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Le Pendule de Shawk

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Le Pendule de Shawk

Roman

Emmanuel Guichard

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Photo couverture :

http://fr.123rf.com/profile_moori (droits d’auteur)

Le Pendule de Shawk

Copyright © 2015 Emmanuel Guichard

All rights reserved.

ISBN: 1512280763 ISBN-13: 978-1512280760

http://www.copyrightdepot.com/cd74/00055173.htm

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Prologue

Quand ma mère s’est jetée du haut du pont, en m’adressant un dernier regard

mélancolique, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre. Un dernier regard

navré, désespéré. Puis elle s’est laissée tomber comme un poids mort, inerte,

résignée à terminer sa vie dans ces flots sordides.

On se promenait au bord de la route, sous le ciel étoilé, féérique, jusqu’à ce qu’elle

monte sur le rebord de pierre et décide de sauter. Je crois qu’à ce moment précis, elle

ne savait pas à quel point cette tragédie allait me hanter. Je l’ai regardé

impuissante, laisser son corps meurtri s’écraser mollement dans le fleuve

mugissant.

Les policiers sont arrivés trop tard. Ils n’ont pu que constater la pauvre fillette

abandonnée que j’étais, terrorisée devant le pont gigantesque devenu lugubre en

l’espace d’une minute. Je ne bougeais plus tellement j’étais tétanisée par le spectacle

auquel je venais d’assister. Je n’ai même pas osé m’approcher du bord.

Quand j’ai enfin repris mes esprits, les policiers ont dû s’y prendre à plusieurs

pour m’immobiliser. J’hurlais à en perdre haleine, convulsant dans des mouvements

interminables, évacuant la rage subite sortie des tréfonds de mon âme. Une rage qui

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venait de loin, et qui n’avait pu se résoudre à s’exprimer. Une colère enfouie depuis

des années, qui ne demandait qu’à sortir.

Toutes ces années de supplice, de cris et de douleurs, à assister impuissante aux

querelles de mes parents. Et le pire, c’est que je savais où ça mènerait. Le

déroulement inévitable, tragique, de conflits incessants, d’indifférence marquée et

de violence conjugale. Un père qui ne méritait pas de continuer à vivre sa vie en

toute impunité, pas après avoir provoqué ce cataclysme. Il n’avait même pas pris la

peine de venir aux funérailles. Tellement occupé, perdu dans ses propres soucis

personnels, à chaque fois plus distant et plus froid.

Je n’ai jamais compris ce qu’il manigançait dans son laboratoire. Ses recherches

en physique expérimentale pour l’université restaient secrètes, et même sa famille ne

pouvait lui demander quoi que ce soit. Il restait isolé pendant des jours dans le sous-

sol, au milieu de ses grimoires, de ses étranges fioles et autres verreries bizarres. Sa

passion pour les phénomènes mystérieux, inexpliqués, n’avait plus de limite.

Parfois, on entendait des voix rauques parler, des cris stridents, ou encore des

sortes de ronflements gutturaux. Personne n’osait descendre voir ce qui se passait.

La seule fois où j’avais eu l’audace de franchir l’escalier pour déboucher dans le lieu

interdit, ma mission fut assez brève. Mon père me trouva et me rossa sans

ménagement. J’étais sur le point de faire une découverte, une découverte

merveilleuse. Cinq minutes de plus m’auraient suffi, cinq petites minutes pour

empêcher le drame de se produire. J’aurais pu mettre fin à tout ça ce jour même,

dans l’obscurité du laboratoire maudit.

Ma mère, elle, a dû aller trop loin. C’est la seule explication que j’ai trouvé à son

geste… Même si tout le monde pensait que l’état du couple était en cause.

L’indifférence prolongée d’un mari absent. Le vide de l’inattention, l’inexistence,

l’oubli. Même si j’essayais de recoller les morceaux du haut de mes huit ans, la

rupture psychologique entre mes parents demeurait inéluctable. Progressive.

Personne ne peut survivre à ce genre de chose. Je me suis à ma façon,

progressivement isolée dans un mutisme affligeant, me confiant en secret à mon

seul ami : un arlequin en peluche. Mais je refusais de croire que ma mère m’ait

abandonnée pour une histoire d’indifférence. Je refusais de croire que l’égoïsme de

mon père soit la seule et unique cause d’une telle tragédie.

Quelques temps après, il a déguerpi avec tout son foutoir de scientifique aguerri,

ses manuscrits illisibles et son coffret mystérieux. Celui que je n’ai pas eu le temps

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d’ouvrir. Le secret qui le maintenait peut-être au fond de ce trou, à discuter avec

d’invisibles créatures. Je suis sûre que ma mère l’avait trouvé. Les policiers auraient

pu le traquer, le poursuivre jusqu’à récupérer le talisman, l’objet de toute ses

fantasmes.

Mais sa disparition fut rapidement classée et oubliée. On s’est contenté de me

mettre sous bonne garde, « récupérée » par un organisme compatissant. Des

professionnels généreux qui ont consacré leur temps à m’éduquer. Des gens que j’ai

considérés comme mes parents, puisque mon père n’a jamais ressurgi. De toute

façon, l’aurais-je pardonné ? Pardonner d’un péché dont je ne connaissais pas la

nature ? Même si au fond de mon cœur, j’étais persuadée que sa folie y était pour

quelque chose, et que ma mère en avait eu marre de ces idioties, je ne pouvais que

subir. Subir les affres de mes tourments, le poids d’un souvenir éreintant et

douloureux.

Voir sa mère désespérée se donner la mort quand vous avez huit ans. Une fillette

innocente, bienveillante, témoin d’un choc qui la hantera toute sa vie. Et le pire, ne

pas comprendre pourquoi. Pourquoi, d’un coup, elle décida de se jeter de ce pont

maudit. Mais je savais que j’aurais ma vengeance. Je ne pouvais pas laisser mon

père s’en sortir si facilement. Je découvrirais la vraie raison de mon traumatisme.

J’étais certaine que Maman m’avait laissé un indice, quelque part. J’étais certaine

qu’elle ne m’avait pas vraiment abandonné. Seule son enveloppe physique m’avait

laissé là, seule sur cette route déserte. Sous le vent espiègle et doux, enveloppant la

brume hivernale. Elle resterait près de moi, même depuis l’au-delà, même depuis les

cieux. J’en étais certaine. Je me souvenais de ses dernières paroles énigmatiques,

gravées dans ma mémoire…

« Une fois les trois réunis, nous serons délivrées dans la mort ».

C’est bizarre, quand je l’ai vu monter sur le rebord de pierre, j’ai senti une

pulsion profonde m’inciter à la suivre. Comme une voix perdue dans ma tête qui me

disait de plonger dans le fleuve, que j’y trouverais du réconfort. Une voix douce et

ferme à la fois, m’enjoignant de me glisser agilement sous la rambarde de fer, puis

de me laisser guider dans les flots, rejoindre ma mère déjà en bas. Je sais au fond de

moi que j’aurais aimé la suivre. Suivre cette agréable incitation. Seules les lumières

des gyrophares m’avaient ramené sur Terre, le bruit strident et saccadé des sirènes

au loin. Puis bientôt, un bras puissant qui me saisissait, fermement, m’empêchant de

commettre la même erreur que ma mère.

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Mais une chose était sûre : j’aurais ma vengeance, peu importe jusqu’où je

devrais aller pour ça. Peu importe ce que je devrais faire pour ça.

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Quand Jane sortit de la voiture, elle fut surprise par l’excentricité du village. Le

cliché d’un temps révolu, presque figé dans le passé. L’air embaumait l’odeur de suie

et d’humus, les feuilles d’arbres virevoltaient dans les airs à la manière de papillons

ivres. L’atmosphère lui rappelait la joie des soirs d’été, cette féerie que seule la

campagne et les bois savent dévoiler. La plupart des maisons dégageaient une relative

ancienneté, d’autres ne tenaient debout que par miracle. Les rues désertes

témoignaient de la discrétion des villageois. Une vision fantomatique, presque

irréelle, mais non dénuée de charme.

Le centre du village, que les époux Summer avaient pu visiter rapidement grâce à

Mme Sterk, l’agente immobilière, ne recelait qu’un ou deux commerces étroits et une

mairie branlante, juste assez d’espace pour installer un bureau et quelques babioles.

Le maire, étrange personnage, les avait accueillis avec une courtoisie infinie, se

confondant en ovations et louanges. Ça paraissait même exagéré. De rares badauds

observaient les pérégrinations des visiteurs autour des maisons. Ils n’avaient l’air ni

enchantés de les voir, ni attristés, ni inquiets. Des regards vides d’expression, curieux

et insensibles. Une ambiance de cimetière, qui ne cassa pas pour autant l’engouement

de Jane. Elle avait tant connu la ville avec Peter, son mari, que jamais plus elle ne

voulait y retourner. Drownstown se trouvait à dix kilomètres de là, seule bourgade

suffisamment étendue pour prétendre au rang de cité. Cette proximité leur suffirait

pour s’épanouir, le couple recherchant davantage le calme et l’isolement. Ils seraient

servis dans ce village : à peine deux cent âmes vivaient ici, au sein d’un entassement

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de masures douteuses. Cela dit, l’architecture donnait une impression de splendeur,

même si le sens esthétique de Jane était peut-être à revoir finalement. Peter semblait

s’en accommoder. Il demeurait silencieux pendant la marche, tournant constamment

la tête pour scruter la moindre parcelle de vie dans ces habitations mornes et

silencieuses.

Un vent léger soufflait dans la plaine, et Chloé Summer, jeune fille de huit ans des

époux, joyeuse comme pendant les vacances, respirait à pleins poumons l’air pur

imprégné des saveurs automnales. Sa tignasse blonde s’ébouriffait sous les

bourrasques, lui caressant le visage avec douceur. Vêtue d’une jolie robe multicolore,

elle jouait et courait dans tous les sens, expulsant des graviers de ces rapides coups de

sandales. Mme Sterk la fixait bizarrement, droite et sérieuse, trahissant son attitude

psychorigide. Le maire se contentait de sourire béatement. Un gros monsieur à

l’allure austère, bardé des couleurs de la ville. Ses yeux rieurs contrastaient avec sa

tenue noire et rapiécée. Son gros nez attirait l’attention de Chloé, qui fixait la pustule

horrible et saillante qui l’ornait.

— Peut-on voir l’école ? demanda Peter. S’il y en a une… J’aimerais que ma fille

puisse disposer d’une éducation correcte, si vous voyez ce que je veux dire…

— Bien sûr…répondit le maire. Suivez-moi. Vous ne serez pas déçu. Ne vous fiez

pas à la taille de ce village, nous avons tout ce qui faut ici ! L’école accueille chaque

année de nouveaux élèves.

Il émit un petit rire vicieux. Puis d’une démarche engagée, il partit en direction du

centre du patelin. Mme Sterk suivit rapidement en silence.

Le village était si petit qu’on pouvait en faire le tour à pied en à peine une heure.

Deux cent habitants, à se demander si des populations si maigres pouvaient

subsister dans ces circonstances…. Grâce à la ville de Drownstown certainement, qui

elle-même se rattachait à d’autres villes plus grandes. Il devait exister un réseau plus

vaste pour approvisionner le village. Elle avait d’ailleurs entendu dire que Drowstown

constituait un affreux repaire de brigands, policiers corrompus jusqu’à l’os et de

prostituées salasses… pas terrible comme tableau, pour la rare bourgade digne de ce

nom.

Malheureusement, seule Drownstown pourrait subvenir à tous leurs besoins.

Peter trouverait du travail dans la finance en ville, si seulement des établissements de

ce type existaient. Le maire avait expliqué que des comités de communes se tenaient

régulièrement avec les habitants, et que si Jane et Peter s’y présentaient, ils auraient

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de fortes chances d’y discuter avec des autochtones afin de trouver des pistes pour le

travail entre autre. Et aussi pour rencontrer les gens. Comprendre de quoi ce patelin

était fait. On se demande d’ailleurs où sont ces deux cent âmes…

Pour sa part, Jane, en tant qu’institutrice, serait intransigeante sur la qualité du

service éducatif, et sur l’état des cours dispensés aux élèves. Bizarre qu’il y ait une

école avec si peu d’habitants. Elle n’avait encore pas vu d’enfants dans les rues, ce qui

accentuait son malaise. Tellement désert… Ils continuèrent leur marche au milieu des

édifices creusés par le temps, dans de sobres rues, inertes. Ils ne seraient pas

dérangés par le tapage, c’était évident. Ni par la cacophonie des moteurs et klaxons,

chère à la ville.

Après une marche brève, l’école apparut face à eux. Elle ne se constituait que

d’une sombre bâtisse bancale et arrondie. Des siècles qu’elle devait être là. Un

établissement si sinistre ne devait pas pousser les enfants à se précipiter en classe.

Rien que l’aspect du toit décomposé inquiéta les époux. Des tuiles manquaient et on

pouvait apercevoir des trous gigantesques parsemer la charpente. Des grincements

rythmaient le silence pesant, et des cliquetis résonnaient autour des murs branlants.

Seules les vitres, apparemment neuves, donnaient un semblant de vie à ce manoir

lugubre. Une triste image de déclin.

— Vous êtes sûrs que ce n’est pas une grange, ou une remise ? plaisanta Peter.

Vous avez vu l’état de ce bâtiment ?

— Non, c’est bien l’école, admit le maire. Un peu rustre et rudimentaire, je

l’avoue… mais parfaitement fonctionnelle. Des instituteurs de Drownstown viennent

enseigner ici, et apportent tout le nécessaire : des cours de qualité, de l’enthousiasme,

de la dynamique. Vous le découvrirez par vous-même assez vite.

Il avait dit ça à Jane en lui adressant une révérence polie. Ce maire fait flipper,

pensa-t-elle. Toujours derrière votre dos avec son sourire malsain. Avec sa redingote

noire, et son chapeau haut de forme, il ressemblait à un pantin flasque et odieux. Elle

se demanda s’il répétait le même cinéma avec tous les nouveaux habitants. Ils

devaient être si rares…

— Attendez, mais ce… tas de bois et de ferrailles ne peut pas abriter une école, dit

Peter, révolté. Il manque de s’écraser à chaque seconde ! Pas question que Chloé

étudie dans ce taudis.

— Ce taudis, comme vous dites, révèlera ses secrets une fois à l’intérieur, dit le

maire. Venez.

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Quand ils entrèrent, l’aspect des lieux les stupéfia. Absolument tout était neuf, du

tableau immaculé aux chaises de bois impeccables et lisses. Les pupitres, en ébène,

suscitaient une surprise sans nom chez Peter. Chaque crayon, chaque règle, chaque

craie du deuxième tableau en ardoise, rien ne manquait. Jane fut ébahie par la

méticulosité avec laquelle les éléments avaient été mis en place. Splendide. Quel

contraste avec la façade en ruines !

— Ça par exemple… murmura Peter. Vous m’avez bluffé sur ce coup-là !

— Hé… dit fièrement le maire. Attendez de voir la maison…

— Je suis impatiente, dit Jane. Alors Chloé, l’école te plaît ?

Chloé passait son temps à courir partout pour inspecter chaque recoin de chaque

bâtiment. Jane la retrouva dans une salle au fond de l’école, occupée à regarder des

photos d’enfants affichées avec une méticulosité extrême. Jane trouva la disposition

décalée, étrange. Les clichés se bousculaient le long du mur, certains étant entourés et

marqués en rouge. On aurait dit une sorte de sélection. Des dossiers innombrables

encombraient le bureau de la pièce tamisée. Sans doute un bureau d’archives. Le

maire les héla de loin, les appelants d’une voix inquiète. Jane ramena sa fille dans la

salle principale, retrouver les autres. Chloé frotta le tableau blanc de ses doigts fins,

comme pour tester la douceur de la matière. Un sourire béat inondait son visage.

— J’adore, Maman, cette école est magnifique ! s’écria-t-elle.

— Elle a fait le même effet à Nick ! C’est un enfant comme toi, aussi nouveau que

toi, qui est arrivé avec ses parents voilà six mois environ… Les derniers arrivés, avant

vous…

— Ah, il y a quand même de nouveaux locataires parfois ? plaisanta Peter.

—Bien sûr, reprit le maire. Régulièrement. Environ tous les cinq ou six mois, au

maximum tous les ans. La plupart viennent de Drownstown, d’autres, et c’est votre

cas, de plus grandes villes. L’envie de passer à autre chose, le besoin de calme et de

campagne sont les raisons principales du déménagement.

— Qui sont ces nouveaux, arrivés depuis peu ? demanda Jane.

Mme Sterk, silencieuse comme une tombe, impeccablement parée dans son

costume gris, jetait des regards curieux derrière ses petites lunettes rondes. Le

chignon très serrée et la bouche bloquée sur un rictus menaçant, la rendait

affreusement mauvaise. Elle ressemblait à un fossoyeur, attendant sa macabre

besogne. Ce n’était peut-être qu’une apparence après tout… Le maire la regarda en

coin.

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— Ingrid et Marcus Wesson. Lui est ingénieur à Oldstaf sur les docks de la ville,

elle est au foyer. Ils sont venus avec leur jeune fils de neuf ans, Nick, qui fréquente

déjà l’école. J’espère qu’Ingrid ne s’ennuiera pas trop dans sa grande maison… Ce

village n’est pas réputé pour son animosité.

Peter et Jane firent un signe de tête pour confirmer que l’école correspondait bien

ce qu’ils en attendaient, malgré la suspicion de Jane. Cette salle où s’accumulaient

des dossiers, parés de photos d’enfants la tracassait. Ils sortirent dehors, et Chloé

tarda un peu à se manifester, fascinée par les livres sur les étagères.

— Votre fille se plait déjà ici, on dirait… dit l’agente coincée.

— Il serait quand même bon de refaire le toit, suggéra Peter. Pourquoi la façade

reste-t-elle comme ça ?

— Nous n’avons pas les moyens actuellement de rénover l’extérieur. Néanmoins,

des charpentiers vont passer le mois prochain, pour au moins clôturer ces espaces…

Nous avons pensé que l’intérieur serait une priorité. Bien, allons voir la maison

maintenant, dit-il, rieur.

— A quoi sert la pièce du fond ? demanda Jane. J’ai remarqué des photos d’élèves,

et des dossiers incomplets… Vous archivez ?

La question surprit le gros maire, dont la perplexité se lisait sur son visage bouffi.

— Eh bien… Il s’agit d’un recensement, dit-il, inquiet. L’administration, vous

connaissez…

La réponse ne fit qu’embrouiller Jane. Drôle de façon de répertorier les enfants…

Le groupe poursuivit dans une rue sordide et déserte. L’impression qu’il donnait

défiait toute raison : un maire dodelinant joyeusement habillé avec son chapeau noir,

une agente coincée à la démarche mécanique, et le couple, innocent et curieux, au

milieu de ces maisons oppressantes et délabrées. Chloé les devançait, heureuse de

découvrir un nouveau terrain de jeu. Ils parcoururent comme ça une centaine de

mètres, en contournant une colline herbeuse, massive, qui faisait office de centre

géographique. Le patelin semblait organisé autour de cette butte bizarre, posée

comme un dôme géant au milieu de minuscules cabanes en bois. Drôle de vision… Ca

paraissait à la fois majestueux et fascinant. En même temps, d’une pesanteur atroce.

Des nuages tournoyaient au sommet du promontoire, des brumes confuses telles des

vapeurs sournoises. Et le plus effrayant était certainement cet affreux tas de ruines,

tout juste debout, ressemblant à un vestige de château, prêt à s’écrouler à chaque

instant. Comme tout dans ce village. On voyait sa forme étrange, tirée vers le ciel,

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constituée de tourelles envahies de lierre et de mousses, ainsi que d’une sorte de

donjon central, bordant une nef mise à nue par les années.

— C’est quoi ce monument là-haut ? demanda Jane, curieuse.

La procession se tourna vers le haut de la colline, où le maigre soleil transperçait

les épais nuages, immobiles au dessus des ruines.

— Il s’agit d’un ancien presbytère datant du dix-septième siècle… Le village a été

construit autour de cette butte pour rendre hommage à l’ingéniosité architecturale de

l’édifice… Ce fut un lieu de culte important autrefois, et l’aura que dégage cette

chapelle n’a pas changé avec les années… Nous sommes très fiers de l’avoir ici.

— Une ruine… dit doucement Peter. Mais j’avoue avoir apprécié sa présence.

Rassurante. Ça a déterminé notre choix pour ce village.

Jane lui jeta un regard étonné, et Peter haussa les épaules. Le maire acquiesça

généreusement. Sterk ne broncha pas, trop sérieuse pour même esquisser un sourire.

Ils reprirent gentiment leur route jusqu’à la demeure. Le chemin fut rapide, tellement

les rues étaient peu nombreuses. Après un périple de quelques minutes, ils

aperçurent leur nouvelle maison.

Le premier mot qui lui vint à l’esprit en la voyant fut : impressionnant. Basse mais

large, fabriquée de rondins de bois blancs presque brillants, avec un toit gigantesque

en tuiles rouges. Jane n’avait jamais vu une maison aussi coquette et stylée. Déjà

meublée, décorée avec précision et élégance, prête à les accueillir. Rien à voir avec les

autres baraques, prêtes à rendre l’âme. Ce soudain contraste paraissait même

suspect. Elevée sur deux étages, la maison devait offrir un panorama sublime. Des

fleurs et des bosquets légers encerclaient le rez-de-chaussée. D’une blancheur

incroyable, sans un brin de poussière ni de trace d’érosion, la façade attirait par sa

netteté. La maison entière semblait avoir été rénovée récemment. Deux fenêtres à

l’étage donnaient sur la rue, mais vu l’effervescence du quartier, il n’y aurait pas

grand-chose à voir. La vision de cette demeure enchantait son âme.

En pivotant depuis la jolie bâtisse, elle aperçut une vieille bicoque pourrie juste en

face de chez eux. Une maison délabrée tenant par on ne sait quel miracle.

L’avancement de pourriture était tel que Jane en avait la nausée. Une vieille ferme

abandonnée, voilà à quoi ça ressemblait. Et l’entrée, pleine de boue dégueulasse,

entouré de plantes grimpantes couronnant l’étrange édifice.

— Quelqu’un habite ici ? demanda-t-elle.

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— Oui, en effet. Mike Tanny, un ancien vétéran du Viêt-Nam… Il s’est installé dans

ce taudis depuis environ dix ans, attendant on ne sait quel évènement. Il en sort

rarement. Vous le verrez peut-être vous scruter par la fenêtre, de temps en temps… Il

n’est pas bien méchant, vous n’avez rien à craindre.

Elle jeta un regard perplexe sur les ruines branlantes du vétéran. Puis, ils

contournèrent la demeure pour découvrir un magnifique jardin aux milles senteurs.

Des arbustes parfumés jonchaient une mince allée, menant à une fontaine sculptée, le

sommet en forme de chèvre. Superbe édifice, pensa Jane. Peter, émoustillé, jeta un

œil goguenard à sa femme comme pour lui dire : « tu vois, j’avais raison ». Le maire

sembla ravi de leur engouement, tout comme Sterk, qui comprit enfin qu’elle allait

empocher un gros contrat. La seule pensée qui la fit ébaucher un maigre

contentement. L’eau qui coulait attendrissait Chloé par sa mélodie féerique, postée

devant la sculpture, en train de caresser les cornes de pierre de l’animal. Jane repéra

un manche érigé sous le corps de la bête, qui la répugna par son arrogance. Elle

rappela Chloé vers elle, l’image devenue indécente, la révulsant soudainement. Elle se

dit que cette fontaine ne resterait peut-être pas là longtemps en fin de compte. Cette

chèvre était de mauvais goût. Peter la fixait longuement.

— Mme Sterk va se charger de vous montrer l’intérieur, et puis de vous présenter

la paperasse administrative… Le meilleur moment, si j’ose dire.

Il ria de tout son soûl, secouant sa grosse besace devant les autres.

— Pour ma part, je dois retourner dans mon humble mairie, terminer quelques

dossiers importants… Des bons points pour vous : ça traite de rénovation, de

productivité, et même d’évènements festifs… On va redorer le blason de ce village

croyez-moi. Drownstown espère construire plus de commerces ici, pour accroître

l’afflux d’habitants… Et pourquoi pas ?

Il se rapprocha de Jane et Peter, l’air malicieux. Tout en parlant, il toisait Chloé en

lui lançant des clins d’œil.

— J’ai même entendu parler d’une fête foraine, je crois… Ce serait l’occasion de

rencontrer des petits camarades.

Jane regarda sa fille tendrement. Le maire lui passa la main dans les cheveux, puis

muni de son sourire machiavélique, fit un signe de remerciement, puis les laissa entre

les mains de la terrible femme d’affaires.

— Par ici je vous prie, dit-elle.

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La visite dura une bonne heure, et autant de temps pour signer les papiers. Peter

avait confirmé le cœur léger, certain d’acheter la maison qu’il avait choisi. Jane fut

également soulagée, bien que le village commence à lui inspirer des doutes.

Drownstown n’est pas loin. Ça la rassura sur le moment. Elle ne savait pas de quoi

encore. Mme Sterk repartit fièrement avec les papiers griffés, et on ne la revit jamais.

A peine les époux avaient-ils visité la maison, qu’on sonnait déjà à la porte.

Rapides ces villageois. La sonnette retentissait crûment, et Jane découvrit deux

personnes à l’allure sympathique, une femme et un homme. Lui, la quarantaine,

moustache effilée, et crâne dégarni sur le dessus… Elle, simple et élégante, les

cheveux noirs et raides, tombant sur une nuque fine, où un pendentif original pendait

mollement. Ses yeux bleus en amande s’accordaient avec sa robe pourpre fendue

jusqu’aux hanches. L’homme se contentait d’une chemise verte, cravate noire et

pantalon de costume. Des déguisements un peu atypiques, qui ne déplurent pas à

Jane. Les deux compères semblaient bien excités.

— Je suis Marcus Wesson, et voilà mon épouse, Ingrid. Nous venons vous

souhaiter la bienvenue ici.

Ils habitaient à deux pâtés de maison des Summer, dans une immonde ferme

retranchée. Ça avait été une splendide maison quelques temps auparavant, mais

d’après Marcus, ils n’avaient pu l’entretenir. Ce qui leur arriverait aussi s’ils n’étaient

pas vigilants. Jane ne comprit pas comment on pouvait aussi rapidement en arriver à

ce désastre. Une demeure si pleine de vie, qui se transforme en affreux tas de merde

en l’espace de quelques mois…

Marcus sirotait un café arabica, alors qu’Ingrid buvait un thé sans sucre. Installées

à la table du salon, ils discutèrent un peu des taciturnes villageois, et de la vie morne

du village.

— Vous êtes chrétiens ? demanda Marcus, intrigué.

Il avait vu la Bible posé sur le rebord de la cheminée. Ca semblait beaucoup

l’étonner. Jane n’avait même pas remarqué qu’elle était là.

— J’étais… dit Jane. Enfin, je pratiquais à l’époque. Je ne pense pas que je vais

aller prier ici, vu l’état de l’église…

Ils rirent de bon cœur.

— Pour l’église, vous pouvez aller à Drownstown… Ici, les gens ne portent pas

vraiment la religion dans leur cœur, vous savez. C’est même dangereux d’en parler.

— Dangereux ? s’enquit Peter.

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Marcus sembla troublé quelques instants.

— C’est malvenu… La plupart des villageois sont des paysans, âgés,

conservateurs… Ils ont leur propre vision des choses, leur propre pratique.

— Je n’ai pas vu beaucoup de champs autour du village, dit Peter.

— En effet, la plupart des habitants travaillent à côté, à Drownstown. C’est un peu

plus vivant !

— Hum je vois… répondit Peter. J’espère que ce ne sera pas trop éteint ici quand

même… On a quitté la ville pour le calme, mais pas pour la mort et la misère non

plus !

Marcus le regardait bizarrement, le sourire forcé sur les lèvres. Après un temps

d’attente, il poursuivit, l’air de rien, toisé par sa curieuse épouse.

— Il y a une fête foraine d’organisée, bientôt. Ce serait une occasion d’y emmener

votre jolie fillette. Comment s’appelle-t-elle ?

— Chloé, dit Jane. Elle a huit ans. Elle se fera à l’ambiance de toute façon.

Marcus s’adressa à la fillette, qui jouait par terre avec une poupée en chiffon. Elle

le fixa d’un air méfiant, presque répugnée par l’homme aux moustaches hirsutes.

— Tu pourras rencontrer notre fils Nick. Il a bientôt neuf ans. Je suis sûr que vous

vous entendrez à merveille.

Il reposa sa tasse doucement sur la table, pendant que la fille le scrutait d’un

regard sombre. Elle se défiait de lui visiblement.

— On organise un petit repas ce week-end, si ça vous dit de venir ! Apéritif

dinatoire… Pour faire un peu plus connaissance !

— Pourquoi pas, répondit Peter. Il faudra qu’on pense à s’intégrer assez vite au

sein de cet immense village de deux cent habitants…

Marcus ria. Ingrid termina sa tasse de thé. Ils discutèrent rapidement de sujets

sans importance. Un silence court s’ensuivit, puis les époux Wesson s’apprêtèrent à

partir.

— Bien, nous vous laissons faire connaissance avec votre nouveau chez-vous… A

samedi !

— Ne vous perdez pas sur le chemin, plaisanta Peter. Merci.

Il referma la porte derrière les mystérieux invités. Marcus et Ingrid leur firent

signe au loin.

Jane et Peter étaient d’accord sur un point : les Wesson transpiraient la

gentillesse, sorte de façade apparente dissimulant quelque chose de plus profond,

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plus malsain. Chloé l’avait senti immédiatement. Comme le maire, leur discours ne

transmettait pas vraiment la sincérité. Peut-être rien que des délires d’étrangers…

Ils venaient de signer et déjà, les doutes s’immisçaient en eux. Surtout chez Jane.

Peter considérait ça comme des détails. Sûrement la paranoïa du nouveau

propriétaire. Tout paraissait idéal avant la signature indélébile, et après… Vous

trouviez toujours à redire, à découvrir des détails confus qui vous obsédaient. Peut-

être qu’on s’est trompés ? Peut-être qu’on aurait dû attendre ?

— On est peut-être un peu trop méfiants, dit Peter, doucement. Ces gens sont tout

sauf inquiétants, des crèmes ! Jamais vu si généreux. On peut leur faire confiance,

j’en suis sûr. Une question de temps.

Après un baiser sur la joue de Jane, il s’enfuit pour rejoindre Chloé dans le jardin.

Elle entendit Peter jeter un « hé chérie, tu viens visiter derrière ? ». Puis elle se perdit

dans ses pensées et ses doutes. L’assurance morbide de Mme Sterk l’avait autant

interpellée que cette marionnette de maire. C’est quoi son nom déjà ? Il ne l’avait pas

donné, semble-t-il. Drôle de cérémonie que cette visite. Un accueil macabre et

faussement courtois.

Elle jeta un œil sur le papier administratif qu’ils venaient de compléter. L’écriture

penchée de Sterk lui rappela celle de sa mère. Elle écrivait toujours de cette manière,

en partant vers l’avant, comme si elle était pressée de partir. En relisant jusqu’au bas

du document, un détail la perturba, aussi évident que le nez au milieu de la figure.

Sterk n’avait pas attendu pour mettre les voiles, sans même prendre un instant et leur

parler de la suite. La feuille qu’elle avait laissée représentait le double jaune du

dossier, et quand elle le fixa avec attention, elle comprit d’où provenait son

inquiétude. Aucune marque de stylo. L’agente n’avait pas signé dans le cadre réservé

à cet effet.

Elle prit le téléphone immédiatement, et appela l’agence de Drownstown, chargée

de leur vendre le bien. On lui répondit farouchement.

— Mme Sterk, coiffée avec un chignon, des lunettes rondes, très solennelle…

— Attendez, je vais me renseigner, répondit une voix de femme pressée.

Après quelques minutes d’attente qui parurent des heures, la dame revint au

combiné avec une pointe d’ironie dans la voix :

— Désolé Madame, mais… Aucune Mme Sterk n’a jamais travaillé ici…

Page 18: Le Pendule de Shawk

2

Elle se sentit mal à peine arrivée sur les lieux. La fête foraine ressemblait plus à

une kermesse pour enfants qu’à une copie de parc d’attractions. Tous ces visages

béats d’enfants au milieu des confiseries et manèges, ces atroces regards malicieux et

salasses de pantins, de peluches ternes et autres bibelots inutiles. Et puis surtout ces

affreux clowns, laids, tellement répugnants… Ils étaient là, au milieu de la place, à

batifoler avec les rares enfants, les poursuivant pour les chatouiller, les surprendre,

ou Dieu sait quoi... Depuis toute jeune, sa phobie des clowns n’avait pas régressé, au

contraire. Sa peur d’en croiser un l’empêchait parfois de sortir. Elle ne supportait pas

la vision de ces peluches hideuses leur ressemblant, et de tous ces sourires vicieux de

marionnettes en costume. Les yeux qui la suivaient des stands remplis de poupées de

toutes sortes lui glaçaient le sang. Son cœur battait la chamade, des gouttes de sueur

ruisselaient sur son front.

Sa main moite et tiède alerta Peter.

— Ca va chérie ? Tu te sens bien ?

Elle respira un bon coup, faisant une halte près du premier stand, où un type

dégarni tenait fièrement une carabine, en les fixant avec une intensité anormale. Ses

yeux attirèrent Jane quelques minutes, un regard pervers et intrusif qui la révulsait.

— Ca va aller… c’est juste des vertiges. Le traitement, sûrement.

Sa dépression était apparue quelques semaines plus tôt. Peter lui avait conseillé

d’aller consulter le seul médecin du village, un homme énigmatique nommé Jarl. Le

Page 19: Le Pendule de Shawk

traitement fourni par le docteur serait une sorte de test. Ça lui permettrait de

comprendre pourquoi son humeur déclinait à ce point.

Peter lui passa la main dans le dos pour la réconforter. Ils poursuivirent leur

chemin jusqu’à une remorque étrange, gardée par un homme gigantesque, protégeant

des milliers de peluches rose, rouges et vertes. Chloé ne put s’empêcher de crier son

admiration, et même si le type farouche ne riait pas, elle fonça vers lui. Jane la laissa

partir, ne pouvant la saisir à cause de sa faiblesse soudaine. Elle avait l’impression de

connaître cet endroit. C’est impossible, je ne suis jamais venue ici… Elle avait passé

son enfance en ville, dans les bas fonds d’un quartier sordide. Pas si sordide que ce

village, non, mais assez empreint de délinquance et de violence pour considérer le

coin comme néfaste. Pourtant, ses parents, surtout son père, le grand scientifique

Georges Summer, étaient riches fut un temps, leur permettant de vivre dans des

conditions honorables, et même dans une bâtisse luxueuse près d’un beau lac

parfumé. Quand il fut mis à pied, il n’eut plus que son laboratoire clandestin et son

maigre versement mensuel pour survivre. Il ne m’emmenait jamais dans des fêtes

foraines pourtant…

Toutes ces peluches multicolores éblouissaient la rétine de Jane, lui donnant

presque la nausée. En plus d’une sensation horrible qu’elle n’arrivait pas à identifier.

Peter la tenait encore par l’épaule, la soutenant dans sa marche, jusqu’à ce qu’ils

rencontrent les Wesson, au centre de la place, près des stands de bonbons, où leur fils

semblait faire une razzia. Un petit garçon bien gras, bouboule, avec des joues de

hamster. Il s’empiffrait de churros et de fraises sucrées, arrivant à peine à respirer. Il

devait faire dans les… soixante dix kilos, pas loin.

A quoi, huit ou neuf ans ? Son apparence de petit gros fit légèrement rire Jane, qui

oublia presque son malaise pendant un instant.

Alors que le petit gourmand enfonçait la tête dans son paquet sucré, Marcus héla

le couple et leur fit signe de venir. Ingrid souriait béatement à côté. Peter et Jane les

rejoignirent parmi la foule. Enfin, si on pouvait parler de foule… Quelques dizaines de

personnes occupaient l’étroite manifestation, venant à la fois du village et de

Drownstown. Forcément…

Elle aperçut des gens qu’elle connaissait de vue, mais la plupart demeuraient

inconnus, retranchés habituellement dans leurs sinistres maisons. Malgré l’accueil

excessif du maire et de la mystérieuse agente, les autres, rares badauds, s’étaient

contentés de les observer sournoisement, sans esquisser la moindre joie, le moindre

Page 20: Le Pendule de Shawk

enthousiasme. Des statues de chair humaine, des robots… La vie semblait avoir

disparue de ce village, évaporée comme une fumée éphémère. Le regard vide et

absent des passants faisait peur à voir. Elle essaya d’ignorer ces animaux mécaniques,

se dirigeant maladroitement vers les quelques stands disponibles. Depuis une

semaine, Jane, Peter et Chloé avaient pris progressivement leurs marques et vécu des

jours paisibles et routiniers. Leur quotidien se déroulait sans anicroche : Peter venait

de trouver du boulot à Drownstown grâce à Harold, un vieux briscard rencontré à une

réunion de village, qui se trouvait être le patron d’une boîte dans la finance. Chloé et

sa mère fréquentaient l’école du village ensemble, chacune d’un côté de la salle. Des

journées plates et linéaires, mis à part les cauchemars et intuitions récurrentes de

Jane. En plus d’une dépression qui la terrassait progressivement, des manifestations

troublantes semblaient s’investir dans sa vie. Ça va se calmer, c’est l’appréhension

des premiers mois… La fête foraine viendrait pimenter leur vie simple comme une

manifestation extraordinaire. Ou alors accentuer les doutes de Jane…

Jane ne put s’empêcher de hoqueter quand elle aperçut l’immense fontaine au

centre de la place. Un édifice de pierre blanche érigé brutalement en plein milieu des

forains. Sculpté et orné magnifiquement, mais dont la vue du sommet lui serra le

ventre. La bête représentée affichait une allure fière, toute en verticalité, ses cornes

puissantes perçant le ciel azur. Encore une fois, les attributs masculins avaient subi

une mise en valeur excessive. C’est quasiment la même que dans le jardin, pensa-t-

elle. Le sens de l’esthétique de ces gens laisse vraiment à désirer, qu’est-ce qui les

attirent dans ces horreurs…

Marcus l’interpella alors qu’elle fixait sans s’en rendre compte ce monument

abject.

— Bel objet hein ? Un sacré travail pour réaliser cette splendide œuvre…

— Splendide œuvre ? plaisanta Jane. Je dirais plutôt que c’est… dégueulasse.

Ingrid se mit à pouffer. Le petit gros continuait de manger, il n’avait même pas

remarqué leur présence. Il s’empiffrait de bonbons comme si sa vie en dépendait. Le

stand lui masquait la vue de l’atroce statue, qui le toisait dangereusement. Les deux

couples, côte à côte, scrutaient le monument avec attention, laissant Jane plus que

perplexe.

— Je n’ai pas vu le maire, dit soudainement Jane.

Page 21: Le Pendule de Shawk

— Il ne vient pas souvent aux manifestations, qui sont rares je l’avoue… C’est plus

pour contenter les enfants, et aussi pour fêter l’arrivée de nouveaux habitants… Ça a

l’air d’amuser votre fille en tout cas !

Chloé riait en regardant le gros, et ça ne lui plut pas.

— Je crois que c’est votre fils qui l’amuse, dit Peter.

Marcus mit une tape derrière le crâne du garnement, qui fixait méchamment la

fillette. Elle le pointait du doigt en riant.

— Pose moi ça Nick, tu vas être malade ! lança Ingrid.

— T’as assez à manger mon gros ? plaisanta Chloé. Viens avec moi, ça te fera

maigrir un peu !

Jane n’en revenait pas de l’insolence de Chloé. Elle avait pris ce ton malicieux et

cocasse subitement, se moquant avec méchanceté du garçon.

— Chloé, on ne parle pas comme ça, non mais ! Tu n’as pas à te moquer de ce

garçon, enfin !

— C’est vrai qu’un régime s’impose, hein Nick ? grommela Marcus. Si tu allais

jouer avec ta nouvelle amie, au lieu de manger ces saloperies !

Il lui arracha le cornet des mains et Nick croisa les bras, mécontent.

— C’est pas ma copine, je la connais pas ! cria le gros.

Chloé lui faisait des pieds de nez, le sourire jusqu’aux oreilles. Ses cheveux blonds

lui retombaient sur le visage, bien lisses, dégageant son minois d’ange aux yeux bleus.

Une belle petite fille, avec sa robe violette, impeccable, qui ne laissait pas indifférent.

Sauf le petit gros qui préférait ses bonbons bien sucrés. Il commençait à bouillir de

voir Chloé se foutre de lui.

— Attends que je t’attrape petite conne, tu vas voir !

Il se lança à sa poursuite. Les deux jeunes se coursèrent entre les stands, avec

agilité et souplesse. En tout cas pour Chloé, car Nick peinait à se mouvoir, son

embonpoint le ralentissant à chaque pas.

— Je vois que le vocabulaire vole haut ici ! dit Jane. Je pense qu’une leçon

s’impose non ?

— En effet, dit Marcus. Ce n’est pas très courtois tout ça. Mais parfois il ne faut pas

être trop exigeant non plus, et laisser les pulsions s’évacuer, qu’en dites-vous ?

— J’en dis que je n’aime pas trop les insultes, surtout venant d’enfants de huit

ans…

Page 22: Le Pendule de Shawk

— Neuf ans bientôt, coupa Marcus, moqueur. Ils vont apprendre à faire

connaissance, vous verrez. Les garnements finissent toujours par bien s’entendre,

même s’ils passent leur temps à se disputer…

Peter regardait les enfants en riant légèrement. Ça l’amusait contrairement à Jane.

Je suis peut-être trop exigeante… Ou alors ces gens sont trop laxistes. Ils se

retrouvèrent à présent entre adultes et ils discutèrent quelques instants du burlesque

maire, qui visiblement n’avait pas eu le temps de venir. Une fête communale sans son

maire, ça paraissait étrange. Etrange fut le mot qui traduisait le mieux le sentiment

général que cet endroit inspirait à Jane. Moins à Peter, aveuglé par sa belle trouvaille,

sa maison.

Quand Jane avait annoncé à Peter que l’agente n’existait pas, et qu’elle n’avait pas

signé le papier, il ne l’avait pas cru. En vérifiant le document, il ne fut pas étonné de

découvrir le paraphe clair et net de Mme Sterk, imprimé profondément dans le cadre

destiné à cet effet. Les yeux de Jane s’étaient ouverts comme des soucoupes, et elle

avait commencé à se demander ce qui lui arrivait exactement… Peter avait été jusqu’à

rappeler l’agence pour prouver à sa femme que la dame au chignon serré était belle et

bien vivante, et qu’elle travaillait dans l’établissement en question. Elle n’en revenait

toujours pas.

Dès les premiers jours, et après cet incident fantasque, ses émotions demeuraient

confuses et anarchiques. Ses sens se brouillaient à la moindre occasion. Devant les

Wesson, enclins à une joie apparente, elle tentait tant bien que mal de dissimuler son

humeur partagée.

Ils firent un rapide tour des stands, dérivèrent vers le bord d’une maigre rivière

qui longeait la fête pour y observer les poissons, puis statuèrent devant une façade

noire et angoissante, posée solidement au sol comme un mur tombé du ciel. Une

étroite entrée sombre, fichée telle une fissure dans la roche, attirait leurs regards.

— Voilà le genre de façade qui en rebuterait plus d’un… dit doucement Marcus.

Moi ça me donne envie !

Ingrid et Jane fixaient l’immense tête de diable au sommet du haut panneau, avec

ses yeux rouges vifs et ses cornes marrons, serties de larges rainures. Des flammes

immenses entouraient la tête du démon, dessinant un tableau d’horreurs infernales et

dérangeantes. Une langue pointue sortait de la bouche du monstre, enroulée vers

l’intérieur, comme si la bête cherchait à les attirer.

— C’est quoi cet engin ? demanda Peter.

Page 23: Le Pendule de Shawk

— Ça… C’est l’antre de la mort mon vieux… Le summum de la maison hantée !

Même à Drownstown, ils n’ont pas de manoir ambulant comme celui-ci. J’te jure, ça

vaut le coup, même pour dix dollars.

— Comment tu peux connaître cette attraction ? Je croyais que vous étiez arrivés il

y a six mois…

Marcus parut hésiter, et sa femme trahissait son assurance par des gestes

tremblants. Ils n’avaient pas l’air tranquille, même au sein de la fête du village.

— C’est le genre de carriole qu’on retrouve un peu partout, pas vrai ? J’en ai connu

ailleurs, et avec la même tête de diable ! Je pense que c’est le même genre de truc…

Peter réfléchit un instant.

— Hum… Pas donné, mais pourquoi pas ?

— Vous ne le regretterez pas, dit Marcus.

Jane n’était pas rassurée. Les attractions horrifiques ne l’avaient jamais

passionnée. Surtout en ce moment. Les bizarreries s’insinuaient directement dans sa

vie, dans la réalité. Ses cauchemars la nuit, dont la signification lui restait encore

trouble, ne l’incitaient pas non plus à se jeter dans la gueule du loup. Ou plutôt la

gueule du diable…

Ils contemplaient la façade, perplexes, quand Chloé et Nick se ruèrent à l’intérieur,

surprenant le curieux personnage installé à l’entrée. Il les héla, les gosses n’ayant rien

payé. Le caissier maléfique se tourna brusquement vers les quatre adultes, en les

questionnant du regard.

Marcus ria de leur stupidité. Peter haussa les épaules.

— Moi non plus je n’aime pas trop, dit soudainement Ingrid. Je serai avec toi, ça

mettra un peu de piment dans notre vie si délurée, plaisanta-t-elle. Et puis bon, on a

plus le choix maintenant que les gosses sont entrés…

Jane n’eut que la possibilité d’entrer pour suivre les gamins turbulents. Elle régla

les places au type de l’entrée. Intriguée, sentant la peur monter doucement, elle suivit

Ingrid dans l’antre maléfique.

Un type habillé d’une sombre robe noire et rouge, et muni d’un infâme masque de

diablotin, campé à l’entrée, lui glissa un mot chuchoté qu’elle ne comprit pas.

L’homme menaçant lui adressait des grimaces embarrassantes. Il ria comme un

hystérique, puis d’un geste vif, leur ouvrit le portillon.

L’intérieur était plongé dans l’obscurité. On n’entendait que des murmures vagues

de voix lointaines. Des remugles épouvantables émanant de la grande salle où ils se

Page 24: Le Pendule de Shawk

trouvaient emplirent Jane de dégoût. Une flèche leur indiqua le chemin à suivre, dans

un affreux couloir couvert de draps pourpres poussiéreux. Marcus s’amusait à

émettre des sons gutturaux pour faire peur aux femmes, mais ça ne faisait pas trop

rire Ingrid. Peter, circonspect, progressait confiant, gardant à l’esprit que ce n’était

qu’un jeu.

Elle se remit à penser aux deux garnements, laissés sans surveillance, se

précipitant à l’intérieur de l’abîme démoniaque. Même si les dangers étaient

minimes, les robots du village ne lui inspiraient pas confiance. L’attitude trop

relâchée de Marcus et Ingrid ne correspondait pas à sa vision. Elle devait aller les

chercher à l’intérieur, coûte que coûte, en oubliant du mieux possible ses peurs…

Pourvu qu’il n’y ait pas de clowns… Ces garnements commençaient vraiment à

l’épuiser. Elle avançait en tremblant au sein des draperies moisies, quand elle crut

entendre un mot, chuchoté dans l’air de la pièce. Ivar…

Voilà ce qu’avait murmuré le type déguisé en diable au portillon… Elle ne

connaissait pas d’Ivar, et se dit que cet homme devait soit jouer son rôle terrifiant

pour attirer les clients, ou alors il n’était pas très net. Dix dollars quand même… Mais

maintenant que les gosses sont entrés…

Ils poursuivirent leur chemin dans les dédales du labyrinthe de chiffons pourpres

et mauves, jusqu’à une vitrine à moitié opaque, mal lavée, qui sentait le moisi. Les

quatre aventuriers passèrent à travers un filet rouge, et soudain une sorte de

marionnette se mit à s’agiter frénétiquement derrière les carreaux. Ingrid fit un bond

et vacilla sur Jane, qui percuta le drap mauve qui décorait la salle. Peter et Marcus

sursautèrent, puis se mirent à se gausser du clown noir et blanc qui les fixait depuis

l’intérieur de la vitrine sale. Jane reprit ses esprits. Elle était terrifiée.

— Pas très coriace, lança Marcus, en toisant sa femme.

— Ce con m’a fait peur ! Fait pas le mariole, je t’ai vu flipper, gigolo…

— Laisse tomber, Peter, on aurait pas dû amener ces deux poules mouillées,

plaisanta-t-il.

Peter n’entendit pas les paroles de Marcus, absorbé comme il l’était par le regard

intense de la marionnette. Ses pupilles brillaient comme sous le soleil d’été.

— C’est fascinant, dit soudain Peter. Je n’ai jamais vu des yeux pareils…

Le clown en chiffon devait mesurer trente centimètres au plus. Une poupée assise

dans la pénombre, droite, le regard vissé sur les quatre adultes. Un regard profond et

tourmenté, presque magnétique. Les pupilles blanches immaculées, serties d’un léger

Page 25: Le Pendule de Shawk

point noir, les plongeaient dans une espèce d’hypnose collective. Jane sentait toute la

pesanteur et la perversité dans ces billes de verre. Ou de plastique ? Elle ne savait pas

trop. Elle savait juste que le clown semblait emprunt d’un maléfice terrible. D’un seul

regard, il vous pétrifiait sur place. Affublé d’une collerette blanche sur un costume

strié de bandes noires et blanches, le jouet sordide paraissait provenir d’un ancien

temps, révolu, issu des antiquités démodées d’un marché aux puces. Son chapeau

haut de forme troué, et cette chevelure dense et fine retombant sur ses épaules, lui

conférait un aspect repoussant. Le sourire démoniaque qu’il affichait complétait ce

tableau déroutant. Même Marcus semblait nerveux en sa présence. La phobie de Jane

se réactiva soudainement face au jouet. Elle essaya de le cacher, mais les gouttes de

sueur tièdes le long de son front la trahissaient.

— Bonjour, je suis Ivar, Ivar le clown… Vous me reconnaissez ? Je suis le gentil

clown qui aime les enfants ! Oh oui, je les adore…

Ils restèrent stupéfaits face aux propos rieurs du pantin. Il avait dit ça d’une façon

très mécanique, machinale. Sa voix évoquait la malice, l’espièglerie, le tout sur un ton

monocorde et agaçant. Un ton nasillard qui énerva un peu Peter, toujours ahuri

devant la vitrine.

— Et il parle en plus ? Quel horreur ce truc… Ça me fait froid dans le dos… On

continue la route ?

— Trouillard, dit Marcus en rigolant.

Et il s’enfuit plus loin dans le couloir. Les trois autres le suivirent bien malgré eux,

laissant l’affreux pantin et son regard vicieux derrière eux. Ils entendirent des rires

d’enfants au loin. Ils doivent être dans l’autre salle…

La vitrine suivante dévoilait un affreux ours aux crocs énormes et acérés, empaillé,

qui se mettait à bouger sur leur passage, manquant de fracasser la vitrine d’un coup

de patte écrasant. Puis des sortes de gardes momifiés se postaient le long du passage,

contre les draps, sans glace pour protéger les quatre compères cette fois. Sont-ce des

humains, ou des statues ? Des gens sont-ils vraiment cachés dans ces déguisements ?

On aurait dit une procession funèbre venue d’un autre monde.

Habillés en hallebardiers verts et mauves, les types fixes et droits les scrutaient en

passant, puis se mirent à les agresser violemment avec leur arme en plastique, et Jane

hurla sous les coups. Ils frappaient forts ces abrutis ! Deux rangées de dix gardes, qui

vous martelaient le corps sur trente mètres, de chaque côté. Ils avancèrent

Page 26: Le Pendule de Shawk

rapidement dans la tempête, s’extirpant avec difficulté des haches en ébullition. Drôle

d’amusement, pensa Jane.

La suite ne fut qu’un ensemble de cris et de monstres en tout genre, qui

arrachèrent des hurlements stridents à Ingrid plusieurs fois. Jane paniquait au

moindre bruit, à la moindre apparition. Les hommes continuaient de s’amuser. Il y

avait des portes scellées que tentaient vainement de défoncer d’invisibles créatures,

frappant sans relâche dans le bois qui craquait sous le choc. Les loquets en bronze

remuaient violemment sous les coups, donnant l’impression de rompre à chaque

instant. Des visions démoniaques sur les toiles affichées dans la salle du fond, des

flashs terrifiants à faire vomir les plus coriaces illuminaient les couloirs. Puis une

dernière pièce, étroite, en coude, amenant d’après la flèche indicative, vers l’ultime

terreur avant la sortie. Toujours pas vu les gamins, merde…

La petite salle ne possédait aucune lumière, et Jane fut tout à coup saisie d’effroi.

Elle tapota sur les murs pour se guider, chercha des prises, des corps à toucher. Mais

il n’y avait plus rien. Elle crut entendre des chuchotements épars, qui résonnaient

dans les toiles mauves de l’obscure cellule.

Jane… tu m’entends, Jane ? Elle se tapa le front pour retrouver sa lucidité mais

rien ne s’arrangea. Jane… Les voix continuèrent à se manifester, ne sachant plus si

elles venaient de son imagination ou du terrible manège.

— Peter, Ingrid, vous êtes là ? Marcus, c’est toi ?

Jane avançait avec prudence dans l’antre mauve.

— Nick ? Chloé ? Vous êtes là ?

Elle tâtonnait à l’aveuglette en espérant toucher une épaule, un bras. Mais il n’y

avait toujours rien. Il n’y avait plus personne. Enfants et adultes avaient disparu.

Juste elle et les ténèbres. Elle sentit tout à coup une présence, horrible et lourde, dans

l’atmosphère.

Je suis Ivar, Ivar le clown… J’arrive Jane, je te rejoins, attends-moi… Elle se mit

à voir le clown sortir doucement, mécaniquement de sa vitrine, le regard fixe et

sombre. Elle le vit tomber au sol, se relever par saccades, et suivre le chemin qu’ils

avaient pris eux-mêmes, en chuchotant des mots incompréhensibles. J’arrive Jane, je

veux juste t’aider, ne t’inquiète pas…

Elle imagina ce pantin burlesque, progresser tranquillement, inexorablement vers

elle, d’une démarche bancale et maladroite, le sourire aux lèvres et les yeux fixés au

loin sur sa proie. Elle le voyait au fond du couloir l’examiner de ses yeux pervers et

Page 27: Le Pendule de Shawk

malicieux, avançant dans sa direction. Le petit être de trente centimètres avançait

vers la fente de la pièce, inéluctable, lui triturant les tripes d’une main de fer. Elle crut

que sa vessie allait se relâcher. Elle fixait, tremblante, le fond du couloir, attendant

l’horrible pantin venir l’engloutir.

Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à hurler, elle sentit des mains froides et calleuses

lui enserrer la gorge, et l’attraper avec violence aux seins. La surprise lui étouffa tout

cri, et l’agresseur se mit à la malmener sauvagement. Jane réprima son dégoût, et

tenta de s’extraire de la poigne puissante de l’inconnu. Elle vociférait, grognait,

pestait. Le couloir vide en face d’elle la toisait de sa profondeur lugubre. Elle se

débattit dans la petite pièce carrée et noire, toujours maintenue par derrière, enserrée

par le mystérieux personnage. Elle sentait qu’il avait une cape, une sorte de toge.

— Mais lâchez-moi, salopard, arrêtez ! Ca ne m’amuse plus maintenant !

Elle donnait des coups, tentait de mordre. Le type ne lâchait pas sa prise.

— Tu ne peux pas m’échapper Jane, je suis là, pour toi… Laisse moi faire, ce ne

sera pas long, ce sera agréable tu verras… susurrait-il.

— Lâche-moi connard ! Peter, Marcus, à l’aide ! hurlait-elle.

— Ils ne t’entendront pas ma chérie, il n’y a que toi et moi ici… Tous les deux, en

amoureux, ça ne te plait pas, hein ?

Sa voix rauque rappelait quelque chose à Jane. Le type de l’entrée qui lui parlait

tout bas. C’est cet enfoiré. Elle se débattit de plus belle, vainement. L’homme la

clouait contre lui, sa main droite sous ses seins, l’autre contre son visage. Il se mit à

lui tirer sur les cheveux, et Jane laissa échapper un cri aigu. L’homme souleva la robe

de Jane par derrière, brutalement, et essaya de baisser sa culotte, tout en serrant plus

fort son sternum.

— Arrête de bouger, tu ne peux pas t’enfuir, tu es à moi ! Je vais te baiser ici, tout

de suite, sans attendre… Ça ira tu verras…

— AAAAhhhh, hurlait-elle, impuissante.

Elle ne pouvait se retourner pour apercevoir son agresseur. Puis le noir l’en aurait

empêché de toute façon. Ses plaintes s’éteignaient dans la pénombre et l’épaisseur

des draps pourpres. L’homme tentait de la forcer à se baisser, pour mieux la prendre,

mais les déhanchements de Jane lui rendaient la tâche difficile.

Alors que le type glissa légèrement sur le sol, elle put s’extirper de l’étreinte et se

retourna face au néant, lançant un poing maladroit dans le vide. Puis un autre. Et un

autre. Elle hurlait à tue-tête, à en perdre haleine.

Page 28: Le Pendule de Shawk

Elle sentit à peine le coup sourd qui la frappa à la tempe. Elle tomba comme un

piquet, inanimée sur le velours rouge. Un velours doux, si doux…

Page 29: Le Pendule de Shawk

3

Les deux gamins se chamaillaient comme à l’accoutumée, se tirant les cheveux,

criant et déversant des flots d’injures. Depuis leur rencontre à la fête foraine, leur

relation ne se limitait qu’à des courses poursuites effarantes, des quolibets incessants,

et des disputes constantes. Mais au fond, même si les apparences affichaient le

contraire, ils s’aimaient de la tendresse chère aux chérubins querelleurs. Une amitié

détachée de gamin espiègle, qui cherche à exister à travers une effronterie bien

calculée.

Chloé Summer et Nick Wesson se disputaient dans la chambre du garçon au sujet

des activités de la journée, alors que la neige tombait doucement à l’extérieur,

nappant les fenêtres d’un joli manteau blanc.

— Mais non, on joue pas au foot, j’aime pas ! criait Chloé. C’est pas pour les filles,

le foot, je veux jouer à la poupée.

— Et la poupée, c’est pour les petites pisseuses comme toi, ah ah ah, la pisseuse.

La fillette matraqua Nick avec son poing et le poursuivit dans la chambre. Les

deux enfants parvenaient rarement à s’entendre et se disputaient régulièrement au

sujet des jeux. Chloé n’entendait pas se laisser dominer par ce garnement de Nick

Wesson, qui essayait de l’embêter dès qu’il en avait l’occasion. Il continuait à se

moquer d’elle en criant pendant qu’elle le coursait pour l’attraper. Le gros se mit à

courir dans la pièce en narguant la petite Chloé. Son embonpoint rendait son pas

lourd et gauche.

Page 30: Le Pendule de Shawk

Soudain, Nick glissa sur un tapis et se cogna contre le rebord en bois de la fenêtre.

Chloé se mit à rire et le garçon commença à gémir, regrettant d’un coup son excès de

zèle et de raillerie.

— Bien fait, bien fait, piaillait Chloé. Voilà ce que méritent les gros tas comme toi.

— Tu vas voir le gros tas quand il t’attrapera, sale garce.

Nick grimaçait et ne mâchait pas ces mots. Une influence discutable pour Chloé, la

petite fille modèle de ses parents, toujours impeccablement habillée, et parfaitement

éduquée. Elle devenait de plus en plus espiègle au contact du jeune garçon, et son

comportement inquiétait Jane, sa mère. Ça avait beau être des enfants, les insultes et

les moqueries n’étaient pas les bienvenues chez Summer, où la politesse et le respect

primaient. Chloé le savait très bien, mais elle demeurait comme tout jeune enfant,

attirée par l’interdit, quitte à subir des punitions. L’amusement puéril pouvait

surprendre les parents parfois, un monde différent difficile à appréhender, quand on

avait passé l’âge.

Quand la petite fille vit que Nick se relevait, elle pensa d’abord à s’enfuir. Mais le

gros garçon avait mal à la hanche et peinait à se redresser. Il devait avoir un bel

hématome, douloureux d’après ses plaintes. Chloé s’approcha de lui, hésitante, mais

se sentant coupable de sa chute, se résigna à l’aider.

— Fais voir, dit-elle.

— C’est juste là, fit Nick, à demi essoufflé. Ici. Ça fait mal…

Chloé regarda de plus près, fronça les sourcils, mais ne vit rien sur sa hanche.

Soudain, le garçon l’attrapa par le cou et se mit à lui gratter sévèrement le cuir

chevelu.

— Ah, ah je t’ai eue petite conne, t’es pas bien maligne, hein ?

Il exultait, fier de son piège.

— Aiiiie, aiie, arrête, gros sac, je vais le dire à ma mère !

— Vas-y, vas la chercher, ta mère, ah ah ! Je l’attends, vas-y, elle me fait pas peur

la comédienne ! rigolait le gosse, plus malicieux que jamais.

— C’est pas une comédienne! Lâche-moi ! Maman ! Maman !! hurlait-elle, Nick

m’embête, au secours !

Alors que Chloé se démenait sous l’étreinte de Nick et qu’ils hurlaient aux abois,

un coup sourd résonna dans le fond de la chambre. Puissant et net, un bruit de bois

cru, comme si on avait cogné sur une porte. Ça semblait venir d’une petite ouverture

Page 31: Le Pendule de Shawk

d’ébène cachée dans le contrebas de la mansarde de la pièce, à l’opposé d’eux. Les

gosses stoppèrent leurs querelles immédiatement.

— Voilà ma mère, tu vas moins rigoler, gros lard ! dit-elle, rassurée. Maman, c’est

toi ?? demanda Chloé.

— C’est la comédienne qui vient nous faire un petit tour de passe-passe ?

Il ria, nerveux. Un deuxième coup violent claqua au même endroit, plus prononcé

que le précédent. Chloé prit peur, se libéra sans résistance du bras de Nick,

visiblement surpris, et alla ouvrir doucement la porte de la chambre. Personne ne se

trouvait derrière. Le couloir était vide et obscur. On entendait juste des conversations

endiablées dans le salon en bas. Les parents qui discutaient devant un verre au rez-

de-chaussée. Mais personne en haut.

Un nouveau coup frappa, et prise de panique, Chloé cria sans s’en rendre compte.

Elle laissa la porte entrebâillée et se retourna vers Nick, le regard interrogateur et

angoissé. Nick regardait une minuscule ouverture sous le toit mansardé de la pièce.

— On dirait que ça vient de là, dit-il en murmurant.

— Ben vas-y, vas ouvrir, lança Chloé, pas vraiment rassurée. T’as peur ou quoi ?

Trouillard.

— Va-y-toi ouvrir, la maligne. T’as encore plus que peur que moi.

Nick ne rigolait plus vraiment. Une atmosphère étrange avait envahi la pièce. On

sentait une pesanteur dérangeante, comme si une présence non souhaitée et malsaine

avait pénétré dans la chambre. Chloé, n’y tenant plus et dépitée par le manque de

courage du chenapan, se mit en tête d’aller voir. Elle avait ce côté aventureux en elle,

où se mêlent courage et fierté. Et malgré sa peur au ventre, elle partit en direction du

portillon en bois, à la fois curieuse et perplexe.

Plus aucun coup ne s’était fait entendre, mais à peine perceptible, un grattement

sur du bois, très léger. Ca stoppa net Chloé qui commençait à avoir vraiment peur.

Tétanisée, au même titre que Nick.

— Alors, va-y qu’est-ce que t’attends ? lança Nick d’une voix tremblotante.

— La ferme, j’ai peur… Tu devrais avoir peur aussi.

— Je n’ai pas peur, dit le gros, pétrifié.

Près de la porte, elle entendait des murmures incompréhensibles comme si ils

s’adressaient à elle. Elle n’arrivait pas à distinguer de quoi il s’agissait. Déterminée,

elle ouvrit brusquement la petite ouverture en bois, le cœur battant la chamade, sans

avoir la moindre idée de ce qu’elle allait y trouver.

Page 32: Le Pendule de Shawk

C’est là qu’elle découvrit le regard. Un regard perçant, terrible, et amusé à la fois,

vissé sous d’épais sourcils colériques. Au fond de la minuscule pièce carrée, qui

devait faire sa taille, se trouvait quelques jouets démodés et usés, mêlés à des

vêtements poussiéreux, datant d’un autre siècle. La pièce sombre sentait le moisi et la

pourriture. Elle devait exister depuis des lustres. La seule manière d’y accéder fut de

se baisser, voire s’allonger pour atteindre les objets. Une sorte de remise étroite, dont

la raison d’être demeurait mystérieuse. Chloé s’étendit, pour voir de plus près. Elle

apercevait clairement et directement le clown noir et blanc, posé par terre, assis au

milieu des affaires. Il la fixait d’un air vicieux et énigmatique, à travers ses yeux

blancs nacrés. Juste un point noir au centre de chaque bille qui donnait une

profondeur hypnotique au regard. Elle l’observait, fascinée, autant par son petit

chapeau haut de forme noir et troué, que par sa collerette blanche autour du cou. Un

petit jouet d’antan qui lui plut tout en l’effrayant. Etrange sensation.

— Alors c’est quoi, qu’est-ce que c’est ? bafouillait le garçon, comme électrisé.

Chloé plongea sa main et l’attrapa. Elle sortit le pantin désarticulé. Il était mou et

rigide en même temps, malléable et inflexible en même temps. Son odeur lui

rappelait les vieux livres moisis qu’elle trouvait à l’époque dans le grenier de sa

grand-mère. Il devait être là depuis des siècles.

— C’est juste un clown en plastique, ou en chiffon, je sais pas trop, répondit-elle,

encore perturbée.

— Ouahh, il est moche, et ses yeux… C’est horrible. Qu’est-ce que ça fait ici ?

— A toi de me le dire, rétorqua Chloé, je suis pas chez moi Nick.

Elle lui avait dit ça d’un air supérieur et snobé. Son ton avait changé, plus direct et

assuré, alors qu’elle lui brandissait le pantin sous le nez. Nick était absorbé par le

regard du clown, comme attiré inexorablement.

— Arrête, maintenant pose ça, il me fait peur ce clown, grogna Nick, dérangé.

Mais Chloé le fixait toujours avec le clown, et il lui arracha des mains. Elle était

devenue bizarre d’un coup, à le scruter comme ça. La fillette se rabroua

soudainement, et reprit ses esprits.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Nick en jetant la poupée de côté.

— Ca va, dit Chloé, je me sens juste… bizarre… Quand je tenais le clown, je me

sentais bizarre.

— Ouais, j’ai vu ça. On devrait le montrer à nos parents, qu’est-ce t’en dis ?

— Non ! cria la fillette, surprenant clairement le garçon.

Page 33: Le Pendule de Shawk

— Quoi ? Pourquoi non ? s’étonna-t-il. Je l’aime pas ce truc, il me fait peur moi,

pas toi ?

Chloé lui expliqua que les parents s’en moqueraient et les mettraient au lit. Aussi

n’avait-elle pas envie de se coucher tout de suite. Elle voulait continuer de jouer avec

Nick, encore quelques heures avant de rentrer, quand sa mère le déciderait.

— Alors on fait un autre jeu, hein ? Et on arrête de se chamailler, c’est toi qui

décides si tu veux, proposa le jeune garçon à Chloé. Mais si tu ranges ce clown.

Chloé ne semblait pas décider à le ranger, et il ne savait pas pourquoi. La présence

du pantin le mettait mal à l’aise. Même un garnement de son envergure n’était pas

immunisé face à une peur pareille. Il sentait bien que le clown créait une atmosphère

sinistre, et il ressentait le besoin irrépressible de le cacher le plus vite possible. Le

pantin était à présent par terre, et Chloé le fixait encore, sans s’en rendre compte

visiblement.

— Tu entends ? dit-elle à Nick. Tu l’entends ?

— Entendre quoi ? J’attends surtout ! J’attends que tu prennes ce clown et que tu

le ranges dans le placard. Allez, bouge-toi ! S’il te plaît Chloé, range-le.

Le jeune garçon la suppliait presque.

— On dirait qu’il murmure quelque chose, il essaye de nous parler. Des

chuchotements, écoute.

Elle était complètement ailleurs. Son jugement semblait déformé par la

fascination qu’exerçait le clown sur elle. Elle se rabroua encore une fois, comme

sortant d’une espèce d’hypnose, et Nick ramassa brutalement le pantin au sol pour lui

jeter à la figure.

— Range-le !

Il criait à présent, la terreur lui volant sa patience. Incroyable de voir à quel point

la peur l’avait transformé radicalement. Il la fixait dangereusement et lui ordonnait à

présent de cacher le clown. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux, pensa la jeune fille.

Ce jouet est mauvais, il me regarde bizarrement. Elle finit par récupérer le clown et

se dirigea vers le placard, toujours ouvert sur les antiquités qu’ils y avaient découvert.

Au moment de le déposer, elle examina une dernière fois ses pupilles blanches serties

d’un maigre point noir au centre. Ça lui rappelait les spirales noires et blanches,

tournantes, qui servent à hypnotiser les gens. En tout cas, elle ressentait ce même

effet, puissant, qui vous déstabilise sans savoir pourquoi. Elle posa finalement le

Page 34: Le Pendule de Shawk

clown poussiéreux dans le placard, puis le ferma brutalement. Puis d’un air

malicieux, elle se tourna vers Nick :

— C’est moi qui choisis le jeu alors ? J’ai une idée. On va bien s’amuser tous les

deux, tu vas voir.

§

Page 35: Le Pendule de Shawk

— Jane, encore un peu de vin ? demanda Marcus, à demi-soûl.

— Euh non, merci, je conduis ce soir, je ne vais pas abuser…

Marcus reposa la bouteille sur la table. Après un bref regard vers les autres, il se

ravisa et en servit une rasade à Peter. Il semblait enjoué ce soir là, prêt à faire la fête

plus que de coutume. Ingrid n’avait pas lésiné non plus : elle s’apprêtait à attaquer

son troisième verre et commençait déjà à rire aux éclats au moindre mot de travers.

L’ambiance chez les Wesson battait son plein, comme un samedi soir entre

couples, quand l’apéro se met à dégénérer. Seule Jane gardait une certaine lucidité

sur les évènements. Elle voyait bien que Peter n’était plus très clair, et elle préférait

s’assurer que tout se passerait bien pour le retour. Surtout avec Chloé. Qu’est-ce qu’on

s’emmerde quand on ne boit pas... Elle avait l’habitude de se dévouer pour conduire

après les soirées arrosées chez les amis, et à chaque fois Peter partait dans des

élucubrations douteuses dont elle se passerait bien.

Chloé était occupée à jouer avec le petit Nick Wesson dans la chambre du haut, un

garçon chamailleur et turbulent, mais pourtant attachant. Ils s’engueulaient parfois,

et les adultes devaient intervenir pour les séparer. De vrais petits diables. Chloé,

malgré sa gentillesse, n’était pas du genre à se laisser bousculer. Elle allait bientôt

avoir huit ans, dans quelques mois, et sa perspicacité étonnait toujours sa mère.

— C’est bientôt la fête d’halloween ! Vous savez, les costumes terrifiants et tout ça.

Nick a prévu de le faire, on va lui confectionner un petit déguisement sympathique, ça

peut être drôle. Les enfants aiment bien se faire peur entre eux.

Marcus parla de l’année précédente, quand les amis de Nick lui avaient fait une

surprise macabre en se cachant derrière chez eux, avec des costumes de vampires. Il

avait eu la trouille de sa vie.

— Ce qui le terrifie le plus, ce sont les clowns. On l’a découvert quand on a fait

venir un clown à la maison un jour d’anniversaire. Pour surprendre les enfants. Il

était réputé très drôle et moqueur, mais il s’est amusé à faire des blagues osées et à

malmener Nick. Le pauvre a dû être traumatisé. Depuis, il est tétanisé à la seule vue

de clown, c’est terrible… Je pensais lui foutre la trouille en me déguisant, vous voyez

le truc ?

Il éclata de rire en toisant Peter et Ingrid, mais ça ne fit pas rire Jane. Elle n’aimait

pas jouer avec la peur des enfants, ça risquait de leur causer certains problèmes

psychologiques plus tard. Elle le savait bien depuis la mort de sa propre mère qui

l’avait profondément déprimée étant jeune. La pauvre femme avait eu la bonne idée

Page 36: Le Pendule de Shawk

de se jeter d’un pont près des docks de la ville, persécutée par ses démons. C’est suite

à cet incident qu’elle avait commencé à les voir : des clowns de toutes les couleurs,

grands, petits, moches, joyeux… mais tous affreusement laids. Aucune explication

plausible n’avait vu le jour. Nick avait au moins la chance de connaître son

traumatisme, même si ce n’était pas un gage de guérison. Ce n’était pas non plus un

sujet de raillerie. Marcus s’amusait avec le malheur de son fils.

— Chloé ne participera pas à ce genre d’idioties, c’est hors de question, reprit Jane.

Nick fera Halloween s’il le souhaite avec ses amis, mais pas avec elle. C’est trop

dangereux.

— Dangereux ? ria Ingrid. Tu as peur que des monstres l’attrapent et la dévorent ?

— Je trouve juste cette fête inutile. Une fille de huit ans n’a rien à faire dehors le

soir, à se déguiser et à mendier chez les gens avec des jeunes pas très clairs.

Ingrid comprit la remarque indécente, mais préféra l’ignorer. Peter plaisantait

avec Marcus de la méfiance de Jane, ce qui ne lui plut pas.

— C’est ça, moquez-vous ! Chloé ne participera pas à ces bêtises. Elle peut

s’amuser sans avoir besoin de se trimbaler déguisée, non ? Et puis en quoi d’ailleurs ?

S’empiffrer de bonbons, manger n’importe quoi… Elle peut tomber sur n’importe qui,

le soir comme ça… Des tragédies arrivent vite. Je n’aime pas trop ça.

— Laisses la vivre un peu enfin, Jane, lui envoya Peter. Elle n’a que huit ans,

d’accord, mais Halloween n’a jamais tué personne. C’est une fête, c’est pour rire, pas

pour terrifier tout le monde, ou agresser les gens. Enfin si, terrifier, mais dans le bon

sens, plaisanta-t-il.

— Oui, et puis c’est pas comme si on ne les surveillait pas. Les parents sont

partout, et ils ne rentrent pas tard, reprit Marcus. Nick serait vraiment content que

Chloé l’accompagne, ils pourraient trouver un thème pour se déguiser, je sais pas.

Puis on leur ferait des beignets.

— La bible est claire à ce sujet : donne de bonnes habitudes à ton enfant dès

l’entrée de sa vie, il les conservera jusqu’à sa vieillesse. On doit leur apprendre le

beau, la vie, continua-t-elle, pas des rites sataniques et autres sombres idées.

Marcus ria quelques instants en regardant les autres, amusés. La remarque parut

le déstabiliser.

— Alors si Jésus a dit ça, je le crois, dit-il, rieur.

— Vous ne vous souvenez pas de la tragédie du petit Mark Gareth ? reprit Jane.

C’est à ça que je pense en premier lieu. C’est la raison qui me pousse à refuser à Chloé

Page 37: Le Pendule de Shawk

de le faire. Et surtout dans ce village perdu. Même à Drownstown, ils ne s’amusent

pas à ces idioties.

Marcus et les autres étaient gênés, à court d’argument. Ils n’avaient pas vraiment

envie de débattre des raisons qui les amenaient à laisser Nick participer à la fête.

C’était juste pour l’amusement, rien de plus.

— Tu veux dire le petit Mark, qui habitait au bout de la rue ? C’était il y cinq ans, et

on a su pourquoi. Un homme inconscient lui a donné un verre d’alcool, ils étaient

quatre. Ils sont morts parce qu’ils n’ont pas supporté la dose, puis une voiture les a

renversés. Mais ça peut arriver tous les jours, à n’importe qui, s’enquit Marcus. C’est

très triste, mais on y peut rien. Pourquoi refuser à Nick, qui adore cette fête, le droit

de se déguiser ? Pour une erreur commise par quelqu’un d’autre ? Ils sont

responsables, à eux de faire attention.

— C’est vrai, mais c’est vite arrivé, et je ne veux pas prendre ce risque avec Chloé…

Puis toutes ces disparitions qui arrivent dans la période d’Halloween… Je ne

comprends vraiment pas votre vision des choses…

Ingrid regarda Marcus d’un air désabusé, comme pour lui rappeler que cette

tragédie n’était pas anodine non plus. Peter semblait perplexe et perdu dans ses

pensées. Marcus concéda à Jane que c’était son choix après tout, et qu’il le respectait.

Ils pourraient éventuellement en reparler la semaine d’après, au moment

d’halloween. La possibilité de faire une soirée entre amis pendant ce temps, pour

garder l’œil sur les enfants ne déplut pas à Jane finalement, même si elle gardait sa

méfiance bien vive.

Puis Marcus leva son verre, à la santé des convives pour renouer avec l’ambiance

de départ, plus joyeuse. Après une bonne demi-heure de discussions endiablées, Jane

eut une pensée soudaine pour Chloé, qui s’amusait en haut avec le petit Nick, le jeune

garçon turbulent et colérique des Wesson. Comme une soudaine intuition.

— On entend plus les enfants, vous croyez que tout se passe bien ? Nick ? aboya

Ingrid, à priori enivrée.

— Attend, je vais aller voir, coupa Jane.

— Ok, comme tu veux ! Attention à ne pas glisser sur le tapis, ricana Ingrid.

— Ça risque pas, je n’ai pas bu trois verres de vin, MOI ! plaisanta-t-elle.

Ingrid lui mis une tape sur l’épaule, amusée par la vanne, puis Jane monta les

escaliers pour rejoindre les deux enfants, presque soulagée de quitter le salon. Elle

avait toujours cette impression de gêner les autres quand elle décidait de ne pas boire

Page 38: Le Pendule de Shawk

plus que de raison. Sa stratégie de diversion se révélait souvent efficace : elle faisait

mine de s’éclipser voir les enfants, pour savoir si tout allait bien. Ce n’est pas que

Chloé lui manquait cruellement, mais juste qu’elle ne supportait pas les discussions

creuses autour d’un verre. Peter et Marcus allaient encore ressortir leurs sempiternels

discours politiques teintés de racisme, et Ingrid les écouterait avec la naïveté de la

dilettante. Une atmosphère qui ne convenait guère à Jane.

Quand elle arriva à l’étage, elle s’étonna de voir autant de fresques et de tableaux

aux murs. De somptueuses toiles ornaient le couloir menant à la chambre du petit

Nick. Une procession d’œuvres digne d’un musée. Très chic pour des gens qui n’ont

pas d’argent, se prit-elle à penser. Elle scruta les peintures et sculptures. De drôles de

tableaux ornaient les murs : l’un d’eux représentait une silhouette détachée sur un

paysage orageux. Seule sous les nuages, à fixer Jane de ses yeux vides. Puis une autre

plus énigmatique encore : une sorte de procession funèbre de dix personnes, campées

autour d’un autel sombre. On dirait presque une photo… Ils s’adonnaient à un rituel

étrange, avec au centre de l’image… encore une chèvre ?! Le pauvre animal prêt à être

sacrifié, découpé vivant par un prêtre maléfique armé d’une faucille… La vision

révulsa Jane. Quelle étrange décoration, ça fout vraiment la frousse dans le noir…

Un bref frisson la secoua.

Puis les rires des marmots l’attirèrent vers le fond du corridor. Elle s’approcha à

pas feutrés, pour ne pas avertir les gamins. L’obscurité tamisée du couloir lui

rappelait l’horrible attraction hantée de la fête foraine… Et surtout son agresseur, le

sale violeur qui avait tenté de la prendre. Jamais plus elle n’ira dans ce genre de

manège. Non seulement personne ne l’avait cru, mais elle avait en plus dû subir les

railleries des autres. Pour découvrir au final que le bourreau à l’entrée n’existait pas.

Elle s’ébroua pour oublier cette pensée dérangeante. La comédienne… bande

d’enfoirés.

Quand elle poussa la porte de la chambre de Nick, ce qu’elle vit la pétrifia. Elle ne

put retenir un cri de stupeur en voyant Chloé, presque nue, vêtue d’une simple

culotte, en train de jouer avec une étrange marionnette. Et Nick, qui s’amusait à lui

dessiner des formes bizarres sur le ventre.

— Qu’est-ce que vous faites ?! hurla-t-elle, interloquée.

Elle empoigna Chloé violemment par le bras et la souleva.

— Où est ta robe ? Qu’est ce que tu fais dans cette tenue ? cria-t-elle.

Page 39: Le Pendule de Shawk

Le petit Nick parut se réveiller d’un coup, comme sortant d’une hypnose. Il recula

devant l’ire de Jane, et se leva pour aller se cacher derrière une chaise.

— Qu’est-ce que tu faisais à ma fille ? lui asséna-t-elle, rouge de colère. Tu n’as pas

honte ? Je vais aller le dire à tes parents. Et toi, rhabilles toi, lança-t-elle à Chloé.

— C’est pas moi, gémit Nick, j’ai rien fait de mal Madame Summer, je vous le jure !

Jane ramassa la robe beige de Chloé et lui ordonna de la remettre. Elle se tourna

vers le garnement.

— Et ça c’est quoi ?

Elle lui jeta un crayon rouge dessus, furieuse.

— Tu étais en train de lui écrire des obscénités sur la peau, c’est ça ? A votre âge,

vous n’avez pas honte de faire ça ?

Jane était hors d’elle, et suspecta le jeune garçon d’avoir tenté de corrompre Chloé

à des jeux vicieux. Mais le chenapan, terrifié, ne savait plus où se mettre, visiblement

inconscient de son geste. Le regard noir de Jane le mettait mal à l’aise.

— C’est pas lui maman, Nick n’a rien fait, répondit la petite fille calmement. C’est

Ivar qui nous a demandé de faire ça.

— Quoi ?! Mais qu’est-ce que tu racontes, enfin ? Qui est Ivar ? C’est quoi cette

comédie ?

La petite fille désigna un pantin en plastique au sol. Un clown moche au rictus

obscène, presque moqueur. Vêtu d’un costume noir et blanc digne d’un film

d’horreur, le pantin dégageait une impression de méfiance. Il ressemblait

étrangement au clown affreux du manège. Sa vue fit trembler Jane, mais elle ne

voulut pas le montrer aux gosses pour rester crédible. La figurine gisait aux pieds de

Chloé, avec les crayons utilisés pour les dessins. Ivar… Ce nom…

— Tu es en train de me dire que ce jouet en plastique vous a parlé ? Qu’est-ce qui

t’arrives Chloé ? Ca ne va pas ?

Jane avait elle-même entendu parler le clown dans le couloir hanté. Ou plutôt elle

avait cru l’entendre. Des chuchotements troublants depuis l’intérieur de la vitrine

sale. En s’adressant à Chloé, elle évitait d’attarder son regard sur le pantin.

La fillette semblait étrangement calme et sereine, sans peur dans son discours.

Elle fixa sa mère affolée, et lui rétorqua, pleine de détermination :

— Ivar nous a demandé de faire ça.

Jane parut un instant pétrifiée devant le visage blême mais incroyablement

inexpressif de sa fille. Une vague de terreur la traversa sans qu’elle puisse savoir

Page 40: Le Pendule de Shawk

pourquoi. Elle détourna les yeux vers Nick, toujours dissimulé derrière son fauteuil. Il

paraissait tétanisé.

— Pourquoi as-tu fait ces signes sur son ventre, qu’est-que ça signifie ? demanda-

t-elle, en proie au doute.

— Je sais pas, pleura Nick. Le clown voulait qu’on fasse ça, je sais pas pourquoi…

C’en était trop pour Jane. Elle empoigna Chloé, la força à se rhabiller et récupéra

le terrifiant clown noir et blanc au sol, oubliant un instant sa phobie, dépassée par sa

colère.

— Ça suffit, on va descendre en parler à tes parents. Sors de là et suis-moi, je ne

laisserai pas un tel incident se reproduire.

Le garçon ne bougeait pas, et n’osait pas sortir.

— Ivar ne veut pas que je sorte, il a dit que je mourrais sinon, je ne veux pas

mourir, madame Summer, je ne veux pas, pleurnichait-il.

— Tu ne vas pas mourir, sors de derrière ce fauteuil, c’est mon dernier

avertissement ! J’appelle ton père immédiatement.

Cette histoire de clown maléfique lui sortait par les oreilles. Et la terrifiait en

même temps. Ces odieux pantins ne lui inspiraient que du dégoût, et une crainte sans

nom.

Nick finit par se relever et la tête basse, rejoignit la fille et sa mère.

— Dépêche-toi, je ne vais pas te toucher. Ce n’est pas à moi de faire ça.

Elle amena les deux fautifs au seuil de l’escalier. Au moment de descendre les

marches, elle se sentit envahie d’un doute et se retourna vers sa fille, qui la fixait d’un

regard ténébreux. Derrière elle, accroché au mur, le tableau sordide affichait tout sa

laideur, créant une situation déstabilisante. Le garçon était toujours aussi anxieux et

baissait la tête. La figurine dans la main de Jane attirait son attention et semblait le

déranger. Jane détourna le regard sur le pantin, répugnée, puis se tourna à nouveau

vers Chloé, mécontente, et entrepris de rejoindre son mari et les Wesson.

Les autres riaient toujours en discutant d’idioties et de sujets sans importance.

L’arrivée de Jane et sa mine déconfite les stoppa net.

— Hey, Jane, quelque chose ne va pas ? demanda Marcus.

— Demande plutôt à ton fils. Je les ai surpris en train de faire des choses

indécentes dans la chambre.

Page 41: Le Pendule de Shawk

Les Wesson se jetèrent un regard bref, et Ingrid, soûle, demanda maladroitement

des explications à Nick. Le garçon restait silencieux, et baissait la tête.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? demanda Peter, intrigué.

Jane souleva brusquement la robe de Chloé, devant l’assistance médusée. Des

gribouillis rouges en formes de symboles inconnus encombraient le ventre de la

fillette. Chloé ne bougeait pas, n’esquissant même pas un geste de dédain.

— Ça, par exemple ! Nick a dessiné ces choses sur le ventre de ma fille, elle était en

petite culotte !

— Oh mon dieu… se désola Ingrid. Nick, comment tu peux m’expliquer ça ? Tu

n’as pas honte ?

Nick, toujours apeuré, montra timidement la marionnette dans la main de Jane.

Le regard d’Ingrid, dubitative, se tourna vers son mari. Les deux semblaient nerveux,

intrigués par la figurine mystérieuse. Jane leva le pantin, effarée, comme pour

montrer sa véritable nature de jouet en plastique. Les trois autres n’avaient pas l’air

de percuter.

— Mais qu’est-ce que ça signifie à la fin ? Comment ce pantin peut-il avoir un

quelconque rapport avec ça ? C’est un jouet, enfin !

Chloé restait immobile, plantée devant les Wesson sans dire un mot. Son visage ne

reflétait aucune expression. Ingrid le remarqua.

— Peter, je ne veux pas que ma fille s’adonne à ce genre de choses à son âge… C’est

malsain ! Je ne suis pas d’accord. Je crois qu’on va devoir s’expliquer un petit peu…

— Attend chérie, grommela Peter, ce n’est peut-être pas grand chose… C’est

bizarre, ce pantin ressemble vraiment à…

Ingrid et Marcus ne riaient plus. Leurs mines traduisaient à présent la peur, et

Jane ne comprit pas. Une ambiance angoissante venait de s’installer, et Ingrid jeta à

Chloé un regard angoissé. Elle se leva, et après avoir mis une tape sur le crâne de

Nick, l’emmena hors de la pièce. Marcus, apparemment nerveux, observait Chloé

avec insistance.

— Ça va Chloé ? demanda-t-il. Nick ne t’as pas fait mal ?

— Tout va bien, répondit la fillette, mécaniquement.

Sa voix monocorde n’était pas naturelle. Et ça inquiéta beaucoup Jane.

— Ecoute, Jane, continua Marcus. Je crois que vous feriez mieux d’y aller. Nick a

été trop loin, et je ne peux pas tolérer ça. Ça me met mal à l’aise, je… Je préfèrerais

que vous partiez.

Page 42: Le Pendule de Shawk

— Attends, mais je veux juste comprendre ce qui s’est passé ! Je ne voulais pas

plomber la soirée… Je ne suis pas d’accord pour ce genre de choses c’est tout ! Pas à

huit ans, Marcus… Ça ressemble à des jeux malsains, tu vois ce que je veux dire ??

— Je vois, Jane. Mais tu ne peux pas comprendre justement de quoi il s’agit. Et je

n’ai pas vraiment envie d’en parler maintenant. Désolé.

Il se leva pour se diriger vers Jane, lui arracha brutalement le clown des mains, et

l’emporta. Jane restait scotchée au sol.

— Et je vais jeter ce satané clown de malheur à la poubelle. Une horreur pareille…

Tu n’aurais jamais dû monter.

Son expression devenait morose.

— Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe ici ? maugréa Peter,

attaqué par l’alcool.

— Je vais te l’expliquer moi, grimaça Jane. On part. Marcus a l’air pressé de nous

voir mettre les voiles. On va les laisser s’amuser avec leur jouet maudit, ironisa-t-elle,

le regard plein de fureur.

Marcus, gêné et déçu, ne dit rien. Il avait dans les yeux une sorte d’expression

navrée, mêlée d’incertitude mais aussi de remord. Jane, toujours furieuse au sujet des

enfants, fit signe à Peter de se préparer, et il s’exécuta, incrédule. Marcus les suivit

jusqu’à la porte, décontenancé, mais déterminé à les faire partir. L’atmosphère était

devenue austère, et Ingrid n’avait pas réapparu avec Nick. Qu’est-ce qui se passe d’un

coup ?

Un froid glacial s’était littéralement abattu sur la maison. Une tension palpable

envahissait à présent chaque parole prononcée. Un dernier regard échangé entre

Marcus, Peter et Jane, puis ils sortirent, complètement bouleversés par une telle

décision. Aussi brusque et sans fondement.

Quand Chloé passa la porte, Marcus la dévisagea froidement comme si elle

représentait une menace pour eux. Au moment de partir, Jane s’attarda quelques

instants devant la porte et elle entendit une vague conversation, lointaine, entre les

époux Wesson. Marcus chuchotait, mais avait du mal à cacher sa colère.

— Qu’est-ce que fout encore ce pantin, ici, Ingrid ? Je l’avais jeté bon sang, qui l’a

ramené ? C’est toi Nick ?

Le gosse ne répondait pas, et Ingrid murmurait nerveusement des choses

incompréhensibles. Elle grommelait des choses au sujet d’une malédiction.

Page 43: Le Pendule de Shawk

— Je ne l’ai pas récupéré ! A chaque fois je le retrouve quelque part, et c’est jamais

personne… On dirait qu’il revient à chaque fois. C’est de mauvais augure.

Puis elle n’entendit plus rien.

La voiture n’eut pas le temps de démarrer que Jane vociférait déjà.

— Tu as vu sa réaction ? Son fils est une saloperie de petit pervers, essayer de

profiter d’une fillette de huit ans ! Et ils n’ont rien dit limite ! C’est de la folie. Moi qui

leur faisais confiance, ils nous virent sans ménagement, sans explication…

Elle fulmina tout en croisant les bras. Peter essayait de calmer le jeu.

— Tu en fais peut-être un peu trop chérie, non ? Ils ne savaient pas quoi faire, ça

les a perturbés et ils ont préféré reporter. Plus dans l’ambiance… Et c’est un peu le

genre d’incident qui casse l’atmosphère, tu ne crois pas ?

— C’est malsain, vicieux… Je n’en reviens pas. Et qu’est-ce qu’ils avaient avec ce

pantin pathétique, on aurait dit qu’ils avaient peur ! Je ne comprends rien à tout ça,

et… Je n’ai pas envie de comprendre plus. Je ne veux plus les voir !

— Enfin chérie, tu exagères un peu… Chloé va bien, c’est le principal, non ? On

évitera de les laisser ensemble, et puis voilà. C’est des gosses.

Il avait l’air pensif au volant, perturbé par une pensée incoercible.

— C’est curieux… dit Peter. On aurait vraiment dit le pantin de l’attraction

hantée…

Chloé les observait paisiblement sans dire un mot.

— Tu seras punie, fillette. Et tu iras te laver en rentrant, et frotter ces écritures

immondes.

— Je ne peux pas Maman, Ivar le clown a dit que si on était vraiment amis, je ne

devais pas enlever ce qu’il a écrit.

— Tu les enlèveras, un point c’est tout. C’est Nick qui a dessiné ça, je l’ai vu. Alors

arrête tes sottises maintenant.

La petite fille répondait avec fermeté et calme. Un comportement bizarre depuis

l’incident de la chambre. Même Jane l’avait remarqué. La façon de parler inhabituelle

de Chloé la troublait.

— Nick n’a rien fait, c’était Ivar. Nick n’était plus là. Il la laissé sa place à Ivar.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? lui rétorqua sa mère, fatiguée de la soirée.

— Ivar est plus qu’une figurine, c’est un homme. Et il nous parle souvent.

Peter commença à s’alarmer.

Page 44: Le Pendule de Shawk

— Qu’est-ce qui te prends Chloé, tu deviens folle ou quoi ? Tu vas au lit dès notre

arrivée, ça suffit maintenant tes bêtises ! Ta mère en a marre de tes histoires

abracadabrantes. Et moi aussi.

Jane ne répondait même plus, impatiente d’arriver et d’aller se coucher. Elle n’en

pouvait plus d’entendre toutes ces jérémiades ésotériques.

Mais alors qu’elle était sur le point de se détendre enfin, Chloé émit une dernière

remarque, sur un ton monocorde et terrifiant:

— Ivar te connaît Maman, et il veut que tu saches qu’il ne t’oubliera pas.