1893 Linares Voyage Au Tafilalet

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    VOYAGE AU TAFILALET

    AVEC S. M. LE SULTAN MOULAY HASSAN

    EN 1893

    par le Docteur LINARS, Mdecin Colonel Honoraire, Consul Honoraire,

    Officier de la Lgion dHonneur _________

    ________________________________________________ Extrait du Bulletin de lInstitut dHygine du Maroc (Nos III et IV 1932)

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    VOYAGE AU TAFILALET AVEC S. M. LE SULTAN

    MOULAY HASSAN EN 1893

    par le Docteur LINARS, Mdecin Colonel Honoraire, Consul Honoraire,

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    Il nous est agrable de pouvoir, dans ce Bulletin1 et dans le suivant, mettre sous les yeux de nos lecteurs, l'intressant rcit du voyage que fit, en 1893, au Tafilalet, accompa-gnant S. M. le Sultan Moulay Hassan, le Docteur Linars qui fut, pendant de longues annes, Mdecin de la Mission Militaire au Maroc.

    Nous sommes heureux de saluer en lui un des plus loyaux serviteurs de la France et de

    le remercier de nous avoir permis de reproduire ici son manuscrit si plein d'intrt tous points de vue, venu entre nos mains grce l'obligeance du Mdecin Commandant Jughon et du Mdecin Colonel Epaulard. Aprs avoir revu ce manuscrit avec le soin particulier qu'il apporte en toutes choses el restitu sur la carte ci-jointe l'itinraire du voyage2, le Mdecin Colonel Epaulard a bien voulu nous prsenter, dans les lignes qui suivent, l'attachante figure de son auteur, le Docteur Linars.

    FERNAND LINARS

    Au temps o les confluents des grandes rivires de France taient gards par des ch-

    teaux forts, se dressait, l'union de la Vzre et de la Dordogne, en Prigord, un castel fodal juch, comme une sentinelle, sur la falaise de Limeuil.

    De nos jours, une confortable demeure a remplac le logis seigneurial; les vestiges du fier donjon sont enfouis sous la verdure et le chtelain n'est plus un homme d'armes aux aguets, mais un alerte vieillard, parfaitement dbonnaire, qui reoit ses htes avec la plus ex-quise urbanit. Il prend plaisir montrer, de la terrasse du chteau, les deux valles fertiles, aujourd'hui si paisibles, o se retrouvent les plus anciens vestiges des socits humaines. Son exprience est grande, sa conversation est diserte et varie. Et il a de bien beaux souvenirs; une longue partie de son existence s'est passe en Afrique du Nord, o il a t mdecin mili-taire. Il sait en particulier voquer un Maroc que peu d'Europens ont connu, celui du dernier quart du XIXme sicle; sa mmoire d'une surprenante fidlit lui permet de savoureux rcits.

    1 Extrait du Bulletin de lInstitut dHygine du Maroc (Nos III et IV 1932) 2 Nous devons faire remarquer que nous avons modifi certaines orthographes pour nous conformer aux

    transcriptions passes aujourd'hui dans l'usage courant (toponymes, tribus, pluriels).

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    Aussi quelques heures passes au chteau de Limeuil en sa compagnie sont un charme, . . . Mon ami Si Mohamed, le riche fasi, m'a fort aimablement reu dans son riad de la m-

    dina de Fs. J'ai d lui donner, puisque je suis toubib, une consultation. Je me suis prudem-ment born quelques vagues conseils; je n'ignore pas, en effet, que le digne vieillard ne prendrait aucune des drogues que je pourrais lui ordonner, drogues au surplus fort inutiles, car c'est un lixir de rajeunissement qui lui serait ncessaire. Tout en humant le th bouillant, nous devisons. Je sais que mon hte a appartenu jadis au Makhzen. Je lui parle de nos anciens mdecins de la Mission militaire franaise auprs du Sultan. De chacun d'eux, que ce soit de mon cher ami Cristiani, de Fournial, de Zumbiehl, il me dit avec componction : Toubib mziane! Et il ne manque pas de poursuivre: Et le toubib Linars? As-tu connu le toubib Linars ?

    Combien de fois ai-je t ainsi questionn sur le toubib Linars, celui-l mme dont il est parl dans l'ouvrage de Pierre Loti sur le Maroc ?3 C'est par les Marocains de Fs que j'ai appris le nom de ce mdecin militaire moiti diplomate, qui a jadis soign tous les princi-paux personnages de l'entourage du Sultan et qui a laiss la rputation d'un nasrani de grand savoir et d'une extrme droiture.

    Or le toubib Linars et le chtelain de Limeuil ne font qu'un.

    Fernand Linars a accompli toute sa carrire de mdecin militaire en Afrique du Nord, puis il a pris sa retraite en 1901, 51 ans, et il est rentr, l'anne suivante, dans son pays de Limeuil, o il a vcu depuis.

    Nous esprons qu'un jour prochain, il compltera les intressantes notes qu'il a recueil-lies, les rdigera en mmoires et nous en permettra la publication. Pour l'instant, il n'a remis sur pied de faon dtaille que la relation de son voyage de Fs Marrakech par le Tafilalet avec le Sultan Moulay Hassan, en 1893. Nous soumettons aujourd'hui-ce rcit au lecteur, en raison de l'intrt que prsente un tel document au lendemain de l'occupation du Semgat, du Gheris, du Tafilalet, du Ferkla et du Todra.

    Le Docteur Linars a vu beaucoup de choses d'un il sagace et en a relat un bon nom-bre avec un sens critique parfaitement averti. Il s'est dclar lui-mme arabophile . Cepen-dant, il a t assez sage pour profiter, pendant tout son long sjour en Afrique du Nord, des congs auxquels il avait droit. Ne perdant pas le contact de la France, cet observateur perspi-cace a su se dgager des intrigues et de l'ambiance indignes et conserver une vision singuli-rement objective des vnements. Au surplus, maintes anecdotes fort amusantes maillent les notes qu'il a prises.

    Mais celles-ci sont encore beaucoup trop sommaires pour certaines priodes impor-tantes. Nous nous bornons donc publier aujourdhui le rcit du voyage en 1893 et, de tout le reste, nous extrayons les quelques renseignements suivants concernant l'auteur lui-mme.

    Fernand Jean Linars est n Limeuil (Dordogne) le 3 juillet 1850. Il appartenait une

    famille de mdecins. Il a quelque lgitime fiert raconter que son pre, n galement Li-meuil en 1811, fut exempt de ses droits de scolarit comme tudiant en mdecine, l'occa-sion de sa belle conduite et des soins donns aux blesss des trois glorieuses journes de juillet 1830 Paris. Le pre exera la mdecine Limeuil; son fils an lui succda en 1875. Le cadet, Fernand, plus jeune de trois ans que ce dernier, fut interne au lyce de Prigueux de

    3 Le Professeur Cruchet a, de son ct, consacr au Dr. Linars de trs intressantes pages dans son ou-

    vrage si attachant La conqute pacifique du Maroc. Berger-Levrault, 1930.

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    1860 1868, puis commena ses tudes de mdecine Toulouse en 1869. Pris par la cons-cription, il fit un an de service militaire la 4me section d'infirmiers Oran, de septembre 1870 septembre 1871. Il fut infirmier de visite dans le service du mdecin principal de 1re Classe Pauly, mdecin chef de l'hpital, et il acquit l'estime de ce chef. Mis en cong renouve-lable, Fernand Linars rentra en France pour continuer ses tudes et accomplit Toulouse en 1872 sa seconde anne de mdecine. Paris il fit sa troisime anne et, la fin de 1873, il se prsenta au concours d'admission au Service de Sant Militaire. Reu lve du Service de Sant, il termina ses tudes par sa 4me anne de mdecine et sa thse en 1874. En 1875, il effectua son anne de stage l'cole d'Application du Val de Grce et, le 31 dcembre 1875, fut nomm mdecin aide-major de 2me classe.

    Le jeune aide-major, dsireux de revenir en Afrique, obtient au dbut de 1876 son affec-tation aux hpitaux de la division d'Oran et se retrouve dans le service du mdecin principal de 1re classe Pauly. la fin de l'anne, il est envoy Gryville, pour le service du Bureau Arabe. C'est l, nous dit-il, qu'il devient arabophile .

    Rappel la fin de 1877 l'hpital d'Oran, il apprend qu'il est question d'envoyer au Maroc une mission militaire comprenant un mdecin. II se fait inscrire comme volontaire tout hasard, car cinq mdecins plus anciens que lui ont dj sollicit le poste. Aprs r-flexions, ces cinq concurrents se dsistent, et, le 22 dcembre 1877, le mdecin aide major de 2me classe Linars est nomm mdecin de la mission en partance pour Oudjda. Le 31 dcem-bre, il est promu la 1re classe de son grade.

    Je crois qu'il n'est pas sans intrt de rappeler brivement quelques tentatives de pn-tration faites au Maroc vers cette poque.

    Au dbut de 1873, on avait dcid de chtier les Beni Snassen qui, non contents de des-cendre de leurs montagnes pour piller les pasteurs de la plaine des Angad, molestaient les tribus rallies nous dans la zone frontire. Une grosse division avait t runie dans cette zone, sous les ordres du Gnral Osmont, commandant la division d'Oran. Le corps expdi-tionnaire comprenait les 1er et 2me Rgiments de Zouaves, les 10me et 2me Rgiments de Tirailleurs, le 53me Rgiment d'Infanterie, qui tenait alors garnison Tlemcen, les 1er et 2me Rgiments de Chasseurs d'Afrique, un rgiment de chasseurs cheval, les 1er et 2me Rgi-ments de spahis. L'ambulance divisionnaire tait constitue Tlemcen avec le mdecin major de 1re classe Delahousse comme mdecin chef et, comme pharmacien, le pharmacien aide major Jehl, duquel je tiens ces dtails. Les 107me et 108me d'Infanterie arrivaient de France pour remplacer, dans leurs garnisons les troupes destines au Maroc. Au dbut de mai 1873, l'opration militaire allait commencer quand l'Angleterre, informe, opposa son veto. Tout fut arrt net et la division fut disloque. En mars 1874, le ministre plnipotentiaire Tissot fut envoy en mission Mekns pour prsenter ses lettres de crance au Sultan Moulay Hassan, rcemment mont sur le trne. Le Gouverneur Gnral de l'Algrie dsigna, pour accompa-gner le ministre, le mdecin aide major Bleicher de l'hpital d'Oran.

    Le Maroc demeurait un pays trs ferm. M. Jehl, aujourd'hui pharmacien colonel en re-traite, m'a racont qu' cette poque, alors qu'il tait pharmacien l'hpital de Lalla Marnia, il fit avec son ami Lauriac, mdecin aide-major aux spahis, une fugue Oudjda. Les deux jeu-nes officiers furent admirablement reus par l'Amel qui leur offrit le th, puis la diffa, mais la population leur marqua nettement son hostilit. Cette escapade valut au toubib et au potard une verte semonce du chef d'escadron, commandant d'armes de Marnia.

    Au dbut de 1878, s'installa Oudjda la mission militaire franaise qui comprenait deux capitaines, un mdecin aide-major et des sous officiers.

    Fernand Linars devait accomplir au Maroc toute sa carrire militaire jusqu'en 1901. Il

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    demeura encore un an de plus dans un poste o il rendait des services mrites. Il divise lui-mme cette longue priode de prs d'un quart de sicle en trois parties: La premire partie de son sjour va du dbut de 1878 au dbut de 1884. Ce sont l six

    annes d'initiation, d'adaptation la vie marocaine. La mission demeura deux ans Oudjda, o le seul vnement mdical important fut un

    dbut d'pidmie de cholra en 1878. Dissoute la fin de 1879, puis reconstitue Oran au dbut de janvier 1880, la mission fut alors envoye Rabat. Le Dr. Linars reste Rabat jus-qu'en septembre 1883. Il y donne, comme Oudjda, ses soins aux indignes. Il est promu mdecin major de 2me classe le 19 mars 1882.

    Le 6 septembre 1883, le commandant du gnie Levallois, le capitaine d'artillerie Ber-quin et le mdecin major Linars se joignent la mehalla qui accompagne le Sultan dans son voyage de Marrakech Mekns et se fixent Mekns avec le Sultan.

    La seconde partie du sjour au Maroc date du 23 janvier 1884. Le mdecin major Lina-rs est reu par le Sultan qu'il soigne depuis quelque temps pour diverses affections par l'in-termdiaire de personnages du Makhzen. Cette priode s'tend jusqu' la mort du Sultan Mou-lay Hassan en 1894.

    Pendant plus de dix ans, Fernand Linars fait partie de l'entourage immdiat du souve-rain. Il participe toutes les expditions sur le territoire de l'Empire, au Sous, dans l'Atlas, dans le Rif; il a ses petites et ses grandes entres dans les bureaux des divers secrtaires, suit de prs la politique intrieure et extrieure, laquelle il collabore efficacement, comme nous le voyons dans le rcit du voyage au Tafilalet.

    Fait chevalier de la Lgion d'Honneur le 7 juillet 1885, il reoit, le 31 juillet 1887, le ga-lon de mdecin major de 1re classe. Le 27 dcembre 1893, il est promu Officier de la Lgion d'Honneur.

    Quand le Sultan Moulay Hassan meurt, le 8 juin 1894, le mdecin major Linars est en cong en France. Il rentre au Maroc en Septembre, porteur pour le nouveau Sultan, Moulay Abd-el-Aziz, de lettres du Prsident de la Rpublique. Il est le premier fonctionnaire europen officiellement reu par le jeune Sultan.

    ce moment l commence la troisime et dernire priode du sjour, qui durera jus-qu'en mai 1902.

    Le Docteur Linars compte comme mdecin militaire la mission jusqu'en 1901. Mais en pratique, il joue le rle d'agent diplomatique. Aussi, au bout de ses trente ans de service, il fait liquider sa pension de retraite. Sa situation auprs du Makhzen pendant la minorit de Moulay Abd-el-Aziz est des plus difficiles. Ce ne sont qu'intrigues et comptitions. Le dsar-roi augmente de jour en jour. Cependant le Dr. Linars continue jouir d'une confiance mri-te. Pendant l'anne 1897, il accompagne en France une ambassade marocaine. En 1901, le ministre des Affaires Etrangres, M. Delcass, lui demande de continuer son uvre au Maroc et lui assure une rente viagre de 3.000 francs en reconnaissance des minents services rendus au Quai d'Orsay. Enfin, tel l'heureux homme du sonnet clbre, notre mdecin diplomate quitte le Maroc pour venir vivre entre ses parents le reste de son ge , et se retire au ch-teau de Limeuil.

    Survient la guerre de 1914. Le Mdecin Major de 1re Classe Linars, qui a 64 ans, re-joint, le 2 Aot, Angoulme, le 64me Rgiment Territorial, et est dirig avec lui sur le Camp retranch de Paris. Promu Mdecin Principal, il est nomm Mdecin Divisionnaire de la 89me Division d'Infanterie Territoriale, reste sur le front de l'Yser jusqu'au 15 Octobre 1915, puis, affect l'Intrieur, aux Hpitaux de Brive et de Bergerac. Il est dfinitivement ray des ca-

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    dres le 30 septembre 1917, l'ge de 67 ans, tant Officier de la Lgion d'Honneur depuis plus de 23 ans.

    Rentr dans ses foyers, le Dr. Linars reprend la vie paisible de chtelain de Limeuil et s'occupe des affaires de sa petite commune prigourdine, aprs s'tre occup de celles d'un Empire Africain.

    Tel est, dans ses grandes lignes, le curriculum vitae de l'un des meilleurs parmi les bons ouvriers de notre uvre Nord-Africaine. Il convenait que cette belle figure de Mdecin mili-taire diplomate ft voque ici. Modeste entre tous, le Dr. Linars a le droit de n'tre pas ou-bli.

    Mdecin Colonel Epaulard.

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    LE VOYAGE

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    AVANT PROPOS Nous sommes en 1893. Le Sultan Moulay Hassan, qui rgne depuis vingt ans, vient

    d'atteindre la soixantaine. Son pre, le Sultan Sidi Mohamed, adversaire infortun de Bugeaud Isly, eut sept fils,

    dont quatre sont connus dans l'histoire du Maroc: Ismal, Arafa, Rechid et Hassan, tous quatre approximativement du mme ge, en vertu de l'aimable polygamie consacre par le Coran. Ils furent levs avec soin et svrit l'Universit de Fs. Quand ils eurent atteint l'ge viril, leur pre dsigna parmi eux Hassan pour son successeur, l'associa officiellement l'Empire en le prparant au gouvernement.

    Grce cette prcaution, lorsqu'en 1873 Allah rappela lui Sidi Mohamed, Hassan put prendre le pouvoir sans contestation. II prescrivit aussitt aux Oulma de Fs (assemble des docteurs de la religion et des lois) de se runir d'urgence la mosque de Moulay Idriss pour ratifier son avnement. Les Docteurs lgistes accomplirent cette formalit l'unanimit, tan-dis que les Docteurs de la religion, plus rservs, se constiturent en conclave pour procder, scrutin secret, l'lection du Commandeur des Croyants, dignit vacante par le dcs de Sidi Mohamed. Moulay Hassan, le nouvel empereur, n'obtint que la majorit suffisante pour tre lu, la place de son pre, Emir des Croyants du Nord et de l'Est Africain. Le voil sou-verain autocrate, empereur et pape, double dignit plus gnante qu'utile un Sultan du Maroc moderne ayant rgler des questions franco-marocaines. J'ai pu m'en rendre compte quand il s'est agi des Oasis Sahariennes (Gourara, Touat, Tidikelt).

    En gravissant les marches du trne Chrifien, Moulay Hassan, qui avait quarante ans, savait bien que ce n'tait pas une sincure qui venait de lui choir. Pour se conformer aux re-commandations de son pre, il devait conserver intact et augmenter, si possible, le trsor Ch-rifien et se maintenir toujours en relations amicales avec son voisin de l'Est, afin de pouvoir conserver intgral le territoire imprial 4. Aussi le nouveau monarque se proccupa-t-il imm-diatement de contenir dans une paix relative les tribus arabes et berbres soumises son auto-rit, qui, pour tre diffrentes de race, n'en sont pas moins pareillement turbulentes, surtout chaque changement de matre. Pour arriver cette fin, Moulay Hassan se cra une existence nomade, pnible, mais obligatoire, consistant se mettre en campagne tous les ans, du prin-temps la fin de l'automne, pour parcourir successivement, la tte de son arme, les diverses rgions de l'Empire et recouvrer ainsi, de gr ou de force, les impts arrirs et pour surveiller les grands seigneurs terriens, vassaux de nom plus que de fait, toujours enclins luder les obligations et les redevances du vasselage, en manifestant des vellits d'indpendance sur leur prtendu territoire. Durant l'hiver, la cour chrifienne reste cantonne dans une des trois capitales du royaume, Fs, Mekns, Marrakech.

    Mais le repos que le Sultan pourrait y goter est plutt illusoire, par le fait que les gou-vernements europens, en relations commerciales ou de voisinage avec le Maroc, ont toujours une infinit de questions rgler au sujet des droits de douane, de la protection, des incidents

    4 Je tiens de Moulay Hassan en personne ces confidences dans un moment de vague tristesse cause par des ennuis diplomatiques pour lesquels mon avis tait demand

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    de frontire. Toutes ces contestations aboutissent en gnral des indemnits pcuniaires que le Sultan est tenu de verser aux demandeurs, s'il veut viter des complications toujours dan-gereuses, car la raison du plus fort n'est pas toujours de son ct.

    Telle a t, durant quatre lustres, l'existence de Moulay Hassan qui, en suivant scrupuleusement les recommandations de son pre, a pu administrer, sans clat peut-tre, mais aussi sans dfaillance, ses populations turbulentes et conserver telles qu'il les avait reues, les limites de son empire. l'heure actuelle (1893), de l'avis des hauts fonctionnaires, des grands seigneurs de l'entourage chrifien, le Sultan est arriv l'apoge de son rgne en ayant conserv toute sa vigueur physique et morale, malgr la soixantaine, malgr les fatigues de sa vie nomade et son activit quotidienne. Cette apprciation flatteuse est formule, mon avis, par des personnages incomptents, car depuis plus de dix ans qu'il m'est donn de voir frquemment, en tte--tte, pour sa sant ou pour affaires, Sa Majest Chrifienne. je dois dire qu'Elle est actuellement fatigue. Les premiers signes de la vieillesse sont vidents. La prestance d'il y a quelques annes, non dpourvue de majest, s'affaisse un peu, l'embonpoint se dveloppe, la comprhension des affaires europennes est plus lente. Et si, tous ces signes qui annoncent le commencement de la vieillesse, nous nous permettons de considrer que l'investiture du pouvoir autocratique a confr, de surcrot, l'Empereur du Maroc la possession d'un harem luxuriant, peupl des plus belles femmes de son royaume et de quelques autres, exotiques, importes du Caucase et mme des rives du Niger, (ne disputons pas des gots et des couleurs) devrons-nous tre surpris que cet Eden marocain, ralisation ici bas du paradis de Mohammed, ait pu contribuer crer l'tat de fatigue que je viens de dnoncer ? Je dois enfin signaler, sans y ajouter une trop grande importance, l'exagration du zle religieux aujourd'hui manifeste chez Moulay Hassan et qui est frquente chez l'lite vieillis-sante, mais qui peut s'expliquer prsentement par la ncessit de faire admettre le caractre purement religieux du voyage au Tafilalet, dont on commence parler dans la ville. Atten-dons les vnements !

    PREPARATIFS DE DEPART

    Fs, 24 avril 1893.

    Le sort en est jet ! L'Afrag (campement du Sultan) a t dress ce matin prs de la ville, sur le terrain. qui borde le chemin de Sefrou, en direction du Sud-Est. Le voyage au Ta-filalet est donc officiellement dcid. Il va tre intressant d'en constater l'effet produit sur la population et surtout sur les hauts fonctionnaires du Makhzen et les grands personnages de l'entourage chrifien. Une promenade cheval dans les rues de Fs m'a suffisamment rensei-gn. Dans les souks, on m'arrte pour me souhaiter bon voyage au pays berbre d'o il se pourrait que je ne revienne jamais... Je prends en riant cette aimable plaisanterie et je rponds que j'ignore si je serai du voyage. Tu en seras, rplique-t-on, et peut-tre pour ton malheur. Ne vaudrait-il pas mieux rester tranquillement Fs, au lieu de s'exposer tomber dans les embuscades o le Sultan Moulay Slimane a failli prir ? . Ainsi parle le Fasi moyen, toujours dispos critiquer tous les actes du Gouvernement. Et sous ces critiques banales, se dcle une fois de plus la crainte native que l'Arabe a du Berbre, ce que nous pourrions appeler l'amazighophobie .

    Je me dirige maintenant vers le palais pour pouvoir me rendre compte de l'opinion des personnages gros turbans qui avaient feint jusqu' ce jour de ne pas croire ce voyage. Dans les bureaux du Grand Vizir (politique intrieure), du Secrtaire pour l'arme (administration militaire), du Secrtaire pour les affaires trangres (relations extrieures) o je fais de fr-quentes visites de convenances et de curiosit, les visages refltent la dsillusion et les com-

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    mentaires peu varis expriment les mmes proccupations : Comment vont tre traits les At Youssi, qui ont rpondre de la mort de leur Cad; les At Shokman qui ont assassin en 1888 Moulay Serou, oncle du Sultan ? Et ce recouvrement des impts arrirs des tribus ber-bres de l'Atlas, pourra-t-il s'oprer sans trop de difficults ? Tous ces points d'interrogation ne faisaient pas esprer un voyage de pur agrment. Mais comme toutes les affaires sont entre les mains d'Allah, on levait les sances en marmottant: Ma cha Allah ! Allah akbar ! Ce qui plaira Allah ! Allah est le plus grand ! et on allait djeuner.

    25 avril 1893. Fs.

    Je me suis rendu ce matin au bureau du Secrtaire pour l'arme, o j'ai appris que l'es-corte de S. M. Chrifienne pour le Tafilalet se composera de toute l'arme rgulire, infante-rie, cavalerie, artillerie, et des contingents des tribus du Nord de l'Empire, spcialement dsi-gns pour prendre part l'expdition, ce qui fera une trentaine de mille hommes pied ou monts , me dit ngligemment le Secrtaire. C'est trs bien , rpondis-je. Le mois de mai s'coule sans qu'il soit question de dpart. Vers le 10 juin, on commence en reparler. cette date, le Sultan fait savoir aux Ministres de France, d'Espagne et de Grande Bretagne rsidant Tanger et qui ont des instructeurs militaires auprs de lui, de leur donner l'ordre de se rendre Marrakech o ils attendront l'arrive du Makhzen (Gouvernement Chrifien), le plerinage au Tafilalet ncessitant l'loignement momentan de l'lment chrtien de l'entourage du Sultan. N'tant pas instructeur militaire, et la note chrifienne ne faisant pas cas de ma foi (peu agis-sante du reste), je peux commencer mes prparatifs de dpart. Mon matriel de campement avait t revu et vrifi. Je remis au Secrtaire pour l'arme la liste des animaux de charge ncessaires au transport du dit campement et des bagages. Des soldats en nombre suffisant furent dsigns pour seconder mes deux fidles domestiques (Kaddour, cuisinier et Ben Azouz, chef d'curie) au cours de l'expdition. Enfin, ayant revtu (comme le Sultan me l'avait recommand) le costume arabe dans toute sa rigueur, je me suis mis en route le 29 juin, aprs-midi, muni des quatre instruments dont je me suis servi dans tous mes voyages : ther-momtre, boussole, petit baromtre holostrique et montre, ces trois derniers du mme aspect et du mme volume et pouvant tre consults indiffremment dans le geste de regarder l'heure.

    JOURNAL DE ROUTE

    Jeudi 29 Juin. Premire tape de Fs An Smar. Aprs trois heures de marche sur le territoire des Ouled Driss, fraction des Cherarda, je

    prends ma place dans le camp chrifien. La chaleur est un peu pnible (maxim. 39).

    Vendredi 30 Juin. Deuxime tape, d'An Smar Mesdou sur le territoire des At Halli, fraction des At Youssi, direction Sud-Est.

    Nous ctoyons le village de Bahlil, puis nous traversons la localit de Sefrou dont les grands jardins bien cultivs, arross de nombreuses sguias (fosss d'irrigation), produisent en abondance des fruits et des lgumes qu'on va vendre Fs. Notre marche est sensiblement ascendante. Le baromtre est 684, alors qu'en partant de Fs il tait 735 (Fs se trouvant l'altitude de 370 m.). On dit que nous passerons quelques jours ici pour terminer les derniers prparatifs de la marche en avant.

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    Samedi 1er Juillet. Sjour Mesdou. Au bureau du Secrtaire pour les Affaires Etrangres, j'apprends que l'ordre a t donn

    aux instructeurs franais et espagnols, qui ont accompagn la colonne chrifienne jusqu'ici, de regagner Fs et de se diriger sur Marrakech.

    la tente d'audience du Sultan, on procde la distribution de vtements neufs aux di-verses catgories de soldats. Chaque compagnie, aprs avoir reu ses ballots d'effets, pousse le hourrah rglementaire l'adresse du Matre, impassible sous l'auvent de sa tente, tandis que les scribes des compagnies, convaincus d'avoir fourni des tats de prsence plus levs que le nombre rel de soldats qui viennent de dfiler, sont mis l'cart pour subir la bastonnade tra-ditionnelle. Ici le chtiment suit immdiatement la faute. Mme dans l'arme chrifienne, on connat le passe-volant.

    Dimanche 2 Juillet. Sjour Mesdou. Dans la matine, S. M. Chrifienne passe une revue d'effectifs des troupes de cavalerie.

    Aprs cette revue, on distribue la Sila (consolation), prime d'entre en campagne qu'on avait jug prudent de ne pas donner Fs, par crainte des dsertions qui auraient pu se pro-duire aprs ce paiement anticip.

    Nous subissons un violent coup de vent du Sud dans la soire.

    Je dois profiter de ces jours de repos depuis le dpart de Fs pour dire un mot du Harem de route, que j'ai vu dfiler avant-hier au cours de l'tape. C'est le groupe des dames dtaches du Harem de Fs et destines distraire le Matre le long du voyage expditionnaire. Ce qui m'a frapp premire vue, c'est la rduction notable de l'effectif par rapport celui des prc-dentes expditions. Ces dames ne dpassent pas la douzaine et sont suivies, comme il est de rgle, d'un nombre gal de camristes, matrones ou cuisinires. Chaque dame monte, cali-fourchon, une mule de prix bien tenue et luxueusement harnache. Chaque camriste ou sui-vante surmonte une mule de charge. Tout ce monde est strictement voil et uniformment revtu d'un burnous de drap blanc. Un palefrenier ngre bien mis, tte nue et portant sur l'paule gauche une housse de drap devant recouvrir la selle vide, suit pied chaque ama-zone. En tte de cet escadron fminin est un eunuque gros et grisonnant, bien habill et bien arm, montant un cheval vigoureux. Il annonce de loin sa prsence en ordonnant la foule de lui livrer un large passage. En arrire, un autre eunuque, ressemblant au premier comme un frre, ferme la marche du convoi en surveillant les deux files de cavaliers ngres qui le flan-quent droite et gauche une distance respectueuse. J'ai remarqu que Lalla R. (dont la silhouette est connue de tout l'entourage chrifien) est toujours sur sa superbe mule la tte de l'escadron qu'elle dpasse d'une encolure, pour bien montrer qu'elle est toujours la prfre des prfres. Ces dames m'ayant dpass, je me rends compte que la composition de ce ha-rem de route diffre beaucoup de ceux des prcdents voyages. En me rfrant la tension des burnous blancs sur les paules et au sige copieux des amazones, il est certain que ce v-tement recouvre des personnes un peu mres. Au milieu d'elles, pas de fines silhouettes pe-tite tte toujours en mouvement, burnous glissant sur des paules tombantes, tous signes de jeunesse. Est-ce que Junon prvaudrait contre Vnus ? Ce n'est pas possible ! J'ai d aller aux renseignements. Rien de grave: le voyage ayant un caractre religieux et les dames mres ayant sollicit la faveur d'aller prier au tombeau de Moulay Ali Chrif, le Sultan, assez fati-gu, se passera facilement des jeunesses frivoles et peu dvotieuses.

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    Lundi 3 Juillet. Sjour Mesdou.

    cinq heures du matin, le Sultan passe une revue d'effectifs des troupes d'infanterie. Aprs cette revue, les officiers instructeurs franais et espagnols sont reus en audience de cong par S. M. Chrifienne.

    Mardi 4 Juillet. 3me tape de Mesdou An Asnam. partir de ce jour, je me trouve le seul europen englob dans le milieu musulman pour

    plusieurs mois. Nous quittons Mesdou quatre heures en direction du Sud. Aprs 1 h. 30 de marche peu rapide sur des collines pierreuses et ondules, on s'engage

    dans des gorges assez troites au fond desquelles coule un ruisseau. La piste est nettement dlimite; on voit des chnes verts sur les collines, des champs de mas dans les valles. En sortant des gorges, nous marchons encore une heure avant d'arriver sur le plateau d'An As-nam o se trouve une sorte de cuvette marcageuse remplie de roseaux. Le plateau, caillou-teux comme Mesdou, est sensiblement plus lev : le baromtre est 635.

    De 1 3 heures du soir, nous subissons un fort coup de vent qui enlve toutes les tentes dont les piquets ont t insuffisamment enfoncs dans le sol. Le chemin parcouru au cours de l'tape correspond exactement l'itinraire de Ren Caill en 1828. Nous sommes sur le terri-toire des Gharba, fraction des At Youssi. Les habitants ne se sentant pas la conscience tran-quille ont jug prudent de s'loigner du passage de la colonne. Quelques-uns seulement ont apport un peu d'orge au march.

    Mercredi 5 Juillet. Quatrime tape, d'An Asnam Aounet (petites sources). Le signal du dpart est donn par un coup de canon 3 heures du matin pour la prire

    du Fjer. On se met en route 4 heures 30. Direction gnrale Sud-Est. Nous marchons bonne allure de route pendant 2 h. 15, en suivant une piste muletire bien marque et trs fr-quente, dans le vallonnement des collines qui s'lvent insensiblement jusqu' Aounet.

    Au mois d'aot 1884, j'avais suivi la mme piste en accompagnant le Capitaine Berquin, instructeur d'artillerie notre mission militaire, qui devait, par ordre du Sultan, dmolir la dynamite la forteresse berbre d'Almis, dont le Cad des At Youssi, Mohamed Ould Taleb, avait d faire le sige en perdant beaucoup de soldats. Prs d'Aounet, nous voyons les ruines d'une ancienne casbah.

    En cette saison, le dbit des petites sources tant insuffisant pour abreuver les chevaux et les btes de somme de la colonne, on conduit ces animaux au fond de la valle, o, creusant un peu le sol, on fait sourdre de l'eau en abondance. La partie de la piste que nous venons de suivre est assez praticable des troupes en expdition, puisque les chameaux transportant des canons de campagne sur de longues civires dites mekkess , sont arrivs au camp trs peu de temps aprs le gros de la colonne.

    La crte des collines qui forment la paroi droite du col en allant vers le Sud, sert de li-gne de dmarcation entre les territoires des At Halli et des Gharba (deux fractions des At Youssi),

    Jeudi 6 Juillet. Cinquime tape, d'Aounet Taghzout. On marche trois heures. En quittant Aounet, nous contournons le massif des collines

    prcites et nous gravissons une cte assez raide qui nous conduit, en quarante minutes envi-

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    ron, la valle que nous devons suivre jusqu' Taghzout. Le sol s'lve sensiblement et la valle se rtrcit en s'inclinant vers le ksar. Nous passons devant quelques casbahs et douars At Halli. Les bls sont encore sur pied, les mas peu avancs. Le paysage de Taghzout s'est peu modifi depuis notre passage (Berquin et moi) en 1884. La casbah est un peu plus ruine par les assauts qu'elle a supports aprs la chute d'Almis.

    Ds hier matin, des groupes de cavaliers avaient t envoys dans la haute valle de loued Guigou pour faire aveugler les prises d'eau d'irrigation le long de loued, le dbit total de la rivire ayant paru ncessaire notre colonne Taghzout.

    Vendredi 7 Juillet. Sixime tape, de Taghzout Boulmane. Marche 2 h. 15. Il y a deux Taghzout : un fouqani (ou suprieur) que nous venons de quitter et un tahta-

    ni (ou infrieur), runion de quelques masures en pis que nous traversons aprs 15 minutes de marche, en nous dirigeant toujours au Sud, sur la piste dite du Tafilalet. Le chemin s'en-gage encore dans des gorges plus troites que celles que nous avons traverses hier et trs pittoresques. La colonne s'y coule avec quelques difficults, par suite de l'encombrement que forment les btes de charge. Nous nous levons progressivement jusqu' Boulmane o le ba-romtre est 625. Nous retrouvons ici l'itinraire de Ren Caill, que nous avions suivi de Mesdou An Asnam.

    En arrivant Boulmane, le campement chrifien se trouvant un peu en retard, le Sultan se rend l'entre des gorges d'Oum Djeniba, passage difficile pour la colonne dont les impe-dimenta sont nombreux. Oum Djeniba est un site pittoresque et svre. Une casbah en pis de chaux occupe l'entre de la coupure de la montagne et commande galement les gorges pro-fondes allant du Sud-Ouest au Nord-Ouest. Les montagnes qui limitent l'entre d'Oum Djeni-ba sont couronnes de murailles rocheuses (Djebel Tichoukt) d'un effet imposant. Les flancs des montagnes sont couverts de chnes verts.

    Au cours de l'tape, nous avons pass auprs de casbahs d'aspect peu brillant et habites par des At Youssi mine farouche. J'ai demand la cause de cette irritation vidente un soldat tranard qui marchait prs de mon cheval : Oui, ils n'ont pas l'air content parce qu'ils voient leurs rcoltes pitines par la colonne. Ce matin mme, ils ont tu des soldats marau-deurs qui ne tenaient aucun compte des remontrances qui leur taient adresses . Ce petit fait est sans importance en cours de route.

    Samedi 8 Juillet. Septime tape de Boulmane Enjil. Marche 5 h. 30.

    C'est peu prs l'itinraire de Ren Caill: Sud Sud-Est. La coupure d'Oum Djeniba tant trs troite, le passage est gard ds la premire heure par un groupe de cavaliers, afin que le dit passage soit entirement libre pour le Sultan et pour son escorte. Le gros de la co-lonne et les btes de charge graviront les pentes du Tichoukt par le chemin dit de Bou Arfa, coupant le chemin qui conduit Almis.

    Je peux cependant m'engager dans le passage avec quelques privilgis (secrtaires du Grand Vizir), avant l'arrive du Sultan.

    Les sentinelles nous ont laiss passer la condition d'peronner vigoureusement nos montures pour viter de former obstacle la marche de S.M. Chrifienne. Ainsi faisons-nous. Le dfil est franchi en vingt minutes mais il est vraiment dangereux, car, en quelques en-droits, le sol est constitu par des larges plaques de granit glissant comme du verglas. Au moindre faux pas, une bte tombe ne pourrait se relever.

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    Nous suivons la direction Sud Sud-Est. Au point culminant du col, le baromtre est 610. De l, nous descendons progressivement vers Enjil, o nous arrivons aprs une marche de 5 h 30. Enjil est sur un vaste plateau entirement nu; ni arbres, ni verdure, tourbillons de poussire, coups de vent peu prs continuels. Nous sommes toujours sur le territoire des At Youssi dont le cad intrimaire est Si Omar Ould Taleb Mohamed. Trois quarts d'heure avant d'arriver Enjil, le Sultan fait une pause l'ombre d'un norme bloc de roche, prs de l'oued Enjil, pour attendre l'arrive de 1' afrag (tente chrifienne) un peu en retard. Cet endroit, nu, avec une casbah au milieu de la plaine a pour nom Timghoua.

    Dimanche 9 Juillet. Huitime tape, d'Enjil Tijam. 2 h. 15 de marche, pression baro-mtrique: 635.

    Au lieu de continuer notre chemin qui va directement Ksabi Ech Chorfa et qui est la route suivie ordinairement par les caravanes, nous nous dirigeons, en quittant Enjil, vers le Sud-Ouest sur une plaine dnude, o la seule vgtation est constitue par quelques touffes de thym trs espaces et que des criquets sont en train de dvorer.

    C'est le mme terrain que celui des hauts plateaux oranais que j'ai parcourus entre Sada et Gryville en 1876. Nous n'avons pas quitt le territoire des At Youssi, dont le cad Si Omar Ould Taleb est dans ce moment en expdition avec Moulay El Amine, oncle du Sultan et gnralissime marocain qui sont confies toutes les oprations militaires difficiles.

    Lundi 10 Juillet. 9me tape de Tijam Khoukhat et Seheb er Roh.

    Nous marchons pendant 3 h. 30 bonne allure pour gagner Khoukhat en suivant le haut plateau ondul, caillouteux, piqu de touffes de thym, dont les criquets n'ont laiss que les parties ligneuses. Tout coup nous distinguons au milieu du plateau une vaste dpression irrgulire bords taills pic, vritable affaissement du sol, d'o mergent a et l d'normes blocs schisteux dont le sommet en plate-forme est au mme niveau que les bords de la dpres-sion. C'est Khoukhat, comme l'indique son nom en arabe. Dans cette gigantesque cuvette, l'humus s'est accumul ainsi que l'eau de pluie, si bien que l'orge et le bl croissent en abon-dance dans ce bas-fond, alors que le sol du plateau qui l'environne est absolument inculte. C'est prcisment dans Khoukhat qu'on dresse le camp vers 9 heures du matin. Il a fallu faire un grand dtour avant de trouver un passage pas trop escarp permettant de descendre dans cet enfoncement du sol. Le camp n'tait pas install depuis une heure, que le bruit se rpand qu'il faut dcamper, parce que Sidna (Notre Matre) a trouv dans l'enceinte de l'afrag (cam-pement chrifien) des Ciha, genre d'Arachnides dont la morsure est trs venimeuse et mme presque toujours mortelle d'aprs les empiriques marocains5. Aussi, aprs la prire de midi (El Houli) on abat les tentes, on refait les chargements, et en route pour une nouvelle tape d'une heure trente vers le Sud-Ouest.

    On dresse le camp Seheb er Roh, dont le sol schisteux ne semble pas convenir au Bou Ciha. Mais nous aurons ici tous les inconvnients des hauts plateaux : vent, poussire (diurnes

    5 Le Bou Ciha est une araigne dont il m'a t impossible d'avoir un exemplaire; ds lors je n'ai pu vrifier le degr de toxicit de son venin. Mais il m'a t donn de prcieux renseignements sur le traitement impos par les empiriques berbres aux personnes mordues par celte arachnide. On n'a pu les gurir qu'en les faisant transpirer. Voici le sudorifique employ : on creuse un foss dans lequel on tend le patient qui est alors recouvert jusqu'au menton d'une couche de terre provenant du creusement du foss. Sur cette carapace terreuse, on allume un bon feu qu'on entretient avec soin durant le temps fix par les augures, puis on procde au dgagement du sujet qui presque toujours a cess de vivre. Ce qui prouve, disent les berbres, combien est toxique le venin du Bou Ciha. Je crois plutt la toxicit de la crmation thrapeutique.

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    heureusement), avec nuits fraches et calmes. En 1888, au cours de l'expdition contre les Beni M'Guild, nous avons camp sur le plateau de Seheb el Roh qui est not sur l'itinraire de Rohlfs de 1864.

    D'aprs les soins que l'on met l'amnagement du camp, la rgularisation du riff (en-ceinte extrieure du camp), il est supposer que nous ferons ici un long sjour.

    Mardi 11 Juillet. Sjour.

    Vers quatre heures du soir, les voyers du campement me prient de faire dplacer mes tentes pour les dresser un peu plus en dedans de la ligne d'enceinte et ceci, ajoutent-ils, en vue de ma scurit . Comme d'habitude dans cette rgion, nous subissons, l'aprs-midi, un orage de poussire dsagrable. Au point o nous sommes arrivs, il semble indiqu de repar-ler du rglement des questions portes au programme. Elles viennent sur le tapis dans les di-vers bureaux, aprs la prire de l'Asser (4 h. et demie du soir).

    Dans la tente du Secrtaire pour l'arme, jentends dire que le plus gros compte rgler est celui des At Idzeg. Leurs mfaits sont nombreux et graves. Ainsi, en premier lieu, ils ont expuls, ds son arrive chez eux, un cad quon venait de nommer pour les gouverner, Bra-him Cherradi et ils ont commis en cette circonstance des actes d'insubordination et de mpris de l'autorit chrifienne; en second lieu, ils se sont insurgs (1890) avec les tribus voisines, contre le cad des At Youssi, Mohamed Ould Taleb, ont pris part au sige de Tit N'Ourms et aux actes de vengeance sauvage qui ont caus la mort de ce cad trs dvou au Sultan Mou-lay Hassan. Cela est donc trs grave. Reste savoir si toutes ces accusations sont absolument fondes et si les At Izdeg n'auront pas quelques arguments prsenter pour leur dfense.

    Mercredi 12 Juillet. Sjour. Au Maghzen, on dit: 1 - Que les At Izdeg sont inquiets; 2 - que trois chrifs (Moulay

    Kacem et Moulay El Hassan d'Outat, Moulay Hachem de Tiallaline) sont arrivs au camp, chargs par cette dernire tribu de demander S. M. Chrifienne l'aman ou pardon; 3 Que la confdration des At Yafelman vient d'envoyer auprs de Moulay Rechid, gouverneur du Tafilalet et oncle du Sultan, des dputations des tribus confdres, charges de demander l'aman et de donner l'assurance, qu'aussitt le pardon accord, toutes les conditions imposes par le Sultan seront acceptes et excutes.

    S. M. Chrifienne a rpondu aux trois chrifs dlgus qu'Elle ferait connatre ses or-dres bref dlai.

    Jeudi 13 Juillet. Sjour.

    La tribu des At Halli est, la date de ce jour, entirement distraite du commandement de la famille Bougrine.

    Vendredi 14 Juillet. Sjour.

    On attend l'arrive d'un convoi de 500 chevaux, envoy depuis trois jours Enjil pour prendre de l'orge, l'approvisionnement de Khoukhat tant puis.

    Ici les vivres pour les gens comme pour les animaux se font rares. Il serait temps d'aller en chercher ailleurs, car l'eau en abondance, limpide et frache qui sort du Djebel El Aras

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    n'est pas un aliment suffisant. Malgr la saison chaude, en regardant vers le Sud avec la lor-gnette, je distingue nettement la neige sur le sommet du Djebel Aachi et dans les anfractuosi-ts des crtes rocheuses.

    Ce n'est pas sans raison que le Sultan a choisi Seheb er Roh pour examiner loisir les griefs reprochs aux At Izdeg. Ce point est un territoire neutre entre deux partis en guerre, cest--dire stratgique entre vassaux et suzerain. Les courriers viennent sans trop de diffi-cults du Tadla et de chez les Zaans apportant des renseignements sur l'tat politique des tri-bus de ces rgions, qu'un voyag expditionnaire du Sultan impressionne plus ou moins selon son itinraire prvu ou prvoir.

    Lundi 17 Juillet. 10me tape, de Seheb er Roh Bou el Ajoul.

    Nous marchons durant 2 h. 30 assez bonne allure vers le Sud-Ouest, suivant toujours le haut plateau couvert de thym et de quelques touffes d'alfa, mais travers par de nombreux ravins peu profonds et par des sguias servant arroser les maigres champs de bl et de mas.

    Bou el Ajoul est constitu par la runion de quelques casbahs assez loignes les unes des autres, bien bties pour la dfensive, en pis de chaux, de modle ordinaire, soit quatre bastions aux angles de la btisse carre. Nous sommes peu prs la mme altitude qu' Se-heb er Roh; le baromtre se maintient 637. Nous foulons le territoire des Beni-Mguild, oc-cup ici par les fractions At Messaoud et At Raho.

    Mardi 18 Juillet. 11me tape de Bou El Ajoul At Iloussen (Agarsis).

    Dpart 4 h. 30. Une heure aprs (5 h. 30), nous traversons l'oued Aguersif qui coule du Nord-Ouest au Sud-Est et dont les eaux sont basses. Toujours le mme sol, mais l'alfa est plus abondant que le thym. Des champs de bl dans les terrains irrigables. Aprs 2 heures de marche, nous campons Agarsis, chez les At Iloussen, non loin de la Moulouya.

    Mercredi 19 Juillet. 12me tape de Agarsis (At Iloussen) aux ksour6 At Aiach.

    Dpart 4 h.30, direction Ouest-Est. A 4 h.45 nous traversons un oued dont le mince fi-let d'eau coule de l'Ouest l'Est. Aprs 45 minutes de marche, nous traversons la Moulouya, sous le nom de l'Oued Seghir, qui coule du Sud-Ouest au Nord-Est sur un fond de roche o les btes de charge avancent pniblement. La pression est de 644 au gu. La valle est bien irrigable et les cultures d'orge et de bl sont belles. Le plateau qui domine la rive droite sert de frontire aux territoires Beni Mguild et At Aach. Aprs 2 h. 30 de marche Ouest-Est, nous campons dans ta valle de l'oued Ansegmir, prs des Ksour At Aach, trs peupls et bien btis, chelonns dans la valle. Le paysage est reposant. Au Sud, on voit le Djebel Ayachi casqu de neige, les ksour en terre grise chelonns le long de la valle couverte de cultures de mas.

    La dputation des At Izdeg dont il tait question Seheb er Roh, est venue saluer le Sultan avant l'arrive l'tape. Puis le camp install, elle a sacrifi six taureaux devant les batteries de canons, d'autres taureaux au camp de l'infanterie et au campement des Chaoua. Le Sultan leur a dclar qu'il tait venu pour les mettre la raison, mais que puisquils fai-saient acte de repentir et de soumission, il tait dispos les traiter avec bienveillance.

    Jeudi 20 Juillet. Sjour aux Ksour At Aach. Pression 641. 6 Ksour : pluriel de ksar (village rural fortifi)

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    Les griefs de S. M. Chrifienne contre les At Aach sont graves et nombreux. Il faut procder un rglement de comptes. Comme membres de la confdration des An Yafelman, les At Aach ont particip au meurtre du Cad Mohamed Ould Taleb. Aprs la mort de ce dernier, ils ont dpouill et dsarm les soldats rguliers qui taient dtachs auprs du Cad. De plus, ces mmes At Aach ont pris part, en 1888, avec les At Shokhman, au meurtre de Moulay Serou, oncle du Sultan. Ils ont, la mme date, et encore allis aux At Shokhman, mis en droute la colonne de Si Mohamed Seghir, Secrtaire pour larme. Telles sont les fautes. Quels vont tre les chtiments? Voici : le Sultan exige la restitution de tous les fusils vols aux soldats en garnison alors dans la Casbah du Maghzen, laquelle se trouve en face de notre campement. Cette restitution opre, on pourra donner l'aman et nommer des cads pris dans la tribu des At Aach, comme ils le dsirent.

    Si cela devaient se borner les reprsailles chrifiennes, il tait bien inutile de venir dans cette rgion. Esprons cependant que le Sultan montrera un peu plus de vigueur dans la rpression.

    Vendredi 21 Juillet. Sjour aux Ksour At Aach. Un convoi de onze mules charges de ballots de vtements de drap destins aux Chorfa

    du Tafilalet a t captur par les At Youssi, Le Sultan, m'a-t-on dit, est furieux et il y a de quoi. Ordre est donn sur-le-champ

    Aomar Ould Taleb, cad intrimaire de cette tribu si peu respectueuse de l'autorit chrifienne, de se rendre immdiatement chez les voleurs et de les amener au camp, ainsi que les mules avec leur chargement. De plus, il faut que les douars At Youssi viennent s'installer le long de la route se trouvant sur leur territoire et qu'ils assurent la scurit des voyageurs se rendant du camp chrifien Fs ou inversement.

    D'o il semble rsulter que les voleurs, ou tout au moins leurs frres, vont devenir gen-darmes. Il est vrai que, grce au principe de la responsabilit collective en usage dans le pays, toute la tribu est garante des divers mfaits qui pourront se produire la suite de la consigne chrifienne. Les incidents de cette nature dmontrent clairement les inconvnients lis aux commandements territoriaux trop tendus en pays berbre. Nul doute que leur morcellement en faciliterait l'administration.

    Des groupes de soldats commands par des Caids Mia (centurions) viennent de partir pour Fs, Mekns et Rabat afin de rechercher et de ramener au camp les soldats dserteurs rentrs dans ces rgions depuis notre dpart. Car, si on est btonn pour frustrer le Trsor, il n'existe pas de punition prvue pour la dsertion.

    Samedi 22 Juillet. 13me tape, des Ksour At Aach Outat7. Dpart 4 h. 30. On met 15 minutes pour aller prendre le gu de l'oued Ansegmir, ri-

    vire peu large mais assez profonde (0 m 60 environ) cette poque de l'anne, et dont l'eau courante et limpide va du Sud-Ouest au Nord-Est. Nous suivons la mme direction pour arri-ver aux premiers Ksour d'Outat o on fait une longue pause pour recevoir des dputations de tribus. On traverse ensuite la valle de l'oued Outat, au long de laquelle sont chelonns les ksour de la rgion et nous allons camper sur le plateau dominant la valle vers l'Est Nord-Est. Le baromtre est 642, comme au dpart de Ksar At Aach. Nous nous sommes sensible-ment rapprochs du massif de l'Ari Aachi. On distingue l'il nu les dtails de ce haut som-

    7 Actuellement Midelt.

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    met. Il y a encore un peu de neige dans les anfractuosits de la crte. Le versant qui fait face Outat est presque taill pic. Des arbres verts se voient jusqu'a mi-hauteur, tandis que la moi-ti suprieure de la montagne est constitue par des masses rocheuses rougetres complte-ment dnudes. L'alfa a presque remplac le thym sur les plateaux qui sparent les Ksour At Aach d'Outat. De compagnie avec le Secrtaire pour l'arme, nous avons dfil, avant d'aller au campement, devant quelques ksour. On comprend que les habitants soient peu prs continuellement en guerre entre eux, car, malgr l'eau en abondance et les nombreuses s-guias, on ne voit que peu de jardins entours de murailles en terre battue, attenant elles-mmes au pied des ksour. Dans ces jardins, les habitants sont tapis comme fauves en tanires et nous regardent passer avec mfiance.

    Dimanche 23 Juillet. Sjour Outat. Vers, midi arrive une dputation d'At Atta venant du Tafilalet.

    On apprend ici aujourd'hui que les At Izdeg qui taient venus Ksar At Aach le 19 Juillet, n'ont pas t absolument rassurs par la rponse que leur fit le Sultan aprs les avoir reus en audience. Ils avaient promis de runir leurs contingents camps Outat et de les amener au camp chrifien. Cette bonne rsolution n'a pas persist et on affirme ici que les intressants At Izdeg ont jug prudent, au lieu de venir au camp, de se retirer vers Tiallaline sur le versant Sud du Djebel Aachi d'o ils ramneront (ou ne ramneront pas) les contin-gents que le Sultan dsire avec lui. Cela n'est pas trs clair. Devrons-nous attendre ici leur arrive ou la preuve de leur dfection complte ?

    Outat, toutes les denres sont hors de prix. Les gens de ksour auraient, dit-on, fait le serment des burnous de ne rien vendre la colonne chrifienne. Hier soir, les cavaliers des tribus n'ont pu donner la ration d'orge leurs chevaux. Si cette situation se prolongeait, nous verrions se produire des dsertions massives. Il y a, il est vrai, au campement, de l'eau en abondance.

    Le Cad Aomar Ould Taleb, des At Youssi, envoy par le Sultan dans ses tribus pour chtier les voleurs des mules charges de ballots de vtements, a attaqu le ksar d'Enjil o taient rfugis les coupables qui ont t faits prisonniers; le ksar a t incendi. On attend le retour du Cad aprs ce brillant exploit.

    Lundi 24 Juillet. Sjour Outat C'est aujourd'hui la fte de l'Achoura, qui passe presque inaperue au camp.

    Aprs midi, arrivent les prisonniers d'Enjil sous la conduite du Cad Sad des Cherarda. Vers 5 h. du soir, le Sultan reoit une dputation de Chorfa du Tafilalet qui offre un

    cheval trs beau, de pure race. Incident : en rentrant dans la tente impriale, le Sultan a trouv ces dames du harem volant en grand moi. Elles n'ont pu prendre leur th de 5 heures, car le charbon a manqu pour garnir les rchauds des thires. Le Matre s'est mis en colre. Le Chambellan Si Ahmed a reu un blme svre, qu'il a amplement transmis Si Tahar Guerra-ri, chef des approvisionnements. C'est sous la tente du Secrtaire pour l'arme, au cours du bavardage coutumier, que j'ai t mis au courant de ce fait divers qui sera certainement trs comment dans toutes les grandes tentes des hauts fonctionnaires.

    En continuant la conversation sur ce sujet, j'ai racont mon interlocuteur l'histoire de notre Vatel se tuant pour ne pas survivre un dshonneur culinaire. Le petit dialogue s'engage alors entre nous; Moi: Crois-tu que Guerrari serait capable d'imiter Vatel ? Le Secrtaire :

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    Non, car se tuer pour si peu de chose serait le fait d'un fou - Je pense comme toi. Mais si ce qui arrive aujourd'hui s'tait produit du temps de Moulay Ismal (Sultan contemporain de Louis XIV), crois-tu que Guerrari n'aurait pas eu la tte tranche ? Le Secrtaire: C'est possible, mais nous ne sommes plus au temps de Moulay Ismal. Qu'Allah lui fasse misri-corde ! Moi: Tu veux dire que les temps sont changs ? Le Secrtaire: Oui, et louange Allah ! .

    Mardi 25 Juillet. Sjour Outat. Vers midi, nous voyons arriver au camp un groupe d'une trentaine de cavaliers de fire

    allure, bien monts, escortant un cortge imposant. Au centre, un dromadaire de haute taille et de belle race, tenu au licou par un ngre majestueux, porte, dans un balancement cadenc, une litire au dme soigneusement drap de tissus aux vives couleurs et contenant, sans nul doute, une ou deux dames de qualit. Derrire la litire viennent, montes sur des mules de prix, deux dames peu sveltes, enveloppes de fins burnous blancs et rigoureusement voiles. Elles sont suivies de deux ngres pied, portant sur l'paule gauche la housse de drap rouge et vert devant recouvrir chaque selle aussitt libre de son amazone califourchon. Enfin, trois mu-les de charge, surmontes de trois servantes aussi voiles que leurs matresses, terminent le cortge analogue ceux que j'ai dj vus au cours de prcdents voyages. Renseignement pris, j'apprends en effet qu'il s'agit d'une nouvelle manifestation de fidlit et d'un simulacre d'obissance absolue du Grand Chef des Zaans, Moha ou Hammou, peu prs indpendant. Il envoie au Sultan une jeune fille de sa famille pour le harem imprial. La mre et la gran-d'mre de la future fiance l'ont accompagne. Ces trois grandes dames sont loges dans l'afrag. Une hdia (prsent) de 500 ttes de btail, chevaux, mulets, boeufs et moutons, est envoye cette occasion. Et, comme d'habitude, la jeune fiance remettra Moulay Hassan une lettre d'excuse de son aeul, priant S. M. Chrifienne de l'excuser s'il ne vient pas, en per-sonne, lui exprimer ses sentiments d'absolu dvouement, mais son grand ge et la maladie le clouent dans sa demeure. Ici tout le monde sait que le grand chef Zaan reste chez lui parce qu'il connat le danger qu'il y aurait faire, de trop prs, un acte de soumission. Les cavaliers de l'escorte de ces dames ont t envoys, avec le troupeau, au camp de l'infanterie o ils se-ront hbergs aux frais du Sultan.

    Dans la soire, on annonce la disparition de plusieurs soldats sortis du camp pour aller la paille et au bois. On croit qu'ils auront t tus par les Beni Mguild dont les douars se trou-vent dans les environs. Il m'est recommand de ne pas autoriser mes domestiques aller la paille isolment. propos de l'moi caus hier par le manque de charbon l'afrag, j'apprends indirectement que depuis notre dpart de Fs, Guerrari n'a jamais manqu d'envoyer chaque jour au Secrtaire pour l'arme et beaucoup d'autres gros personnages leur provision de charbon. De l le dficit pour la tente impriale et la bienveillance des grands pour le coupa-ble.

    Mercredi 26 Juillet. Sjour Outat. Une dputation de Chorfa de Ksabi offre, dans la matine, un superbe cheval alezan au

    Sultan. Les soldats prsums tus hier sont ramens au camp par des Beni Mguild. Au lieu d'al-

    ler au bois et la paille, ils s'taient arrts dans les douars o ils avaient tent de manquer de respect aux femmes berbres.

    quatre heures du soir, un convoi de mules conduit par des Zaans, entre dans le camp

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    portant la dot de la fiance envoye par Moha ou Hammou et arrive hier: malles, colis de tous genres, recouverts de magnifiques tapis de haute laine, de nattes fines en fibres de pal-mier nain et brodes de dessins de laine de diverses couleurs.

    Jeudi 27 Juillet. Sjour Outat.

    Je suis appel 8 heures du matin dans la tente de Si Mohamed Seghir pour bavarder. Il m'a racont qu'on a dcid de diriger demain matin sur Fs et Mekhns un convoi des che-vaux indisponibles et des chevaux de luxe donns en cadeau par les Chorfa et les Cads de la rgion. Tous les hauts personnages, que le voyage au Tafilalet effraie et qui espraient encore qu'on n'irait pas plus avant dans l'Atlas, sont trs dcourags de constater que leurs efforts pour dissuader S. M. Chrifienne restent vains. J'ai en effet remarqu, en regagnant ma tente, que les personnages en question n'avaient pas l'air trs rjoui. L'ide fixe d'inscurit va bien-tt les obsder une fois de plus. deux heures clate enfin l'orage qui menaait depuis plu-sieurs jours : vent violent, pluie, grle abondante. Me trouvant camp dans une lgre dpres-sion, ma tente est inonde en quelques minutes. Je donne une alerte ma domesticit qui, l'orage pass, enlve mon campement et l'installe sur un monticule. Pas de dgts apprcia-bles dans mon bagage.

    Sance de Hdia (prsentation de cadeaux au Sultan par des dlgus des tribus). Toutes les troupes sont sous les armes. Le Sultan reoit les prsents des Beni Mguild, Zaans, At Youssi, At Izdeg.

    Vendredi 28 Juillet. Sjour Outat. 6 heures du matin, revue de l'infanterie par Si Abbs Djama, neveu du Secrtaire

    pour l'arme et devenu son adjoint tout rcemment. En mme temps, Si Mohamed Seghir passe une revue d'effectif des contingents At Youssi. (La tribu est effectivement soumise). Si Feddoul, Secrtaire pour les affaires trangres, me fait appeler vers 9 heures pour prendre une tasse de th et surtout pour causer. Il m'a dit que le retour du Tafilalet Marrakech se fera par la piste du Glaou, qu'on commence mettre en tat. La route par Taroudant (d'aprs lui) est trop longue et si celle du Glaou devenait impraticable, on reviendrait par Ksabi. Tout cela n'est pas trs intressant. Si Feddoul ne reoit pas les confidences du Sultan en pareille ma-tire.

    Plus je pratique le milieu officiel du camp, plus il m'est permis de constater que les commrages sont comme inspirs par un sentiment religieux fictif, devant me donner le change sur la ralit. Ainsi, pour exalter le prestige de S. M. Chrifienne, Si Feddoul a conti-nu son petit boniment en racontant que les tribus se soumettent avec empressement aux conditions qu'il plat Sidna de leur imposer (alors que le contraire est facile constater). De mme, en ce qui concerne la fameuse question des At Izdeg, voici o semblent en tre les choses, toujours d'aprs Feddoul : S. M. Chrifienne se rend parfaitement compte qu'avec ces At Izdeg qui ont derrire eux la confdration des At Yafelman, il est ncessaire de procder avec la plus grande prudence (c'est la vrit, par hasard). Mais il importe aussi de sauvegar-der, au moins en apparence, le prestige imprial. C'est pourquoi le Sultan, au dire de Feddoul, aurait expos comme suit sa volont la dlgation des At Izdeg Puisque vous venez au devant de moi faire amende honorable et implorer l'aman, je suis persuad, ainsi qu'on me l'assure, que vous avez t pousss dans la voie de la rbellion par Si Mohamed Ben el Arbi Derkaoui, fauteur de dsordres et dont Allah vous a enfin dlivrs (mort en Dcembre 1891). Vos torts sont donc moins graves que si vous aviez agi de votre propre mouvement. Cepen-dant, les fautes commises doivent se payer. Vous avez tu Mohamed Ould Taleb Youssi pour

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    des motifs particuliers que le Coran condamne, mais dont vous n'tiez par les juges pour vous permettre d'agir comme vous l'avez fait. Chose plus grave, vous avez chass de chez vous et sans raison, le Cad Brahim Cherardi envoy par moi. Que vous avait-il fait ? Vous aurez donc payer une amende de cent mille douros pour la dia (prix du sang) de Mohamed Ould Taleb et l'injure faite Brahim Cherardi, et cela, indpendamment des impts que vous avez acquitter, qui sont fixs vingt mille douros pour lesquels je n'accepte ni moutons, ni chvres. Vous aurez donner des bufs, des vaches, des chevaux et des mulets .

    ces ordres, les dlgus auraient rpondu qu'ils allaient se rendre auprs des diverses fractions de la tribu et jusque dans la rgion de Tiallaline pour runir l'impt et l'amende de-mands par S. M. Chrifienne. Mais le rcit de Si Feddoul m'a en somme amus. On dit que Moha ou Hammou aurait inform le Sultan que les Ichkern taient dans ce moment trs su-rexcits. II ont dchir les lettres que leur a apport, de la part du Matre, le neveu d'Oubbah Mohamed Chargui et, dans ces conditions, Moha ou Hammou estimerait que S. M. Chri-fienne ne devrait pas se rendre au Tafilalet avant d'avoir chti les Ichkern. C'est un conseil que le Sultan ne suivra pas, en connaissant le donneur.

    Samedi 29 Juillet. Sjour Outat.

    Malgr les prvisions pessimistes formules hier au sujet de la soumission alatoire des At Izdeg aux volonts chrifiennes, il semblerait que ceux-ci prfrent payer ce qui leur est demand, plutt que de se dclarer ouvertement insoumis. Ils jugent sans doute que la rbel-lion effective en prsence de la colonne chrifienne pourrait leur causer de graves dommages tels que pillage et destruction de leurs ksour o sont accumuls leurs rcoltes et leurs objets prcieux. Et puis, le Sultan parti, on reprendra vite toutes les liberts et l'indpendance ordi-naires. Ils ne se soumettraient pas certainement s'ils taient nomades, mais 1a rgion froide qu'ils habitent ne leur permet pas de vivre sous la tente. Pour toutes ces bonnes raisons, les At Moussa ou Ali et les At Ouafella qui habitent en grande partie les ksour d'Outat et dont la part contributive inflige par le Sultan est de vingt et un mille cinq cents douros, soit 107.500 pesetas, s'excutent dj tout naturellement.

    Ils donnent surtout des chevaux et des mules qu'on conduit au Maghzen o les prposs des finances font l'estimation de chaque animal et enregistrent le prix. Si les autres fractions des At Izdeg s'excutent de mme sorte, ce sera un vritable succs pour le Sultan, succs administratif seulement, car au point de vue pcuniaire l'amende inflige cette tribu ne cou-vrira qu'une faible partie des dpenses du voyage expditionnaire.

    Dimanche 30 Juillet. Sjour Outat.

    Je suis appel au Makhzen 9 heures par le Secrtaire pour l'anne, Si Mohamed Seg-hir, pour causer. Mais le sous-secrtaire et neveu, Si Abbs, est son poste et occupe la moi-tie de la tente ministrielle. Aussi je trouve le grand chef srieux et grave.

    Autour de lui sont assis Moulay Ahmed Souiri, Grand Matre de l'artillerie, Moulay Ta-har el Belghiti, premier secrtaire du Grand Vizir, le Cad Kaddour el Atout parlant toujours pour flatter ou dnigrer n'importe qui ; on l'coute sans lui rpondre. 10 heures, Si Abbs se lve, salue et nous quitte. Alors on donne libre cours aux nouvelles et aux potins du camp. On raconte comment et pourquoi El Hadj el Mti, Grand Vizir et Ba Ahmed, Chambellan, sont en discussions continuelles pour usurpations rciproques d'attributions, telles que transmissions et timbrages de lettres chrifiennes. Le Secrtaire pour l'arme soutient que le Chambellan a raison contre le Vizir et les si et les mais n'en finissent plus. Je feins, par convenance,

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    de m'intresser ces sornettes. Puis on cherche me donner le change sur les questions du moment. Les affaires marchent souhait. Les At Izdeg ont peur de Sidna. Ils paient avec empressement, etc. etc. Enfin il est 11 heures, on se spare avec mille salamalecs peu sinc-res.

    On a apport ce matin au camp les cadavres de deux Juifs et de deux Musulmans. On suppose qu'il s'agit d'un quadruple assassinat commis par des coupeurs de route At Izdeg entre Ksabi et Outat.

    On a pris le signalement des cadavres pour tcher d'tablir leur identit et savoir quels sont les zettats (rpondants), vraisemblablement des At Izdeg. Le droit coutumier en pays berbre insoumis prescrit tout Juif qui, pour un motif quelconque, a besoin de se dplacer, l'obligation de se faire accompagner d'un protecteur on Zettat qui, pour une somme convenue d'avance, mettra le Juif en question l'abri de toute agression, le protgera, le dfendra mme au pril de sa vie. Quand le voyage s'est opr sans encombre aller et retour, le protg doit verser son protecteur la somme convenue. S'il ne peut se librer, le Zettat prend aussitt une hypothque gnrale sur tous les biens du protg; il s'installe dans sa maison et en devient le matre absolu. Le Juif devient le domestique du Berbre crancier, qui pousse le droit de pos-session jusqu' se constituer un harem avec la femme et les filles nubiles de son dbiteur. Comme consquence de ces deux facteurs de reproduction si diffrents, on trouve frquem-ment dans les familles juives de l'Atlas beaucoup d'enfants de complexion et d'humeur enti-rement opposes, et se querellant continuellement.

    Lundi 31 Juillet. Sjour Outat. Les Zaans, qui avaient conduit la jeune fille offerte par Moha ou Hammou, quittent au-

    jourd'hui le camp, accompagns de soldats et de cavaliers donns par le Sultan. S. M. Chri-fienne a fait cadeau d'un beau cheval au neveu (et probablement successeur) du grand chef Zaan. Il n'est pas douteux que par le don de sa fille, par la grosse hdia qu'il a ouvertement adresse au Sultan, le Zaani a beaucoup amlior ses rapports avec Moulay Hassan. Aprs les batailles qui ont eu lieu entre le Chef Zaan et son neveu, la paix a t faite. Mais la vic-toire est reste au neveu et il est trs vraisemblable que le prestige, dj au dclin, de Moha ou Hammou va se perdre tout fait, au profit du neveu victorieux. On dit d'ailleurs que le Chef Zaan est bien malade (de dysenterie, d'aprs les uns, de suite d'empoisonnement, d'aprs les autres), ce qui explique ainsi le bon accueil fait par le Sultan au neveu du grand chef, qui re-cueillera probablement l'hritage politique de son oncle8.

    Le Sultan a donn l'ordre ce matin un voyer ou fourrier d'aller se rendre compte de l'tat de la route jusqu' Zebzat, situ 2 ou 3 heures de marche d'Outat en direction de Ksabi. Il est grand temps de changer de campement. Le sol ici est infect de djections, de cadavres d'animaux en putrfaction, d'o rsulte une puanteur pouvantable, le soir, au cou-cher du soleil, quand l'atmosphre est calme. De plus, au point de vue politique, les diverses fractions At Izdeg ont dclar qu'elles paieraient leur quote-part de l'amende quand le Sultan serait chez elles. Au coucher du soleil, une dputation de Chorfa (du Tafilalet, dit-on) arrive au camp.

    Mardi 1er Aot. Sjour Outat.

    Le dplacement qu'on esprait devoir se produire aujourd'hui est encore ajourn. On 8 On sait que les vnements n'ont pas donn raison ces prvisions, Moha ou Hammou ayant t tu en 1921 dans un combat.

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    donne pour raison de cette prolongation de sjour: 1 - la lenteur avec laquelle les At Moussa ou Ali et les At Ouafella s'acquittent du paiement de leur amende. 2 - la lenteur galement avec laquelle la Souga (colonne volante charge de chtier les tribus rfractaires aux ordres donns) compose de contingents At Youssi et Beni Mguild procde la razzia des At Ya-hia refusant de se rendre auprs du Sultan. Une dlgation d'At Moghrad arrive au camp aprs midi.

    Les bataillons Sgharna et Rehamna qui avaient t dsigns pour tenir garnison Ksabi ech Chorfa se sont librs de cette corve prix d'argent et on laissera Ksabi des bataillons composs de soldats dpourvus de ressources. Bel exemple d'galit militaire ! Dans la mati-ne, uu convoi de mules et de chameaux du Makhzen a transport de l'orge Zebzat. Gros orage vers midi, la suite duquel le thermomtre est tomb de 32 21, alors que la pression baromtrique n'a vari que de 2 millimtres (639-641). On se croirait au mois d'Octobre.

    Mercredi 2 Aot. Sjour Outat. Dcidment nous finirons nos jours ici. La nuit dernire a t fort dsagrable, pluie et

    vent continuels et le baromtre reste bas. Une deuxime dputation d'At Moghrad arrive au camp vers midi.

    Jeudi 3 Aot. 14me tape d'Outat Bou Guemma (3 h.).

    Nous quittons enfin Outat 4: h. 50. On marche 3 heures bonne allure dans la direc-tion Nord-Est. Aprs deux heures de marche, nous sommes devant Zebzat, casbah construite au pied de la montagne et on continue jusqu' la casbah. de Bou Guemma, en marchant tou-jours vers le Nord~Est au milieu de la plaine. Autour de la casbah, du modle uniforme de la rgion, nous voyons quelques jardins dvasts par les sauterelles. Des sguias profondes am-nent l'eau des sources sortant de la montagne. Un violent vent du Sud-Ouest nous sature de poussire, sous nos tentes, jusqu' 6 heures du soir. Le camp peine install, on fait partir une souga vers Tit n'Ourms situ une heure environ vers le Nord-Est. C'est le ksar o Mo-hamed OuId Taleb, Cad des At Youssi. fut fait prisonnier et martyris jusqu' la mort par les tribus rvoltes contre lui. Son fils, Si Aomar, a obtenu du Sultan l'envoi de la souga pour venger, en mme temps que la mort de son pre, la blessure que son lieutenant a reue r-cemment en souga contre les At Yahia soutenus par les At Izdeg. Mais ceux-ci ont fait sa-voir au Makhzen qu'ils s'abstiendraient de lutter contre la souga Tit n'Ourms, la condition que le Cad Aomar Youssi ne paraisse, sous aucun prtexte, dans la souga de ce jour. Ces conditions poses par des soi-disant vassaux leur suzerain, font sourire.

    J'ai vu, cet aprs-midi, dans la tente de Moulay Ahmed Souiri, chef de l'artillerie, deux jeunes cads des At Izdeg, El Hassan Ould Tahra et Ould Issoumour. Celui-ci, rejeton de la vieille et grande famille des Issoumour, a grand air et une prestance remarquable. On parle de Medaghra dont la puissance comme Zaoua n'existe plus depuis la mort de Si Mohamed ben el Arbi Derkaoui.

    Deux des disciples de celui-ci tentent bien de fonder deux autres filiales de celle de Me-daghra, mais on ne croit pas que leur tentative puisse russir. Et la conversation se prolonge sur Ben el Arbi Derkaoui. On cite des exemples de son audace et de son ardent proslytisme islamique et on laisse entendre que si, il y a trois ans, le Sultan avait mis en excution ses pro-jets de venir ici, le Derkaoui n'aurait pas hsit se mesurer, la tte de tous ses fidles, avec la mehalla (arme) chrifienne. Il sera intressant de voir l'attitude du Sultan Medaghra.

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    Les Issoumour sont originaires du pays Haha (environs de Marrakech) o une fraction de cette tribu porte le nom de At Issoumour. Par contre, les gens de Haha, venus de cette r-gion avec les Issoumour, portent le nom de At Haha et il y a un ksar At Haha Outat.

    La fin de la relation figurera dans le Bulletin du 4me trimeslre.

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    Vendredi 4 Aot. Sjour Bou Guemma.

    Nous sjournons ici pour percevoir le tribut des At Ouafella de Zebzat. Moulay el Amine, le gnralissime, est camp Tit n'Ourms avec sa colonne volante.

    On doit procder la destruction complte de cette casbah pour effacer le souvenir du drame de la mort du Youssi. Tit n'Ourms tait, me dit-on, solidement construit dans la plaine, en-tour de fosss trs larges et trs profonds, porte bastionne, murs crnels btis la chaux. Aujourd'hui, tout serait en feu.

    On raconte que le Sultan a dsign un cad mia des Messeghin pour aller An Char se renseigner sur l'tat d'esprit des tribus de la rgion (ce renseignement me parait peu fond).

    On dit que les cavaliers du Makhzen et des tribus envoys pour escorter les Zaans. ont t mis en fuite par des coupeurs de route et obligs de prendre des zettat pour arriver Mek-ns. Ce renseignement me parat avoir le mme valeur que celui qui prcde.

    Une dputation de Chorfa de l'oued Guir, les Ouled Chaker, fraction At Atta, est arri-ve an camp vers 6 heures du soir.

    Les gens de Ksabi, chez lesquels se trouve le Cad El Afian de l'Afrag (campement ch-rifien) ne se dpchent gure de payer leur amende. El Afian a rendu compte au Sultan de cette mauvaise volont et le Cad Mohammed bel Kacem des Cheraga a t envoy pour ap-puyer les demandes d'El Afian et percevoir les impts dus par les gens de Missour et les Ou-led Khaoua.

    Samedi 5 Aot. Sjour Bou Guemma.

    Les At Ouafella qui sont sous le commandement du Cad du Makhzen El Hassan ould Tahara se font toujours attendre avec les 26.000 douros qu'on leur rclame. Les At Izdeg de la rgion, dont le Cad Makhzen est Ali ou El Hadj, ont vers leur quote-part, 26.000 douros galement. Le Cad Ali ou El Hadj est parti pour l'oued Ziz voir d'autres administrs et il a laiss l'intrim de son commandement Ould Issoumour.

    Dimanche 6 Aot. Sjour Bou Guemma. Nous venons de passer au campement une nuit absolument ridicule. Alerte gnrale.

    Tout le monde sur pied. Tous les fantassins en armes sur le riff, les canons en batterie dans la direction de Tit n'Ourms. Tous les grands personnages runis sous la tente de mosque, en conseil des Ministres permanent. Vraie veille des armes ! Pourquoi ? Parce que deux frac-tions des At Youssi, campes Tit n'Ourms avec Moulay el Amine, s'tant disputes pour une question de paille pour les btes, en sont venues aux coups, puis aux armes. Or, il parat que c'est de cette faon qu'avait dbut une rvolte des At Youssi au cours d'une expdition du Sultan Moulay Sliman dans la rgion o nous nous trouvons. Le rsultat de cette rvolte fut le pillage de la mehalla de ce Sultan. Et cela me semble prouver que l'historiographe ne dort que d'un oeil, et que le Makhzen n'a qu'une confiance trs limite dans notre escorte de trente mille hommes. Mais l'amazighophobie ne se raisonne pas. Moulay el Amine, camp Tit n'Ourms avec sa colonne, voyant les Gharba et les At Messaoud qu'il avait avec lui en venir aux armes, avait jug prudent d'informer S. M. Chrifienne qui, sans hsiter, ordonne le branle-bas gnral. Toute l'arme tait encore sons les armes ici que tout dormait au camp de Moulay el Amine. Au tableau : chez les Gharba : 2 morts, 3 blesss; chez les Ad Messaoud : 1 mort, 4 blesss. Sanctions: Le Cad el Hassen des Gharba est remplac d'office par le Cad Haddou de la vieille famille des Beribra et trs dvou Aomar Youssi qu'on souponne tre

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    l'organisateur de l'affaire. Les Gharba ont quitt le campement de Moulay el Amine pour ve-nir camper avec les Beni Hassen.

    Lundi 7 Aot. Sjour Bou Guemma. Vers 9 heures, des contingents du Tafilalet arrivent au camp. Ces contingents pro-

    viennent de Djorf, Maadid, Tizimi et Gufifat. Ils sont au nombre de 500 cavaliers environ. On les fait camper avec l'infanterie. On dit qu'on se dplacera demain.

    Mardi 8 Aot. 15me tape de Bou Guemma An Bou el Donn.

    Dpart de Bou Guemma 5 heures. Nous sommes 5 h. 15 la hauteur de Tit n'Our-ms, grande casbah qui se dresse firement dans la plaine, presque en face d'une des entres du Tizi n'Telghemt (Col de la Chamelle). Le Sultan se dtourne de la piste pour aller visiter la sinistre forteresse dont on n'a dmoli que quelques masures, l'intrieur de l'enceinte. Les murs sont intacts; le foss bien creus et bien tenu n'est interrompu qu' la hauteur de la porte d'entre fortement bastionne sur la face Est de la casbah. Le Sultan. aurait voulu, dit-on, d-truire cette forteresse, mais on lui fait remarquer qu'elle pourrait tre utilise avantageusement pour loger une garnison chrifienne. quelques mtres l'Est de cette forteresse, se trouve une autre construction analogue, annexe de la premire, entoure de maigres jardins.

    En quittant Tit n'Ourms pour rejoindre la colonne qui va vers l'Est, on peroit au Nord Est d'autres casbahs dans la plaine. Ce sont Djerf el Bess et Ksar At Aach. Nous laissons sur notre droite l'entre principale du Tizi n'Telghemt, dite Foum Aftis, et nous venons camper Aghbalou Bou el Doun, belle source qui sort du pied de la montagne, fournissant un volume d'eau considrable, pouvant alimenter deux colonnes comme la ntre. Cette eau descend Ksar At Aiach. Nous sommes toujours sur le territoire des At Ouafella. quelque distance du campement au Nord Est, la montagne est festonne de trois pitons d'gale hauteur en forme de pains de sucre. L se trouve, dit-on, une gorge donnant accs au dfil du Tizi n'Telghemt. C'est Foum Akka n'Ouzeroual (gorge de Zeroual), petit ksar l'entre de la dite gorge. C'est peut-tre par l que nous pntrerons dans le dfil. On sjournera trs probable-ment demain ici, pour s'occuper des rglements de comptes avec les At Tseghrouchen, Ouled el Hadj, Missour et Ouled Khaoua qui ont encore chez eux les envoys du Sultan, El Afian et Mohammed bel Kacem des Cheraga. La mouna viendra de Ksabi qui n'est qu' 2 heures et demie ou 3 heures d'ici. L'orage habituel de l'aprs midi nous a peine touchs parce que nous sommes trs prs de la montagne et que les grands courants d'air passent au milieu de la plaine. Nous avons, en effet, pu contempler, sans les subir, les tourbillons de poussire. Nous avons en face de nous au Nord, limitant la plaine, une chane de collines assez leves qu'on nomme Chabet el Abid.

    Mercredi 9 Aot : Sjour Aghbalou Bou el Doun. dix heures arrive une dputation des Chorfa des Ouled el Hadj, conduisant un magni-

    fique cheval de gala pour le Sultan. Les cavaliers ont les selles haut dossier d'Algrie et des Marocains de la frontire. Les gens arrivs du Tafilalet avant-hier ont leur tte le Cad offi-ciel du Tafilalet, Si El Mati Chiadmi, successeur de Merimida Cherradi.

    Jeudi 10 Aot. Sjour Aghbalou Bou el Doun. Appel au Makhzen 8 heures par Si Mohammed Seghir au sujet de deux batteries de

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    montagne que le Sultan veut acheter en France.

    Vu Si Feddoul qui me parle du cholra de la Mecque dont est mort le qdi de Fez, en plerinage avant notre dpart de la capitale. Quatre autres personnes de sa suite seraient ga-lement dcdes.

    Les gens du Tafilalet ont t reus ce matin. Ils ont offert trois chevaux: un cheval de la part des Chorfa, un cheval de la part des Arab, et le troisime de la part du Ksar de Doura. cinq heures du soir, arrive une dputation de Chorfa Moulay Mohammed habitant El Kheneg et Ksar Es Souk.

    Je suis appel de nouveau au Makhzen par Si Mohammed Seghir qui me charge d'crire au Ministre Tanger pour conclure la cession de deux batteries d'artillerie (4 de mon-tagne) au Gouvernement Chrifien.

    Le Cad Aomar des At Youssi a t envoy en mission pour faire rentrer 10.000 dou-ros. Un bataillon l'accompagne.

    Vendredi 11 Aot. Sjour Aghbalou Bou el Doun.

    Dans la matine, j'cris notre charg d'affaires Tanger au sujet des batteries de 4. La situation ici est peu brillante en ce qui concerne les vivres et la nourriture des ani-

    maux. Ksabi n'envoie plus que trs peu d'orge; les approvisionnements, qu'on disait, Fs, avoir t faits Ksabi, n'existent pas. La mesure d'orge cote 4 pesetas, celle de bl 5. Heu-reusement, la rgion est couverte d'alfa que les btes ne ddaignent pas. Mais, sur le march, ni oeufs, ni volailles, rien que de la viande de mouton. Les rapports qu'on fait sur l'tat des chemins d'ici Nzala sont pessimistes et contradictoires. II me parat vident que les gros per-sonnages cherchent encore par tous les moyens dissuader le Sultan d'aller au Tafilalet (ama-zighophobie).

    Samedi 12 Aot. Sjour Aghbalou Bou el Doun. Rien de nouveau; on attend toujours que les Missour et les Ouled Khaoua apportent les

    10.000 douros d'amende qu'ils doivent payer. On dit que le Cad Si Aomar Youssi a t mis en demeure par Sidna d'avoir verser

    dans les caisses chrifiennes la jolie somme de 50.000 douros, soit 250.000 pesetas, pour les deux motifs ci-aprs: pillage par ses administrs Enjil d'un convoi de mules portant des v-tements destins aux Chorfa du Tafilalet, et pour avoir attaqu sans ordre du Sultan la casbah de Tit n'Ourms, le jour de notre arrive Bou Guemma. Les At Izdeg qui taient dans la casbah ce jour-l, n'avaient particip en rien au meurtre de Mohammed Ould Taleb. Et il y a eu parmi eux des morts et des blesss. Si Aomar doit donc payer la dia . C'est la loi ! Mais il est trs probable que Si Aomar, le Sultan parti, saura se ddommager sur ses administrs de l'application de cette loi.

    Dimanche 13 Aot. Sjour Aghbalou bou el Doun.

    Encore des dputations arrivent au camp vers 9 h. . A midi le Sultan donne l'ordre d'aller vrifier le tir des nouveaux canons Canet dans la plaine. Le Secrtaire pour la guerre me fait dire de l'accompagner. Je m'empresse de rpondre son appel et nous nous transpor-tons 30 minutes du camp, prs des ksour Bou Aach. une distance approximative de 500 mtres, on tire une douzaine de coups de canon, sans tables de correction et avec une hausse

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    dont on ne semble pas bien comprendre l'intrt. Si Mohammed Seghir et le Cad Kaddour Atout (un Aghi) se moquent franchement de cette manoeuvre purile, tandis que le Grand Matre de l'artillerie se livre trs srieusement des calculs imaginaires. Nous rentrons au camp 3 h. , laissant les tobjia (artilleurs) leur polygone improvis jusqu' 5 heures.

    Lundi 14 Aot. Sjour Aghbalou bou el Doun. cinq heures du soir, arrive un convoi de magnifiques chameaux envoys par les Ou-

    led Khaoua. Peu peu tout arrive. Il n'y a plus que les At Tseghrouchen qui n'ont pas encore rpondu l'appel.

    Mardi 15 Aot. Sjour Aghbalou bou el Doun.

    Reu, vers 1 heure du soir, un courrier de Fs du Charg d'affaires. Vu Si Feddoul 2 heures. Longue conversation sur les affaires courantes : numraire espagnol dmontis, de-mande collective du Corps Diplomatique pour la route du Cap Spartel. Cette demande est peu prs rejete par S. M. Chrifienne.

    Les At Tseghrouchen demandent enfin l'aman et coupent les jarrets (targuiba) un cer-tain nombre de boeufs amens auprs des canons.

    Mercredi 16 Aot. Sjour Aghbalou bou el Doun.

    Appel au Makhzen 9 heures par Si Mohammed Seghir. On parle beaucoup du voyage de Si Abbs Pacha Constantinople, et on commente vivement un article de la Gazette des Fellah envoy ici par les Anglais; puis on mange des dattes fraches, primeurs arrives hier du Tafilalet.

    On envoie mille douzaines de cartouches Martini aux bataillons en garnison chez les Zaans et quelques douzaines de cartouches Winchester.

    On dlgue des oumana (experts) des Doukkala pour aller chez les At Tse-ghrouchen, afin d'expertiser les troupeaux qu'ils offrent comme paiement de leur amende. Allons-nous les attendre ici ?

    Jeudi 17 Aot. 16me tape d'Aghbalou bou el Doun Foum Aftis. Le passage de la montagne par l'entre d'Akka n'Ouzeroual, situ prs d'Aghbalou bou

    el Doun, offrant de grosses difficults, le Sultan se dcide revenir sur ses pas et aller camper Foum Aftis, l'entre du dfil de Tizi n'Telghemt. On suit le pied de la montagne durant une heure trente, en marchant Ouest Sud-Ouest, allure moyenne. Un fort vent du Sud souf-fle du dfil vers la plaine et rend l'tablissement du camp difficile. De plus, dans le schiste trs compact, les piquets en bois pntrent difficilement. Des premires hauteurs o nous sommes camps, nous voyons en regardant le Nord-Est la casbah de Tit n'Ourms dans la plaine faisant face l'entre du dfil ; prs de nous, au, Nord, Bou Guemma. On va abreuver les animaux aux khettaras (sguias souterraines) de Tit n'Ourms.

    Vendredi 18 Aot. 17me tape de Foum Aftis N'zala (trois heures de marche).

    Nous commenons enfin la vritable traverse de l'Atlas. De Foum Aftis on pntre di-

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    rectement dans le dfil de Tizi n'Telghemt, qui est assez large durant les 20 premires minu-tes, puis la piste tourne vers l'Ouest et contourne un massif montagneux assez raide et dont je gravis les pentes en compagnie de Si Mohammed Seghir, qui est bientt pris de vertige et demande mettre pied terre. L'ascension devient pnible.

    Enfin nous arrivons au sommet de la chane d'o nous descendons vers le chemin battu que suit la colonne. Sur la crte, le baromtre est 620. De Foucauld a fix 2.182 mtres l'altitude du col. C'est la ligne trs nette du partage des eaux de la Moulouya et de l'Oued Ziz du versant Saharien. Pour arriver cette crte, nous avons mis, depuis Foum Aftis, 1 h. 15. Trente minutes plus tard, nous arrivons An Chreb ou Herb, petite source dans ce ravin o il est dangereux de s'attarder, comme son nom l'indique (bois et fuis). De cette source peu rassu-rante, on arrive en trente minutes au Kerkour Salam ou Alikoum (le salut soit sur vous), d'o lon pntre dans une valle un peu resserre, mais qui s'largit progressivement jusqu' Ras el Ma, o sont construits deux ksour toujours du modle habituel et habits par des At Izdeg. Des gorges profondes nous environnent. Les sources de Ras el Ma sont la premire origine de l'oued N'zala. Le volume d'eau Ras el Ma serait insuffisant pour la colonne, aussi on conti-nue marcher trois quarts d'heure de plus vers le Sud jusqu' N'zala o lon campe.

    Vers midi, orage, tonnerre, vent, pluie, grle. En quelques minutes, la rivire grossit en charriant des pierres et entranant les chevaux et nes conduits l'abreuvoir et qui ne se sont pas retirs assez vite devant le torrent. A N'zala, la pression est de 634. Foum Atfis nous tions 642.

    larrive au camp de N'zala, une tafa de Derkaoua ayant sa tte un certain Sidi Ben Moha, venant de Gaouz et des Ksour du Medaghra, est venue saluer le Sultan qui n'a pas paru charm de cette visite.

    Samedi 19 Aot. 18me tape (3 heures de marche). De N'zala Tassalaht ( l'arrive

    pression 641). En quittant le campement de N'zala et prenant la direction du Sud, on entre dans une

    gorge profonde et troite dans laquelle l'oued N'zala a creus son lit. L'entre en est marque par le ksar de N'zala. La piste suit la berge de la rivire et se transporte de l'une l'autre rive chaque coude de l'oued, du fait de l'absence d'alluvions sur le ct du plus fort courant, de sorte que, dans l'espace d'une heure que dure le passage dans le dfil, on coupe la rivire de 18 20 fois. Un petit ksar habit par les At Karrou est bti au milieu de la gorge. Les sinuosi-ts de la valle sont nombreuses et la direction gnrale est vers le Sud. En quittant les gorges, l'oued dbouche dans une valle assez vaste qu'on suit du Nord au Sud jusquau ksar de Tas-salaht o nous campons aprs avoir march 3 heures depuis N'zala.

    la sortie du kheneg, dans la plaine, nous avons vu deux ou trois ksour assez misra-bles que l'on nomme les Ksour Haddada (des forgerons). Ils appartiennent la Zaouia de Sidi Hamza et servent de dpts de grains.

    La Zaouia de Sidi Hamza est trs rpute dans la rgion. Le Sultan a envoy ce matin un de ses fils, Moulay Belghit, faire une visite la dite Zaouia et dposer l'offrande chri-fienne. Le Ksar de Tassalagt est habit par les At Mnacef, fraction des At Izdeg.

    Le long de l'oued N'zala, on voit quelques champs de bl irrigus et de belles cultures de mas.

    1 heure de l'aprs midi, orage habituel, tonnerre, vent, poussire et quelques gouttes de pluie.

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    Dimanche 20 Aot. 19me tape. De Tassalaht Guers. Le rveil est sonn 3 heures du matin. C'est encore la nuit. En sortant de ma tente, je

    suis un peu tonn en voyant l'emplacement du camp tout fait transform. Au ras du sol, d'innombrables flammches rpandent de courtes lueurs. Ce sont des touffes d'alfa que l'on a allum devant chaque tente pour faciliter le dmnagement. Des bruits assourdissants se font entendre : cris des muletiers, des cavaliers, des chameliers, cherchant calmer les btes ef-frayes, hennissements des chevaux, glouglous stridents de centaines de dromadaires qu'on charge. C'est un vacarme inimaginable qui va cependant en dcroissant au fur et mesure que progresse l'enlvement des bagages. Puis le dfil commence. Le hasard a voulu que la direc-tion suivre ft quelques pas de l'emplacement occup par ma tente dj abattue. Il m'est donn alors d'avoir sous les yeux un spectacle vraiment ferique. Le jour n'a pas encore paru, mais, sur le sol faiblement clair que foule la colonne, les silhouettes des hommes et des ani-maux prennent des dformations et des proportions fantastiques. Il me semble assister la fuite de quelques hordes poursuivies par un ennemi invisible et, durant un moment, je reste comme hallucin par cette vision hoffmannesque, s'il est permis d'employer ce qualificatif.

    Au lieu de continuer vers le Sud en suivant la valle de l'oued N'zala, nous obliquons lgrement vers l'Est en pntrant dans les gorges profondes et troites o des veines de grs et de marbre affleurent le sol, rendant difficile la marche des btes de charge. A