.

    Les deux enfants continurent grandir, passant toutesleurs journes ensemble, et se livrant sans combat aux ins-tincts de leur nature primitive. Aussi, dans leurs conversations,dans leurs souhaits, dans leurs rves, Vampa se voyait toujourscapitaine de vaisseau, gnral darme ou gouverneur duneprovince ; Teresa se voyait riche, vtue des plus belles robes etsuivie de domestiques en livre, puis, quand ils avaient passtoute la journe broder leur avenir de ces folles et brillantesarabesques, ils se sparaient pour ramener chacun leurs mou-tons dans leur table, et redescendre, de la hauteur de leurssonges, lhumilit de leur position relle.

    Un jour, le jeune berger dit lintendant du comte quilavait vu un loup sortir des montagnes de la Sabine et rder au-tour de son troupeau. Lintendant lui donna un fusil : cest ceque voulait Vampa.

    Ce fusil se trouva par hasard tre un excellent canon deBrescia, portant la balle comme une carabine anglaise ; seule-ment un jour le comte, en assommant un renard bless, enavait cass la crosse et lon avait jet le fusil au rebut.

    Cela ntait pas une difficult pour un sculpteur commeVampa. Il examina la couche primitive, calcula ce quil fallait ychanger pour la mettre son coup dil, et fit une autre crossecharge dornements si merveilleux que, sil et voulu aller

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  • vendre la ville le bois seul, il en et certainement tir quinzeou vingt piastres.

    Mais il navait garde dagir ainsi : un fusil avait longtempst le rve du jeune homme. Dans tous les pays o lindpen-dance est substitue la libert, le premier besoin quprouvetout cur fort, toute organisation puissante, est celui dunearme qui assure en mme temps lattaque et la dfense, et quifaisant celui qui la porte terrible, le fait souvent redout.

    partir de ce moment, Vampa donna tous les instants quilui restrent lexercice du fusil ; il acheta de la poudre et desballes, et tout lui devint un but : le tronc de lolivier, triste, ch-tif et gris, qui pousse au versant des montagnes de la Sabine ;le renard qui, le soir, sortait de son terrier pour commencer sachasse nocturne, et laigle qui planait dans lair. Bientt il de-vint si adroit, que Teresa surmontait la crainte quelle avaitprouve dabord en entendant la dtonation, et samusa voirson jeune compagnon placer la balle de son fusil o il voulait lamettre, avec autant de justesse que sil let pousse avec lamain.

    Un soir, un loup sortit effectivement dun bois de sapinsprs duquel les deux jeunes gens avaient lhabitude de demeu-rer : le loup navait pas fait dix pas en plaine quil tait mort.

    Vampa, tout fier de ce beau coup, le chargea sur sespaules et le rapporta la ferme.

    Tous ces dtails donnaient Luigi une certaine rputationaux alentours de la ferme ; lhomme suprieur partout o il setrouve, se cre une clientle dadmirateurs. On parlait dans lesenvirons de ce jeune ptre comme du plus adroit, du plus fortet du plus brave contadino qui ft dix lieues la ronde ; etquoique de son ct Teresa, dans un cercle plus tendu encore,passt pour une des plus jolies filles de la Sabine, personne nesavisait de lui dire un mot damour, car on la savait aime parVampa.

    Et cependant les deux jeunes gens ne staient jamais ditquils saimaient. Ils avaient pouss lun ct de lautrecomme deux arbres qui mlent leurs racines sous le sol, leursbranches dans lair, leur parfum dans le ciel ; seulement leurdsir de se voir tait le mme ; ce dsir tait devenu un besoin,et ils comprenaient plutt la mort quune sparation dun seuljour.

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  • Teresa avait seize ans et Vampa dix-sept. Vers ces temps, on commena de parler beaucoup dune

    bande de brigands qui sorganisait dans les monts Lepini. Lebrigandage na jamais t srieusement extirp dans le voisi-nage de Rome. Il manque de chefs parfois, mais quand un chefse prsente, il est rare quil lui manque une bande.

    Le clbre Cucumetto, traqu dans les Abruzzes chass duroyaume de Naples, o il avait soutenu une vritable guerre,avait travers Garigliano comme Manfred, et tait venu entreSonnino et Juperno se rfugier sur les bords de lAmasine.

    Ctait lui qui soccupait rorganiser une troupe, et quimarchait sur les traces de Decesaris et de Gasparone, quil es-prait bientt surpasser. Plusieurs jeunes gens de Palestrina,de Frascati et de Pampinara disparurent. On sinquita deuxdabord puis bientt on sut quils taient alls rejoindre labande de Cucumetto.

    Au bout de quelque temps, Cucumetto devint lobjet de lat-tention gnrale. On citait de ce chef de bandits des traitsdaudace extraordinaires et de brutalit rvoltante.

    Un jour, il enleva une jeune fille : ctait la fille de larpen-teur de Frosinone. Les lois des bandits sont positives : unejeune fille est celui qui lenlve dabord, puis les autres latirent au sort, et la malheureuse sert aux plaisirs de toute latroupe jusqu ce que les bandits labandonnent ou quellemeure.

    Lorsque les parents sont assez riches pour la racheter, onenvoie un messager qui traite de la ranon ; la tte de la pri-sonnire rpond de la scurit de lmissaire. Si la ranon estrefuse, la prisonnire est condamne irrvocablement.

    La jeune fille avait son amant dans la troupe de Cucumet-to : il sappelait Carlini.

    En reconnaissant le jeune homme, elle tendit les bras verslui et se crut sauve. Mais le pauvre Carlini, en la reconnais-sant, lui, sentit son cur se briser, car il se doutait bien dusort qui attendait sa matresse.

    Cependant, comme il tait le favori de Cucumetto, commeil avait partag ses dangers depuis trois ans, comme il lui avaitsauv la vie en abattant dun coup de pistolet un carabinier quiavait dj le sabre lev sur sa tte, il espra que Cucumetto au-rait quelque piti de lui.

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  • Il prit donc le chef part, tandis que la jeune fille, assisecontre le tronc dun grand pin qui slevait au milieu duneclairire de la fort, stait fait un voile de la coiffure pitto-resque des paysannes romaines et cachait son visage aux re-gards luxurieux des bandits.

    L, il lui raconta tout, ses amours avec la prisonnire, leursserments de fidlit, et comment chaque nuit, depuis quilstaient dans les environs, ils se donnaient rendez-vous dansune ruine.

    Ce soir-l justement, Cucumetto avait envoy Carlini dansun village voisin, il navait pu se trouver au rendez-vous ; maisCucumetto sy tait trouv par hasard, disait-il, et cest alorsquil avait enlev la jeune fille.

    Carlini supplia son chef de faire une exception en sa faveuret de respecter Rita, lui disant que le pre tait riche et quilpayerait une bonne ranon.

    Cucumetto parut se rendre aux prires de son ami, et lechargea de trouver un berger quon pt envoyer chez le prede Rita Frosinone.

    Alors Carlini sapprocha tout joyeux de la jeune fille, lui ditquelle tait sauve, et linvita crire son pre une lettredans laquelle elle racontait ce qui lui tait arriv, et lui annon-cerait que sa ranon tait fixe trois cents piastres.

    On donnait pour tout dlai au pre douze heures, cest--dire jusquau lendemain neuf heures du matin.

    La lettre crite, Carlini sen empara aussitt et courut dansla plaine pour chercher un messager.

    Il trouva un jeune ptre qui parquait son troupeau. Lesmessagers naturels des bandits sont les bergers, qui vivententre la ville et la montagne, entre la vie sauvage et la viecivilise.

    Le jeune berger partit aussitt, promettant dtre avantune heure Frosinone.

    Carlini revint tout joyeux pour rejoindre sa matresse et luiannoncer cette bonne nouvelle.

    Il trouva la troupe dans la clairire, o elle soupait joyeuse-ment des provisions que les bandits levaient sur les paysanscomme un tribut seulement ; au milieu de ces gais convives, ilchercha vainement Cucumetto et Rita.

    23

  • Il demanda o ils taient, les bandits rpondirent par ungrand clat de rire. Une sueur froide coula sur le front de Car-lini, et il sentit langoisse qui le prenait aux cheveux.

    Il renouvela sa question. Un des convives remplit un verrede vin dOrvieto et le lui tendit en disant :

    la sant du brave Cucumetto et de la belle Rita ! En ce moment, Carlini crut entendre un cri de femme. Il

    devina tout. Il prit le verre, le brisa sur la face de celui qui lelui prsentait, et slana dans la direction du cri.

    Au bout de cent pas, au dtour dun buisson, il trouva Ritavanouie entre les bras de Cucumetto.

    En apercevant Carlini, Cucumetto se releva tenant un pis-tolet de chaque main.

    Les deux bandits se regardrent un instant : lun le sourirede la luxure sur les lvres, lautre la pleur de la mort sur lefront.

    On et cru quil allait se passer entre ces deux hommesquelque chose de terrible. Mais peu peu les traits de Carlinise dtendirent, sa main, quil avait porte un des pistolets desa ceinture, retomba prs de lui pendante son ct.

    Rita tait couche entre eux deux. La lune clairait cette scne. Eh bien, lui dit Cucumetto, as-tu fait la commission dont

    tu ttais charg ? Oui, capitaine, rpondit Carlini, et demain, avant neuf

    heures, le pre de Rita sera ici avec largent. merveille. En attendant, nous allons passer une joyeuse

    nuit. Cette jeune fille est charmante, et tu as, en vrit, bongot, matre Carlini. Aussi comme je ne suis pas goste nousallons retourner auprs des camarades et tirer au sort quielle appartiendra maintenant.

    Ainsi vous tes dcid labandonner la loi commune ?demanda Carlini.

    Et pourquoi ferait-on exception en sa faveur ? Javais cru qu ma prire Et ques-tu plus que les autres ? Cest juste. Mais sois tranquille, reprit Cucumetto en riant, un peu

    plus tt, un peu plus tard, ton tour viendra. Les dents de Carlini se serraient se briser.

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  • Allons, dit Cucumetto en faisant un pas vers les convives,viens-tu ?

    Je vous suis Cucumetto sloigna sans perdre de vue Carlini, car sans

    doute il craignait quil ne le frappt par derrire. Mais riendans le bandit ne dnonait une intention hostile.

    Il tait debout, les bras croiss, prs de Rita toujoursvanouie.

    Un instant, lide de Cucumetto fut que le jeune homme al-lait la prendre dans ses bras et fuir avec elle. Mais peu lui im-portait maintenant, il avait eu de Rita ce quil voulait ; et quant largent, trois cents piastres rparties la troupe faisaientune si pauvre somme quil sen souciait mdiocrement.

    Il continua donc sa route vers la clairire ; mais, songrand tonnement, Carlini y arriva presque aussitt que lui.

    Le tirage au sort ! le tirage au sort ! crirent tous les ban-dits en apercevant le chef.

    Et les yeux de tous ces hommes brillrent divresse et delascivit, tandis que la flamme du foyer jetait sur toute leurpersonne une lueur rougetre qui les faisait ressembler desdmons.

    Ce quils demandaient tait juste ; aussi le chef fit-il de latte un signe annonant quil acquiesait leur demande. Onmit tous les noms dans un chapeau, celui de Carlini commeceux des autres, et le plus jeune de la bande tira de lurne im-provise un bulletin.

    Ce bulletin portait le nom de Diavolaccio. Ctait celui-l mme qui avait propos Carlini la sant

    du chef, et qui Carlini avait rpondu en lui brisant le verresur la figure.

    Une large blessure ouverte de la tempe la bouche, laissaitcouler le sang flots.

    Diavolaccio, se voyant ainsi favoris de la fortune, poussaun clat de rire.

    Capitaine, dit-il, tout lheure Carlini na pas voulu boire votre sant, proposez-lui de boire la mienne ; il aura peut-tre plus de condescendance pour vous que pour moi.

    Chacun sattendait une explosion de la part de Carlini ;mais au grand tonnement de tous, il prit un verre dune main,un fiasco de lautre, puis, remplissant le verre :

    25

  • ta sant, Diavolaccio, dit-il dune voix parfaitementcalme.

    Et il avala le contenu du verre sans que sa main tremblt.Puis, sasseyant prs du feu :

    Ma part de souper ! dit-il ; la course que je viens de fairema donn de lapptit.

    Vive Carlini ! scrirent les brigands. la bonne heure, voil ce qui sappelle prendre la chose

    en bon compagnon. Et tous reformrent le cercle autour du foyer, tandis que

    Diavolaccio sloignait. Carlini mangeait et buvait, comme si rien ne stait pass. Les bandits le regardaient avec tonnement, ne compre-

    nant rien cette impassibilit, lorsquils entendirent derrireeux retentir sur le sol un pas alourdi.

    Ils se retournrent et aperurent Diavolaccio tenant lajeune fille entre ses bras.

    Elle avait la tte renverse, et ses longs cheveux pendaientjusqu terre.

    mesure quils entraient dans le cercle de la lumire pro-jete par le foyer, on sapercevait de la pleur de la jeune filleet de la pleur du bandit.

    Cette apparition avait quelque chose de si trange et de sisolennel, que chacun se leva, except Carlini, qui resta assis etcontinua de boire et de manger, comme si rien ne se passaitautour de lui.

    Diavolaccio continuait de savancer au milieu du plus pro-fond silence, et dposa Rita aux pieds du capitaine.

    Alors tout le monde put reconnatre la cause de cette p-leur de la jeune fille et de cette pleur du bandit : Rita avait uncouteau enfonc jusquau manche au-dessous de la mamellegauche.

    Tous les yeux se portrent sur Carlini : la gaine tait vide sa ceinture.

    Ah ! ah ! dit le chef, je comprends maintenant pourquoiCarlini tait rest en arrire.

    Toute nature sauvage est apte apprcier une actionforte ; quoique peut-tre aucun des bandits net fait ce quevenait de faire Carlini, tous comprirent ce quil avait fait.

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  • Eh bien, dit Carlini en se levant son tour et en sappro-chant du cadavre, la main sur la crosse dun de ses pistolets, ya-t-il encore quelquun qui me dispute cette femme ?

    Non, dit le chef, elle est toi ! Alors Carlini la prit son tour dans ses bras, et lemporta

    hors du cercle de lumire que projetait la flamme du foyer. Cucumetto disposa les sentinelles comme dhabitude, et les

    bandits se couchrent, envelopps dans leurs manteaux, au-tour du foyer.

    minuit, la sentinelle donna lveil, et en un instant le chefet ses compagnons furent sur pied.

    Ctait le pre de Rita, qui arrivait lui-mme, portant laranon de sa fille.

    Tiens, dit-il Cucumetto en lui tendant un sac dargent,voici trois cents pistoles, rends-moi mon enfant.

    Mais le chef, sans prendre largent, lui fit signe de lesuivre. Le vieillard obit ; tous deux sloignrent sous lesarbres, travers les branches desquels filtraient les rayons dela lune. Enfin Cucumetto sarrta tendant la main et montrantau vieillard deux personnes groupes au pied dun arbre :

    Tiens, lui dit-il, demande ta fille Carlini, cest lui qui tenrendra compte.

    Et il sen retourna vers ses compagnons. Le vieillard resta immobile et les yeux fixes. Il sentait que

    quelque malheur inconnu, immense, inou, planait sur sa tte. Enfin, il fit quelques pas vers le groupe informe dont il ne

    pouvait se rendre compte. Au bruit quil faisait en savanant vers lui, Carlini releva la

    tte, et les formes des deux personnages commencrent ap-paratre plus distinctes aux yeux du vieillard.

    Une femme tait couche terre, la tte pose sur les ge-noux dun homme assis et qui se tenait pench vers elle ;ctait en se relevant que cet homme avait dcouvert le visagede la femme quil tenait serre contre sa poitrine.

    Le vieillard reconnut sa fille, et Carlini reconnut levieillard.

    Je tattendais, dit le bandit au pre de Rita. Misrable ! dit le vieillard, quas-tu fait ? Et il regardait avec terreur Rita, ple, immobile, ensanglan-

    te, avec un couteau dans la poitrine.

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  • Un rayon de la lune frappait sur elle et lclairait de salueur blafarde.

    Cucumetto avait viol ta fille, dit le bandit, et, comme jelaimais, je lai tue ; car, aprs lui, elle allait servir de jouet toute la bande.

    Le vieillard ne pronona point une parole, seulement il de-vint ple comme un spectre.

    Maintenant, dit Carlini, si jai eu tort, venge-la. Et il arracha le couteau du sein de la jeune fille et, se le-

    vant, il lalla offrir dune main au vieillard tandis que de lautreil cartait sa veste et lui prsentait sa poitrine nue.

    Tu as bien fait, lui dit le vieillard dune voix sourde.Embrasse-moi, mon fils.

    Carlini se jeta en sanglotant dans les bras du pre de samatresse. Ctaient les premires larmes que versait cethomme de sang.

    Maintenant, dit le vieillard Carlini, aide-moi enterrerma fille.

    Carlini alla chercher deux pioches, et le pre et lamant semirent creuser la terre au pied dun chne dont les branchestouffues devaient recouvrir la tombe de la jeune fille.

    Quand la tombe fut creuse, le pre lembrassa le premier,lamant ensuite ; puis, lun la prenant par les pieds, lautre par-dessous les paules, ils la descendirent dans la fosse.

    Puis ils sagenouillrent des deux cts et dirent les priresdes morts.

    Puis, lorsquils eurent fini, ils repoussrent la terre sur lecadavre jusqu ce que la fosse ft comble.

    Alors, lui tendant la main : Je te remercie, mon fils ! dit le vieillard Carlini ;

    maintenant, laisse-moi seul. Mais cependant dit celui-ci. Laisse-moi, je te lordonne. Carlini obit, alla rejoindre ses camarades, senveloppa

    dans son manteau, et bientt parut aussi profondment endor-mi que les autres.

    Il avait t dcid la veille que lon changerait decampement.

    Une heure avant le jour Cucumetto veilla ses hommes etlordre fut donn de partir.

    28

  • Mais Carlini ne voulut pas quitter la fort sans savoir cequtait devenu le pre de Rita.

    Il se dirigea vers lendroit o il lavait laiss. Il trouva le vieillard pendu une des branches du chne

    qui ombrageait la tombe de sa fille. Il fit alors sur le cadavre de lun et sur la fosse de lautre le

    serment de les venger tous deux. Mais il ne put tenir ce serment ; car, deux jours aprs dans

    une rencontre avec les carabiniers romains, Carlini fut tu. Seulement, on stonna que, faisant face lennemi, il et

    reu une balle entre les deux paules. Ltonnement cessa quand un des bandits eut fait remar-

    quer ses camarades que Cucumetto tait plac dix pas en ar-rire de Carlini lorsque Carlini tait tomb.

    Le matin du dpart de la fort de Frosinone, il avait suiviCarlini dans lobscurit, avait entendu le serment quil avaitfait, et, en homme de prcaution, il avait pris lavance.

    On racontait encore sur ce terrible chef de bande dixautres histoires non moins curieuses que celle-ci.

    Ainsi, de Fondi Prouse, tout le monde tremblait au seulnom de Cucumetto.

    Ces histoires avaient souvent t lobjet des conversationsde Luigi et de Teresa.

    La jeune fille tremblait fort tous ces rcits ; mais Vampala rassurait avec un sourire, frappant son bon fusil, qui portaitsi bien la balle ; puis, si elle ntait pas rassure, il lui montrait cent pas quelque corbeau perch sur une branche morte, lemettait en joue, lchait la dtente, et lanimal, frapp, tombaitau pied de larbre.

    Nanmoins, le temps scoulait : les deux jeunes gensavaient arrt quils se marieraient lorsquils auraient, Vampavingt ans, et Teresa dix-neuf.

    Ils taient orphelins tous deux ; ils navaient de permission demander qu leur matre ; ils lavaient demande etobtenue.

    Un jour quils causaient de leur projet davenir, ils enten-dirent deux ou trois coups de feu ; puis tout coup un hommesortit du bois prs duquel les deux jeunes gens avaient lhabi-tude de faire patre leurs troupeaux, et accourut vers eux.

    Arriv la porte de la voix :

    29

  • Je suis poursuivi ! leur cria-t-il ; pouvez-vous me cacher ? Les deux jeunes gens reconnurent bien que ce fugitif devait

    tre quelque bandit ; mais il y a entre le paysan et le bandit ro-main une sympathie inne qui fait que le premier est toujoursprt rendre service au second.

    Vampa, sans rien dire, courut donc la pierre qui bouchaitlentre de leur grotte, dmasqua cette entre en tirant lapierre lui, fit signe au fugitif de se rfugier dans cet asile in-connu de tous, repoussa la pierre sur lui et revint sasseoirprs de Teresa.

    Presque aussitt, quatre carabiniers cheval apparurent la lisire du bois ; trois paraissaient tre la recherche du fu-gitif, le quatrime tranait par le cou un bandit prisonnier.

    Les trois carabiniers explorrent le pays dun coup dil,aperurent les deux jeunes gens, accoururent eux au galop,et les interrogrent.

    Ils navaient rien vu. Cest fcheux, dit le brigadier, car celui que nous cher-

    chons, cest le chef. Cucumetto ? ne purent sempcher de scrier ensemble

    Luigi et Teresa. Oui, rpondit le brigadier ; et comme sa tte est mise

    prix mille cus romains, il y en aurait eu cinq cents pour voussi vous nous aviez aids le prendre.

    Les deux jeunes gens changrent un regard. Le brigadiereut un instant desprance. Cinq cents cus romains font troismille francs, et trois mille francs sont une fortune pour deuxpauvres orphelins qui vont se marier.

    Oui, cest fcheux, dit Vampa, mais nous ne lavons pasvu.

    Alors les carabiniers battirent le pays dans des directionsdiffrentes, mais inutilement.

    Puis, successivement, ils disparurent. Alors Vampa alla tirer la pierre, et Cucumetto sortit. Il avait vu, travers les jours de la porte de granit, les deux

    jeunes gens causer avec les carabiniers ; il stait dout du su-jet de leur conversation, il avait lu sur le visage de Luigi et deTeresa linbranlable rsolution de ne point le livrer et tira desa poche une bourse pleine dor et la leur offrit.

    30

  • Mais Vampa releva la tte avec fiert ; quant Teresa, sesyeux brillrent en pensant tout ce quelle pourrait acheter deriches bijoux et beaux habits avec cette bourse pleine dor.

    Cucumetto tait un Satan fort habile : il avait pris la formedun bandit au lieu de celle dun serpent ; il surprit ce regard,reconnut dans Teresa une digne fille dve, et rentra dans lafort en se retournant plusieurs fois sous prtexte de saluerses librateurs.

    Plusieurs jours scoulrent sans que lon revit Cucumetto,sans quon entendit reparler de lui.

    Le temps du carnaval approchait. Le comte de San-Feliceannona un grand bal masqu o tout ce que Rome avait deplus lgant fut invit.

    Teresa avait grande envie de voir ce bal. Luigi demanda son protecteur lintendant la permission pour elle et pour luidy assister cachs parmi les serviteurs de la maison. Cettepermission lui fut accorde.

    Ce bal tait surtout donn par le comte pour faire plaisir sa fille Carmela, quil adorait.

    Carmela tait juste de lge et de la taille de Teresa, et Te-resa tait au moins aussi belle que Carmela.

    Le soir du bal, Teresa mit sa plus belle toilette ses plusriches aiguilles, ses plus brillantes verroteries. Elle avait lecostume des femmes de Frascati.

    Luigi avait lhabit si pittoresque du paysan romain les joursde fte.

    Tous deux se mlrent, comme on lavait permis, aux servi-teurs et aux paysans.

    La fte tait magnifique. Non seulement la villa tait ar-demment illumine, mais des milliers de lanternes de couleurtaient suspendues aux arbres du jardin. Aussi bientt le palaiseut-il dbord sur les terrasses et les terrasses dans les alles.

    chaque carrefour ; il y avait un orchestre, des buffets etdes rafrachissements ; les promeneurs sarrtaient, les qua-drilles se formaient et lon dansait l o il plaisait de danser.

    Carmela tait vtue en femme de Sonino. Elle avait sonbonnet tout brod de perles, les aiguilles de ses cheveuxtaient dor et de diamants, sa ceinture tait de soie turque grandes fleurs broches, son surtout et son jupon taient de

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  • cachemire, son tablier tait de mousseline des Indes ; les bou-tons de son corset taient autant de pierreries.

    Deux autres de ses compagnes taient vtues, lune enfemme de Nettuno, lautre en femme de la Riccia.

    Quatre jeunes gens des plus riches et des plus nobles fa-milles de Rome les accompagnaient avec cette libert italiennequi a son gale dans aucun autre pays du monde : ils taientvtus de leur ct en paysans dAlbano, de Velletri, de Civita-Castellana et de Sora.

    Il va sans dire que ces costumes de paysans, comme ceuxde paysannes, taient resplendissant dor et de pierreries.

    Il vint Carmela lide de faire un quadrille uniforme,seulement il manquait une femme.

    Carmela regardait tout autour delle, pas une de ses invi-tes navait un costume analogue au sien et ceux de sescompagnes.

    Le comte San-Felice lui montra, au milieu des paysannes,Teresa appuye au bras de Luigi.

    Est-ce que vous permettez, mon pre ? dit Carmela. Sans doute, rpondit le comte, ne sommes-nous pas en

    carnaval ! Carmela se pencha vers un jeune homme qui laccompa-

    gnait en causant, et lui dit quelques mots tout en lui montrantdu doigt la jeune fille.

    Le jeune homme suivit des yeux la jolie main qui lui servaitde conductrice, fit un geste dobissance et vint inviter Teresa figurer au quadrille dirig par la fille du comte.

    Teresa sentit comme une flamme qui lui passait sur le vi-sage. Elle interrogea du regard Luigi : il ny avait pas moyen derefuser. Luigi laissa lentement glisser le bras de Teresa, quiltenait sous le sien, et Teresa, sloignant conduite par son l-gant cavalier, vint prendre, toute tremblante, sa place au qua-drille aristocratique.

    Certes, aux yeux dun artiste, lexact et svre costume deTeresa et eu un bien autre caractre que celui de Carmela etdes ses compagnes, mais Teresa tait une jeune fille frivole etcoquette ; les broderies de la mousseline, les palmes de la cein-ture, lclat du cachemire lblouissaient, le reflet des saphirset des diamants la rendaient folle.

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  • De son ct Luigi sentait natre en lui un sentiment incon-nu : ctait comme une douleur sourde qui le mordait au curdabord, et de l, toute frmissante, courait par ses veines etsemparait de tout son corps ; il suivit des yeux les moindresmouvements de Teresa et de son cavalier ; lorsque leurs mainsse touchaient il ressentait comme des blouissements, ses ar-tres battaient avec violence, et lon et dit que le son dunecloche vibrait ses oreilles. Lorsquils se parlaient, quoiqueTeresa coutt, timide et les yeux baisss, les discours de soncavalier, comme Luigi lisait dans les yeux ardents du beaujeune homme que ces discours taient des louanges, il lui sem-blait que la terre tournait sous lui et que toutes les voix de len-fer lui soufflaient des ides de meurtre et dassassinat. Alors,craignant de se laisser emporter sa folie, il se cramponnaitdune main la charmille contre laquelle il tait debout, et delautre il serrait dun mouvement convulsif le poignard aumanche sculpt qui tait pass dans sa ceinture et que, sanssen apercevoir, il tirait quelquefois presque entier dufourreau.

    Luigi tait jaloux ! il sentait quemporte par sa nature co-quette et orgueilleuse Teresa pouvait lui chapper.

    Et cependant la jeune paysanne, timide et presque effrayedabord, stait bientt remise. Nous avons dit que Teresa taitbelle. Ce nest pas tout, Teresa tait gracieuse, de cette grcesauvage bien autrement puissante que notre grce minaudireet affecte.

    Elle eut presque les honneurs du quadrille, et si elle fut en-vieuse de la fille du comte de San-Felice, nous noserions pasdire que Carmela ne fut pas jalouse delle.

    Aussi ft-ce avec force compliments que son beau cavalierla reconduisit la place o il lavait prise, et o lattendaitLuigi.

    Deux ou trois fois, pendant la contredanse, la jeune filleavait jet un regard sur lui, et chaque fois elle lavait vu pleet les traits crisps. Une fois mme la lame de son couteau, moiti tire de sa gaine, avait bloui ses yeux comme un si-nistre clair.

    Ce fut donc presque en tremblant quelle reprit le bras deson amant.

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  • Le quadrille avait eu le plus grand succs, et il tait videntquil tait question den faire une seconde dition ; Carmelaseule sy opposait ; mais le comte de San-Felice pria sa fille sitendrement, quelle finit par consentir.

    Aussitt un des cavaliers savana pour inviter Teresa, sanslaquelle il tait impossible que la contredanse et lieu ; mais lajeune fille avait dj disparu.

    En effet, Luigi ne stait pas senti la force de supporter uneseconde preuve ; et, moiti par persuasion, moiti par force, ilavait entran Teresa vers un autre point du jardin. Teresaavait cd bien malgr elle ; mais elle avait vu la figure bou-leverse du jeune homme, elle comprenait son silence entre-coup de tressaillements nerveux, que quelque chosedtrange se passait en lui. Elle-mme ntait pas exemptedune agitation intrieure, et sans avoir cependant rien fait demal, elle comprenait que Luigi tait en droit de lui faire des re-proches : sur quoi ? elle lignorait ; mais elle ne sentait pasmoins que ces reproches seraient mrits.

    Cependant, au grand tonnement de Teresa, Luigi demeuramuet, et pas une parole nentrouvrit ses lvres pendant tout lereste de la soire. Seulement, lorsque le froid de la nuit eutchass les invits des jardins et que les portes de la villa sefurent refermes sur eux pour une fte intrieure, il recondui-sit Teresa ; puis, comme elle allait rentrer chez elle :

    Teresa, dit-il, quoi pensais-tu lorsque tu dansais en facede la jeune comtesse de San-Felice ?

    Je pensais, rpondit la jeune fille dans toute la franchisede son me, que je donnerais la moiti de ma vie pour avoir uncostume comme celui quelle portait.

    Et que te disait ton cavalier ? Il me disait quil ne tiendrait qu moi de lavoir, et que je

    navais quun mot dire pour cela. Il avait raison, rpondit Luigi. Le dsires-tu aussi ardem-

    ment que tu le dis ? Oui. Eh bien tu lauras ! La jeune fille, tonne, leva la tte pour le questionner ;

    mais son visage tait si sombre et si terrible que la parole seglaa sur ses lvres.

    Dailleurs, en disant ces paroles, Luigi stait loign.

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  • Teresa le suivit des yeux dans la nuit tant quelle putlapercevoir. Puis, lorsquil eut disparu, elle rentra chez elle ensoupirant.

    Cette mme nuit, il arriva un grand vnement par limpru-dence sans doute de quelque domestique qui avait ngligdteindre les lumires ; le feu prit la villa San-Felice, justedans les dpendances de lappartement de la belle Carmela.Rveille au milieu de la nuit par la lueur des flammes, elleavait saut au bas de son lit, stait enveloppe de sa robe dechambre, et avait essay de fuir par la porte ; mais le corridorpar lequel il fallait passer tait dj la proie de lincendie. Alorselle tait rentre dans sa chambre, appelant grands cris dusecours, quand tout coup sa fentre, situe vingt pieds dusol, stait ouverte ; un jeune paysan stait lanc dans lap-partement, lavait prise dans ses bras, et, avec une force et uneadresse surhumaines lavait transporte sur le gazon de la pe-louse, o elle stait vanouie. Lorsquelle avait repris ses sens,son pre tait devant elle. Tous les serviteurs lentouraient, luiportant des secours. Une aile tout entire de la villa tait br-le ; mais quimportait, puisque Carmela tait saine et sauve.

    On chercha partout son librateur, mais son librateur nereparut point ; on le demanda tout le monde, mais personnene lavait vu. Quant Carmela, elle tait si trouble quelle nelavait point reconnu.

    Au reste, comme le comte tait immensment riche, partle danger quavait couru Carmela, et qui lui parut, par la ma-nire miraculeuse dont elle y avait chapp, plutt une nou-velle faveur de la Providence quun malheur rel, la perte occa-sionne par les flammes fut peu de chose pour lui.

    Le lendemain, lheure habituelle, les deux jeunes gens seretrouvrent la lisire de la fort. Luigi tait arriv le pre-mier. Il vint au-devant de la jeune fille avec une grande gaiet ;il semblait avoir compltement oubli la scne de la veille. Te-resa tait visiblement pensive, mais en voyant Luigi ainsi dis-pos, elle affecta de son ct linsouciance rieuse qui tait lefond de son caractre quand quelque passion ne le venait pastroubler.

    Luigi prit le bras de Teresa sous le sien, et la conduisit jus-qu la porte de la grotte. L il sarrta. La jeune fille,

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  • comprenant quil y avait quelque chose dextraordinaire, le re-garda fixement.

    Teresa, dit Luigi, hier soir tu mas dit que tu donneraistout au monde pour avoir un costume pareil celui de la filledu comte ?

    Oui, dit Teresa, avec tonnement, mais jtais folle defaire un pareil souhait.

    Et moi, je tai rpondu : Cest bien, tu lauras. Oui, reprit la jeune fille, dont ltonnement croissait

    chaque parole de Luigi ; mais tu as rpondu cela sans doutepour me faire plaisir.

    Je ne tai jamais rien promis que je ne te laie donn, Te-resa, dit orgueilleusement Luigi ; entre dans la grotte ethabille-toi.

    ces mots, il tira la pierre, et montra Teresa la grotteclaire par deux bougies qui brlaient de chaque ct dunmagnifique miroir ; sur la table rustique, faite par Luigi,taient tals le collier de perles et les pingles de diamants ;sur une chaise ct tait dpos le reste du costume.

    Teresa poussa un cri de joie, et, sans sinformer do venaitce costume, sans prendre le temps de remercier Luigi, elleslana dans la grotte transforme en cabinet de toilette.

    Derrire elle Luigi repoussa la pierre, car il venait daper-cevoir, sur la crte dune petite colline qui empchait que de laplace o il tait on ne vt Palestrina, un voyageur cheval, quisarrta un instant comme incertain de sa route, se dessinantsur lazur du ciel avec cette nettet de contour particulire auxlointains des pays mridionaux.

    En apercevant Luigi, le voyageur mit son cheval au galop,et vint lui.

    Luigi ne stait pas tromp ; le voyageur, qui allait de Pa-lestrina Tivoli, tait dans le doute de son chemin.

    Le jeune homme le lui indiqua ; mais, comme un quart demille de l la route se divisait en trois sentiers, et quarriv ces trois sentiers le voyageur pouvait de nouveau sgarer, ilpria Luigi de lui servir de guide.

    Luigi dtacha son manteau et le dposa terre, jeta surson paule sa carabine, et, dgag ainsi du lourd vtement,marcha devant le voyageur de ce pas rapide du montagnardque le pas dun cheval a peine suivre.

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  • En dix minutes, Luigi et le voyageur furent lespce decarrefour indiqu par le jeune ptre.

    Arrivs l, dun geste majestueux comme celui dun empe-reur, il tendit la main vers celle des trois routes que le voya-geur devait suivre :

    Voil votre chemin, dit-il, Excellence, vous navez plus vous tromper maintenant.

    Et toi, voici ta rcompense, dit le voyageur en offrant aujeune ptre quelques pices de menue monnaie.

    Merci, dit Luigi en retirant sa main ; je rends un service,je ne le vends pas.

    Mais , dit le voyageur, qui paraissait du reste habitu cette diffrence entre la servilit de lhomme des villes et lor-gueil du campagnard, si tu refuses un salaire, tu acceptes aumoins un cadeau.

    Ah ! oui, cest autre chose. Eh bien, dit le voyageur, prends ces deux sequins de Ve-

    nise, et donne-les ta fiance pour en faire une paire deboucles doreilles.

    Et vous, alors, prenez ce poignard, dit le jeune ptre,vous nen trouveriez pas un dont la poigne ft mieux sculptedAlbano Civita-Castellana.

    Jaccepte, dit le voyageur ; mais alors, cest moi qui suiston oblig, car ce poignard vaut plus de deux sequins.

    Pour un marchand peut-tre, mais pour moi, qui laisculpt moi-mme, il vaut peine une piastre.

    Comment tappelles-tu ? demanda le voyageur. Luigi Vampa, rpondit le ptre du mme air quil et r-

    pondu : Alexandre, roi de Macdoine. Et vous ? Moi, dit le voyageur, je mappelle Simbad le marin. Franz dpinay jeta un cri de surprise. Simbad le marin ! dit-il. Oui, reprit le narrateur, cest le nom que le voyageur donna

    Vampa comme tant le sien. Eh bien, mais, quavez-vous dire contre ce nom ? inter-

    rompit Albert ; cest un fort beau nom, et les aventures du pa-tron de ce monsieur mont, je dois lavouer, fort amus dansma jeunesse.

    Franz ninsista pas davantage. Ce nom de Simbad le marin,comme on le comprend bien, avait rveill en lui tout un

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  • monde de souvenirs, comme avait fait la veille celui du comtede Monte-Cristo.

    Continuez, dit-il lhte. Vampa mit ddaigneusement les deux sequins dans sa

    poche, et reprit lentement le chemin par lequel il tait venu.Arriv deux ou trois cents pas de la grotte, il crut entendreun cri.

    Il sarrta, Au bout dune seconde, il entendit son nom prononc

    distinctement. Lappel venait du ct de la grotte. Il bondit comme un chamois, armant son fusil tout en cou-

    rant, et parvint en moins dune minute au sommet de la collineoppose celle o il avait aperu le voyageur.

    L, les cris : Au secours ! arrivrent lui plus distincts. Il jeta les yeux sur lespace quil dominait ; un homme enle-

    vait Teresa, comme le centaure Nessus Djanire. Cet homme, qui se dirigeait vers le bois, tait dj aux trois

    quarts du chemin de la grotte la fort. Vampa mesura lintervalle ; cet homme avait deux cents

    pas davance au moins sur lui, il ny avait pas de chance de lerejoindre avant quil et gagn le bois.

    Le jeune ptre sarrta comme si ses pieds eussent pris ra-cine. Il appuya la crosse de son fusil lpaule, leva lentementle canon dans la direction du ravisseur, le suivit une secondedans sa course et fit feu.

    Le ravisseur sarrta court ; ses genoux plirent et il tombaentranant Teresa dans sa chute.

    Mais Teresa se releva aussitt, quant au fugitif, il restacouch, se dbattant dans les convulsions de lagonie.

    Vampa slana aussitt vers Teresa, car dix pas du mori-bond les jambes lui avaient manqu son tour, et elle tait re-tombe genoux : le jeune homme avait cette crainte terribleque la balle qui venait dabattre son ennemi net en mmetemps bless sa fiance.

    Heureusement il nen tait rien, ctait le terreur seule quiavait paralys les forces de Teresa. Lorsque Luigi se fut bienassur quelle tait saine et sauve, il se retourna vers le bless.

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  • Il venait dexpirer les poings ferms, la bouche contractepar la douleur, et les cheveux hrisss sous la sueur delagonie.

    Ses yeux taient rests ouverts et menaants. Vampa sapprocha du cadavre, et reconnut Cucumetto. Depuis le jour o le bandit avait t sauv par les deux

    jeunes gens, il tait devenu amoureux de Teresa et avait jurque la jeune fille serait lui. Depuis ce jour il lavait pie ; et,profitant du moment o son amant lavait laisse seule pour in-diquer le chemin au voyageur, il lavait enleve et la croyait d-j lui, lorsque la balle de Vampa, guide par le coup dil in-faillible du jeune ptre, lui avait travers le cur.

    Vampa le regarda un instant sans que la moindre motionse traht sur son visage, tandis quau contraire Teresa, toutetremblante encore, nosait se rapprocher du bandit mort qupetits pas, et jetait en hsitant un coup dil sur le cadavrepar-dessus lpaule de son amant.

    Au bout dun instant, Vampa se retourna vers samatresse :

    Ah ! ah ! dit-il, cest bien, tu es habille ; mon tour defaire ma toilette.

    En effet, Teresa tait revtue de la tte aux pieds du cos-tume de la fille du comte de San-Felice.

    Vampa prit le corps de Cucumetto entre ses bras, lemportadans la grotte, tandis qu son tour Teresa restait dehors.

    Si un second voyageur ft alors pass, il et vu une chosetrange : ctait une bergre gardant ses brebis avec une robede cachemire, des boucles doreilles et un collier de perles, despingles de diamants et des boutons de saphirs, dmeraudeset de rubis.

    Sans doute, il se ft cru revenu au temps de Florian, et etaffirm, en revenant Paris, quil avait rencontr la bergredes Alpes assise au pied des monts Sabins.

    Au bout dun quart dheure, Vampa sortit son tour de lagrotte. Son costume ntait pas moins lgant, dans son genre,que celui de Teresa.

    Il avait une veste de velours grenat boutons dor cisel,un gilet de soie tout couvert de broderies. une charpe ro-maine noue autour du cou, une cartouchire toute pique doret de soie rouge et verte ; des culottes de velours bleu de ciel

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  • attaches au-dessous du genou par des boucles de diamants,des gutres de peau de daim barioles de mille arabesques, etun chapeau o flottaient des rubans de toutes couleurs ; deuxmontres pendaient sa ceinture, et un magnifique poignardtait pass sa cartouchire.

    Teresa jeta un cri dadmiration. Vampa, sous cet habit, res-semblait une peinture de Lopold Robert ou de Schnetz.

    Il avait revtu le costume complet de Cucumetto. Le jeune homme saperut de leffet quil produisait sur sa

    fiance, et un sourire dorgueil passa sur sa bouche. Maintenant, dit-il Teresa, es-tu prte partager ma for-

    tune quelle quelle soit ? Oh oui ! scria la jeune fille avec enthousiasme. me suivre partout o jirai ? Au bout du monde. Alors, prends mon bras et partons, car nous navons pas

    de temps perdre. La jeune fille passa son bras sous celui de son amant, sans

    mme lui demander o il la conduisait ; car, en ce moment, illui paraissait beau, fier et puissant comme un dieu.

    Et tous deux savancrent dans la fort, dont au bout dequelques minutes, ils eurent franchi la lisire.

    Il va sans dire que tous les sentiers de la montagne taientconnus de Vampa ; il avana donc dans la fort sans hsiter unseul instant, quoiquil ny et aucun chemin fray, mais seule-ment reconnaissant la route quil devait suivre la seule ins-pection des arbres et des buissons ; ils marchrent ainsi uneheure et demie peu prs.

    Au bout de ce temps, ils taient arrivs lendroit le plustouffu du bois. Un torrent dont le lit tait sec conduisait dansune gorge profonde. Vampa prit cet trange chemin, qui, en-caiss entre deux rives et rembruni par lombre paisse despins, semblait, moins la descente facile, ce sentier de lAvernedont parle Virgile.

    Teresa, redevenue craintive laspect de ce lieu sauvage etdsert, se serrait contre son guide, sans dire une parole ; maiscomme elle le voyait marcher toujours dun pas gal, commeun calme profond rayonnait sur son visage, elle avait elle-mme la force de dissimuler son motion.

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  • Tout coup, dix pas deux, un homme sembla se dtacherdun arbre derrire lequel il tait cach, et mettait Vampa enjoue :

    Pas un pas de plus ! cria-t-il, ou tu es mort. Allons donc , dit Vampa en levant la main avec un geste

    de mpris ; tandis que Teresa, ne dissimulant plus sa terreur,se pressait contre lui, est-ce que les loups se dchirent entreeux !

    Qui es-tu ? demanda la sentinelle. Je suis Luigi Vampa, le berger de la ferme de San-Felice. Que veux-tu ? Je veux parler tes compagnons qui sont la clairire de

    Rocca Bianca. Alors, suis-moi, dit la sentinelle, ou plutt, puisque tu sais

    o cela est, marche devant. Vampa sourit dun air de mpris cette prcaution du ban-

    dit, passa devant avec Teresa et continua son chemin du mmepas ferme et tranquille qui lavait conduit jusque-l.

    Au bout de cinq minutes, le bandit leur fit signe desarrter.

    Les deux jeunes gens obirent. Le bandit imita trois fois le cri du corbeau. Un croassement rpondit ce triple appel. Cest bien, dit le bandit. Maintenant tu peux continuer ta

    route. Luigi et Teresa se remirent en chemin. Mais mesure quils avanaient, Teresa, tremblante se ser-

    rait contre son amant ; en effet, travers les arbres, on voyaitapparatre des armes et tinceler des canons de fusil.

    La clairire de Rocca Bianca tait au sommet dune petitemontagne qui autrefois sans doute avait t un volcan, volcanteint avant que Rmus et Romulus eussent dsert Albe pourvenir btir Rome.

    Teresa et Luigi atteignirent le sommet et se trouvrent aumme instant en face dune vingtaine de bandits.

    Voici un jeune homme qui vous cherche et qui dsire vousparler dit la sentinelle.

    Et que veut-il nous dire ? demanda celui qui, en labsencedu chef, faisait lintrim du capitaine.

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  • Je veux dire que je mennuie de faire le mtier de berger,dit Vampa.

    Ah ! je comprends, dit le lieutenant, et tu viens nous de-mander tre admis dans nos rangs ?

    Quil soit le bienvenu ! crirent plusieurs bandits de Fer-rusino, de Pampinara et dAnagni, qui avaient reconnu LuigiVampa.

    Oui, seulement je viens vous demander une autre choseque dtre votre compagnon.

    Et que viens-tu nous demander ? dirent les bandits avectonnement.

    Je viens vous demander tre votre capitaine, dit le jeunehomme.

    Les bandits clatrent de rire. Et quas-tu fait pour aspirer cet honneur ? demanda le

    lieutenant. Jai tu votre chef Cucumetto, dont voici la dpouille, dit

    Luigi, et jai mis le feu la villa de San-Felice pour donner unerobe de noce ma fiance.

    Une heure aprs, Luigi Vampa tait lu capitaine en rem-placement de Cucumetto.

    Eh bien, mon cher Albert, dit Franz en se retournant versson ami, que pensez-vous maintenant du citoyen Luigi Vampa ?

    Je dis que cest un mythe, rpondit Albert, et quil na ja-mais exist.

    Quest-ce que cest quun mythe ? demanda Pastrini. Ce serait trop long vous expliquer, mon cher hte, rpon-

    dit Franz. Et vous dites donc que matre Vampa exerce en cemoment sa profession aux environs de Rome ?

    Et avec une hardiesse dont jamais bandit avant lui navaitdonn lexemple.

    La police a tent vainement de sen emparer, alors ? Que voulez-vous ! il est daccord la fois avec les bergers

    de la plaine, les pcheurs du Tibre et les contrebandiers de lacte. On le cherche dans la montagne, il est sur le fleuve ; on lepoursuit sur le fleuve, il gagne la pleine mer ; puis tout coup,quand on le croit rfugi dans lle del Giglio, del Guanouti oude Monte-Cristo, on le voit reparatre Albano, Tivoli ou laRiccia.

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  • Et quelle est sa manire de procder lgard desvoyageurs ?

    Ah ! mon Dieu ! cest bien simple. Selon la distance o lonest de la ville, il leur donne huit heures, douze heures, un jour,pour payer leur ranon ; puis, ce temps coul, il accorde uneheure de grce. la soixantime minute de cette heure, sil napas largent, il fait sauter la cervelle du prisonnier dun coupde pistolet, ou lui plante son poignard dans le cur, et tout estdit.

    Eh bien, Albert, demanda Franz son compagnon, tes-vous toujours dispos aller au Colise par les boulevardsextrieurs ?

    Parfaitement, dit Albert, si la route est plus pittoresque. En ce moment, neuf heures sonnrent, la porte souvrit et

    notre cocher parut. Excellences, dit-il, la voiture vous attend. Eh bien, dit Franz, en ce cas, au Colise ! Par la porte del Popolo, Excellences, ou par les rues ? Par les rues, morbleu ! par les rues ! scria Franz. Ah ! mon cher ! dit Albert en se levant son tour et en allu-

    mant son troisime cigare, en vrit, je vous croyais plus braveque cela.

    Sur ce, les deux jeunes gens descendirent lescalier et mon-trent en voiture.

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  • XXXIV Apparition.

    Franz avait trouv un terme moyen pour quAlbert arrivt auColise sans passer devant aucune ruine antique, et par cons-quent sans que les prparations graduelles tassent au colosseune seule coude de ses gigantesques proportions. Ctait desuivre la via Sistinia, de couper angle droit devant Sainte-Marie-Majeure, et darriver par la via Urbana et San Pietro inVincoli jusqu la via del Colosseo.

    Cet itinraire offrait dailleurs un autre avantage : ctait ce-lui de ne distraire en rien Franz de limpression produite surlui par lhistoire quavait raconte matre Pastrini, et dans la-quelle se trouvait ml son mystrieux amphitryon de Monte-Cristo. Aussi stait-il accoud dans son coin et tait-il retombdans ces mille interrogatoires sans fin quil stait faits lui-mme et dont pas un ne lui avait donn une rponsesatisfaisante.

    Une chose, au reste, lui avait encore rappel son ami Simbadle marin : ctaient ces mystrieuses relations entre les bri-gands et les matelots. Ce quavait dit matre Pastrini du refugeque trouvait Vampa sur les barques des pcheurs et descontrebandiers rappelait Franz ces deux bandits corses quilavait trouvs soupant avec lquipage du petit yacht, lequelstait dtourn de son chemin et avait abord Porto-Vecchio,dans le seul but de les remettre terre. Le nom que se donnaitson hte de Monte-Cristo, prononc par son hte de lhteldEspagne, lui prouvait quil jouait le mme rle philanthro-pique sur les ctes de Piombino, de Civita-Vecchia, dOstie etde Gate que sur celles de Corse, de Toscane et dEspagne ; etcomme lui-mme, autant que pouvait se le rappeler Franz,avait parl de Tunis et de Palerme, ctait une preuve quil em-brassait un cercle de relations assez tendu.

    Mais si puissantes que fussent sur lesprit du jeune hommetoutes ces rflexions, elles svanouirent linstant o il vitslever devant lui le spectre sombre et gigantesque du Coli-se, travers les ouvertures duquel la lune projetait ces longset ples rayons qui tombent des yeux des fantmes. La voiturearrta quelques pas de la Mesa Sudans. Le cocher vint ouvrirla portire ; les deux jeunes gens sautrent bas de la voiture

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  • et se trouvrent en face dun cicrone qui semblait sortir dedessous terre.

    Comme celui de lhtel les avait suivis, cela leur en faisaitdeux.

    Impossible, au reste, dviter Rome ce luxe des guidesoutre le cicrone gnral qui sempare de vous au moment ovous mettez le pied sur le seuil de la porte de lhtel, et qui nevous abandonne plus que le jour o vous mettez le pied hors dela ville, il y a encore un cicrone spcial attach chaque mo-nument, et je dirai presque chaque fraction du monument.Quon juge donc si lon doit manquer de ciceroni au Colosseo,cest--dire au monument par excellence, qui faisait dire Martial :

    Que Memphis cesse de nous vanter les barbares miraclesde ses pyramides, que lon ne chante plus les merveilles de Ba-bylone ; tout doit cder devant limmense travail de lamphi-thtre des Csars, toutes les voix de la renomme doivent serunir pour vanter ce monument.

    Franz et Albert nessayrent point de se soustraire la tyran-nie cicronienne. Au reste, cela serait dautant plus difficileque ce sont les guides seulement qui ont le droit de parcourirle monument avec des torches. Ils ne firent donc aucune rsis-tance, et se livrrent pieds et poings lis leurs conducteurs.

    Franz connaissait cette promenade pour lavoir faite dix foisdj. Mais comme son compagnon, plus novice, mettait pour lapremire fois le pied dans le monument de Flavius Vespasien,je dois lavouer sa louange, malgr le caquetage ignorant deses guides, il tait fortement impressionn. Cest quen effet onna aucune ide, quand on ne la pas vue, de la majest dunepareille ruine, dont toutes les proportions sont doubles encorepar la mystrieuse clart de cette lune mridionale dont lesrayons semblent un crpuscule dOccident.

    Aussi peine Franz le penseur eut-il fait cent pas sous lesportiques intrieurs, quabandonnant Albert ses guides, quine voulaient pas renoncer au droit imprescriptible de lui fairevoir dans tous leurs dtails la Fosse des Lions, la Loge des Gla-diateurs, le Podium des Csars, il prit un escalier moiti rui-n et, leur laissant continuer leur route symtrique, il alla toutsimplement sasseoir lombre dune colonne, en face dune

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  • chancrure qui lui permettait dembrasser le gant de granitdans toute sa majestueuse tendue.

    Franz tait l depuis un quart dheure peu prs, perdu,comme je lai dit, dans lombre dune colonne, occup regar-der Albert, qui, accompagn de ses deux porteurs de torches,venait de sortir dun vomitorium plac lautre extrmit duColise, et lesquels, pareils des ombres qui suivent un feu fol-let, descendaient de gradin en gradin vers les places rservesaux vestales, lorsquil lui sembla entendre rouler dans les pro-fondeurs du monument une pierre dtache de lescalier situen face de celui quil venait de prendre pour arriver lendroito il tait assis. Ce nest pas chose rare sans doute quunepierre qui se dtache sous le pied du temps et va rouler danslabme ; mais, cette fois, il lui semblait que ctait aux piedsdun homme que la pierre avait cd et quun bruit de pas arri-vait jusqu lui, quoique celui qui loccasionnait ft tout ce quilput pour lassourdir.

    En effet, au bout dun instant, un homme parut sortant gra-duellement de lombre mesure quil montait lescalier, dontlorifice, situ en face de Franz, tait clair par la lune, maisdont les degrs, mesure quon les descendait, senfonaientdans lobscurit.

    Ce pouvait tre un voyageur comme lui, prfrant une mdi-tation solitaire au bavardage insignifiant de ses guides, et parconsquent son apparition navait rien qui pt le surprendre ;mais lhsitation avec laquelle il monta les derniresmarches, la faon dont, arriv sur la plate-forme, il sarrtaet parut couter, il tait vident quil tait venu l dans un butparticulier et quil attendait quelquun.

    Par un mouvement instinctif, Franz seffaa le plus quil putderrire la colonne.

    dix pieds du sol o ils se trouvaient tous deux, la votetait enfonce, et une ouverture ronde, pareille celle dunpuits, permettait dapercevoir le ciel tout constell dtoiles.

    Autour de cette ouverture, qui donnait peut-tre dj depuisdes centaines dannes passage aux rayons de la lune, pous-saient des broussailles dont les vertes et frles dcoupures sedtachaient en vigueur sur lazur mat du firmament, tandis quede grandes lianes et de puissants jets de lierre pendaient de

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  • cette terrasse suprieure et se balanaient sous la vote, pa-reils des cordages flottants.

    Le personnage dont larrive mystrieuse avait attir l